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19/04/1961 | CJUE | N°9

CJUE | CJUE, Conclusions de l'avocat général Roemer présentées le 19 avril 1961., Société commerciale Antoine Vloeberghs SA contre Haute Autorité de la Communauté européenne du charbon et de l'acier., 19/04/1961, 9


Conclusions de l'avocat général

M. KARL ROEMER

19 avril 1961

Traduit de l'allemand

SOMMAIRE

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  Introduction


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Conclusions de l'avocat général

M. KARL ROEMER

19 avril 1961

Traduit de l'allemand

SOMMAIRE

Page
  Introduction
  A — Exposé des faits et des conclusions des parties
  B — Appréciation juridique
  I — La requérante est-elle une entreprise au sens du traité?
  1. Fabrication de briquettes
  2. Préparation du charbon importé
  II — Recevabilité du recours en annulation
  1. Droit de recours des négociants
  2. Droit de recours des entreprises mixtes
  III — Recevabilité du recours en indemnité
  1. Première conséquence tirée de l'article 34
  2. Autres conséquences tirées de l'article 34 par la Haute Autorité
  a) Arguments à l'encontre de la thèse de la Haute Autorité
  aa) Nécessité d'un recours préalable
  bb) Les catégories de personnes en droit de demander une indemnité selon l'article 34
  cc) L'article 34 en cas d'omission de la Haute Autorité
  b) La thèse de la Haute Autorité en ce qui concerne la portée de l'article 40 est-elle correcte dans sa substance?
  aa) Distinction entre recours en annulation et recours en indemnité
  bb) L'article 40 permet le contrôle de l'application du traité
  cc) Une interprétation large de l'article 40 entraîne-t-elle un trouble dans le système du traité?
  3. Résumé et conclusions
  IV — La portée du litige
  V — Le recours en indemnité est-il fondé?
  1. Le principe de la libre circulation
  2. Le charbon importé par la requérante se trouvait-il en libre circulation en Belgique?
  3. La réglementation de l'importation en vigueur en France est-elle compatible avec le principe de la libre circulation?
  4. Mesures de concours mutuel au profit de la France
  5. La Haute Autorité a-t-elle commis une faute de service?
  a) Mesures à la disposition de la Haute Autorité
  b) Absence d'exigence d'une demande
  c) Violation objective des obligations
  d) Y a-t-il faute de service s'il y a une action contraire aux obligations?
  6. Se trouve-t-on en présence des caractéristiques du préjudice nécessaires pour pouvoir reconnaître un droit à indemnité?
  a) Préjudice spécial
  b) Préjudice directement causé
  c) Faute de la requérante
  d) Étendue du dommage
  C — Résumé et résultat

Monsieur le Président, Messieurs les Juges,

Introduction

Nous avons aujourd'hui à vous présenter nos conclusions dans les affaires 9-60 et 12-60 introduites par les recours de la société Antoine Vloeberghs S. A. contre Haute Autorité.

La requérante est une société anonyme de droit belge dont le siège social est à Anvers; selon ses statuts, elle s'occupe de l'importation et de l'exportation du charbon, de sa préparation (concassage, criblage, calibrage, lavage) et de la fabrication de briquettes. En introduisant un recours en indemnité et un recours en annulation, elle se propose de soumettre au contrôle de la Cour, sous un aspect particulier, le comportement de la Haute Autorité face à la réglementation gouvernementale de
l'importation du charbon en France. Il ne s'agit pas de l'importation du charbon en général, qui a été confiée à l'Association technique d'importation charbonnière (A.T.I.C.), mais de l'importation du charbon originaire de pays tiers. C'est là un problème tout particulièrement intéressant qui se pose dans le marché de la C.E.CA. : dans quelle mesure les marchandises qui proviennent des pays tiers (au sens de l'origine) et qui tombent sous le coup des dispositions du traité peuvent-elles circuler
librement entre les États membres de la Communauté? C'est ce que nous désignerons par la suite sous le terme de principe de la libre circulation des marchandises.

Les deux procédures ont été jointes par une ordonnance de la Cour du 13 octobre 1960 aux fins de la procédure écrite et de la procédure orale, si bien que nous pouvons nous permettre de les examiner dans des conclusions communes.

A — Exposé des faits et des conclusions des parties

Les exposés des parties permettent de dégager les faits suivants dont la plupart ne sont pas contestés. Dès avant 1940, la requérante a exporté d'assez grandes quantités d'anthracite vers le nord et l'est de la France. Elle a importé ce charbon de pays tiers et elle l'a déchargé dans le port d'Anvers. Elle dispose dans ces régions d'une clientèle traditionnelle, composée d'importateurs et de consommateurs. La requérante a repris cette activité après 1946 et elle l'a étendue en 1954, notamment après
la création de grandes installations de préparation.

En 1955 et 1956, la requérante a pu exporter en France sans grandes difficultés des quantités croissantes de charbon américain préparé par ses soins, avec la participation de l'A.T.I.C. En vertu d'un contrat du 16 janvier 1957, conclu avec l'A.T.I.C., elle a procédé à une expédition de 30.000 tonnes de ce combustible vers la France. Abstraction faite d'une petite opération en juillet 1958, portant sur l'échange de 454 tonnes de son charbon contre des schlamms de Blanzy, ce fut là sa dernière
opération d'exportation vers la France. Ses clients français ont continué à demander son anthracite américain. Par lettre du 13 février 1957, elle a offert à l'A.T.I.C. 75.000 tonnes d'anthracite Hudson dans la qualité résultant de son travail de préparation. L'A.T.I.C. a décliné cette offre par lettre du 23 février 1957. Les clients français de la requérante ont renouvelé en 1957 et 1958 leurs offres d'achat auprès de la requérante; celle-ci peut prouver à l'aide de documents, pour 1958 seulement
il est vrai, que la demande portait ainsi sur environ 40.000 tonnes. Ces clients et la requérante ont tenté, à plusieurs reprises, avec insistance, d'obtenir de l'A.T.I.C. l'autorisation d'importation en France. L'A.T.I.C. s'y est refusée. La requérante allègue qu'en raison des demandes de ses clients français, des offres d'achat qu'ils lui ont adressées et des besoins de ses zones de vente en anthracite américain, elle a importé en 1957 encore environ 73.000 tonnes. Elle a régulièrement dédouané
ces marchandises, si bien qu'elles se trouvaient en libre pratique en Belgique; comme elle n'a pu conclure de marchés avec sa clientèle française, elle a stocké ce charbon préparé par ses soins. Le stockage s'est fait à Anvers et à Gand dans ses propres entrepôts (environ 23.000 tonnes), à Terneuzen (environ 13.000 tonnes), à Strasbourg (environ 29.000 tonnes) et à Givet (environ 7.500 tonnes). Le stockage à Strasbourg et à Givet, sur territoire français, a été fait dans les entrepôts de ses
clients, qui n'auraient été prêts à permettre le stockage de ces produits que contre la promesse expresse de la requérante que cet anthracite leur serait réservé par priorité, au moment de la délivrance des licences.

Pour venir à bout des difficultés qu'elle avait rencontrées en 1953 et 1954 lors de ses exportations à destination de la France, la requérante s'était adressée à la Haute Autorité. Par lettre du 14 mars 1953, elle se plaignait de la non-reconnaissance par l'A.T.I.C. des certificats belges d'origine et, par lettre du 25 janvier 1954, du refus d'attribution des devises à la clientèle française.

En 1957, comme elle n'avait pas reçu d'autorisation pour de nouvelles livraisons de charbon à destination de la France, la requérante avait fait des représentations verbales auprès de personnalités compétentes de la Haute Autorité et elle les avait renouvelées en 1958 et 1959. Le 23 mai 1959, la requérante exposait par écrit, de façon détaillée, au président de la Haute Autorité ses difficultés d'exportation vers la France en lui demandant son assistance. Sur questions écrites de la Haute Autorité
posées le 18 juin 1959, le 23 décembre 1959 et le 3 février 1960, la requérante exposait son point de vue dans ses lettres du 27 juillet 1959, 1er décembre 1959, 31 décembre 1959, 28 janvier 1960 et 4 avril 1960. Les négociations avec la Haute Autorité n'ayant abouti à aucun résultat, la requérante a introduit, le 4 mai 1960, son premier recours dans lequel elle demande de condamner la Haute Autorité à des dommages-intérêts d'un montant provisoire de 64.852.973 francs belges + 5 % d'intérêts, à
partir du jour du prononcé de l'arrêt. Elle a déduit ce chiffre des frais d'entrepôt, pour partie jusqu'au 31 mars 1960, pour une autre partie jusqu'au 31 octobre 1960, des frais de crédit jusqu'au 31 mars 1960, des frais résultant d'une déperdition de valeur et du manque à gagner au cours des années 1958 et 1959.

Pour prouver ces faits, la requérante a versé au procès toute une série de documents, elle a offert d'une manière générale de présenter d'autres preuves nécessaires, notamment à titre de complément de preuve, et elle a demandé l'audition d'experts.

Le 3 mai 1960, la requérante a adressé une nouvelle lettre à la Haute Autorité; en se référant à l'article 35 du traité, elle lui demandait de prendre pour l'avenir une décision obligeant le gouvernement français à admettre la libre circulation du charbon de pays tiers importé en Belgique.

Dans sa réponse du 16 juin 1960, la Haute Autorité a déclaré qu'en sa qualité de négociante la requérante n'était pas en droit d'engager la procédure prévue à l'article 35. En outre, le gouvernement français n'était pas disposé à examiner ses mesures restrictives. C'est contre cette décision qu'est engagé le second recours du 15 juillet 1960 qui conclut à l'annulation de la décision négative de la Haute Autorité.

B — Appréciation juridique

Il faut éclaircir tout d'abord certaines questions relatives à la recevabilité qui présentent également de l'importance pour les deux recours.

I — LA REQUÉRANTE EST-ELLE UNE ENTREPRISE AU SENS DU TRAITÉ?

Cette question se pose en premier lieu en ce qui concerne le droit de la requérante d'engager le recours en annulation; mais elle joue aussi un rôle dans le recours en indemnité.

1. Dans la mesure où la requérante fabrique des briquettes, le doute n'est pas possible. D'après les dispositions des articles 80 et 81, conjointement avec l'annexe I du traité, la fabrication de briquettes constitue une activité de production dans le domaine du charbon. La requérante exploite donc une entreprise au sens du traité.

2. Mais il faut examiner aussi si la préparation du charbon importé à laquelle se livre la requérante (concassage, lavage, criblage) constitue une activité de production, car il est manifeste que l'objet des deux recours ne concerne pas la fabrication des briquettes.

La requérante estime que, selon l'article 80, pour qu'elle ait la qualité d'entreprise, il lui suffit d'exercer une partie de l'activité qui relève du cycle normal de production. A cela, la Haute Autorité oppose la différence que fait l'article 80 entre l'«activité de production» et celle de «distribution» ; elle fait valoir que le travail extérieur auquel se livre la requérante n'aboutit pas à créer un nouveau produit parce qu'il n'entraîne pas de modification de sa substance.

Pour trancher cette question litigieuse, on peut se référer à l'usage de la langue courante, d'après laquelle il serait anormal de classer dans la production le concassage et le criblage du charbon, activité à laquelle peut se livrer n'importe quel négociant. De même, dans la pratique nationale des douanes, on ne peut parler d'une nationalisation par modification des produits importés que s'il y a une modification substantielle de leurs caractéristiques ( 1 ). L'article 38, § 1, alinéa 2, du Code
belge des taxes assimilées au timbre, du 2 mars 1927, a été cité au cours de la procédure :

«Ne sont pas considérés comme une main-d'œuvre industrielle la torréfaction des cafés, le nettoyage, le triage ou le séchage des marchandises, de même que leur concassage, leur broyage ou leur mouture sans soustraction de matières.»

Certes, ces remarques n'ont qu'une valeur d'argumentation limitée. En fin de compte, c'est l'examen du système du traité qui doit montrer quels sont les critères valables en l'espèce pour la distinction à faire entre producteur et négociant.

Tout d'abord, il résulte de l'annexe I du traité (définition des expressions charbon et acier) que, même dans le domaine du charbon, on parle de «production» et cela aussi pour le lignite, bien qu'ici il n'y ait pas modification, mais uniquement extraction d'une matière première. La simple extraction du charbon constitue donc une «production» au sens du traité. Cette conclusion est confirmée par l'article 62 où il est question du «coût de production des mines».

L'annexe I montre en outre que la section «combustibles» de la liste du traité procède à une différenciation bien moins grande entre demi-produit et produit fini que la section «sidérurgie». Aucune distinction notamment n'est faite entre charbon extrait et charbon travaillé. Seule la production du coke et des briquettes est mentionnée spécialement. Il est possible d'en conclure que, d'après le traité, en dehors de l'extraction, seule est considérée comme une «activité de production» celle que le
traité reconnaît expressément en cette qualité.

Donc, celui qui ne fait que concasser, cribler et laver la houille sans en arriver à un stade ultérieur de la liste de l'annexe I n'est pas un producteur car les matières premières de départ, tout comme le produit final de son activité, doivent être rangés dans une seule et même position de la liste.

Seule cette délimitation de la notion de production permet d'appliquer raisonnablement le traité.

Le paragraphe 26 de la convention relative aux dispositions transitoires, par exemple, oppose notamment la production nette de charbon de la Belgique d'une part, la production totale de la Communauté d'autre part. Cette disposition mentionne en outre la prévision de production et de vente en Belgique, ainsi qu'au chiffre 2, alinéa 2, la prévision pour le charbon belge. Le terme de «production» ne peut donc avoir ici un sens autre que l'extraction de charbon en Belgique. Il ne comprend donc pas la
préparation éventuelle du charbon importé.

La Haute Autorité fait en outre valoir à juste titre que l'application à l'entreprise de la requérante de la plus grande partie des autres dispositions du traité relatives aux producteurs entraînerait des conséquences inadmissibles: ce serait par exemple le cas pour les réglementations en matière de prix, de prélèvement, de création de mécanisme de péréquation (articles 53 et 62) ou de fixation de programmes de fabrication combinés avec des restrictions d'importation (articles 58 et 74), en cas
de réduction de la demande. Mais il n'est pas possible de procéder à un choix des règles qui pourraient être appliquées à la requérante, car le traité constitue un système cohérent de règles.

Comme conclusion, il faut donc s'en tenir à ceci: la requérante est une entreprise au sens du traité, dans la mesure où elle fabrique des briquettes, mais non pas dans la mesure où elle prépare le charbon.

II — RECEVABILITÉ DU RECOURS EN ANNULATION

Quelles conséquences la délimitation du domaine de production à laquelle nous venons de procéder entraîne-t-elle pour la recevabilité du recours en annulation?

1. Droit de recours des négociants

D'après l'article 80, en ce qui concerne les articles 65 et 66 et les recours formés sur cette base, sont en outre entreprises au sens du traité celles qui exercent habituellement une activité de distribution. Dans l'affaire no 18-57, la Cour a eu l'occasion de prendre position dans une ordonnance sur l'interprétation de l'article 80 (cf. Recueil, édition française, tome III, page 241). A l'époque, elle s'est prononcée en faveur d'une large interprétation selon laquelle les négociants ont un droit
de recours non seulement lorsque des ententes ou des concentrations d'entreprises de distribution sont en cause, mais aussi même lorsque l'«application de ces articles affecte les intérêts des distributeurs».

En l'espèce, la requérante exige de la Haute Autorité qu'elle prenne des mesures à l'égard d'un organisme gouvernemental français qui est compétent pour l'importation du charbon en France. En ce qui concerne la situation des intérêts et notamment les répercussions de cet organisme, ce cas ne se distingue pas de celui où un négociant agit en justice pour se défendre contre les obstacles mis à son activité par une entente. Or, il nous semble évident que nous ne nous trouvons pas ici dans le cas prévu
par les articles 65 et 66. La cause de la restriction commerciale qui fait grief au requérant n'est ni une convention, ni une concentration entre entreprises relevant du droit privé, mais un acte souverain d'un État membre qui a créé par voie législative une administration particulière pour l'importation des combustibles minéraux et qui dirige lui-même cette administration selon des points de vue de politique économique. Nous nous contenterons ici de vous renvoyer aux textes des ordonnances et
décrets que vous avez entre les mains. Nous ne croyons pas qu'il existe une justification à une interprétation extensive du traité qui étendrait à des mesures souveraines d'États membres ayant des effets analogues le droit de recours des entreprises commerciales qui est accordé exceptionnellement à l'égard des ententes et concentrations de droit privé.

2. Droit de recours des entreprises mixtes

Aussi faut-il examiner dans quelle mesure le traité ouvre un droit de recours aux entreprises mixtes, c'est-à-dire celles qui exercent simultanément une activité de production et une activité de distribution. Ce qui est décisif, c'est de savoir si l'élément de production, c'est-à-dire la fabrication de briquettes, suffit pour introduire un recours en annulation qui porte exclusivement sur l'élimination de restrictions à l'importation frappant le charbon importé travaillé par la requérante. Dans une
question analogue, la Cour, dans ses arrêts 7 et 9-54 (Recueil, tome II, page 86, a constaté que :

«aucune disposition du traité n'exige que la spécialisation des producteurs soit liée à la spécialité du litige; que le silence du traité, sur ce point, ne saurait être interprété au détriment des entreprises et associations; que, de ce fait, le droit pour le requérant de former un recours devant la Cour ne saurait, en l'espèce, être contesté».

La décision avait pour objet l'activité de l'«Office commercial du ravitaillement du Grand-Duché» et d'une caisse de compensation qui lui était rattachée, et notamment le caractère licite d'une taxe spéciale perçue au profit du charbon domestique sur le charbon industriel. Les entreprises groupées au sein du groupement requérant avaient intérêt, en leur qualité de producteurs d'acier, à la solution de la question en litige, car les taxes de compensation se répercutaient sur les prix de production de
l'acier. Les requérantes étaient donc touchées dans leur domaine de production.

Dans notre espèce, l'omission d'une mesure par la Haute Autorité n'a pas de répercussion en ce qui concerne la fabrication de briquettes. La requérante est exclusivement touchée en sa qualité d'importateur et d'exportateur, c'est-à-dire en tant que négociante. Nous estimons que cette différence importante dans la nature des intérêts ne peut être négligée, même si le texte de l'arrêt englobe la situation en cause.

D'après le traité, les négociants n'ont un droit direct de recours en annulation que dans certains cas particuliers. Cela veut dire qu'ils ne peuvent réclamer une protection juridique directe que dans une mesure plus réduite que les producteurs. Ce principe serait violé s'il était permis à des entreprises au sens du traité de saisir la Haute Autorité et d'engager un recours en carence dont la raison d'être tient exclusivement à leur activité commerciale.

Pour ce motif, le recours en annulation ne peut être considéré comme recevable en l'espèce. Il doit être rejeté sans qu'il y ait lieu de prendre position sur les autres problèmes soulevés à cette occasion.

III — RECEVABILITÉ DU RECOURS EN INDEMNITÉ

La requérante fonde son recours en indemnité sur l'article 40 du traité. Elle fait valoir que la Haute Autorité aurait commis une faute de service en négligeant de faire usage envers un État membre des pouvoirs que lui confère le traité pour imposer le principe de la libre circulation.

La Haute Autorité objecte que la légitimité de son attitude, tant en ce qui concerne ses actes positifs (décisions, recommandations) que leur omission, ne pourrait être appréciée que dans le cadre d'un recours en annulation et en carence, mais non pas de façon incidente dans un recours en indemnité. Celui qui, comme la requérante, n'a pas le droit d'introduire un recours en carence, faute d'avoir la qualité d'entreprise, ne pourrait invoquer la carence de la Haute Autorité par la voie de
l'article 40 pour en faire l'objet d'un recours.

En présentant cette objection, la Haute Autorité se réfère à la jonction toute particulière et inhabituelle du droit de recours en annulation et du recours en indemnité que l'article 34 du traité établit pour certaines situations. Il nous faut nous demander si la délimitation qu'elle fait entre les domaines d'application de l'article 34 d'une part et 40 de l'autre se justifie dans le système du traité.

1. La première conséquence que la Haute Autorité tire de l'article 34 est à coup sûr exacte: après un recours en annulation couronné de succès, les entreprises au sens du traité ne peuvent faire valoir des droits à indemnité que sur la base de l'article 34, si elles ont subi un préjudice résultant de la décision.

2. Par contre, toutes ses autres déductions doivent être examinées minutieusement, et notamment les suivantes :

— l'article 34 exige toujours le succès d'un recours préalable en annulation des décisions de la Haute Autorité, dont il est déduit un droit à indemnité;

— le principe de l'article 34 vaut aussi pour les omissions de la Haute Autorité qui doivent être attaquées dans un recours en carence;

— l'article 34 ne permet que les demandes d'indemnité des entreprises et groupements d'entreprises au sens de l'article 80 du traité.

Ces conclusions ne peuvent être admises que s'il apparaît impérieusement que toute autre interprétation, et surtout celle que défend la requérante, entraînerait des perturbations graves dans le système du traité. Dans cet examen, il faut appliquer des exigences sévères, car la thèse de la Haute Autorité tend à limiter étroitement la protection juridictionnelle.

a) En premier lieu, on peut invoquer des arguments pouvant prouver que la thèse de la Haute Autorité n'est pas fondée, tout au moins dans sa totalité.

aa) Le recours préalable, en tant que condition sine qua non de la demande d'indemnité fondée sur des décisions entachées d'un vice, n'est pas sensé dans tous les cas. On peut envisager le cas où un préjudice n'apparaîtrait qu'après l'expiration du délai de recours. On peut penser aussi à des décisions qui s'épuisent par le fait d'un acte unique et pour lesquelles l'administration ne peut prendre des «mesures appropriées» après son annulation, à la place d'une compensation financière. En
pareil cas, même les requérants en droit d'intenter un recours en annulation doivent pouvoir faire valoir directement leur droit à indemnité.

bb) Certains auteurs considèrent à juste titre comme une solution insatisfaisante le fait que l'article 34 restreint les catégories de personnes en droit de demander une indemnité. Seules sont citées les entreprises et associations d'entreprises, ce qui est loin de comprendre toutes les requérantes qui, d'après l'article 33, sont en droit d'engager des recours. Aussi a-t-on tenté de procéder à une extension raisonnable. On considère que seraient en droit d'agir d'après l'article 34 les
entreprises et particuliers étrangers à la C.E.C.A. auxquels le traité donne exceptionnellement le droit d'engager des recours en annulation ou des recours en sanction (acheteurs selon l'article 63, § 2, alinéa 2; participants à des concentrations d'entreprises étrangers à la Communauté selon l'article 66, § 5 ( 2 )) ou bien on propose, par voie d'analogie, d'ouvrir aux entreprises étrangères à la Communauté le droit d'engager un recours en annulation et par conséquent le recours pour
faute de service de l'article 34 ( 3 ).

Ces tentatives montrent nettement qu'un argument a contrario strict tiré de l'article 34 conduit à des résultats insatisfaisants.

cc) D'après son texte, l'article 34 vise les cas où une décision ou une recommandation de la Haute Autorité entachée d'un vice a causé le préjudice. Si un recours en carence est introduit en cas d'omission de la Haute Autorité, le refus exprès ou tacite de la Haute Autorité, c'est-à-dire sa décision de rejet, ne peut être considéré comme la cause du préjudice qui existait avant que la Haute Autorité ne soit saisie.

Même en supposant que l'identité de principe admise par la Cour entre le recours en annulation et le recours en carence va à l'appui de l'idée que l'article 34 doit s'appliquer aussi en principe au recours en carence, il existe cependant des situations qui exigent que ce principe subisse des exceptions.

Ainsi il n'apparaît pas sensé d'exiger un recours en carence préalable à un recours en indemnité lorsque, après une carence initiale, la Haute Autorité a pris des mesures dont les effets ne se produiront que dans l'avenir, ou lorsqu'il n'est pas possible à l'aide de mesures administratives de porter remède au préjudice résultant de sa carence (par exemple parce que la Haute Autorité n'a pas le droit de prendre des décisions rétroactives).

b) Les considérations ci-dessus ayant montré que les conclusions que la Haute Autorité tire de l'article 34 doivent en tout cas être ramenées à une plus juste mesure, il faut maintenant examiner si la thèse de la Haute Autorité sur le droit de recours selon l'article 40 des entreprises étrangères à la Communauté est correct dans sa substance.

aa) Conformément aux principes généraux du droit, le traité fait une distinction nette entre les recours en annulation (dont les recours en carence font également partie) et les recours en indemnité. Cette différence se justifie en raison des conséquences juridiques et des conditions d'exercice des recours. Dans le premier cas, l'annulation d'une décision ou la constatation que la Haute Autorité est obligée de prendre une décision constituent une immixtion directe dans la sphère d'action de
l'exécutif, tandis que, dans le second cas, seule la compensation financière d'un préjudice est en cause, sans que la validité juridique de l'acte administratif soit mise en cause. Le recours en annulation s'appuie sur les quatre moyens bien connus; le recours en indemnité suppose, par contre, une «faute» de l'administration. D'un point de vue purement extérieur, la différence de nature entre les deux catégories de recours apparaît dans le classement systématique des dispositions
correspondantes du traité. C'est en partant de cette constatation élémentaire qu'il faut examiner toutes les questions relatives aux rapports réciproques entre recours en annulation et recours en indemnité.

Il est manifeste que le traité a voulu limiter le nombre des personnes et des institutions en droit d'introduire directement un recours en annulation. Cette intention tient au fait que le traité n'a entendu réaliser qu'une intégration partielle.

Par contre, la norme fondamentale du droit à indemnité est libellée de façon tout à fait générale : «… accorder, sur demande de la partie lésée, une réparation pécuniaire…». La différence esquissée entre recours en annulation et recours en indemnité, combinée avec le texte rédigé en termes généraux de l'article 40, va donc, à notre avis, à l'encontre de la thèse de la Haute Autorité qui prétend que toutes les limitations du recours en annulation joueraient pour le recours en indemnité,
lorsque la cause du préjudice tient à une décision entachée d'un vice.

La limitation de l'objectif du traité n'exclut pas des mesures des institutions de la Communauté qui dépassent le domaine intégré et qui touchent des tiers, directement ou par leurs conséquences (par exemple l'autorisation donnée à des tarifs spéciaux en matière de transports).

L'octroi à des organes de la Communauté de compétences souveraines, dont l'exercice ou le non-exercice peut causer un préjudice sérieux aux intérêts des personnes étrangères à la Communauté, est impensable sans le corollaire d'une indemnité, si les institutions de la Communauté ont commis une faute.

La mise en œuvre de ce droit à indemnité exige un droit de recours correspondant, qui se trouve énoncé à l'article 40 en tant que règle générale.

bb) Il résulte de l'article 40 du traité qu'un droit à indemnité est ouvert lorsqu'un préjudice a été causé par une faute de service dans l'exécution du traité, dont, selon l'article 84, les clauses de ses annexes et protocoles et de la convention relative aux dispositions transitoires font partie. D'après l'article 40, alinéa 3, tous autres litiges nés entre la Communauté et les tiers, en dehors de l'application des clauses du présent traité et des règlements d'application, sont portés devant
les tribunaux nationaux.

Il résulte de l'ensemble de ces dispositions que le traité ouvre à toute personne lésée, et même aux entreprises étrangères à la Communauté, la possibilité de faire contrôler par la Cour s'il y a eu application correcte du traité. C'est à juste titre qu'à cet égard la requérante a invoqué la jurisprudence de la Cour selon laquelle l'article 40 est appliqué lorsqu'il s'agit de vérifier si une institution de la Communauté s'est comportée conformément au traité et d'apprécier la légalité
d'une décision. L'article 40 ne se limite donc pas aux cas où le préjudice a été causé par des «agissements matériels de la Communauté» ou par une «défectuosité» ou une «négligence dans le fonctionnement même des services», comme l'a dit la Haute Autorité lors des débats. Mais si des intéressés étrangers à la Communauté peuvent mettre en discussion l'application correcte du traité, on ne voit pas pourquoi cette possibilité ne doit pas comprendre le contrôle de l'attitude qui a donné lieu
ou qui aurait dû donner lieu à une décision.

cc) Après ces remarques de principe sur les articles 34 et 40 qui permettent manifestement de voir que la thèse de la Haute Autorité est insoutenable, il nous faut montrer encore, en quelques alinéas, que l'interprétation du traité telle qu'elle est défendue ici ne conduit pas à des contradictions insoutenables dans le système du traité, en dépit de la thèse de la Haute Autorité.

1. La constatation de l'illégalité d'un acte administratif dans une procédure d'indemnisation inclut, selon la thèse de la Haute Autorité, l'obligation d'annuler cet acte administratif, ce qui fait que le résultat du recours en annulation serait atteint. En fait, cette conséquence peut se produire dans quelques cas. Mais elle ne doit pas jouer si, par exemple, la Haute Autorité, dans l'intérêt de la Communauté et en indemnisant la victime, croit devoir s'en tenir à sa décision ou lorsqu'un acte
administratif a déjà reçu exécution, parce que ses effets s'épuisent du fait d'un acte unique, ou bien lorsque la Haute Autorité n'a plus à craindre un recours en annulation du fait de l'expiration du délai. Cette constatation fait déjà apparaître une différence importante par rapport au recours en annulation, ce qui exclut toute idée d'une extension illicite du droit d'agir en annulation.

Mais il faut aussi faire remarquer qu'un phénomène semblable se produit à l'intérieur du domaine des recours en annulation. L'«exception d'illégalité» dont la Cour a étendu le domaine d'application au delà du texte du traité permet de critiquer indirectement des actes qui ne sont plus susceptibles de faire l'objet d'un recours direct ou qui ne peuvent l'être que de façon limitée. Ici aussi on pourrait parler d'une obligation indirecte pour la Haute Autorité d'annuler une décision générale,
donc d'une extension du droit d'agir en annulation, droit qui est considéré comme limité. Or, cette conséquence est admise dans l'intérêt d'une protection juridictionnelle efficace.

2. La Haute Autorité estime en outre que la coexistence de deux systèmes d'indemnisation (pour les requérants en droit de former un recours en annulation et pour ceux qui ne le sont pas) conduirait à des résultats inadmissibles. Assurément, elle commet ici une erreur dans sa prémisse lorsqu'elle soutient qu'en cas de dommage causé par des actes administratifs la recevabilité d'un recours en indemnité de personnes étrangères à la Communauté dépendrait du fait qu'un requérant en droit d'agir en
annulation obtienne préalablement l'annulation de la décision illégale. L'article 34 ne concerne que les requérants en droit d'agir en annulation et leurs droits à indemnité alors que les recours des autres intéressés doivent être traités exclusivement selon l'article 40. L'ordre successif des procédures dans le temps ne soulève à notre avis aucune difficulté de nature à exclure le recours en indemnité de l'article 40 ni dans le cas où la Cour statue en dernier lieu sur le recours en
annulation, ni dans celui où l'arrêt d'indemnisation est rendu en dernier lieu.

3. En ce qui concerne les possibilités d'indemnité qu'offrent l'article 34 d'une part et l'article 40 de l'autre, il faut remarquer ceci: l'article 40 ne prévoit qu'une réparation pécuniaire énoncée dans l'arrêt de la Cour. Faute d'un droit de recours en annulation de la partie lésée, l'annulation ne peut être prononcée et la Haute Autorité ne peut ainsi être obligée de prendre les mesures prévues à l'article 34. Mais cela ne veut pas dire que cette possibilité soit exclue pour la Haute Autorité.
Si la nature du dommage ne s'y oppose pas, elle peut toujours, jusqu'au prononcé de l'arrêt, réduire ou éliminer le préjudice par des actes adéquats.

En outre, le domaine d'application et les conséquences juridiques de l'article 40, qui doit être complété par la jurisprudence, n'ont pas encore été délimités de façon parfaitement nette. Il n'est donc pas exclu, comme le veut la Haute Autorité, de faire dépendre le droit à indemnité, par voie d'interprétation, de la condition d'un préjudice direct et spécial et de délimiter son étendue de la même manière qu'à l'article 34 s'il existe un cas qui devrait tomber sous le coup de cet article, les
conditions d'exercice étant réunies dans la personne du requérant. En appliquant cette règle d'interprétation, il n'apparaît donc pas, du point de vue de l'étendue et du mode d'indemnisation, qu'il y ait entre l'article 34 et l'article 40 des différences assez importantes pour entraîner l'exclusion du droit de recours de l'article 40 en cas d'actes administratifs entachés d'une faute.

4. Enfin, au cours de la procédure écrite, la Haute Autorité a encore fait état de la limitation du droit de contrôle de la Cour (article 33) et elle a déclaré qu'elle pourrait être tournée si le contrôle de ses actes était admis lors du recours en indemnité. A notre avis, il est possible d'appliquer ici le même principe que dans le cas de la délimitation des conséquences du préjudice, c'est-à-dire que la limitation du droit de contrôle de la Cour peut aussi être envisagée par voie d'analogie
lors de l'interprétation de l'article 40. Celui qui n'a pas le droit d'engager un recours en annulation ne peut naturellement, en faisant valoir des droits à indemnité, exiger le contrôle de la décision critiquée dans une mesure qui est refusée à celui qui a le droit de former le recours en annulation.

3. Pour nous résumer, nous voudrions dire ceci: la thèse de la Haute Autorité, définie ci-dessus, sur l'ouverture ou le refus de la voie juridique de l'article 40 ne trouve une justification nette ni dans le texte ni dans le système du traité. C'est à juste titre qu'en raison de cette situation la requérante a cité l'arrêt de la Cour dans l'affaire 6-60 :

«… dans ces conditions, il y a lieu d'appliquer le principe selon lequel, dans le doute, une disposition instituant des garanties juridictionnelles ne saurait être interprétée de façon restrictive au détriment du justiciable.»

Comme la requérante n'est pas en droit d'engager un recours en annulation au sens des articles 33, 34 et 35, elle peut fonder son recours en indemnité sur l'article 40 du traité, même si la cause du préjudice allégué tient à une omission de la Haute Autorité qui est contraire au traité.

IV — LA PORTÉE DU LITIGE

Avant de passer à l'examen des moyens tirés de l'article 40, il faut voir quelle est la délimitation de la période envisagée pour les faits sur lesquels se fonde le recours.

Au cours de la procédure écrite, la Haute Autorité a critiqué le fait que, dans sa requête, la requérante n'aurait attaqué l'attitude de la Haute Autorité qu'à partir du moment où elle a été saisie, c'est-à-dire à l'occasion des difficultés d'exportation survenues en 1957. Ce n'est qu'ultérieurement qu'elle aurait critiqué dans le procès son attitude antérieurement à cette date. Cette extension de l'objet en litige serait irrecevable. La Cour n'aurait donc qu'à examiner si le préjudice aurait pu
être empêché par un acte de la Haute Autorité postérieur au moment où elle a été saisie.

L'objet du litige est délimité à la page 2 de la requête: la requérante réclame une réparation pécuniaire pour le préjudice que lui ont causé le refus ou l'abstention prolongée de la Haute Autorité, en dépit des demandes de la requérante de prendre des mesures à l'égard du gouvernement français et de mettre fin au refus des administrations françaises de renoncer à ses pratiques en 1957, 1958 et 1959. En fait, ce passage à lui seul n'est pas parfaitement clair. D'une part, la requérante parle en
termes généraux de l'inaction continue de la Haute Autorité et de ses propres demandes (ce qui semble laisser penser aussi aux lettres des années 1953 et 1954 mentionnées dans la requête à la page 3, alinéa 2). D'un autre côté, elle mentionne le refus exprès des organismes français des années 1957, 1958 et suivantes, et le manque de réaction de la Haute Autorité devant ce refus.

Il nous semble cependant résulter de l'ensemble des arguments, notamment de la remarque faite sur les démarches de la requérante en 1953 et 1954 et de l'abondante documentation qui a été produite, que la requérante n'avait pas l'intention, pour motiver son recours, d'écarter des faits qu'elle a exposés l'attitude de la Haute Autorité antérieure au moment où elle a été officiellement saisie. Cette délimitation de l'objet du litige ne se comprendrait pas du point de vue de la requérante. On peut donc
admettre qu'il n'y a pas eu d'extension des faits qui motivent le recours et que la requérante s'en tient dans son argumentation au cadre que sa requête a délimité dans le temps. De même, elle n'a introduit dans le procès aucun moyen supplémentaire d'attaque ou de défense. L'objet du litige, tel qu'il est admissible, est donc constitué par l'attitude de la Haute Autorité dans le passé, sans la limitation dans le temps que pourrait constituer la date où elle a été officiellement saisie.

V — LE RECOURS EN INDEMNITÉ EST-IL FONDÉ?

Selon l'article 40, la Cour est compétente pour accorder, sur demande de la partie lésée, une réparation pécuniaire à la charge de la Communauté en cas de préjudice causé dans l'exécution du présent traité par une faute de service de la Communauté.

La requérante se plaint que le préjudice qu'elle a subi ait été causé parce que la Haute Autorité a omis de rendre applicable en France le principe de la libre circulation des marchandises pour le charbon régulièrement importé de pays tiers. Nous aurons donc en premier lieu à examiner l'existence de cette libre circulation des marchandises et l'importance de ce principe.

1. Le principe de la libre circulation

Au cours de la procédure, la requérante a produit deux lettres du 28 mai 1955 et du 7 janvier 1956 où la Haute Autorité a prouvé aux gouvernements des États membres que le traité est fondé sur le principe de la libre circulation. Aussi bien lors de la procédure écrite qu'au cours des débats oraux, il nous a été confirmé qu'aujourd'hui encore la Haute Autorité s'en tient en principe fermement à cette conception et qu'elle est donc d'accord en cela avec la requérante. Nous pourrons donc être brefs sur
ce point. Mais, au cours des débats oraux, la Haute Autorité nous a exposé des arguments qui restreignent sensiblement la substance de ce principe; or, elle n'avait pas soulevé auparavant ces arguments dans la discussion. Il s'agira donc surtout d'examiner si ces nouvelles objections de la Haute Autorité peuvent résister à un examen juridique.

A l'inverse du traité C.E.E. (article 10), le traité C.E.C.A. ne contient pas de disposition énonçant expressément le principe de la libre circulation en tant que tel. Il faut donc essayer de prouver son existence à l'aide de conclusions logiques tirées de toute une série de dispositions du traité, ce qu'a fait la Haute Autorité dans ses avis aux gouvernements des 28 mai 1955 et 7 janvier 1956.

La Haute Autorité souligne à juste titre que le traité a répudié toute tentative d'autarcie et que la Communauté doit tenir compte des intérêts des États tiers. Nous renvoyons à l'article 3, a (compte tenu des besoins des pays tiers), 3, ƒ (promouvoir le développement des échanges internationaux, veiller au respect de limites équitables dans les prix pratiqués sur les marchés extérieurs), 3, g (exclusion des mesures de protection contre les industries concurrentes), et aux articles 46 et 59.

L'article 4, a, qui interdit les droits d'entrée ou de sortie ou taxes équivalentes ainsi que les restrictions quantitatives à la circulation des produits, tout comme l'article 4, b (libre choix du fournisseur), est rédigé de façon si générale que la limitation de cette interdiction à des marchandises qui sont produites dans la Communauté n'apparaît défendable que lorsque le traité avait exclusivement en vue les intérêts de la production. Qu'il n'en soit pas ainsi, c'est ce que montrent les
nombreuses clauses du traité où il est question des problèmes du négoce (articles 18, 46, 52, 63, 66 et 75, annexes I, II et III, convention sur les dispositions transitoires, § 1, 2, 14 et 27).

Si ces dispositions font apparaître non pas tant une conclusion impérieuse et précise qu'une tendance du traité, le paragraphe 15 de la convention est cependant fort clair pour l'argumentation. Il résulte de cette disposition qui concerne le marché de la sidérurgie que :

Dans le cadre de leurs contingents tarifaires, les pays du Benelux conservent aux importations en provenance des pays tiers et destinées à leurs propres marchés le bénéfice des droits qu'ils appliquent lors de l'entrée en vigueur du traité. Ils soumettent les importations effectuées en sus de ce contingent qui sont réputées destinées à d'autres pays de la Communauté à des droits égaux au droit le moins élevé appliqué dans les autres États membres à la date d'entrée en vigueur du traité. Le
contingent douanier du Benelux est établi par périodes d'un an par les gouvernements des pays du Benelux, en accord avec la Haute Autorité. Les dépassements rendus nécessaires par des besoins imprévus sont immédiatement notifiés à la Haute Autorité. Celle-ci peut contrôler les livraisons du Benelux vers d'autres États membres et interdire les dépassements des contingents lorsqu'elle constatera un accroissement notable de ces livraisons. Le bénéfice du droit le plus bas n'est accordé aux importateurs
dans les pays du Benelux que moyennant un engagement de non-réexportation vers les autres pays de la Communauté.

Enfin, il est dit à l'alinéa 6 : «Au cas où la Haute Autorité reconnaîtrait, à l'expiration de la période de transition ou lors de la suppression anticipée du contingent tarifaire, qu'un ou plusieurs États membres sont justifiés à pratiquer à l'égard des pays tiers des droits de douane supérieurs à ceux qui résulteraient d'une harmonisation avec les tarifs les moins protecteurs pratiqués dans la Communauté, elle les autoriserait, dans les conditions prévues au paragraphe 29, à appliquer eux-mêmes
les mesures appropriées pour assurer à leurs importations indirectes à travers les États membres à tarifs moins élevés une protection égale à celle qui résulte de l'application de leur propre tarif à leurs importations directes.»

De ces dispositions, une seule conclusion obligatoire peut être tirée: selon le traité, le principe de la libre circulation s'applique à l'intérieur de la Communauté aux produits régulièrement importés de pays tiers. Si les États membres étaient libres de fermer leurs frontières à ces produits, donc de maintenir les mesures interdites par l'article 4, a, les règles spéciales du paragraphe 15 seraient superflues. Et notamment l'autorisation de la Haute Autorité mentionnée à l'alinéa 6 n'a un sens
qu'en admettant le principe de la libre circulation, car une autorisation a pour but de permettre une mesure interdite en soi.

Il faut noter encore tout particulièrement les importantes négociations entre États membres dans le cadre du G.A.T.T. : elles ont paru nécessaires aux intéressés pour harmoniser les règles du marché commun envers les autres États membres du G.A.T.T. Le résultat de ces négociations a fait l'objet de la décision du G.A.T.T. du 10 novembre 1952 qui a été publiée. On peut déduire du texte de cette décision que tous les États membres de la Communauté et la Haute Autorité ont soutenu le point de vue que
l'exemption de la clause de la nation la plus favorisée du G.A.T.T. (article 1er), c'est-à-dire l'abolition des droits de douane et des restrictions quantitatives à l'intérieur de la C.E.C.A., se réfère expressément aux importations de charbon et d'acier en provenance d'un État membre et non pas seulement aux produits originaires de ces États. Il est dit notamment ceci dans la décision :

«Les gouvernements des États membres pourront … supprimer … les droits de douane et les impositions de toute nature qui frappent les importations … des produits du charbon et de l'acier en provenance ou à destination du territoire de l'un quelconque des États membres …

Les gouvernements des États membres pourront … s'abstenir d'imposer des prohibitions ou restrictions à l'importation … des produits du charbon et de l'acier en provenance ou à destination de l'un quelconque des autres États membres, même s'ils instituent ou maintiennent des prohibitions ou restrictions à l'importation ou à l'exportation des produits du charbon et de l'acier en provenance ou à destination des territoires d'autres parties contractantes…»

Ces formules sont particulièrement remarquables parce qu'il est question à l'article 1er du G.A.T.T. d'«avantages, faveurs, etc. accordés par une partie contractante à un produit originaire … de tout autre pays». La décision dérogatoire elle-même mentionne expressément à un autre passage les «charbon et acier originaires du territoire … des autres États membres». L'usage des mots «en provenance de» dans cette décision ne peut donc être considéré comme une faute de rédaction.

Cela prouve indubitablement que les hautes parties contractantes, les États membres de la C.E.C.A. et la Haute Autorité elle aussi pensaient que l'obligation d'abolir les droits de douane et les restrictions quantitatives ne portaient pas seulement sur la production des États membres, mais aussi sur tous les produits importés régulièrement de pays tiers dans un État membre. La C.E.C.A. ne constitue donc pas une zone de libre-échange dans laquelle l'origine d'un produit est un élément déterminant,
mais elle se rapproche par sa structure d'une union douanière, telle que celle qui est visée par la C.E.E.

Si la Haute Autorité a jusqu'à présent défendu elle-même cette thèse envers les États membres, elle a exposé dans ce procès et en se référant à l'article 73 de nouveaux arguments qui affaiblissent considérablement son point de vue initial. Elle dit ceci: comme, d'après l'article 73, l'administration des licences d'importation dans les relations avec les pays tiers relève du gouvernement sur le territoire duquel se situe le point de destination des importations, le principe de la libre circulation ne
peut s'appliquer au charbon qui a été importé dans un État membre en vue de le réexpédier ensuite dans un autre. Il n'y a là qu'une opération de transit, avec ce résultat que l'État dont relève le lieu de destination définitif peut décider librement d'admettre l'importation. Elle tire un argument important du fait qu'il n'est pas perçu de droits de douane sur le charbon, si bien que le dédouanement ne permet pas de déterminer la destination du transit.

Permettez-nous de prendre position en quelques mots sur cet argument. On voit sans plus que la thèse de la Haute Autorité ferait dépendre la reconnaissance de la libre circulation d'un critère subjectif, la fixation du lieu de destination lors de la première importation dans la Communauté. La Haute Autorité a admis elle-même les difficultés que l'usage de ce critère subjectif pourrait entraîner. Le cas d'espèce où la requérante avait reconnu manifestement à quels marchés elle destinait le charbon
qu'elle importait ne doit pas faire d'illusions sur ces difficultés. Si le critère subjectif de transit était appliqué, il est loisible de s'imaginer qu'à l'avenir les importateurs se garderaient bien de communiquer leurs intentions sur leurs opérations.

Comment les administrations d'un État membre pourraient-elles décider avec certitude si une marchandise a été introduite dans la Communauté avec l'intention de la réexpédier dans un autre pays? Comment, en outre, constater si la réexpédition d'un État membre dans un autre amène bien la marchandise à son point de destination définitif? Elle peut tout aussi bien être expédiée dans un troisième pays, à la frontière duquel il sera encore plus difficile de déterminer quelle était l'intention primitive
lors de l'importation. Poser ces questions, c'est démontrer que le critère subjectif est inapplicable.

La requérante a en outre fait remarquer que, dans la conception que la Haute Autorité se fait de la libre circulation, ce principe serait privé de toute signification.

Dans le commerce international, et surtout pour les grosses quantités de produits, il est opportun et usuel que, dès l'importation dans un pays, on sache si ce produit doit être réexporté et où. Il est très difficilement imaginable qu'un négociant importe de grosses quantités de charbons et les stocke pour se demander ensuite sur quels marchés il pourra les vendre. Ces opérations se pratiquent surtout dans le cadre d'anciennes relations commerciales qui supposent déjà certaines dispositions prises
lors de l'importation. Si ces opérations étaient exclues de la fibre circulation, toujours en supposant que le négociant expose ouvertement ses projets, il n'y aurait pratiquement plus de champ d'application digne de ce nom pour la libre circulation, c'est-à-dire pour les importations indirectes de pays tiers. La Haute Autorité ne peut ignorer que l'exemple imaginé par son agent d'un «négociant qui écoule des stocks de charbons comprenant à la fois des charbons C.E.C.A. et des charbons des pays
tiers régulièrement dédouanés dans le pays de destination» ne constitue pas le cas le plus fréquent de la vie commerciale. Il s'y ajoute que, même pour ces négociants, il existe en règle générale des dispositions commerciales prises au moment de l'importation. En réalité, d'après la thèse de la Haute Autorité, un tel négociant n'aurait pas le bénéfice de la libre circulation. En fait, il ne resterait rien de ce principe.

Raisonnablement, dans le domaine de la C.E.C.A., il faut donc appliquer les critères objectifs que la C.E.E. connaît pour la libre circulation et qui sont facilement contrôlables à tout moment dans la procédure d'importation.

Nous savons que le traité instituant la C.E.E. a dit explicitement ceci à l'article 10 :

«Sont considérés comme étant en libre pratique dans un État membre les produits en provenance de pays tiers pour lesquels les formalités d'importation ont été accomplies et les droits de douane et taxes d'effet équivalent exigibles ont été perçus dans cet État membre et qui n'ont pas bénéficié d'une ristourne totale ou partielle de ces droits et taxes.»

Si un État membre permet l'importation sans réserve, de telle sorte que la marchandise puisse être écoulée dans ce pays, elle est en libre circulation et elle doit pouvoir circuler librement dans l'ensemble de la Communauté. Il résulte des documents produits par la requérante que la réglementation en vigueur en Belgique (arrêté royal du 24 avril 1953 modifié par arrêté royal du 31 janvier 1958) ( 4 ) répond à ces principes. C'est exclusivement à l'État qui rend possible l'importation sur son propre
territoire de déterminer dans quelles conditions elle se fera. La reconnaissance du principe de la libre circulation ne peut donc être rendue dépendante du fait que l'État importateur perçoit des droits de douane. Si on voulait postuler cette condition, le principe de la libre circulation n'aurait eu aucune signification pour le charbon, car aucun État membre ne percevait de droits de douane lors de la création du marché commun.

L'article 73 ne peut donc envisager que le cas du transit proprement dit au sens douanier du mot, c'est-à-dire une situation dans laquelle l'État de la première importation ne permet que le transit, mais non la vente sur son propre territoire. Ici, c'est au pays de destination de se prononcer sur l'admission de l'importation dans le domaine de la Communauté.

Il est bien certain qu'à défaut d'une politique commerciale commune dans la Communauté, les divergences dans la pratique des importations des différents États membres peuvent entraîner des difficultés. Mais le traité a pris des mesures pour empêcher que les intérêts de politique commerciale d'un État membre ne soient lésés par des importations détournées.

L'article 71, alinéa 3, a prévu, dans le sens de la solidarité de tous les États membres, une procédure de concours mutuel dans laquelle la Haute Autorité a un droit de proposition pour l'exécution technique et le droit de constater si les mesures envisagées sont compatibles avec le traité et avec les accords internationaux. Selon l'article 73, elle a aussi le devoir de veiller à la coordination des mesures d'assistance. Ce système de concours mutuel perdrait tout son sens, tout au moins en matière
de restrictions quantitatives des importations, si les États membres étaient en droit de se protéger unilatéralement contre des importations indirectes.

Aussi, pour conclure, faut-il s'en tenir à ceci: le système du traité implique le principe de la libre circulation pour les produits qui ont été importés régulièrement dans un pays de la Communauté et qui peuvent y circuler librement. Ce qui est déterminant, ce sont les critères objectifs tels que ceux qui existent dans le domaine du traité C.E.E. (article 10). Au cas où les intérêts de sa politique commerciale sont lésés, un État membre n'a que la possibilité de demander un concours mutuel. Les
mesures de protection unilatérales ne sont licites qu'en cas d'importations directes, dont les importations en transit au sens de la douane font partie.

2. Ces constatations faites, un élément important pour l'appréciation juridique est de savoir si le charbon importé par la requérante se trouvait à cet égard en libre pratique en Belgique.

La requérante a produit dans sa requête une liste des licences d'importation et d'exportation et elle l'a complétée dans sa réplique. Il résulte de cette liste, dont la Haute Autorité ne conteste pas l'exactitude, qu'il existait en 1957 des licences d'importation belges pour la plus grande partie du charbon en cause dans ce procès. Dans le seul cas du charbon stocké à Terneuzen, les licences d'importation belges n'ont été établies qu'en 1959. L'exportation a eu lieu à l'aide de licences
d'exportation. Il résulte des dates de la liste qu'en règle générale les licences d'importation étaient établies avant les licences d'exportation. Questionnée par nous, la requérante a assuré expressément que la délivrance des licences d'importation ne dépendait pas de la promesse de la réexportation. En ce qui concerne les licences, la requérante s'était vue permettre l'importation en Belgique sans réserve pour la plus grande partie de son charbon en 1957.

En 1957, la Belgique ne percevait pas de droits de douane sur le charbon importé. De ce point de vue donc, aucun élément n'apparaît pour le problème en cause.

Au cours du procès, la Haute Autorité a fait remarquer en outre qu'il existait une «taxe de transmission» qui jouerait un rôle important pour la question de la libre circulation ou du transit en Belgique. Les dispositions en cause figurent dans l'arrêté royal du 2 mars 1927, dont voici l'article 1er :

«Toute vente de marchandises, toute transmission entre vifs, à titre onéreux, de biens meubles par leur nature, sont soumises à une taxe spéciale de [5 p.c], lorsque la livraison est effectuée en Belgique.»

L'importation est assimilée à la vente (article 3). Pour le charbon, c'est-à-dire pour le charbon belge comme pour le charbon importé, il y a une disposition particulière selon laquelle seule une taxe unique forfaitaire de 5 % est perçue sur la transmission. La taxe est payée par le producteur lors de la vente, s'il s'agit de produits indigènes, et lors de la déclaration de mise en consommation dans le cas de charbon importé. Sont exclues de façon tout à fait générale de la taxe de transmission
les ventes de produits destinés à l'exportation (article 23). Cette règle s'applique aussi aux produits importés de l'étranger et réexportés (avec ou sans main-d'œuvre industrielle) (articles 36 et 37).

Si la première impression permet donc de penser qu'il faut voir dans la taxe de transmission une taxe de nature douanière, parce que l'administration des douanes doit la percevoir et parce que le charbon importé ne cesse pas de rester sous la surveillance douanière jusqu'à sa mise en consommation en Belgique, une circonstance décisive va à l'encontre de cette idée: la taxe de transmission est perçue pour les ventes en Belgique de la même manière que pour les importations. Et même lors de
l'exportation, les marchandises belges et les marchandises importées sont exemptées de la même façon. La naissance de cette dette fiscale n'est donc pas liée seulement au fait de l'importation. Aussi la taxe de transmission doit-elle être considérée comme un impôt sur le chiffre d'affaires ( 5 ) et elle peut donc être écartée pour le problème de la libre circulation. Le fait qu'en l'absence d'un consommateur belge le droit à perception de cette taxe ne soit pas né n'apporte aucun argument, dans
le cadre de cet examen, pour savoir si le charbon ne se trouvait qu'en transit.

On peut donc s'en tenir à cette constatation que le charbon importé par la requérante se trouvait en 1957, pour la plus grande partie, en libre circulation en Belgique. Cette conception est confirmée par la déclaration du ministre belge des finances du 20 mars 1961, que la requérante a produite, ainsi que par l'«Instruction sur les taxes 1954» et l'«Instruction C.E.C.A., publiée à la suite du tarif des droits d'entrée, édition du 1er mars 1954», deux documents de l'administration belge des
douanes, rédigés en commun avec la Haute Autorité.

3. Ces constatations amènent à se demander dans le cadre de l'examen juridique si la réglementation de l'importation en vigueur en France était et est compatible avec le principe de la libre circulation.

Il est incontesté entre les parties que la requérante a été empêchée, par le refus de l'A.T.I.C., d'introduire en France par Anvers du charbon américain. Il est en outre incontesté que la réglementation légale de l'importation du charbon en France a rendu possible le refus de l'A.T.I.C. Nous pouvons donc nous dispenser d'exposer ici en détail les fonctions et l'organisation de l'A.T.I.C. Il suffit de constater que l'A.T.I.C, qui se compose de groupements d'importateurs de charbon et de
représentants désignés par les associations professionnelles d'importateurs, a seule le droit d'acheter du charbon à l'étranger. Le texte déterminant est le décret du 24 juin 1948 (no 48-125). Selon son article 1er , alinéa 1 :

«Les opérations d'achat à l'étranger et de transport des combustibles minéraux solides, jusqu'à la prise en charge par leurs destinataires, ne peuvent être réalisées que par un groupement d'importateurs soumis aux dispositions du présent décret et conformément aux programmes d'importation visés à l'alinéa 2 de l'article 6 de la loi du 17 mai 1946.»

Ce groupement d'importateurs, d'après la lettre du ministre de l'industrie et du commerce du 4 février 1948, est l'A.T.I.C. L'article 4 de ce décret prévoit des contrôles de l'État et des instructions ministérielles pour l'A.T.I.C. D'après l'article 6, le commissaire du gouvernement a un droit de veto contre les décisions de l'A.T.I.C.

Les décrets pris après la fondation de la C.E.C.A. (no 53-83 du 9 février 1953; no 57-46 du 14 janvier 1957) ainsi que les «avis C.E.C.A.» (n os 1, 2, 7, 21, 22, 26) n'ont apporté qu'une modification à l'importation de produits communautaires «originaires et en provenance des pays membres» et ne concernent que l'achat du charbon disponible chez les producteurs de la Communauté. De même, la convention passée dans le cadre du procès A.T.I.C. (2-58) et le décret correspondant no 61-154 du 14 février
1961 se limitent au charbon de cette provenance. Ce n'est qu'en ce qui concerne ce charbon que l'A.T.I.C. est obligée d'exécuter les ordres des négociants français. C'est l'A.T.I.C. qui, sur instructions ministérielles, le cas échéant, décide de l'achat de charbon de pays tiers hors de la Communauté et dans les autres pays de la Communauté.

Ainsi est-il certain que la réglementation légale qui existe en France exclut la libre circulation, à l'intérieur de la Communauté, du charbon en provenance de pays tiers, et cela en violation des principes du traité C.E.C.A.

4. Mesures de concours mutuel au profit de la France

A propos de ce que nous avons dit sur l'existence et les limites du principe de la libre circulation, nous avons mentionné les mesures de concours mutuel prévues au traité, qui peuvent entraîner une exclusion complète ou partielle de ce principe.

Avant de continuer l'examen des conditions de la responsabilité pour faute de service, il faut, à notre avis, se demander si, en dépit de la reconnaissance du principe de la libre circulation par la France, le requérant n'aurait pas pu se voir interdire ses exportations en France en raison du système du concours mutuel, donc avec des mesures conformes au traité. Si la réponse est affirmative, il est certain que le fait pour la Haute Autorité de ne pas avoir imposé la mise en œuvre du principe de
libre circulation n'aurait pas été la cause de la réalisation du préjudice ou tout au moins d'une partie de ce dernier.

Au cours de la procédure, la Haute Autorité a fait remarquer qu'au printemps 1958 la Belgique, puis, en septembre 1958, la république fédérale d'Allemagne et enfin, en mars 1959, les Pays-Bas ont réclamé le concours mutuel. Elle a souligné que la France, elle aussi, aurait pu suivre cette voie en 1959 et fermer ainsi ses frontières aux importations indirectes de pays tiers.

La Haute Autorité n'a rien dit sur le fait qu'en raison de sa situation spéciale la France aurait déjà pu faire usage de cette possibilité à une date antérieure, c'est-à-dire en 1957 et en 1958. Au cours des débats oraux, la requérante a exposé sans être contredite quelles avaient été les quantités d'anthracite qui ont été exportées vers la France depuis les États-Unis et la Russie, en 1957 et en 1958. Il résulte aussi des indications publiées dans les rapports généraux ( 6 ) et dans le «Journal
officiel» ( 7 ) que l'importation de charbon des États-Unis vers la France a atteint un plafond en 1957. En 1958, elle était encore très élevée. Ce n'est qu'au troisième trimestre qu'est apparue une forte diminution qui a persisté en 1959.

En outre, il faut noter l'existence d'un document produit par la requérante (mémorandum du 23 juillet 1957) selon lequel l'A.T.I.C. s'est efforcée de passer elle-même des contrats avec les fournisseurs de la requérante, ainsi que d'une note du «Syndicat central des négociants importateurs de charbon en France», sur la situation actuelle du marché charbonnier, datée du 27 février 1957 et qui est jointe à l'annexe I de la réplique.

Ces faits permettent de constater qu'en 1957 et en 1958 tout au moins la France aurait pu difficilement envisager de procéder à des restrictions à l'importation en réclamant le concours mutuel. Dans le cadre de l'appréciation des liens hypothétiques de cause à effet, ces explications suffisent à prouver que le fait pour la Haute Autorité d'avoir négligé d'agir ne peut pas ne pas être pris en considération pour la réalisation du préjudice.

5. Faute de service

Nous en venons ainsi au point de notre examen consacré à l'attitude de la Haute Autorité. Il faudra examiner ici si la Haute Autorité a violé les obligations qui lui incombent en raison du traité, de telle sorte qu'on puisse parler d'une faute de service au sens de l'article 40.

a) Il est certain que la Haute Autorité n'était pas en mesure d'agir directement pour éliminer les obstacles à l'exportation vers la France. Il lui est au contraire reproché d'avoir omis de faire usage des pouvoirs que lui donne l'article 88 pour obtenir que les États membres agissent conformément au traité.

Il n'y a aucune raison de douter de effectivité de ces mesures. On peut admettre qu'un gouvernement national tiendra compte de l'invitation qui lui sera faite par la Haute Autorité d'exécuter le traité, peut-être, il est vrai, seulement après une procédure judiciaire, surtout s'il y a des questions d'interprétation compliquées.

b) D'après le traité, «la Haute Autorité est chargée d'assurer la réalisation des objets fixés par le présent traité» (article 8). A cet égard, elle a aussi l'obligation envers les États membres de veiller à une exécution correcte du traité.

Cette fonction de contrôle n'a pas besoin d'être déclenchée par la demande d'un intéressé ou même par une saisine formelle dans une procédure de carence. La Haute Autorité, au contraire, doit agir d'office lorsqu'elle croit reconnaître l'existence d'une violation du traité.

c) La Haute Autorité a adressé le 28 mai 1955 et le 7 janvier 1956 une lettre au gouvernement français tout comme aux gouvernements des autres États membres, lettre dans laquelle elle lui prouvait l'existence du principe de la libre circulation et invitait ce gouvernement à le respecter. Vous savez par d'autres procès que la Haute Autorité a pris le 22 juin 1956 et le 18 décembre 1957 à l'égard du gouvernement français des décisions en vertu de l'article 88, relatives à l'activité de l'A.T.I.C.
Mais, au cours des débats, la Haute Autorité a dit expressément que ces décisions n'avaient pas comme objectif d'obtenir la reconnaissance du principe de la libre circulation. Le représentant de la Haute Autorité a dit notamment littéralement ceci :

«… comme le montrent les considérants et les dispositifs de la décision du 18 décembre 1957 … la Haute Autorité ne s'est pas proposée de trancher la question de la libre circulation à l'intérieur du marché commun des charbons des pays tiers en adoptant cette décision.»

Ce fait, cette prise de position, sont en outre confirmés par la convention du 15 février 1961 passée entre la Haute Autorité et le gouvernement français au sujet de la fin du procès A.T.I.C.; la question de la libre circulation en était exclue en termes exprès. Ainsi est-il certain que jusqu'à l'heure actuelle la Haute Autorité n'a fait du principe de la libre circulation que l'objet de négociations. Or, en ce domaine, le traité ne lui donne pas la tâche de ne chercher une solution du problème
que par voie d'entente avec les États membres. Une fois que la Haute Autorité eut reconnu quelles étaient les mesures que les États membres avaient à prendre en vertu des obligations qui découlaient directement du traité pour mettre en œuvre le principe de la libre circulation, elle n'aurait même pas eu la possibilité d'adresser une recommandation qui, seulement obligatoire dans son objectif, n'aurait pu constituer qu'une répétition de ce que le traité prescrit déjà. Elle avait plutôt le devoir,
à l'expiration d'un certain délai, et notamment après des négociations restées sans résultat, de faire usage de ses pouvoirs prévus à l'article 88 pour tenir compte de sa propre responsabilité. Elle n'a pas satisfait à cette obligation, ce qui prouve objectivement que son comportement a été contraire au traité.

d) Peut-on dire que l'omission de la Haute Autorité constitue une faute de service au sens de l'article 40 du traité?

La non-exécution de l'obligation qui vient d'être constatée, en d'autres termes le caractère illégal du comportement de la Haute Autorité, ne suffit pas à fonder la responsabilité pour le préjudice invoqué. Il faut en outre prouver que cette attitude constitue une faute.

L'appréciation à porter sur cette condition est rendue difficile du fait que l'article 40 est rédigé en termes imprécis; il n'indique pas en détail quels sont les critères qui doivent être remplis pour qu'on puisse parler d'une faute de service. C'est donc à la Cour de dégager un système par sa jurisprudence. A cet effet, elle doit tenir compte des principes du droit national des États membres. Il est vrai qu'on peut admettre que l'article 40 permet en principe une différenciation, si bien que,
dans bien des cas, une faute légère sera suffisante tandis que, dans d'autres cas, des exigences plus sévères doivent être requises pour constater qu'il y a «faute de service». D'après le droit administratif français, en cas de carence, lorsque l'administration n'a pas exercé son rôle de surveillance, la «faute lourde» est une condition pour engager la responsabilité. Il nous semble justifié d'imposer aussi cette exigence en l'espèce, en raison des particularités de la procédure que la Haute
Autorité avait à sa disposition.

Nous avons déjà laissé entendre qu'en l'espèce la preuve d'une faute de service dépendait essentiellement de la question de savoir à quel moment au plus tard la Haute Autorité aurait dû faire usage de ses pouvoirs prévus à l'article 88. Il est certain que cette règle n'a pas pour but un pur automatisme tel que la décision de la Haute Autorité devrait suivre immédiatement la non-exécution du traité. La procédure de contrôle inclut plutôt pour la Haute Autorité un certain pouvoir discrétionnaire
qui doit être délimité de façon différente dans chaque cas, comme cela résulte de l'obligation d'entendre préalablement l'État en question et du pouvoir de fixer un délai pour l'exécution des dispositions du traité. Mais il n'est pas possible de parler ici d'un domaine politique d'appréciation discrétionnaire qui exclurait complètement un contrôle juridictionnel. Le traité fixe expressément les limites de ce dernier. Dans ce cadre, il n'existe aucune raison d'admettre qu'il existe des actes
souverains non soumis à la Cour et qui ne relèveraient que de la responsabilité politique. Aussi s'agit-il ici seulement d'apprécier si la Haute Autorité a exagérément élargi dans le temps le cadre de son pouvoir discrétionnaire. Pour répondre à cette question, ce qui est important au premier chef, c'est de savoir quelles obligations résultant du traité auraient dû être exécutées. De plus, une appréciation objective de toutes les circonstances du cas particulier doit permettre de déterminer si le
grief de faute est fondé. Nous devons cependant reconnaître que nous ne connaissons pas tous les détails des négociations entre la Haute Autorité et le gouvernement français; la défenderesse aurait dû les faire connaître à la Cour.

Comme le traité n'a pas fixé de date précise pour l'institution de la libre circulation du charbon importé, il faut partir de l'idée que ce principe devait être mis en œuvre en même temps que la suppression des frontières intérieures pour le commerce du charbon, c'est-à-dire à partir de la création du marché commun du charbon (§ 8 et 9 de la convention). On pourrait dire en faveur de la Haute Autorité que le traité n'énonce pas expressément ce principe, mais qu'on pouvait le trouver indirectement
dans une liaison entre les objectifs qui y sont énoncés et les dispositions particulières.

La requérante a dit elle-même au cours des débats :

«… Je puis parfaitement comprendre que, sur ces matières délicates et sur ces matières neuves, la Haute Autorité a, dans les débuts, pu hésiter et même qu'elle a pu se tromper pendant un temps.»

Mais il est vrai que cette constatation perd aussitôt sa valeur du fait que, pour s'excuser, la Haute Autorité n'invoque pas les difficultés des textes mais admet au contraire qu'elle s'en tient sans la modifier à sa prise de position du 28 mai 1955 sur la question de la libre circulation. Cela correspond du reste à la position qu'elle a adoptée comme les autres États membres lors des négociations poursuivies dans le cadre du G.A.T.T. (décision de dérogation du 10 novembre 1952). Ce n'est qu'au
cours du procès que la Haute Autorité a émis des doutes sur la portée du principe de la libre circulation, ce qui l'a amenée à adopter une conception particulière de la notion de transit. Mais la Haute Autorité n'a pas affirmé qu'il fallait voir dans ces doutes la véritable cause de son inaction.

En outre, on pourrait dire à la décharge de la Haute Autorité que la situation du marché du charbon de la Communauté se caractérisait par un état de pénurie depuis la création de la C.E.C.A. jusqu'en 1958, si bien que la reconnaissance et la mise en œuvre juridiques du principe de la libre circulation ne paraissaient pas être de première urgence. Compte tenu de cette situation, on ne peut considérer comme une faute le fait que la Haute Autorité n'ait pas résolu le problème de l'A.T.I.C. dans
toute son ampleur dès la création du marché commun, mais qu'elle ait commencé par chercher une modification progressive par voie de négociations.

Il est vrai qu'il faut remarquer qu'en 1953 et 1954 déjà la requérante avait eu l'occasion de se plaindre auprès de la Haute Autorité des obstacles opposés à ses exportations vers la France. Dans une lettre adressée le 14 mars 1953 au directeur de la division du marché de la Haute Autorité, la requérante faisait remarquer que l'A.T.I.C. refusait les certificats d'origine belges établis pour du charbon en provenance de pays tiers et travaillés en Belgique et elle demandait que des mesures soient
prises rapidement pour mettre fin à ces difficultés d'exportation vers la France. Même en période de pénurie du charbon, le problème avait donc une importance plus que théorique.

Il faut remarquer aussi qu'au plus tard lors de l'envoi des lettres de la Haute Autorité en 1955 et 1956 aux autres États membres de la Communauté, le principe de la libre circulation avait été reconnu et mis en œuvre par ceux-ci, si bien qu'à partir de ce moment il existait une situation discriminatoire à l'intérieur de la Communauté. Même en tenant compte des intérêts du commerce français qui ne pouvait être libéré de la protection des organismes d'importation nationaux qu'après un certain
temps d'adaptation, la tolérance pendant des années d'une situation contraire au traité, qui a eu comme conséquence une lésion des ententes légitimes des négociants en charbon des autres États membres, paraît difficilement défendable.

Au cours des débats, la Haute Autorité a exposé ses efforts pour fixer de façon détaillée avec les États membres les particularités de la procédure de concours mutuel prévue à l'article 71, alinéa 3, et ses conditions d'exercice. Ces efforts sont d'autant plus heureux qu'il est apparu que, d'après le traité, le concours mutuel était le seul moyen pour protéger les intérêts de politique économique des États membres après la reconnaissance du principe de la libre circulation.

Nous avons appris que, faute d'entente, ces négociations n'ont jamais abouti au résultat envisagé. Néanmoins, le système du concours mutuel a pu être appliqué à trois pays en 1958 et 1959, sans donner lieu à des difficultés spéciales. Il faut également constater que lé traité ne fait dépendre en aucune façon la reconnaissance du principe de la libre circulation de l'élaboration de règles précises sur le concours mutuel. Notamment il n'est pas possible de dire qu'à défaut d'une telle
réglementation la Haute Autorité aurait été empêchée d'exercer ses pouvoirs prévus à l'article 71, alinéa 3. Cinq des États membres de la Communauté ont reconnu et appliqué le principe de la libre circulation sans attendre le résultat des négociations sur le concours mutuel. Compte tenu de ces données de droit et de fait, il est très difficilement justifiable, même sous l'aspect mentionné, que le respect du principe de la libre circulation à l'égard d'un État membre n'ait pas été imposé.

Enfin, pour apprécier l'attitude de la Haute Autorité, l'étendue du préjudice à attendre de son omission et réellement réalisé constitue un élément important. L'importance du principe de la fibre circulation pour le commerce interne et la lésion d'intérêts commerciaux importants du fait de la non-reconnaissance du principe sont si évidents qu'il aurait fallu que la Haute Autorité consacre des efforts particulièrement grands à résoudre ce problème.

Avant de pouvoir tirer une conclusion de ces constatations, il faut encore tenir compte de la particularité des possibilités d'intervention que l'article 88 donnait à la Haute Autorité. Lorsque celle-ci introduit la procédure de contrôle, il faut compter encore un certain temps avant la réalisation du succès désiré et ce délai, y compris la procédure juridictionnelle qui s'y joint en règle générale, sera à peine inférieur à un an. En l'espèce, cela veut dire que la réalisation du préjudice causé
par l'obstacle aux importations en 1957 n'aurait pu être empêchée que par une action de la Haute Autorité en 1956. Des interventions ultérieures de sa part auraient tout au moins exclu une aggravation du préjudice. Un élément important pour la faute de service est donc constitué par le fait que la Haute Autorité aurait dû prendre une mesure au plus tard à cette époque.

L'appréciation des différentes circonstances entraîne naturellement une évaluation délicate et subjective, toujours susceptible d'être contestée. En y procédant ici et en tenant compte du fait que le caractère particulier des pouvoirs de surveillance de la Haute Autorité à l'égard dès États membres ne permet d'invoquer le grief de faute de service que s'il y a des circonstances graves, nous voudrions constater ceci: le principe de la libre circulation du charbon importé de pays tiers a aussi son
importance dans les conditions actuelles du marché, dans le cadre de la Communauté, comme le montre le fait que trois États membres ont réclamé le bénéfice du concours mutuel. Jusqu'à aujourd'hui, il est incontesté qu'à l'égard d'un pays la Haute Autorité n'a rien fait pour faire reconnaître le principe de la libre circulation. Elle n'a invoqué aucune déclaration, aucun fait essentiel, aucun point de vue décisif qui soient de nature à justifier son omission. Son attitude, comparée à la situation
juridique qu'elle reconnaît elle-même, et compte tenu de toutes les circonstances et du pouvoir discrétionnaire qui lui est accordé, doit être considérée comme un non-exercice fautif des importants pouvoirs supranationaux qui lui sont confiés. S'il faut voir une faute de service dans ce comportement, on ne peut dire, il est vrai, que cette faute soit caractérisée de la même manière pendant la période qui va de l'institution du marché commun jusqu'à aujourd'hui. Mais, lors de l'appréciation des
données de fait et de droit, il est certainement justifié de conclure qu'il y a eu un comportement clairement reconnaissable et lourd de conséquences, de nature à déclencher sa responsabilité financière, depuis l'année 1956 où la Haute Autorité n'a pas continué les démarches entreprises pour mettre en œuvre le principe de la libre circulation du charbon.

6. Dans un dernier chapitre, il reste encore à vérifier si on se trouve en présence des caractéristiques du préjudice nécessaires d'après le critère de faute de service pour que la Cour alloue une indemnité.

Nous avons mentionné dans la première partie que les conditions d'exercice du droit énoncées à l'article 34, un préjudice spécial directement causé, peuvent être reprises à l'article 40, par voie d'interprétation. Cette idée se justifie si les faits créateurs d'un droit qui doivent être appréciés selon l'article 40 sont semblables aux cas de responsabilité de l'article 34. Elle résulte de la structure de la Communauté qui, du point de vue financier, repose uniquement sur les entreprises
productrices de charbon et d'acier. Il faut mentionner en outre qu'en droit administratif français la notion même de faute de service inclut dans certains cas (mais pas tous) l'exigence d'un préjudice spécial ( 8 ).

a) En ce qui concerne le critère de préjudice spécial, la Haute Autorité fait valoir que :

«… en droit il s'est trouvé exactement dans la même situation que tous les autres négociants non français de la Communauté, au regard de la réglementation française ne reconnaissant pas le droit à libre circulation à l'intérieur du marché commun pour les pays tiers… ».

Cette objection tombe à côté de la question, en ce sens que l'élément important n'est pas le fait d'avoir été atteint par une réglementation juridique, comme c'est le cas pour le recours en annulation, mais le fait du préjudice. Or, la Haute Autorité n'a pas pu affirmer que d'autres négociants en charbon de la Communauté aient été lésés en ce qui concerne leurs exportations vers la France d'une manière semblable ou analogue à la requérante. D'ailleurs, l'article 40 n'exige pas la preuve que la
requérante seule ait subi un dommage; selon une interprétation correcte, il suffit que la requérante, parmi un petit groupe bien déterminable, ait été la victime d'un événement dommageable. En l'espèce, on ne peut voir que ce critère n'ait pas été rempli.

b) En ce qui concerne la question de savoir si un préjudice a été causé directement, le droit administratif français contient certaines exigences décrites ainsi par Waline (page 705) :

«Le dommage indirect est celui dont il n'est pas établi qu'il soit la conséquence nécessaire du fait initial reproché au prétendu responsable.



Il y a dommage indirect lorsque entre le fait initial imputé à la collectivité publique et la réalisation du préjudice dont la réparation est demandée se sont interposés des circonstances ou des faits intermédiaires qui ne permettent pas d'établir avec certitude la relation de cause à effet entre ce fait initial et la réalisation de ce préjudice.

Lorsque le préjudice, en effet, n'a été que la conséquence d'une suite de faits qui s'interposent entre le fait initial et le préjudice final, il faut porter toute une suite de jugements de valeur sur le rôle et l'importance, dans la réalisation de ce préjudice, de chacun de ces faits intermédiaires, et une erreur d'appréciation sur l'influence de l'un ou de l'autre de ces faits peut fausser tout le raisonnement.»

Le fait que l'attitude contraire au traité d'un État membre est à l'origine d'un lien de cause à effet n'exclut pas que l'omission consécutive de la Haute Autorité soit considérée comme la cause directe du préjudice. Si la Haute Autorité a omis de faire usage de ses fonctions de contrôle à l'égard d'un État membre, elle est responsable du préjudice qui résulte du comportement primaire et contraire au traité d'un État membre.

c) Dans ce cadre, il faut examiner aussi le comportement propre de la requérante qui, en droit allemand, serait vu sous l'angle d'une faute propre. La requérante a importé le charbon et elle l'a stocké en sachant qu'à tout moment la réglementation française sur les importations pouvait permettre d'établir une barrière. De ce fait, faut-il imputer à l'attitude propre de la requérante les frais résultant de l'importation réalisée en fait dans un autre pays (entreposage, diminution de qualité, frais
de transport) et faut-il ne considérer comme préjudice directement causé par la Haute Autorité que le seul manque à gagner? Nous hésitons à proposer cette solution. La requérante a exposé très en détail l'historique des importations en cause. Il est incontestable qu'elle a pu écouler en France, en 1955 et en 1956, le charbon qu'elle avait importé. Elle a admis que la demande émanant de sa clientèle française, avec laquelle elle était en liaison constante, persisterait. Pour l'année 1958, elle
a prouvé cet intérêt: pour 1957, elle a apporté des indices qui permettent de supposer qu'il y avait une demande, et en outre elle a offert des preuves. Ce qui a assurément été en partie déterminant pour elle est le fait que des représentants de l'A.T.I.C. sont entrés en négociations avec les fournisseurs de la requérante aux États membres, la Hudson Coal Company, au cours du deuxième semestre 1956, au sujet de la fourniture directe de 200.000 tonnes et auraient été renvoyés par le comptoir de
vente de ce producteur américain à la requérante. Les affaires qu'elle a traitées avec la Hudson Coal Company lui ont permis ensuite, en janvier 1957, de passer un contrat de 30.000 tonnes avec l'A.T.I.C.

Il faut donc se demander si la requérante, en connaissance de la situation du marché, des besoins de ses clients, du désir de ceux-ci de lui acheter et de la pratique antérieure d'importation de l'A.T.I.C., aurait dû prendre d'autres dispositions. Nous estimons qu'en raison de cette évolution on ne peut parler d'une faute de la requérante, qui aurait pour conséquence qu'elle devrait supporter elle-même pour son plein montant le préjudice causé par les importations réalisées en fait. Ce sera,
il est vrai, une question de preuve à faire que de savoir dans quelle mesure elle pouvait prendre ses dispositions en fonction de la demande de sa clientèle et dans quelle mesure ces affaires ont été empêchées uniquement par le refus de l'A.T.I.C.

Au cours des débats oraux, la question a été posée également de savoir pourquoi la requérante n'avait pas cherché à écouler ailleurs le charbon en question, c'est-à-dire à évacuer les stocks dont l'entretien lui a causé une partie du préjudice qu'elle invoque. Il est évident que le préjudice aurait été moindre si elle avait agi ainsi. Il résulte des documents produits que la requérante a continuellement offert à ses clients français des livraisons en provenance de ces stocks. A cet égard, il
faut aussi remarquer que les propriétaires des dépôts de Strasbourg et de Givet s'étaient assuré un droit de priorité sur ce charbon au cas où la licence d'importation serait délivrée. Il faudrait donc examiner à partir de quel moment, sur la base de prévisions commerciales raisonnables, la requérante aurait dû considérer que la chance de vendre son charbon en France était moindre que le risque courant de déperdition de valeur et des frais de stockage. Pour cette appréciation, il faut
envisager comme facteurs de calcul déterminants les frais d'évacuation des stocks, les frais de transport et d'embarquement ainsi que les prospections de vente ailleurs. A cet égard, les indications de fait ne sont pas suffisantes pour procéder à une appréciation complète, même en admettant, dans le cadre du pouvoir judiciaire d'appréciation, une date où la requérante aurait dû se dire que les autorisations d'importation en France ne seraient plus délivrées. Il est donc indispensable de
procéder à un complément d'instruction sur ce point.

Cependant, en dépit des questions qui restent encore ouvertes sur ce point, on peut constater qu'il n'est pas possible d'exclure complètement la responsabilité de la Communauté.

d) Enfin, en ce qui concerne finalement la détermination du chiffre exact du montant du préjudice, la requérante n'y a procédé elle-même que de façon provisoire. Au cours du procès, la requérante a produit des documents dont il résulte que, pour certaines quantités de charbon et à certains moments, des négociants français auraient acheté le charbon qu'elle offrait. Elle a ainsi apporté un commencement de preuve, ce qui exclut le rejet de son recours pour défaut de preuve d'un préjudice. Mais il
faut encore examiner en détail quelles ont été les possibilités de vente en France (époques et quantités), quelle était l'importance des frais de stockage et de transport et à combien se chiffre le préjudice causé par la diminution de qualité et par le manque à gagner. Pour constater cette étendue du préjudice, dont relèvent les considérations faites dans le cadre du partage des responsabilités, la Cour a la possibilité, d'après son règlement, d'ordonner des mesures d'instruction auxquelles
procéderaient la chambre ou le juge rapporteur.

Mais il nous semble que la Cour ne se placerait pas hors des règles de la procédure et dépasserait ses pouvoirs si elle rendait tout d'abord un premier arrêt sur le bien-fondé de la demande et si elle offrait aux parties le moyen de s'entendre à l'amiable sur le montant de l'indemnité. Une telle méthode se justifie spécialement en cas de procédure de pleine juridiction qui donne à la Cour un large pouvoir discrétionnaire et des possibilités d'action étendues. Si les parties ne pouvaient
parvenir à s'entendre sur l'étendue du préjudice, la procédure de constatation de l'étendue du dommage pourrait être continuée sur demande.

C — Résumé et résultat

Pour nous résumer à la fin de cette longue étude aux multiples aspects, nous pouvons constater ceci :

Le recours 12-60 qui tend à obliger la Haute Autorité à prendre une décision est irrecevable, car la requérante ne peut être considérée comme une entreprise au sens du traité en raison de l'objet du litige.

Le recours en indemnité 9-60 est recevable. C'est à bon droit qu'il se fonde sur la règle générale de l'article 40. L'examen des différentes conditions posées par cette disposition nous a montré qu'un État membre de la Communauté n'a pas appliqué le principe de la libre circulation du charbon qui se déduit du traité. La Haute Autorité a omis de tenter efficacement d'éliminer cette violation du traité et de faire usage de ses pouvoirs d'intervention prévus à l'article 88 du traité. Ainsi a-t-elle
violé elle-même le traité. Son comportement contraire à ses obligations constitue en même temps une faute de service au sens de l'article 40. Cette faute de service constitue la cause du préjudice subi par la requérante qui, du fait de la carence de la Haute Autorité, a été empêchée d'exporter librement son charbon vers un État membre. Nous avons vu que le cas d'espèce présente les caractéristiques d'une cause directe du préjudice et d'un dommage spécial. En l'état actuel de la procédure, on peut
donc constater que le droit à réparation pécuniaire de la requérante est bien fondé.

Nous conseillons à la Cour :

1. Dans l'affaire 12-60, de rejeter le recours comme irrecevable;

2. Dans l'affaire 9-60, ou bien d'ordonner une instruction sur l'étendue du préjudice causé ou de constater dans un premier arrêt que la demande d'indemnité de la requérante est fondée en droit et de réserver la décision sur son montant à l'arrêt final;

3. De condamner la requérante aux dépens de l'affaire 12-60; la décision sur les dépens dans l'affaire 9-60 dépendra de la suite qui sera donnée à ce recours.

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( 1 ) § 56 de la loi allemande sur les douanes du 23 mai 1952.

( 2 ) Cf. Much, Amtshaftung, p. 93.

( 3 ) Cf. Steindorff, JZ 53, p. 721.

( 4 ) Moniteur belge du 27 avril 1953 et du 8 février 1958.

( 5 ) Voir aussi le rapport Tinbergen et la décision de la Haute Autorité du 5 mars 1953, Journal officiel, 1953, pages 33 et 34.

( 6 ) Sixième Rapport général, annexe statistique, tableau 5.

( 7 ) Journal officiel, 1958, pages 37, 445;

Journal officiel, 1959, pages 139, 487, 1088;

Journal officiel, 1960, page 667.

( 8 ) Waline, op. cit., page 683.


Synthèse
Numéro d'arrêt : 9
Date de la décision : 19/04/1961
Type de recours : Recours en carence - irrecevable, Recours en responsabilité - non fondé

Analyses

Matières CECA

Libre circulation des marchandises

Politique commerciale

Responsabilité non contractuelle

Combustibles - charbon au sens large


Parties
Demandeurs : Société commerciale Antoine Vloeberghs SA
Défendeurs : Haute Autorité de la Communauté européenne du charbon et de l'acier.

Composition du Tribunal
Avocat général : Roemer
Rapporteur ?: Catalano

Origine de la décision
Date de l'import : 23/06/2022
Fonds documentaire ?: http: publications.europa.eu
Identifiant ECLI : ECLI:EU:C:1961:6

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