Conclusions de l'avocat général M. Joseph Gand
du 10 novembre 1965
Monsieur le Président, Messieurs les Juges,
Bien que les trois recours dont vous êtes saisis sous les nos 52-64, 12-65 et 47-65 émanent de requérants différents mais appartenant tous à un service linguistique et soient dirigés, les deux premiers contre la Commission de la C.E.E. et le troisième contre le Parlement européen, nous vous demanderons cependant la permission de présenter à leur sujet des conclusions communes. Ils se présentent en effet dans des conditions très voisines, pour ne pas dire identiques, et ont la caractéristique commune
d'avoir été suscités par votre arrêt 70-05 du 7 juillet 1964. Pour les deux premiers, l'institution défenderesse a opposé l'irrecevabilité des recours; pour le troisième, une ordonnance de votre chambre du 14 juillet dernier a décidé de faire application de l'article 92 du règlement de procédure et de statuer d'abord sur la recevabilité.
I
Voyons les faits en suivant l'ordre d'enregistrement des requêtes.
a) M. Pfloeschner, auteur du recours 52-64, entré en 1958 au service de la Commission de la C.E.E. en qualité d'interprète, bénéficiait au moment de l'entrée en vigueur du statut du grade L/B, échelon 4. Par décision du 21 décembre 1962, il fut titularisé et classé au grade L/A 5, échelon 5, à compter du 1er janvier 1962. Puis, une décision du 23 septembre 1963 le reclassa au grade L/A 4, échelon 2, à compter de cette même date du 1er janvier 1962.
Par lettres des 24 juillet et 30 septembre 1964, adressées respectivement au directeur général de l'administration et à la Commission, M. Pfloeschner, se fondant sur votre arrêt 70-63 du 7 juillet précédent, demanda l'attribution de l'échelon 4, avec ancienneté d'échelon du 1er janvier 1962. Le 2 octobre 1964, le directeur général de l'administration lui fit connaître que son recours était à l'étude, mais, n'ayant reçu aucune réponse à l'expiration du délai de deux mois prévu à l'article 91,
paragraphe 2, du statut, l'intéressé vous a saisi du recours enregistré le 23 novembre 1964.
b) Le cas de M. Bauer, auteur du recours 12-65, est très voisin du précédent. Appartenant comme M. Pfloeschner au service linguistique de la Commission de la C.E.E. il a été titularisé le 21 décembre 1962 au grade L/A 5, échelon 8, à compter du 1er janvier 1962, puis reclassé à compter de la même date au grade L/A 4, échelon 5, par décision du 23 septembre 1963. Il a introduit le 30 octobre 1964 auprès de la Commission ce qu'il appelait une «demande et réclamation» tendant à bénéficier de l'échelon
8 du grade L/A 4 à compter du 1er janvier 1962. A la suite d'une réponse «d'attente» du 13 janvier 1965, il a introduit devant vous un recours enregistré le 26 février 1965.
c) Quant à Mlle Kalkuhl, qui vous a saisis du recours 47-65 et qui appartient au service linguistique du Parlement européen, elle avait été titularisée par décision du 20 décembre 1962 au grade L/A 4, échelon 2. Elle a sollicité, le 30 mars 1965, en se fondant sur votre arrêt 70-63, la révision de sa situation, sans préciser autrement ses prétentions. Le président du Parlement ayant refusé, le 9 avril suivant, de donner une suite favorable à sa réclamation, elle vous a saisis d'un recours enregistré
le 3 juillet.
Ainsi, dans les trois cas, la situation peut se résumer de la façon suivante: un fonctionnaire dont l'échelon a été fixé par une décision de 1962 ou 1963, qu'il n'a pas attaquée à l'époque, présente en 1964 ou 1965 une réclamation administrative pour voir modifier cet échelon à compter de la date de son intégration. A la suite d'une réponse d'attente ou d'un refus explicite opposé à sa demande, il vous saisit d'un recours.
II
Ce recours est-il recevable? La question s'est posée à vous dans des conditions pratiquement identiques dans les affaires 50, 51, 53, 54 et 57-65, Loebisch et autres, qui ont donné lieu à votre arrêt du 15 juillet dernier. Vous lui avez donné une réponse négative, et nous ne pourrons, après avoir examiné l'argumentation développée aujourd'hui dans ce qu'elle peut avoir de particulier, que vous proposer d'adopter la même solution.
1. D'après l'article 91 du statut, le recours du fonctionnaire doit être formé dans le délai de trois mois à compter de la notification de la mesure individuelle le concernant. Mais, s'il a fait usage de la faculté prévue à l'article 90 et déposé une demande ou réclamation à l'administration, le défaut de décision de l'autorité compétente dans les deux mois du dépôt fait naître une décision implicite de rejet qui doit être attaquée devant vous dans les deux mois suivants. Par ailleurs, si
l'article 90 n'enferme dans aucun délai la faculté de réclamation, il n'en résulte pas que cette dernière, quelle que soit la date à laquelle elle est présentée, puisse faire renaître le délai de recours contre une décision antérieure qui n'a pas été attaquée dans les délais. C'est ainsi que l'arrêt Loebisch, reprenant une solution déjà admise dans l'arrêt 43-64, Richard Müller, considère que le rejet par l'administration de réclamations identiques à celles qui sont à l'origine des présentes
affaires doit s'analyser comme la confirmation des décisions antérieures arrêtant le classement des intéressés, et que, le grief allégué dans les réclamations découlant déjà de ces décisions, c'est contre celles-ci que les intéressés auraient dû se pourvoir dans les délais légaux. Tel est exactement le cas des trois recours sur lesquels nous avons à conclure. Il n'est pas contesté que les réclamations présentées à l'administration étaient dirigées contre des décisions de fixation d'échelon
antérieures de plusieurs années et qui n'avaient fait alors l'objet d'aucune contestation. Elles n'ont donc pu faire naître un nouveau délai de recours.
Sans discuter expressément cette thèse, l'avocat de M. Bauer a formulé une double réserve :
La première consiste à dire qu'il n'y a rejet implicite à l'expiration du délai de deux mois que si l'administration «n'a pas bougé du tout», mais non lorsqu'elle répond que la question est à l'étude. La simple lecture de l'article 91 montre que cette assertion est inexacte. Il suffit pour faire naître la décision implicite de rejet qu'il y ait «défaut de décision de l'autorité compétente pendant deux mois» ; or, une réponse d'attente, ne constituant pas de toute évidence une décision, ne peut
faire obstacle à la survenance de la décision implicite à l'expiration du délai de deux mois. Par ailleurs s'il n'y avait pas de décision en l'espèce, il ne pourrait non plus y avoir de recours.
L'autre réserve est tirée de ce qu'il faudrait distinguer entre la «demande» et la «réclamation». La seconde tend à modifier un ordre juridique existant et doit, de ce fait, être formulée dans un délai de rigueur; la première, qui a pour objet l'affirmation d'un droit, ne doit pas nécessairement être présentée dans un délai déterminé. A quoi l'on peut faire une double réponse: c'est d'abord que, si les articles 90 et 91 du statut mentionnent à la fois la demande et la réclamation, ils les
soumettent toujours au même régime. C'est ensuite que M. Bauer a qualifié lui-même son recours administratif de demande et réclamation.
2. Les règles ainsi rappelées quant aux délais de recours pourraient se voir écartées si les requérants étaient en mesure d'invoquer un fait nouveau susceptible de changer les circonstances et les conditions essentielles qui ont régi leur classement. Ils ont cru le trouver dans votre arrêt 70-63; mais cette thèse est écartée par les arrêts précités Richard Müller et Loebisch qui rappellent que les effets juridiques d'un arrêt de la Cour rendu au contentieux et portant annulation d'un acte ne
concernent, - outre les parties, que les personnes affectées directement par l'acte annulé. L'arrêt 70-63 ne visant que la position individuelle de l'auteur du recours, ne saurait donc concerner directement des tiers tels que les requérants actuels.
Vous vous souvenez qu'à l'audience l'avocat de M. Pfloeschner et de Mlle Kalkuhl a tenté d'échapper aux conséquences de cette jurisprudence en soutenant que, si l'arrêt 70-63 ne constituait pas un fait nouveau pour ces deux fonctionnaires, il avait ce caractère pour les institutions dont relevaient respectivement les deux requérants. Du fait des positions communes qu'elles ont adoptées tant au moment de l'entrée en vigueur du statut qu'après le prononcé de votre arrêt 70-63, l'ensemble des
institutions seraient concernées directement par cet arrêt qui constituerait ainsi pour elles un fait nouveau. Le système est trop ingénieux pour être convaincant. Si l'arrêt 70-63 était un fait nouveau pour une institution, et, en tant que tel, obligeait celle-ci à modifier la situation d'un de ses agents, il en résulterait nécessairement que cet agent serait directement concerné par ce même arrêt, ce que justement votre jurisprudence n'admet pas.
3. Cela étant, quels que soient les arguments tirés de l'équité et du devoir qu'a l'administration d'assurer à ses fonctionnaires le traitement le meilleur correspondant à l'interprétation la plus favorable du statut, nous ne pensons pas qu'ils soient de nature à exercer une influence sur la solution des litiges actuels. On se trouve ici devant un problème de recevabilité, réglé par des textes. S'il y a des délais de rigueur pour intenter les actions en justice, le juge doit les respecter, soit en
accueillant l'exception de forclusion opposée par le défendeur, soit même en la soulevant d'office.
Nous ne pensons pas dans ces conditions qu'il y ait lieu d'examiner le bien-fondé des recours 52-64 et 12-65 de MM. Pfloeschner et Bauer, dans lesquels cette question a été discutée au cours de la procédure écrite, et nous vous proposons de rejeter comme irrecevables tant ces deux recours que le recours 47-65 de Mlle Kalkuhl.
III
Reste le problème des dépens sur lequel on a insisté à l'audience.
Les requérants soutiennent qu'en toute hypothèse, même si leurs recours sont déclarés irrecevables, la défenderesse doit supporter intégralement les frais de l'instance. Soit que la recevabilité de recours tels que les leurs n'ait pas été discutée à l'origine, soit que leurs recours judiciaires n'aient été intentés que faute de réponse à leurs réclamations administratives, soit enfin que, dans d'autres hypothèses — il s'agit des arrêts Maudet, Erba et Reynier —, l'administration ait d'elle-même
accordé le bénéfice de l'arrêt à des agents qui n'avaient formulé aucune réclamation, ces diverses circonstances justifieraient la mise à la charge de l'institution de la totalité des frais.
Il faut rappeler cependant que, sous réserve du fait que dans les recours de fonctionnaires les frais exposés par les institutions restent à la charge de celles-ci, l'article 69, paragraphe 2, du règlement de procédure pose le principe que toute partie qui succombe est condamnée aux dépens, s'il est conclu en ce sens, et vous avez ici de telles conclusions. La Cour ne peut compenser les dépens en totalité ou en partie que «pour des motifs exceptionnels». Vous avez considéré comme tel le cas où des
circonstances imputables à l'administration, des erreurs de celle-ci, avaient pu inciter le requérant à se pourvoir en justice (affaire 11-64, Weighardt contre Commission de la C.E.E.A., 7 avril 1965, Recueil, XI, p. 365), mais l'hypothèse actuelle est différente. En particulier, l'institution, en ne répondant pas à une réclamation ou en ne donnant qu'une réponse d'attente, ne fait qu'user d'une faculté reconnue par l'article 91 du statut, et son attitude ne peut être considérée comme une faute ou
une erreur qui devrait conduire à écarter les principes posés par les articles 69, paragraphe 2, et 70 du règlement de procédure.
En définitive, nous concluons à ce que les recours 52-64, 12-65 et 47-65 soient rejetés comme irrecevables.
Nous concluons en outre à ce que, dans chacune de ces affaires, les dépens soient supportés par le requérant, sous réserve des dispositions de l'article 70 du règlement de procédure.