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24/06/1969 | CJUE | N°10-69

CJUE | CJUE, Conclusions de l'avocat général Roemer présentées le 24 juin 1969., S.A. Portelange contre S.A. Smith Corona Marchant International et autres., 24/06/1969, 10-69


CONCLUSIONS DE L'AVOCAT GÉNÉRAL M. KARL ROEMER,

PRÉSENTÉES LE 24 JUIN 1969 ( 1 )

Monsieur le Président,

Messieurs les Juges,

Au sujet de la procédure de renvoi qui nous intéresse aujourd'hui, il importe de connaître les faits suivants.

La demanderesse dans le litige principal, une société commerciale belge, vend et distribue des machines de bureau et du matériel correspondant. A la suite de relations commerciales de longue date, qui remontent à 1937, entre l'ancien propriétaire unique de l'entreprise demanderesse et la société

Marchant Calculating Machine Company, établie aux États-Unis, et à la suite de la fusion de ce...

CONCLUSIONS DE L'AVOCAT GÉNÉRAL M. KARL ROEMER,

PRÉSENTÉES LE 24 JUIN 1969 ( 1 )

Monsieur le Président,

Messieurs les Juges,

Au sujet de la procédure de renvoi qui nous intéresse aujourd'hui, il importe de connaître les faits suivants.

La demanderesse dans le litige principal, une société commerciale belge, vend et distribue des machines de bureau et du matériel correspondant. A la suite de relations commerciales de longue date, qui remontent à 1937, entre l'ancien propriétaire unique de l'entreprise demanderesse et la société Marchant Calculating Machine Company, établie aux États-Unis, et à la suite de la fusion de cette société avec la société Smith Corona dont est résultée la société Smith Corona Marchant Corporation de New
York, un nouvel accord a été conclu par écrit le 1er juillet 1961 entre la demanderesse et une filiale suisse de la société américaine en question, la société anonyme Smith Corona Marchant International de Lausanne. Aux termes de ce contrat, la demanderesse obtient le droit exclusif de vendre et de distribuer, en Belgique et au Luxembourg, certaines machines à calculer et machines à écrire fabriquées ou distribuées par son cocontractant. Au cas où ces produits seraient vendus par son cocontractant,
une de ses filiales ou un autre concessionnaire exclusif, dans le territoire concédé à la demanderesse, celle-ci peut exiger du vendeur le paiement d'une commission. La demanderesse est tenue envers son cocontractant de mettre sur pied'un réseau de vente, d'organiser un service après vente, d'accorder une garantie et d'entretenir des stocks. Les deux contractants ont fait notifier le contrat à la Commission le 31 janvier 1963, c'est-à-dire dans le délai prévu à l'article 5, paragraphe 1, du
règlement no 17.

Lorsque la société Smith Corona Marchant International, de Lausanne, a également fabriqué ou distribué des appareils électro-copieurs, elle a de même cédé à la demanderesse le droit exclusif de vendre et de distribuer ces appareils en Belgique et au Luxembourg, et cela sans que la liste des produits visés par l'accord signé en 1961 ait été élargie. D'ailleurs, aucune notification nouvelle n'a été faite à la Commission.

Le 6 octobre 1966, conformément à la clause de résiliation contenue dans le contrat du 1er juillet 1961, la société suisse a mis fin au contrat, en respectant le délai de préavis de 90 jours prévu par celui-ci, pour autant qu'il s'agissait des appareils électrocopieurs; pour le reste, le contrat restait en vigueur.

Les 4 et 5 septembre 1967, la société Portelange, estimant que le délai en question était trop court et que la résiliation du contrat violait la loi belge du 27 juillet 1961 relative à la résiliation unilatérale des concessions de vente exclusive à durée indéterminée, a intenté une action devant le tribunal de commerce de Bruxelles. Cette action est dirigée non seulement contre la S.A. Smith Corona Marchant International de Lausanne, mais encore contre trois autres sociétés (ayant leur siège à
Francfort, New York et Bruxelles) qui sont liées entre elles et avec la défenderesse no 1 par des relations d'interdépendance (de maison-mère à filiales ou de filiale à filiale). Selon les dires de la demanderesse, ces sociétés se sont partagé l'exécution du contrat conclu avec elle et, pour cette raison, elles sont tenues ensemble des obligations contractées à son égard. — L'action tend à faire constater que le contrat d'exclusivité de vente conclu avec la demanderesse a été rompu avec un préavis
insuffisant etsans indemnité. La demanderesse réclame en outre aux défenderesses le payement de diverses indemnités et la reprise des machines et autres matériels. De plus, la requête contient certains chefs de demande qui sont sans intérêt pour la présente procédure. Ils se fondent sur une prétendue concurrence déloyale et visent à obtenir que les défenderesses soient condamnées à livrer certaines pièces de rechange, à faire constater que certaines conventions de non-concurrence doivent être
considérées comme résiliées aux torts de ces dernières, et à condamner les défenderesses au versement d'indemnités. Ces derniers chefs de demande se fondent sur l'affirmation de la demanderesse qu'à la suite de la résiliation du contrat conclu avec elle, la société Smith Corona Marchant Belgium a mis sur pied sa propre organisation de vente en Belgique. Ils se fondent en outre sur des entretiens qui ont eu lieu à l'époque entre les parties et qui, de l'avis de la demanderesse, ont abouti à certains
engagements de la part des défenderesses (en vue de la fourniture de pièces de rechange et autres matériels et en vue de la renonciation à faire des offres à la clientèle de la demanderesse).

Pour nous, seul importe le fait qu'à l'encontre des conclusions principales en vue du versement d'une indemnité pour rupture de contrat, les défenderesses ont fait valoir que l'accord auquel se réfère la demanderesse est nul pour violation de l'article 85, paragraphe 1, du traité C.E.E. A cela la demanderesse répond entre autres que l'article 85, paragraphe 1, ne s'applique pas, parce que l'accord n'a pas pour objet un système fermé de vente exclusive. De toute façon, il a été notifié en temps voulu
à la Commission, de sorte que, suivant l'arrêt rendu par la Cour dans l'affaire Bosch, sa validité provisoire ne fait pas de doute. Cette dernière opinion semble présenter de l'importance pour le tribunal de commerce. Comme la discussion s'étend à ce qu'il faut entendre par validité provisoire, le tribunal de Bruxelles a toutefois cru bon de ne pas trancher lui-même cette question. Par un jugement du 18 février 1969, il a, au contraire, sursis à statuer et adressé à la Cour, en application de
l'article 177, alinéa 2, du traité C.E.E., la question préjudicielle suivante :

«Interprétation de l'article 85 du traité et des règlements d'application, en ce qui concerne les effets de la validité provisoire reconnue aux accords notifiés dans les délais prévus, à la Commission de la Communauté économique européenne, mais avant que celle-ci ait entamé la procédure visée à l'article 9 du règlement no 17.»

En même temps, le tribunal a autorisé la demanderesse à fournir des preuves à l'appui du grief concernant le comportement déloyal des défenderesses, ce qui toutefois est sans intérêt pour nous.

La demanderesse au principal et la Commission des Communautés européennes ont présenté des observations écrites sur la demande d'interprétation. De plus, les défenderesses au principal sont intervenues au cours des débats oraux.

En conséquence, la question qui se pose pour nous est de savoir quelle est la réponse que la Cour doit donner au tribunal de commerce de Bruxelles.

Examen juridique

1 — Tout d'abord, la remarque de la Commission qu'en réalité la question de la validité provisoire d'anciennes ententes dûment notifiées n'intervient pas dans l'appréciation du cas sur lequel doit se prononcer le tribunal qui vous a saisis semble d'une importance fondamentale. La Commission consacre les deux tiers de son argumentation écrite à la démonstration de cette thèse. Ainsi, dans la présente procédure également, se pose la question de savoir si une décision sur la question posée à la Cour
est nécessaire pour que le tribunal national puisse rendre son jugement. Jusqu'à présent, la Cour s'est toujours énergiquement refusée à examiner cette question; c'est seulement dans l'arrêt 13-68 (Recueil, XIV-1968, p. 672) qu'elle est apparue disposée à abandonner ce point de vue dans certaines conditions, comme nous l'avons déjà souligné récemment. En effet, l'arrêt en question parle d'une évocation manifestement erronée du texte à interpréter et, partant, donne à entendre que, dans ce cas,
la Cour peut refuser d'interpréter le texte qui lui est soumis.

Or, le cas d'espèce nous semble particulièrement approprié pour mettre cette thèse en application. En effet, pour examiner si la question est nécessaire à la solution du litige, nous pouvons nous appuyer sur des éléments de fait que le tribunal national a lui-même fournis, ainsi que sur des éléments de fait que la Commission a invoqués (et dont elle est particulièrement sûre). En outre, il n'est pas nécessaire pour cet examen de recourir au droit national, c'est-à-dire de nous immiscer dans un
domaine qui nous est fermé par principe; nous pouvons au contraire nous limiter à prendre en considération le droit communautaire.

L'argumentation de la demanderesse et l'opinion du tribunal qui a demandé le renvoi se fondent essentiellement sur l'arrêt bien connu Bosch, c'est-à-dire sur la jurisprudence dans l'affaire 13-61 (Recueil, VIII-1962, p. 105), comme nous l'avons déjà indiqué. Dans cet arrêt, la Cour affirme entre autres ceci : «Attendu qu'en ce qui concerne les accords et décisions existant lors de l'entrée en vigueur du règlement», (il s'agit du règlement no 17) «la nullité de plein droit ne joue pas à leur
égard du seul fait qu'ils tomberaient sous le coup de l'article 85, paragraphe 1, que ces accords et décisions doivent être considérés comme valables lorsqu'ils tombent sous l'article 5, paragraphe 2, dudit règlement; qu'ils doivent être considérés comme provisoirement valables, lorsque, tout en ne relevant pas de cette disposition, ils sont notifiés à la Commission, conformément à l'article 5, paragraphe 1, dudit règlement». — Pour qu'il soit nécessaire de fournir des précisions supplémentaires
(que beaucoup estiment souhaitables, comme on sait) à ce sujet, c'est-à-dire sur la notion de validité provisoire, deux choses doivent être certaines selon le texte cité. Il doit s'agir d'une «ancienne» entente, c'est-à-dire d'un accord qui existait déjà lors de l'entrée en vigueur du règlement no 17 (le 13 mars 1962), et il faut que l'accord ait été notifié en temps voulu à la Commission. La notification n'était pas nécessaire (conformément à l'article 5, paragraphe 2, du règlement no 17) dans
les seuls cas prévus à l'article 4, paragraphe 2, c'est-à-dire dans des conditions qui, selon le tribunal de Bruxelles et la Commission, ne sont manifestement pas remplies dans le litige dont est saisie cette juridiction.

Pour ce qui est du cas d'espèce, il ressort des faits qu'un contrat d'exclusivité de vente a été conclu en 1961 entre la demanderesse et une des sociétés défenderesses, et que ce contrat a été notifié à la Commission dans les délais voulus (le 31 janvier 1963). Or, ce qui est important, c'est que les parties ont utilisé pour le contrat un formulaire sur lequel les produits visés par l'accord devaient faire l'objet d'une description exacte. En 1961, il s'agissait seulement de machines à calculer
et de machines à écrire de certains types. Par la suite, il semble que la liste des produits ait été élargie par les parties, mais sans que le texte du contrat ait été modifié; la demanderesse a également obtenu le droit exclusif de vendre et de distribuer des appareils électrocopieurs. Quant à savoir à quel moment cela s'est produit, ce point ne semble pas absolument clair. Le jugement de renvoi n'indique aucune date; la Commission a cru pouvoir déduire des pièces du procès que la liste avait
été élargie seulement après le 31 janvier 1963, alors qu'au cours des débats oraux la demanderesse a rappelé que des appareils électrocopieurs lui avaient été livrés dès octobre 1962. Toutefois, nous pouvons négliger cette question qu'il appartient au tribunal national d'élucider. Le seul élément essentiel du point de vue du droit communautaire est que l'élargissement de l'accord primitif doit être considéré comme un contrat annexe qui aurait dû être notifié, lui aussi. Selon l'opinion de la
Commission, que nous approuvons, il est nécessaire, du point de vue du droit de la concurrence, d'examiner séparément le contrat annexe, car il n'est pas possible de dire que les produits qu'il vise constituent avec les produits cités dans le contrat primitif un seul et même marché. En effet, il est absolument clair que la catégorie des acheteurs de machines à écrire et de machines à calculer ne coïncide pas de façon pure et simple avec la catégorie des acheteurs d'appareils à photocopier. C'est
la raison pour laquelle la Commission ne pourra pas décider, sur la base du premier accord notifié, s'il y a lieu d'accorder une exemption en faveur de l'accord annexe conclu ultérieurement. Or, c'est précisément cet accord annexe qui entre en ligne de compte pour le juge national: en effet, c'est cet accord seul qui a été résilié par la défenderesse et c'est sur la seule base de cette résiliation que la demanderesse fait valoir des droits à dommages-intérêts.

Ainsi s'impose en réalité la conclusion à laquelle aboutit la Commission: sur la base des seuls faits qui présentent de l'intérêt pour nous, il n'est guère possible de dire qu'il s'agit d'une ancienne entente qui existait déjà lors de l'entrée en vigueur du règlement no 17. En tout cas, il est certain que cet accord n'a pas fait l'objet d'une notification, car il n'est pas possible de considérer comme telle la notification du 31 janvier 1963 qui n'indique pas expressément les appareils
électrocopieurs, étant donné que le formulaire B du règlement de la Commission no 27 du 3 mai 1962 exige une description exacte des produits en question. Ainsi il est bien établi que la question posée par le juge national est sans importance pour la décision qu'il devra rendre dans le procès. Compte tenu des principes évoqués par la Cour dans l'arrêt Salgoil, le renvoi doit donc être déclaré irrecevable.

2 — Nous aboutissons à la même conclusion si nous cherchons à examiner l'accord annexe qui fait l'objet du litige à la lumière de l'article 4, paragraphe 1, du règlement no 17 ou du règlement no 67/67.

a) L'article 4, paragraphe 1, du règlement no 17 vise des accords qui ont été conclus après l'entrée en vigueur du règlement no 17. Ils doivent de même être notifiés pour obtenir une exemption, lorsque l'article 4, paragraphe 2, ne s'applique pas (ce qui, en l'espèce, peut être exclu avec certitude, comme nous l'avons déjà indiqué). Une exemption est possible avec effet rétroactif à compter de la date de la notification (article 6 du règlement no 17). Ainsi, la question de la validité provisoire
pourrait se poser pour ces accords également.

Toutefois, en l'espèce, elle ne joue aucun rôle, car le nouvel accord n'a pas été notifié, comme nous le savons. En conséquence, il n'est plus possible d'envisager une exemption pour la période antérieure à la résiliation de l'accord, laquelle doit servir de base aux demandes d'indemnités.

b) Pour ce qui est du règlement no 67/67, qui exempte certaines catégories d'accords, sans doute peut-il s'appliquer également à des accords qui, tel l'accord annexe dont il s'agit en l'espèce, ont été conclus avant l'entrée en vigueur du règlement. Toutefois, si les conditions requises par le règlement no 67 sont remplies, l'exemption s'applique au plus tôt à partir du jour de la notification de l'accord (article 4, paragraphe 2). Si les conditions requises par le règlement no 67 ne sont pas
remplies, et si la situation est régularisée par la suite, la déclaration de non-application prévue par l'article 85, paragraphe 3, ne produit de même ses effets qu'à compter du jour de la notification de l'accord.

Mais, étant donné que, dans notre cas, l'accord annexe n'a pas été notifié, le règlement no 67/67 ne s'applique pas, lui non plus, comme la Commission l'a souligné à juste titre.

3 — Après tout ce qui précède, il conviendrait tout au plus, à la lumière des faits (c'est-à-dire en déduisant de ceux-ci des questions pertinentes), d'attirer l'attention du tribunal national sur cette circonstance que l'absence de notification de l'accord n'entraîne pas nécessairement sa nullité, de sorte qu'il ne pourrait plus servir de base à une action. La question déterminante devrait plutôt être de savoir si l'article 85, paragraphe 1, est applicable (car c'est d'elle que dépend la nécessité
d'une exemption ainsi que celle de notifier l'accord).

A ce sujet, la Commission fait remarquer, à juste titre, que des contrats d'exclusivité de vente, tels que ceux dont il s'agit en l'espèce, peuvent restreindre la concurrence et affecter les échanges inter-étatiques. Cela notamment si on considère la clause contenue dans le contrat et d'après laquelle d'autres commerçants peuvent vendre dans le territoire concédé, mais à condition de verser une commission au concessionnaire exclusif. Cette clause peut en effet aboutir à cette conséquence que les
autres vendeurs ne manifesteront aucun intérêt pour ce genre d'affaires, c'est-à-dire que les utilisateurs situés dans le territoire concédé ne pourront pas s'approvisionner auprès d'autres fournisseurs.

D'autre part, il faut insister sur la pratique suivie par la Commission ainsi que sur la jurisprudence de la Cour, d'après laquelle l'article 85, paragraphe 1, ne s'applique qu'aux restrictions «sensibles» de la concurrence et des échanges inter-étatiques. Comme nous l'a enseigné la jurisprudence, pour apprécier le caractère sensible des restrictions apportées à la concurrence, il faut prendre en considération la «nature et la quantité des produits faisant l'objet de l'accord», la situation du
fournisseur et celle du concessionnaire sur le marché des produits en question et la rigueur des clauses qui visent à protéger le droit exclusif de vente. Au sujet notamment de ce dernier point, le fait que le contrat d'exclusivité en cause prévoit seulement le paiement d'une commission relativement peu importante à la charge de fournisseurs tiers pourrait jouer un rôle. Cette commission varie entre 15 et 5 % et n'est exigible que si la demanderesse avertit la défenderesse dans un certain délai
après l'établissement de la facture par celle-ci, au plus tard un an après. Dans ces conditions, on comprend que la demanderesse déclare qu'il s'agit seulement d'une compensation équitable pour un éventuel octroi de garantie dont se trouve déchargé le fournisseur au détriment du concessionnaire. On peut de même en conclure que la clause relative à cette commission ne sera guère susceptible d'influencer l'activité commerciale des concurrents à l'extérieur du territoire concédé; elle n'empêchera
pas les importations parallèles et n'affectera donc pas d'une manière sensible les échanges inter-étatiques. Quant à savoir comment se présente la situation dans le détail, c'est le juge national qui doit examiner cette question. Après une analyse approfondie de tous les éléments de fait, il peut alors, contrairement à l'opinion qu'il a défendue jusqu'à présent, que la demanderesse bénéficie d'une exclusivité absolue, aboutir à cette conclusion que la restriction des échanges n'a en réalité
qu'une importance minime. Dans ce cas, l'article 85, paragraphe 1, pourrait même ne pas être appliqué, l'accord serait valide bien qu'il n'ait pas été notifié, le droit communautaire ne s'opposerait pas à ce qu'il serve de base à une action.

4 — Toutefois si, en dépit du jugement non équivoque auquel nous aboutissons sur le point de savoir si l'interprétation demandée est nécessaire à la solution du litige, nous voulons encore examiner la question elle-même, il convient de faire les remarques suivantes.

A la suite de l'arrêt Bosch, de vastes tentatives ont été faites pour définir la notion de «validité provisoire». Elles se sont concrétisées dans une série de jugements nationaux et dans des commentaires abondants, sans qu'il soit possible d'en dégager une conclusion uniforme. D'un côté de la vaste gamme des solutions proposées se trouvent les partisans d'une interprétation restrictive. Pour eux, l'interdiction édictée par l'article 85, paragraphe 1, oriente la discussion et doit déterminer
l'appréciation. Toutefois, ils ne vont pas, bien entendu, jusqu'à admettre la nullité absolue des accords notifiés et susceptibles de bénéficier d'une exemption jusqu'à ce que la Commission se soit prononcée sur la possibilité de les exempter, éventuellement avec effet rétroactif, conformément à l'article 85, paragraphe 3. Ils admettent qu'un accord peut être exécuté volontairement et vont jusqu'à reconnaître l'existence d'une certaine obligation à la charge des parties, en ce sens qu'elles sont
tenues de coopérer en vue d'obtenir l'exemption et de renoncer à ce qui pourrait y faire obstacle. Quoi qu'il en soit, la possibilité de faire sanctionner par les tribunaux les accords notifiés leur semble exclue, car ils ne peuvent supporter l'idée qu'une autorité étatique puisse contraindre une partie au procès à adopter un comportement qui pourrait se révéler par la suite contraire à une interdiction de droit public. En conséquence, les partisans de ce point de vue excluent la possibilité
d'intenter une action pour obtenir l'exécution d'un accord ou une indemnité du fait de l'inexécution de celui-ci, de même que la possibilité d'intenter contre des tiers une action en cessation ou en dommages-intérêts. A leur avis, lorsqu'un tribunal se trouve en présence d'un accord provisoirement valide, il lui reste seulement la possibilité de surseoir à statuer pour éviter le risque de décisions contradictoires (si l'application de l'article 9, paragraphe 3, du règlement no 17 n'est pas
envisagée également en ce qui concerne les tribunaux, thèse qui toutefois n'est défendue que par quelques-uns et qui n'entre certainement pas en ligne de compte en l'espèce, parce que, d'après les déclarations de la Commission, aucune procédure n'a encore été engagée). Un peu moins rigoureuse est l'opinion de ceux qui (bien qu'insistant plus ou moins sur la nécessité d'en faire une application prudente) admettent pour le moins des mesures provisoires ou même certaines catégories de recours
(comme l'action en cessation dirigée contre des tiers, alors que, lorsqu'il s'agit d'actions en dommages-intérêts, ils estiment nécessaire de surseoir à statuer). Enfin, à l'autre extrémité de la gamme des solutions possibles, se trouvent ceux pour qui la validité provisoire signifie que les accords en question produisent provisoirement leurs pleins effets juridiques, d'où il résulte que l'exécution de ces accords peut être poursuivie devant les tribunaux. Ils parlent de («schwebende
Wirksamkeit») présomption de validité, de validité sous condition résolutoire ou bien disent que les accords sont valables aussi longtemps que la Commission n'a pas pris de décision. Au cas où l'exemption est refusée par la suite, ils estiment qu'il y a lieu à compensation au moyen d'une action en indemnité ou d'une action en remboursement au profit de la partie qui a invoqué la nullité.

C'est ce dernier point de vue que défend également la demanderesse. Par contre, la Commission et les défenderesses au principal défendent l'interprétation restrictive dont nous avons fait état au début, la Commission rappelant en l'occurrence que, selon le règlement no 17, il faut partir de l'idée que l'interdiction édictée à l'article 85, paragraphe 1, subsiste en dépit de la notification de l'accord, même sans décision préalable de la Commission, comme il ressort des articles 1, 6, 7 et 15,
ainsi que de l'article 4 du règlement no 19/65 et des articles 4 et 5 du règlement no 67/67. Cette constatation ne serait pas compatible avec l'idée d'une validité de droit civil; il faudrait, au contraire, parler d'un état imparfait, de validité imparfaite «schwebende Unwirksamkeit».

Face à ces divergences, la tache de la Cour n'est certes pas facile, et cela d'autant moins que chacune de ces opinions se fonde sur des raisons valables.

Pour la solution du problème, le texte de l'arrêt Bosch ne fournit guère d'élément décisif, bien qu'il faille admettre qu'il semble plutôt mettre au premier rang l'idée de la validité. On peut le dire précisément parce qu'il n'est pas question de validité imparfaite. De même, le renvoi à des phénomènes analogues dans d'autres domaines juridiques n'est pas très concluant. C'est l'objection qu'il convient de faire à ceux qui songent au droit d'annulation prévu par le droit civil allemand,
c'est-à-dire au pouvoir d'annuler rétroactivement des contrats pleinement valides, dans certaines conditions. En particulier, on leur objecte que ce serait aboutir ainsi à un système d'exceptions légales, à admettre un pouvoir d'intervention pur et simple de la Commission, c'est-à-dire aboutir à un résultat qui ne coïncide plus avec le compromis que beaucoup veulent voir dans le système du règlement no 17. Si, d'autre part, d'aucuns invoquent certains cas de validité imparfaite (en cas, par
exemple, d'autorisation administrative d'opérations immobilières ou dans le cadre du droit allemand des ententes), on peut leur répondre qu'une transposition analogue dans le droit communautaire des ententes est impossible pour la seule raison que, dans la pratique administrative de la Commission, comme elle l'avoue elle-même, il s'écoule des délais considérablement plus longs avant qu'une décision puisse être rendue sur l'application de l'article 85, paragraphe 3.

Pour essayer de trouver une solution, il faut tout d'abord considérer le système juridique communautaire. Celui-ci semble exclure l'idée selon laquelle l'interdiction édictée par l'article 85, paragraphe 1, aurait un caractère prioritaire dans le droit de la concurrence. A ce sujet, la Cour a insisté à plusieurs reprises sur le fait que les paragraphes 1 et 3 de l'article 85 forment un tout. De même, le paragraphe 2 parle des accords interdits «en vertu du présent article» (c'est-à-dire en vertu
du contenu global de l'article 85) et de leur nullité. On peut également citer l'article 1 du règlement no 17 selon lequel les accords visés à l'article 85, paragraphe 1, du traité sont interdits sans qu'une décision préalable soit nécessaire à cet effet; toutefois, cet article précise ensuite: sous réserve des dispositions des articles 6, 7 et 23 du présent règlement. Beaucoup en déduisent que l'interdiction est subordonnée à la non-application de l'article 85, paragraphe 3. C'est la raison
pour laquelle nous pensons que ceux qui admettent seulement une exécution volontaire des accords notifiés et reconnaissent tout au plus une obligation des contractants au sens des déclarations de la Commission, restent en deçà du minimum exigé par le système du droit communautaire. Il faut leur objecter que, d'après l'article 1 du règlement no 27, il suffit que l'accord soit notifié par un des participants à l'accord (c'est-à-dire que l'obligation qu'ont les parties intéressées de collaborer à
ce sujet et dont parle la Commission n'a guère d'importance). Il faut en outre leur objecter que les accords notifiés peuvent être exécutés volontairement du fait que la possibilité d'infliger des amendés est exclue, conformément à l'article 15, paragraphe 5, du règlement no 17. Il ne semble donc pas nécessaire, pour justifier ces effets juridiques, de faire appel à la notion de validité provisoire, telle qu'elle existe en droit civil, notion qui suggère en fait des associations d'idées plus
poussées.

En réalité, comme le souligne justement Steindorff ( 2 ), cette notion constitue le résultat d'un acte créateur de droit de la Cour de justice. C'est la raison pour laquelle il nous semble nécessaire de chercher un développement judicieux à partir des idées essentielles contenues dans l'arrêt Bosch et en tenant surtout compte de la réalité juridique telle qu'elle s'est développée entre temps. Certaines constatations contenues dans l'arrêt Bosch méritent une attention particulière. La Cour
souligne tout d'abord que la seule existence des articles 88 et 89 ne permettrait pas de conclure que l'article 85 aurait, dès l'entrée en vigueur du traité, produit tous ses effets et que la nullité prévue au second paragraphe de cet article se serait produite dans tous les cas qui tombent sous la définition du paragraphe 1 et pour lesquels une déclaration au titre du paragraphe 3 n'aurait pas encore été faite. Selon la Cour, les auteurs du règlement ont admis, eux aussi, qu'au moment de
l'entrée en vigueur de celui-ci, il existerait des ententes auxquelles l'article 85, paragraphe 1, serait applicable, mais au sujet desquelles une décision au sens du paragraphe 3 n'aurait pas encore été prise, sans que ces ententes soient de ce fait nulles de plein droit. «L'interprétation contraire», ainsi poursuit la Cour, «aboutirait à la conséquence inadmissible que certaines ententes auraient d'abord été nulles pendant certaines années sans qu'aucune autorité ait jamais constaté cette
nullité». En ce qui concerne les accords existant lors de l'entrée en vigueur du règlement, toujours d'après la Cour, la nullité de plein droit ne joue pas à leur égard du seul fait qu'ils tomberaient sous le coup de l'article 85, paragraphe 1. «… Ces accords et décisions», tels sont les termes de l'arrêt, «doivent être considérés comme valables lorsqu'ils tombent sous l'article 5, paragraphe 2, dudit règlement;… ils doivent être considérés comme provisoirement valables lorsque, tout en ne
relevant pas de cette disposition, ils sont notifiés à la Commission conformément à l'article 5, paragraphe 1, dudit règlement». Enfin, la Cour déduit encore de l'article 7 du règlement no 17 qu'il n'y a pas nullité de plein droit pour les accords et décisions qui ont été notifiés à la Commission, aussi longtemps que celle-ci ne s'est pas prononcée ou que les autorités des États membres n'ont pas déclaré que l'article 85 était applicable. Tout cela, à notre avis, fait clairement apparaître
l'orientation de principe de l'arrêt qui est de faire passer l'interdiction à l'arrière-plan pour donner la priorité à l'idée de la validité. Pour ce qui est des anciennes ententes — et d'après l'opinion du tribunal de Bruxelles, c'est uniquement ce dont il s'agit en l'espèce — il s'agissait surtout d'établir un système transitoire judicieux et de faire apparaître une intention analogue chez le législateur. Mais qu'est-ce que cela veut dire? Suivant les principes juridiques généralement admis,
cela signifie qu'en principe la situation juridique, telle qu'elle avait été légalement établie avant l'entrée en vigueur du règlement no 17, en d'autres termes la validité juridique des accords existants, devait être maintenue. Par contre, il ne semble pas possible de soutenir qu'avec l'entrée en vigueur du règlement no 17, cette situation juridique s'est transformée en une situation imparfaite (comme l'entend la Commission) qui autorise seulement l'exécution volontaire d'accords aux risques
des parties, et cela également en ce qui concerne les accords relativement inoffensifs qui n'ont pas besoin d'être notifiés. Cela serait en effet inconciliable avec les exigences de la sécurité juridique dont parle également l'arrêt Bosch et sur lesquelles insiste énergiquement la demanderesse au principal. A notre avis, ce point n'exige pas d'explications supplémentaires vu les difficultés objectives qui font que la procédure administrative devant la Commission traîne considérablement en
longueur, de sorte qu'aujourd'hui encore la Commission ne s'est toujours pas prononcée sur une série d'accords qui avaient été notifiés dans les délais.

Or, si toutes ces considérations poussent à donner la priorité à l'idée de la validité en faveur d'anciennes ententes notifiées dans les délais, non seulement il faut autoriser la protection de ces ententes à l'aide de mesures provisoires, mais encore il semble approprié d'admettre sur la base de cette validité provisoire une action en dommages-intérêts contre le partenaire coupable d'avoir rompu le contrat (c'est manifestement uniquement de cela qu'il s'agit dans le procès principal devant le
tribunal de Bruxelles). Au fond, nous sommes placés devant la nécessité de procéder à une conciliation d'intérêts. D'un côté, il y a l'intérêt à l'exécution d'accords qui ont été validement conclus et dont la violation entraîne souvent l'effondrement définitif de tout un système. De l'autre côté, il y a l'intérêt général au maintien des règles de concurrence, intérêt qui est d'ailleurs affecté par la possibilité généralement admise d'exécuter volontairement les accords en question. Enfin, si on
songe encore que le risque d'une grave atteinte au droit de la concurrence résultant des accords notifiés qui ne peuvent manifestement pas bénéficier d'une exemption peut être écarté au moyen de communications de la Commission, conformément à l'article 15, paragraphe 6, du règlement no 17 (c'est-à-dire par des mesures qui, certes, doivent conduire à une suspension de la procédure devant le juge national), le résultat auquel aboutit la conciliation des intérêts semble tout à fait clair. En effet,
dans le cas où l'exemption est refusée par la suite, il semblerait plus approprié d'inviter celui qui a résilié un contrat à exercer une action en compensation plutôt que d'exposer celui qui est resté fidèle au contrat au risque d'un préjudice irréparable du fait de l'exclusion de la possibilité de faire sanctionner l'accord par les tribunaux.

Notre opinion est donc claire; selon le système du droit de la concurrence dans la Communauté, tel qu'il a été établi dans le règlement no 17, et compte tenu de l'idée essentielle qui a inspiré l'arrêt Bosch, la notion de validité provisoire doit être interprétée en ce sens qu'elle autorise à faire valoir des droits à indemnité sur la base d'anciennes ententes dûment notifiées, contre le partenaire qui s'est rendu coupable d'une rupture de contrat.

5 — Résumé

Après tout ce qui précède, la question déférée par le tribunal de commerce de Bruxelles appelle la réponse suivante :

A notre avis, la demande d'interprétation doit être déclarée irrecevable, parce qu'il est manifeste que la question soulevée n'intervient pas dans la solution du litige national.

Toutefois, si nous devions prendre position sur le contenu de la question, il y aurait lieu de dire que la validité provisoire d'anciennes ententes dûment notifiées autorise à faire valoir des droits à indemnité contre le participant à un accord qui a résilié celui-ci en invoquant l'article 85.

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( 1 ) Traduit de l'allemand.

( 2 ) Rechtsschutz und Verfahren im Recht der Europäischen Gemeinschaften, 1964, p, 104.


Synthèse
Numéro d'arrêt : 10-69
Date de la décision : 24/06/1969
Type de recours : Recours préjudiciel

Analyses

Demande de décision préjudicielle: Tribunal de commerce de Bruxelles - Belgique.

Ententes

Concurrence


Parties
Demandeurs : S.A. Portelange
Défendeurs : S.A. Smith Corona Marchant International et autres.

Composition du Tribunal
Avocat général : Roemer
Rapporteur ?: Monaco

Origine de la décision
Date de l'import : 23/06/2022
Fonds documentaire ?: http: publications.europa.eu
Identifiant ECLI : ECLI:EU:C:1969:28

Source

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