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21/11/1967 | CJUE | N°23-67

CJUE | CJUE, Conclusions de l'avocat général Roemer présentées le 21 novembre 1967., SA Brasserie de Haecht contre Consorts Wilkin-Janssen., 21/11/1967, 23-67


Conclusions de l'avocat général M. Karl Roemer,

présentées le 21 novembre 1967 ( 1 )

Monsieur le Président, Messieurs les Juges,

L'instance préjudicielle dans laquelle nous sommes appelé à présenter nos conclusions porte sur l'interprétation des dispositions du traité C.E.E. qui régissent les ententes. Voici de quoi il s'agit.

Au cours de l'année 1963, trois contrats ont été conclus entre les parties à l'instance au principal, la «Brasserie de Haecht», société anonyme de droit belge, ayant son siège à Boortmeerbeek, d'une part, et

les exploitants d'un débit de boissons situé à Esneux (Belgique), d'autre part. Il y était con...

Conclusions de l'avocat général M. Karl Roemer,

présentées le 21 novembre 1967 ( 1 )

Monsieur le Président, Messieurs les Juges,

L'instance préjudicielle dans laquelle nous sommes appelé à présenter nos conclusions porte sur l'interprétation des dispositions du traité C.E.E. qui régissent les ententes. Voici de quoi il s'agit.

Au cours de l'année 1963, trois contrats ont été conclus entre les parties à l'instance au principal, la «Brasserie de Haecht», société anonyme de droit belge, ayant son siège à Boortmeerbeek, d'une part, et les exploitants d'un débit de boissons situé à Esneux (Belgique), d'autre part. Il y était convenu que la Brasserie prêtait, à usage, du matériel de café et avançait deux sommes d'argent; en contrepartie, les cafetiers s'engageaient à s'approvisionner en boissons chez elle seule, tant pour leurs
besoins personnels qu'en vue du débit de leur établissement. Il était stipulé que les infractions à cette clause d'exclusivité pouvaient entraîner la résolution des contrats aux torts des emprunteurs ainsi que des dommages-intérêts conventionnels. Selon le tribunal qui vous saisit, les engagements devaient s'étendre sur une période d'au moins 15 années. Mais, au cours de la présente instance, la «Brasserie de Haecht» fait valoir que, selon le droit belge, cette période peut être de 9 ans au plus. Ce
détail paraît toutefois de peu d'importance pour notre sujet. Le point capital, c'est que les exploitants du café n'ont apparemment pas respecté leur obligation de s'approvisionner en boissons exclusivement auprès de la «Brasserie de Haecht» (nous dirons, pour abréger: qu'ils ont manqué à leur «engagement d'achat exclusif»). Voilà ce qui a déterminé la «Brasserie de Haecht» à intenter, devant le tribunal de commerce de Liège, une action tendant à la résolution, aux torts des défendeurs des contrats
de prêt avenus entre les parties, à la restitution du matériel prêté et au paiement des dommages-intérêts stipulés dans les clauses pénales.

Les cafetiers assignés ont fondé leur système de défense sur le droit communautaire des ententes, en soutenant que les contrats litigieux sont nuls parce qu'ils sont de nature «à affecter le commerce entre États membres», selon les prévisions de l'article 85 du traité C.E.E. Pour apprécier s'il en est ainsi, déclaraient les défendeurs, il faut non pas envisager isolément les trois contrats invoqués, mais bien avoir égard au fait qu'entre la Brasserie et de nombreux autres débitants ainsi qu'entre
d'autres brasseries belges et leurs débitants, il existe des conventions analogues qui, sous la menace de lourdes sanctions, empêchent les cafetiers de débiter les bières en provenance des autres États membres.

Les défendeurs ayant invoqué à l'appui de leur thèse des opinions exprimées dans la doctrine, le tribunal de commerce a cru bon de ne pas passer outre, mais de surseoir à statuer: le 8 mai 1967, il a donc rendu un jugement, par lequel il nous soumet la question suivante :

«Y a-t-il lieu pour apprécier si les contrats litigieux sont interdits par l'article 85, paragraphe 1, du traité de Rome de tenir compte du contexte économique et de l'ensemble du marché, c'est-à-dire, en l'espèce, de l'existence simultanée d'un grand nombre de contrats du même genre imposés par un nombre réduit de brasseries belges à une fraction très importante de débitants de boissons ou faut-il s'en tenir à l'examen des effets exercés sur le marché par lesdites conventions envisagées isolément?»

Cette question a donné lieu au dépôt, en vertu de l'article 20 du statut C.E.E. de la Cour, d'observations écrites des parties à l'instance devant la juridiction nationale ainsi que de la Commission des Communautés européennes. En outre, au cours des débats, les parties et la Commission, par la voix de leurs mandataires, ont développé leurs thèses en se référant aussi à des consultations de professeurs d'université. C'est ainsi que la matière qui vous est soumise a pris un relief que l'intérêt
plutôt modeste de l'instance au principal ne faisait pas présager.

Examinons maintenant comment analyser ces opinions et quelle est, dans un cas tel que celui qui est soumis à la Cour, l'interprétation qu'elle peut donner en vue de contribuer à la mise en œuvre du droit communautaire des ententes.

Réponse à donner à la question

Au seuil de cet examen, nous voudrions faire observer que nous estimons parfaitement concevable qu'un seul et unique contrat de livraison à long terme, conclu entre deux entreprises d'un même État membre, puisse remplir les conditions prévues à l'article 85, paragraphe 1, du traité C.E.E., c'est-à-dire puisse affecter d'une manière perceptible («spürbare Beeinträchtigung») le commerce interétatique et la concurrence, dans le cas où le revendeur se voit interdire de distribuer les produits
concurrents. Il peut en être ainsi dans le cas du commerce d'appareils d'une haute technicité, pour la distribution desquels on ne trouve à faire appel, dans l'État membre intéressé, qu'à un seul intermédiaire ayant les connaissances techniques requises. Si cet intermédiaire est lié à un producteur par un engagement exclusif, il est possible que les producteurs étrangers qui ne parviennent pas à brève échéance à trouver les distributeurs compétents soient empêchés pour une longue période d'écouler
avec succès leurs produits dans l'État membre intéressé. Mais on estime, généralement que ces cas constituent de rares exceptions. Il est certain (c'est ce que la juridiction liégeoise admet, elle aussi) qu'il ne faut pas, quand on les considère isolément, ranger parmi eux les contrats de brasserie conclus en vue de la distribution sur le territoire national et imposant des clauses d'exclusivité aux débitants. C'est la raison pour laquelle, dans son jugement, le tribunal de commerce de Liège demande
si, pour les apprécier au regard de l'article 85 du traité C.E.E., il faut tenir compte de l'existence simultanée de nombreux contrats analogues conclus, soit par une seule brasserie en vue de l'édification de son réseau de vente, soit par plusieurs brasseries établies dans le même État membre.

Si nous nous penchons sur l'article 85 pour voir s'il prescrit d'envisager ainsi dans leur ensemble un grand nombre de conventions ayant des incidences sur la concurrence, nous sommes forcés de constater que son texte ne permet pas de dégager une réponse nette. Sans doute, dans le droit des ententes, paraît-il indiqué d'apprécier tout d'abord les conventions isolément et peut-on effectivement découvrir dans l'article 85 des éléments qui plaident en faveur de cette façon de procéder. Telle est, dans
le paragraphe 1, l'expression «ont pour objet» (de restreindre le jeu de la concurrence), car elle s'attache à la volonté des intéressés, à ce qui est en leur pouvoir; il en va de même pour la condition d'exemption énoncée sous la lettre b dans le paragraphe 3, selon laquelle il ne faut pas que les entreprises intéressées aient la possibilité, pour une partie substantielle des produits en cause, d'éliminer la concurrence (condition qui vise apparemment les entreprises liées par un accord isolé). En
revanche, le paragraphe 1 parle aussi des accords en disant simplement qu'ils doivent être «susceptibles» d'affecter le commerce entre États membres et avoir «pour effet» de restreindre le jeu de la concurrence: ce sont là des expressions qui permettent d'envisager les accords d'un point de vue objectif et qui n'excluent pas la possibilité de tenir compte d'éléments extrinsèques à l'accord à apprécier, c'est-à-dire notamment d'autres accords parallèles. La possibilité de tenir compte de ces éléments
extrinsèques n'est pas davantage exclue par la condition d'un lien de causalité entre l'accord considéré et les effets définis à l'article 85, car il est bien évident que, lorsqu'il appert que l'effet nocif visé par l'article 85 n'est produit que par le jeu combiné de plusieurs accords, rien ne permet de dénier un rôle causal à un de ces accords, envisagé isolément.

Pour résoudre le problème, force nous est dès lors de pousser plus loin les investigations.

C'est ce que les parties ont fait au cours de la procédure, en commençant par se référer aux arrêts que la Cour a déjà rendus en matière de droit communautaire des ententes. Mais (disons-le d'emblée) il paraît douteux que cette manière de procéder puisse donner de meilleurs résultats: les parties à l'instance au principal n'ont-elles pas, chacune de leur côté, recouru à ce procédé pour démontrer leurs thèses diamétralement opposées? — Entrent en ligne de compte l'arrêt «Grundig» ainsi que l'arrêt
préjudiciel «Maschinenbau Ulm», mais non pas (contrairement à ce que croit la «Brasserie de Haecht») celui qui a été rendu dans les affaires jointes 8 à 11-66. Sans doute ce dernier contient-il un passage déclarant indispensable «la constatation explicite que l'espèce, considérée dans son individualité, réunit toutes les conditions prévues par l'article 85, paragraphe 1». Mais l'objet de ce procès démontre à l'évidence qu'en faisant l'observation que nous avons rappelée, la Cour ne pouvait pas avoir
l'intention de se prononcer sur les problèmes qui nous occupent actuellement. D'ailleurs, quoique dans une moindre mesure, une réserve analogue s'impose même pour les deux arrêts que nous avons cités en premier lieu: eux non plus n'avaient pas spécifiquement à résoudre le problème avec lequel nous sommes confrontés dans la présente instance. Aussi convient-il, en tout cas, de faire preuve de prudence en exploitant ces arrêts, même si le caractère général des termes qu'ils utilisent ou les opinions
qu'ils énoncent sur des problèmes analogues donnent la tentation d'y chercher une solution.

C'est la «Brasserie de Haecht» surtout qui invoque l'arrêt«Grundig» : elle relève qu'à cette occasion la Cour a mis l'accent sur l'objet de l'accord qu'elle devait apprécier, mais a refusé d'examiner les effets qu'il exerçait sur le marché (à l'égard de la concurrence entre les divers producteurs). Cependant, il serait inexact d'en conclure que, dans l'esprit de la Cour, il n'est pas possible de procéder d'une autre manière: en effet, il est évident qu'aux termes de l'article 85, lorsque l'objet de
l'accord ne suffit pas pour qu'on puisse l'apprécier au regard du droit des ententes, force est de s'attacher à ses effets. De même, l'arrêt «Grundig» ne fournit aucun enseignement utile pour résoudre le cas qui nous est soumis, quand il déclare qu'un système de distribution doit être envisagé dans son ensemble (observation qui avait trait à la prise en considération des interdictions d'exporter imposées aux autres grossistes). En effet, on aurait tort d'en déduire que l'article 85 permet uniquement
de porter un jugement global sur des systèmes cohérents comportant plusieurs accords interdépendants et inspirés par le même «animus contrahendi», et cela pour la bonne raison que l'affaire «Grundig» n'a nullement évoqué la question de savoir comment apprécier un grand nombre d'accords parallèles qui sont conclus par des entreprises différentes et qui sont sans aucun lien les uns avec les autres.

En revanche, il pourrait être plus fructueux de recourir aux constatations contenues dans l'arrêt «Maschinenbau Ulm», bien que celui-ci ne fournisse pas non plus d'indications parfaitement nettes. — C'est ainsi qu'il est possible de relever dans cet arrêt (c'est ce qu'a fait la «Brasserie de Haecht») des phrases qui plaident pour que les accords soient envisagés isolément, par exemple quand la Cour dit qu'il faut examiner si l'accord dont s'agit peut entraver la ralisation d'un marché unique
(«beurteilen, ob die fragliche Vereinbarung der Errichtung eines einheitlichen Marktes hinderlich sein kann» — édition allemande du Recueil, XII, p. 303) ; par exemple encore, quand la Cour souligne que le point déterminant est de savoir «s'il (le contrat considéré) est en mesure… de cloisonner le marché de certains produits…»; de même, quand elle déclare que «les altérations du jeu de la concurrence, visées par l'article 85, paragraphe 1, doivent résulter de tout ou partie des clauses de l'accord
lui-même»; enfin, quand elle exige que «le jeu de la concurrence» soit «entendu dans le cadre réel où il se produirait à défaut de l'accord litigieux». D'autre part (et c'est sur quoi les défendeurs devant le tribunal de commerce de Liège insistent), l'arrêt en question énonce également des considérations qui paraissent indiquer qu'il est indispensable de pousser l'examen plus loin. Il en est ainsi des passages qui parlent de l' «évaluation économique» nécessaire pour apprécier les répercussions de
l'accord, d' «une situation de fait particulière», du «contexte économique» dans lequel l'accord doit être appliqué, ou encore du passage où il est dit que, pour affecter le commerce entre États membres, «l'accord… doit, sur la base d'un ensemble d'éléments objectifs de droit ou de fait, permettre d'envisager avec un degré de probabilité suffisant qu'il puisse exercer une influence directe ou indirecte, actuelle ou potentielle, sur les courants d'échanges entre États membres». Enfin, un examen plus
poussé en vue de la solution de notre problème paraît être imposé par le passage de l'arrêt qui exige de «prendre en considération… le caractère isolé de l'accord litigieux ou, au contraire, la place de celui-ci dans un ensemble d'accords». Effectivement, cette exigence apparaît comme inconciliable avec la thèse selon laquelle l'examen des accords restreignant la concurrence doit toujours se faire isolément, chacun des accords étant considéré dans son individualité, encore qu'on n'aperçoive pas avec
toute la clarté requise comment il faut comprendre exactement l'expression «la place de l'accord dans un ensemble d'accords» : vise-t-elle uniquement les systèmes interdépendants qu'un fournisseur a mis sur pied, ou bien un grand nombre d'accords existant parallèlement sans présenter de liens d'interdépendance?

Force est de reconnaître que le seul moyen d'y voir clair, c'est de partir de la «ratio legis» des dispositions du traité C.E.E. qui régissent les ententes. Voici les considérations qui doivent nous retenir à cet égard.

Nous savons que le rôle du droit communautaire des ententes est d'empêcher que la réalisation du marché commun (qui s'accomplit tant par l'abolition que par la mise en œuvre d'actes relevant de la souveraineté nationale) ne soit entravée ou vouée à l'échec par le fait que des particuliers concluent, en matière de concurrence, des accords qui affectent le commerce international et établissent des cloisonnements d'origine privée là où les cloisonnements d'origine étatique disparaissent. Pour que cette
mission soit parfaitement remplie, c'est-à-dire pour qu'il ne subsiste aucune lacune dans le système, il peut s'avérer nécessaire de donner une interprétation extensive aux dispositions du droit des ententes. C'est exactement ce qui se passe dans un cas tel que celui qui nous est soumis. Nous avons affaire à des accords qui, envisagés isolément, se révèlent parfaitement inoffensifs pour le marché commun (et c'est d'ailleurs pour cela qu'ils n'ont pas été englobés dans le champ d'application du
règlement no 67/67 relatif aux dérogations par catégories). Il est même permis de dire que le résultat reste pratiquement le même si on apprécie globalement l'ensemble du système de distribution de chacune des brasseries prise isolément: en effet, lorsque le nombre de ces systèmes de distribution est élevé (en Belgique il approcherait de 300), il est difficile d'admettre qu'un de ces systèmes entraîne à lui seul une altération perceptible du commerce interétatique. En revanche, il est parfaitement
concevable que cet effet apparaisse, dès lors qu'on envisage le jeu combiné de tous les contrats de brasserie conclus dans un État membre en vue de la distribution de la bière dans le pays. Si on tient compte de leur durée et de la sanction efficace dont les clauses pénales les assortissent, et si on constate en même temps que, dans un État membre, la bière est principalement écoulée par le truchement de «cafetiers liés» (le surplus des débouchés ne représentant qu'un faible pourcentage) et que des
raisons de droit ou de fait rendent malaisée l'ouverture d'autres débits de boissons, il est possible qu'on soit amené à reconnaître que le marché national se trouve fortement cloisonné et que des entraves sont apportées au commerce interétatique, étant donné qu'il est bien difficile aux producteurs étrangers de s'introduire sur un tel marché. Si, dans une situation de ce genre (qui, évidemment ne peut manquer de paraître bien théorique, mais qu'il n'est toutefois pas impossible d'imaginer), on se
voyait tenu d'envisager chacun des accords isolément et empêché dès lors d'appliquer l'article 85 du traité, cela pourrait faire apparaître dans le système du droit des ententes une dangereuse lacune, que les législations nationales en la matière se révèlent inaptes à combler (puisque, normalement, elles ne se soucient pas des échanges interétatiques) ; et l'article 86 du traité n'y apporterait même pas de remède, car il vise uniquement l'abus que font les entreprises de leur position dominante sur
le marché, c'est-à-dire tout au plus les cas où il y a oligopole, mais non pas l'hypothèse dans laquelle plusieurs entreprises adoptent, chacune de son côté, des pratiques analogues.

Aussi sommes-nous tentés de penser que les éléments contenus dans l'arrêt «Maschinenbau Ulm» et la prise en considération des objectifs visés par le traité dans ses dispositions en matière d'ententes permettent l'interprétation d'après laquelle, lorsqu'il s'agit d'apprécier des accords de distribution imposant au concessionnaire un engagement d'achat exclusif, on est en droit de tenir compte de l'existence d'accords analogues conclus par d'autres entreprises.

Au surplus, cette opinion n'est que renforcée quand on jette un regard sur le droit national des ententes, notamment sur la loi allemande contre les restrictions à la concurrence. Nous en citerons le paragraphe 18, disposition qui se prête le mieux à une comparaison à propos des problèmes qui se posent ici. Voici ce qu'on lit dans ce texte :

«L'instance compétente en matière d'ententes peut, avec effet immédiat ou à compter d'une date ultérieure qu'elle déterminera, déclarer de nul effet les contrats conclus entre des entreprises relativement à des produits…, pour autant que ces contrats… restreignent les possibilités d'un des contractants de se faire livrer d'autres produits… par des tiers… et ont ainsi pour effet de restreindre injustement l'accès d'autres entreprises à un marché, ou pour autant que l'ampleur de ces restrictions a
pour effet de porter une atteinte importante à la concurrence sur le marché de ces produits ou d'autres produits… Ne sera pas considérée comme injuste, au sens où ce terme est compris dans la première phrase, une restriction insignifiante par rapport aux possibilités d'offre et de demande qui subsistent pour les autres entreprises.» Deux choses méritent d'être relevées à propos de cette disposition; tout d'abord, c'est que, dans la loi allemande sur les cartels, elle figure dans la section «Autres
contrats» et non pas dans la section régissant le contrôle des entreprises exploitant d'une façon abusive la position dominante qu'elles occupent sur le marché (paragraphes 22 et suivants). L'autre point qui mérite d'être relevé, c'est que les commentateurs de cette disposition sont unanimes à souligner qu'il ne suffit pas d'apprécier les contrats visés par le paragraphe 18 en les considérant dans leur individualité, mais qu'il faut envisager l'ensemble des engagements existant entre les offrants et
les preneurs (examen pour lequel, d'ailleurs, la question du rôle de cause à effet que joue un des contrats dans les conséquences répréhensibles ne semble pas présenter de difficultés). Bien entendu, nous ne pouvons pas nous considérer comme liés par les indications que fournit le droit national des ententes; néanmoins, cet exemple devrait nous faire réfléchir.

Cependant, cela ne suffit pas à rendre nos conclusions inébranlables. Nous devons encore examiner certaines objections relatives aux difficultés que peut présenter la solution à laquelle nous avons abouti jusqu'à présent: quelques développements sont nécessaires pour les réfuter. C'est ainsi qu'on a allégué que si, dans le cadre de l'article 85, paragraphe 1, il faut tenir compte des contrats de brasserie conclus par toutes les brasseries établies dans un État membre, cela entraîne une insécurité
juridique intolérable, les souscripteurs de chacun de ces contrats n'ayant pas la possibilité de connaître le nombre et le contenu de tous les autres accords (dont certains peuvent avoir été conclus avec l'étranger) et de prévoir ainsi les conséquences juridiques de leurs engagements. Cette insécurité est accrue, a-t-on dit, par les fluctuations qui se produisent constamment dans les engagements stipulés par les brasseries: si l'accroissement du nombre de ces engagements doit faire craindre l'entrée
en jeu du droit des ententes, sa réduction écarte l'incidence de cette réglementation. De plus, cette insécurité permet mal de délimiter les champs d'application des législations nationales en matière d'ententes, d'une part, et du droit communautaire des ententes, de l'autre, parce que le risque d'une atteinte portée au commerce et, partant, la possibilité de l'intervention du droit communautaire n'existent que si les engagements de distribution exclusive atteignent une certaine densité dans l'État
membre considéré.

Effectivement, on ne saurait nier que certaines difficultés surgissent à ce propos. Mais il ne faut pas non plus en surestimer l'importance.

Tout d'abord, force est de reconnaître que, dans le droit des ententes, un certain facteur d'insécurité n'est jamais tout à fait exclu, puisque l'appréciation y dépend largement des conditions du marché: et, par la force des choses, elles sont sujettes à de constantes modifications.

Ensuite, il ne faut pas perdre de vue qu'au moins en ce qui concerne certains effets juridiques importants, l'insécurité qu'on redoute est écartée, même dans le cas où on se livre à un examen global objectif, et cela dans la mesure où il faut tenir compte, en plus (comme en matière de responsabilité aquilienne et en droit pénal), de l'élément subjectif résidant dans le comportement générateur de responsabilité.

Un problème ne se pose somme toute qu'en ce qui concerne la nullité en droit civil: dans le système de l'article 85, elle a un effet rétroactif lorsque les conditions d'exemption ne sont pas remplies (tandis que le droit allemand des ententes est plus souple, puisque le paragraphe 18 de la loi prévoit que la nullité est prononcée «ex nunc» ou même ultérieurement). Cependant, force est de reconnaître que ce phénomène (nullité en droit civil en cas d'infractions objectives à la loi) se retrouve
ailleurs en droit économique et que les problèmes présenteraient à peu près la même acuité si (seule autre éventualité possible) il fallait envisager l'application de l'article 86 du traité dans des situations telles que celle de l'espèce: en effet, selon l'opinion courante, même en cas d'infraction à l'article 86, il faut considérer que les actes juridiques en cause sont nuls en droit civil.

D'ailleurs, il faut aussi reconnaître que le problème perd de son acuité grâce à certaines considérations développées par la Commission. Il est, en effet, plus que probable que les contractants ne sont pas absolument dans l'impossibilité de prévoir les conséquences juridiques de leurs engagements. En réalité, il s'agit pour eux, non de connaître toutes les particularités des différents accords, mais simplement de se faire une idée de l'ordre de grandeur des atteintes que le jeu combiné de ceux-ci a
pour effet de porter au commerce et à la concurrence. La chose est parfaitement possible, à tout le moins pour les gros producteurs d'un État membre, qui se livrent à une vaste étude du marché. S'ils sont amenés à constater que, pour l'ensemble des engagements, la limite permise pourrait être atteinte (hypothèse qui, nous l'avons déjà souligné, est plus théorique que réelle dans le domaine des contrats de brasserie), il est vraisemblable qu'ils s'adresseront en temps utile à la Commission, en lui
demandant d'examiner la possibilité d'accorder une exemption, conformément à l'article 85, paragraphe 3. Quant à la Commission, tout d'abord, il faut s'attendre à ce qu'elle fasse preuve de largeur de vue dans l'application de cette disposition (en reconnaissant qu'en général, par leurs divers éléments, les contrats de brasserie sont inoffensifs et même utiles en tant qu'instruments d'une bonne organisation de la distribution) ; ensuite, si elle estime l'exemption impossible, il est à prévoir qu'au
cours de la procédure administrative, elle donnera en temps utile les indications qui s'imposent, contribuant ainsi à réduire l'insécurité dont nous avons parlé. En outre, il faut escompter qu'en pareil cas elle ne procédera pas en se plaçant à un point de vue purement chronologique (c'est-à-dire en commençant par s'en prendre aux contrats conclus en dernier lieu), mais qu'elle entreprendra (comme le prévoit aussi le droit allemand des ententes) de mettre en balance les intérêts en présence, ce qui
peut l'amener à sévir en premier lieu contre les contrats qui affectent le plus gravement le commerce entre États membres. Si on envisage les choses de cette façon, ce seront précisément les commerçants qui ont de la peine à se livrer à une étude du marché (tels que les petites brasseries et les petits débitants) qui devront le moins craindre que leurs contrats ne tombent sous le coup de la nullité, prévue par le droit des ententes.

Aussi croyons-nous en définitive pouvoir dire que, malgré les difficultés dont il a été fait état et qu'il n'est certainement pas possible d'éliminer entièrement, il est permis d'interpréter l'article 85, paragraphe 1, du traité dans ce sens que, pour apprécier les contrats conclus en vue de la livraison sur le territoire national et imposant des clauses d'exclusivité aux distributeurs, on est en droit de tenir compte de l'existence de contrats analogues conclus par d'autres intéressés.

Dès lors qu'on admet que cette conclusion est défendable en principe, il convient, dans le cadre de la présente demande d'interprétation, de dire encore un mot des éléments qui doivent entrer en ligne de compte lors de l'examen étendu dont nous avons parlé. C'est ainsi qu'il faudra s'attacher au nombre des engagements souscrits, à leur durée, aux quantités des marchandises à écouler sur lesquelles ils portent, à la proportion existant entre ces quantités et celles qui sont écoulées par les
distributeurs libres, au volume des engagements souscrits envers des producteurs étrangers, à la densité des engagements souscrits dans des aires géographiques déterminées, à une comparaison avec les ventes effectuées indépendamment des cafés et à la tendance de ces ventes ainsi qu'à la possibilité d'ouvrir d'autres cafés ou d'accaparer toute une chaîne de points de vente. Il faut tenir compte enfin de l'importance des brasseries qui font souscrire les engagements et du volume des ventes faisant
l'objet d'un contrat isolé; en effet, même lorsque le point critique à compter duquel le commerce est affecté semble atteint (ce qui ne paraît guère être le cas, si on tient compte du fait qu'en Belgique les«cafetiers liés» ne représentent qu'environ 50 % de l'ensemble des cafetiers et que l'importation de bière va en augmentant dans ce pays), les petites brasseries (telles que la «Brasserie de Haecht», qui ne vend même pas 2 % de la bière produite en Belgique) et les petits débitants (tels que les
défendeurs, qui ont un chiffre d'affaires annuel de 42 hectolitres) sont les derniers à devoir craindre la nullité de leurs contrats.

Il est évident qu'une juridiction nationale de droit privé aura du mal à apprécier tous ces éléments. Mais, ici aussi, ce qu'il faut chercher à déterminer avant tout, c'est un ordre de grandeur. En effet, même si la juridiction nationale avait l'impression que les conditions d'application de l'article 85, paragraphe 1, sont remplies, elle ne pourrait pas se contenter de déclarer que les contrats de brasserie sont nuls. Ainsi qu'il ressort des articles 4 et 6 du règlement no 17, même en l'absence de
notification, ces contrats peuvent bénéficier d'une exemption par la Commission, avec effet rétroactif au jour de leur conclusion. Aussi, pour éviter que des décisions contradictoires ne soient rendues par la Commission, d'une part, et par les juridictions nationales, de l'autre, est-il recommandable en pareil cas de surseoir à statuer dans l'instance judiciaire et de laisser aux intéressés le soin de faire élucider la situation au regard du droit des ententes par la Commission, qui dispose en tout
cas de moyens efficaces d'investigation.

Récapitulation

Compte tenu de toutes ces considérations, voici comment nous vous proposons de répondre à la question qui vous a été posée :

Pour apprécier au regard du droit des ententes des contrats de brasserie conclus en vue de la distribution sur le territoire national et assortis d'une obligation d'achat exclusif, contrats dont la nature ne permet pas de dire, lorsqu'ils sont envisagés isolément, qu'ils tombent sous le coup de l'article 85, paragraphe 1, du traité C.E.E., il faut tenir compte de l'existence éventuelle de contrats du même genre conclus par un fournisseur et par d'autres fournisseurs avec d'autres débitants. A cet
égard, il convient de prendre en considération le nombre de ces contrats, leur durée, les quantités des marchandises à écouler sur lesquelles ils portent, la proportion de celles-ci par rapport à celles qui sont écoulées par les distributeurs libres et la possibilité de créer d'autres circuits de vente. Avant de prononcer la nullité d'un contrat de ce genre, il faudrait surseoir à statuer dans l'instance judiciaire et faire en sorte que la Commission ait l'occasion d'apprécier la situation au regard
du droit des ententes conformément à l'article 6 du règlement no 17.

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( 1 ) Traduit de l'allemand.


Synthèse
Numéro d'arrêt : 23-67
Date de la décision : 21/11/1967
Type de recours : Recours préjudiciel

Analyses

Demande de décision préjudicielle: Tribunal de commerce de Liège - Belgique.

Ententes

Concurrence

Contrats d'exclusivité


Parties
Demandeurs : SA Brasserie de Haecht
Défendeurs : Consorts Wilkin-Janssen.

Composition du Tribunal
Avocat général : Roemer
Rapporteur ?: Lecourt

Origine de la décision
Date de l'import : 23/06/2022
Fonds documentaire ?: http: publications.europa.eu
Identifiant ECLI : ECLI:EU:C:1967:43

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