COUR SUPRÊME DU CANADA
Référence : R. c. Carvery, 2014 CSC 27, [2014] 1 R.C.S. 605
Date : 20140411
Dossier : 35115
Entre :
Sa Majesté la Reine
Appellante
et
Level Aaron Carvery
Intimé
- et -
Criminal Lawyers' Association of Ontario et
Association des libertés civiles de la Colombie-Britannique
Intervenantes
Traduction française officielle
Coram : La juge en chef McLachlin et les juges LeBel, Abella, Rothstein, Cromwell, Karakatsanis et Wagner
Motifs de jugement :
(par. 1 à 23)
La juge Karakatsanis (avec l'accord de la juge en chef McLachlin et des juges LeBel, Abella, Rothstein, Cromwell et Wagner)
R. c. Carvery, 2014 CSC 27, [2014] 1 R.C.S. 605
Sa Majesté la Reine Appelante
c.
Level Aaron Carvery Intimé
et
Criminal Lawyers' Association of Ontario et
Association des libertés civiles de la Colombie-Britannique Intervenantes
Répertorié : R. c. Carvery
2014 CSC 27
N o du greffe : 35115.
2014 : 23 janvier; 2014 : 11 avril.
Présents : La juge en chef McLachlin et les juges LeBel, Abella, Rothstein, Cromwell, Karakatsanis et Wagner.
en appel de la cour d'appel de la nouvelle-écosse
Droit criminel — Détermination de la peine — Considérations — Crédit pour détention présentencielle — Disposition du Code criminel permettant l'octroi d'un crédit majoré d'au plus un jour et demi pour chaque jour de détention présentencielle « si les circonstances le justifient » — Octroi d'un tel crédit par la juge chargée de la détermination de la peine en raison de la perte liée à l'admissibilité à la libération anticipée — La juge a-t-elle eu tort d'allouer un jour et demi par jour de détention présentencielle pour tenir compte de cette perte? — Code criminel , L.R.C. 1985, ch. C-24 , art. 719(3) , 719(3.1) .
L'accusé a passé 9,5 mois en détention préventive. La juge chargée de la détermination de la peine a accordé un crédit à raison d'un jour et demi contre un pour compenser la perte subie aux fins de l'admissibilité à la réduction de peine et à la libération conditionnelle. La Cour d'appel a confirmé sa décision et conclu que la disposition en cause confère au tribunal un pouvoir discrétionnaire qui lui permet d'allouer au plus un jour et demi pour chaque jour de détention présentencielle afin de compenser la perte liée à l'admissibilité à la réduction de peine ou à la liberté conditionnelle.
Arrêt : Le pourvoi est rejeté.
Pour les motifs exposés dans R. c. Summers , les circonstances qui justifient un crédit majoré d'au plus un jour et demi pour chaque jour de détention présentencielle au titre du par. 719(3.1) du Code criminel comprennent l'effet de la détention présentencielle sur l'accès à la libération anticipée. Dans la présente affaire, le dossier ne permet pas de conclure que l'accusé se serait vu refuser la libération anticipée, et l'accusé n'a pas tenté de prolonger sa détention pour exploiter le système ou le déjouer. Il n'y a donc aucune raison d'intervenir dans l'exercice du pouvoir discrétionnaire de la juge chargée de la détermination de la peine.
Jurisprudence
Arrêt appliqué : R. c. Summers , 2014 CSC 26, [2014] 1 R.C.S. 575.
Lois et règlements cités
Code criminel , L.R.C. 1985, ch. C-46 , art. 719(3) , (3.1) .
Loi sur l'adéquation de la peine et du crime , L.C. 2009, ch. 29, art. 3.
POURVOI contre un arrêt de la Cour d'appel de la Nouvelle-Écosse (le juge en chef MacDonald et les juges Hamilton et Beveridge), 2012 NSCA 107, 321 N.S.R. (2d) 321, 1018 A.P.R. 321, 305 C.C.C. (3d) 329, 267 C.R.R. (2d) 294, [2012] N.S.J. No. 527 (QL), 2012 CarswellNS 1062, qui a confirmé une décision relative à la détermination de la peine de la juge Derrick, 2011 NSPC 35, 305 N.S.R. (2d) 167, 966 A.P.R. 167, [2011] N.S.J. No. 339 (QL), 2011 CarswellNS 425. Pourvoi rejeté.
David W. Schermbrucker et Brad Reitz , pour l'appelante.
Luke A. Craggs , pour l'intimé.
Ingrid Grant , pour l'intervenante Criminal Lawyers' Association of Ontario.
Ryan D. W. Dalziel et Anne Amos-Stewart , pour l'intervenante l'Association de libertés civiles de la Colombie-Britannique.
Version française du jugement de la Cour rendu par
La juge Karakatsanis —
I. Introduction
[1] À l'instar du dossier connexe R. c. Summers , 2014 CSC 26, [2014] 1 R.C.S. 575, le présent pourvoi porte sur l'interprétation du par. 719(3.1) du Code criminel , L.R.C. 1985, ch. C-46 . Cette disposition permet au tribunal d'accorder un crédit d'un jour et demi pour chaque jour passé sous garde avant la sentence « si les circonstances le justifient ». La détention présentencielle n'est pas prise en compte aux fins de l'admissibilité à la libération conditionnelle ou anticipée, de sorte que le délinquant qui n'est pas mis en liberté sous caution peut être emprisonné plus longtemps que celui qui bénéficie d'une telle mesure. Selon la Cour d'appel de la Nouvelle-Écosse, cette perte aux fins de l'admissibilité à la libération conditionnelle et à la libération anticipée constitue l'une des « circonstances » qui justifient l'octroi d'un crédit d'un jour et demi pour chaque jour passé sous garde.
[2] À la lumière des principes formulés dans Summers , et pour les motifs qui suivent, je suis d'avis de rejeter le pourvoi.
II. Dispositions législatives
[3] Le législateur a adopté en 2009 la Loi sur l'adéquation de la peine et du crime , L.C. 2009, ch. 29 ( LAPC ), dont l'art. 3 modifie le par. 719(3) du Code criminel et ajoute le par. 719(3.1) . Voici le texte de ces dispositions (nouveau libellé souligné) :
(3) Pour fixer la peine à infliger à une personne déclarée coupable d'une infraction, le tribunal peut prendre en compte toute période que la personne a passée sous garde par suite de l'infraction; il doit, le cas échéant, restreindre le temps alloué pour cette période à un maximum d'un jour pour chaque jour passé sous garde .
(3.1) Malgré le paragraphe (3), si les circonstances le justifient, le maximum est d'un jour et demi pour chaque jour passé sous garde, sauf dans le cas où la personne a été détenue pour le motif inscrit au dossier de l'instance en application du paragraphe 515(9.1) ou au titre de l'ordonnance rendue en application des paragraphes 524(4) ou (8).
III. Contexte
A. Les faits
[4] Le 9 septembre 2010, l'intimé a été arrêté au motif qu'il se trouvait dans la rue après minuit en violation des conditions de sa mise en liberté sous caution. La fouille accessoire alors effectuée a permis de découvrir sur lui cinq grammes de crack dans son sweat-shirt.
[5] L'intimé n'a pas été libéré sous caution. Son procès a été fixé au 16 novembre. Il a alors plaidé coupable aux accusations de possession de cocaïne en vue d'en faire le trafic et de violation de son engagement.
[6] La détermination de la peine a été reportée au 13 décembre, mais l'avocat de la défense a demandé un rapport présentenciel. Le 13 janvier 2011, la détermination de la peine a de nouveau été reportée lorsque l'intimé a fait connaître son intention de retirer son plaidoyer de culpabilité. Le tribunal a ajourné l'instance à maintes reprises pour permettre à l'intimé de retenir les services d'un autre avocat. Le 27 mai 2011, l'intimé a fait savoir par la voix de son nouveau défenseur qu'il ne retirerait pas son plaidoyer de culpabilité.
[7] L'audience de détermination de la peine a finalement eu lieu le 9 juin 2011, et la sentence a été prononcée le 22 juin. L'intimé a passé 9,5 mois en détention préventive.
B. La peine infligée, 2011 NSPC 35, 305 N.S.R. (2d) 167
[8] Le ministère public a réclamé une peine de quatre ans d'emprisonnement, moins les neuf mois et demi passés sous garde selon un ratio d'un jour contre un. Pour sa part, la défense a finalement préconisé une peine de deux ans, moins un jour et demi par jour de détention présentencielle.
[9] La juge Derrick de la Cour provinciale a décidé que la juste peine correspondait à un emprisonnement de 30 mois. Elle a conclu que la perte subie aux fins de l'admissibilité à la réduction de peine et à la libération conditionnelle peut justifier l'octroi d'un crédit majoré au titre du par. 719(3.1) . Toujours selon elle, c'est délibérément que le législateur n'a pas fait en sorte que le par. 719(3.1) s'applique uniquement dans des [ traduction ] « circonstances exceptionnelles », et la common law reconnaît depuis longtemps qu'il est juste d'allouer plus d'un jour pour chaque jour passé sous garde.
[10] La juge Derrick conclut que, par ses actes, l'intimé n'a pas exclu la possibilité d'obtenir un crédit majoré car il n'a pas prolongé sa détention préventive afin d'exploiter le système. La sentence aurait pu être prononcée plus tôt si l'intimé n'avait pas considéré la possibilité de retirer son plaidoyer de culpabilité, mais il ne convient pas de le pénaliser pour avoir envisagé une option juridique. Elle reconnaît que les conditions de détention de l'intimé comme telles ne justifiaient pas la majoration du crédit.
[11] La juge a accordé un crédit de 14 mois et une semaine, soit un jour et demi par jour passé sous garde, pour compenser la perte subie aux fins de l'admissibilité à la réduction de peine et à la libération conditionnelle.
C. Cour d'appel de la Nouvelle-Écosse, 2012 NSCA 107, 321 N.S.R. (2d) 321
[12] Le ministère public a plaidé en appel que seules des circonstances exceptionnelles justifiaient le tribunal d'accorder un crédit de plus d'un jour par jour passé sous garde. Il a en outre soutenu que, même si le tribunal pouvait accorder un crédit majoré, la mesure était inopportune au vu des faits de l'espèce.
[13] Au nom de la Cour d'appel, le juge Beveridge conclut à l'issue d'une analyse détaillée du par. 719(3.1) que les « circonstances » qui justifient un crédit majoré n'ont pas à être exceptionnelles. Le crédit pour détention présentencielle est généralement accordé parce que les conditions de détention préventive sont d'ordinaire plus sévères que celles de l'exécution de la peine, et que la détention présentencielle n'est pas prise en compte aux fins de l'admissibilité à la réduction de peine ou à la libération conditionnelle.
[14] Il conclut donc que la disposition confère au tribunal un pouvoir discrétionnaire qui lui permet d'accorder au plus un jour et demi par jour de détention présentencielle pour compenser la perte subie aux fins de l'admissibilité à la réduction de peine ou à la libération conditionnelle. Il fait remarquer que le par. 719(3.1) ne s'applique pas automatiquement, car il demeure nécessaire d'établir que le délinquant aurait mérité une réduction de peine ou obtenu une libération conditionnelle, bien que ce ne soit pas difficile.
[15] La décision du juge du procès d'allouer du temps pour la détention présentencielle est discrétionnaire, et nulle erreur de principe qui justifie une intervention en appel n'entache la décision rendue en l'espèce.
IV. Question en litige
[16] La juge chargée de la détermination de la peine a-t-elle eu tort d'accorder un crédit d'un jour et demi par jour de détention présentencielle de manière à compenser la perte subie aux fins de l'admissibilité à la réduction de peine et à la libération anticipée?
V. Analyse
[17] Pour les motifs exposés dans le pourvoi connexe Summers , je conclus que les « circonstances » qui justifient un crédit majoré au titre du par. 719(3.1) comprennent l'effet de la détention présentencielle sur l'accès à la libération anticipée. Il ne reste donc qu'à déterminer si la juge a eu tort ou non d'accorder un crédit majoré au vu des faits de l'espèce.
[18] Le ministère public soutient que, par ses propres actes, l'intimé a exclu la possibilité d'obtenir un crédit majoré.
[19] Si le prononcé de la sentence a tant tardé c'est en bonne partie à cause de l'indécision de l'intimé quant à l'opportunité d'un plaidoyer de culpabilité et au changement d'avocat qui en a résulté.
[20] La juge chargée de la détermination de la peine conclut toutefois que l'intimé n'a pas tenté de prolonger sa détention préventive pour exploiter ou [ traduction ] « déjouer » le système (par. 55 et 56). Le dossier lui permettait de tirer cette conclusion, et rien ne justifie l'annulation de celle-ci.
[21] L'obtention d'un crédit à raison d'un jour et demi pour chaque jour passé sous garde ne permet pas à l'intimé de tirer « avantage » du délai, sauf si, au final, il n'est pas admissible à la libération anticipée. En effet, bien que ce ratio compense la perte subie aux fins de la libération anticipée, l'intimé passerait plus de temps en prison à cause du délai s'il était mis en liberté conditionnelle à n'importe quel moment avant l'exécution des deux tiers de sa peine, malgré l'octroi d'un crédit majoré.
[22] Le dossier ne permet pas de conclure que l'intimé se serait vu refuser la libération anticipée. Je conviens donc avec la Cour d'appel qu'il n'y a aucune raison d'intervenir dans l'exercice du pouvoir discrétionnaire de la juge chargée de la détermination de la peine.
[23] Je suis d'avis de rejeter le pourvoi.
Pourvoi rejeté.
Procureur de l'appelante : Service des poursuites pénales du Canada, Halifax.
Procureurs de l'intimé : Burke Thompson, Halifax.
Procureurs de l'intervenante Criminal Lawyers' Association of Ontario : Russell Silverstein & Associate, Toronto.
Procureurs de l'intervenante l'Association des libertés civiles de la Colombie-Britannique : Bull, Housser & Tupper, Vancouver.