CONCLUSIONS DE L'AVOCAT GÉNÉRAL M. JEAN-PIERRE WARNER,
PRÉSENTÉES LE 9 OCTOBRE 1974 ( 1 )
Monsieur le Président,
Messieurs les Juges,
Il s'avère que le budget du Secrétariat général du Conseil pour 1973 a prévu la transformation en divisions de cinq sections du service linguistique de cette institution, à savoir des sections néerlandaise, anglaise, française, allemande et italienne. Chacune de ces divisions serait dirigée par un fonctionnaire de grade LA 3, et non plus de grade LA 4 comme les sections d'antan.
C'est ainsi que le Conseil a publié le 3 avril 1973, conformément à l'article 4 du statut des fonctionnaires, l'avis de vacance no 31/73, relatif à cinq emplois de chef d'une division de la traduction de grade LA 3 (Le texte de cet avis, tel qu'il a été publié, est joint en annexe aux réponses que le Conseil a données le 28 juin 1974 aux questions posées par la Cour à la fin de la procédure écrite).
Les conditions de nomination à ces emplois, prévues par l'avis de vacance, étaient les suivantes :
«— avoir une formation universitaire … ou posséder une expérience professionelle d'un niveau équivalent ;
— avoir une parfaite maîtrise d'une des langues des Communautés, comprenant des connaissances de la terminologie économique et de la terminologie juridique, notamment dans les domaines intéressant les Communautés européennes, et une connaissance approfondie de trois autres langues des Communautés ;
— avoir une expérience de plusieurs années dans la direction d'une unité administrative d'une certaine importance.»
L'avis de vacance précisait enfin que les-dits emplois seraient pourvus suivant la procédure fixée par le statut, et il renvoyait à cet égard aux articles 4 et 29 de celui-ci. Sous ce rapport, il tenait compte de l'arrêt rendu par la Cour dans l'affaire 21-68, Huybrechts contre Commission (Recueil 1969, p. 85, spécialement p. 96 et 97).
Il ne fait cependant aucun doute que l'avis a été rédigé inconsidérément. Le projet n'a jamais été soumis ni au chef du service linguistique de l'époque, M. Noack, ni à son adjoint, M. Battin. Il semble que son auteur, peu importe de qui il s'agit, se soit conformé aveuglément au précédent constitué par les avis de vacances à la suite desquels MM. Noack et Battin avaient été promus tous deux au grade LA 3. C'est ainsi que l'avis original effectivement signé par le Secrétaire général et qui était
rédigé en français (annexe III à la duplique) exigeait «une connaissance approfondie des trois autres langues des Communautés». C'est seulement après la signature de l'avis par le Secrétaire général et avant sa publication que quelqu'un a constaté l'anachronisme et a modifié «des» en «de». A notre avis, on ne peut s'empêcher d'en déduire, ainsi que des déclarations faites à l'audience et dont nous parlerons plus tard, qu'au moment de rédiger l'avis, ses auteurs n'ont pas réfléchi à la question de
savoir quelles connaissances linguistiques étaient exigées du chef de chacune des nouvelles divisions.
En application de l'article 29, le Secrétaire général, en tant qu'autorité investie du pouvoir de nomination, a décidé d'examiner tout d'abord si les emplois pouvaient être pourvus par voie de promotion au sein de l'institution. A cet effet, il a saisi du dossier la commission consultative d'avancement pour le cadre LA, un organe qui avait pour tâche de le conseiller dans l'examen comparatif des mérites des fonctionnaires ayant vocation à la promotion au sens de l'article 45, paragraphe 1, du statut
des fonctionnaires. La composition et les modalités de fonctionnement de cette commission étaient régies à l'époque par une décision du Secrétaire général même, portant le no 344/73 et datée du 23 mars 1973 (annexe II à la duplique), qui avait remplacé une décision antérieure du 26 mai 1964 et les décisions successives ayant modifié celle-ci. Il nous paraît utile de signaler que la consultation de la Commission d'avancement ne se limitait pas aux cinq nouveaux emplois de grade LA 3, mais qu'elle
visait également un certain nombre d'emplois de grade moins élévé qui avaient été déclarés vacants au qui pouvaient devenir vacants à la suite de promotions.
La Commission consultative disposait d'un certain nombre de renseignements sur les fonctionnaires ayant vocation à la promotion, ainsi que des rapports bisannuels de notation de ces fonctionnaires, établis en vertu de l'article 43 du statut des fonctionnaires pour la période allant du 1er novembre 1969 au 31 octobre 1971, et de divers extraits pertinents de leurs dossiers personnels. Les fonctionnaires de la section italienne ayant vocation à la promotion au grade LA 3 (c'est-à-dire les
fonctionnaires ayant au moins deux ans d'ancienneté dans le grade LA 4) étaient :
1) Monsieur Giannino Ballasina,
2) Monsieur Daniele Grassi, le requérant,
3) Mademoiselle Maria Rosani et
4) Monsieur X, le chef de la section.
La Commission consultative présidée par M. Ricoveri, le directeur de l'administration, et dont faisaient notamment partie, en qualité de membres, MM. Noack et Battin, s'est réunie deux fois, les 9 et 27 avril 1973. Elle a adressé son rapport au Secrétaire général (rapport joint en annexe aux observations du Conseil du 8 mars 1974) le 14 mai 1973. Elle a recommandé la promotion au grade LA 3 de quatre personnes seulement: un Allemand, un Français, un Italien et un Néerlandais. Nous en concluons
qu'elle a estimé que l'emploi de chef de la division anglaise ne pouvait pas être pourvu par voie de promotion. Le fonctionnaire de la section italienne proposé pour être promu était Monsieur X.
C'est centre cette proposition que le requérant a protesté, à la fois oralement, lors d'une entrevue qu'il a eue avec M. Ricoveri le 23 mai 1973, et dans une note écrite qu'il a adressée à la même date au Secrétaire général. Le texte de cette note n'as pas été déposé devant la Cour, mais en substance l'intéressé semble avoir fait valoir que Monsieur X, contrairement au requérant, n'avait pas les connaissances linguistiques exigées par l'avis de vacance. Le Secrétaire général à répondu par écrit le
12 juillet 1973 ; le texte de cette réponse n'a pas été, lui non plus, soumis à la Cour.
Or, sur ces entrefaites, le Secrétaire général a décidé le 25 mai 1973 de promouvoir Monsieur X (annexe I à la duplique).
Le 9 juillet 1973, le requérant a adressé au Secrétaire général une note officielle qui comprenait deux parties (annexe I à la requête).
La première partie de cette note constituait une réclamation au sens de l'article 90, paragraphe 2, du statut des fonctionnaires, dirigée contre la promotion de Monsieur X. Le requérant faisait valoir deux griefs: tout d'abord, que Monsieur X ne possédait pas les connaissances linguistiques requises et, deuxièmement, qu'il n'avait pas l'expérience administrative exigée également par l'avis de vacance.
En ce qui concerne les connaissances linguistiques, tout en admettant, fût-ce de mauvaise grâce, que Monsieur X pouvait être considéré comme maîtrisant parfaitement l'italien et comme ayant une connaissance approfondie du français, le requérant a soutenu qu'il était impossible d'affirmer qu'il avait une connaissance approfondie de l'allemand et de l'anglais (A aucun moment il n'a été fait allusion au cours du litige à une éventuelle connaissance par Monsieur X d'une langue autre que les quatre
langues précitées).
Les griefs formulés par le requérant à l'encontre de l'expérience administrative de Monsieur X ne se fondaient pas tant sur la durée de celle-ci — la Cour a appris d'une autre source que l'intéressé avait été chef de la section italienne depuis 1962 et qu'il avait déjà rempli cette fonction pendant un certain temps avant cette date que sur ses mérites. En substance, le requérant invoquait le fait que Monsieur X avait pendant de longues périodes, disait-il, abandonné la direction de la section
italienne à des subordonnés, en particulier à M. Ballasina et au requérant même, tandis qu'il vaquait pour sa part à d'autres occupations. Celles-ci semblent avoir consisté en des travaux comme membre du comité du personnel et en d'autres activités au profit du personnel, comme l'organisation et la gestion de la cantine et du bar, ainsi que de divers groupements de prévoyance et l'organisation de croisières. Le requérant concluait en déclarant que la promotion de Monsieur X était «absurde»,
«scandaleuse» et «inacceptable» et qu'elle devait être rapportée.
La deuxième partie de la note adressée par le requérant au Secrétaire général constituait une demande au sens de l'article 90, paragraphe 1, du statut des fonctionnaires, tendant à ce qu'il soit promu lui-même en lieu et place de Monsieur X.
La réponse du Secrétaire général à la note du requérant (annexe II à la requête), datée du 13 septembre 1973, était brève. En substance, elle disait simplement qu'en ce qui concernait la promotion de Monsieur X, l'article 45 du statut des fonctionnaires avait été respecté. Elle ne faisait aucune allusion à la demande du requérant tendant à être promu à la place de Monsieur X.
Dans le recours dont il a saisi la Cour le 5 décembre 1973, le requérant conclut à ce qu'il vous plaise :
1) dire nulle et non avenue la décision du Secrétaire général contenue dans la réponse susvisée ;
2) dire nulle et non avenue la promotion attribuée à Monsieur X, et
3) condamner la partie adverse aux dépens.
A ces conclusions, le requérant en ajoute une quatrième que nous n'essayerons pas de formuler en anglais, dans la crainte de commettre une injustice à son égard. Elle est libellée comme suit (en français) :
«Donner acte au concluant qu'il se réserve, après l'accomplissement des formalités prévues aux articles 90 et 91 du statut des fonctionnaires, de prendre son recours devant la Cour en ce qui concerne le rejet explicite ou implicite de la demande figurant dans la lettre du 9 juillet 1973.»
Nous supposons que ces propos annoncent en réalité une action ultérieure du requérant devant cette Cour, sous la forme d'un recours contre le rejet de la demande contenue dans la deuxième partie de la note qu'il a adressée au Secrétaire général. Le Conseil estime que ce quatrième point de la demande est irrecevable. Nous partageons ce point de vue, Messieurs. Ce n'est pas le rôle de cette Cour de se prononcer dans un sens ou dans un autre sur le droit d'une personne d'engager ultérieurement une
procédure devant elle. En disant cela, nous ne faisons pas de conjectures sur le point de savoir si la Cour admet ou non, au titre de l'article 91, un recours dirigé contre un refus de promotion, ni même sur la probabilité qu'elle partage le point de vue selon lequel l'article 90, paragraphe 1, va jusqu'à accorder à un fonctionnaire le droit de solliciter une promotion.
Nous nous bornerons donc à examiner les trois premiers points de la demande du requérant. A l'appui de ceux-ci, il invoque trois moyens dans sa requête. Le premier est que la décision du Secrétaire général du 13 septembre 1973 était insuffisamment motivée. Le second et le troisième moyens, qui ont trait respectivement aux connaissances linguistiques de Monsieur X et à son expérience administrative, sont les mêmes que ceux que le requérant a fait valoir dans la réclamation qu'il a adressée au
Secrétaire général.
Disons tout de suite, Messieurs, qu'à notre corps défendant, nous croyons que le requérant mérite d'aboutir sur la base du deuxième moyen. Il nous paraît dès lors tout à fait superfétatoire de prendre position sur le premier et sur le troisième points.
Ce n'est pourtant pas sans un certain regret, nous l'avouons, que nous renonçons à saisir l'occasion qui nous est offerte d'examiner le premier moyen, car il soulève un point de droit intéressant. Toutefois, un examen approprié prendrait un temps hors de toute proportion avec l'importance de cette question dans le cadre de la présente affaire.
En ce qui concerne le troisième moyen, nous tenons néanmoins à déclarer, par loyauté à l'égard de Monsieur X, que les critiques formulées par le requérant à l'endroit de ses capacités en tant qu'administrateur sont, à notre avis, gratuites. A propos de cet aspect du litige, le requérant n'a avancé dans ses mémoires aucun élément de fait supplémentaire par rapport à ce qu'il a exposé dans sa réclamation adressée au Secrétaire général, arguments que nous avons déjà évoqués. Indépendamment du fait que,
compte tenu du dernier alinéa de l'article 1 de l'annexe II au statut des fonctionnaires, il serait tout à fait malvenu de faire grief à un fonctionnaire d'avoir été membre du Comité du personnel, l'énumération par le requérant des activités de Monsieur X étrangères à ses fonctions nous incite à croire que celui-ci doit être doué de talents administratifs remarquables et être très entreprenant. Cette impression est corroborée par les rapports bisannuels de notation de Monsieur X, qui ont été déposés
devant la Cour et dans lesquels ses supérieurs ont fait l'éloge de ses qualités de chef et d'organisateur, autant que du rendement de la section italienne placée sous sa direction. Vous avez entendu lors de l'audition des témoins, Messieurs — on pouvait d'ailleurs s'y attende — que les fonctions de Monsieur X en tant que chef de la division italienne de la traduction ne sont pas fondamentalement différentes des tâches qu'il assumait comme chef de l'ancienne section, la seule différence étant un
accroissement du travail et du nombre des fonctionnaires. Dans ces conditions, il nous paraît que la commission consultative d'avancement a adopté la seule solution possible, lorsqu'elle a estimé que l'intéressé possédait l'expérience administrative exigée par l'avis de vacance.
Le principal argument invoqué par le Conseil à l'encontre du second moyen du requérant consiste à dire que la décision de l'autorité investie du pouvoir de nomination attribuant une promotion à un fonctionnaire au titre de l'article 45 du statut suppose un jugement de valeur complexe qui, de par sa nature, échappe au contrôle juridictionnel de la Cour. A l'appui de cet argument, le Conseil a allégué en premier lieu les termes mêmes de l'article 45, qui prévoit, pour autant qu'il nous intéresse dans
la présente espèce :
«La promotion est attribuée par décision de l'autorité investie du pouvoir de nomination. Elle entraîne pour le fonctionnaire la nomination au grade supérieur de la catégorie ou du cadre auquel il appartient. Elle se fait exclusivement au choix, parmi les fonctionnaires justifiant d'un minimum d'ancienneté dans leur grade, après examen comparatif des mérites des fonctionnaires ayant vocation à la promotion, ainsi que des rapports dont ils ont fait l'objet.»
Le Conseil soutient — et nous partageons à cet égard son point de vue — que ce texte confère à l'autorité investie du pouvoir de nomination un large pouvoir discrétionnaire dans l'exercice du choix qui lui revient. Le Conseil se réfère en outre aux décisions rendues par la Cour dans les affaires 35-62 et 16-63, Leroy contre Haute Autorité (Recueil 1963, p. 399), 27-63, Raponi contre Commission (Recueil 1964, p. 247) et 94 et 96-63, Bernusset contre Commission (Recueil 1964, p. 587). Toutefois, une
lecture attentive de ces arrêts, ainsi que de ceux que vous avez rendus dans les affaires 10-55, Mirossevich contre Haute Autorité (Recueil 1955/56, p. 365), 19 et 65-63, Satya Prakash contre Commission (Recueil 1965, p. 677), 21-68, Huybrechts contre Commission (Recueil 1969, p. 85) et 29-70, Marcato contre Commission (Recueil 1971, p. 243), montre que la Cour a logiquement fait une distinction, dans ce contexte et dans d'autres cas analogues, entre les matières qui, parce qu'elles impliquent des
jugements de valeur, doivent être laissées à l'appréciation discrétionnaire de l'autorité administrative compétente, et celles qui peuvent au contraire être appréciées objectivement et, partant, faire l'objet d'un contrôle judiciaire. Nous ne sommes pas étonnés de trouver une synthèse adéquate et succincte de cette distinction dans des conclusions de M. l'avocat général Dutheillet de Lamothe, celles qu'il a présentées — et auxquelles la Cour s'est ralliée — dans l'affaire citée ci-dessus en dernier
lieu. Il y a déclaré (Recueil 1971, p. 250) que la Cour était amenée à contrôler :
«— la régularité de la procédure qui a conduit à l'appréciation des mérites du fonctionnaire,
— l'exactitude matérielle des faits sur lesquels l'administration a fondé cette appréciation, ainsi que la “compatibilité” entre ces faits et cette appréciation (Prakash précité),
— enfin l'erreur de droit ou le détournement de pouvoir éventuels.»
Nous avons affaire dans la présente espèce à la seconde compétence citée par M. l'avocat général Dutheillet de Lamothe dans cette synthèse.
On ne saurait éluder le fait que l'avis de vacance exigeait que le fonctionnaire à désigner pour le nouvel emploi dont il s'agit en l'espèce devait avoir, outre une «parfaite maîtrise» de l'italien — dirons-nous pour être concret —, une «connaissance approfondie» de trois autres langues des Communautés. Il nous est venu à l'esprit, au début de la procédure, que le Conseil pourrait faire valoir que cette condition, imposée par le Secrétaire général, pouvait être supprimée par lui. Très
judicieusement, à notre avis, le Conseil a renoncé à invoquer un argument de cette nature. Il a admis à diverses reprises, aussi bien dans ses mémoires qu'à l'audience, par la bouche de son agent, que le Secrétaire général était lié par les termes de l'avis de vacance. Comme ce point n'est pas contesté, nous ne nous y arrêterons pas davantage. Ce problème a de toute façon été tranché, nous semble-t-il, par ce que M. l'avocat général Roemer en a dit et par ce que la Cour a déclaré implicitement dans
l'affaire Raponi (Recueil 1964, p. 269 et 281/282).
La question qui se pose est donc celle de savoir si les éléments de fait relatifs aux connaissances linguistiques de Monsieur X étaient compatibles avec les exigences énoncées dans l'avis de vacance ou, si vous préférez, si la Commission consultative et le Secrétaire général disposaient d'indices leur permettant de croire à juste titre que les connaissances linguistiques de Monsieur X répondaient à ces conditions.
A cet égard, il nous paraît à la fois commode et à propos d'examiner tout d'abord les éléments dont disposait la Commission consultative d'avancement. Il s'agissait essentiellement des rapports bisannuels de notation de Monsieur X, établis en 1969 et 1971. La Cour a eu l'avantage de pouvoir prendre connaissance également de ses rapports de notation antérieurs, rédigés en 1963, 1965 et 1967.
Pour comprendre les rubriques de ces rapports qui nous intéressent, il faut se reporter à une décision adoptée le 25 mai 1964 par les Conseils de l'époque, en application des articles 43 et 110 du statut des fonctionnaires, et fixant les modalités d'établissement des rapports de notation des fonctionnaires (le texte de cette décision est joint en annexe, dans toutes les langues officielles des Communautés, aux réponses fournies par le Conseil le 28 juin 1974 et auxquelles nous avons déjà renvoyé).
Dans la mesure où elle nous intéresse directement, cette décision prévoit que les connaissances linguistiques des fonctionnaires du service de la traduction sont appréciées dans chaque cas en se servant des notions «passable», «bien» ou «très bien». Il semble que ce système ait été appliqué officieusement avant la promulgation de la décision.
Dans tous les rapports de notation établis sur Monsieur X, ses connaissances de l'italien et du français sont qualifiées de «très bonnes». Sa connaissance de l'anglais a été qualifiée de «passable» en 1963, 1965 et 1967, mais de «bonne» en 1969 et 1971, et cela, vous l'avez entendu, Messieurs, à la suite d'un cours d'anglais intensif de courte durée que l'intéressé a suivi à Londres. Mais sa connaissance de l'allemand n'a jamais été qualifiée que de «passable». Il importe de noter que tel était
l'avis aussi bien de M. Noack que de M. Battin, chargés de compléter la partie principale des rapports de notation de Monsieur X, et que ceux-ci ont été acceptés par Monsieur X lui-même, qui avait cependant le droit, en vertu du statut des fonctionnaires, d'en contester la teneur.
Ces appréciations permettent à tout le moins de douter que Monsieur X ait eu, au moment des faits, «une connaissance approfondie» de l'allemand. On ne peut pas s'empêcher de mettre en parallèle — sans pour autant établir une correspondance entre elles — la gradation «passable», «bien» et «très bien», utilisée dans les rapports de notation bisannuels, et la gradation «connaissance satisfaisante», «connaissance approfondie» et «parfaite maîtrise», notions utilisées quotidiennement dans toutes les
institutions de la Communauté pour établir les avis de vacance.
Le Conseil a fait valoir (dans les réponses susvisées) qu'il n'y avait aucun lien entre elles.
Le Conseil a raison lorsqu'il allègue que les deux gradations ont des origines réglementaires différentes. Nous avons déjà évoqué l'origine de la gradation «passable», «bien» et «très bien». L'origine de la gradation «connaissance satisfaisante», «connaissance approfondie», «parfaite maîtrise» semble se trouver à l'article 28, alinéa f, du statut des fonctionnaires, qui exige de tout candidat à un emploi de n'importe quelle catégorie dans n'importe quelle institution communautaire qu'il justifie
«posséder une connaissance approfondie d'une des langues des Communautés et une connaissance satisfaisante d'une autre langue des Communautés dans la mesure nécessaire aux fonctions qu'il est appelé à exercer». Selon le Conseil, il s'agit là des connaissances minimales exigées de tout membre du personnel de n'importe quelle institution, chaque institution ayant le droit d'exiger pour un emploi déterminé des qualifications plus élevées. Cela explique, ajoute-t-il, l'exigence d'une «parfaite maîtrise»
dans certains cas.
Il n'en est pas moins vrai, Messieurs, que chaque mot à son sens propre. Qualifier dans le même temps de «passable» et de «approfondie» la connaissance qu'une personne a d'une langue déterminée relève d'une inconséquence. La Cour (dans les questions précitées) a demandé au Conseil comment il a résolu cette contradiction. Le Conseil a répondu que les connaissances linguistiques d'un candidat à un emploi déterminé devaient être appréciées en tenant compte de la nature des fonctions à exercer par le
titulaire de cet emploi, que les fonctions d'un chef de division étaient des tâches de nature presque exclusivement administrative et que Monsieur X était éminemment qualifié pour les assurer.
Cette réponse a trouvé son écho dans la déclaration des trois témoins que la Cour a entendus, à savoir MM. Noack, Battin et Ballasina. Chacun d'entre eux a estimé qu'une référence dans un avis de vacance à une «connaissance approfondie» d'une langue devait être interprétée en tenant dûment compte des caractéristiques de l'emploi à pourvoir. D'une certaine manière, leurs déclarations ne reflètent bien sûr que l'évidence même. Les mots, bien qu'ils aient leur sens propre, doivent toujours, en
pratique, être interprétés dans le contexte dans lequel ils sont utilisés et, manifestement, une référence à une «connaissance approfondie» d'une langue déterminée n'a pas exactement le même sens dans le contexte du recrutement d'un chauffeur que dans le contexte du recrutement d'un programmeur d'ordinateur, a fortiori lorsqu'il s'agit du recrutement du chef d'une division de la traduction.
Cette souplesse du sens des mots n'est toutefois pas illimitée. Certaines déclarations, en particulier de M. Noack et de M. Ballasina, reviennent à assimiler une «connaissance approfondie» d'une langue à une «connaissance satisfaisante» de celle-ci, car nous de voyons pas ce que cette dernière expression pourrait signifier si ce n'est que l'intéressé possède de la langue en cause une connaissance qui lui permet d'assurer les fonctions afférentes à l'emploi à pourvoir. Se rallier à ces déclarations
reviendrait donc à supprimer toute distinction entre les notions de «connaissance approfondie» et de «connaissance satisfaisante».
Vous avez entendu les témoignages, Messieurs, de sorte que nous ne sommes pas obligés de les examiner en détail. Les deux éléments essentiels qui s'en dégagent sont, à notre avis, les suivants: le premier est que les expressions «parfaite maîtrise», «connaissance approfondie» et «connaissance satisfaisante», lorsqu'elles se rapportent à des langues, dans des avis de vacance, n'ont aucune signification technique ésotérique, et sont au contraire destinées à être entendues comme l'homme de la rue les
comprendrait. Il s'ensuit, comme l'avocat du requérant l'a soutenu, que leur interprétation ressortit en fin de compte à la Cour. Le second élément est que rien ne permettait de croire que Monsieur X
avait une connaissance de l'allemand un tant soit peu meilleure que «passable». De l'avis unanime des témoins, sa connaissance de cette langue était assurément suffisante pour lui permettre d'exercer les fonctions correspondant à l'emploi auquel il était promu, mais cela signifie que cette connaissance était satisfaisante. Cela ne signifie pas qu'elle était «approfondie». Divers documents probatoires complémentaires, déposés .par le Conseil après l'audience, n'ont rien ajouté en substance à cette
conclusion. Nous avons demandé à M. Battin, un témoin dont la sincérité faisait plaisir à voir, s'il en conclurait que l'avis de vacance litigieux a été au-delà de ce qui était nécessaire, en exigeant pour chaque emploi de chef d'une division de la traduction, non seulement une parfaite maîtrise d'une des langues des Communautés, mais également une connaissance approfondie de trois autres langues. Il a répondu par l'affirmative (cf. procès-verbal, p. 31). Cette conclusion nous paraît inéluctable,
Messieurs. L'avocat du requérant a fait valoir à l'audience un argument qui consiste en réalité à dire que l'avis de vacance ne pouvait pas stipuler des exigences moindres, compte tenu de ce qui était demandé à d'humbles traducteurs et réviseurs. A notre avis, cet argument n'est pas convaincant.
Quoi qu'il en soit, il n'appartient pas à cette Cour de trancher si l'avis de vacance était ou n'était pas judicieusement rédigé. Le seul problème que vous devrez examiner, Messieurs, — et il s'agit en définitive d'une pure question de fait, à notre avis — est celui de savoir s'il est possible d'affirmer que Monsieur X répondait aux conditions prévues par cet avis, et spécialement en ce qui concerne sa connaissance de l'allemand. A notre avis, la seule réponse possible, selon les preuves fournies,
est qu'il ne les remplissait pas.
C'est la raison pour laquelle nous jugerions cette affaire, à notre corps défendant, en faveur du requérant. Il vaut mieux rendre un jugement sévère plutôt que d'établir une mauvaise jurisprudence.
Dans sa réplique, le requérant a avancé à l'appui de ses conclusions un certain nombre d'arguments supplémentaires.
Il a allégué tout d'abord que l'institution même de la Commission consultative d'avancement était illégale, au motif que cette commission avait été créée sans respecter la procédure prévue à l'article 10 du statut des fonctionnaires. A ce sujet, il nous suffira de dire, Messieurs, que cet argument est réfuté par l'arrêt de cette Cour dans les affaires 27 et 30-64, Fonzi contre Commission (Recueil 1965, p. 637).
Le requérant a fait valoir ensuite que, à supposer que la commission consultative ait été créée valablement, elle avait en l'espèce violé sur quatre points les règles de procédure fixées. D'une part, la Commission d'avancement n'aurait pas pris connaissance de l'avis de vacance. Or, pour émettre cette opinion surprenante, le requérant s'est fondé exclusivement sur le fait que ladite commission n'a pas évoqué expressément l'avis de vacance dans son rapport. Cette commission, d'autre part, n'aurait
examiné que les qualifications des chefs de section en fonction, à l'exclusion en particulier de ses mérites personnels. Cela est contredit par les éléments de preuve résultant du dossier. En troisième lieu, la commission consultative n'aurait pas respecté une disposition — à savoir l'article 6 — de la décision no 344/73, dont les termes qui nous intéressent sont libellés comme suit :
«A l'issue de ses travaux, chaque commission consultative d'avancement adresse à l'autorité investie du pouvoir de nomination un rapport écrit contenant une liste de fonctionnaires classés dans l'ordre décroissant des mérites, qui lui paraissent susceptibles d'être promus, ou l'indication qu'il n'y a pas de tels fonctionnaires.»
Nous avons déjà fait état des propositions de la commission consultative dans la présente espèce, en ce qui concerne les nouveaux emplois LA 3 à pourvoir. Il faut noter que pour les emplois de grade moins élevé qu'elle avait à examiner, la Commission n'a pas proposé non plus qu'ils soient tous pourvus par voie de promotion. Était-elle obligée de le faire? Le requérant allègue en quatrième lieu que le rapport de la commission consultative était insuffisamment motivé, mais cet argument se heurte
également à la décision rendue par la Cour dans l'affaire Fonzi (cf. Recueil 1965, p. 638).
Le dernier argument supplémentaire avancé par le requérant dans sa réplique consiste à dire que le Secrétaire général n'a pas tenu compte, comme il aurait dû, du rapport de la commission consultative. S'il l'avait fait, estime le requérant, il aurait dû demander à la commission consultative de compléter son rapport. Force nous est de nous contenter de dire, Messieurs, qu'après avoir lu et relu le rapport et nous être mis dans la situation du Secrétaire général, nous ne pouvons voir aucun motif de
nous rallier à cet argument.
Il nous reste à examiner le problème des dépens. Cette matière est régie par les articles 69, paragraphes 2 et 3, 70 et 73 du règlement de procédure. Il nous paraît qu'au regard du présent litige, ces dispositions laissent en définitive le règlement des dépens dans une large mesure à l'appréciation de la Cour, y compris évidemment les frais de l'action en référé engagée au cours de la procédure, que l'ordonnance du 19 juin 1974 a réservés.
Si vous nous suivez sur le fond, Messieurs, nous estimerions équitable de faire supporter par le Conseil ses propres dépens et les frais récupérables en vertu de l'article 73, alinéa a, mais de ne mettre à sa charge qu'une partie des frais exposés par le requérant, puisque, à cet égard, le requérant a succombé en son quatrième moyen, qu'il a succombé sur les griefs qu'il a formulés à l'encontre des capacités administratives de Monsieur X et qu'il a succombé en tous les moyens énoncés dans la
réplique. La présente affaire n'est assurément pas le premier recours de fonctionnaire dans lequel un requérant, qui peut faire valoir un ou deux moyens valables ou du moins défendables, a ajouté comme à plaisir un certain nombre d'autres griefs sans grande consistance et galvaudé de la sorte le temps de la Cour autant que celui de son adversaire. A notre avis, il est temps que la Cour prenne des mesures pour décourager les intéressés d'avoir recours à ce procédé, en montrant qu'il ne saurait être
toléré impunément. Cela nous paraît particulièrement important pour les recours de fonctionnaires, à l'occasion desquels quasi chaque argument avancé met en cause d'une certaine manière la conduite ou le caractère d'un ou de plusieurs collègues du requérant. Ce genre de critiques ne devrait pas être fait à la légère.
Nous estimons par conséquent que la Cour devrait :
1) annuler la décision du Secrétaire général du Conseil datée du 13 septembre 1973, rejetant la réclamation introduite par le requérant en application de l'article 90, pargraphe 2, du statut des fonctionnaires ;
2) annuler la décision du Secrétaire général du Conseil datée du 25 mai 1973, nommant Monsieur X au grade LA 3 ;
3) arrêter que le Conseil supportera ses propres dépens et les frais récupérables en vertu de l'article 73, alinéa a, du règlement de procédure et qu'il supportera la moitié des frais engagés par le requérant, y compris dans l'un et l'autre cas les dépens réservés par M. le Président de la première chambre dans son ordonnance du 19 juin 1974 dans l'affaire 188-73 R; et
4) déclarer que le quatrième chef de la demande du requérant est irrecevable.
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( 1 ) Traduit de l'anglais.