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01/06/1967 | CJUE | N°2-67

CJUE | CJUE, Conclusions de l'avocat général Roemer présentées le 1 juin 1967., Auguste de Moor contre Caisse de pension des employés privés., 01/06/1967, 2-67


Conclusions de l'avocat général M. Karl Roemer,

présentées le 1er juin 1967 ( 1 )

Sommaire

  Introduction (exposé des faits, questions déférées par le tribunal de renvoi)


  Réponse a...

Conclusions de l'avocat général M. Karl Roemer,

présentées le 1er juin 1967 ( 1 )

Sommaire

  Introduction (exposé des faits, questions déférées par le tribunal de renvoi)
  Réponse aux questions posées
  1. Objections soulevées par la défenderesse dans le procès devant le juge luxembourgeois
  2. Réponse à la première question
  3. Réponse à la seconde question
  4. Résumé et conclusions

Monsieur le Président, Messieurs les Juges,

Le présent procès, qui a pour origine une demande de la «Cour supérieure de justice» luxembourgeoise, «formée en Cour de cassation», nous donne pour la première fois l'occasion de présenter des conclusions sur une matière peu claire et difficilement accessible, la sécurité sociale des travailleurs migrants.

Nos conclusions porteront sur les faits suivants:

Au cours de sa carrière, le requérant dans le litige devant le juge luxembourgeois a exercé la profession de représentant de commerce successivement en Allemagne, en Belgique et au Luxembourg; il s'est affilié aux régimes de sécurité sociale de chacun de ces pays au titre de l'assurance-vieillesse. Lorsque, le 24 janvier 1958, date à laquelle il résidait et exerçait une activité dans le Grand-Duché de Luxembourg (à Bertrange), il eût accompli sa 65e année et atteint ainsi la limite d'âge requise par
les législations de ces trois États membres, il n'a pas pu saisir la Caisse de pension luxembourgeoise des employés privés d'une demande de pension de vieillesse, parce qu'il n'avait pas encore accompli le stage d'assurance de dix ans requis en l'occurrence. Cette condition n'a été remplie que le 1er juillet 1959, après qu'il eût continué d'exercer son activité. Lorsqu'il s'est agi par la suite de déterminer le montant de la pension de vieillesse, les institutions d'assurance des trois États membres
s'en sont tenues au règlement no 3 du Conseil sur la sécurité sociale des travailleurs migrants. A ce propos, il faut savoir qu'aux termes de la législation luxembourgeoise, comme à ceux de la législation belge, le requérant avait droit à la prestation sans recourir à la totalisation des périodes d'assurance accomplies dans les différents Etats membres, alors que, suivant le régime allemand de sécurité sociale, qui exige un stage de quinze ans, il ne pouvait bénéficier de la prestation qu'en tenant
compte des périodes d'assurance accomplies dans les autres États membres. Appliquant l'article 28, paragraphe 1, b, du réglement no 3, l'institution d'assurance luxembourgeoise (voir la décision de la «sous-commission des pensions» du 24 octobre 1962) a tout d'abord déterminé le montant de la prestation à laquelle l'intéressé aurait droit suivant la législation luxembourgeoise si toutes les périodes d'assurance avaient été accomplies à Luxembourg. Par suite, le montant de la prestation d'assurance à
verser par l'institution luxembourgeoise a été déterminé sur la base de ce montant («théorique»), «au prorata de la durée des périodes accomplies sous la législation luxembourgeoise avant la réalisation du risque par rapport à la durée totale des périodes accomplies sous les législations de tous les États membres intéressés avant la réalisation du risque». Cette méthode de calcul — nous avons cité presque textuellement l'article 28 du règlement no 3 — est appelée de façon générale «proratisation».

Dans le cas du requérant, elle a abouti, pour la prestation d'assurance à verser par l'institution luxembourgeoise, à un résultat inférieur à celui qu'aurait donné le calcul de la pension d'après le droit luxembourgeois, en fonction des seules périodes d'assurance accomplies à Luxembourg: en effet, la pension de vieillesse versée par les institutions luxembourgeoises se compose d'une part fixe («part fondamentale») qui est indépendante de la période d'assurance, et d'une part complémentaire qui est
calculée en fonction de cette dernière.

On comprend que le requérant n'ait pas voulu accepter ce résultat et qu'il ait saisi le Conseil arbitral des assurances sociales. Il demandait en premier lieu que son cas soit jugé uniquement d'après le droit luxembourgeois et en tenant compte des seules périodes d'assurance accomplies à Luxembourg, parce qu'il n'était pas nécessaire pour lui de prendre en compte (c'est-à-dire de totaliser, comme le prévoit l'article 27 du règlement no 3) les périodes d'assurance accomplies dans les autres États
membres. Dans ces conditions, selon le requérant, il ne serait pas possible de recourir à la proratisation. En tout cas, conformément à l'article 28, paragraphe 1, e, du règlement no 3, il serait inadmissible de tenir compte dans ce calcul des périodes d'assurance effectuées en Belgique et des prestations dues en ce pays; en effet, aux termes de la loi belge du 12 juillet 1957 (modifiée par la loi du 3 avril 1962), le montant de la pension dû par l'institution belge n'est pas versé, bien que l'âge
limite ait été atteint et bien que toutes les autres conditions soient remplies, aussi longtemps que l'intéressé continue d'exercer une activité professionnelle, comme en l'espèce.

Par jugement du 27 novembre 1963, le Conseil arbitral a donné raison au requérant et réformé la décision de la Caisse. Mais les choses n'en sont pas restées là; la Caisse ayant fait appel, une décision du Conseil supérieur des assurances sociales du 19 novembre 1964 a rétabli la décision initiale de la sous-commission des pensions. Elle a notamment souligné qu'en vertu de l'article 28, paragraphe 1, e, du règlement no 3, il n'était pas possible de ne pas tenir compte des périodes d'assurance
accomplies en Belgique, étant donné que les conditions requises par le droit belge pour l'ouverture du droit à pension sont remplies et que seul le paiement de la pension est suspendu du fait que l'intéressé continue d'exercer une activité.

Enfin, sur l'initiative du requérant, l'affaire est arrivée devant la plus haute instance luxembourgeoise, la Cour supérieure de justice, formée en Cour de cassation. Celle-ci a décidé que, pour juger le cas d'espèce, il était nécessaire de trancher certaines questions relevant du droit communautaire. C'est la raison pour laquelle, suivant les conclusions de son procureur général d'Etat, elle a décidé, le 5 janvier 1967, de suspendre la procédure et, conformément à l'article 177 du traité C.E.E., de
déférer à la Cour de justice des Communautés européennes la question de savoir «si l'article 28, paragraphe 1, début et lettre b, du règlement no 3 du Conseil de la Communauté économique européenne concernant la sécurité sociale des travailleurs migrants du 25 septembre 1958 est applicable pour fixer le montant de la rente de vieillesse due par la Caisse de pension des employés privés à Luxembourg, même au cas où cette application n'aurait pas pour effet l'acquisition, le maintien ou le recouvrement
du droit aux prestations dont il est question à l'article 27, paragraphe 1, dudit règlement no 3, et subsidiairement, si l'article 28 du même règlement no 3, considéré comme indistinctement applicable même en dehors des cas d'acquisition, de maintien ou de recouvrement du droit à des prestations, reste conforme à la disposition qui forme la base dudit article 28, à savoir l'article 51 du traité de Rome du 25 mars 1957, et dès lors pleinement valable?»

Conformément à l'article 20 du statut de la Cour, les parties au litige devant le juge national, les États membres, la Commission et le Conseil, ont eu l'occasion de donner leur avis sur ces questions. La Caisse de pension luxembourgeoise et la Commission ont déposé des observations écrites. En outre, au cours de la procédure orale, ces institutions et le requérant dans le litige devant le juge luxembourgeois ont fait de brefs exposés. A la lumière de ces observations et de la jurisprudence élaborée
jusqu'à présent par la Cour au sujet du règlement no 3, nous allons essayer maintenant de répondre aux questions qui ont été posées.

Réponse aux questions posées

1. Objections soulevées par la défenderesse dans le procès devant le juge luxembourgeois

Tout d'abord, nous devrons examiner brièvement certaines objections que la défenderesse dans le litige devant le juge luxembourgeois a soulevées dans ses observations. Il résulte de celles-ci que la Cour devrait se déclarer incompétente au sujet des questions dont elle a été saisie, étant donné que le litige proprement dit ne porterait pas sur le droit communautaire, mais sur l'interprétation du droit belge. On devrait également admettre que les objectifs de l'article 51 du traité ne couvriraient
pas des cas tels que celui d'espèce, car il s'agit d'un assuré qui, au moment où le traité C.E.E. a été signé, avait presque atteint sa 65e année et ne pouvait plus, en tant que travailleur migrant, bénéficier des facilités prévues par celui-ci, ni acquérir de nouveaux droits aux prestations.

Or, a notre avis, ces objections ne sont pas pertinentes.

En ce qui concerne tout d'abord la dernière question, comme l'a montré la Commission au cours des débats oraux, il résulte clairement des termes de plusieurs dispositions du règlement no 3 que celui-ci ne vise pas uniquement les cas dans lesquels des travailleurs migrants ont acquis des droits après l'entrée en vigueur du règlement, mais qu'il doit s'étendre également aux contrats de travail terminés avant son entrée en vigueur. C'est ce que montrent notamment les dispositions des articles 4, 27 et
28 (dans le chapitre sur la vieillesse et le décès) et 53. Il est donc fort possible que l'interprétation qui nous est demandée soit nécessaire pour le litige pendant devant la Cour luxembourgeoise, lequel doit être tranché sur la base du droit communautaire et dont la solution exige qu'il soit tenu compte également d'éléments qui n'ont plus pour conséquence l'acquisition de droits, à la seule condition qu'ils présentent de l'importance pour la loi nationale applicable. En conséquence, les questions
d'interprétation posées ne sont effectivement pas sans importance pour l'arrêt national.

Au sujet de la premiere objection soulevée par la défenderesse dans le litige devant le juge luxembourgeois, nous dirons qu'elle ne porte manifestement pas sur l'ensemble des questions déférées à la Cour, mais seulement, sauf erreur de notre part, sur la seconde partie de celles-ci, c'est-à-dire sur l'interprétation de l'article 28, paragraphe 1, alinéas e et f, du règlement no 3. De toute façon, la Cour devra donc se prononcer sur la question de savoir s'il est possible d'effectuer le calcul
proportionnel prévu par l'article 28, lorsqu'une totalisation des différentes périodes d'assurance n'est pas nécessaire à l'ouverture du droit aux prestations dans un État membre. Mais en outre, la Cour est aussi compétente pour interpréter la deuxième question. Sans doute, on peut admettre que la question de savoir si le requérant a définitivement acquis un droit aux prestations au regard du droit belge et si seule l'exécution de ce droit a été suspendue du fait que l'intéressé a continué d'exercer
une activité, a déjà été définitivement tranchée par les juges inférieurs luxembourgeois en tant que problème d'interprétation du droit étranger, c'est-à-dire que cette question ne pourrait plus être examinée par la Cour de cassation. Toutefois, la question de savoir quelle sera l'influence de cette conséquence juridique résultant du droit belge sur l'application du droit communautaire n'est pas résolue pour autant. Il est clair qu'il s'agit là aussi d'un problème d'interprétation du droit
communautaire et que la Cour n'est assurément pas incompétente pour le résoudre.

Enfin, mentionnons encore en passant qu'une demande de restitution en l'état antérieur émanant de la Caisse, partie défenderesse, et dirigée contre la décision de renvoi, a suscité certains problèmes dans le cadre du litige devant le juge luxembourgeois. Mais ces problèmes sont sans importance pour nous, étant donné que la Cour luxembourgeoise n'a pas demandé de sursis à statuer dans la procédure de renvoi. Il faut en conclure qu'elle estime de toute façon qu'une décision sur les questions déférées
est nécessaire pour qu'elle puisse rendre son arrêt, quelle que soit la suite donnée à la demande de restitution en l'état antérieur.

Ainsi, il n'y a heu de rejeter les questions déférées a la Cour pour aucune des raisons indiquées. Examinons donc quels sont les problèmes d'interprétation que ces questions soulèvent en particulier.

2. Réponse à la première question

Nous n'avons pas besoin de répéter le texte de la première question. En substance, il s'agit de savoir s'il est possible de calculer le montant dû par une institution d'assurance suivant le prorata prévu par l'article 28, paragraphe 1, b (ce qu'on appelle «proratisation»), même lorsqu'une totalisation des périodes d'assurance accomplies dans les différents États membres, selon l'article 27, n'est pas nécessaire à l'ouverture du droit à pension.

Cependant, comme la Commission le souligne a juste titre, cette question, rédigée en termes généraux, demande d'abord à être élucidée à l'aide des faits du cas concret; il s'agit en effet d'un assuré qui n'a pas besoin de recourir à une totalisation de ses périodes d'assurance pour faire valoir son droit au regard de la législation luxembourgeoise, mais qui doit en tenir compte pour justifier son droit à pension au regard de l'assurance-vieillesse allemande. Il faut donc se demander si l'article 28
est applicable pour tous les droits aux prestations d'un assuré, même si leur ouverture n'est fonction de la totalisation des périodes d'assurance que dans un seul État membre.

Si on devait s'en tenir au seul texte du règlement no 3, l'interprétation ne pourrait guère soulever de difficultés, à notre avis. Pour ce qui est de l'application de l'article 28, il se borne à renvoyer à «l'assuré visé à l'article 27», défini à son tour comme une personne ayant été soumise successivement ou alternativement à la législation de deux ou plusieurs États membres. Le critère décisif d'application serait donc le fait qu'un assuré aurait été soumis aux législations de plusieurs États
membres et non pas la nécessité, pour ouvrir le droit à pension, de totaliser les périodes d'assurance accomplies dans les différents États membres. Si cette dernière condition avait été voulue par les auteurs du règlement, la formule d'introduction de l'article 28 (c'est en tout cas ce que l'on pourrait dire) aurait vraisemblablement été rédigée différemment.

Cependant, comme nous l'avons souligné à plusieurs reprises, une telle méthode d'interprétation n'est pas suffisante pour les textes du droit communautaire. C'est la raison pour laquelle, lorsqu'il s'est agi d'interpréter le règlement no 3 au cours de procès antérieurs, la Cour s'est inspirée en premier lieu des objectifs auxquels, d'après le traité même, devaient tendre les règlements du Conseil sur la sécurité sociale des travailleurs migrants, et s'est demandé quels étaient dans ces conditions
l'esprit et le but du règlement no 3.

Sa réponse, donnée dans le procès 100-63, dont la Cour a été saisie sur renvoi de la Centrale Raad van Beroep, était la suivante: le but de l'article 51 du traité est de permettre au travailleur migrant d'obtenir l'ouverture du droit à prestations par la totalisation des périodes de travail qu'il a accomplies dans les différents États membres. Ce but ne serait pas atteint si le travailleur migrant devait, «pour user de la libre circulation qui lui est garantie, se voir imposer la perte de droits
déjà acquis dans un des États membres». Quant aux rapports existant entre l'article 27 et l'article 28 du règlement no 3, la Cour estimerait ainsi que «les conditions d'application de cet article sont soumises à celles de l'article 27»; c'est seulement lorsque les conditions requises pour l'ouverture du droit à prestations sont remplies grâce à la totalisation des périodes de travail accomplies dans les différents États membres que les prestations d'assurance pourraient être calculées au prorata des
périodes de travail; en conséquence, l'article 28 ne s'applique que «lorsqu'il s'agit de l'acquisition, du maintien ou du recouvrement du droit aux prestations», conformément à l'article 27 du règlement no 3.

Il serait toutefois erroné d'en conclure que la question qui nous intéresse maintenant a déjà reçu une réponse définitive.

D'un côté, il ne faut pas oublier l'aspect particulier que présente le cas actuel et qui permet de se demander si la nécessité d'appliquer l'article 27 pour l'ouverture de droits à prestations dans un Etat membre suffit à justifier le calcul proportionnel de droits à prestations acquis dans un autre État membre, sans recourir à la totalisation des différentes périodes d'assurance. Car même dans l'affirmative, c'est-à-dire en admettant qu'il existe entre l'article 28 et l'article 27 un lien moins
étroit que celui que semble vouloir établir l'arrêt 100-63, on peut dans un cas comme celui d'espèce, comme l'a montré la Commission (et si on laisse de côté le droit belge, sur lequel nous reviendrons plus tard), éviter le risque qu'un travailleur migrant ne se voie attribuer des prestations «inférieures au total de celles auxquelles (il) aurait droit sans l'application dudit règlement en vertu de la législation de chacun des États membres» ( 2 ), et cela du fait du système des compléments prévu
par l'article 28, paragraphe 3, du règlement no 3. D'autre part, au cours d'un procès ultérieur (affaire 4-66), la Cour, placée devant des questions analogues, a retenu pour son interprétation une considération supplémentaire, destinée à tenir compte de l'esprit et du but du règlement no 3. Elle a déclaré à l'époque que, s'il est vrai qu'une interprétation commune du règlement no 3 et de l'article 51 du traité aboutissait au principe qu'un changement de lieu ne devait pas entraîner pour le
travailleur migrant la perte des droits aux prestations, on ne pouvait pas admettre non plus que, par le seul jeu des législations de plusieurs États membres, «(un) travailleur migrant devrait nécessairement obtenir un montant total plus élevé que celui auquel il aurait droit en vertu de l'article 28, paragraphe 3». Selon cet article, «si le montant de la prestation à laquelle l'intéressé peut prétendre sans application des dispositions de l'article 27, pour les seules périodes d'assurance…
accomplies en vertu de la législation d'un État membre, est supérieur au total des prestations résultant de l'application des paragraphes 1 et 2 précédents du présent article, il a droit, de la part de l'institution de cet État, à un complément égal à la différence». Ainsi, pour l'interprétation du règlement no 3, la Cour a manifestement reconnu la nécessité d'éviter un cumul indu de prestations d'assurance, nécessité qui se fonde sur le fait que les rapports de sécurité sociale n'ont pas un
caractère strictement synallagmatique et que les prestations dans ce domaine sont financées dans une forte mesure à l'aide de fonds publics.

Comme l'a montre la Commission, ce risque, incompatible avec l'esprit du règlement no 3 (article 11), existe notamment dans des régimes d'assurance, tels que le régime luxembourgeois, qui ne prévoient aucun stage d'assurance ou seulement un stage de courte durée et pour lesquels le droit à prestations (en tout cas en ce qui concerne la «part fondamentale») ne dépend pas de la durée de l'assurance. Si, dans un tel cas, après avoir été affilié pendant assez longtemps à un régime de sécurité sociale
d'un Etat membre qui fait dépendre le droit aux prestations de la durée de l'assurance, un travailleur migrant exerce ensuite son activité, pour une brève période seulement, dans un État membre pratiquant un de ces systèmes particuliers, le cumul pur et simple des droits aux prestations aboutirait pour l'assuré à un avantage qui devrait être considéré comme injustifié, parce qu'on peut penser que ces systèmes particuliers ont été conçus pour le cas-type du travailleur qui a effectué toute sa
carrière dans le cadre d'un seul régime d'assurance. Ainsi, l'assuré aurait en fait un double droit aux prestations pour une seule et même période d'assurance.

Pour éviter un tel cumul, attendu que le règlement no 3, dans sa forme actuelle, ne prévoit pas de droit d'option en faveur d'un régime d'assurance assorti de la perte des droits aux prestations vis-à-vis d'autres institutions (article 28, paragraphe 4, du règlement no 3), la seule issue possible est le recours au principe de la proratisation. S'il est vrai, comme la Commission l'admet elle-même, que ce fait ne justifie pas l'adoption du principe du calcul proportionnel en général, aussi longtemps
que le nouveau système assorti de vastes mécanismes de compensation destiné à éviter la perte de droits aux prestations n'est pas encore entré en vigueur, il autorise toutefois une interprétation relativement large de l'article 28 pour des cas comme celui d'espèce, dans lesquels on n'a pas à craindre la perte des droits aux prestations. En fait, cette interprétation est également indiquée en raison de la nécessité d'appliquer de façon uniforme le règlement no 3 dans des situations qui mettent en jeu
plusieurs droits nationaux d'assurance. Dans un certain sens en effet, les différents droits aux prestations vis-à-vis des différents régimes d'assurance de sécurité sociale constituent pour le travailleur migrant une unité. C'est pourquoi il ne serait pas admissible d'apprécier de façon différente la carrière d'un travailleur migrant poursuivie à travers plusieurs États membres, en ce sens que pour un pays seule serait prise en considération une certaine période de son activité, alors que pour un
autre pays on tiendrait compte de l'ensemble de sa carrière aux termes de l'article 27 du règlement no 3. Si par conséquent un travailleur migrant bénéficie des avantages du règlement no 3, grâce à l'article 27 de celui-ci, ce qui implique nécessairement le recours au calcul proportionnel prévu par l'article 28, ce travailleur migrant ne peut dans un autre État membre se voir appliquer l'article 28 de façon différente. Enfin, cette interprétation se trouve également confirmée par l'exégèse
comparative des alinéas ƒ et g de l'article 28. En effet, tandis qu'en vertu de l'alinéa ƒ, si une personne satisfait aux conditions d'une seule des législations des États membres, sans qu'il soit nécessaire de faire appel aux périodes accomplies sous une ou plusieurs des autres législations, le montant de la prestation est déterminé en vertu de la seule législation au regard de laquelle le droit est ouvert et compte tenu des seules périodes accomplies sous cette législation, l'alinéa g prévoit une
révision, conformément aux dispositions de l'alinéa b (c'est-à-dire avec calcul proportionnel), des prestations déjà liquidées dans les conditions prévues suivant l'alinéa ƒ, «au fur et à mesure que les conditions exigées par une ou plusieurs des autres législations sont satisfaites, compte tenu de la totalisation des périodes visée à l'article 27».

La réponse à donner à la première question déférée à la Cour devrait donc être la suivante: l'article 28, paragraphe 1, b, est également applicable pour le calcul des rentes de vieillesse prévu par le règlement no 3 vis-à-vis de l'institution d'assurance d'un État membre dont la législation ouvre un droit aux prestations sans tenir compte des périodes d'assurance accomplies dans un autre État membre, lorsque la législation d'un autre État membre rend nécessaire une telle totalisation pour
l'acquisition du droit aux prestations.

Cette réponse nous oblige donc à examiner la deuxième question, laquelle, sauf erreur de notre part, ne deviendrait sans objet que si la possibilité de la proratisation était rejetée en l'espèce.

3. Réponse à la seconde question

Avec la seconde question, le tribunal de renvoi voudrait savoir si l'article 28 du règlement no 3 est conforme à l'article 51 du traité, c'est-à-dire s'il est valable lorsqu'on le considère applicable même en dehors des cas d'acquisition de droits aux prestations grâce à la totalisation de plusieurs périodes d'assurance.

En renvoyant à certaines formules de la décision de renvoi ainsi qu'aux conclusions du procureur général d'État luxembourgeois, la Commission a soulevé a priori la question de savoir si le tribunal de renvoi demandait en fait à la Cour d'apprécier la validité de la disposition en question ou seulement de l'interpréter.

Or, à notre avis, cette question ne peut pas se poser car seule importe la volonté exprimée par la décision de renvoi, formulée de façon très claire notamment dans la question finale. Elle se pose seulement dans une appréciation objective de tous les éléments du cas d'espèce tels que nous les connaissons. En effet, nous constatons que les doutes manifestés par le tribunal de renvoi sur la validité de l'article 28 du règlement no 3 reposent sur une certaine appréciation de cet article qui
manifestement est considérée comme bien établie et inattaquable. Cette opinion se fonde sur certains termes utilisés par le droit belge de la sécurité sociale au sujet de l'ouverture des droits aux prestations d'assurance et de la suspension des prestations au cas où l'intéressé continue d'exercer une activité. Or, en réalité, il ne s'agit pas seulement d'une interprétation du droit belge émanant des juges de fait luxembourgeois et qui s'impose à la Cour supérieure de justice luxembourgeoise formée
en Cour de cassation, mais aussi de l'interprétation dans le cadre du droit communautaire de la conséquence juridique qui résulte du droit belge. Nous devons donc nous demander si, dans la procédure de renvoi, il convient de se baser purement sur l'interprétation du droit communautaire admise par la Cour supérieure luxembourgeoise et de résoudre sur cette base la question de la validité, ou bien si la Cour de justice est compétente pour déduire de la question de la validité une question
d'interprétation qui, suivant la réponse donnée, peut rendre la première sans objet. A notre avis, il n'est pas douteux que la Cour est habilitée à choisir le second terme de l'alternative et qu'en conséquence nous devrons tout d'abord nous efforcer de résoudre la question d'interprétation, qui doit être considérée en l'espèce comme implicitement posée en ce qui concerne l'article 28 du règlement no 3.

Cette question porte sur l'interprétation des alinéas e et ƒ, dont la teneur est la suivante :

«e) si l'intéressé, compte tenu de la totalisation des périodes visée à l'article 27, ne remplit pas, à un moment donné, les conditions exigées par toutes les législations qui lui sont applicables, mais satisfait seulement aux conditions de l'un ou de plusieurs d'entre elles, le montant de la prestation est déterminé conformément aux dispositions de l'alinéa b du présent paragraphe; toutefois, si le droit est ainsi ouvert au regard de deux législations au moins et s'il n'est pas nécessaire de faire
appel aux périodes accomplies sous les législations dont les conditions ne sont pas remplies, ces périodes ne sont pas prises en considération pour l'application des dispositions de l'alinéa b du présent paragraphe;

ƒ) si l'intéressé ne remplit pas, à un moment donné, les conditions exigées par toutes les législations qui lui sont applicables, mais satisfait aux conditions d'une seule d'entre elles, sans qu'il soit nécessaire de faire appel aux périodes accomplies sous une ou plusieurs des autres législations, le montant de la prestation est déterminé en vertu de. la seule législation au regard de laquelle le droit est ouvert et compte tenu des seules périodes accomplies sous cette législation».

Comme vous le savez, la Cour supérieure de justice luxembourgeoise estime que l'application de ces dispositions est exclue en l'espèce, étant donné qu'en droit belge il existe en fait un droit aux prestations dont seule l'exécution a été suspendue du fait que l'intéressé a continué d'exercer une activité. Le véritable problème d'interprétation consiste par conséquent à rechercher le sens des termes suivants : «législations… dont les conditions ne sont pas remplies». Faut-il en effet entendre par là
seulement. les conditions de temps, c'est-à-dire l'existence d'un stage d'assurance légal (que le requérant a effectivement accompli selon le droit belge), ou bien toutes les conditions légales requises pour que les prestations d'assurance soient effectivement payées (c'est-à-dire également la condition exigée par le droit belge que l'intéressé n'exerce plus d'activité après avoir atteint la limite d'âge)?

A vrai dire, en s'inspirant du seul texte des dispositions en questions, on pourrait être enclin à résoudre la question dans le même sens que les juges luxembourgeois, c'est-à-dire déclarer que pour l'application des alinéas e et f, ce qui importe uniquement, c'est l'ouverture d'un droit aux prestations en fonction des périodes d'assurance. Mais, indépendamment des objections de principe que soulève une importance exagérée donnée au texte lors de l'interprétation des réglementations communautaires,
on pourrait faire valoir que le règlement no 3 doit être interprété compte tenu des objectifs de l'article 51 du traité. Il faut donc donner la préférence à l'interprétation qui garantit la réalisation de ces objectifs et selon laquelle, vu dans l'optique du traité, le règlement du Conseil semble valable. En particulier, il faut tenir compte du principe mis en évidence par la jurisprudence, que lors de l'interprétation des règlements sur la sécurité sociale des travailleurs migrants, l'assuré ne
doit pas subir une diminution de ses droits par comparaison avec ce qu'ils auraient été si lesdits règlements ne s'étaient pas appliqués. Or, on peut en l'espèce tenir compte de cette exigence sans faire violence au texte de l'article 28, dont la rédaction n'est en réalité ni très précise ni très claire. En effet, les alinéas e et f de l'article 28 ne distinguent pas subtilement, comme le fait la Cour luxembourgeoise, entre l'ouverture d'un droit et la suspension des paiements; ils se bornent à
parler de façon générale de la réunion des conditions exigées par certaines législations. Parmi elles, on peut faire figurer sans plus celle qui veut qu'après avoir atteint la limite d'âge, l'intéressé n'exerce plus d'activité, comme le prévoit la loi belge du 12 juillet 1957. S'il en était autrement, la législation belge exercerait, au moyen du calcul proportionnel effectué en vertu de l'article 28, une influence préjudiciable sur la fixation des droits aux prestations à verser par l'institution
luxembourgeoise, c'est-à-dire que l'assuré luxembourgeois subirait une perte de ses droits du seul fait qu'il était travailleur migrant.

Par conséquent, en suivant la Commission, nous estimons défendable une interprétation de l'article 28 qui, lorsqu'il s'agit d'appliquer l'alinéa e, autorise à ne pas tenir compte des périodes d'assurance accomplies sous une législation qui, pour une raison quelconque, refuse provisoirement ou définitivement de verser la pension de vieillesse.

Dans ces conditions, la question de la validité de l'article 28 est effectivement sans importance.

4. Résumé et conclusions

En ce qui concerne les conclusions, nous résumerons notre opinion comme suit: la réponse à donner à la première question déférée à la Cour devrait être la suivante: l'article 28, paragraphe 1, b, est également applicable pour le calcul des pensions de vieillesse prévu par le règlement no 3 vis-à-vis de l'institution d'assurance d'un État membre dont la législation prévoit l'ouverture d'un droit aux prestations sans tenir compte des périodes d'assurance accomplies dans un autre État membre, lorsque
la législation d'un autre État membre rend nécessaire cette totalisation pour l'acquisition du droit aux prestations.

La seconde question visant l'examen de la légalité de l'article 28 inclut de façon implicite une question d'interprétation de cet article. La réponse à donner doit être la suivante: conformément à l'article 28, alinéa e, pour la détermination de la pension de vieillesse, on peut, tant pour le montant total que pour le calcul proportionnel, ne pas tenir compte des périodes d'assurance qui ont été accomplies sous la législation d'un autre État membre au cas où, suivant la législation de cet État, la
prestation n'est pas versée pour une raison quelconque.

La Cour n'a pas à se prononcer sur les dépens; leur liquidation est réservée à la décision du tribunal de renvoi.

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( 1 ) Traduit de l'allemand.

( 2 ) Cf. affaire 100-63, Recueil, X, p. 1124.


Synthèse
Numéro d'arrêt : 2-67
Date de la décision : 01/06/1967
Type de recours : Recours préjudiciel

Analyses

Demande de décision préjudicielle: Cour de cassation - Grand-Duché de Luxembourg.

Sécurité sociale des travailleurs migrants


Parties
Demandeurs : Auguste de Moor
Défendeurs : Caisse de pension des employés privés.

Composition du Tribunal
Avocat général : Roemer
Rapporteur ?: Trabucchi

Origine de la décision
Date de l'import : 23/06/2022
Fonds documentaire ?: http: publications.europa.eu
Identifiant ECLI : ECLI:EU:C:1967:14

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