La jurisprudence francophone des Cours suprêmes


recherche avancée

11/12/1958 | CJUE | N°1-58

CJUE | CJUE, Conclusions de l'avocat général Lagrange présentées le 11 décembre 1958., Friedrich Stork & Cie contre Haute Autorité de la Communauté européenne du charbon et de l'acier., 11/12/1958, 1-58


Conclusions de l'avocat général

M. MAURICE LAGRANGE

Monsieur le Président, Messieurs les Juges,

Nous vous demandons la permission, pour la clarté de nos explications, de rappeler d'abord, aussi succinctement que possible, l'essentiel des faits et de la procédure.

La société requérante exploite à Bünde (Westphalie) une entreprise de charbon en gros. Elle remplissait la condition exigée par l'organisation de vente en commun du charbon de la Ruhr qui était encore en fonctionnement lors de la mise en vigueur du traité, le «Deutscher Kohlen-Verk

auf» ou DKV, pour pouvoir s'approvisionner directement auprès des mines, à savoir un ...

Conclusions de l'avocat général

M. MAURICE LAGRANGE

Monsieur le Président, Messieurs les Juges,

Nous vous demandons la permission, pour la clarté de nos explications, de rappeler d'abord, aussi succinctement que possible, l'essentiel des faits et de la procédure.

La société requérante exploite à Bünde (Westphalie) une entreprise de charbon en gros. Elle remplissait la condition exigée par l'organisation de vente en commun du charbon de la Ruhr qui était encore en fonctionnement lors de la mise en vigueur du traité, le «Deutscher Kohlen-Verkauf» ou DKV, pour pouvoir s'approvisionner directement auprès des mines, à savoir un chiffre annuel de ventes dépassant 6000 tonnes; c'est-à-dire qu'elle était «négociant de première main». En revanche, elle se trouvait
hors d'état d'atteindre le chiffre de 48000 tonnes désormais exigé à cet égard en vertu de la réglementation établie le 5 février 1953 par le GEORG, la nouvelle organisation créée par les sociétés charbonnières de la Ruhr en exécution de la législation d'occupation.

Aussi intenta-t-elle le 23 avril 1953 une action en dommages-intérêts devant le Landgericht d'Essen contre GEORG en réparation du préjudice résultant du fait qu'à compter du 1er avril 1953, date de mise en vigueur du nouveau régime, elle n'était plus approvisionnée directement comme négociant en gros de première main.

Par décision du 6 novembre 1953, la chambre des affaires commerciales du Landgericht d'Essen ordonna ce qui suit :

«La procédure est suspendue jusqu'à ce que la Haute Autorité de la Communauté Européenne du Charbon et de l'Acier ait, conformément à l'article 65, alinéa 4, du traité instituant la Communauté Européenne du Charbon et de l'Acier, pris une décision sur le point de savoir si les décisions communes des associés de la défenderesse et des six comptoirs de vente du charbon de la Ruhr, prises en date du 5 février 1953 et stipulant qu'à compter du 1er avril 1953 ces comptoirs ne livreront directement qu'aux
négociants de charbon en gros vendant au moins 48.000 tonnes de combustibles par an, contreviennent à l'interdiction de l'article 65, alinéa 1, du traité précité.»

Vous savez, en effet, qu'aux termes du paragraphe 4 de l'article 65, «la Haute Autorité a compétence exclusive, sous réserve des recours devant la Cour, pour se prononcer sur la conformité avec les dispositions du présent article» des «accords ou décisions interdits en vertu du paragraphe premier» du même article, accords et décisions qui «sont nuls de plein droit et ne peuvent être invoqués devant aucune juridiction des États membres».

C'est seulement le 27 novembre 1957 que la Haute Autorité prit la décision qui lui était demandée et dont nous rappelons le dispositif :

«Article premier. — Jusqu'à la date d'entrée en vigueur des décisions 5-56, 6-56 et 7-56 du 15 février 1956 de la Haute Autorité, c'est-à-dire jusqu'au 22 février 1956, les interdictions formulées à l'article 65, paragraphe 1, du traité n'étaient pas applicables aux décisions des coassociés de la partie défenderesse et des six comptoirs de vente du charbon de la Ruhr, S.A.R.L.

Article 2. — La présente décision entrera en vigueur à la date de sa notification au Landgericht d'Essen et aux parties intéressées».

C'est contre cette décision qu'est formé le recours de l'entreprise «Stork et Cie».

Ainsi, Messieurs, vous le voyez, la Haute Autorité, après avoir attendu plus de quatre ans, ne tranche pas la question posée par le tribunal d'Essen, à savoir la compatibilité avec l'article 65, alinéa 1, des décisions du 5 février 1953 relative aux grossistes de première main. Elle répond, sur un terrain formel, que les interdictions de l'article 65 n'étaient pas applicables à ces décisions.

Pourquoi cette réponse, et pourquoi ce retard? Et d'abord, pourquoi cette réponse?

Parce que, selon la Haute Autorité, la période d'application des décisions du 5 février 1953 (ce qu'on pourrait appeler le régime GEORG), du 1er avril 1953 au 22 février 1956, s'est écoulée tout entière sous l'empire des dispositions du paragraphe 12 de la convention relative aux dispositions transitoires et de la décision 37-53 du 11 juillet 1953 prise pour son application. Cette dernière décision interprète le paragraphe 12 (qui a pour objet de maintenir provisoirement en vigueur les ententes et
organisations existantes) comme visant les ententes et organisations existant à la date de l'établissement du marché commun, c'est-à-dire, pour le charbon, à la date du10 février 1953 (et non à la date d'entrée en vigueur du traité, c'est-à-dire le 25 juillet 1952). D'où il suit que les décisions GEORG étant du 5 février 1953 bénéficient, selon cette interprétation, des dispositions transitoires; elles sont maintenues en vigueur, d'après l'article 3 de la décision 37-53, jusqu'à la date à laquelle
la demande d'autorisation dont elles sont l'objet aura été refusée, dès lors qu'une telle demande a été présentée avant le 31 août 1953, ce qui est le cas.

En second lieu, pourquoi la Haute Autorité a-t-elle tant tardé à donner sa réponse? Le retard peut s'expliquer, du moins jusqu'à l'intervention des décisions 5, 6 et 7-56 du 15 février 1956, par le désir de la Haute Autorité de donner une réponse exacte. En effet, si les autorisations sollicitées par GEORG avaient été accordées, la question eût été par là même tranchée. Si elles avaient été refusées purement et simplement, la décision de refus aurait eu, conformément à l'article 3, alinéa 2, de la
décision 37-53, à fixer la date à laquelle les interdictions de l'article 65 auraient pris effet. Dans l'espèce, il s'agit d'un refus implicite, résultant de l'autorisation donnée, suivant toute une série de conditions, non au GEORG, mais à une organisation très sensiblement différente, celle des trois comptoirs de vente et du bureau commun actuellement en vigueur; c'est pourquoi la date d'expiration de la validité des décisions du GEORG est le 22 février 1956, qui est la date d'entrée en vigueur du
nouveau régime régulièrement autorisé.

Logiquement, la première question à résoudre devrait être celle de savoir à quel régime juridique (le régime définitif de l'article 65 ou le régime transitoire du paragraphe 12 de la convention) sont soumis les accords ou décisions postérieurs à l'entrée en vigueur du traité, mais antérieurs à la date d'établissement du marché commun. Si, en effet, le paragraphe 12 ne leur est pas applicable, il en résulte que les décisions en cause dans l'espèce sont nulles de plein droit et, n'ayant finalement pas
été autorisées, sont toujours demeurées sans effet. Cette question, il est vrai, n'est pas discutée dans le présent litige, les deux parties étant d'accord pour admettre, en droit, l'application du paragraphe 12 aux accords ou décisions antérieurs à la date d'établissement du marché commun, selon l'interprétation de la décision 37-53. Mais la question a été, vous vous le rappelez, expressément posée à l'audience par M. le Juge rapporteur et nous croyons devoir en dire quelques mots pour le cas où
vous envisageriez de soulever le moyen d'office.

Le problème, à vrai dire, est délicat, car, contrairement au paragraphe 13 sur les concentrations, qui fixe d'une manière très précise les dates respectives d'application des différentes dispositions de l'article 66, le paragraphe 12 relatif aux ententes est beaucoup plus vague.

Pour soutenir que la date à considérer est celle de l'établissement du marché commun, et non celle de l'entrée en vigueur du traité, la Haute Autorité se fonde (vous vous rappelez, à cet égard, les explications fournies à la barre par son agent) sur les dispositions combinées des paragraphes 1 et 8 de la convention, rapprochées des dispositions également combinées des articles 4 et 65 du traité.

Sans doute, dit la Haute Autorité, le paragraphe 1, no 5, de la convention, faisant application d'un principe général d'interprétation, dispose que «dès Ventrée en vigueur du traité…, ses dispositions sont applicables, sous réserve des dérogations et sans préjudice des dispositions complémentaires prévues par la présente convention aux fins définies ci-dessus»; mais, précisément, le même paragraphe 1, dans son premier alinéa (no 1), déclare que «l'objet de la présente convention… est de prévoir
(notamment) les mesures nécessaires à l'établissement du marché commun…». Or, aux termes du paragraphe 8, «l'établissement du marché commun, préparé, etc., résultera des mesures d'application de l'article 4 du traité». Parmi ces mesures figure l'interdiction des «pratiques restrictives tendant à la répartition ou à l'exploitation des marchés» (art. 4 d), ce qui couvre l'article 65. Donc l'application de ce dernier article ne peut être poursuivie qu'à compter de la date d'établissement du marché
commun, pour chacun des produits en cause; d'où il suit que les ententes «existantes» qui bénéficient du régime transitoire établi par le paragraphe 12 sont les ententes antérieures à la date en question, fussent-elles postérieures à la date d'entrée en vigueur du traité.

Messieurs, cette belle exégèse est, à notre avis, loin d'être convaincante, et il nous semble que le rapprochement des paragraphes 1 et 8 de la convention conduirait plutôt à une conclusion contraire.

Nous pensons, en effet, qu'il convient de distinguer soigneusement, d'une part, la date à partir de laquelle les situations prévues par le traité sont soumises aux règles qu'il édicte et, d'autre part, la date à compter de laquelle la Haute Autorité peut exercer ses pouvoirs.

Sur le premier point, le règle générale du paragraphe 1, no 5, de la convention s'applique: sauf disposition contraire de celle-ci, les dispositions du traité sont applicables dès son entrée en vigueur. On trouve une disposition contraire au paragraphe 13 relatif aux concentrations: on n'en trouve pas au paragraphe 12 concernant les ententes.

Sur le second point, la convention comporte des réponses précises dans son paragraphe 2. La Haute Autorité exerce immédiatement les fonctions d'information et d'étude qui lui sont confiées par le traité; en revanche, sauf exception (telle que la répartition en cas de pénurie), elle n'exerce ses autres fonctions qu'à compter «de la date qui marque, pour chacun des produits en cause, le début de la période de transition»; Ce système est cohérent. Il s'agit, pendant la période dite préparatoire, celle
qui s'étend de l'entrée en vigueur du traité à la date de début de la période dite de transition, de prendre toutes les mesures «préparatoires» à l'ouverture du marché commun. Le marché commun, en effet, doit être une réalité dès le premier jour, sauf exceptions résultant des dispositions transitoires dont l'effet peut se prolonger pendant cinq ans au maximum. C'est ce qui ressort clairement du paragraphe 8 de la convention, déjà cité, aux termes duquel «l'établissement du marché commun, préparé
(notamment par le résultat des informations recueillies au cours de la période justement appelée “préparatoire”), résultera des mesures d'application de l'article 4 du traité». Le deuxième alinéa enchaîne immédiatement : «Ces mesures (les mesures d'application) entreront en vigueur…, sans préjudice des dispositions particulières de la convention…» à telles et telles dates. Pour le charbon, il s'agit de la date de mise en place des mécanismes de péréquation prévus notamment en faveur du charbon
belge. Il existe, en effet, une corrélation nécessaire entre l'aide accordée aux charbonnages belges et l'ouverture réelle du marché commun du charbon, sans quoi le première ne se justifierait pas.

Il faut donc qu'à la date fixée pour l'ouverture du marché commun, et sauf dérogation expresse, les mesures et pratiques que cet article proclame incompatibles avec le marché commun aient effectivement disparu.

Si l'on reprend l'énumération de l'article 4, on voit que c'est bien ainsi qu'il a été fait: les droits de douane et contingentements (art. 4 a) ont été supprimés. Les discriminations en matière de prix (art. 4 b) ont été l'objet de décisions immédiates et d'application immédiate de la Haute Autorité (décision du 12 février 1953) sur la publication des barèmes en matière de charbon, le marché commun s'étant ouvert le 10 février; pour l'acier, la décision est du 2 mai, le marché commun ayant été
ouvert le 1er mai). Pour les aides ou subventions des États (art. 4 c), le paragraphe 11 de la convention règle de manière précise la date de leur suppression: il n'y a pas de difficulté en droit.

Restent les «pratiques restrictives tendant à la répartition ou à l'exploitation des marchés» (art. 4 d), c'est-à-dire les ententes et les concentrations qui font l'objet des articles 65 et 66 du traité et des paragraphes 12 et 13 de la convention. Pour ce qui est de l'article 66, le paragraphe 13 comporte une exception à chacune des deux règles: d'une part, en ce qui concerne les situations soumises au traité, il déclare celui-ci non applicable aux concentrations existantes, sous réserve d'une
sorte de «période suspecte» pour les concentrations réalisées entre la date de signature et la date d'entrée en vigueur du traité; d'autre part, en ce qui concerne la date d'exercice des pouvoirs de la Haute Autorité, il est prévu un échelonnement qui commence dès l'entrée en vigueur du traité.

Pour ce qui est, enfin, de l'article 65, la logique du système conduit à penser qu'en l'absence de disposition contraire dans la convention :

a) La nullité de plein droit édictée par l'article 65 s'applique sans restriction aux ententes conclues et aux organisations créées postérieurement à l'entrée en vigueur du traité, les dispositions du paragraphe 12 de la convention n'étant applicables qu'aux ententes et organisations antérieures à cette entrée en vigueur.

b) La Haute Autorité ne peut exercer ses pouvoirs en la matière, soit pour accorder les autorisations, soit pour constater la nullité des ententes, qu'à compter de la date d'ouverture du marché commun, conformément au paragraphe 2, no 2, alinéa 3, de la convention. Telle est la thèse, du moins sur le premier point, de Paul Reuter, page 285 de son ouvrage, ainsi que l'a rappelé M. le Juge rapporteur dans la question posée à l'audience.

Ce système paraît conforme au droit commun de la convention: la période préparatoire est utilisée pour rassembler les informations sur les ententes et organisations existantes, de manière à permettre à la Haute Autorité d'exercer ses compétences à leur égard dès l'ouverture du marché commun en accordant ou en refusant les autorisations demandées et en constatant éventuellement la nullité des autres: ainsi les conditions de l'article 4 d pourront-elles être réalisées immédiatement. Il est évident
qu'il n'en sera pas de même si la Haute Autorité est obligée d'attendre la veille de l'ouverture du marché commun pour commencer ou compléter ses études à l'égard d'ententes ou d'organisations qui n'auront été créées qu'à l'expiration de la période préparatoire. De plus, il est normal que le bénéfice des dispositions transitoires soit réservé aux ententes et organisations créées avant que le traité n'entre en vigueur, donc à un moment où elles n'en relevaient pas, et que le même bénéfice soit au
contraire refusé à celles qui sont intervenues à une époque où le traité, régulièrement ratifié et incorporé à la législation interne des États membres, liait les ressortissants de ces États. La même solution vaut certainement pour les autres cas où il n'existe pas de dispositions contraires, par exemple pour les subventions, aides ou charges spéciales accordées ou imposées par les États (art. 4 c) et qui font l'objet du paragraphe 11 de la convention. On ne concevrait pas que le maintien provisoire
de telles aides ou charges puisse concerner celles qu'un État aurait instituées après l'entrée en vigueur du traité: elles sont purement et simplement interdites.

Voilà, Messieurs, quelques considérations que nous avons cru devoir évoquer à toutes fins utiles et qui montrent, à tout le moins, que la question est délicate. Mais nous ne croyons pas, pour notre part, qu'il y ait lieu de la soulever d'office.

Tout d'abord, en effet, cette question a été expressément tranchée, dans un sens d'ailleurs contraire aux remarques que nous venons de formuler, par la décision 37-53 du 11 juillet 1953 qui, sur le point qui nous occupe, a le caractère d'une véritable décision interprétative du paragraphe 12 de la convention. Or, elle n'a jamais été attaquée devant la Cour. Sans doute, pourrait-on imaginer que la légalité en soit contestée par un recours formé contre une décision d'application, ainsi que vos arrêts
«Chasse» et «Meroni» en ont reconnu la possibilité. Mais, dans l'espèce, aucune exception d'illégalité n'est soulevée, les deux parties étant d'accord pour admettre la légalité de la décision. Il ne nous paraît pas sûr que l'illégalité puisse être proclamée d'office.

En second lieu, et surtout, la question a été tranchée par votre arrêt 6-54, «gouvernement du royaume des Pays-Bas» (Rec. p. 222). A vrai dire, le passage de l'arrêt sur ce point n'est pas très explicite, mais la solution est certaine, puisque l'organisation que le gouvernement requérant prétendait être illégale était précisément le GEORG, dont la Cour n'ignorait évidemment pas que sa création était postérieure à l'entrée en vigueur du traité. D'ailleurs, dans ses conclusions conformes, notre
collègue M. Roemer avait examiné en détail la question et aucun doute ne peut subsister.

Nous devons maintenant examiner les griefs soulevés par la requérante.

Il semble que toute l'argumentation présentée ait pour objet de démontrer que les décisions du 5 février 1953 ne relevaient pas des dispositions transitoires du paragraphe 12 de la convention.

a) La requérante estime tout d'abord que la validité des décisions en cause devait être appréciée uniquement en fonction des dispositions en vigueur en Allemagne à l'époque où ces décisions sont intervenues; en effet, le 5 février 1953, le marché commun du charbon n'était pas encore établi et la Haute Autorité n'avait pas compétence pour prendre une décision au titre de l'article 65. Si, au lieu de considérer la date à laquelle ont été prises les décisions, on se réfère à la date de leur entrée en
vigueur (1er avril 1953), le résultat est le même, puisque, d'après la décision 37-53, l'article 65 n'est devenu applicable que le 31 août 1953.

Or, d'après l'ordonnance no 78 du gouvernement militaire britannique et les dispositions d'application, les décisions du 5 février 1953 sont nulles. On ne peut accorder le bénéfice des dispositions transitoires du traité à des ententes dépourvues de validité selon la législation du pays où elles sont conclues.

Messieurs, comme nous l'avons déjà rappelé, les dispositions du traité sont applicables aux ententes existantes et non pas seulement aux ententes futures, la seule question étant de savoir quelles sont celles qui bénéficient des dispositions transitoires. Or, quelle que soit la date à laquelle l'article 65 est devenu applicable (avec ou sans le bénéfice des dispositions transitoires), il est certain que les décisions du 5 février 1953 devaient produire leurs effets au delà de cette date. Il
appartenait donc, de toute manière, à la Haute Autorité de se prononcer sur une entente destinée à produire ses effets après l'ouverture du marché commun. D'autre part, il est évident qu'elle était incompétente pour statuer sur la validité de l'entente au regard de la législation interne (législation nationale ou législation d'occupation) sous le régime de laquelle l'entente avait été instituée. L'illégalité éventuelle à cet égard des accords devant lesquels elle se trouvait importe peu, à notre
avis, puisque au regard de l'article 65, c'est la situation de fait qu'il s'agit d'apprécier: accords ou décisions (peu importe leur régularité) et même simples «pratiques». Il faudrait donc, pour que la Haute Autorité puisse se désintéresser de la question, qu'elle se trouve en face d'un véritable néant, tel qu'un accord, non seulement nul, de nullité absolue, mais totalement inappliqué. Or tel n'est pas le cas: les décisions du 5 février 1953 reposent sur le règlement no 20 portant modification
du règlement no 17 de la Haute Commission alliée, pris en application de la loi no 27 relative à la réorganisation des industries charbonnières et sidérurgiques allemandes. Que ces textes ne soient pas toujours exactement en harmonie avec la législation du traité, surtout en ce qui concerne la liaison dans le temps entre les deux régimes juridiques, qu'il puisse se poser de délicats conflits de loi quant à l'application aux mêmes faits de ces deux législations, ou que, enfin, l'organisation et
les décisions du GEORG soient plus ou moins en infraction avec la loi no 27 et le règlement no 20, tout cela ne peut dispenser la Haute Autorité d'exercer sa compétence à l'égard d'une organisation qui existe et est destinée à fonctionner sous le régime du traité.

b) La requérante soutient subsidiairement (et son avocat a insisté à l'audience sur cet aspect du problème) que la décision 37-53 n'est pas applicable en l'espèce, parce que, si les décisions contestées sont antérieures de cinq jours à l'ouverture du marché commun, elles ne devaient être applicables qu'après cette ouverture et que cette antériorité est purement fictive: c'est une décision ad hoc prise in extremis uniquement pour permettre à ses bénéficiaires de profiter des avantages du
paragraphe 12 et de la décision 37-53. Il faut avoir égard à la situation réelle existant à la veille de l'ouverture du marché commun: c'était encore pour les requérants le régime des 6.000 tonnes résultant de l'ancienne organisation, qui ne devait prendre fin que le 31 mars 1953 : seule cette situation était digne de la protection instituée par les dispositions transitoires.

Il est certain, Messieurs, qu'en fait ces remarques ne sont pas dénuées de pertinence, mais elles ne peuvent être retenues sur le terrain du droit, si l'on admet la légalité de la décision 37-53. Dès lors que, avec cette décision, on considère que les dispositions transitoires du paragraphe 12 de la convention sont applicables aux accords, décisions et pratiques existant à la date de l'établissement du marché commun (c'est-à-dire le 10 février 1953 pour le charbon), on doit, par là même, admettre
que les entreprises n'ont fait qu'user de leur droit en passant des accords, en prenant des décisions ou en se livrant à des pratiques concertées juste à la veille de l'expiration de la période préparatoire, sachant qu'elles seraient ainsi appelées à bénéficier du régime transitoire. Il n'y a pas ici, comme en matière de concentrations, de période suspecte. Il en serait d'ailleurs de même dans l'autre système que nous avons discuté tout à l'heure (celui qui se réfère à la date d'entrée en vigueur
du traité) pour des ententes qui seraient intervenues à la veille du 25 juillet 1952, jour de cette entrée en vigueur.

c) Enfin, le dernier grief concerne les décisions 5 à 7-56 du 15 février 1956, celles qui ont accordé l'autorisation, et qui auraient établi un régime discriminatoire à l'égard de certains négociants en gros.

Messieurs, nous ne discuterons pas ce grief, qui concerne des décisions distinctes de la décision faisant l'objet du litige. Ces décisions 5 à 7-56 sont celles qui autorisent les nouveaux accords conclus pour la vente en commun des combustibles du bassin de la Ruhr, accords qui reprennent, mais en les modifiant et en les complétant, les accords antérieurs, et qui ont fait l'objet de demandes d'autorisation elles-mêmes modifiées et complétées. Comme nous l'avons rappelé au début de nos explications,
ces décisions autorisant le nouveau régime de vente mettent fin par là même au régime antérieur du GEORG, qui bénéficiait des dispositions transitoires. Ce nouveau régime est-il conforme ou non à l'article 65? Étant donné qu'il a été l'objet d'une autorisation, c'est par voie de recours contre cette autorisation que la question aurait pu être portée devant la Cour; mais elle ne peut être discutée à l'occasion d'un litige qui porte exclusivement, aux termes du jugement du Landgericht d'Essen, sur la
validité des décisions du 5 février 1953.

Nous concluons :

— au rejet de la requête,

— et à ce que les dépens soient supportés par l'entreprise «Friedrich Stork».


Synthèse
Numéro d'arrêt : 1-58
Date de la décision : 11/12/1958
Type de recours : Recours en annulation - non fondé

Analyses

Combustibles - charbon au sens large

Ententes et concentrations

Matières CECA


Parties
Demandeurs : Friedrich Stork & Cie
Défendeurs : Haute Autorité de la Communauté européenne du charbon et de l'acier.

Composition du Tribunal
Avocat général : Lagrange
Rapporteur ?: Riese

Origine de la décision
Date de l'import : 23/06/2022
Fonds documentaire ?: http: publications.europa.eu
Identifiant ECLI : ECLI:EU:C:1958:20

Source

Voir la source

Association des cours judiciaires suprmes francophones
Organisation internationale de la francophonie
Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie. Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie.
Logo iall 2012 website award