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12/11/1974 | CJUE | N°48-74

CJUE | CJUE, Conclusions de l'avocat général Warner présentées le 12 novembre 1974., M. Charmasson contre Ministre de l'économie et des finances., 12/11/1974, 48-74


CONCLUSIONS DE L'AVOCAT GÉNÉRAL M. JEAN-PIERRE WARNER,

PRÉSENTÉES LE 12 NOVEMBRE 1974 ( 1 )

Monsieur le Président,

Messieurs les Juges,

Pendant de nombreuses années, et certainement dès avant la signature du traité CEE, l'approvisionnement du marché français en bananes s'est effectué essentiellement en provenance de la Guadeloupe, de la Martinique et de la Côte-d'Ivoire. La Guadeloupe et la Martinique constituent actuellement, comme vous le savez, Messieurs, des départements francais d'outre-mer, tandis que la Côte-d'Ivoire est un des terr

itoires autrefois sous la dépendance de la France, qui sont énumérés à l'article 86 d'...

CONCLUSIONS DE L'AVOCAT GÉNÉRAL M. JEAN-PIERRE WARNER,

PRÉSENTÉES LE 12 NOVEMBRE 1974 ( 1 )

Monsieur le Président,

Messieurs les Juges,

Pendant de nombreuses années, et certainement dès avant la signature du traité CEE, l'approvisionnement du marché français en bananes s'est effectué essentiellement en provenance de la Guadeloupe, de la Martinique et de la Côte-d'Ivoire. La Guadeloupe et la Martinique constituent actuellement, comme vous le savez, Messieurs, des départements francais d'outre-mer, tandis que la Côte-d'Ivoire est un des territoires autrefois sous la dépendance de la France, qui sont énumérés à l'article 86 d'un arrêté
du 30 janvier 1967 du directeur général français des douanes et droits indirects, et qui bénéficient dans leurs relations commerciales avec la France d'un traitement privilégié. Les fournisseurs de bananes originaires de ces pays sont protégés sur le marché français par un système de contingentement, ainsi que par des droits de douane.

Le régime de contingentement, tel que nous le comprenons, peut se résumer comme suit. Les bananes originaires des départements français d'outre-mer et des territoires que nous appellerons pour plus de facilité, si vous le voulez bien, «les pays visés à l'article 86», entrent librement sur le marché français. En vertu d'un accord commercial conclu entre la France et l'Espagne, un contingent annuel est également ouvert pour ce marché aux bananes originaires des Canaries. Lorsque le ministère français
compétent, à savoir le ministère de l'économie et des finances, constate que l'approvisionnement en provenance de ces pays est insuffisant, il ouvre un contingent à l'importation en provenance d'autres pays, à l'exclusion de la Rhodésie.

Vous noterez Messieurs, que sous aucun rapport ce système ne fait de distinction — en ce qui concerne les pays autres que les départements français d'outre-mer, les pays visés à l'article 86 et l'Espagne — entre ceux qui sont et ceux qui ne sont pas signataires des conventions de Yaoundé ou les «pays et territoires» auxquels s'applique l'article 131 du traité. C'est là que réside la cause du présent litige.

M. Charmasson est un importeur français de bananes provenant principalement du Zaïre, de la Somalie et du Surinam, pays dont les deux premiers sont parties aux conventions de Yaoundé et le dernier un pays auquel s'applique l'article 131. M. Charmasson attaque devant le Conseil d'État la validité d'un avis publié le 28 octobre 1969, par lequel le ministère de l'économie et des finances a ouvert un contingent à l'importation de bananes originaires de pays autres que ceux visés à l'article 86,
l'Espagne et la Rhodésie. Son grief, en résumé, est que cet avis ne comporte aucune disposition particulière en faveur des pays associés à la CEE.

A l'article 5 de la première convention de Yaoundé, il a été convenu que, en ce qui concerne l'élimination des restrictions quantitatives, les États membres de la CEE appliqueraient aux importations des produits originaires des États associés les dispositions correspondantes du traité CEE qui sont appliquées dans leurs relations mutuelles. L'article 4 d'une décision du Conseil de ministres du 25 février 1964 (64/349/CEE) accordait le même régime de faveur aux produits originaires des pays et
territoires auxquels s'applique l'article 131. Tant la convention que la décision précitées devaient, selon leurs dispositions, expirer le 31 mai 1969, mais elles ont été maintenues en vigueur au-delà de cette date par des décisions arrêtées le 28 mai 1969, chacune respectivement par le Conseil d'association et par le Conseil de ministres.

Les dispositions du traité CEE tendant à l'élimination des restrictions quantitatives entre les États membres font l'objet, comme vous le savez, des articles 30 à 37 de ce traité. L'article 32 disposait plus particulièrement que les contingents existant à la date d'entrée en vigueur du traité devaient être supprimés au plus tard à l'expiration de la période de transition et que, au cours de cette période, ils seraient progressivement éliminés dans les conditions déterminées aux articles suivants.
L'article 33 prévoyait, en vue de l'élimination progressive des contingents à l'importation : (1) la transformation, dans un délai d'un an après l'entrée en vigueur du traité, des contingents bilatéraux ouverts à certains États membres en contingents globaux accessibles sans discrimination à tous les États membres et (2) une augmentation annuelle progressive des contingents globaux ainsi établis. L'article 33, paragraphe 3, stipulait qu'à la fin de la dixième année, tout contingent devait être au
moins égal à 20 % de la production nationale de l'État membre qui l'impose. C'est évidemment la situation existant entre la fin de la dixième année et la fin de la période de transition qui est déterminante (s'il est une période déterminante) dans la présente espèce.

M. Charmasson fait valoir qu'en vertu de l'article 5 de la première convention de Yaoundé et de l'article 4 de la décision du 25 février 1964, la France était tenue de faire bénéficier les États associés et les pays auxquels s'applique l'article 131 des dispositions de l'article 33 du traité CEE.

Le gouvernement français soutient que l'effet combiné des articles 38, paragraphe 2, et 45 du traité est de rendre l'article 33 inapplicable à un État membre pour tous les produits agricoles soumis dans cet État membre, lors de l'entrée en vigueur du traité, à une organisation nationale de marché. Et d'ajouter qu'à la date d'entrée en vigueur du traité, il existait en France une organisation nationale du marché de la banane.

La Commission, disons-le tout de suite, appuie la thèse du gouvernement français. En 1970, en effet, la Commission a rejeté une réclamation dont elle avait été saisie par M. Charmasson avant que celui-ci n'introduise son recours devant le Conseil d'État, réclamation dans laquelle il demandait à la Commission de prendre des mesures, si nécessaire au titre de l'article 169, en vue de mettre fin à ce qu'il qualifiait de manquement par la France à ses obligations résultant du traité.

Telles sont les circonstances qui ont amené le Conseil d'État à soumettre à votre Cour, pour décision à titre préjudiciel, les deux questions suivantes :

1) L'existence dans un État membre d'une organisation nationale de marché au sens des articles 43, 45 et 46 du traité CEE est-elle de nature à faire obstacle à l'application de l'article 33 de ce traité pour le produit considéré? et,

2) en l'affirmative, quels sont les caractères qui définissent une telle organisation nationale de marché ?

Le gouvernement français et la Commission soutiennent évidemment que la première question doit recevoir une réponse affirmative.

M. Charmasson n'a pas déposé d'observations écrites. Son avocat a toutefois fait valoir à l'audience que les articles 33 et 45 devaient être considérés comme des dispositions alternatives, en ce sens qu'un État membre avait certes, en vertu du traité, la latitude de promouvoir les échanges avec d'autres États membres pour un produit déterminé en recourant à la méthode prévue à l'article 45, mais que s'il n'utilisait pas cette procédure, l'article 33 était applicable. En réalité — cela est bien connu
—, la méthode prévue à l'article 45 a été très peu utilisée: il n'y a qu'un seul accord ou contrat à long terme du genre envisagé par cette disposition qui ait jamais été conclu, à savoir un accord entre la France et l'Allemagne en matière de céréales. Et l'intéressé d'en déduire que, dans un cas comme celui de la présente espèce, l'article 33 trouve par conséquent application.

Messieurs, nous rejettons cet argument. Les articles 33 et 45 sont rédigés tous deux en termes impératifs et ni le texte, ni la structure du traité ne permettent de croire qu'un État membre a le choix entre ces deux dispositions. En vérité, la disposition clé, concernant le rapport existant entre elles, est l'article 38, paragraphe 2, qui se lit comme suit :

«Sauf dispositions contraires des articles 39 à 46 inclus, les règles prévues pour l'établissement du marché commun» — qui comprennent évidemment les articles 30 à 37 — «sont applicables aux produits agricoles».

La version anglaise de cette disposition, qui utilise l'expression «Save as otherwise provided …», concorde avec les versions danoise, néerlandaise et allemande. Les versions française et italienne («sauf dispositions contraires …», «salvo contrarie disposizioni …») peuvent paraître, à première vue, exiger quelque chose de plus strict pour exclure l'application des règles visées. Selon nous, si on les analyse comme il se doit, toutes les versions exigent cependant la même condition: il faut qu'un
élément des articles 39 à 46 soit incompatible avec l'application de ces règles. Et en disant cela, nous ne pensons pas nous écarter de la jurisprudence de la Cour relative à l'interprétation de l'article 38, paragraphe 2.

A notre avis, le véritable problème est donc celui de savoir si les dispositions des articles 39 à 46, qui visent l'hypothèse dans laquelle un État membre avait, à la date d'entrée en vigueur du traité, une organisation nationale de marché pour un produit agricole déterminé, sont incompatibles avec l'application, dans ce cas, de l'article 33. Nous sommes arrivé à la conclusion précise, Messieurs, qu'elles le sont, mais nous ne fondons pas cette conclusion sur les seuls termes de l'article 45.

Il y a tout d'abord l'article 38, paragraphe 4, selon lequel :

«Le fonctionnement et le développement du marché commun pour les produits agricoles doivent s'accompagner de l'établissement d'une politique agricole commune des États membres.»

Viennent ensuite l'article 39, qui définit les objectifs de la politique agricole commune, et l'article 40, paragraphe 2, qui prévoit qu'en vue d'atteindre ces objectifs, il sera établi une organisation commune des marchés agricoles qui, selon les produits, peut prendre une des formes suivantes :

a) des règles communes en matière de concurrence,

b) une coordination obligatoire des diverses organisations nationales de marché,

c) une organisation européenne du marché.

L'article 43 définit le mécanisme «en ce qui concerne l'élaboration et la mise en œuvre de la politique agricole commune, y compris la substitution aux organisations nationales de l'une des formes d'organisation commune prévues à l'article 40, paragraphe 2».

L'article 43, paragraphe 3, prévoit en particulier que :

«L'organisation commune prévue à l'article 40, paragraphe 2, peut être substituée aux organisations nationales du marché … par le Conseil statuant à la majorité qualifiée :

a) si l'organisation commune offre aux États membres opposés à cette mesure et disposant eux-mêmes d'une organisation nationale pour la production en cause, des garanties équivalentes pour l'emploi et le niveau de vie des producteurs intéressés, compte tenu du rythme des adaptations possibles et des spécialisations nécessaires, et

b) si cette organisation assure aux échanges à l'intérieur de la Communauté des conditions analogues à celles qui existent dans un marché national.»

La portée exacte de cette disposition a fait l'objet de controverses dans la doctrine. Mais quelle qu'en soit la portée, il ne saurait faire aucun doute qu'elle confère à un État membre le droit, dans certaines circonstances, de s'opposer à la substitution d'une organisation commune à son organisation nationale de marché. Il nous semble que ce serait nier manifestement l'existence de ce droit que de reconnaître l'État membre en cause tenu simultanément, selon les articles 32 et 33, de démanteler son
organisation nationale dans la mesure où elle repose sur un système de contingentement.

Il n'est pas nécessaire, Messieurs, que nous lisions ensemble tout l'article 45, qui se trouve au centre de l'argumentation soutenue dans la présente affaire. Le principe qu'il pose est énoncé au paragraphe 1er , qui est libellé comme suit :

«Jusqu'à la substitution aux organisations nationales de l'une des formes d'organisation commune prévues à l'article 40, paragraphe 2, et pour les produits sur lesquels il existe dans certains États membres :

— des dispositions tendant à assurer aux producteurs nationaux l'écoulement de leur production, et

— des besoins d'importation,

le développement des échanges est poursuivi, par la conclusion d'accords ou contrats à long terme entre États membres exportateurs et importateurs.

Ces accords ou contrats doivent tendre progressivement à éliminer toute discrimination dans l'application de ces dispositions aux différents producteurs de la Communauté.

La conclusion de ces accords ou contrats intervient au cours de la première étape; il est tenu compte du principe de la réciprocité.»

Il nous semble que cette disposition vise directement le cas particulier d'un État membre (a) qui dispose d'une organisation nationale de marché pour un produit déterminé pour lequel il n'existe pas encore d'organisation commune de marché, mais (b) qui doit compléter sa production nationale de ce produit par des importations. Ledit article prévoit que, dans cette hypothèse, l'État membre en cause développera ses échanges pour ce produit avec d'autres États membres en concluant des accords ou
contrats à long terme, destinés à éliminer progressivement, sur une base réciproque, toute discrimination entre les producteurs nationaux et les autres producteurs de la Communauté. Cela nous paraît incompatible avec l'application concomitante au même État membre, et en rapport avec le même produit, des dispositions presque automatiques des articles 32 et 33. En disant que ces dispositions sont presque automatiques, nous ne perdons pas de vue ce que la Cour a dit à ce sujet dans l'affaire 13-68, Spa
Salgoil contre ministère du commerce extérieur de la République italienne (Recueil 1968, p. 673 et 674). Elles laissent évidemment aux États membres un certain pouvoir d'appréciation.

Nous ajouterons par parenthèse que nous avons été étonné de constater que le gouvernement français n'invoque pas cet arrêt en tant qu'il contient une brève réponse aux arguments de M. Charmasson, puisque la Cour a estimé dans cette affaire, nous semble-t-il, qu'en raison du pouvoir d'appréciation que les articles 32 et 33 laissent aux États membres, ils ne pouvaient pas avoir d'effet direct dans leurs ordres juridiques, ni, partant, conférer des droits à des particuliers. Quoi qu'il en soit, ce
point n'a pas été soulevé et le Conseil d'État n'a pas posé de question à ce sujet à la Cour. Nous n'en dirons donc pas davantage.

Pour revenir à l'article 45, nous voudrions ajouter que cet article implique également, à notre avis, lorsqu'on le lit à la lumière des articles précédents que nous avons évoqués, qu'un État membre qui dispose d'une organisation nationale de marché pour un produit pour lequel il n'existe pas encore d'organisation commune de marché, mais qui se suffit à lui-même pour ce produit, n'est obligé de prendre aucune mesure jusqu'à ce qu'une organisation commune de marché se subsitue aux organisations
nationales.

Nous avons été fort aise de découvrir que la conclusion à laquelle nous sommes arrivé correspond au point de vue adopté invariablement par la Commission et par les gouvernements des États membres, à l'avis exprimé par au moins deux grands auteurs (cf. Ganshof van der Meersch: Droit des Communautés européennes, nos 1778 et suiv., et Mégret: Droit de la Communauté économique européenne, vol. 2, p. 57 et suiv.) et à l'idée que s'en sont faite manifestement les auteurs de l'acte d'adhésion: cf.
article 60, paragraphe 2, de cet acte, qui serait en effet privé de sens dans n'importe quelle autre optique.

Nous nous tournerons dès lors vers la seconde question posée par le Conseil d'État. Elle est à première vue déconcertante. Nous connaissons tous parfaitement le genre de problème qui se pose aux juridictions lorsque le législateur a utilisé, voire forgé, une expression qu'il considère manifestement comme un terme d'art, mais qu'il a renoncé à définir, préférant laisser ce soin aux tribunaux. Dans un cas de ce genre, les juges s'avancent normalement avec prudence et, plutôt que de s'engager hardiment
sur un terrain que le législateur a lui-même évité, ils préfèrent élaborer la définition cas par cas, à la lumière des éléments de fait de chacun d'eux. Pourtant, dans la présente espèce, la Cour est priée catégoriquement de dire en termes généraux quels sont les caractères qui définissent une organisation nationale de marché et, eu égard aux dispositions de l'article 177 du traité, la question ne peut pas être éludée.

Or, les observations présentées par l'avocat de M. Charmasson à l'audience éclairent dans une large mesure, nous semble-t-il, ce qui se cache derrière cette question. Il a attiré l'attention sur les éléments de fait énoncés par le Conseil d'Etat dans son ordonnance de renvoi, dans laquelle celui-ci déclare «qu'à l'époque de l'entrée en vigueur du traité de Rome, l'importation de bananes sur le marché français était soumise à un contingentement et frappée d'un droit de douane, destinés à protéger les
producteurs des départements et territoires d'outre-mer» et «qu'un comité professionnel bananier de l'Union française, créé par arrêté interministériel du 30 janvier 1951 et composé de producteurs, de transporteurs, de mûrisseurs et de détaillants, était chargé d'un rôle d'étude et de concertation entre les intéressés, en présence de représentants de l'État». Cet avocat a déclaré qu'en faveur de M. Charmasson plaidait le fait que ces mesures étaient en réalité les seules existant en matière
d'organisation du marché de la banane en France à l'époque de l'entrée en vigueur du traité et qu'elles ne suffisaient pas pour constituer une organisation nationale de marché au sens du traité.

Utilement, l'avocat de M. Charmasson a résumé ses arguments en cinq points.

Le premier consistait à dire que l'existence d'une organisation nationale de marché ne pouvait pas faire obstacle à l'application de l'article 33, à moins que cette organisation ne soit effectivement appliquée à la date d'entrée en vigueur du traité. Cela, Messieurs, nous paraît tout à fait évident; M. l'avocat général Roemer s'est lui aussi prononcé dans ce sens dans les affaires 90 et 91-63: Commission contre Luxembourg et Belgique (Recueil 1964, p. 1252 et 1253). Nous ne pensons d'ailleurs pas
que quelqu'un le conteste dans la présente espèce. La Commission, en effet, le relève également. Nous croyons cependant que, dans la mesure où ce point doit être souligné, il faut en faire état dans la réponse à la première question posée par le Conseil d'État, plutôt que dans la réponse à la seconde.

En deuxième lieu, l'avocat de M. Charmasson a fait valoir que la notion d'organisation nationale de marché suppose le recours à un ensemble de mesures. Cela nous paraît tout à fait exact aussi et correspond à ce que la Cour même a déclaré dans les affaires 90 et 91-63: Commission contre Luxembourg et Belgique (Recueil 1964, p. 1236). Le simple fait d'instaurer, en vue de protéger les producteurs nationaux, des contingents ou des droits de douane ou ces deux mesures simultanément, ne saurait
constituer une organisation nationale de marché. Il faut quelque chose de plus. Comme la Cour l'a relevé dans l'affaire précitée, bien que obiter, il faut qu'une organisation nationale de marché comporte un élément de contrôle et de régulation du marché.

En troisième lieu, l'avocat de M. Charmasson a allégué que les mesures en cause doivent être prises par l'État, que des mesures arrêtées par les producteurs ou les négociants concernés eux-mêmes, fût-ce avec l'accord de l'État, ne sauraient constituer une organisation nationale de marché. Messieurs, nous avons tout d'abord été séduit par cet argument, que la Commission a avancé elle aussi dans ses observations, mais nous sommes arrivé à la conclusion qu'il doit être rejeté. L'article 42 du traité
prévoit entre autres que :

«Les dispositions du chapitre relatif aux règles de concurrence ne sont applicables à la production et au commerce des produits agricoles que dans la mesure déterminée par le Conseil dans le cadre des dispositions … prévues à l'article 43, paragraphes 2 et 3 …»

Les paragraphes 2 et 3 de l'article 43 sont consacrés, le premier dans une large mesure et le second (que nous avons déjà lu) entièrement, à la substitution aux organisations nationales d'organisations communes de marché. Nous en déduisons que les auteurs du traité ont estimé que la nature des organisations nationales de marché en cause peut être telle que celles-ci tomberaient, en l'absence de l'article 42, sous le coup des «dispositions du chapitre relatif aux règles de concurrence». Ces
dispositions comprennent en particulier celles de l'article 85, qui traite exclusivement des accords entre entreprises. Nous en concluons que pour les auteurs du traité, une organisation nationale de marché peut avoir été établie par un accord entre entreprises et qu'ils ont voulu éviter que l'article 85 ne s'applique à cette organisation, sauf dans la mesure déterminée par le Conseil dans le cadre des dispositions relatives à l'élaboration et à la mise en œuvre de la politique agricole commune et,
spécialement, à la substitution d'organisations communes aux organisations nationales de marché. Peut-être la considération décisive est-elle celle-ci. Imaginons que, pour un produit agricole déterminé, on constate que, dans certains Etats membres, les marchés nationaux sont organisés par des mesures étatiques, tandis que dans d'autres, ils sont organisés au moyen d'accords passés, disons, entre des coopératives de producteurs et des associations de commerçants. Si l'expression «organisation
nationale de marché» utilisée dans le traité devait être entendue comme excluant toute organisation du genre cité en dernier lieu, les Etats membres du premier groupe auraient le droit d'exiger au titre de l'article 43, paragraphe 3, que l'organisation à établir en vertu de cette disposition offre à leurs producteurs des garanties équivalentes pour leur emploi et leur niveau de vie, alors que les Etats membres du deuxième groupe ne l'auraient pas. Nous avons peine à croire que le traité doit être
interprété dans le sens d'une telle discrimination entre États membres.

En quatrième lieu, l'avocat de M. Charmasson a fait valoir qu'une des caractéristiques essentielles d'une organisation nationale de marché était qu'elle devait tenir compte des intérêts des consommateurs. Il a fondé à cet égard son argumentation sur l'article 39, paragraphe 1er , e) du traité, qui prévoit qu'un des buts de la politique agricole commune sera d'«assurer des prix raisonnables dans les livraisons aux consommateurs». Il s'agit là manifestement d'un des objectifs de la politique agricole
commune et donc nécessairement aussi d'un des buts de toute organisation commune de marché. Mais cela ne signifie pas, à notre avis, que dans l'esprit des auteurs du traité, toute organisation nationale de marché doit avoir cherché à atteindre ce but. Les dispositions du traité que nous avons lues contiennent des indications à propos de ce que les auteurs du traité avaient présent à l'esprit lorsqu'ils ont fait allusion à une organisation commune de marché; il en existe d'autres, comme par exemple
l'article 40, paragraphe 3, qui dispose notamment :

«L'organisation commune sous une des formes prévues au paragraphe 2 peut comporter toutes les mesures nécessaires pour atteindre les objectifs définis à l'article 39, notamment des réglementations des prix, des subventions tant à la production qu'à la commercialisation des différents produits, des systèmes de stockage et de report, des mécanismes communs de stabilisation à l'importation et à l'exportation».

Le traité ne comporte au contraire aucun élément qui permette d'affirmer que selon ses auteurs, une organisation nationale de marché ne serait pas reconnue comme telle si elle ne présentait pas les caractéristiques exigées d'une organisation commune. Les articles 39, paragraphe 2 b) et 43, paragraphe 3, a) mentionnent expressément les «adaptations» nécessaires lors du passage des organisations nationales de marché à une organisation commune. Ces dispositions, parmi d'autres, montrent à notre avis
qu'une organisation commune de marché ne doit pas nécessairement être le reflet des organisations nationales qu'elle remplace.

Voici peut-être le moment d'enchaîner sur les observations que le gouvernement français a présentées à propos de la seconde question posée par le Conseil d'État. En substance, il a soutenu que la notion d'organisation de marché, que celle-ci soit nationale ou commune, était fondamentalement la même, de sorte que les indices dégagés du traité à propos des caractéristiques d'une organisation commune, et spécialement les objectifs définis à l'article 39, doivent également être retenus pour déterminer
ce que les auteurs du traité ont entendu par organisation nationale de marché. Il ne fait aucun doute, Messieurs, que ces indices sont importants à cet égard, mais pour les raisons que nous avons exposées, nous ne pensons pas qu'ils peuvent être considérés comme déterminants.

Peut-être devons-nous ajouter que le gouvernement français a évoqué dans ses observations un certain nombre de faits relatifs aux mesures prises au fil des années en vue de régulariser le marché français de la banane et relatifs aux effets de ces mesures. Ces faits sont contestés dans une large mesure par M. Charmasson ou déclarés non pertinents par son avocat, parce qu'ils se rapportent à des époques qui ne sont pas celles de l'entrée en vigueur du traité. Messieurs, nous partageons le point de vue
de l'avocat de M. Charmasson lorsqu'il déclare qu'il n'appartient pas à cette Cour de trancher les éléments de fait ainsi soulevés.

Le cinquième et dernier argument invoqué au nom de M. Charmasson consistait à dire qu'une organisation nationale de marché doit comporter des garanties pour l'emploi et le niveau de vie des producteurs intéressés. A notre avis, cela est manifestement exact: cela résulte implicitement de l'article 43, paragraphe 3, comme M. l'avocat général Roemer l'a relevé dans l'affaire: Commission contre Luxembourg et Belgique (Recueil 1964, p. 1250 et 1251). La Commission a d'ailleurs souligné elle aussi cet
élément dans les observations qu'elle a déposées dans la présente affaire.

Il nous paraît superfétatoire, Messieurs, de reprendre toutes les observations très fouillées et utiles présentées par la Commission à propos de cet aspect du litige. Pratiquement, nous avons déjà indiqué dans ce qui précède les points sur lesquels nous sommes d'accord avec elle et ceux pour lesquels nos points de vue divergent. En fait, le seul élément important sur lequel nous ne sommes pas d'accord avec elle est celui de savoir si les mesures constituant une organisation nationale de marché
doivent constituer des mesures étatiques ou s'il peut s'agir de mesures arrêtées par les producteurs et les négociants intéressés eux-mêmes.

En conclusion, nous estimons que les questions posées à la Cour par le Conseil d'État doivent recevoir les réponses suivantes :

1) L'existence dans un État membre, à l'époque de l'entrée en vigueur du traité CEE, d'une organisation nationale de marché pour un produit agricole déterminé fait obstacle, pour ce produit, à l'application dans cet État membre de l'article 33 du traité.

2) Les caractéristiques définissant une telle organisation nationale de marché étaient qu'elle devait comprendre un ensemble de mesures, arrêtées par l'État ou par les producteurs et négociants intéressés eux-mêmes et allant au-delà de la simple imposition de contingents, de droits de douane ou de ces deux mesures simultanément, et destinées à contrôler et à régulariser le marché et, en particulier, à offrir des garanties pour l'emploi et le niveau de vie de ces producteurs.

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( 1 ) Traduit de l'anglais.


Synthèse
Numéro d'arrêt : 48-74
Date de la décision : 12/11/1974
Type de recours : Recours préjudiciel

Analyses

Demande de décision préjudicielle: Conseil d'Etat - France.

Organisation nationale et organisation commune de marché agricole.

Restrictions quantitatives

Agriculture et Pêche

Pays et territoires d'outre-mer

Fruits et légumes

Relations extérieures

Départements français d'outre-mer

Libre circulation des marchandises

États africains et malgache associés


Parties
Demandeurs : M. Charmasson
Défendeurs : Ministre de l'économie et des finances.

Composition du Tribunal
Avocat général : Warner
Rapporteur ?: Monaco

Origine de la décision
Date de l'import : 23/06/2022
Fonds documentaire ?: http: publications.europa.eu
Identifiant ECLI : ECLI:EU:C:1974:120

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