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11/11/1954 | CJUE | N°4-54

CJUE | CJUE, Conclusions jointes de l'Avocat général Lagrange présentées le 11 novembre 1954., Associazione Industrie Siderurgiche Italiane (ASSIDER) contre Haute Autorité de la Communauté européenne du charbon et de l'acier., 11/11/1954, 4-54


Conclusions de l'Avocat général

M. MAURICE LAGRANGE

SOMMAIRE

Pages
  Généralités


  Improponibilità et recevabilit...

Conclusions de l'Avocat général

M. MAURICE LAGRANGE

SOMMAIRE

Pages
  Généralités
  Improponibilità et recevabilité
  Le détournement de pouvoir en général
  Droit français
  Droit belge
  Droit luxembourgeois
  Droit italien
  Droit néerlandais
  Droit allemand
  Conclusion
  Le détournement de pouvoir dans le Traité
  Application à l'espèce

Messieurs, il nous reste maintenant à nous expliquer sur les deux derniers recours et nous vous demanderons la permission, et nous pensons être d'accord en cela avec les parties, de les examiner ensemble. Il s'agit, comme vous le savez, du recours de L'association des Industrie Sidérurgiques Italiennes (ASSIDER) 3-54 et du recours de L'association Industries Sidérurgiques Associées (I.S.A.) 4-54 ( 1 ).

Nous pensons devoir examiner ensemble ces deux recours qui, en effet, non seulement sont dirigés, comme les deux premiers, contre les mêmes décisions, mais sont fondés exactement sur les mêmes moyens, s'appuient à quelques nuances près sur la même argumentation et présentent à juger les mêmes questions, tant pour la recevabilité que pour le fond.

GÉNÉRALITÉS

Rappelons, pour commencer, le texte de l'article 33, alinéa 2, du Traité:

«Les entreprises ou les associations visées à l'article 48 peuvent former, dans les mêmes conditions, un recours contre les décisions et recommandations individuelles les concernant ou contre les décisions et recommandations générales qu'elles estiment entachées de détournement de pouvoir à leur égard.»

L'expression «dans les mêmes conditions» se réfère au premier alinéa qui concerne les recours formés par les États membres ou le Conseil, ce qui veut dire que les recours des entreprises et associations sont, eux aussi, des recours en annulation pour incompétence, violation des formes substantielles, violation du Traité ou de toute règle de droit relative à son application ou détournement de pouvoir, et que les restrictions apportées aux pouvoirs de la Cour au sujet de l'appréciation de la situation
découlant des faits ou circonstances économiques sont également applicables aux recours des entreprises et des associations.

Mais, pour ces dernières, il existe une autre restriction tenant à la nature des décisions ou recommandations susceptibles d'être attaquées: elles ne peuvent former de recours que «contre les décisions et recommandations individuelles les concernant» ou contre les décisions et recommandations «générales qu'elles estiment entachées de détournement de pouvoir à leur égard».

Messieurs, il n'est pas contesté que les deux associations que vous avez devant vous sont bien des associations d'entreprises au sens de l'article 48 du Traité; elles ne contestent pas, de leur côté, que les trois décisions qu'elles attaquent sont des «décisions générales», mais elles soutiennent que celles-ci sont «entachées de détournement de pouvoir à leur égard» — à l'égard de chacune d'elles. Il semblerait donc que les recours soient recevables.

IMPROPONIBILITÀ ET RECEVABILITÉ

Néanmoins, Messieurs, il existe une contestation sur ce point. La Haute Autorité estime même que chacune des deux requêtes est, non seulement irrecevable, mais «improponibile». Nous employons, Messieurs, ce terme italien, que vos interprètes, malgré toute leur science, se sont déclarés dans l'impossibilité de traduire.

L'improponibilità paraît être, en effet, une notion juridique propre au droit italien, au droit administratif notamment. Si nous l'avons bien comprise, il s'agirait d'une sorte d'irrecevabilité absolue s'opposant de plein droit et par elle-même à tout examen du recours. Messieurs, dans le droit administratif français, qui nous est plus familier, on pourrait sans doute trouver trace d'une notion voisine, mais aux contours sans doute moins tranchés. On distingue plutôt les fins de non recevoir d'ordre
public, c'est-à-dire, qui doivent être opposées même d'office par le juge, et celles qui peuvent être couvertes. Parmi les premières, certaines pourraient se rapprocher sans doute de la notion d'improponibilità: nous pensons, par exemple, à une requête qui ne serait pas présentée sur papier timbré ou n'aurait pas été soumise à la formalité fiscale de l'enregistrement: elle doit être écartée de piano et sans même avoir été lue. Mais, bien entendu, il ne s'agit là que d'une fiction, car pour reprendre
notre exemple, il peut y avoir doute, dans une hypothèse particulière, sur le point de savoir si la requête n'entre précisément pas dans un cas où il existe une exemption de la formalité du timbre ou de l'enregistrement et il faut bien la lire pour le savoir.

Messieurs, nous ne voudrions pas prolonger cette discussion, puisqu'aussi bien — et la Haute Autorité le reconnaît elle-même aisément dans sa duplique — il ne s'agit pas ici d'appliquer le droit italien ni le droit français ni celui de tout autre pays de la Communauté, mais le droit du Traité, et c'est uniquement pour parvenir à l'élaboration de ce droit du Traité que l'étude des solutions juridiques nationales doit être entreprise, chaque fois qu'elle apparaît nécessaire à cette fin.

Or, Messieurs, dans le cas présent, cela nous semble inutile. Nous pensons que la lecture de l'article 33 relatif au recours en annulation, fait clairement apparaître d'une part l'existence de conditions de recevabilité et d'autre part, ce qu'en droit administratif français, on appelle les «cas d'ouverture», mais qu'on peut appeler de tout autre nom, et qui sont les quatre cas d'annulation énumérés par le texte.

En ce qui concerne le point qui nous occupe, à savoir la recevabilité du recours formé par une entreprise ou une association d'entreprises contre une décision générale, le texte de l'article 33 nous semble parfaitement clair: ces entreprises et associations «peuvent former» un tel recours «contre les décisions et recommandations générales qu'elles estiment entachées de détournement de pouvoir à leur égard».

Bien entendu, cela ne veut pas dire qu'elles ont nécessairement raison: la décision générale est-elle ou non entachée de détournement de pouvoir et d'un détournement de pouvoir commis à leur égard? Il leur appartient de l'établir. D'autre part, il ne suffit pas non plus d'invoquer un détournement de pouvoir, en ajoutant qu'il a été commis à l'égard du requérant, pour pouvoir se prévaloir des autres cas d'ouverture du recours: incompétence, violation des formes substantielles, violation du Traité ou
de toute règle de droit relative à son application. Ces moyens pourront être invoqués, si la décision est entachée, en outre, d'un ou de plusieurs de ces autres vices (le Traité ne l'interdit nullement et le cas peut très bien se produire) mais il faut d'abord établir l'existence d'un détournement de pouvoir commis à l'égard du requérant. C'est là un de ces cas, que les droits nationaux connaissent, où la recevabilité est liée au fond.

Nous ne voyons pas qu'il y ait place dans ce système pour une notion supplémentaire d'irrecevabilité absolue ou d'improponibilità. Bien au contraire, la recevabilité dépendant dans tpus les cas de l'examen du fond, il en résulte que les règles normales de la procédure doivent être suivies et que, par exemple, il ne saurait êtré question d'écarter de piano la requête sans communication au défendeur, ce qui serait pourtant le seul intérêt pratique de l'appel à une notion du genre de l'improponibilità.

LE DÉTOURNEMENT DE POUVOIR EN GÉNÉRAL

Cela dit, Messieurs, la question de ce qu'il faut entendre par «détournement de pouvoir», au sens du Traité, et par l'expression «commis à leur égard», condition spéciale exigée des entreprises et associations — cette double question reste entière et mérite, croyons-nous, un examen approfondi.

Sur le premier point, l'appel aux droits nationaux nous paraît s'imposer. La notion de détournement de pouvoir n'a évidemment pas été inventée par les auteurs du Traité et, pour essayer de se former une opinion sur ce que doit être le détournement de pouvoir dans l'application du Traité, opinion nécessairement révisable d'ailleurs et perfectible au fur et à mesure des développements de la jurisprudence, il faut d'abord savoir ce qui en est dans le droit respectif de nos six pays. Disons tout de
suite, cependant, que nous n'entendons pas faire ici une véritable étude scientifique de droit comparé, ce qui sortirait de notre rôle et nous entraînerait certainement trop loin; nous voudrions simplement essayer de faire le point, d'une manière aussi résumée et objective que possible.

Droit français

Nous nous permettrons de commencer par le droit français puisqu'aussi bien l'influence du droit administratif français, et notamment du recours pour excès de pouvoir, a été prédominante dans la rédaction du Traité. Nous Usons à ce sujet, dans le «rapport de la délégation française» sur le Traité, ceci:

«On retrouve dans le Traité là distinction classique en droit administratif français entre le contentieux de l'annulation (recours pour excès de pouvoir) et le contentieux dit “de pleine juridiction”,»

et un peu plus loin:

“Trois des quatre cas traditionnels d'ouverture de recours pour excès de pouvoir (incompétence, violation des formes substantielles, détournement de pouvoir) ont été admis sans difficulté: la notion de détournement de pouvoir, en particulier, a été très bien comprise et facilement acceptée par nos partenaires étrangers.”

Et voici ce que nous lisons dans l'exposé de la loi allemande autorisant la ratification du Traité:

“Ont droit d'introduire un recours, de même que les États membres et le Conseil de Ministres, toutes les entreprises et associations soumises à la juridiction de la Communauté. Les moyens à l'appui des recours sont énumérés dans l'alinéa i, dont la rédaction a été empruntée à la doctrine française de l'excès de pouvoir correspondant dans les parties essentielles aux éléments de base de la doctrine allemande sur l'action administrative défectueuse.”

Messieurs, le détournement de pouvoir, en droit français, est très généralement défini comme le fait pour une autorité administrative d'avoir“usé de ses pouvoirs dans un but autre que celui en vue duquel ils lui ont été conférés”. C'est là la formule d'un grand nombre d'arrêts du Conseil d'État. Elle est textuellement reprise par Alibert: “Le contrôle juridictionnel de l'Administration au moyen du recours pour excès de pouvoir”, 1926, p. 236. “Il y a détournement de pouvoir”, dit de Laubadère, Droit
administratif, p. 389, “lorsqu'une autorité administrative accomplit régulièrement un acte de sa compétence, mais dans un but autre que celui pour lequel l'acte pouvait légalement être accomplie.” Odent, dans son Cours de Contentieux administratif, dernière édition, T. III, p. 615, s'exprime ainsi: “Le vice de détournement de pouvoir tient à ce qu'un pouvoir a été détourné de l'objet en vue duquel il a été institué et a été utilisé à des fins autres que celles auxquelles il était destiné”. Et un peu
plus loin, le même auteur ajoute: “Le détournement de pouvoir résulte de ce que l'esprit de la règle de droit a été méconnu. Pour déceler le détournement de pouvoir, le juge … ne peut pas se borner à contrôler la légalité externe ou même seulement la légalité objective de la décision qui lui est déférée, il doit rechercher les mobiles qui ont inspiré l'auteur de cette décision et apprécier si ces mobiles étaient juridiquement corrects.”

C'est bien là, en effet, Messieurs, ce qui distingue le détournement de pouvoir des autres moyens d'excès de pouvoir et, notamment de la violation de la loi: c'est qu'il implique la recherche du but réellement poursuivi par l'auteur de la décision, c'est-à-dire qu'il s'agit d'une recherche d'intention, de caractère essentiellement subjectif.

Historiquement, le détournement de pouvoir est issu directement de l'incompétence. Vous savez que jusqu'en 1872, le seul fondement légal du recours pour excès de pouvoir (qui est en réalité tout entier une création purement prétorienne du Conseil d'État) a été une loi révolutionnaire de circonstance, la loi des 7 — 14 octobre 1790; encore le Conseil d'État ne l'a-t-il découverte qu'en 1832: jusque là il s'abstenait de se référer à un texte législatif quelconque. Cette loi de 1790 était intervenue à
la suite d'un différend qui s'était élevé entre le “directoire”, c'est-à-dire l'organe exécutif du département de la Haute Saône, et la municipalité de Gray, mais qui, suivant l'esprit de systématisation propre aux gens de cette époque, avait donné lieu à une solution de principe. Cette loi était ainsi conçue: “Les réclamations d'incompétence à l'égard des corps administratifs ne sont en aucun cas du ressort des tribunaux; elles seront portées au roi, chef de l'administration générale.” L'excès de
pouvoir, c'était donc le dépassement par une autorité publique des limites de sa compétence. Or, comme le dit Alibert (op. cit. même page): “A y regarder de près, le détournement de pouvoir est une sorte d'incompétence. Une décision qui renferme un détournement de pouvoir est, dans une certaine mesure, entachée d'incompétence, sinon par les prescriptions qu'elle édicte, du moins par le but qu'elle poursuit. On conçoit, dès lors, que, d'assez bonne heure, la jurisprudence ait dégagé la notion du
détournement de pouvoir. Ce moyen d'annulation des actes administratifs, elle l'a déduit très logiquement du moyen primitif, c'est-à-dire de l'incompétence proprement dite ou usurpation de pouvoir: détourner un pouvoir de son but légal, c'est bien, en effet, agir incompétemment.”

On retrouve ici, Messieurs, en réalité, la règle qui domine tout le droit administratif, qui est un principe de finalité. Contrairement aux droits des personnes privées, dont l'exercice, du moins dans un régime de liberté, n'a d'autres limites (en dehors des interdictions prononcées par la loi) que la nécessité de respecter les droits des autres personnes privées, les droits des autorités publiques, qui sont en réalité des pouvoirs, ne peuvent s'exercer qu'aux fins pour lesquelles ces pouvoirs leur
ont été attribués. Ces fins sont évidemment, en premier lieu, l'intérêt général, ce qu'on appelle, le “bien du service”, pour lequel l'Administration est faite et qui n'est autre qu'une manifestation du bien commun, fondement de l'ordre social. Mais à cela s'ajoute une notion de spécialité qui est tout simplement commandée par une nécessité de bon ordre, d'organisation. L'Administration a des tâches multiples et variées, et chacun des services publics a une tâche particulière à remplir, un but
particulier à poursuivre. Il y a en réalité des administrations au sein de l'Administration avec un grand A. Les pouvoirs attribués à chacune d'elles sont donc limités, eux aussi (même si aucun texte ne le dit), par une finalité qui lui est propre. Et c'est ainsi, pour en revenir au détournement de pouvoir, que celui-ci peut se rencontrer aussi dans des cas où le but poursuivi n'est pas illégitime en lui-même, où il n'est pas contraire à l'intérêt général, mais où l'autorité n'a pas agi aux fins
qu'elle était tenue de poursuivre dans le cadre de sa propre spécialité; nous sommes ici encore plus près de l'incompétence proprement dite.

Pour en terminer, Messieurs, avec cette rapide analyse du droit français en matière de détournement de pouvoir, nous rappellerons que la jurisprudence est, en fait, assez exigeante pour accueillir ce moyen. Alors que la notion de preuve est d'une manière générale maniée avec beaucoup de souplesse, de discrétion, pourrait-on dire, par le juge administratif, qui applique une procédure inquisitoriale, lorsqu'il s'agit du détournement de pouvoir au contraire, on exige que la preuve soit apportée par le
requérant ou résulte d'une manière certaine des pièces du dossier. La raison en est dans la nécessité de cette recherche subjective portant sur l'intention: on ne doit pas suspecter a priori les intentions; l'Administration doit, jusqu'à la preuve du contraire, être présumée avoir agi dans l'intérêt du service dont elle a la charge.

Enfin, nous indiquerons que l'on assiste depuis un certain nombre d'années, en France, et notamment depuis la dernière guerre, à un déclin marqué du détournement de pouvoir, dont l'apogée, si l'on peut dire, se situe à peu près dans la période 1890 — 1920. Nous ne pouvons nous étendre sur ce point, qui exigerait une étude détaillée de jurisprudence. Cette étude a, d'ailleurs, été faite d'une manière pertinente, à notre avis, par M. Letourneur, maître des requêtes au Conseil d'État (“L'appréciation
du fait par le Conseil d'État de France”, Recueil de Jurisprudence du Droit administratif et du Conseil d'État, Bruxelles, 1952, pp. 81 et suiv.).

Bornons-nous à indiquer que ce “déclin” s'explique au moins en partie, par le développement parallèle de la notion de violation de la loi, c'est-à-dire, en somme, par l'appel au contrôle objectif que le Conseil d'État paraît préférer de plus en plus au contrôle subjectif qui est celui du détournement de pouvoir. C'est ce que montre d'ailleurs fort bien l'étude à laquelle nous venons de faire allusion.

Droit belge

De France, passons en Belgique. Ici nos explications seront un peu plus brèves, non pas parce que la création du Conseil d'État belge serait encore trop récente pour avoir permis à la jurisprudence de s'affirmer: au contraire, un nombre appréciable d'arrêts permet de se faire une idée déjà assez précise de l'orientation de cette jurisprudence; mais parce que, sur le point qui nous occupe, c'est-à-dire la notion de détournement de pouvoir, c'est la conception du droit français qui a été exactement et
intentionnellement reprise dans la loi belge.

La loi, tout d'abord, en fait mention expressément. C'est l'article 9 de la loi du 23 décembre 1946, aux termes duquel “la section d'administration (du Conseil d'État) statue par voie d'arrêts sur les recours en annulation pour violation des formes soit substantielles, soit prescrites à peine de nullité, excès ou détournement de pouvoir, formés contre les actes et règlements des diverses autorités administratives ou contre les décisions contentieuses administratives”.

Si maintenant nous consultons les travaux préparatoires, nous lisons d'abord ce qui suit dans l'exposé des motifs:

“Il est facile de concevoir que toute autorité publique est exposée à se méprendre soit dans l'appréciation de sa compétence, soit dans l'application des dispositions légales dont elle est tenue d'assurer le respect. Elle est investie de ses attributions par la loi, en vue de buts déterminés. Si elle use de ses attributions pour des buts autres que ceux qu'a visés explicitement ou implicitement le législateur, elle méconnaît la volonté de celui-ci et cette méconnaissance constitue l'excès de pouvoir
ou même‘pour nous servir d'une expression commune en France’le détournement de pouvoir.”

En ce qui concerne les débats parlementaires nous extrayons le passage suivant de la discussion qui a eu lieu au Sénat:

“Pour l'excès de pouvoir, a dit M. Devèze, Ministre de l'Intérieur, on comprend tout de suite ce que cela veut dire; je dépasse le cadre, moi ministre, du pouvoir que je tiens de la loi. J'agis en dehors de mes pouvoirs. Voilà l'excès. Mais qu'est-ce alors que le détournement de pouvoir? C'est, dit le rapporteur, accomplir un acte de sa charge, avec les formes prescrites mais en aboutissant à un résultat autre que celui visé par la loi. En violant l'esprit de la loi, on a détourné de son véritable
objectif le pouvoir dont on est nanti: une autorité communale, sous l'apparence d'une réglementation policière, bride en réalité la liberté du commerce, la liberté de la presse, celle des opinions et des cultes, ou le droit d'association. Tel est le texte de l'honorable rapporteur. En un mot, le détournement de pouvoir est, selon moi, le fait d'une autorité administrative qui, tout en accomplissant un acte de sa compétence, et suivant les formes que la loi prévoit et en agissant conformément à la
lettre de celle-ci, use cependant de son pouvoir dans un but autre que celui en vue duquel ce pouvoir lui a été conféré.”

Vous reconnaissez ici, Messieurs, la définition classique, reprise terme pour terme, de la jurisprudence et de la doctrine françaises.

Si maintenant, nous nous référons aux auteurs, nous citerons d'abord Henri Velge, l'un des créateurs du Conseil d'État belge et qui en fut le premier président. Dès 1930, il définissait ainsi l'excès de pouvoir:

“L'acte émane d'une autorité incompétente, ou les formes essentielles de l'acte n'ont pas été observées, ou l'acte viole ou interprète faussement la loi.” et le détournement de pouvoir: “L'acte est régulier dans sa forme; sa légalité extrinsèque est respectée; il émane d'une autorité compétente, mais cette autorité a détourné de sa véritable destination le pouvoir qui lui est conféré.” Dans ce cas, “la valeur d'un acte s'apprécie non d'après son objet mais d'après le but qui détermine la volonté
dont il émane. Le but devient ainsi un élément de la compétence.”

Nous extrairons enfin de l'excellent ouvrage de Pierre Wigny, le Droit administratif (il s'agit d'un Précis de droit administratif belge): Pierre Wigny, Droit administratif, Principes généraux, Bruxelles, 1953, p. 375, le passage suivant:

“L'activité de l'Administration est dominée par le principe de la finalité; ce principe implique que la compétence ne peut être exercée que pour la fin en vue de laquelle elle a été donnée. L'acte accompli par un fonctionnaire, dans l'exercice de sa compétence, mais dans un autre but que celui pour lequel il avait reçu ce pouvoir, est entaché de détournement de pouvoir.”

“Le pouvoir (de l'Administration) n'est plus illimité et même lorsqu'il est discrétionnaire, la justification de son exercice peut encore être recherchée par les juges (Nos 69 - 91 - 506).”

Arrêtons-nous là. Il est manifeste que le système français a été introduit dans la loi belge. Ceci ne veut pas dire, bien entendu, que la jurisprudence ne se développera pas d'une manière autonome et peut-être différente de celle du Conseil d'État français, mais que la notion juridique de base est commune.

Nous signalerons une particularité de procédure, qui nous semble intéressante. Le moyen tiré d'un détournement de pouvoir ne peut être accueilli, en raison de la gravité du litige, que devant l'assemblée générale de la section contentieuse du Conseil d'État. Le renvoi est fait d'office si la chambre saisie constate la possibilité d'un détournement (cf. loi du 23 décembre 1946, art. 46).

Ceci montre bien que le détournement de pouvoir est considéré comme une arme délicate à manier, puisque ce maniement a été entouré de garanties particulières au profit de l'Administration. Le Conseil d'État n'a d'ailleurs pas hésité à s'en servir et on compte déjà plusieurs annulations du chef de détournement de pouvoir.

Droit luxembourgeois

De Bruxelles, nous viendrons à Luxembourg. Le Grand-Duché, vous le savez, a lui aussi, son Conseil d'État, et celui-ci est largement l'ainé de son voisin belge, puisqu'il est encore aujourd'hui régi par une loi organique de 1866. Au point de vue contentieux, il connaît le recours en annulation, mais ce recours, pour diverses raisons, ne s'était pas développé autant qu'en France. C'est pourquoi, une modification législative est apparue nécessaire. C'est la loi du 20 juillet 1939.

Nous ne pouvons résister à la tentation de mettre sous vos yeux le passage suivant de l'exposé des motifs de la proposition de loi qui remonte à 1936 et qui est devenue la loi du 20 juillet 1939:

“Le Contentieux administratif chez nous est resté stationnaire et archaïque; l'admirable évolution qui a fait du Conseil d'État français le juge suprême de la moralité administrative, n'a pas été suivie chez nous. Bien des textes chez nous sont les mêmes qu'en France: nous constatons chez nos voisins une interprétation hardie, progressiste, ouvrant toutes grandes aux justiciables les portes du prétoire administratif, chez nous l'immobilité est parfaite; on est resté figé dans les appréciations
surannées et on réserve aux plaideurs un accueil rébarbatif, hérissé d'ailleurs d'écueils et d'embûches.”

Après cet examen de conscience, sans doute exagérément pessimiste, et. même quelque peu injuste, à notre avis, à l'égard de l'œuvre du Conseil d'État luxembourgeois dans le passé, les auteurs de la proposition de loi reconnaissaient que les tribunaux administratifs du Grand-Duché “n'ont guère la même importance que les tribunaux administratifs de France”, du fait notamment de ce que, au Luxembourg, comme en Belgique, la responsabilité de la puissance publique est largement engagée devant les
tribunaux ordinaires. Puis ils ajoutaient:

“C'est autour de la notion d'excès de pouvoir que s'est faite l'évolution heureuse du droit administratif français. En adoptant certains textes français et en consacrant les solutions jurisprudentielles françaises, il nous sera possible de nous rapprocher, sans heurt, de ce droit et de puiser sans réserve à cette source inépuisable du plus pur droit prétorien qu'élabore chaque jour le Conseil d'État de France.”

“En tout premier lieu, il y aura lieu de préciser la notion d'excès de pouvoir, en inscrivant dans la loi qu'il comprend le détournement de pouvoir, que notre Cour administrative suprême, timide à l'excès, a refusé d'y inclure. La théorie du détournement est par excellence celle de la défense de la moralité administrative et vraiment il est difficile de comprendre, en présence de la gravité parfois considérable des faits que peuvent réceler les abus du pouvoir, comment le Conseil d'État a pu croire
ne pas être autorisé à intervenir et à réprimer.”

Donc, Messieurs, sur le point qui nous intéresse, il ne peut y avoir de doute: c'est bien la notion française de l'excès de pouvoir en général, et du détournement de pouvoir en particulier, qui est celle du Grand-Duché. Pour achever de s'en convaincre, s'il en était besoin, il suffirait de lire encore ce passage du rapport de la section centrale sur la proposition de loi: “Enfin, une extension des pouvoirs juridictionnels du Conseil d'État dans certains cas était jugée utile pour parfaire
l'assimilation avec l'institution française.”

Droit italien

Nous allons maintenant nous transporter en Italie. Vous savez que le droit italien, en ce qui concerne le contrôle juridictionnel de l'Administration, repose essentiellement sur la distinction entre la protection des droits subjectifs et celle des intérêts légitimes. Cette distinction est connue aussi du droit administratif français, où elle se présente sous la forme d'une distinction entre le contentieux de pleine juridiction et le contentieux de l'annulation ou recours pour excès de pouvoir. Mais
la différence essentielle est que, tandis qu'en France, l'un et l'autre de ces deux contentieux ressortissent à la compétence de la juridiction administrative, en Italie, au contraire, seule la protection des “intérêts légitimes” est confiée à cette dernière. En principe, et sauf exceptions formellement prévues par la loi (on parle alors de “juridiction exclusive”) les litiges sur les droits subjectifs sont portés devant les tribunaux de l'ordre judiciaire; à ce point de vue, la règle nous paraît
très analogue à ce qui existe en Belgique.

La protection des intérêts légitimes est assurée par la juridiction “de légitimité” (di legittimità) et par la juridiction “di merito”. La première est de droit commun, la seconde n'est qu'une compétence d'attribution (par exemple, les litiges relatifs au statut des fonctionnaires). Lorsque le Conseil statue “in merito”, il connaît du fait et du droit et se prononce même sur l'opportunité; il peut réformer l'acte attaqué et pas seulement l'annuler. Lorsqu'il exerce la juridiction de légitimité, il
ne connaît pas de l'opportunité et ne peut qu'annuler: c'est donc dans ce recours de légitimité que nous nous rapprochons le plus du recours en annulation de l'article 33 du Traité.

L'article 24 de la loi du 31 mars 1889, qui règle la matière, énumère “l'incompétence, la violation de la loi et l'excès de pouvoir” comme les trois vices susceptibles de donner lieu à annulation. Ainsi se manifeste la différence principale avec le système français: en France, quelle que soit l'importance donnée au moyen de violation de la loi, qui a peu à peu transformé le recours pour excès de pouvoir en contentieux de la légalité des actes administratifs, c'est néanmoins la notion d'excès de
pouvoir qui législativement couvre l'ensemble, ainsi qu'il résulte des termes mêmes de la loi (ordonnance du 31 juillet 1945, art. 32): “Le Conseil d'État statuant au contentieux, statue souverainement sur ‘les recours en annulation pour excès de pouvoir’ contre les actes des diverses autorités administratives: ‘recours pour excès de pouvoir’ est synonyme de ‘recours en annulation’.” En Italie, l'excès de pouvoir est considéré seulement comme un des cas d'ouverture du recours, au même titre que
l'incompétence et la violation de la loi. Ceci a entraîné comme conséquence un développement en quelque sorte autonome de la notion d'excès de pouvoir, comme telle, à l'intérieur du recours de légitimité et indépendamment des deux autres notions d'incompétence et de violation de la loi dont l'excès de pouvoir se distingue, et cela bien que la notion d'excès de pouvoir ait été directement empruntée au droit administratif français. Le résultat est que le domaine de la violation de la loi semble plus
restreint qu'en France où la violation de la loi est devenue en réalité synonyme de «violation de la règle de droit». C'est ainsi, par exemple, que le contrôle de la légalité des motifs, c'est-à-dire celui qui porte sur l'erreur de droit ou l'erreur de fait que peut contenir le motif de l'acte attaqué, est rattaché en France à l'illégalité, tandis qu'en Italie ce genre de vices fait partie de la notion d'excès de pouvoir.

Quant au détournement de pouvoir, auquel il nous faut maintenant arriver, il ne constitue qu'une des manifestations de l'excès de pouvoir en général et n'est pas élevé à la dignité de «moyen». C'est-à-dire qu'il est difficile de trouver dans la jurisprudence du Conseil d'État italien des limites nettement tracées entre le détournement de pouvoir et les autres causes possibles d'annulation pour excès de pouvoir.

Cela dit, la notion de détournement de pouvoir est parfaitement dégagée et utilisée par la jurisprudence, bien que le terme même soit rarement employé. On emploie des expressions telles que «falsifier et travestir le but final de la loi», «contradiction avec la volonté de la loi», «acte déterminé par un but autre que l'intérêt public», «usage d'un pouvoir dans un but autre que celui prévu par là loi». Ces deux dernières formules, vous le voyez, correspondent à la définition classique du détournement
de pouvoir en droit français: il s'agit bien d'un vice touchant au but réellement poursuivi contrairement aux apparences, et dont la découverte exige une recherche de caractère subjectif portant sur l'intention.

Quant à la doctrine, nous n'osons nous livrer à une exégèse qui nous entraînerait trop loin. Nous en retiendrons seulement que, pour plusieurs auteurs, la notion de détournement de pouvoir est au centre de celle d'excès de pouvoir.

Par exemple, Zanobini, dans son Cours de droit administratif, Milan 1952, p. 252, dit que «l'excès de pouvoir revêt d'une façon générale la signification d'incompétence absolue, ainsi l'incompétence qui apparaît lorsque l'organe administratif a empiété sur la compétence d'une autorité non administrative et que l'on peut nommer excès de pouvoir, mais principalement le détournement de pouvoir, qui se manifeste quand l'autorité, en prenant une décision, est poussée par un mobile autre que celui qui
devrait l'inspirer dans la conduite de l'acte».

Orlando, dans son Traité de droit administratif, T. III, éd. 1901, p. 800-815, soutient que «dans la législation italienne qui spécifie distinctement l'excès de pouvoir, l'incompétence et la violation de la loi, la signification essentielle de l'excès de pouvoir est celle du détournement de pouvoir, qui est une violation de la loi pouvant autoriser une enquête sur les mobiles qui ont inspiré l'acte discrétionnaire de l'administration publique».

Salemi, enfin, expose que «le détournement de pouvoir tient aux intentions de l'auteur de l'acte, c'est-à-dire, que si par «l'usage d'un pouvoir discrétionnaire, on poursuit des fins illicites ou faussement qualifiées, les actes relatifs, bien qu'émanant d'organes compétents, et bien qu'ils soient conformes à la lettre de la loi, sont illégitimes en tant qu'ils sont faits dans un but, privé ou public, autre que celui pour lequel le pouvoir discrétionnaire a été accordé, et lèsent ainsi la fin voulue
par la loi. Une telle, lésion constitue le détournement de pouvoir».

Retenons donc de ce trop bref voyage dans la Péninsule que, en Italie, la notion de détournement de pouvoir paraît bien être la même qu'en Françe, en Belgique et au Luxembourg, mais qu'elle est couverte par la notion plus large d'excès de pouvoir, elle-même nettement distincte de la violation de la loi.

Droit néerlandais

Poursuivant notre voyage, nous nous rendrons maintenant aux Pays-Bas.

Ce pays est le premier, parmi ceux que nous avons visités jusqu'ici, dans lequel il n'existe pas de texte général sur le recours en annulation. Ce recours existe néanmoins, car il est prévu par un certain nombre de lois particulières. D'autre part, s'il existe un Conseil d'État qui possède des attributions contentieuses, la justice n'est pas déléguée, le Conseil ne donnant qu'un avis transmis au Gouvernement à qui il appartient — ce qu'il n'est pas tenu de faire — de le soumettre à l'approbation du
Souverain. Il y a, par ailleurs, des juridictions administratives distinctes du Conseil d'État et qui ne lui sont pas subordonnées, tels que par exemple les tribunaux de fonctionnaires, qui relèvent en appel du Conseil central d'appel. Enfin, une partie du contentieux administratif appartient aux tribunaux de l'ordre judiciaire, même pour des litiges relatifs à la légalité (ce terme étant entendu au sens large) d'actes administratifs: à ce titre, ils sont soumis au contrôle de la Cour de Cassation.

Cette situation n'empêche nullement le contrôle juridictionnel de l'administration de s'exercer aux Pays-Bas. Ce contrôle s'exerce même, en droit comme en fait, dans des conditions fort voisines de celles que nous avons rencontrées jusqu'à présent. La loi, comme la jurisprudence, se sont étroitement inspirées des principes du droit administratif des pays de l'Europe occidentale — continentale s'entend — ce qui a permis à la doctrine d'élaborer d'intéressantes systématisations.

A défaut de loi générale, et comme il arrive toujours en pareil cas, ce sont des lois spéciales qui ont servi de base aux constructions tant jurisprudentielles que doctrinales.

Pour nous en tenir au détournement de pouvoir, il s'agit là d'une notion parfaitement connue. Le texte le plus généralement invoqué à ce sujet est l'article 58 de la loi de 1929 sur le statut des fonctionnaires, dont le premier paragraphe s'exprime ainsi:

«Le recours peut être introduit lorsque des décisions, actes ou refus (de décider ou d'agir) sont, à l'égard d'un fonctionnaire, de ses survivants ou de ses ayants-cause, pris, faits ou prononcés par un organe administratif en contradiction de fait ou de droit avec les prescriptions générales obligatoires en vigueur ou lorsque, en les prenant, faisant ou prononçant, l'organe administratif a clairement fait usage de son pouvoir dans un but autre que celui de réaliser les objectifs pour lesquels ce
pouvoir lui a été accordé.»

Voilà la définition la plus parfaitement orthodoxe du détournement de pouvoir. Cette définition est généralement considérée comme l'expression, dans un domaine particulier, d'une règle générale non écrite, véritable règle de droit qui est à la base de l'exercice du pouvoir administratif. Si d'ailleurs nous nous référons aux travaux préparatoires de la loi, nous y voyons que celle-ci résulte de l'adoption par la deuxième chambre des États généraux d'un amendement dont l'auteur s'exprime ainsi:

«L'amendement entend donner au fonctionnaire un droit de recours contre les décisions qui semblent légales, selon la lettre, mais qui ne le sont pas selon l'esprit. L'amendement entend donner au fonctionnaire un droit de recours dans les cas où l'administration a commis un détournement de pouvoir, un abus de pouvoir, dans les cas, donc, où elle a fait usage de son pouvoir à des fins autres qu'à celles dans lesquelles ce pouvoir lui a été attribué.»

Lors de l'examen ultérieur de cet amendement, le Ministre de la Justice a cité comme exemple typique de détournement de pouvoir, le déplacement d'un fonctionnaire opéré non pas dans l'intérêt du service, mais pour atteindre l'agent sans faire expressément mention d'une sanction.

Messieurs, la jurisprudence semble avoir appliqué la loi exactement dans son esprit, quoique avec une certaine prudence qu'explique sans doute le mot «clairement» qui figure dans le texte.

La matière des réquisitions, qui relève des tribunaux de droit commun, a donné lieu également à des arrêts fondés sur le détournement de pouvoir, entendu de la même manière. Citons par exemple, deux arrêts de la Cour suprême: 14 janvier 1949 et 24 juin 1949.

Dans la première affaire, un bourgmestre avait réquisitionné une habitation pour un inspecteur de police qui en avait un besoin urgent. Comme motif de cette réquisition, le bourgmestre invoquait le fait que le logement réquisitionné était loué à un prix de beaucoup supérieur au prix autorisé.

La Cour suprême a considéré dans son arrêt «que le but de l'arrêté sur la réquisition des logements était de favoriser une distribution efficace des habitations; qu'il résulte de la portée de cet arrêté que si le bourgmestre veut exercer son pouvoir de réquisition d'une habitation pour des personnes civiles qui en ont un besoin urgent, il doit, en désignant une maison déterminée, tenir compte de ce qu'exige une affectation appropriée des habitations»;

«que, ainsi qu'il a été constaté par la Cour, s'il se laisse guider strictement par des mobiles — fussent-ils même d'un intérêt général — autres que ceux qui, conformément au but de la loi, doivent être pris en considération au moment du choix de l'objet à réquisitionner, il use de son pouvoir de réquisition pour réaliser des objectifs autres que ceux pour lesquels ce pouvoir lui a été donné.»

Dans son arrêt du 24 juin 1949 (N. J. 1949, No 559), au sujet d'une réquisition de terrains alluvionnaires à Groningen, basée sur l'arrêté général sur les réquisitions de 1940, la Cour suprême a décidé: «que la question de savoir si dans un cas déterminé, la réquisition concorde avec l'intérêt général, est en effet généralement soumise à l'appréciation de l'autorité requérante et que par conséquent elle est soustraite à l'appréciation du juge, mais que néanmoins le juge peut intervenir, si celui-ci
devait constater que ladite autorité a clairement réquisitionné pour atteindre Un objectif autre que celui pour lequel ce pouvoir lui a été donné.»

Si maintenant nous passons à la doctrine, nous lisons, par exemple, dans Van der Pot ( 2 ):

«Le contenu et le but de la décision doivent correspondre au règlement général sur lequel cette décision est basée.

Si ces conditions ne sont pas remplies, en ce qui concerne le but, en d'autres termes, si le pouvoir de prendre une décision n'a pas été utilisé pour atteindre le but dans lequel ce pouvoir a été donné, il y a détournement de pouvoir.»

Un autre auteur mérite une mention spéciale: il s'agit de Brom qui a consacré toute une étude au détournement de pouvoir. Cet auteur estime que de l'article 58 de la loi sur le statut des fonctionnaires, considéré comme l'expression d'une règle générale, on peut tirer tout aussi bien une notion objective du détournement de pouvoir, qu'une notion subjective ou encore une notion qu'il appelle «subjective restreinte».

Messieurs, si nous avons bien compris cette théorie, cela signifie que, dans la notion dite «objective», on considère uniquement l'acte, tel qu'il se présente, en le comparant à l'objectif voulu par la loi, mais sans se préoccuper de l'intention véritable réelle ou supposée, de l'auteur de l'acte. Dans la notion subjective, on examine uniquement le mobile, le but réellement poursuivi, abstraction faite des apparences. Dans la notion subjective restreinte, on se livre à ce même examen, mais, en
outre, on recherche si l'acte attaqué, à supposer qu'il ait été en fait inspiré par des mobiles autres que ceux que la loi a en vue, n'est cependant pas justifié pour d'autres raisons qui, quant à elles, sont parfaitement légitimes et conformes au but légal, auquel cas le moyen de détournement de pouvoir sera écarté. Signalons, entre parenthèses, que cette dernière notion paraît bien être celle qui inspire actuellement la jurisprudence française et dont l'un des arrêts les plus typiques est l'arrêt
du Conseil d'État: Société des automobiles Berliet du 22 juillet 1949, Rec. p. 367, cité par Letourneur, op. cit. p. 2, et bien connu de tous les praticiens du droit administratif. C'est, en somme, l'introduction de la substitution de motifs dans la théorie du détournement de pouvoir. Il est évident qu'elle en diminue sensiblement le champ d'application par rapport à la notion subjective pure.

Quant à la notion dite «objective», nous croyons pour notre part qu'elle est inconciliable avec la notion même de détournement de pouvoir, telle que nous l'avons vue se dégager jusqu'ici. Si, en effet, l'acte ne peut être envisagé qu'objectivement, tel qu'il se présente, sans aucune recherche d'intention, la seule recherche qui demeure possible est de savoir si cet acte est ou non conforme à la loi: l'idée d'un pouvoir détourné de son objet ne peut plus se concevoir. Du moins est-ce le cas dans les
systèmes juridiques qui admettent une notion large de la violation de la loi. Quant à ceux qui ne l'admettent pas, ils feront appel, non pas à la notion de détournement de pouvoir, mais à celle d'excès de pouvoir, comme nous l'avons vu en Italie et comme la France l'a connue jadis.

Or, Messieurs, il semble que les Pays-Bas s'orientent de plus en plus vers une conception large, et même la plus large, de la violation de la loi, qui est couramment définie comme étant la violation de la règle de droit. Il ne s'agit, évidemment, que. d'une tendance, mais elle paraît très marquée, au point que certains auteurs, non seulement assimilent à la loi formelle ce qu'on appelle les «principes généraux du droit», tel par exemple le principe d'égalité des citoyens devant les charges
publiques, mais iraient volontiers jusqu'à y comprendre le détournement de pouvoir lui-même. C'est ce que dit, par exemple, Donner, dans «Droit administratif» (1953), partie générale, p. 249:

«La notion de violation de la loi doit être prise au sens large, de façon à ce qu'elle se rapporte non seulement aux règles écrites, mais également aux règles non écrites. Dans un certain sens, on pourrait parler de contrariété du contenu de l'acte administratif avec des règles de droit. Ainsi, on peut ranger sous cette notion la violation des principes généraux d'une bonne administration. Cette interprétation dans un sens large crée cet avantage qu'il n'y a plus lieu d'examiner dans un débat
stérile si le détournement de pouvoir doit être ou non considéré comme violation de la loi.»

Droit allemand

Enfin, Messieurs, dernière étape: remontons le Rhin et pénétrons en Allemagne.

Le droit administratif, vous le savez, a de profondes racines dans ce pays, et les tribunaux administratifs y jouent un rôle très important. Quant au recours en annulation, il y est connu depuis longtemps. Toutefois, il a subi ces dernières années une impulsion nouvelle à la suite de la réorganisation des tribunaux administratifs tant dans le Bund que dans les Länder. Nous avons donc un certain nombre de textes de lois ou d'ordonnances pour nous éclairer. Citons, notamment:

— le paragraphe 15 de la loi sur le Tribunal administratif fédéral;

— le paragraphe 23 de l'ordonnance 165 du gouvernement militaire britannique;

— le paragraphe 36 de la loi sur les tribunaux administratifs de l'Allemagne du sud, et

— la loi du 14 avril 1950 organisant la juridiction administrative dans l'État rhéno-palatin, paragraphes 15 et 23.

Et, Messieurs, nous avons aussi les études et commentaires des auteurs que, en Allemagne plus que partout ailleurs, il est indispensable de consulter, si l'on veut se faire une idée précise des notions juridiques auxquelles le législateur et les tribunaux font appel. Cela est d'autant plus nécessaire, dans le cas présent, que la terminologie est abondante et pas toujours fixée d'une manière uniforme, soit dans la loi, soit dans la jurisprudence.

Parmi les «vices» dont un acte administratif peut être entaché au sens du droit allemand, figurent les vices touchant à l'exercice du pouvoir discrétionnaire, Ermessensfehler.

Forsthoff, dans son Traité de droit administratif, 1953, p. 68, définit le pouvoir discrétionnaire comme «le domaine de la liberté d'action et de décision, le choix entre plusieurs modes de conduite également possibles». Si l'administration n'a pas à sa disposition un tel domaine, si elle n'a, par conséquent, qu'à interpréter et à appliquer la loi, il ne peut naturellement pas être question d'«Ermessensfehler», mais uniquement d'une «violation de la loi», d'une violation du droit, ce qu'on appelle
en France la «compétence liée», notion que les Allemands connaissent également. Si, par contre, dans les limites d'un certain cadre, l'Administration était «libre de prendre la mesure qu'elle estime opportune», l'acte administratif qu'elle prend n'est soumis au contrôle juridictionnel qu'à un double point de vue:

— s'il a été pris en dehors du cadre de la liberté de décision de l'autorité, on parle alors en général ici d'«Ermessensuberschreitung»,

— ou bien s'il a été pris dans les limites de ce cadre, mais s'il a été inspiré par des considérations que l'ordre juridique désapprouve, ou s'il n'a pas tenu compte des considérations requises par cet ordre juridique, on parle alors d'«Ermessensfehlgebrauch».

«Ermessensüberschreitung» et «Ermessemfehlgebrauch» constituent ainsi, à eux deux, la notion d'«Ermessensfehler».

Essayant maintenant, Messieurs, de nous faire une idée du contenu de la notion d'«Ermessensfehlgebrauch», nous nous référerons à une classification qui nous a paru claire et conforme aux idées généralement reçues, et qui est donnée par Schunck et de Clerck, dans leur Commentaire sur la loi organisant la juridiction administrative dans l'État rhéno-palatin, 1952.

Reprenant l'ensemble de la théorie des vices afférents à l'exercice du pouvoir discrétionnaire de l'Administration, c'est-à-dire Ermessensfehler, ces auteurs commencent, comme Forsthoff, par la distinction entre Ermessensüberschreitung et Ermessensf ehlgebrauch :

Ermessensüberschreitung «au sens strict de l'expression»: c'est le fait, pour l'Administration, d'outrepasser les limites légalement fixées à son pouvoir de libre appréciation. Par exemple: refus de délivrer un permis de colportage, fondé sur des motifs non prévus par la loi.

Quant à Ermessensfehlgebrauch, il englobe les vices internes à l'appréciation faite par l'Administration, essentiellement les agissements contraires au but fixé par la loi. Et voici maintenant ce que, selon Schunck et de Clerck, contient l'Ermessensfehlgebrauch:

a) Ermessensfehler aus Rechtsirrtum

C'est-à-dire: «Défaut d'appréciation résultant d'une erreur de droit». L'Administration s'est laissée guider par des considérations juridiquement erronées.

b) Ermessenswillkür

C'est-à-dire «exercice arbitraire du pouvoir discrétionnaire». Ceci vise les atteintes au principe de l'égalité, au principe de la continuité (les «usages» et «coutumes» en vertu desquels l'Administration résoud traditionnellement de la même manière des questions similaires), ainsi que les décisions fondées «sur le bon plaisir».

c) Ermessensmissbrauch

C'est-à-dire «abus d'appréciation». Ce vice consiste en ce que l'Administration fonde son action sur des considérations étrangères en fait au but qu'elle doit légalement poursuivre. Schunck et Clerck précisent à ce sujet que «le droit administratif français parle ici de détournement de pouvoir (en français dans le texte) et vise le fait d'une autorité administrative qui, tout en accomplissant un acte de sa compétence, tout en observant les formes prescrites, tout en ne commettant aucune violation
formelle de la loi, use de son pouvoir pour des motifs autres que ceux en vue desquels ce pouvoir lui a été conféré.»

Les auteurs précisent d'ailleurs que «la pratique a tendance à aller au delà de cette définition stricte» et qu'elle y fait rentrer des hypothèses relevant de la catégorie des décisions fondées sur l'«Ermessenswillkür» — sur le bon plaisir, énumérées ci-dessus.

Ils citent comme exemples d'Ermessensmissbrauch:

— un refus d'agir basé sur une inimitié de personnes;

— interdiction d'une représentation dans le but d'éviter la concurrence qui serait ainsi faite à un concert;

— pressions du service de logement destinées à forcer le propriétaire à vendre sa maison à l'Administration.

Messieurs, de cette analyse qui nous a paru, encore une fois, refléter les opinions généralement admises, il nous paraît résulter que c'est l'expression «Ermessensmissbrauch» qui semble se rapprocher le plus de la notion française du détournement de pouvoir, basée sur une recherche subjective du but réellement poursuivi par l'auteur de l'acte, par rapport au but qu'il devait légalement poursuivre. C'est d'ailleurs ce terme d'Ermessensmissbrauch qui a été choisi dans le texte allemand du Traité pour
traduire l'expression détournement de pouvoir qui figure à l'article 33: bien que le texte français fasse seul foi, comme vous le savez, nous supposons que la traduction n'a pas été faite à la légère. On peut dire, seulement, peut-être, que certains cas couverts par la notion d'Ermessenswillkür, la notion d'arbitraire, pourraient être sanctionnés en France par une annulation du chef du détournement de pouvoir. Mais la plupart des autres cas d'Ermessensfehlgebrauch et certainement la totalité des cas
d'Ermessensüberschreitung tomberaient en France sous le coup du contrôle objectif de la violation de la loi — qu'il s'agisse d'erreur de droit dans les motifs, d'erreur matérielle de fait ou de violation des principes généraux du droit.

Notons d'ailleurs, Messieurs, que même en Allemagne, la notion de violation de la loi est souvent entendue dans un sens plus large que violation formelle et est amenée ainsi à déborder plus ou moins sur le champ d'application de l'Ermessensfehler, — ce qui n'est pas sans compliquer la situation.

Ce que nous voudrions retenir de cet examen beaucoup trop superficiel (mais que nous espérons cependant ne pas donner prise à une accusation d'Ermessensmissbrauch ou d'Ermessenswillkür, car notre intention est pure), c'est:

1o qu'on retrouve en Allemagne, comme nous l'avons trouvée dans les cinq autres pays de la Communauté, la notion de détournement de pouvoir avec à peu près le même contenu;

2o mais que, comme en Italie, elle n'est qu'un aspect, un cas particulier d'une notion plus large: le dépassement des limites du pouvoir discrétionnaire, c'est-à-dire, en somme, l'excès de pouvoir.

Conclusion

Nous voici, donc, Messieurs, arrivés au terme de ce voyage dans les pays de la Communauté, voyage trop rapide à notre gré, bien que vous l'ayez sans doute trouvé trop long, mais que vous serez certainement d'accord pour trouver rassurant. Il nous paraît confirmer d'une manière frappante que les principes juridiques qui sont à la base du contrôle juridictionnel de l'Administration sont vraiment communs à nos six pays. Ces principes reposent sur une même conception de l'action administrative,
considérée comme devant s'exercer dans les limites du droit, et dans une même conception du rôle du juge de cette action, qui est de vérifier que ces limites ont été respectées. L'identité s'étend même au procédé choisi pour assurer ce contrôle, à savoir le recours en annulation.

Quant aux différences, — qui existent assurément — elles nous paraissent résider en réalité dans une simple différence de présentation. Tantôt, on met l'accent surtout sur l'idée de pouvoirs et de limites de ces pouvoirs: c'est la conception originelle qu'a eue la France de ce recours, qu'on a appelé précisément «recours pour excès de pouvoir»; c'est la conception à laquelle l'Allemagne et l'Italie sont demeurées fidèles, tout en lui donnant des développements fort importants. Tantôt, on insiste
plus spécialement sur l'idée de “violation de la loi”, entendue comme la méconnaissance de la règle de droit telle qu'elle se dégage objectivement, non seulement de la loi écrite, mais des principes généraux qui lui sont sous-jacents: c'est la conception actuelle de la France, de la Belgique, du Luxembourg et, nous croyons l'avoir montré, des Pays-Bas. Mais il apparaît qu'au fond, les deux idées se rejoignent, car il est évident que toute méconnaissance par une autorité publique de l'étendue de ses
pouvoirs constitue nécessairement une violation de la règle de droit, supposée préalablement définie. Ce sont deux aspects d'une même notion.

Cela dit, il y a évidemment certaines différences dans la technique juridique, utilisée dans l'un ou l'autre Système, bien que l'un et l'autre permettent de parvenir aux mêmes résultats. C'est pourquoi il est nécessaire de savoir quelle est, à cet égard, la solution du Traité.

LE DÉTOURNEMENT DE POUVOIR DANS LE TRAITÉ

Messieurs, il suffit de lire l'article 33 pour s'apercevoir que celui-ci consacre un système intermédiaire entre les deux conceptions extrêmes, et qui est à peu près le système actuel “franco-bénéluxien”, si l'on peut ainsi s'exprimer, c'est-à-dire qui admet une conception large de la violation de la loi et en fait le principal mais non l'unique cas d'ouverture du recours: cela ne signifie pas, bien entendu, que votre jurisprudence devrait s'aligner sur l'une ou l'autre des jurisprudences
nationales, et notamment, sur la jurisprudence française, actuellement très restrictive (s'il y a des alignements de prix, il n'y a heureusement pas dans le Traité d'alignements de jurisprudence) ; bien des raisons militeraient sans doute dans un sens contraire; cela veut dire simplement que le Traité paraît correspondre à peu près aux conceptions juridiques actuellement appliquées dans les quatre pays en question.

De cela, nous voyons trois preuves dans le texte même de l'article 33:

— la première, c'est que le texte mentionne expressément le détournement de pouvoir comme un moyen, ou si l'on préfère une autre expression moins procédurale, comme une cause juridique d'annulation au même titre que la violation du Traité (c'est-à-dire de la loi), et sans prononcer même le mot d'excès de pouvoir;

— la deuxième, c'est que l'article 33 parle de “violation du Traité ou de toute règle de droit relative à son application”, ce qui indique que c'est la notion de violation de la loi au sens large qui est ici introduite: l'expression “règle de droit” est même expressément employée: on ne peut être plus clair;

— la troisième preuve, s'il en était besoin, pourrait être tirée de la phrase qui commence par “Toutefois . . .”: “Toutefois l'examen de la Cour ne peut porter sur l'appréciation de la situation découlant des faits ou circonstances économiques au vu de laquelle sont intervenues les décisions ou recommandations”, sauf détournement de pouvoir ou violation patente de la règle de droit. Ceci est une exception qui, comme telle, confirme la règle d'après laquelle l'appréciation des faits, en tant qu'elle
est nécessaire pour contrôler la légalité des motifs, appartient normalement au juge. On a voulu que ce contrôle ne s'exerce pleinement que dans les cas où la décision ne repose pas sur l'appréciation d'ensemble d'une situation, mais seulement sur des faits précis; dans le cas où il y a appréciation d'une situation, on a voulu seulement un contrôle s'exerçant dans le cadre particulier du détournement de pouvoir ou de la “violation patente”, c-est-à-dire, en somme, le contrôle subjectif ou objectif
de l'abus.

«Vouloir maintenant, dit Steindorff, dans son étude “Le recours pour excès de pouvoir dans le droit de la Communauté européenne du charbon et de l'acier”, Francfort, 1952, “vouloir maintenant, dans le droit de la Communauté, ranger sous la rubrique du détournement de pouvoir des cas qui relèvent en France du moyen de violation de la loi, équivaudrait à écarter délibérément la volonté des auteurs du Traité quant à l'étendue des pouvoirs de contrôle conférés par eux à la Cour.” Cette affirmation nous
paraît, Messieurs, avoir d'autant plus de poids qu'elle émane d'un auteur qui a été particulièrement sensible aux restrictions apportées par le Traité au sujet du droit d'accès à la Cour des personnes privées.

Telles sont, Messieurs, les trois raisons de texte qui nous paraissent s'opposer d'une manière absolue à toute extension du sens de l'expression “détournement de pouvoir”, employée par le Traité, alors que, par ailleurs, nous croyons l'avoir démontré, cette expression correspond à une notion commune dans les six pays de la Communauté.

Messieurs, après ces explications sur la notion de détournement de pouvoir, de l'ampleur desquelles nous nous excusons, il nous faut encore rechercher le sens de cette expression telle qu'elle figure au second alinéa de l'article 33, c'est-à-dire accompagnée des mots “à leur égard”.

Tout d'abord, comme nous l'avons dit, il ne peut être question d'envisager une notion plus large du détournement de pouvoir au second alinéa qu'au premier. La seule question est de savoir ce que signifient les mots “à leur égard”.

Les parties, Messieurs, se sont longuement expliquées “à cet égard” tant dans leurs mémoires qu'à l'audience. Nos explications personnelles seront brèves.

La règle édictée par l'article 33, deuxième alinéa, est que les entreprises et les associations ne peuvent former de recours que contre les “décisions et recommandations individuelles les concernant”. Pourquoi le texte ajoute-t-il “ou contre les décisions et recommandations générales qu'elles estiment entachées de détournement de pouvoir à leur égard”? Messieurs, une seule explication nous paraît plausible: c'est que les rédacteurs du Traité, qui venaient d'admettre le détournement de pouvoir parmi
les causes d'annulation, ont songé au cas où une décision, en réalité individuelle à l'égard d'une entreprise, serait “dissimulée” — “camouflée”, comme on n'hésite pas à l'écrire dans les mémoires — sous les apparences d'une décision générale, — et, de ce fait, évidemment, entachée de détournement de pouvoir.

Il est vrai qu'alors il eût été peut-être inutile de faire cette addition, car il est probable que la jurisprudence aurait fait l'effort nécessaire pour admettre en pareil cas que la décision étant en réalité individuelle, le recours était recevable. On a sans doute pensé que si cela allait sans dire, cela allait encore mieux en le disant, adage qui n'est pas toujours vrai, nous le constatons aujourd'hui.

En tout cas, ainsi que la défense le fait très justement remarquer, on ne voit pas pourquoi on aurait donné au moyen de détournement de pouvoir une place privilégiée par rapport aux autres moyens, et notamment celui d'incompétence qui est sans doute le plus “radical” dans la hiérarchie des moyens d'annulation, si tant est qu'une telle hiérarchie existe.

Enfin, s'il en était besoin, nous pourrions invoquer un passage de l'exposé des motifs de la loi luxembourgeoise de ratification, qui est ainsi conçu:

«…Les recours en annulation seront formés par les États membres ou le Conseil de Ministres. Seules les décisions individuelles de la Haute Autorité ou celles qui sont générales, mais que la notion du détournement de pouvoir permet d'assimiler à une décision individuelle, peuvent être directement attaquées par les entreprises ou associations contre lesquelles elles se dirigent.»

L'intention des auteurs paraît donc incontestable.

Néanmoins, Messieurs, nous ne croyons pas qu'il y ait lieu d'être aussi strict que la Haute Autorité. En effet, s'il est vrai que la seule explication plausible du texte est celle de la «décision individuelle camouflée», le texte n'en est pas moins ce qu'il est et, sans en forcer le sens, il ne faut pas non plus lui faire dire moins que ce qu'il dit. Si, d'ailleurs, on allait jusqu'au bout de la thèse restrictive, on aboutirait à rendre pratiquement inexistant le champ d'application du recours en ce
qui concerne les associations. Celles-ci, en effet, représentent des intérêts collectifs, lesquels sont normalement lésés par des décisions non individuelles. On aboutirait ainsi à ce résultat que les associations ne pourraient former de recours que contre les décisions relatives à leur propre situation dans la Communauté, en tant qu'associations, par exemple, une décision qui refuserait de «recourir» normalement à une association par le motif qu'elle ne remplirait pas les conditions exigées à cet
effet par l'article 48 du Traité — ce qui limiterait singulièrement leur droit de former des recours. Il ne leur resterait pratiquement que le droit d'intervention. Messieurs, la Haute Autorité, elle-même, ne va pas jusque là.

Nous pensons, quant à nous, que l'expression «à leur égard» doit être interprétée, lorsqu'il s'agit d'une association, comme visant les intérêts collectifs que cette association a pour objet de défendre, ou même des intérêts plus vastes mais se rapportant directement à ces intérêts. Ainsi, par exemple, une décision qui serait entachée de détournement de pouvoir du fait que, prise apparemment dans l'intérêt général du marché commun et dans le cadre des pouvoirs généraux de la Haute Autorité, elle
aurait en réalité pour but d'atteindre le marché italien alors qu'une intervention directe sur ce marché serait contraire au Traité, — une telle décision pourrait, à notre avis, être attaquée par une association telle que l'I. S. A. qui ne représente qu'une catégorie, mais une catégorie importante, des entreprises sidérurgiques italiennes. C'est là une question de mesure.

En revanche, nous ne saurions admettre la recevabilité du recours d'une association à l'encontre d'une décision entachée de détournement de pouvoir qui n'aurait pas pour objet direct l'atteinte aux intérêts défendus par l'association, car ce détournement de pouvoir n'aurait pas été commis à l'égard de cette association. Autrement dit, il nous paraît impossible à une association de décomposer, en quelque sorte, le mécanisme en établissant:

1o qu'elle a un simple intérêt à l'annulation de la décision, au même titre que n'importe quelle autre entreprise du marché commun;

2o que la décision est entachée d'un détournement de pouvoir quelconque, même ne se rapportant pas spécifiquement aux intérêts que l'association en cause a pour mission de représenter.

Voilà, Messieurs, l'effort maximum qui nous paraît compatible avec le texte de l'article 33. Aller plus loin équivaudrait à bouleverser les règles établies par cet article sur les conditions de recevabilité du recours en annulation.

En réalité, Messieurs, nous assistons là, comme il fallait s'y attendre, à une poussée des entreprises pour élargir la brèche, très étroite il est vrai, par laquelle le Traité leur donne accès au prétoire de la Cour. Cette limitation très stricte du recours en annulation en ce qui concerne les personnes privées est certainement, dans le domaine juridique, celle qui a le plus donné lieu à critique depuis l'entrée en vigueur du Traité. Elle n'est pourtant pas sans raisons: la principale tient sans
doute à l'importance extrême des décisions en jeu, qui a fait penser qu'il fallait exiger un intérêt à la mesure de cette importance, et que seul l'État, représentant par définition de l'intérêt général, devait être considéré comme remplissant cette condition. C'est ce que l'honorable avocat du Gouvernement italien dans l'affaire 2-54 nous a fort bien expliqué, en faisant observer que l'article 33 conférait d'une manière générale aux gouvernements des États membres la fonction de garantir les
intérêts de leurs ressortissants. On a pu aussi faire observer que les entreprises bénéficiaient dans certains cas de garanties, indirectes sans doute, mais précieuses, leur permettant de faire proclamer l'illégalité des décisions de la Haute Autorité. Nous pensons ici à l'article 36, 3e alinéa, sur les sanctions, qui institue une véritable exception d'illégalité en cas d'application d'une amende, et qui a été évoqué à la barre. Nous pensons aussi à l'article 41 attribuant compétence à la Cour pour
statuer, à titre préjudiciel, sur la validité des délibérations de la Haute Autorité et du Conseil, dans le cas où un litige porté devant un tribunal national mettrait en cause cette validité. Cette règle peut être fort utile pour les entreprises et même pour les tiers.

Nous pensons, à dire vrai, qu'il existe une équivoque sur le rôle de la notion d'intérêt dans l'article 33 et les autres dispositions connexes du Traité (article 36, par exemple), équivoque d'ailleurs très explicable et qui, nous en sommes persuadé, n'a certainement pas été créée volontairement pour les besoins d'une thèse, comme il arrive souvent dans les procès. Il est exact, en effet, que la notion d'intérêt est à la base du recours en annulation de l'article 33, car elle est inhérente à ce
recours spécial qu'est le recours en annulation; on aurait donc pu s'attendre à ce que les auteurs du Traité se bornent à introduire explicitement la notion d'intérêt, en en faisant une condition de recevabilité du recours et en laissant à la Cour le soin de la définir par voie de jurisprudence. Mais le Traité n'a pas procédé de la sorte. Il a voulu régler lui-même la question; il a voulu dire, par voie d'autorité, pour chaque catégorie de décisions, qui avait accès à la Cour. S'il a limité, comme
il l'a fait, les conditions d'accès des personnes privées, en leur ouvrant d'autres voies, indirectes celles-là, c'est sans doute pour les raisons que nous avons indiquées: en tout cas, il l'a fait.

Il faut bien reconnaître cependant que, si utile que puisse être la protection ainsi accordée, que ce soit celle de l'article 36 ou celle de l'article 41, elle n'est qu'indirecte et partielle et n'équivaut pas à l'ouverture générale et directe qu'aurait constituée l'attribution aux entreprises et aux autres personnes privées intéressées des mêmes droits qu'aux États membres pour le recours en annulation.

Peut-on alors, dans un souci d'équité, essayer de forcer la porte, de l'ouvrir, sinon toute grande, du moins plus grande? C'est là, Messieurs, il faut le dire, un véritable problème de conscience pour la Cour. Rien n'est plus difficile, pour un juge, surtout s'il est souverain, que de résister à la tentation de mettre la loi d'accord avec l'équité. Dans le cas présent, cependant, nous ne pensons pas que ce soit possible. Le Traité est parfaitement clair sur ce point; le système qu'il édicte,
peut-être critiquable de lege ferenda, est cohérent: nous ne croyons pas qu'on puisse, pour un motif si légitime soit-il, en forcer le sens.

APPLICATION À L'ESPÈCE

Dans ces conditions, Messieurs, l'application à l'espèce ne peut être que très brève. Il n'est aucunement établi, il n'est même pas, à vrai dire, allégué que les décisions attaquées, sous couleur d'intérêt général du marché commun, aient été prises en réalité dans le but de nuire à la sidérurgie italienne ou de l'atteindre spécialement. L'objet véritable des décisions attaquées vous est maintenant bien connu: les considérations en jeu concernent toutes des problèmes relatifs à l'ensemble du marché
commun.

Si même, contrairement à notre opinion, vous admettiez une interprétation plus large de l'article 33, soit en ce qui concerne le sens de l'expression «à leur égard», soit en ce qui concerne le contenu de la notion de détournement de pouvoir, nous nous référerions en ce cas aux observations que nous avons présentées sur le fond des autres recours. Si vous vous ralliez à ces dernières, il vous faudrait également écarter les recours des deux associations.

Nous concluons au rejet des requêtes.

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( 1 ) Cf. supra p. 42.

( 2 ) C. W. van der Pot, «Manuel de droit public néerlandais», 1953, p. 354.


Synthèse
Numéro d'arrêt : 4-54
Date de la décision : 11/11/1954
Type de recours : Recours en annulation - non fondé

Analyses

Affaire 3-54.

Industrie Siderurgiche Associate I.S.A contre Haute Autorité de la Communauté européenne du charbon et de l'acier.

Prix

Matières CECA


Parties
Demandeurs : Associazione Industrie Siderurgiche Italiane (ASSIDER)
Défendeurs : Haute Autorité de la Communauté européenne du charbon et de l'acier.

Composition du Tribunal
Avocat général : Lagrange
Rapporteur ?: Riese

Origine de la décision
Date de l'import : 23/06/2022
Fonds documentaire ?: http: publications.europa.eu
Identifiant ECLI : ECLI:EU:C:1954:6

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