COUR SUPRÊME DU CANADA
Référence : Catalyst Paper Corp. c. North Cowichan (District), 2012 CSC 2
Date : 20120120
Dossier : 33744
Entre :
Catalyst Paper Corporation
Appelante
et
Corporation of the District of North Cowichan
Intimée
Traduction française officielle
Coram : La juge en chef McLachlin et les juges LeBel, Deschamps, Fish, Abella, Rothstein et Cromwell
Motifs de jugement :
(par. 1 à 37)
La juge en chef McLachlin (avec l’accord des juges LeBel, Deschamps, Fish, Abella, Rothstein et Cromwell)
Note : Ce document fera l’objet de retouches de forme avant la parution de sa version définitive dans le Recueil des arrêts de la Cour suprême du Canada.
catalyst paper corp. c. north cowichan
Catalyst Paper Corporation Appelante
c.
Corporation of the District of North Cowichan Intimée
Répertorié : Catalyst Paper Corp. c. North Cowichan (District)
No du greffe : 33744.
2011 : 18 octobre; 2012 : 20 janvier.
Présents : La juge en chef McLachlin et les juges LeBel, Deschamps, Fish, Abella, Rothstein et Cromwell.
en appel de la cour d’appel de la colombie‑britannique
POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique (les juges Newbury, Huddart et Saunders), 2010 BCCA 199, 286 B.C.A.C. 149, 484 W.A.C. 149, 5 B.C.L.R. (5th) 203, 318 D.L.R. (4th) 350, 92 R.P.R. (4th) 1, 69 M.P.L.R. (4th) 163, [2010] 7 W.W.R. 259, [2010] B.C.J. No. 700 (QL), 2010 CarswellBC 958, qui a confirmé une décision du juge Voith, 2009 BCSC 1420, 98 B.C.L.R. (4th) 355, 66 M.P.L.R. (4th) 35, 88 R.P.R. (4th) 203, [2010] 7 W.W.R. 220, [2009] B.C.J. No. 2033 (QL), 2009 CarswellBC 2763. Pourvoi rejeté.
Roy W. Millen, Joanne Lysyk et Alexandra Luchenko, pour l’appelante.
Sukhbir Manhas et Reece Harding, pour l’intimée.
Version française du jugement de la Cour rendu par
La Juge en chef —
[1] La société Catalyst Paper est le plus gros producteur de papier pour usages spéciaux et de papier à journal de l’ouest du continent nord‑américain. L’une de ses quatre papeteries se trouve dans le district de North Cowichan, sur la côte sud‑est de l’île de Vancouver. Grâce aux forêts avoisinantes, elle dispose de tout le bois dont elle a besoin, et sa proximité à l’océan lui permet de transporter à peu de frais le matériel nécessaire ainsi que ses produits. Sa main d’œuvre provient traditionnellement des petites collectivités des environs, et c’est sans hésiter qu’elle a toujours payé une grande partie des taxes foncières modestes perçues par le district.
[2] Mais au cours des dernières décennies, les choses ont changé. Attirés par la beauté de la côte de Cowichan et son doux climat, de plus en plus de nouveaux résidents y ont élu domicile. L’une après l’autre, de nouvelles zones domiciliaires ont fait leur apparition. La croissance de la population a mené à la construction de routes, conduites d’eau, écoles et hôpitaux ainsi qu’au développement de toute la gamme des services municipaux qui vont de pair avec la croissance urbaine.
[3] Cette croissance a fait monter en flèche la valeur des immeubles résidentiels, alors que celle des immeubles de Catalyst est demeurée relativement stable. Le district craignait que l’imposition des immeubles résidentiels à un taux correspondant à leur valeur réelle par rapport à la valeur d’autres catégories d’immeubles dans le district ferait subir aux résidents des augmentations inacceptables qui pénaliseraient les résidents de longue date dont le revenu était fixe. C’est pourquoi la réponse du district à ce changement démographique a été de maintenir l’impôt foncier sur les immeubles résidentiels à un niveau faible et d’augmenter le taux relatif de l’impôt foncier sur la valeur des immeubles de Catalyst. Au total, la valeur imposable des immeubles résidentiels dans le district de North Cowichan a augmenté de 271 pourcent entre 1992 et 2007, la valeur imposable moyenne d’une résidence atteignant près de 300 000 $. Bien que la valeur des immeubles résidentiels compte pour presque 90 pourcent de la valeur totale des immeubles dans le district, les taxes foncières perçues à leur égard ne constituent que 40 pourcent des recettes fiscales. Le taux d’imposition des immeubles de catégorie 1 (immeubles résidentiels) en 2009 a été fixé à 2,1430 $ par tranche de 1 000 $, alors que celui des immeubles de catégorie 4 (immeubles de grande industrie), tels ceux de Catalyst, s’élevait à 43,3499 $. Le rapport entre l’impôt foncier payé au titre des immeubles résidentiels et celui payé au titre des immeubles de grande industrie était donc de 1:20,3 — un rapport considérablement plus grand que celui que prévoyait la réglementation pour l’ensemble des municipalités de la Colombie‑Britannique jusqu’en 1984, à savoir 1:3,4. Il compte parmi les rapports les plus élevés au sein de la province.
[4] Il n’est donc pas étonnant que Catalyst soit mécontente de cette situation, car non seulement doit‑elle payer une part exagérément disproportionnée des taxes foncières perçues par le district, mais elle reçoit très peu de services en échange. En effet, elle dispose de ses propres systèmes d’égouts et d’aqueduc, et de son propre port en eau profonde. Qui plus est, l’exploitation de Catalyst est déficitaire depuis quelques années, mais il lui est impossible de s’installer ailleurs. De deux choses l’une : ou bien elle reste dans le district et s’efforce de payer les taxes foncières, ou bien elle ferme la papeterie.
[5] Pour s’en sortir, Catalyst fait pression sur le district depuis 2003 pour qu’il diminue la valeur imposable de ses immeubles, ce qu’elle est parvenue à faire dans une certaine mesure. Le district a mené des études sur le problème. Il reconnaît que les taux de l’impôt foncier payé au titre des immeubles de catégorie 4 ont atteint un niveau indésirable. Le comité de restructuration de l’impôt foncier du district, les rapports de son agent financier, M. Frame, ainsi que le règlement du district en matière de planification financière reconnaissent tous que ces taux d’impôt foncier sont considérablement plus élevés qu’ils ne devraient l’être. Comme l’a dit M. Frame, ils [TRADUCTION] « ont atteint un niveau démesuré ».
[6] Reconnaissant l’ampleur du problème, le district a commencé à réduire graduellement ces taux, il a déchargé Catalyst de certains frais extraordinaires pour les imposer aux résidents (400 000 $ pour une piscine), et, en 2008, il a accordé une baisse d’impôt foncier de 300 000 $ à l’égard des seuls immeubles de catégorie 4. Tout cela a eu pour résultat que les taxes foncières payées par Catalyst, qui constituaient 48 pourcent des recettes fiscales du district en 2007, sont passées à 44 pourcent en 2008 avant d’atteindre la proportion actuelle, soit 37 pourcent. Cependant, pour Catalyst, cette approche graduelle est insatisfaisante. Ayant épuisé toutes les possibilités qui s’offraient à elle d’influencer le district, elle dit n’avoir d’autre choix que de s’adresser aux tribunaux.
[7] Ceci soulève les questions de savoir dans quelles circonstances les cours de justice peuvent réviser les règlements municipaux en matière de taxation et quels principes il convient d’appliquer à cet égard. Catalyst soutient que les tribunaux peuvent annuler des règlements municipaux au motif qu’ils sont déraisonnables eu égard à des facteurs objectifs tels la consommation de services municipaux. Pour sa part, le district de North Cowichan fait valoir que le pouvoir d’un tribunal d’annuler un tel règlement est très limité; selon lui, le tribunal ne peut exercer ce pouvoir pour la seule raison que le règlement impose un fardeau disproportionné à un contribuable.
[8] La Cour suprême de la Colombie-Britannique (2009 BCSC 1420, 98 B.C.L.R. (4th) 355) et la Cour d’appel (2010 BCCA 199, 286 B.C.A.C. 149) ont toutes les deux confirmé la validité du règlement contesté. C’est pourquoi Catalyst se pourvoit devant notre Cour.
[9] Je conclus que le pouvoir d’un tribunal d’annuler un règlement municipal est limité et qu’il ne peut être exercé pour la seule raison que le règlement impose un plus grand fardeau fiscal à certains contribuables par rapport à d’autres.
I. Analyse
A. Contrôle judiciaire des règlements municipaux
[10] La primauté du droit pose comme principe fondamental que le pouvoir de l’État doit être exercé en conformité avec la loi. Ce principe protégé par la Constitution a pour corollaire que les cours supérieures peuvent être appelées à examiner si un exercice particulier du pouvoir de l’État est conforme à la loi ou non. C’est ce que nous appelons le « contrôle judiciaire ».
[11] Les municipalités ne jouissent d’aucun pouvoir leur étant directement accordé par la Constitution. Elles n’ont que les pouvoirs que leur délèguent les législatures provinciales. Cela signifie qu’elles doivent s’en tenir aux contraintes législatives que la province leur impose, à défaut de quoi leurs décisions et leurs règlements peuvent être annulés à l’issue d’une procédure de contrôle judiciaire.
[12] Les décisions et les règlements d’une municipalité, à l’instar de tout acte administratif, peuvent être révisés de deux façons. D’abord, les exigences en matière d’équité procédurale et le régime législatif qui régit la municipalité peuvent l’obliger à respecter certaines exigences de nature procédurale, notamment en matière d’avis ou de vote, et sa décision ou son règlement peut être jugé invalide si elle néglige de suivre ces procédures. Mais en plus de pouvoir être annulés au motif que ces exigences légales minimales n’ont pas été respectées, il se peut que les actes d’une municipalité le soient parce qu’ils outrepassent ce que le régime législatif permettait de faire. Cette révision sur le fond est fondée sur la présomption fondamentale, découlant de la primauté du droit, selon laquelle le législateur ne peut avoir voulu que le pouvoir qu’il a délégué soit exercé de façon déraisonnable, ou, dans certains cas, incorrecte.
[13] Un tribunal procédant à la révision sur le fond de l’exercice de pouvoirs délégués doit d’abord déterminer la norme de contrôle qu’il convient d’appliquer. Cela dépend d’un certain nombre de facteurs, notamment l’existence ou non d’une clause privative (aussi appelée disposition d’inattaquabilité) dans la loi habilitante, la nature du délégataire, et la question de savoir si la décision relève du domaine d’expertise de ce dernier. Il existe deux normes de contrôle : celle de la décision raisonnable et celle de la décision correcte. Voir, de façon générale, Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick, 2008 SCC 9, [2008] 1 R.C.S. 190, au par. 55. Dans le cas où la norme qu’il convient d’appliquer est celle de la décision correcte, le tribunal de révision exige que l’entité administrative ait agi correctement, comme l’indique l’appellation de la norme. Dans le cas où la norme applicable est plutôt celle de la décision raisonnable, il exige que la décision soit raisonnable en considérant les processus suivis et si le résultat s’inscrit dans un éventail raisonnable d’issues possibles, compte tenu du régime législatif et des facteurs contextuels pertinents quant à l’exercice du pouvoir : Dunsmuir, au par. 47.
[14] C’est sur cette toile de fond que j’aborde la question que nous sommes appelés à trancher : la révision judiciaire sur le fond des règlements municipaux en matière de taxation. Dans Thorne’s Hardware Ltd. c. La Reine, [1983] 1 R.C.S. 106, à la p. 115, la Cour, faisant référence à la législation déléguée, a établi une distinction entre la politique et la légalité, la première ne pouvant être révisée par les tribunaux :
Le gouverneur en conseil a manifestement cru avoir des motifs raisonnables de prendre le décret C.P. 1977-2115 qui étendait les limites du port de Saint-Jean et nous ne pouvons nous enquérir de la validité de ces motifs afin de déterminer la validité du décret.
(Voir aussi les pp. 111‑113.) Cependant, cette tentative de conserver une distinction claire entre la politique et la légalité n’a pas été maintenue. En exerçant son pouvoir législatif délégué, une municipalité doit faire des choix de politique qui relèvent raisonnablement de l’étendue de l’autorité qui la législature lui a octroyée. De fait, les parties conviennent maintenant que le règlement en matière de taxation en cause dans la présente affaire n’est pas, en ce sens, soustrait à la révision sur le fond.
[15] Contrairement au Parlement et aux législatures provinciales, qui jouissent d’un pouvoir législatif inhérent, les organismes de réglementation ne peuvent exercer que les pouvoirs législatifs qui leur ont été délégués. Leur pouvoir discrétionnaire n’est pas sans limites. La primauté du droit exige que le contrôle judiciaire de la législation déléguée s’assure que celle‑ci est bien conforme à la raison d’être et à la portée du régime législatif sous lequel elle a été adoptée. Il faut présumer que le législateur qui délègue un pouvoir s’attend à ce que celui‑ci soit exercé de manière raisonnable. Il a été reconnu dans de nombreux cas que les tribunaux peuvent réviser le contenu des règlements municipaux afin d’assurer l’exercice légitime du pouvoir conféré aux conseils municipaux et à d’autres organismes de réglementation : Bell c. La Reine, [1979] 2 R.C.S. 212; O’Flanagan c. Rossland (City), 2009 BCCA 182, 270 B.C.A.C. 40; Westcoast Energy Inc. c. Peace River (Regional District) (1998), 54 B.C.L.R. (3d) 45 (C.A.); Canadian National Railway Co. c. Fraser‑Fort George (Regional District) (1996), 26 B.C.L.R. (3d) 81 (C.A.); Hlushak c. Fort McMurray (City) (1982) 37 A.R. 149; Ritholz c. Manitoba Optometric Society (1959), 21 D.L.R. (2d) 542 (C.A. Man.).
[16] Cela nous amène à la norme de contrôle qu’il convient d’appliquer. Les parties conviennent qu’il s’agit de la norme de la décision raisonnable en l’espèce. La question est donc de savoir si le règlement contesté est raisonnable, eu égard au processus qui a mené à son adoption, et s’il s’inscrit dans un éventail d’issues possibles raisonnables : Dunsmuir, au par. 47.
[17] Là où les parties divergent d’opinion, c’est sur ce que la norme de la décision raisonnable impose dans le contexte de la présente affaire. C’est ici que se situe le nœud de l’affaire. Catalyst soutient que la question est de savoir si le règlement s’inscrit dans un éventail d’issues raisonnables eu égard à des facteurs objectifs se rapportant à la consommation de services municipaux, facteurs que Catalyst a décrits dans une étude intitulée « The Consumption of Services Model » (« Le modèle basé sur la consommation de services »). De son côté, le district de North Cowichan avance que la norme de la décision raisonnable impose, dans le contexte des règlements municipaux en matière de taxation, que l’on tienne compte non seulement de questions se rapportant directement au traitement réservé à un contribuable en particulier selon qu’il consomme ou non des services municipaux, mais également de toute une gamme de facteurs sociaux, économiques et démographiques qui touchent la collectivité dans son ensemble. La question cruciale est de savoir quels facteurs le tribunal de révision doit prendre en compte pour déterminer quelles sont les issues possibles raisonnables. S’agit‑il du groupe restreint de facteurs objectifs ayant trait à la consommation que propose Catalyst? Ou s’agit‑il plutôt d’un éventail plus large de facteurs sociaux, économiques et politiques, comme le prétend le district de North Cowichan?
[18] La réponse réside dans le fait que Dunsmuir reconnaît que le caractère raisonnable de la décision s’apprécie dans le contexte du type particulier de processus décisionnel en cause et de l’ensemble des facteurs pertinents. Il s’agit essentiellement d’une analyse contextuelle : Dunsmuir, au par. 64. Comme l’a dit le juge Binnie dans Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Khosa, 2009 SCC 12, [2009] 1 R.C.S. 339, au par. 59, « [l]a raisonnabilité constitue une norme unique qui s’adapte au contexte ». La question fondamentale est de savoir quelle est la portée du pouvoir décisionnel que la loi ou le contrat a conféré au décideur. La portée du pouvoir décisionnel d’un organisme est déterminée par le type de situation en question. Pour cette raison, il est utile d’examiner comment les tribunaux ont déjà traité de ce type de décisions : Dunsmuir, aux par. 54 et 57. Pour revenir à l’affaire qui nous occupe, nous devons nous demander comment les tribunaux procédaient pour réviser les règlements municipaux avant l’arrêt Dunsmuir. Cette approche ne contredit pas le fait qu’en bout de ligne il s’agit de savoir si la décision s’inscrit dans un éventail d’issues raisonnables. Elle reconnaît simplement que la question de savoir si une décision est raisonnable ou non dépend du contexte.
[19] Il ressort de la jurisprudence que la révision des règlements municipaux doit refléter le large pouvoir discrétionnaire que les législateurs provinciaux ont traditionnellement conféré aux municipalités en matière de législation déléguée. Les conseillers municipaux qui adoptent des règlements accomplissent une tâche qui a des répercussions sur l’ensemble de leur collectivité et qui est de nature législative plutôt qu’adjudicative. Les règlements municipaux ne sont pas des décisions quasi judiciaires. Ils font plutôt intervenir toute une gamme de considérations non juridiques, notamment sur les plans social, économique et politique. Comme l’a dit le juge LeBel au nom de la majorité dans Pacific National Investments Ltd. c. Victoria (Ville), 2000 CSC 64, [2000] 2 R.C.S. 919, au par. 33, « [l]es administrations municipales forment des institutions démocratiques ». Dans ce contexte, la norme de la décision raisonnable signifie que les tribunaux doivent respecter le devoir qui incombe aux représentants élus de servir leurs concitoyens, qui les ont élus et devant qui ils sont ultimement responsables.
[20] Les causes déjà jugées appuient le point de vue du juge de première instance selon lequel les tribunaux ont traditionnellement refusé d’invalider des règlements municipaux à moins qu’ils n’aient été jugés [TRADUCTION] « aberrants » ou « choquants », ou si « aucun organisme raisonnable n’aurait pu les adopter » (par. 80, le juge Voith). Voir Kruse c. Johnson, [1898] 2 Q.B. 91 (C. div.); Associated Provincial Picture Houses, Ltd. c Wednesbury Corp., [1948] 1 K.B. 223 (C.A.); Lehndorff United Properties (Canada) Ltd. c. Edmonton (City) (1993), 146 A.R. 37 (B.R.), conf. par (1994) 157 A.R. 169 (C.A.).
[21] Cette retenue dans la façon d’aborder la révision des règlements municipaux existe depuis plus d’un siècle. Comme l’a affirmé le juge en chef lord Russell dans Kruse c. Johnson :
[traduction]
[L]es cours de justice doivent faire preuve de circonspection avant de déclarer invalide un règlement pris dans ces conditions au motif qu’il serait déraisonnable. Malgré ce que le juge en chef Cockburn dit dans une affaire analogue, Bailey c. Williamson, je ne veux pas dire qu’il ne peut y avoir de cas où la Cour aurait le devoir d’invalider des règlements, pris en vertu du même pouvoir que ceux‑ci l’ont été, en se fondant sur leur caractère déraisonnable. Mais déraisonnable en quel sens? On peut penser, par exemple, à des règlements partiaux et d’application inégale pour des catégories distinctes, à des règlements manifestement injustes, à des règlements empreints de mauvaise foi, à des règlements entraînant une immixtion abusive ou gratuite dans les droits des personnes qui y sont assujetties, au point d’être injustifiables aux yeux d’hommes raisonnables; la Cour pourrait alors dire « le Parlement n’a jamais eu l’intention de donner le pouvoir de faire de telles règles; elles sont déraisonnables et ultra vires ». C’est en ce sens et uniquement en ce sens qu’il faut, à mon avis, considérer la question du caractère raisonnable. Un règlement n’est pas déraisonnable simplement parce que certains juges peuvent estimer qu’il va au‑delà ce qui est prudent ou nécessaire ou commode, ou parce qu’il n’est pas assorti d’une réserve ou d’une exception qui devrait y figurer de l’avis de certains juges. [Je souligne; pp. 99‑100.]
Il s’agit là des indicateurs généraux de ce qui est déraisonnable dans le contexte des règlements municipaux. Il faut cependant garder à l’esprit que ce qui est déraisonnable dépendra du cadre législatif applicable. Par exemple, l’application inégale pour des catégories distinctes dont parle le juge en chef lord Russell ne convient guère au contexte de plusieurs lois municipales contemporaines, qui contiennent des dispositions permettant expressément une telle inégalité. Le paragraphe 197(3) de la Community Charter, qui permet aux municipalités de fixer des taux d’impôt variant en fonction des catégories d’immeubles, est un exemple d’une telle disposition.
[22] Catalyst soutient que Dunsmuir a modifié le droit et que la retenue traditionnelle des tribunaux en ce qui concerne le contrôle des règlements municipaux n’a plus sa place. Selon elle, le caractère raisonnable du règlement doit pouvoir se démontrer au regard de critères objectifs en matière d’impôt foncier. Elle affirme que la norme de la décision raisonnable énoncée dans Dunsmuir signifie que toutes les décisions municipales, y compris les règlements, doivent satisfaire au critère de la rationalité démontrable du processus décisionnel et du résultat. Il s’ensuit, selon Catalyst, qu’une municipalité ne peut imposer aux propriétaires d’immeubles de grande industrie des taxes foncières beaucoup plus élevées que celles que payent les propriétaires d’immeubles résidentiels, et ce afin d’éviter de mettre en difficulté les résidents de longue date ou ceux dont le revenu est fixe, dans le contexte d’un marché de l’habitation inflationniste. La municipalité doit plutôt s’en tenir à des facteurs objectifs, tels ceux énoncés dans le modèle de développement durable des municipalités proposé par Catalyst, pour fixer les taux de l’impôt foncier que payent diverses catégories de propriétaires d’immeubles.
[23] Il s’agit là d’une lecture erronée de Dunsmuir. Comme je l’ai déjà mentionné, Dunsmuir affirme que la norme de la décision raisonnable est une norme de déférence souple qui varie selon le contexte et la nature de la mesure administrative contestée. Ainsi, Dunsmuir déclare expressément que les approches de révision judiciaire élaborées précédemment par les tribunaux dans des contextes particuliers demeurent pertinentes : Dunsmuir, aux par. 54 et 57. En l’espèce, le contexte est celui de l’adoption de règlements municipaux. Les causes relatives à la révision de tels règlements que le juge de première instance a invoquées et qui ont été analysées ci‑dessus restent donc pertinentes et applicables. Bref, ces causes indiquent ce qui est raisonnable dans le contexte particulier de règlements adoptés par des conseils municipaux élus démocratiquement.
[24] Il est donc clair que les tribunaux appelés à réviser le caractère raisonnable de règlements municipaux doivent le faire au regard de la grande variété de facteurs dont les conseillers municipaux élus peuvent légitimement tenir compte lorsqu’ils adoptent des règlements. Le critère applicable est le suivant : le règlement ne sera annulé que s’il s’agit d’un règlement qui n’aurait pu être adopté par un organisme raisonnable tenant compte de ces facteurs. Le fait qu’il faille faire preuve d’une grande retenue envers les conseils municipaux ne signifie pas qu’ils ont carte blanche.
[25] La norme de la décision raisonnable restreint les conseils municipaux en ce sens que la teneur de leurs règlements doit être conforme à la raison d’être du régime mis sur pied par la législature. L’éventail des issues raisonnables est donc circonscrit par la portée du schème législatif qui confère à la municipalité le pouvoir de prendre des règlements.
[26] La loi applicable en l’espèce est la Community Charter, S.B.C. 2003, ch. 26. Son article 197 confère aux municipalités un pouvoir discrétionnaire large et quasi illimité de fixer les taux de l’impôt foncier à payer au titre de chacune des catégories d’immeubles se trouvant sur son territoire, sous réserve des limites prescrites par règlement. La portée de ce pouvoir que le régime législatif actuellement en vigueur confère aux municipalités ressort du fait que le gouvernement de la Colombie‑Britannique a cessé, en 1985, d’imposer des limites réglementaires aux rapports permis entre les taux d’imposition. L’alinéa 199b) de la Community Charter donne au lieutenant‑gouverneur en conseil le pouvoir de prendre des règlements sur le rapport entre le taux d’imposition des immeubles de catégorie 1 et celui des immeubles de catégorie 4, et aucun règlement de ce genre n’a été pris depuis l’abrogation du règlement de 1984, qui prévoyait un rapport de 1:3,4 entre le taux d’impôt foncier sur les immeubles résidentiels et celui applicable aux immeubles de grande industrie : B.C. Reg. 63/84, adopté en vertu de l’al. 14.1(3)b) de la Municipal Finance Authority Act, 1979, ch. 292, la disposition qui a précédé l’al. 199b) de la Community Charter. Des dispositions spéciales de la Community Charter en matière d’imposition de bien‑fonds, de services locaux, de zones d’amélioration commerciale ou d’exemptions fiscales en fonction de la valeur des immeubles répondent à des besoins particuliers et n’enlèvent rien au large pouvoir des municipalités de la Colombie‑Britannique de modifier le rapport entre les taux applicables à diverses catégories d’immeubles.
[27] La Community Charter ne permet pas non plus d’affirmer que les taxes foncières à payer devraient être proportionnelles au niveau de consommation des services. L’article 197 autorise l’imposition d’un impôt, et non de frais. Or, ce qui distingue l’impôt des frais, c’est que l’impôt n’a pas à correspondre au coût du service fourni. Le rapport entre le niveau de consommation des services et les diverses catégories d’immeubles dépendra des services en question. Cela signifie que si les municipalités devaient imposer des taxes foncières en fonction du niveau de consommation des services, elles ne pourraient jamais exercer le pouvoir que leur confère l’al. 197(3)b).
[28] La nécessité de suivre des processus raisonnables impose d’autres limites aux municipalités en matière d’adoption de règlements. Pour établir si un règlement relève de la portée du régime législatif, il faut tenir compte de facteurs tels l’omission de suivre les processus établis et la poursuite de fins illégitimes. Les conseils municipaux doivent adopter des processus convenables et ils ne peuvent agir à des fins illégitimes. Comme l’a affirmé le juge Gonthier au nom de la Cour dans Immeubles Port Louis Ltée c. Lafontaine (Village), [1991] 1 R.C.S. 326, « [u]n acte municipal posé à des fins déraisonnables ou condamnables ou à des fins non prévues par la loi est nul » (p. 349).
[29] Il importe de se rappeler que, tout comme l’éventail des issues raisonnables, le processus à suivre varie selon le contexte et la nature du processus décisionnel en cause. La municipalité qui rend une décision dans l’exercice de ses fonctions quasi judiciaires doit parfois motiver sa décision par écrit. Mais cela ne s’applique pas au processus d’adoption des règlements municipaux. C’est se méprendre sur la nature du processus démocratique qui s’opère dans la salle du conseil municipal que d’exiger de conseillers municipaux sortant d’un vif débat sur le bien‑fondé d’un règlement qu’ils produisent ensemble des motifs cohérents. Les motifs qui sous‑tendent un règlement municipal se dégagent habituellement du débat, des délibérations et des énoncés de politique d’où il prend sa source.
[30] Contrairement à ce que prétend Catalyst, les municipalités n’ont pas non plus à justifier formellement leurs règlements. Rappelons que les conseils municipaux disposent d’une grande latitude quant aux facteurs à prendre en compte dans l’adoption de leurs règlements. En effet, ils peuvent prendre en considération non seulement des facteurs objectifs directement liés à la consommation de services, mais aussi des facteurs plus généraux d’ordre social, économique et politique qui touchent l’électorat.
[31] Il ne faut pas en conclure pour autant que les conseils municipaux ont tort d’expliquer la raison d’être de leurs règlements. En général, de nos jours, les conseils municipaux fournissent des renseignements sous la forme de plans à long terme, comme cela a été fait en l’espèce. Il ne faut pas non plus en conclure que les municipalités sont dispensées de l’obligation de fournir des motifs dans l’exercice de leurs fonctions décisionnelles ou adjudicatives, comme je l’ai déjà expliqué.
B. Application : Le règlement est‑il déraisonnable?
[32] En résumé, il faut déterminer en définitive si le règlement contesté s’inscrit dans un éventail raisonnable d’issues possibles en suivant l’approche que les tribunaux ont adoptée au fil des ans en matière de révision des règlements adoptés par des conseils municipaux. Les conseils municipaux ne sont pas tenus, dans le cadre du processus d’adoption de règlements, de s’en remettre aux seules considérations objectives ayant une incidence directe sur l’affaire; ils peuvent aussi prendre en compte des enjeux plus généraux d’ordre social, économique et politique. Pour apprécier le caractère raisonnable d’un règlement, il convient donc d’examiner le processus qui a mené à son adoption ainsi que sa teneur.
[33] Je me pencherai d’abord sur le processus. Catalyst ne prétend pas que la procédure de scrutin du district était incorrecte, et elle n’invoque pas non plus la mauvaise foi. Elle prétend plutôt que le processus suivi par le district est vicié parce que ce dernier n’a ni motivé par écrit le règlement, ni fourni de fondement logique (considéré sous l’angle du modèle basé sur la consommation de services élaboré par Catalyst) à sa décision. Cette prétention ne saurait être retenue. Comme je l’ai déjà mentionné, les conseils municipaux ne sont pas tenus de motiver par écrit leurs règlements ou d’en fournir un fondement logique. Quoi qu’il en soit, comme l’a conclu le juge de première instance, les motifs qui sous‑tendaient le règlement contesté étaient clairs pour tous. Le district avait exposé sa politique dans un plan quinquennal. Les pourparlers et la correspondance entre le district et Catalyst ne laissaient guère de doute quant à ces motifs. Selon le juge de première instance, le conseil du district a examiné et soupesé tous les facteurs pertinents au moment de prendre sa décision. Si Catalyst a des reproches à faire, c’est au sujet de la teneur du règlement, et non des procédures qui ont mené à son adoption.
[34] Cela nous amène au contenu du règlement contesté. Il ne fait aucun doute que le règlement porte un dur coup à Catalyst. Le rapport entre les taux de l’impôt foncier à payer au district sur les immeubles de grande industrie, d’une part, et les immeubles résidentiels, d’autre part, compte parmi les plus élevés en Colombie‑Britannique (ce rapport est plus grand seulement dans deux municipalités) et dépasse considérablement la norme en vigueur avant 1983. Vu la situation financière dans laquelle se trouve Catalyst, les conséquences sont graves, cette dernière affirmant que le taux de l’impôt foncier à payer sur les immeubles de grande industrie menace l’exploitation même de sa papeterie située dans le district.
[35] Toutefois, le conseil du district était en droit de prendre en compte certaines considérations faisant contrepoids à ces arguments. Par exemple, il pouvait prendre en considération l’incidence qu’une hausse soudaine de l’impôt foncier sur les immeubles résidentiels était susceptible d’avoir sur les résidents de longue date dont le revenu était fixe. Le conseil a décidé de rejeter une hausse draconienne, optant plutôt pour une réduction graduelle de l’écart entre les taux de l’impôt foncier que doivent payer les propriétaires d’immeubles de grande industrie de catégorie 4, d’une part, et les propriétaires d’immeubles résidentiels de catégorie 1, d’autre part. Reconnaissant que le taux de l’impôt foncier à payer sur les immeubles de catégorie 4 est trop élevé, le conseil s’est donné pour objectif de répartir plus équitablement le fardeau fiscal au cours des prochaines années. Son plan respecte la Community Charter, qui autorise les municipalités à imposer un taux d’impôt foncier propre à chaque catégorie d’immeubles. Plus précisément, la Community Charter n’oblige aucunement le district à suivre un quelconque modèle s’apparentant au modèle basé sur la consommation de services que propose Catalyst. En effet, M. Manhas a fait valoir de façon convaincante que [TRADUCTION] « l’imposition [par la municipalité], en vertu de l’al. 197(3)b), de taxes foncières sur la seule base de la consommation de ses services serait ultra vires » (transcription, à la p. 54). Le règlement favorise certes les propriétaires d’immeubles résidentiels, mais il n’est pas déraisonnablement partial envers eux.
[36] Tenant compte de tous ces éléments, la cour de première instance est parvenue à la conclusion que le règlement s’inscrivait dans un éventail raisonnable d’issues possibles, conclusion que la Cour d’appel a confirmée. Je suis du même avis. L’adoption du règlement de 2009 en matière de taxation, le Tax Rates Bylaw 2009, Bylaw No. 3385, ne constitue pas une décision qu’aucun conseil municipal élu raisonnable n’aurait pu prendre.
[37] Je suis d’avis de rejeter le pourvoi, avec dépens.
Pourvoi rejeté avec dépens.
Procureurs de l’appelante : Blake, Cassels & Graydon, Vancouver.
Procureurs de l’intimée : Young, Anderson, Vancouver.