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29/05/1959 | CJUE | N°42/58

CJUE | CJUE, Conclusions jointes de l'Avocat général Lagrange présentées le 29 mai 1959., Société nouvelle des usines de Pontlieue - Aciéries du Temple (S.N.U.P.A.T.) contre Haute Autorité de la Communauté européenne du charbon et de l'acier., 29/05/1959, 42/58


Conclusions de l'avocat général

M. MAURICE LAGRANGE

SOMMAIRE

Pages
  I — Procédure et recevabilité


  A — Recours 32-58 ...

Conclusions de l'avocat général

M. MAURICE LAGRANGE

SOMMAIRE

Pages
  I — Procédure et recevabilité
  A — Recours 32-58
  1. Conclusions dirigées contre la «décision» de la Caisse du 12 mai 1958
  2. Conclusions dirigées «en tant que de besoin» contre la «décision de sursis à statuer» résultant de la lettre du 2 juin 1958
  3. Conclusions dirigées contre la «décision implicite de rejet résultant du silence de plus de deux mois sur la demande de dérogation adressée à la Caisse et à l'Office commun par lettres du 31 mars 1958»
  4. Conclusions visant «par exception d'illégalité la décision d'ordre général constituée par la lettre du 18 décembre 1957, adressée par la Haute Autorité à l'O.C.C.F., relative à la définition de la notion de “ferrailles de ressources propres” au sens des décisions 22-54, 14-55 et 2-57»
  5. Conclusions dirigées «en tant que de besoin» contre la «décision d'ordre général constituée par la lettre du 17 avril 1958»
  B — Recours 33-58
  C — Recours 42-58
  1. Conclusions dirigées contre la «décision implicite de rejet résultant du silence de plus de deux mois sur la demande de dérogation adressée à la Haute Autorité de la C.E.C.A. par lettre du 23 juillet 1958»
  2. Conclusions dirigées, «en tant que de besoin», contre la «décision de sursis à statuer» résultant de la lettre adressée à la société exposante par la Haute Autorité en date du 31 juillet 1958.
  3. et 4. Exception d'illégalité
  II — Fond
  — Première observation
  — Deuxième observation
  — Troisième observation
  III — Conclusions finales

Monsieur le Président, Messieurs les Juges,

Nous n'avons pas l'intention, dans ces litiges, de reprendre l'examen d'ensemble de la question, tel que nous avons été amené à vous le présenter dans des conclusions dont nous sommes persuadé que vous avez pleinement gardé le souvenir et dont les éminents avocats qui ont plaidé samedi dernier ont montré qu'ils les connaissaient aussi, sans les avoir entendues.

I

Nous nous expliquerons d'abord sur les questions de procédure et de recevabilité, qui se présentent dans des conditions fort différentes de celles des affaires allemandes.

A — Recours 32-58 (Société des usines de Pontlieue)

Par deux lettres du 31 mars 1958, adressées l'une à la Laisse de péréquation des ferrailles importées, l'autre à l'Office commun des consommateurs de ferraille, la société a demandé une «dérogation totale à l'application de la taxe de prélèvement (ferraille)». Cette demande était basée sur les décisions du conseil de l'O.C.C.F. ayant admis des dérogations «en faveur de sociétés hollandaise (“Breedband”) et italienne (“Breda”), de raisons sociales différentes». La lettre adressée à la Caisse faisait
en outre toutes réserves sur «la légitimité» de la taxe elle-même et sur la «validité de la définition des ressources propres donnée par la Haute Autorité», «tant que la Cour de Justice de la C.E.C.A., saisie de cette question, n'aura pas rendu son arrêt». C'était là une allusion aux recours allemands, déjà introduits à l'époque.

Le 12 mai 1958, la Caisse répond que la taxe est due par toutes les entreprises répondant aux critères définis par la lettre de la Haute Autorité du 18 décembre 1957 (qui refuse d'exonérer les «ferrailles de groupe»), même par celles de ces entreprises qui ont, soit introduit une demande de dérogation auprès de l'O.C.C.F. (tant que la dérogation n'a pas été accordée), soit formé un recours à la Cour de Justice (tant que celle-ci n'a pas donné satisfaction aux requérantes).

Le 2 juin 1958, la direction de l'Office commun informe la société que, par délibération du 20 mai précédent, le conseil d'administration dudit office «a jugé préférable d'attendre, pour se prononcer (sur. la demande de dérogation), que la Cour de Justice de la C.E.C.A. ait rendu ses arrêts à la suite des différents recours introduits auprès d'elle contre la Haute Autorité». «En attendant que le conseil prenne une décision, ajoute la lettre, nous vous prions de bien vouloir rectifier vos
déclarations conformément aux règles actuellement en vigueur».

Le 30 juin 1958, est enregistré au greffe le recours de la société, qui contient cinq conclusions que nous devons maintenant examiner successivement au point de vue de leur recevabilité. (Pour plus de clarté, nous les examinerons dans un ordre un peu différent de celui dans lequel elles sont présentées.)

1. Conclusions dirigées contre la «décision» de la Caisse du 12 mai 1958

Malgré la formule générale employée par les recours («déclarer nulles, sans effet juridique, en ce qu'elles sont illégales et non justifiées au fond, les décisions attaquées»), il ne peut s'agir ici que d'un recours en annulation.

Première question, que la Haute Autorité soulève, mais sans insister et sans opposer à cet égard une fin de non recevoir: le recours a-t-il été introduit dans le délai d'un mois? La lettre est datée du 12 mai, mais elle n'a pas été recommandée et la société a déclaré ne pas être en état d'établir à quelle date elle a été reçue.

Si l'on se réfère à la jurisprudence administrative française, la règle est que le délai de recours contre une décision individuelle ne court, du moins à l'encontre de celui ou de ceux à l'égard desquels elle est susceptible de notification, qu'à dater de cette notification.

Qu'est-ce que la «notification» ? C'est la mesure prise par l'auteur de la décision à l'effet de porter celle-ci à la connaissance de celui auquel elle est destinée. D'autre part — toujours d'après les mêmes règles — c'est à l'auteur de l'acte qu'il appartient de prouver que la notification a été faite. La «connaissance acquise» ou réputée acquise ne suffit pas.

Ces principes paraissent bien être ceux du traité, si l'on se réfère aux dispositions combinées des articles 15, alinéa 2, et 33, alinéa 3.

Normalement la preuve résulte d'un avis de réception postal, ce qui suppose l'envoi d'une lettre recommandée avec demande d'avis de réception. D'autres preuves peuvent suppléer à celle-là. Dans l'espèce, elles font défaut. Si donc il s'agissait bien d'une décision susceptible de recours, la requête serait recevable.

Mais (et c'est la seconde question), nous croyons avec la Haute Autorité que tel n'est pas le cas. Le contenu même de la lettre, tel que nous l'avons résumé il y a un instant, suffit à le prouver. La société demandait l'octroi d'une dérogation. On se borne à lui répondre qu'en attendant que la dérogation soit accordée par l'Office, ou que la Cour de Justice se soit prononcée, les cotisations restent dues: on ne statue donc pas sur la demande de dérogation. D'autre part, on rappelle le montant des
sommes ainsi dues; mais à cet égard, vous le savez, seule la Haute Autorité a qualité pour prendre, en vertu de l'article 92, une décision formant titre exécutoire: il n'y a donc pas davantage de décision sur le paiement.

Ces constatations nous dispenseront d'examiner si un recours en annulation, au titre de l'article 33, 2e alinéa, peut être formé contre une décision qui n'émane pas de la Haute Autorité, question que celle-ci ne soulève pas, bien qu'elle nous paraisse fort discutable.

2. Conclusions dirigées «en tant que. de besoin» contre la «décision de sursis à statuer» résultant de la lettre du 2 juin

Sur ce point, il ne peut y avoir de doute: la lettre dont il s'agit n'est évidemment pas une décision: c'est un ajournement.

3. Conclusions dirigées contre «la décision implicite de rejet résultant du silence de plus de deux mois sur la demande de dérogation adressée à la Caisse et à l'Office commun par lettres du 31 mars 1958»

On ne dit pas, en invoquant ce silence, par qui il a été gardé, mais ce ne peut être évidemment, dans l'esprit de la requérante, que par la Haute Autorité, puisque, nous venons de le voir, la Caisse et l'Office, à chacun desquels les lettres du 31 mars étaient adressées, y ont répondu et que ces réponses sont attaquées comme décisions.

La Haute Autorité ne s'y est d'ailleurs pas méprise et elle admet implicitement avoir été régulièrement saisie elle-même par le fait de l'envoi des lettres du 31 mars à l'Office et à la Caisse. Elle admet aussi qu'aucune décision n'ayant été prise à la suite des demandes faisant l'objet de ces lettres, le recours peut être regardé comme un recours en carence de l'article 35, formé dans les délais.

Mais elle prétend que ni l'alinéa 1, ni l'alinéa 2 de l'article 35 ne sont applicables. L'alinéa 1, parce que, la requérante reconnaissant elle-même qu'elle ne remplit pas la condition d'«intégration locale» exigée pour l'octroi d'une dérogation par les décisions antérieures de la Haute Autorité, cette dérogation ne peut lui être accordée, et l'alinéa 2 parce que le refus implicite d'accorder la dérogation n'est entaché d'aucun détournement de pouvoir à l'égard de la requérante.

Messieurs, nous pensons aussi que le recours n'est pas recevable sur le terrain de l'article 35, mais pour des raisons différentes.

Dans toute cette affaire — du moins dans la procédure écrite — la Haute Autorité raisonne comme si les organismes de Bruxelles, ou elle-même, ou encore les organismes de Bruxelles par application de directives qu'elle leur aurait données, avaient le pouvoir d'accorder des «dérogations» (c'est ce terme qui revient à chaque instant) au paiement d'une taxe légalement due. Or, comme nous avons eu l'occasion de le souligner dans nos précédentes explications, et comme l'honorable avocat de la Haute
Autorité l'a lui-même proclamé à la barre, la Haute Autorité n'a pas un tel pouvoir, et les organismes de Bruxelles encore moins. Les seules décisions de base, ayant valeur réglementaire, sont les décisions de la Haute Autorité prises selon les formes prévues à l'article 53 b, c'est-à-dire après avis conforme à l'unanimité du Conseil de Ministres, en l'espèce les décisions 22-54, 14-55 et 2-57.

Ce sont ces décisions qui imposent la ferraille d'achat et exemptent par là même les ferrailles de «ressources propres». Ensuite, il ne peut plus s'agir que de difficultés d'application: telle ou telle ferraille a-t-elle ou non le caractère d'une «ferraille d'achat» imposable?

Dans ces conditions, et en l'absence de toute procédure contentieuse spéciale (comme il en existe en général en droit national pour les impôts), il ne devrait y avoir en principe que deux voies de recours :

1o Le recours direct en annulation contre les décisions réglementaires de base, celles qui sont prises dans les formes de l'article 53 b ;

2o Le recours individuel contre la décision formant titre exécutoire en vertu de l'article 92, à l'occasion duquel, conformément à votre jurisprudence résultant des arrêts «Chasse» et «Meroni», les entreprises sont en droit d'invoquer à titre d'exception l'illégalité des décisions de base par tous les moyens de l'article 33, premier alinéa. Cette dernière procédure permet de sauvegarder pleinement les droits des intéressés, ainsi que notre collègue Rœmer l'a dit dans ses conclusions récentes sur les
affaires SIMET et autres (36-58 et suiv.), dans un développement intitulé «remarques sur l'article 36».

Toutefois, la question se complique du fait que ce n'est pas la Haute Autorité qui gère elle-même les mécanismes financiers, mais les organismes auxquels elle en a confié la gestion.

Or il est normal d'admettre que cette gestion comprenne l'établissement des bases d'imposition, c'est-à-dire l'assiette, ainsi que la perception. C'est ce qui résulte de l'article 12 de la décision 2-57 (pour prendre la dernière en date), et, sur ce point, la délégation de pouvoirs consentie aux organismes de Bruxelles demeure certainement dans les limites permises par l'arrêt «Meroni».

Mais il reste alors le jeu normal du «contrôle» de l'exécutif, ce qu'en droit français on appellerait la «tutelle administrative». Les modalités instituées à cet effet par la décision 2-57 ont été jugées insuffisantes par l'arrêt «Meroni». Elles n'en existent pas moins dans une certaine mesure: c'est l'article 15 de la décision 2-57, qui prévoit notamment qu'à défaut d'une délibération unanime des conseils de l'Office commun ou de la Caisse «sur les mesures prévues aux articles 3 à 11, paragraphe 1
ci-dessus», la décision est prise par la Haute Autorité. C'est ce qui nous a permis dans les litiges allemands de considérer comme une décision la lettre de la Haute Autorité du 18 décembre 1957.

Sans doute, on pourrait considérer que cette procédure ne concerne que les «rapports intérieurs», en quelque sorte, entre l'organisme de gestion et l'autorité de tutelle, et que les tiers (fussent-ils les plus intéressés) n'auraient pas qualité pour attaquer les décisions prises dans ces conditions. Mais un tel point de vue nous paraîtrait exagérément strict. Nous pensons, au contraire, que ces règles de tutelle (ou de contrôle) sont établies non seulement dans l'intérêt public, mais aussi dans
l'intérêt des entreprises et que celles-ci sont légitimement fondées à en exiger le respect. Nous pensons même (et ceci nous paraît être dans la ligne de l'arrêt «Meroni») que dans les cas où aucune intervention de l'exécutif n'est prévue, ou du moins obligatoire (par exemple dans le cas où les délibérations sont prises à l'unanimité), un recours devrait être ouvert aux entreprises contre ces délibérations devant la Haute Autorité, malgré le silence du texte à cet égard.

En somme, c'est le dédoublement de compétence résultant de l'existence d'un organisme de gestion fonctionnant sous le contrôle de la Haute Autorité qui permet l'intervention de décisions de celle-ci en dehors et à mi-chemin des deux compétences extrêmes: la compétence réglementaire et la compétence finale du recouvrement de la taxe par une décision formant titre exécutoire. Ajoutons qu'en l'espèce, une solution trop rigoureuse aurait des effets choquants, puisque les organismes de Bruxelles
attendent précisément que la Cour se soit prononcée pour demander à la Haute Autorité de prendre des décisions au titre de l'article 92: ainsi le jugement au fond serait retardé d'une manière vraiment abusive.

Mais il semble impossible d'aller plus loin et d'admettre encore l'interposition d'une procédure de réclamation qui permettrait à tout moment à un intéressé quelconque de contester les bases de son imposition en provoquant à cet égard une décision susceptible d'un recours en annulation devant la Cour.

Telles sont les raisons pour lesquelles un recours sur le fondement de l'article 35 ne nous paraît pas possible en l'espèce: il ne s'agit pas de «dérogation», mais seulement de savoir si la ferraille en litige est ou non de la «ferraille d'achat» au sens de la décision 2-57. Cette question ne peut faire l'objet que de deux sortes de recours: ou bien un recours direct en annulation contre une décision (explicite ou implicite) de la Haute Autorité prise sur la base de l'article 15 de la décision 2-57,
c'est-à-dire pour se prononcer sur une délibération de l'Office commun ou de la Caisse; ou bien un recours contre la décision finale prise en vertu de l'article 92.

Un tel système laisse intacte la protection juridique des intéressés tout en évitant de donner une couleur exagérément contentieuse au fonctionnement d'un mécanisme qui n'est tout de même qu'une Caisse de péréquation.

4. Conclusions visant «par exception d'illégalité, la décision d'ordre général constituée par la lettre du 18 décembre 1957, adressée par la Haute Autorité à l'O.C.C.F. relative à là définition de la notion de “ferrailles de ressources propres” au sens des décisions 22-54, 14-55 et 2-57»

Messieurs, si l'on admet, comme nous vous le proposons, l'irrecevabilité du recours en tant que dirigé contre les prétendues décisions des 12 mai et 2 juin 1958, ainsi que l'irrecevabilité des conclusions formulées au titre de l'article 35, il va de soi que l'exception d'illégalité tombe par voie de conséquence.

Il en va de même, a fortiori, si l'on considère la lettre du 18 décembre 1957 comme une décision individuelle, selon le point de vue de plusieurs des requérants dans les affaires allemandes et que nous avons cru devoir adopter, car l'exception d'illégalité ne peut concerner une décision individuelle.

5. Conclusions dirigées «en tant que de besoin» contre «la décision d'ordre général constituée par la lettre du 17 avril 1958»

Sur ce point, la recevabilité ne fait pas de doute: la lettre du 17 avril a été publiée au Journal officiel des Communautés européennes, du 13 mai, et le recours enregistré le 30 juin, c'est-à-dire dans le délai résultant de l'application des dispositions combinées de l'article 33 du traité et de l'article 85, paragraphes 1 et 2, du règlement (le dernier jour d'ailleurs du dit délai, si nous avons bien compté). C'est en effet, ici, la date de publication qui fait courir le délai, même si l'on admet
que la décision a un caractère individuel, car, vis-à-vis des tiers, c'est-à-dire des personnes à l'égard desquelles une décision n'est pas susceptible de notification, le délai court à dater de la publication, qu'elle soit générale ou individuelle.

En revanche, la question est posée de savoir quelle est la portée des conclusions ainsi dirigées contre la décision du 17 avril 1958. La Haute Autorité soutient que cette décision est absolument étrangère à la définition des ressources propres, telle qu'elle a été donnée par la décision du 18 décembre 1957, son objet étant seulement de préciser le critère selon lequel une exception doit être apportée à ladite définition, le fameux critère de l'intégration locale. Le recours ne pourrait donc avoir
d'autre objet que de critiquer cette exception, c'est-à-dire l'exemption accordée à «Breda Siderurgica» et à «Hoogovens», ainsi qu'aux sociétés susceptibles de se trouver dans le même cas. Et la Haute Autorité d'ajouter que tel n'est nullement l'objet réel poursuivi par la requérante, qui soutient que le critère d'intégration locale est trop restrictif et non trop large, et ne conteste pas en son principe la définition des ressources propres contenue dans la lettre du 18 décembre 1957.

Messieurs, nous ne suivrons pas la défenderesse sur ce terrain.

En droit, tout d'abord, nous pensons que la décision du 17 avril 1958, en précisant sur un point important la solution à apporter aux difficultés rencontrées par les organismes de Bruxelles, pour asseoir la contribution de péréquation, s'est référée aux principes admis par la décision du 18 décembre 1957, mais en leur faisant subir ce qu'on pourrait appeler un «fléchissement» notable. C'est une décision faisant état d'éléments nouveaux et qui n'est pas purement confirmative de la première. La
question relative à la définition des ressources propres se trouve elle-même, de ce fait, posée sous un jour différent qui doit permettre, à notre avis, aux entreprises qui n'avaient pas cru devoir attaquer la première décision, de discuter, à l'occasion du recours formé contre la deuxième, l'ensemble de la question litigieuse, c'est-à-dire la définition des ressources propres. Il doit en être ainsi alors surtout que, dans cette décision du 17 avril, la Haute Autorité reprend expressément l'un des
arguments essentiels sur lequel elle s'était fondée le 18 décembre pour refuser d'exonérer la ferraille de groupe, à savoir que «les liens organiques au sein de la Communauté entre les sociétés productrices d'acier et d'autres sociétés récupératrices de ferraille sont nombreux et de nature et d'amplitude variées».

Quant à la nature de l'argumentation de la requérante, il est exact que celle-ci a surtout pour objet de critiquer — comme trop étroit — le critère d'«intégration locale» pour lui substituer celui de I'«ensemble industriel», beaucoup plus que de s'en prendre au principe même de l'imposition de ce qu'on a appelé la «ferraille de groupe». Cette attitude s'explique aisément, puisque la requérante savait que la question de principe avait fait l'objet de divers recours (ceux des sociétés allemandes) sur
lesquels la Cour serait appelée à se prononcer; elle cherchait, en attendant (et les termes de sa demande du 31 mars le montrent bien), à obtenir une «dérogation», comme l'avaient obtenue «Breda» et «Hoogovens».

Mais on ne peut pas cependant dire que la requête ne conteste pas le principe de l'imposition de la ferraille de groupe. La société requérante insiste au contraire longuement sur l'étroitesse des liens économiques, sociaux et industriels qui l'unissent à la «Régie Renault» et, notamment aux paragraphes XI et XII de sa requête, elle critique comme trop étroit et contraire au traité le critère purement juridique de propriété admis par la décision du 18 décembre 1957 et soutient qu'on devrait lui
substituer celui de l'«ensemble économique» : c'est exactement la thèse des recours allemands.

Nous pensons donc que, sur ces dernières conclusions tendant à l'annulation de la décision du 17 avril 1958, il y a heu pour la Cour de se prononcer sur la légalité de l'ensemble de la définition des «ressources propres» exemptes du prélèvement de péréquation, telle qu'elle a été donnée par la Haute Autorité.

Nous pensons, enfin, que cette légalité peut être pleinement appréciée, tant par rapport aux décisions de base que par rapport au traité, et non pas seulement sous l'angle du détournement de pouvoir, parce qu'à notre sens la décision du 17 avril, comme celle du 18 décembre, peut être regardée comme une décision individuelle.

Outre les arguments que nous avons invoqués en ce sens dans nos précédentes conclusions, nous pensons pouvoir nous appuyer sur l'arrêt «Nold» du 20 mars 1959, qui refuse de faire une distinction entre les entreprises auxquelles s'adresse une décision et les tiers pour apprécier le caractère individuel de cette décision.

B — Recours 33-58 (Société des usines de Pontlieue)

La société a formé un recours spécial contre la décision du 17 avril 1958, qui a été enregistré le même jour que le recours 32-58. Les conclusions de ce recours se confondent avec les dernières conclusions du recours 32-58 (les conclusions no 5) et tout ce que nous venons de dire à ce sujet leur est très exactement applicable.

C — Recours 42-58 (Société des aciers fins de l'Est)

Les conclusions de ce recours sont les suivantes :

1. Conclusions dirigées contre «la décision implicite de rejet résultant du silence de plus de deux mois sur la demande de dérogation adressée à la Haute Autorité de la C.E.C.A. par lettre du 23 juillet 1958»

Cette question se présente dans les mêmes conditions que celle que nous avons examinée il y a quelques instants à l'occasion du recours 32-58. La seule différence est que la demande qui devrait provoquer la mise eu jeu de la procédure de l'article 35 a été adressée directement à la Haute Autorité.

Nous ne pouvons que nous référer à nos précédentes explications, qui conduisent à ne pas admettre la possibilité de faire juger le litige par une telle voie.

2. Conclusions dirigées, «en tant que de besoin», contre la «décision de sursis à statuer» résultant de la lettre adressée à la société exposante par la Haute Autorité en date du 31 juillet 1958

Il s'agit d'un simple accusé de réception où il est dit que la demande est mise à l'étude. Ce n'est évidemment pas une décision.

3.et 4. La société conteste, par exception d'illégalité, d'une part la décision «d'ordre général» constituée par la lettre du 18 décembre 1957, et, d'autre part, la décision, également qualifiée «d'ordre général» constituée par la lettre du 17 avril 1958.

Messieurs, si vous suivez nos propositions, vous serez amenés à écarter également ces conclusions parce que l'exception d'illégalité suppose que la requête est recevable, ce qui n'est pas le cas à notre avis, et, au surplus, parce qu'en tout cas l'exception d'illégalité ne peut être invoquée à l'encontre d'une décision individuelle, caractère que nous croyons devoir reconnaître à chacune des décisions du 18 décembre 1957 et du 17 avril 1958.

En définitive, c'est à l'occasion, d'une part des conclusions no 5 du recours 32-58 et, d'autre part, du recours 33-58 qu'il convient, à notre sens, de statuer sur le fond du litige.

II

Sur le fond du litige, c'est-à-dire sur la légalité de la définition des «ressources propres», telle qu'elle résulte de la décision du 18 décembre 1957, précisée et complétée par celle du 17 avril 1958, nous devons dire qu'après avoir de nouveau sérieusement réfléchi à la question à la lumière des nouveaux recours et de l'argumentation présentée tant dans la procédure écrite qu'à la barre, nous croyons devoir maintenir intégralement la manière de voir développée à l'occasion des premiers litiges, y
compris les hésitations dont nous vous avions fait part sur plusieurs points.

Nous nous bornerons à quelques observations complémentaires se rapportant plus spécialement aux cas d'espèce que vous avez aujourd'hui devant vous ou à la manière dont certains arguments ont été présentés.

La première a trait à la question de savoir si les livraisons de ferraille faites par la «Régie Renault» à ses deux filiales ont le caractère juridique d'une vente ou, plus précisément, sont effectuées en exécution d'un contrat de vente. Dans une plaidoirie très brillante, on a essayé de vous prouver que non, en invoquant surtout l'absence de «liberté» qui est à la base de tout contrat.

Nous nous en voudrions de nous laisser entraîner à un exposé doctrinal sur la théorie des contrats et du contrat de vente en particulier. Qu'il suffise de rappeler (et encore nous excusons-nous de le faire) quelques principes élémentaires du droit français à cet égard, du droit civil et du droit commercial.

Le contrat de vente, en droit civil, existe dès qu'il y a accord sur la chose et sur le prix (art. 1583 du code civil). Accord entre qui? Entre personnes physiques ou morales jouissant de la capacité civile et aptes en conséquence à contracter. Il n'y a pas lieu de rechercher si, économiquement, l'une de ces personnes se trouve dans une situation de dépendance vis-à-vis de l'autre, ou si le patrimoine du vendeur se confond dans une plus ou moins grande mesure avec celui de l'acheteur, ni telle ou
telle autre circonstance extérieure à la passation du contrat lui-même. Ce n'est que sur le terrain des vices du consentement que la question de la validité du contrat pourrait être contestée.

Au point de vue de la forme, la vente peut être faite par acte authentique ou sous seing privé (art. 1582). Mais — et c'est ici qu'intervient le droit commercial — le code de commerce dispose (art. 109) que «les achats et les ventes se constatent (suit une énumération où l'on relève notamment) :

«…

par une facture acceptée;

par la correspondance;

par les livres des parties».

Or il n'est pas contesté que les cessions de ferraille consenties par la «Régie Renault» à ses deux filiales sont réalisées selon les usages du commerce, qu'une facture est établie, que la régie est créditée du montant de la valeur de la marchandise cédée, laquelle est individualisée, que ces opérations sont relevées dans une comptabilité distincte. Il y a donc bien un accord sur la chose et sur le prix, il y a transfert de propriété et non pas seulement de possession: comme dans les affaires
allemandes, et bien que les principes du droit civil soient différents en Allemagne et en France, nous pensons qu'on se trouve bien en présence d'une vente.

Il semble que tout ce qu'on pourrait peut-être prétendre est qu'il s'agirait d'un travail à façon confié à ses filiales par la «Régie Renault», qui resterait alors propriétaire de la marchandise tout au long du processus de fabrication. Mais on ne le prétend pas, et pour cause, puisque, comme nous avons eu l'occasion de le rappeler dans nos précédentes conclusions, la décision 2-57 (art. 10) assimile expressément la ferraille transformée à façon en fonte ou en acier à la ferraille d'achat et la rend
donc passible du prélèvement de péréquation comme cette dernière.

Deuxième observation. — Elle a trait à ce qu'on pourrait appeler le «degré d'intégration» entre la «Régie Renault» et ses filiales. Sur le plan financier, cette intégration est évidemment quasi-totale. Mais sur le plan industriel, il semble, d'après les derniers renseignements fournis par les parties — avec une diligence et une précision auxquelles nous ne pouvons que rendre hommage — qu'elle soit sensiblement moins poussée qu'on n'avait pu le penser tout d'abord.

Pour la S.A.F.E. (Hagondange), on s'aperçoit que, pour les années 1955 à 1958, 127.765 tonnes de ferraille proviennent de la «récupération interne» à l'usine, c'est-à-dire sont constituées par les chutes propres de celle-ci, 5.365 tonnes proviennent de la «Régie Renault» et 21.825 tonnes ont été achetées dans le commerce.

Pour Saint-Michel-de-Maurienne (S.N.U.P.A.T.), la proportion est inversée: elle a reçu pendant la même période 74.101 tonnes (ferrailles alliées et ferrailles ordinaires) de Renault, 777 tonnes d'une filiale de celle-ci, et 3.118 tonnes du négoce. Il apparaît donc que Renault est de beaucoup le principal fournisseur en ferraille des usines de Pontlieue.

En ce qui concerne maintenant les livraisons d'acier faites par chacune des deux filiales, les chiffres sont les suivants :

S.A.F.E. : 127.290 tonnes livrées au groupe Renault et 84.170 à l'extérieur.

S.N.U.P.A.T. : 63.388 tonnes livrées à Renault contre 16.470 à l'extérieur. La proportion de produits vendus à l'extérieur est donc loin d'être négligeable, même pour la S.N.U.P.A.T.

Dans la note remise à ce sujet par les requérantes, il est fait observé que les livraisons d'acier à Renault, provenant de l'une ou l'autre des deux usines, n'ont jamais été inférieures aux livraisons de ferraille consenties à ces dernières par Renault. On serait tenté de dire que c'est bien le moins que puisse exiger une société-mère de filiales aussi intégrées, à savoir de retrouver en acier au moins ce qui correspond à ses envois de ferraille !

Troisième observation, relative aux prix. — Nous avions dit, dans nos précédentes conclusions, que les prix de cession de la ferraille à l'intérieur d'un groupe devaient suivre «au moins approximativement» les prix du marché de manière à être intéressés par celui-ci. Et nous avions observé qu'il paraissait bien en être ainsi dans les litiges alors plaidés. Une comparaison sous forme de deux courbes (dont l'une est d'ailleurs pleine d'angles et l'autre surtout une ligne droite) paraît indiquer que,
dans l'espèce, ce n'est en effet que fort approximativement que les prix de cession ont suivi ceux du négoce. Notons, toutefois, qu'ils n'y restent pas complètement étrangers; on constate qu'ils subissent une augmentation ou une diminution lorsque les tendances du marché se sont nettement affirmées dans le même sens: on cherche tout de même à suivre ces tendances, quoique d'un peu loin.

Qu'est-ce que cela prouve? Tout simplement qu'il y a eu en l'espèce quelque relâchement dans l'application des règles de l'orthodoxie comptable. En effet, le principal intérêt de l'autonomie financière donnée à un «établissement» réside dans l'utilité que cette autonomie présente pour obtenir, dans un secteur de fabrication déterminé, une vue exacte du coût ou du prix de revient de cette fabrication, y compris les frais généraux ou la quote-part qui doit y être attribuée. Cet effort se fait même
couramment dans des établissements dépendant de la même personne morale, tels que les ateliers de fabrication appartenant à l'État. Or, pour que le résultat soit atteint et que le bilan soit juste, il faut évidemment que les entrées et sorties soient comptabilisées au prix réel. A fortiori doit-il en être ainsi s'il s'agit, comme en l'espèce, de prix de vente et non pas seulement de prix de compte. Tant qu'il y aura un véritable marché de la ferraille, assez ouvert pour «faire les prix», ceux-ci ne
peuvent être ignorés des groupes pour leurs transactions propres.

En définitive, Messieurs, les difficultés soulevées par les présents litiges sont bien les mêmes que celles résultant de l'examen des affaires allemandes. Nous ne voulons pas y revenir, pensant avoir examiné aussi consciencieusement que possible ces difficultés lors de nos précédentes conclusions.

Ajoutons seulement que l'examen des présents litiges, qui nous a donné l'occasion de pénétrer plus avant dans la réalité concrète en nous présentant d'autres cas d'intégration, nous confirme dans l'opinion que le critère d'intégration locale, retenu par la Haute Autorité, est sans doute le seul qui puisse être retenu si l'on admet une exception à l'imposition des ferrailles de groupe, après avoir admis le principe de cette imposition.

En effet le critère d'intégration locale est simple et objectif; bien entendu, il peut y avoir des cas limites (longueur d'un chemin de fer minier, etc.); mais il sera toujours, semble-t-il, relativement facile de trouver ces limites, car il n'y a aucune commune mesure entre le circuit qui s'établit à l'intérieur d'un ensemble industriel localement intégré et le circuit purement «économique» qui peut exister entre des établissements ayant une fonction différente et qui n'ont de commun que
l'appartenance financière à un même groupe. Il n'y a rien de commun, par exemple, entre les intégrations locales réalisées à «Hoogovens» ou à «Breda» et le cas de Saint -Michel-de-Maurienne ou de Hagondange qui reçoivent de Renault une partie de leur ferraille expédiée par chemin de fer aux prix normaux des tarifs de la S.N.C.F. On peut très bien imaginer que, pour des raisons quelconques, telles que le prix du transport, l'usine de Pontlieue ait intérêt un jour à acheter sa ferraille sur le marché
lyonnais par exemple, où de récents litiges nous ont appris qu'elle se trouvait en abondance, plutôt que de la faire venir de Billancourt. Qu'y aurait-il alors de changé quant à la nature de l'exploitation de l'usine? Ceci montre bien l'arbitraire d'une distinction entre ferrailles de ressources propres et ferrailles d'achat basée sur un autre critère que l'intégration locale, fondée sur la notion technique de chutes propres.

La vraie question est en réalité de savoir s'il existe des raisons susceptibles de justifier légalement l'exception elle-même. Nous inclinons à le penser, mais c'est, en définitive, surtout sur ce point que nous conservons quelques doutes.

Et c'est sous le bénéfice de ces observations que nous concluons :

1. Sur la requête 32-58 :

— au rejet comme non recevables des conclusions antres que celles dirigées contre la décision de la Hante Autorité du 17 avril 1958;

— au rejet comme non fondées de ces dernières conclusions.

2. Sur la requête 33-58 :

— à son rejet comme non fondée.

3. Sur la requête 42-58 :

— à son rejet comme non recevable;

— et à ce que les dépens soient supportés par les sociétés requérantes, chacune en ce qui la concerne.


Synthèse
Numéro d'arrêt : 42/58
Date de la décision : 29/05/1959
Type de recours : Recours en carence - non fondé, Recours en annulation - irrecevable, Recours en annulation - non fondé

Analyses

Affaires jointes 32/58 et 33/58.

Société des aciers fins de l'Est (S.A.F.E.) contre Haute Autorité de la Communauté européenne du charbon et de l'acier.

Prix

Péréquation de ferrailles

Matières CECA

Dispositions financières CECA

Sidérurgie - acier au sens large

Ententes et concentrations


Parties
Demandeurs : Société nouvelle des usines de Pontlieue - Aciéries du Temple (S.N.U.P.A.T.)
Défendeurs : Haute Autorité de la Communauté européenne du charbon et de l'acier.

Composition du Tribunal
Avocat général : Lagrange
Rapporteur ?: Riese

Origine de la décision
Date de l'import : 23/06/2022
Fonds documentaire ?: http: publications.europa.eu
Identifiant ECLI : ECLI:EU:C:1959:11

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