COUR SUPRÊME DU CANADA
Référence : L.M.P. c. L.S., 2011 CSC 64
Date : 20111221
Dossier : 33749
Entre :
L.M.P.
Appelante
et
L.S.
Intimé
- et -
Fonds d’action et d’éducation juridiques pour les femmes et
Réseau d’action des femmes handicapées du Canada
Intervenants
Traduction française officielle
Coram : La juge en chef McLachlin et les juges Binnie, LeBel, Deschamps, Abella, Rothstein et Cromwell
Motifs de jugement conjoints :
(par. 1 à 61)
Motifs concordants :
(par. 62 à 100)
Les juges Abella et Rothstein (avec l’accord des juges Binnie, LeBel et Deschamps)
Le juge Cromwell (avec l’accord de la juge en chef McLachlin)
Note : Ce document fera l’objet de retouches de forme avant la parution de sa version définitive dans le Recueil des arrêts de la Cour suprême du Canada.
l.m.p. c. l.s.
L.M.P. Appelante
c.
L.S. Intimé
et
Fonds d’action et d’éducation juridiques pour les femmes et
Réseau d’action des femmes handicapées du Canada Intervenants
Répertorié : L.M.P. c. L.S.
No du greffe : 33749.
2011 : 20 avril; 2011 : 21 décembre.
Présents : La juge en chef McLachlin et les juges Binnie, LeBel, Deschamps, Abella, Rothstein et Cromwell.
en appel de la cour d’appel du québec
POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel du Québec (les juges Rochon, Morissette et Hilton), 2010 QCCA 793, [2010] J.Q. no 3531 (QL), 2010 CarswellQue 3636, SOQUIJ AZ‑50629973, qui a confirmé en partie une décision de la juge Courteau, 2009 QCCS 3389, [2009] Q.J. No. 7617 (QL), 2009 CarswellQue 7646. Pourvoi accueilli.
Miriam Grassby et Sylvie Leduc, pour l’appelante.
Donald Devine et Tamar Ajamian, pour l’intimé.
Anne‑France Goldwater et Robert Leckey, pour les intervenants.
Version française du jugement des juges Binnie, LeBel, Deshcamps, Abella et Rothstein rendu par
Les juges Abella et Rothstein —
Introduction
[1] Le pourvoi concerne une demande reconventionnelle présentée par L.S. en vue de faire modifier une ordonnance judiciaire, datée du 13 mai 2003, l’obligeant à verser une pension alimentaire à son ex‑épouse, L.M.P. Nous sommes appelés à déterminer comment doit être examinée une demande de modification d’une ordonnance alimentaire au profit d’un époux en vertu du par. 17(4.1) de la Loi sur le divorce, L.R.C. 1985, ch. 3 (2e suppl.), lorsque les dispositions alimentaires d’une entente ont été intégrées dans l’ordonnance. Nous devons aussi nous demander si cet examen doit différer de celui d’une demande initiale de pension alimentaire au profit d’un époux présentée en vertu de l’art. 15.2.
[2] L’épouse demande à notre Cour d’annuler les décisions du tribunal de première instance et de la Cour d’appel du Québec, qui ont modifié le montant de la pension fixé dans l’ordonnance initiale de 2003 et décidé que les obligations alimentaires de l’époux prendraient fin le 31 août 2010. Le tribunal de première instance et la cour d’appel ont retenu l’argument de l’époux que le versement de la pension alimentaire devait cesser parce que l’épouse est en mesure de travailler et a l’obligation de devenir autonome.
[3] Pour les motifs exposés ci‑après, nous sommes d’avis d’accueillir le pourvoi. Nous estimons, comme l’épouse, qu’il n’est survenu aucun changement de situation important depuis le prononcé de l’ordonnance et qu’il n’existait donc aucune raison de la modifier en vertu du par. 17(4.1) de la Loi sur le divorce.
Contexte
[4] Peu de temps après le mariage des parties en 1988, l’épouse a appris qu’elle souffrait de sclérose en plaques. L’époux a toujours été conscient de l’état de santé de son épouse, pendant et après leur mariage. L’épouse ne travaille plus depuis son diagnostic et reçoit des prestations d’invalidité permanente du régime d’assurance‑maladie de son ancien employeur. Tout au long du mariage, l’époux a poursuivi sa carrière à l’extérieur du foyer, tandis que l’épouse s’occupait de la maison familiale et des enfants. Les parties se sont séparées en avril 2002 et ont divorcé le 13 mai 2003.
[5] Le 30 avril 2003, les parties ont signé un [traduction] « Consentement à jugement sur les mesures temporaires et les mesures accessoires ». Elles étaient toutes deux représentées par un avocat lorsqu’elles ont signé cet accord global sur les questions découlant de leur séparation. L’accord a été intégré à l’ordonnance datée du 13 mai 2003. L’ordonnance prévoit notamment une pension alimentaire indexée d’un montant initial de 3 688 $ par mois, payable par l’époux au profit de l’épouse.
[6] Le préambule de l’ordonnance mentionne que les parties ont tenu compte des critères énumérés aux par. 15.2(4) et 15.2(6) de la Loi sur le divorce. L’ordonnance ne fixe pas de date de cessation de la pension alimentaire au profit de l’épouse et ne fait aucune allusion à la recherche d’un emploi par l’épouse.
Historique judiciaire
[7] Le litige a pris naissance en 2007 lorsque l’épouse a demandé, en vertu de l’art. 17 de la Loi sur le divorce, une modification de l’ordonnance afin d’obtenir une augmentation rétroactive et prospective de la pension alimentaire pour enfants conformément aux lignes directrices québécoises sur les pensions alimentaires pour enfants. En réponse, l’époux a présenté une requête en modification, également au titre de l’art. 17 de la Loi sur le divorce, dans laquelle il demandait la réduction et, ultimement, l’annulation de la pension alimentaire au profit de l’épouse en invoquant un changement de sa propre situation financière. La juge du procès a rejeté ce moyen. L’époux a aussi soutenu que l’épouse était apte à travailler à l’extérieur du foyer et qu’elle devait s’efforcer de trouver un emploi. Il ne prétendait pas qu’il s’agissait d’un changement survenu depuis le prononcé de l’ordonnance initiale, mais semble plutôt avoir soutenu que l’épouse avait toujours été en mesure de travailler à l’extérieur du foyer, même durant le mariage.
[8] La juge du procès, la juge Courteau, a dit que sa tâche consistait à [traduction] « décider si [l’épouse] est en mesure de travailler à l’extérieur du foyer et si elle devrait tenter de le faire ». Les deux parties ont présenté une preuve d’expert quant à l’aptitude de l’épouse au travail. L’expert retenu par l’épouse était d’avis qu’elle ne pouvait pas travailler, alors que l’expert retenu par l’époux est arrivé à la conclusion contraire. La juge du procès a constaté que les experts s’entendaient pour dire que la maladie « a peu ou pas progressé depuis ses premières manifestations il y a 19 ans ». Elle a aussi conclu que l’état de l’épouse n’était pas aussi grave que cette dernière le prétendait. Elle était donc apte à travailler à l’extérieur du foyer. La juge du procès ne s’est pas prononcée sur la question de savoir si cela constituait un changement de situation important.
[9] Bien qu’elle n’ait pas tiré de conclusion à cet égard, la juge du procès a réduit la pension alimentaire de 4 294,48 $ à 3 000 $ par mois pour la période du 23 juillet 2009 au 28 février 2010, puis à 2 000 $ par mois du 1er mars au 31 août 2010. La juge du procès n’a ordonné le versement d’aucune pension alimentaire après cette date et elle a décidé que, si l’épouse souhaitait recevoir une pension alimentaire par la suite, il lui incomberait d’expliquer à la cour quelles mesures elle avait prises pour trouver un emploi.
[10] L’épouse s’est pourvue en appel, prétendant que la juge du procès avait commis une erreur en modifiant sa pension alimentaire sans avoir constaté un changement de situation important comme l’exige l’art. 17 de la Loi sur le divorce. Dans un jugement unanime, le juge Rochon a rejeté l’appel de l’épouse et décidé que l’analyse de la juge du procès respectait l’art. 17, même si elle n’avait pas mentionné explicitement l’existence d’un changement important. Il a retenu la conclusion de la juge du procès que l’épouse était apte au travail et a estimé qu’il n’y avait aucune raison de la modifier.
[11] Le juge Rochon a aussi affirmé que le temps écoulé, conjugué à l’omission de devenir (ou de tenter de devenir) autonome, peut entraîner un changement de situation important. Le fait que l’entente intégrée à l’ordonnance ne fixait aucune date pour la cessation de la pension alimentaire ne pouvait pas dispenser la créancière de son obligation de devenir autonome.
[12] Il était donc possible de conclure à un changement de situation important et la juge du procès n’avait pas commis d’erreur en ordonnant la réduction, puis la cessation de la pension alimentaire au profit de l’épouse.
[13] Bien qu’il ait rejeté l’appel de l’épouse, le juge Rochon a estimé que la juge du procès n’aurait pas dû ordonner la deuxième réduction de la pension alimentaire (à 2 000 $ par mois). À son avis, il convenait de la réduire à 3 000 $ par mois jusqu’à sa cessation le 31 août 2010.
Analyse
[14] Pour des raisons de principe judicieuses, le droit de la famille autorise et encourage les époux en instance de séparation à fixer eux‑mêmes les modalités de leur séparation en signant un accord de séparation (Berend Hovius et Mary‑Jo Maur, Hovius on Family Law : Cases, Notes and Materials (7e éd. 2009), p. 783). Les accords sont souhaitables parce que les personnes devraient jouir d’une grande liberté pour organiser leur vie comme elles l’entendent; parce que [traduction] « les parties elles‑mêmes sont mieux placées pour comparer les avantages de différentes modalités »; enfin, parce qu’un règlement négocié permet d’éviter les coûts personnels et financiers élevés d’un litige (Robert H. Mnookin, « Divorce Bargaining : The Limits on Private Ordering » (1985), 18 U. Mich J.L. Ref. 1015, p. 1018‑1019).
[15] En revanche, les principes du droit des contrats ne sont pas appliqués avec rigidité dans le contexte du droit de la famille. Comme la séparation peut entraîner des changements de vie radicaux et un grand stress émotionnel, le législateur a jugé, en édictant la Loi sur le divorce, que ces circonstances risquent d’entraver la capacité des époux en instance de séparation d’évaluer, de façon réaliste et objective, leurs besoins et préférences actuels et à venir. Il va également sans dire que les dispositions économiques des ententes alimentaires entre époux peuvent avoir des répercussions sur des tiers, comme les enfants du couple. C’est pourquoi la Loi sur le divorce autorise les tribunaux à modifier les dispositions alimentaires au profit d’un époux, soit lors d’une demande initiale de pension alimentaire présentée en vertu de l’art. 15.2, ou lors d’une demande de modification d’une ordonnance judiciaire au titre de l’art. 17, qu’une entente alimentaire entre époux soit intégrée ou non dans cette ordonnance.
[16] Sous le régime de la Loi sur le divorce de 1968, les ententes alimentaires entre époux pouvaient être modifiées par les tribunaux seulement dans des circonstances limitées. Cette approche restrictive a trouvé son expression dans la trilogie Pelech qui illustrait les théories de l’autonomie et de la « rupture nette » appliquées à l’époque dans les ordonnances alimentaires en faveur d’un époux, mettait l’accent sur le caractère définitif du règlement et sur la sécurité juridique et exigeait un changement radical de circonstances découlant du mariage pour qu’une entente soit modifiée (Pelech c. Pelech, [1987] 1 R.C.S. 801; Richardson c. Richardson, [1987] 1 R.C.S. 857; et Caron c. Caron, [1987] 1 R.C.S. 892).
[17] Le remplacement de la loi de 1968 par la Loi sur le divorce de 1985 a amené notre Cour, dans Moge c. Moge, [1992] 3 R.C.S. 813, à rejeter la théorie de la rupture nette pour l’octroi d’aliments qui avait servi de fondement à ses décisions dans la trilogie Pelech. Ce nouveau cadre conceptuel l’a en outre amenée à rejeter, dans Miglin c. Miglin, 2003 CSC 24, [2003] 1 R.C.S. 303, la norme étroite établie dans Pelech qui ne permettait de modifier une entente alimentaire entre époux que lorsque l’existence d’un changement radical découlant du mariage pouvait être démontrée.
[18] S’exprimant au nom des juges majoritaires dans Miglin, les juges Bastarache et Arbour ont reconnu en ces termes l’importance de tenir compte d’une convention équitablement négociée :
[. . .] nous pensons qu’il faut accorder beaucoup de poids à une convention équitablement négociée qui reflète les volontés et les attentes des parties et qui est conforme pour l’essentiel aux objectifs de la Loi sur le divorce dans son ensemble. [par. 4]
Ils ont cependant adopté un critère moins strict que celui établi dans la trilogie Pelech pour déterminer quand les tribunaux peuvent modifier une entente alimentaire entre époux sur présentation d’une demande initiale de pension alimentaire en vertu de l’art. 15.2, concluant que la norme stricte établie dans cette trilogie ne trouve plus application et « ne s’applique pas au contexte législatif actuel » (par. 47 et 89). Le nouveau test qu’ils ont établi obligeait plutôt le requérant à « démontrer clairement que, compte tenu des nouvelles circonstances, les modalités de l’accord ne traduisent plus ce qu’était la volonté des parties au moment où il a été conclu, ni les objectifs de la Loi » (par. 88).
[19] Fait important à signaler, la Cour a aussi conclu qu’« en plus d’être incompatible avec la nouvelle loi, l’importance que la jurisprudence fondée sur la trilogie [Pelech] accorde à l’autonomie et à la “rupture nette” correspond trop peu souvent aux réalités auxquelles font face de nombreux couples qui divorcent » (par. 39). La Cour a donc conclu que la Loi sur le divorce crée, à l’art. 15.2, la possibilité d’écarter une entente, en autorisant les tribunaux à rendre une ordonnance initiale qui pourrait être incompatible avec les modalités de l’entente, si celles‑ci dérogent aux objectifs de la Loi.
[20] Pour concilier les intentions des parties et les objectifs de la Loi sur le divorce, la Cour a établi, dans Miglin, un test en deux étapes applicable aux ordonnances alimentaires initiales visées à l’art. 15.2. La première étape consiste à examiner le processus ayant mené à la conclusion de l’entente et le contenu de cette dernière. À la deuxième étape, il faut déterminer « dans quelle mesure l’exécution de l’accord reflète encore la volonté initiale des parties et la mesure dans laquelle l’accord est toujours conforme pour l’essentiel aux objectifs de la Loi » (par. 87). Ce critère s’accorde avec la directive donnée à l’al. 15.2(4)c) de la Loi sur le divorce selon laquelle, lors d’une demande initiale de pension alimentaire, le tribunal doit prendre en compte, entre autres facteurs, « toute ordonnance, toute entente ou tout arrangement alimentaire au profit de l’un ou l’autre des époux ».
Modification en vertu de l’article 17
[21] Cela nous amène au rôle que jouent les ententes de cette nature pour l’application de l’art. 17 de la Loi. À la différence de l’affaire Miglin, le présent pourvoi concerne une demande présentée en vertu de l’art. 17 de la Loi sur le divorce, en vue de faire modifier une ordonnance alimentaire rendue en vertu de l’art. 15.2 après la conclusion d’une entente alimentaire entre époux. L’article 17 autorise le tribunal à modifier, annuler ou suspendre une ordonnance (par. 17(1)), énonce les facteurs permettant une modification (par. 17(4.1)) et précise les objectifs que pareille modification doit viser (par. 17(7)). Ces dispositions sont libellées comme suit :
17. (1) Le tribunal compétent peut rendre une ordonnance qui modifie, suspend ou annule, rétroactivement ou pour l’avenir :
a) une ordonnance alimentaire ou telle de ses dispositions, sur demande des ex‑époux ou de l’un d’eux;
b) une ordonnance de garde ou telle de ses dispositions, sur demande des ex‑époux ou de l’un d’eux ou de toute autre personne.
. . .
(4.1) [Facteurs — ordonnance alimentaire au profit d’un époux] Avant de rendre une ordonnance modificative de l’ordonnance alimentaire au profit d’un époux, le tribunal s’assure qu’il est survenu un changement dans les ressources, les besoins ou, d’une façon générale, la situation de l’un ou l’autre des ex‑époux depuis que cette ordonnance ou la dernière ordonnance modificative de celle‑ci a été rendue et tient compte du changement en rendant l’ordonnance modificative.
. . .
(7) L’ordonnance modificative de l’ordonnance alimentaire au profit d’un époux vise :
a) à prendre en compte les avantages ou inconvénients économiques qui découlent pour les ex‑époux du mariage ou de son échec;
b) à répartir entre eux les conséquences économiques qui découlent du soin de tout enfant à charge, en sus de toute obligation alimentaire relative à tout enfant à charge;
c) à remédier à toute difficulté économique que l’échec du mariage leur cause;
d) à favoriser, dans la mesure du possible, l’indépendance économique de chacun [des époux] dans un délai raisonnable.
[22] Bien que les objectifs d’une ordonnance modificative prévue à l’art. 17 soient presque identiques à ceux d’une ordonnance initiale de pension alimentaire prévue à l’art. 15.2, les facteurs à prendre en compte énumérés aux par. 17(4.1) et 15.2(4) sont nettement différents. L’unique facteur mentionné au par. 17(4.1) est « un changement dans [. . .] la situation de l’un ou l’autre des ex‑époux ». Or, une ordonnance initiale doit tenir compte des facteurs suivants :
15.2 [. . .] (4) En rendant une ordonnance ou une ordonnance provisoire au titre du présent article, le tribunal tient compte des ressources, des besoins et, d’une façon générale, de la situation de chaque époux, y compris :
a) la durée de la cohabitation des époux;
b) les fonctions qu’ils ont remplies au cours de celle‑ci;
c) toute ordonnance, toute entente ou tout arrangement alimentaire au profit de l’un ou l’autre des époux.
[23] En d’autres termes, les directives données au tribunal quant aux éléments qu’il doit prendre en considération sont différentes selon qu’il rend une ordonnance initiale ou une ordonnance modificative. Notamment, contrairement à l’al. 15.2(4)c) qui demande expressément au tribunal de tenir compte de « toute ordonnance, toute entente ou tout arrangement alimentaire au profit de l’un ou l’autre des époux » lorsqu’il examine une demande initiale de pension alimentaire, le par. 17(4.1) ne mentionne nullement les ententes et demande simplement au tribunal de s’assurer « qu’il est survenu un changement dans les ressources, les besoins ou, de façon générale, la situation de l’un ou l’autre des ex‑époux » depuis l’ordonnance initiale ou sa dernière modification. Compte tenu de ces différences dans leur libellé, il est important de procéder à des analyses distinctes pour l’application des art. 15.2 et 17.
[24] Le tribunal saisi d’une demande en vertu de l’art. 15.2 se demande expressément dans quelle mesure les dispositions d’une entente existante doivent être intégrées dans une première ordonnance alimentaire. Par contre, pour trancher une demande présentée en vertu de l’art. 17, le tribunal doit déterminer s’il y a lieu de modifier ou d’annuler cette ordonnance alimentaire en raison d’un changement dans la situation des parties.
[25] Contrairement à ce qu’avance notre collègue, le juge Cromwell, les juges majoritaires dans Miglin ont reconnu que les termes différents utilisés par le législateur aux art. 15.2 et 17 commandent une approche différente relativement à une demande initiale et à une demande de modification. Voici ce qu’on écrit les juges Bastarache et Arbour, au par. 61 :
nous ne sommes pas d’accord [. . .] pour introduire dans l’art. 15.2, lorsqu’il s’agit d’accords antérieurs, le critère du « changement important » développé pour l’art. 17 de la Loi (voir Willick, précité). Comme nous le notons précédemment, cette interprétation n’est tout simplement pas étayée par le libellé de la loi. L’article 17 de la Loi impose au tribunal de s’assurer qu’il est survenu un changement, alors qu’il n’en est rien pour l’art. 15.2 en matière de demandes initiales de pension alimentaire. Le paragraphe 15.2(4) exige plutôt du tribunal qu’il tienne compte de la durée de la cohabitation, des fonctions que les parties ont remplies au cours du mariage, et de toute ordonnance, toute entente ou tout arrangement. On ne peut se soustraire à cette directive explicite dont le libellé est impératif.
[26] Nous sommes conscients qu’il règne, au sujet du traitement à réserver aux ententes alimentaires sous le régime de l’art. 17, une certaine confusion suscitée par la remarque incidente suivante des juges majoritaires, au par. 91 de l’arrêt Miglin :
il serait illogique d’appliquer un critère différent pour la modification d’un accord dans le cadre d’une ordonnance initiale au titre de l’art. 15.2 et pour la modification d’un accord incorporé dans une ordonnance au titre de l’art. 17 .
[27] Nous estimons, en toute déférence, que l’explication donnée au par. 62 de l’arrêt Miglin permet de mieux comprendre la remarque figurant au par. 91 concernant la cohérence entre les ordonnances prévues aux art. 15.2 et 17 :
Comme nous le verrons, il y a une autre façon d’assurer le traitement cohérent des ententes consensuelles, qu’elles soient incorporées dans des ordonnances ou non. Il s’agit, pour les juges qui rendent des ordonnances modificatives en vertu de l’art. 17, de se limiter à apporter les modifications qui s’imposent, sans soupeser l’ensemble des facteurs en vue de rendre une nouvelle ordonnance totalement distincte de l’ordonnance existante, à moins que les circonstances n’en requièrent l’annulation plutôt que la simple modification.
Lorsque les parties ont conclu une entente mutuellement acceptable, il n’est fait abstraction de cette entente ni pour l’application de l’art. 15.2, ni pour celle de l’art. 17. Elle ne sera toutefois pas considérée de la même façon, compte tenu des objets différents de chacun de ces articles.
[28] La démarche proposée dans Miglin correspondait donc aux directives précises données à l’art. 15.2 de la Loi sur le divorce et ne doit pas être transposée dans l’analyse effectuée pour l’application de l’art. 17.
A. Le critère préliminaire pour la modification d’une ordonnance
[29] Le critère préliminaire auquel il doit être satisfait, lorsqu’il s’agit de déterminer si le tribunal peut modifier une ordonnance alimentaire antérieure au profit d’un époux, est énoncé au par. 17(4.1). Le tribunal doit vérifier s’il est survenu un changement dans les ressources, les besoins ou, d’une façon générale, la situation de l’un ou l’autre des ex‑époux depuis que cette ordonnance a été rendue.
[30] Selon nous, la démarche requise par l’art. 17 pour la modification d’une ordonnance existante est celle retenue dans Willick c. Willick, [1994] 3 R.C.S. 670, et dans G. (L.) c. B. (G.), [1995] 3 R.C.S. 370. À l’instar de l’ordonnance en cause dans la présente affaire, les ordonnances dont il était question dans les affaires Willick (pension alimentaire pour enfant) et G (L.) (pension alimentaire au profit d’un époux) incorporaient des dispositions d’accords de séparation. Ces deux affaires ont été tranchées sous le régime du par. 17(4) de la Loi sur le divorce, dont est issu le nouveau par. 17(4.1).
[31] Selon l’arrêt Willick, l’analyse appropriée consiste à « déterminer d’abord si les conditions de la modification existent et, si tel est le cas, décider des modifications à apporter à l’ordonnance existante compte tenu du changement survenu » (p. 688). Pour décider que ces conditions existent, le tribunal doit être convaincu que la situation a changé depuis le prononcé de l’ordonnance initiale ou modificative antérieure. Il incombe à la partie qui demande la modification d’établir qu’un tel changement s’est produit.
[32] Selon ce qu’ont conclu les juges majoritaires de la Cour dans Willick, ce « changement de situation » doit être « important », c’est‑à‑dire un changement qui, « s’il avait été connu à l’époque, se serait vraisemblablement traduit par des dispositions différentes » (p. 688). L’arrêt G. (L.) a confirmé que ce critère préliminaire s’appliquait aussi à la modifications d’une pension alimentaire au profit d’un époux.
[33] L’analyse est centrée sur l’ordonnance antérieure et les circonstances dans lesquelles elle a été rendue. L’arrêt Willick précise que le tribunal ne devrait pas examiner la justesse de cette ordonnance, ni la modifier à la légère (p. 687). Le critère consiste à déterminer si un changement donné « se serait vraisemblablement traduit par des dispositions différentes » dans l’ordonnance. Il faut présumer que le juge qui a rendu l’ordonnance initiale connaissait le droit et l’a appliqué, et que cette ordonnance répondait aux objectifs énoncés au par. 15.2(6). Ainsi, l’analyse des demandes de modification proposée dans Willick accorde la déférence voulue aux dispositions de l’ordonnance antérieure, qu’une entente y ait été intégrée ou non.
[34] En outre, les arrêts Willick et G. (L.) indiquent sans équivoque que ce qui constitue un changement important dépend de la situation réelle des parties au moment de l’ordonnance.
[35] En règle générale, un changement important doit avoir une certaine continuité et ne pas être simplement temporaire (voir Marinangeli c. Marinangeli (2003), 66 O.R. (3d) 40, par. 49). Certains autres facteurs peuvent aider le tribunal à établir si un changement particulier est important. Par exemple, la conduite subséquente des parties peut fournir des indications quant à savoir si un changement particulier leur paraissait important (voir les motifs du juge MacPherson, dissident en partie, dans P. (S.) c. P. (R.), 2011 ONCA 336, 332 D.L.R. (4th) 385, par. 54 et 63).
[36] Le critère préliminaire pour la modification d’une ordonnance alimentaire demeure le même, qu’une entente y soit incorporée ou non : Est‑il survenu un changement de situation important depuis que l’ordonnance a été rendue? (Voir Willick; G. (L.); Leskun c. Leskun, 2006 CSC 25, [2006] 1 R.C.S. 920.)
[37] Cela ne signifie pas que l’entente intégrée dans l’ordonnance soit hors de propos. Comme l’a souligné le juge Sopinka dans Willick, « [d]ans le cas où . . . la convention est incorporée dans le jugement du tribunal, il est nécessaire d’examiner s’il y a lieu d’accorder à ce fait un effet additionnel » (p. 687).
[38] Il arrive que l’entente tienne compte de circonstances futures et désigne la personne qui devra assumer le risque d’un changement éventuel. L’entente peut fort bien prévoir expressément qu’un événement futur donné constituera ou non un changement important.
[39] Les parties peuvent prévoir qu’un changement précis entraînera ou non une modification. Quand l’entente intégrée dans l’ordonnance prévoit (expressément ou par déduction nécessaire) qu’un certain changement justifiera ou non une modification, il est possible que la réponse à la question posée dans Willick se trouve dans les dispositions de l’ordonnance elle‑même. Autrement dit, dans leur entente déjà approuvée par le tribunal, les parties ont répondu à la question énoncée dans Willick, qui sert à déterminer s’il est survenu un changement important au sens du par. 17(4.1). Même un changement notable peut ne pas répondre au critère du « changement important » pour l’application du par. 17(4.1), si les parties l’ont envisagé dans les dispositions intégrées dans l’ordonnance au moment où elle a été rendue. La précision avec laquelle les dispositions de l’ordonnance prévoient un changement en particulier indique si les parties ou le tribunal ont envisagé la situation évoquée dans la demande de modification et si l’ordonnance était censée viser ce changement de situation. Le tribunal devrait donner effet à l’intention manifestée, en n’oubliant pas que l’entente a été intégrée dans une ordonnance judiciaire et qu’il est donc possible de présumer que ses dispositions étaient conformes aux objectifs de la Loi sur le divorce au moment où l’ordonnance a été rendue.
[40] Il se peut aussi qu’une entente intégrée dans une ordonnance comprenne une disposition générale selon laquelle elle peut être modifiée s’il survient un changement de situation important, comme le prévoyaient l’entente et l’ordonnance subséquente dans l’affaire Hickey c. Hickey, [1999] 2 R.C.S. 518. En pareil cas, l’entente intégrée dans l’ordonnance rendue en vertu de l’art. 15.2 ne fournit pas expressément au tribunal d’information supplémentaire sur la question de savoir si un changement précis se serait traduit par des dispositions différentes s’il avait été connu au moment du prononcé de cette ordonnance. En présence d’une telle disposition le tribunal devra examiner les autres dispositions de l’ordonnance rendue en vertu de l’art. 15.2 et la situation des parties au moment où cette ordonnance a été prononcée pour déterminer ce qui constitue un changement important.
[41] Enfin, il arrive qu’une entente intégrée dans une ordonnance rendue en vertu de l’art. 15.2 contienne simplement une disposition générale selon laquelle elle est définitive ou que son caractère définitif doive être inféré par déduction nécessaire. Il est toutefois impossible d’écarter le pouvoir conféré au tribunal par l’art. 17, même dans le cas où l’entente intégrée dans une ordonnance stipule qu’elle constitue un règlement définitif (Miglin; G. (L.); Leskun). Pareille stipulation ne fait qu’énoncer une évidence : l’ordonnance judiciaire est définitive sous réserve de l’art. 17 de la Loi sur le divorce. Les tribunaux procéderont toujours à l’analyse décrite dans Willick pour déterminer s’il est survenu un changement de situation important.
[42] C’est aux tribunaux qu’il revient en définitive de décider s’il est survenu un changement de situation important qui justifie, au titre de l’art. 17, la modification d’une ordonnance rendue en vertu de l’art. 15.2. Cette analyse est toujours axée sur la situation réelle des parties et les dispositions de l’ordonnance rendue en vertu de l’art. 15.2, qui doivent également guider le tribunal dans son interprétation d’une stipulation générale de règlement définitif. Comme nous l’avons expliqué, il arrive parfois que l’entente entre les parties intégrée dans l’ordonnance aide à circonscrire ce que l’on entend par un « changement de situation important ». L’ordonnance rendue en vertu de l’art. 15.2 qui traite d’un changement précis aide les tribunaux en répondant par ses termes mêmes à la question posée dans Willick. À l’inverse, une ordonnance qui est très générale ou se veut simplement définitive est moins utile aux tribunaux lorsqu’il s’agit de répondre à la question énoncée dans Willick. Parfois, en pareil cas, la situation des parties amène les tribunaux à accorder peu de poids à une affirmation générale du caractère définitif du règlement et à conclure à l’existence d’un changement important. En revanche, à d’autres occasions, la situation des parties les amène à donner effet à cette affirmation générale et à conclure à l’absence d’un changement important.
[43] Le cas simple de jeunes époux dont le mariage n’a duré que quelques mois et qui y mettent fin essentiellement sur un pied d’égalité en est un exemple. Le tribunal qui se livre à l’analyse proposée dans Willick doit attribuer du poids à une affirmation générale du caractère définitif de l’entente intégrée dans une ordonnance, combinée à ces faits particuliers.
[44] En somme, il convient de réitérer que le critère préliminaire applicable pour l’application de l’art. 17, qu’il existe ou non une entente, est celui que le juge Sopinka a décrit en ces termes dans Willick :
Pour que les conditions de la modification existent, il est bien établi que le changement doit être important. Cela signifie un changement qui, s’il avait été connu à l’époque, se serait vraisemblablement traduit par des dispositions différentes. En corollaire, si l’élément qu’on présente comme un changement était connu à l’époque pertinente, il ne pourra être invoqué comme fondement d’une modification. [p. 688]
[45] Le juge Cromwell est toutefois d’avis « qu’il faut donner un poids appréciable à l’accord entre les parties à l’étape de la modification » parce qu’elle « constitue une preuve cruciale de ce qu’elles ont effectivement envisagé ou de ce qu’elles doivent raisonnablement être présumées avoir envisagé à l’époque » (par. 76 et 83). Avec égards, nous jugeons problématique l’hypothèse générale voulant que l’on accorde obligatoirement un « poids appréciable » aux ententes alimentaires entre époux pour déterminer s’il est survenu un changement important au sens de l’art. 17. Certes, comme nous l’avons déjà expliqué, une disposition énonçant qu’un type de changement précis justifiera — ou ne justifiera pas — une modification constitue une « preuve » à cet égard et influencera l’application par le tribunal du test établi dans Willick, mais une entente contenant uniquement des stipulations générales, comme une affirmation générale de son caractère définitif, n’est guère utile en pratique pour déterminer si les parties ont envisagé un événement ou une circonstance en particulier ou quelles conséquences elles lui auraient attribuées. Le tribunal interprètera nécessairement une stipulation générale de ce type en se reportant à la situation des parties lors du prononcé de l’ordonnance en vertu de l’art. 15.2. Cette situation peut l’amener, ou non, à tirer une conclusion quant à savoir si les parties ont envisagé l’événement en cause et, par conséquent, s’il est survenu un changement important justifiant une modification : le tribunal doit constater l’existence d’un « changement qui, s’il avait été connu à l’époque, se serait vraisemblablement traduit par des dispositions différentes » (Willick, p. 688).
[46] L’examen d’un changement de situation s’effectue exactement de la même façon, qu’une entente alimentaire entre époux ait été intégrée ou non dans l’ordonnance. Même si on ne sait pas très bien quelle incidence elle aurait dans un cas concret, une règle générale selon laquelle il faut donner un « poids appréciable » à l’entente a pour effet de rehausser le critère préliminaire auquel il doit être satisfait pour qu’un changement important soit établi au sens de l’art. 17 dans les cas où il existe une entente et met l’accent sur la certitude et le règlement définitif au détriment des exigences légales fixées par l’art. 17. Ce résultat rappelle l’approche de la « rupture nette » adoptée dans la trilogie Pelech, qui a été rejetée dans Moge et Miglin, car elle ne convenait plus dans le contexte de l’actuelle Loi sur le divorce.
B. La modification appropriée
[47] Une fois rempli le critère préliminaire pour qu’une ordonnance alimentaire au profit d’un époux puisse être modifiée en vertu de l’art. 17, le tribunal doit décider quelle modification doit lui être apportée eu égard au changement de situation. Le tribunal prend alors le changement important en considération et ne modifie l’ordonnance que dans la mesure où ce changement le justifie. Comme l’a fait remarquer la juge L’Heureux‑Dubé dans ses motifs concordants dans Willick, « [l]a modification en vertu de la Loi n’est ni un appel de l’ordonnance initiale ni un procès de novo » (par. 109). Rappelons que, comme l’ont mentionné les juges Bastarache et Arbour dans Miglin, « les juges qui rendent des ordonnances modificatives en vertu de l’art. 17 . . . se limit[ent] à apporter les modifications qui s’imposent, sans soupeser l’ensemble des facteurs en vue de rendre une nouvelle ordonnance totalement distincte de l’ordonnance existante, à moins que les circonstances n’en requièrent l’annulation plutôt que la simple modification » (par. 62).
[48] La modification de l’ordonnance demande l’application des par. 17(4.1) et (7) de la Loi sur le divorce. La juge L’Heureux‑Dubé a décrit ainsi dans Hickey l’interaction entre ces deux paragraphes :
Le tribunal saisi d’une demande de modification de l’ordonnance alimentaire en faveur du conjoint doit d’abord conclure, suivant le par. 17(4), qu’il est survenu un changement important dans les ressources, les besoins ou, d’une façon générale, dans la situation de l’un ou l’autre des ex‑époux (voir Moge, précité, aux pp. 875 et 876 et Walker c. Walker (1992), 12 B.C.A.C. 137, aux pp. 141 et 142), et il doit tenir compte de ce changement pour rendre une ordonnance. Comme dans le cas de la modification d’une ordonnance alimentaire en faveur de l’enfant, ce changement doit être important et ne peut être négligeable ou insignifiant. Les facteurs énumérés confèrent au tribunal un large pouvoir discrétionnaire afin de décider si une ordonnance modificative est justifiée : voir J. Payne, Payne on Divorce (4e éd. 1996), à la p. 321. Une fois que cette condition préalable est remplie, le tribunal doit prendre en considération les quatre objectifs des ordonnances alimentaires en faveur du conjoint énumérés au par. 17(7) de la Loi sur le divorce. [par. 20]
[49] Julien D. Payne et Marilyn A. Payne ont fait remarquer que [traduction] « [r]ien dans la Loi sur le divorce ne donne à croire que l’un des objectifs [fixés au par. 17(7)] aurait plus de poids ou d’importance que tout autre » (Canadian Family Law (3e éd. 2008), p. 253). Ces objectifs « s’inscrivent [plutôt] dans le contexte d’un large pouvoir discrétionnaire des tribunaux » et « offrent différentes possibilités pour répartir plus équitablement les conséquences économiques du divorce entre les époux ».
[50] Bref, une fois qu’un changement de situation important est établi, l’ordonnance modificative doit « reflét[er] correctement les objectifs énumérés au par. 17(7), [. . .] ten[ir] compte des changements importants qui sont survenus [. . .] [et] considér[er] l’existence et les modalités de l’entente de séparation comme un facteur pertinent » (Hickey, par. 27). Le tribunal doit se limiter à apporter la modification qui s’impose en raison du changement. Il ne doit pas aborder cette tâche comme s’il était saisi d’une demande initiale de pension alimentaire présentée en vertu de l’art. 15.2 de la Loi sur le divorce.
Application aux faits de l’espèce
[51] Il s’agit en l’espèce de déterminer si l’ordonnance alimentaire aurait dû être modifiée en application de l’art. 17. À notre avis, elle n’aurait pas dû l’être.
[52] La juge du procès a examiné de novo la question de l’aptitude de l’épouse au travail et a conclu qu’elle [traduction] « pouvait travailler à l’extérieur du foyer et qu’elle devrait essayer d’acquérir son autonomie financière ». Elle n’a tiré aucune conclusion quant à savoir s’il s’était produit un changement important dans la situation de l’épouse depuis que l’ordonnance de 2003 avait été rendue. Selon la Cour d’appel, la décision factuelle de la juge du procès quant à l’aptitude de l’épouse au travail, conjuguée au temps écoulé, était assimilable à un changement de situation important.
[53] Étant donné la situation existante au moment où l’ordonnance initiale a été rendue, nous estimons, en toute déférence, que ces conclusions sont insoutenables. L’épouse souffrait de sclérose en plaques depuis 14 ans au moment du prononcé de l’ordonnance. Elle touchait des prestations d’invalidité parce que la compagnie d’assurance l’avait jugée inapte au travail. Elle n’avait pas travaillé à l’extérieur du foyer durant le mariage, sauf pendant la courte période précédant son diagnostic.
[54] Non seulement l’époux était pleinement conscient de l’état de santé de son épouse, mais il a fait valoir auprès de sa société d’assurance‑invalidité, des responsables des pensions et du fisc, tant avant qu’après la séparation, qu’elle était inapte au travail. Il dit l’avoir fait pour leur donner une description [traduction] « plus avantageuse » des problèmes de santé de son épouse afin d’alléger sa situation financière. Son changement de position au procès, selon lequel elle peut désormais travailler, est difficile à avaler et ne mérite pas qu’on l’examine sérieusement.
[55] Selon la preuve d’expert, l’état de santé de l’épouse n’a que peu ou pas changé en 19 ans. Ce qui signifie qu’il ne s’est pas amélioré. Son état est en somme le même qu’au moment où l’ordonnance a été rendue. Il n’est donc survenu aucun changement, et encore moins un changement important, depuis le prononcé de l’ordonnance. Cela aurait dû suffire à régler le sort de la demande de modification présentée par l’époux.
[56] Toutefois, au lieu de déterminer s’il était survenu un changement de situation important, la juge du procès a examiné de novo l’aptitude au travail de l’épouse comme s’il s’agissait d’une demande initiale de pension alimentaire déposée en vertu du par. 15.2. La Cour d’appel a commis la même erreur en se fondant sur cet examen pour conclure à un changement de situation important.
[57] L’époux a prétendu que l’épouse avait l’obligation de chercher un emploi compte tenu des facteurs énoncés au par. 15.2(6) de la Loi sur le divorce pris en considération dans l’entente intégrée dans l’ordonnance. Il s’est fondé plus particulièrement sur l’objectif suivant : [traduction] « la demanderesse et le défendeur » devraient, « dans la mesure du possible », acquérir leur « indépendance économique ». L’omission de son épouse de chercher un emploi constitue donc, selon lui, un changement de situation important.
[58] Nous n’acceptons pas les arguments de l’époux. Rien dans l’ordonnance ne laisse croire que l’épouse devait chercher un emploi. L’ordonnance reconnaissait que l’épouse touchait des prestations d’invalidité. Elle lui accordait une pension alimentaire, sans l’assujettir à des conditions ni à un processus de révision quelconques. Les termes de l’ordonnance indiquaient que la pension alimentaire devait être versée durant une période indéterminée. L’ordonnance reconnaissait expressément que les parties avaient tenu compte des objectifs énoncés au par. 15.2(6) de la Loi sur le divorce.
[59] La Loi sur le divorce n’impose pas non plus aux ex‑époux l’obligation de devenir autonomes. Comme l’a mentionné notre Cour dans Leskun, « [l]’omission d’acquérir son indépendance ne constitue pas un manquement à une “obligation” et n’est qu’un élément parmi d'autres » (par. 27). L’alinéa 15.2(6)d) de la Loi sur le divorce précise simplement que l’ordonnance vise « à favoriser, dans la mesure du possible, l’indépendance économique » des parties.
[60] En résumé, l’examen de la situation des parties au moment où l’ordonnance a été rendue et des dispositions de cette dernière révèle qu’il n’est survenu aucun changement de situation important depuis le prononcé de l’ordonnance. On ne saurait dire que l’omission de l’épouse de chercher un emploi est un élément « qui, s’il avait été connu à l’époque, se serait vraisemblablement traduit par des dispositions différentes ». Tout simplement, l’épouse avait la sclérose en plaques au moment de l’ordonnance et on ne s’attendait pas à ce qu’elle cherche un emploi à l’extérieur du foyer; rien n’a changé depuis ce temps en ce qui concerne son état de santé. Par conséquent, la demande de modification présentée par l’époux ne peut être accueillie parce qu’il n’a pas satisfait au critère préliminaire fixé au par. 17(4.1).
[61] Nous sommes donc d’avis d’accueillir le pourvoi avec dépens devant toutes les cours. La pension alimentaire indexée au profit de l’épouse fixée dans l’ordonnance initiale est maintenue et sera versée rétroactivement à la date à laquelle la pension alimentaire a été modifiée par la juridiction de première instance.
Version française des motifs de la juge en chef McLachlin et du juge Cromwell rendus par
Le juge Cromwell —
I. Introduction
[62] Dans le cas où un accord de séparation global et définitif a été conclu et intégré à une ordonnance judiciaire, quel poids faut‑il donner à l’accord des parties lorsque l’une d’elles demande la modification de l’ordonnance? Selon moi, les principes établis par la Cour dans Miglin c. Miglin, 2003 CSC 24, [2003] 1 R.C.S. 303, exigent qu’on lui accorde une importance considérable. Bien que je sois d’accord avec mes collègues les juges Abella et Rothstein pour accueillir le pourvoi, je ne puis, en toute déférence, souscrire à leur analyse de cette question.
[63] Mes collègues les juges Abella et Rothstein estiment que l’arrêt Miglin n’a rien à voir avec les demandes de modification, que l’analyse du poids à attribuer à l’accord des parties est totalement distincte, selon que le tribunal est saisi d’une demande initiale de pension alimentaire ou d’une demande de modification, et que, dans ce dernier cas, le tribunal ne doit pas accorder un poids particulier à l’accord des parties, à moins qu’il ne traite explicitement de l’élément invoqué comme fondement de la modification. À mon sens, l’accord joue un rôle crucial dans le contexte de la modification d’une ordonnance, et les principes établis dans Miglin sont très pertinents lorsqu’il s’agit de trancher une demande de modification.
[64] Dans Miglin, la Cour a établi la marche à suivre pour trancher une demande initiale de pension alimentaire au profit d’un époux sous le régime de la Loi sur le divorce, L.R.C. 1985, ch. 3 (2e suppl.), lorsque les époux ont signé un accord définitif, traitant de toutes les questions relatives à leur séparation, qui comporte notamment une renonciation à toute créance future d’aliments entre époux. Miglin nous enseigne fondamentalement que, « pour évaluer le poids à donner à un accord préexistant, il faut mettre en balance l’intérêt des parties à régler leurs propres affaires et les aspects propres aux accords de séparation en général et aux aliments entre époux en particulier » : par. 67. À mon sens, il est essentiel que le tribunal mette ces valeurs en balance de la même manière, au regard de tous les objectifs de la Loi, lorsqu’il décide s’il y a lieu de modifier une ordonnance alimentaire à laquelle sont intégrées les dispositions alimentaires de l’accord global entre les parties.
II. Analyse
[65] Il convient d’aborder l’affaire en répondant aux trois questions suivantes :
1. Quel est le critère préliminaire applicable à une modification en vertu de l’art. 17 de la Loi sur le divorce?
2. Quelle est l’incidence de l’intégration des dispositions alimentaires d’un accord de séparation dans une ordonnance judiciaire?
3. Quelle est l’incidence d’un accord de séparation sur une demande de modification de l’ordonnance alimentaire au profit d’un époux à laquelle les dispositions de l’accord ont été intégrées?
A. Le critère préliminaire applicable à une modification en vertu de l’art. 17
[66] Je ne crois pas qu’il s’agisse d’une question controversée. Suivant le par. 17(4.1) de la Loi, « [a]vant de rendre une ordonnance modificative de l’ordonnance alimentaire au profit d’un époux, le tribunal s’assure qu’il est survenu un changement dans les ressources, les besoins ou, d’une façon générale, la situation de l’un ou l’autre des ex‑époux depuis que cette ordonnance [. . .] a été rendue ». Dans l’arrêt Willick c. Willick, [1994] 3 R.C.S. 670, portant sur une pension alimentaire pour enfants, la Cour a affirmé que ce « changement doit être important ». Cela signifie qu’il doit s’agir d’un « changement qui, s’il avait été connu à l’époque, se serait vraisemblablement traduit par des dispositions différentes [. . .] En corollaire, si l’élément qu’on présente comme un changement était connu à l’époque pertinente, il ne pourra être invoqué comme fondement d’une modification » : p. 688. Ce critère préliminaire s’applique également aux demandes de modification d’une pension alimentaire au profit d’un époux : G. (L.) c. B. (G.), [1995] 3 R.C.S. 370, p. 403, le juge Sopinka, et 394 à 396, la juge L’Heureux-Dubé.
[67] Willick établit donc clairement qu’un élément connu au moment où l’ordonnance initiale a été rendue ne peut servir de fondement à un changement de situation important. Mais qu’en est‑il des éléments qui étaient simplement prévisibles à l’époque? Selon la juge L’Heureux‑Dubé, dans G. (L.), la question est de savoir s’il faut présumer que les parties ont effectivement envisagé l’élément en cause. Pour reprendre ses propos, au par. 51, la simple prévisibilité n’empêche pas la modification de l’ordonnance en vertu de l’art. 17, parce que « le fait qu’un changement était objectivement prévisible ne signifie pas nécessairement qu’il ait été envisagé par les parties » : citant Willick, p. 734 (je souligne). Par conséquent, les changements que les parties ont effectivement envisagés ou auxquels elles ont sûrement songé ne peuvent constituer des changements importants.
[68] Les arrêts Miglin et Willick ne me paraissent pas incompatibles. Miglin n’a pas écarté l’application, à une demande de modification, du critère préliminaire du « changement important » établi dans Willick. L’arrêt Willick ne traite pas du poids qu’il faut donner à l’accord entre les parties dans le cas d’une demande de modification, sauf, comme nous le verrons dans la prochaine partie, en ce qui concerne l’incidence de l’intégration de l’accord dans une ordonnance judiciaire sur la demande de modification.
B. L’incidence de l’intégration de l’accord à une ordonnance judiciaire
[69] Cette question n’est pas non plus controversée. Dans Willick, la Cour l’a examinée relativement à une ordonnance alimentaire au profit des enfants. Une fois les modalités d’un accord intégrées à une ordonnance judiciaire, il faut présumer que la disposition alimentaire répondait aux exigences de la loi à l’époque, et le tribunal ne contrôle pas la justesse de l’ordonnance durant l’instance en modification : p. 687. Ainsi, le tribunal appelé à modifier l’ordonnance présume qu’elle était appropriée au moment où elle a été rendue et applique le critère préliminaire du changement important sur cette base. La même démarche est utilisée relativement à la modification des ordonnances alimentaires au profit d’un époux : Oakley c. Oakley (1985), 48 R.F.L. (2d) 307 (C.A. C.‑B.), p. 313; Julien D. P. et M. A. Payne, Canadian Family Law (3e éd. 2008), p. 298.
C. L’incidence d’un accord global intégré à une ordonnance sur une demande de modification de l’ordonnance
1. Contexte : De la trilogie à l’arrêt Miglin
[70] Lorsque les arrêts Willick et G. (L.) ont été rendus, les règles de droit applicables concernant le poids à donner à l’accord entre les parties étaient énoncées dans une trilogie d’arrêts : Pelech c. Pelech, [1987] 1 R.C.S. 801, Richardson c. Richardson, [1987] 1 R.C.S. 857, et Caron c. Caron, [1987] 1 R.C.S. 892. La partie qui désirait s’écarter des modalités de l’accord devait établir la survenance d’un changement radical découlant du mariage. Ce test s’appliquait à la fois aux demandes initiales de pension alimentaire (comme dans Richardson) et à la modification d’une ordonnance judiciaire à laquelle un accord avait été intégré (comme dans Pelech et Caron). Les juges majoritaires de la Cour n’ont pas abordé directement, ni dans l’arrêt Willick, ni dans l’arrêt G. (L.), qui ont suivi la trilogie, l’incidence d’un accord sur une demande présentée par l’un des ex‑époux en vue d’obtenir la modification d’une ordonnance alimentaire à laquelle les modalités de l’accord avaient été intégrées. Ces arrêts renferment toutefois deux commentaires qui sont particulièrement pertinents en l’espèce :
(i) Le tribunal dispose d’un pouvoir discrétionnaire relativement à la modification de l’ordonnance et il n’est pas strictement lié par les modalités de l’accord entre les parties : Willick, à la p. 686, et G. (L.), par. 58, motifs concordants de la juge L’Heureux‑Dubé.
(ii) L’accord constitue cependant un « facteur important » à prendre en considération dans l’exercice du pouvoir discrétionnaire de modification : G .(L.), par. 56. Il en est ainsi même si les accords font expressément partie des facteurs à prendre en compte dans le cas d’une demande initiale de pension alimentaire (al. 15(5)c) de la Loi sur le divorce (maintenant l’al. 15.2(4)c), L.C. 1997, ch. 1, art. 2)) et ne sont pas mentionnés aussi expressément pour ce qui est des demandes de modification (art. 17) : G. (L.), par. 53 à 55.
[71] Depuis ces énoncés, le contexte juridique des demandes initiales de pension alimentaire dans les cas où un accord est intervenu a changé en raison de l’arrêt rendu par la Cour dans l’affaire Miglin. La Cour y a affirmé que le critère étroit énoncé dans la trilogie Pelech pour la modification d’un accord antérieur ne s’appliquait plus dans le nouveau contexte législatif des dispositions de la Loi de 1985 : par. 47. Miglin mentionne néanmoins qu’il faut donner beaucoup de poids à une entente négociée de façon irréprochable, pourvu qu’elle reflète les volontés et les attentes des parties et soit conforme pour l’essentiel aux objectifs de la Loi sur le divorce dans son ensemble. Ainsi, bien que la Cour ait conclu que le critère très rigoureux énoncé dans la trilogie n’est plus valable sous le régime des nouvelles dispositions législatives, il faut encore accorder énormément de poids à un accord global et définitif.
[72] Comme la Cour l’a affirmé dans Miglin, une demande initiale de pension alimentaire au profit d’un époux qui n’est pas conforme à un accord préexistant exige un examen en deux temps de toutes les circonstances, d’abord au moment de la conclusion de l’accord, puis au moment de la demande. À la première étape, le tribunal décide si l’accord a été négocié dans des conditions satisfaisantes et si ses modalités étaient, au moment de leur négociation, conformes pour l’essentiel aux objectifs généraux de la Loi : par. 80 à 86. À la deuxième étape, le tribunal détermine si l’accord reflète toujours l’intention initiale des parties et dans quelle mesure l’accord est toujours conforme pour l’essentiel aux objectifs de la Loi. La partie qui sollicite une ordonnance différente de l’accord doit démontrer l’existence de nouvelles circonstances que les parties n’avaient pas raisonnablement prévues; le critère applicable n’est pas l’« imprévisibilité absolue » : il consiste plutôt à savoir « dans quelle mesure on peut dire que l’accord [. . .] a envisagé la situation qui est présentée à la Cour au moment de la demande » : par. 89. On évalue aussi le changement allégué par rapport aux objectifs de la Loi pour s’assurer que les dispositions de l’accord sont toujours conformes pour l’essentiel à ces objectifs : par. 87.
2. L’arrêt Miglin et les demandes de modification
[73] Rappelons que l’arrêt Miglin portait sur une demande initiale de pension alimentaire. La Cour a reconnu qu’au moment où le tribunal décide du poids à donner à l’accord intervenu entre les parties dans le cas d’une demande initiale, le critère préliminaire du changement important ne s’applique pas : par. 61. Toutefois, il ressort clairement des motifs de la Cour que l’accord entre les parties est une considération importante dans l’examen d’une demande de modification.
[74] La Cour a expliqué comment trouver un équilibre entre le maintien d’une certitude raisonnable dans les rapports juridiques et la reconnaissance des différences entre les accords de séparation et les contrats commerciaux. D’après Miglin, on trouve cet équilibre en s’assurant que les accords de séparation ont été équitablement négociés et qu’ils sont conformes pour l’essentiel aux objectifs fixés par la loi. Pour reprendre les propos de la Cour, « il faut accorder beaucoup de poids à une convention équitablement négociée qui reflète les volontés et les attentes des parties et qui est conforme pour l’essentiel aux objectifs de la Loi sur le divorce dans son ensemble » : par. 4 (je souligne). La Cour a souligné que ce principe s’applique tout autant à une demande de modification qu’à une demande initiale. Bien que mes collègues écartent ces observations énoncées dans l’arrêt Miglin, y voyant une suggestion faite en obiter, les juges Arbour et Bastarache n’auraient pas pu être plus clairs en écrivant, au nom des juges majoritaires :
Ce n’est que lorsque la situation actuelle représente un écart important par rapport à la gamme des résultats raisonnables qu’anticipaient les parties, au point d’aller à l’encontre des objectifs de la Loi, qu’on pourra convaincre le tribunal de donner peu de poids à l’accord. Nous avons vu qu’il serait illogique d’appliquer un critère différent pour la modification d’un accord dans le cadre d’une ordonnance initiale au titre de l’art. 15.2 et pour la modification d’un accord incorporé dans une ordonnance au titre de l’art. 17 [. . .] Le règlement définitif et la certitude recherchés contre‑indiquent un pouvoir discrétionnaire trop large dans la modification d’une ordonnance sur laquelle les parties se sont appuyées pour régler leurs affaires [. . .] Lorsque l’ordonnance en cause incorpore l’accord mutuellement acceptable pour les parties, elle reflète la conception qu’ont les parties d’un partage équitable des conséquences économiques du mariage. À notre avis le tribunal devrait garder cela à l’esprit, qu’il agisse en vertu de l’art. 15.2 ou de l’art. 17. (par. 91; je souligne.)
[75] Voilà l’opinion majoritaire réfléchie de la Cour. De plus, Miglin a beaucoup aidé à déterminer quel est l’effet du temps écoulé sur le poids à donner à l’accord entre les parties. Le tribunal doit examiner « dans quelle mesure l’application de l’accord reflète encore les intentions initiales des parties et la mesure dans laquelle l’accord est toujours conforme pour l’essentiel aux objectifs de la Loi » : par. 87.
[76] Bien qu’on ne puisse pas transposer simplement l’analyse à deux volets décrite dans Miglin aux demandes de modification, j’estime en toute déférence que cet arrêt établit qu’il faut donner un poids appréciable à l’accord global et définitif entre les parties à l’étape de la modification, comme on le fait à celle de la demande initiale. En outre, Miglin donne énormément d’indications quant à la manière de procéder.
[77] Je ne suis pas d’accord avec mes collègues les juges Abella et Rothstein quand ils disent qu’il « il est important de procéder à des analyses distinctes pour l’application des art. 15.2 [demande initiale] et 17 [modification] » et que la démarche proposée dans Miglin « ne doit pas être transposée dans l’analyse effectuée pour l’application de l’art. 17 » : par. 23 et 28. Cela les amène, selon moi, à attribuer à l’accord global et définitif entre les parties un rôle beaucoup trop limité dans l’examen d’une demande de modification. À mon humble avis, c’est mal décrire ce rôle que d’affirmer simplement, comme le font mes collègues, que l’accord n’est pas « hors de propos » : par. 37.
[78] Ils fondent cette conclusion sur deux éléments : premièrement, la différence entre le libellé de l’al. 15.2(4)c), qui vise les demandes initiales, et celui du par. 17(4.1), qui régit les modifications, et, deuxièmement, une lecture attentive de la décision des juges majoritaires dans Miglin. En toute déférence, je ne suis d’accord avec eux en ce qui concerne ni l’un ni l’autre de ces éléments.
[79] Je traiterai d’abord de la différence de libellé entre les dispositions législatives. Comme le soulignent mes collègues, l’al. 15.2(4)c) (demande initiale) oblige le tribunal à tenir compte d’une entente intervenue entre les parties, alors que le par. 17(4.1) (demande de modification) ne l’oblige pas expressément à tenir compte des accords. J’estime, pour plusieurs raisons, que l’absence d’une obligation expresse au par. 17(4.1) ne permet pas de donner à l’accord entre les parties un poids différent dans ces deux situations.
[80] Dans ses arrêts, la Cour n’a jamais attaché une grande importance aux différences entre les demandes initiales et les demandes de modification pour ce qui est du rôle de l’accord entre les parties dans l’examen de la question des aliments. La démarche proposée dans la trilogie, ne l’oublions pas, s’applique dans les deux cas : voir Richardson, aux p. 866 et 867. Dans G. (L.), la juge L’Heureux‑Dubé n’a accordé aucune importance à la différence entre le libellé des art. 15 et 17 quant à l’importance de l’accord entre les parties relativement à une demande initiale et à une demande de modification :
Pour sa part, l’article 17, qui régit les ordonnances modificatives, reprend dans son ensemble les dispositions générales applicables à une ordonnance alimentaire sans spécifiquement mentionner l’obligation de tenir compte des ententes intervenues entre les parties. On ne saurait en conclure, pour autant, que de telles conventions doivent être ignorées lors de demandes de modification d’ordonnances alimentaires, surtout lorsqu’elles ont été conclues en guise de règlement définitif et sont entérinées par l’ordonnance alimentaire originale dont il doit être tenu compte. [par. 55]
[81] Comme je l’ai noté précédemment, la Cour a examiné explicitement dans Miglin la question de savoir si l’on devrait donner un poids très différent à l’accord dans le cadre d’une demande de modification en raison du libellé différent des dispositions législatives. La Cour a répondu à cette question par la négative : par. 91, précité, au par. 74. À mon sens, la jurisprudence constante et récente de notre Cour ne permet pas de conclure, comme le font mes collègues, que la différence dans le libellé des dispositions législatives justifie que l’on donne à l’accord entre les parties un poids différent selon qu’il s’agit d’une demande initiale ou d’une demande de modification.
[82] Selon mes collègues, les facteurs dont il faut tenir compte « sont nettement différents » (par. 22) selon qu’il s’agit d’une demande de modification ou d’une demande initiale, et les différences dans le libellé des art. 15.2 et 17 commandent des analyses distinctes. En toute déférence, cette interprétation n’est pas étayée par le libellé de la loi.
[83] Pour être autorisé à modifier l’ordonnance antérieure, le tribunal « s’assure qu’il est survenu un changement dans les ressources, les besoins ou, d’une façon générale, la situation de l’un ou l’autre des ex‑époux depuis que cette ordonnance [. . .] a été rendue » : par. 17(4.1). Selon le par. 15.2(4), les « ressources, [l]es besoins et, d’une façon générale, [. . .] la situation de chaque époux » englobent, par application de l’al. 15.2(4)c), toute entente ou tout arrangement alimentaire au profit de l’un ou l’autre des époux. Mais même si l’on fait abstraction de cette inclusion expresse, l’accord entre les parties doit être compris dans « les ressources, les besoins ou, d’une façon générale, la situation » des parties pour l’application du par. 17(4.1). Je ne vois pas comment il est possible de dire que l’al. 15.2(4)c), en incluant explicitement l’accord comme un élément « des ressources, des besoins et, d’une façon générale, de la situation » des époux restreint la prise en compte de leur accord en tant qu’élément compris dans « les ressources, les besoins et, d’une façon générale, la situation » des époux pour l’application du par. 17(4.1). En outre, comme le révèle la comparaison des par. 15.2(6) et 17(7), les objectifs législatifs de l’ordonnance initiale et ceux de l’ordonnance modificative sont presque identiques. En toute déférence, il ressort d’un examen attentif des art. 15.2 et 17 que les « différences dans leur libellé » sont très minimes et ne justifient pas que les analyses effectuées pour l’application de ces deux dispositions demeurent « distinctes » en ce qui concerne le poids à donner à l’accord entre les parties.
[84] De la même façon, je ne vois pas comment l’accord global et définitif entre les parties ne pourrait pas, logiquement, être considéré comme un élément central de la question de savoir s’il est survenu un changement important. On applique le test énoncé dans Willick en partant du postulat qu’un changement n’est pas important si les parties en avaient connaissance ou si elles doivent raisonnablement être présumées l’avoir envisagé. L’accord entre les parties constitue une preuve cruciale de ce qu’elles ont effectivement envisagé ou de ce qu’elles doivent raisonnablement être présumées avoir envisagé à l’époque.
[85] Mes collègues concluent aussi que la décision des juges majoritaires dans Miglin correspondait aux directives précises données à l’art. 15.2 de la Loi sur le divorce et ne doit pas être transposée dans l’analyse effectuée pour l’application de l’art. 17. Je reconnais que, dans Miglin, la Cour a affirmé clairement que le critère préliminaire du « changement important » applicable à une modification ne s’applique pas à une demande initiale. Comme je l’ai noté précédemment, toutefois, la Cour a aussi indiqué clairement qu’il faut donner beaucoup de poids à l’accord entre les parties dans les deux situations. La Cour a souligné qu’il serait illogique de ne pas le faire : par. 91. Quoi qu’il en soit, je ne vois pas comment, logiquement, l’analyse effectuée par la Cour dans Miglin ne pourrait pas s’appliquer dans le cas d’une modification visée par l’art. 17. La question sur laquelle porte le deuxième volet de l’analyse décrite dans Miglin est précisément l’effet de l’écoulement du temps sur le poids qu’il convient de donner à un accord : par. 88 et 90. Cette considération constitue une question importante pour le tribunal saisi d’une demande de modification d’une ordonnance initiale qui découle d’un accord.
[86] Mes collègues ont adopté une démarche fort différente, soutenant que seul un accord prévoyant explicitement un élément particulier est vraiment utile pour répondre à la « question posée dans Willick » : par. 39. Quant aux autres types de changements que ceux dont traite explicitement l’accord, l’existence de l’accord ne sera vraisemblablement pas d’un grand secours pour déterminer si un changement important est survenu. À mon avis, cette démarche est incompatible non seulement avec Miglin, mais aussi avec l’un des objectifs fondamentaux des accords qui consiste à répartir les risques en cas d’imprévus afin de donner un caractère définitif et certain aux accords. Accorder un poids considérable à l’accord global et définitif intervenu entre les parties ce n’est pas rétablir l’approche de la « rupture nette » qui a été rejetée dans Miglin, comme le laissent entendre mes collègues, mais appliquer les enseignements exprès et les principes sous‑jacents de Miglin.
[87] Le critère préliminaire du « changement » prévu à l’art. 17 ne s’applique pas aux ordonnances initiales; l’art. 15.2 ne mentionne aucun « changement » nécessaire. Mais les termes différents utilisés par le législateur ne permettent pas pour autant à mes collègues de conclure que le poids à attribuer à l’accord intervenu entre les parties diffère, selon qu’il s’agit d’une demande de modification ou d’une demande initiale. Mes collègues s’appuient sur le par. 61 de l’arrêt Miglin pour conclure qu’une « approche différente » s’impose. Or, à mon avis, il ressort clairement du par. 61 dans son ensemble que la Cour y rejette simplement la transposition du critère préliminaire du changement important dans l’analyse effectuée pour l’application de l’art. 15.2. Le par. 61 de Miglin est ainsi rédigé :
Cependant, nous ne sommes pas d’accord [. . .] pour introduire dans l’art. 15.2, lorsqu’il s’agit d’accords antérieurs, le critère du « changement important » développé pour l’art. 17 de la Loi (voir Willick, précité). Comme nous le notons précédemment, cette interprétation n’est tout simplement pas étayée par le libellé de la loi. L’article 17 de la Loi impose au tribunal de s’assurer qu’il est survenu un changement, alors qu’il n’en est rien pour l’art. 15.2 en matière de demandes initiales de pension alimentaire. Le paragraphe 15.2(4) exige plutôt du tribunal qu’il tienne compte de la durée de la cohabitation, des fonctions que les parties ont remplies au cours du mariage, et de toute ordonnance, toute entente ou tout arrangement. On ne peut se soustraire à cette directive explicite dont le libellé est impératif.
[88] En toute déférence, cet extrait n’a aucun rapport avec le poids qu’il faut donner à l’accord entre les parties lorsque l’une d’entre elles demande la modification de l’ordonnance initiale à laquelle cet accord est intégré.
[89] Mes collègues citent également le par. 62 de Miglin. Or, comme il le précise, ce passage porte explicitement sur le traitement cohérent « des ententes consensuelles, qu’elles soient incorporées dans des ordonnances ou non ». La présente affaire vise la modification d’une ordonnance à laquelle une entente est intégrée. Les par. 60 à 62 de Miglin n’ont rien à voir avec le poids qu’il faut attribuer à l’accord intervenu entre les parties dans ce cas.
3. L’état du droit depuis l’arrêt Miglin
(a) Bref aperçu de la jurisprudence
[90] Je passe à la question de savoir comment les principes dégagés de Miglin s’appliquent aux demandes de modification. Avant d’exposer ce qui, selon moi, est la bonne réponse à cette question, je crois utile de passer brièvement en revue les opinions exprimées à ce sujet. Même le bref résumé qui suit démontre que des éclaircissements s’imposent.
[91] La plupart des tribunaux ont conclu que l’arrêt Miglin s’applique aux demandes de modification d’une ordonnance alimentaire à laquelle est intégré l’accord de séparation global entre les parties. Les tribunaux ont toutefois adopté des approches différentes quant à la manière dont l’analyse décrite par Miglin est pertinente. Certains d’entre eux n’étaient pas convaincus que les deux volets de cette analyse s’appliquent : voir notamment Kehler c. Kehler, 2003 MBCA 88, 177 Man. R. (2d) 135, aux par. 23 et 24; L. (H.) c. L. (M. H.), 2003 BCCA 484, 19 B.C.L.R. (4th) 327, aux par. 19 à 23. D’autres ont jugé que l’analyse en deux volets proposée dans Miglin s’applique à une ordonnance modificative, sans mentionner l’arrêt Willick : Ambler c. Ambler, 2004 BCCA 492, 5 R.F.L. (6th) 229, au par. 11; Spencer c. Spencer, 2005 SKQB 116, 261 Sask. R. 150, aux par. 9 et 10. D’autres encore ont affirmé qu’il faut appliquer à la fois l’arrêt Willick et l’analyse en deux volets proposée par Miglin : Turpin c. Clark, 2009 BCCA 530, 4 B.C.L.R. (5th) 48, aux par. 57 à 62; Droit de la famille — 103038, 2010 QCCA 2074, [2010] R.D.F. 647, au par. 49; voir aussi M. D.‑Castelli et D. Goubau, Le droit de la famille au Québec (5e éd., 2005), à la p. 485; J. Pineau et M. Pratte, La famille (2006), p. 463. D’autres tribunaux ont décidé que la marche à suivre dépend de la question de savoir si l’accord constitue un règlement définitif. S’il s’agit d’un règlement définitif, les deux volets de l’analyse prescrite par Miglin s’appliquent. Dans le cas contraire, c’est le test du changement important énoncé dans Willick qui s’applique : voir notamment Templeton c. Templeton, 2005 ABCA 133, 363 A.R. 392, aux par. 6 à 10. Selon d’autres tribunaux, la partie qui sollicite la modification de l’ordonnance doit satisfaire à la fois au critère préliminaire du « changement important » énoncé dans Willick et au deuxième volet du test établi dans Miglin : voir notamment Kemp c. Kemp, [2007] O.J. no 1131 (QL) (C.S.J.), aux par. 61 à 76. Deux éminents commentateurs ont aussi adopté essentiellement ce point de vue : J. G. McLeod, Annotation to Dolson c. Dolson (2004), 7 R.F.L. (6th) 25, aux p. 29 et 30; Payne et Payne, aux p. 284 à 286.
(b) La bonne démarche analytique
[92] À mon avis, les tribunaux saisis d’une demande de modification d’une ordonnance alimentaire en vertu de l’art. 17 doivent s’en remettre à la démarche exposée ci‑après. Cette démarche touche uniquement les demandes de modification assujetties au critère préliminaire du changement important sous le régime de l’art. 17. Je n’entends pas me prononcer sur les demandes de modification assujetties à la restriction prévue au par. 17(10).
1. La tâche du tribunal appelé à trancher une demande de modification d’une ordonnance incorporant les dispositions alimentaires de l’accord de séparation global et définitif entre les parties consiste essentiellement à trouver un juste équilibre entre, d’une part, l’objectif de préserver l’autonomie et la certitude et, d’autre part, la nécessité de s’assurer que les arrangements alimentaires sont conformes pour l’essentiel aux objectifs généraux de la Loi.
2. Willick établit le principe suivant : l’ordonnance dont la modification est sollicitée, et qui n’a pas été annulée, était juste au moment où elle a été rendue et elle n’est pas contestée dans la demande de modification. Cela signifie que le premier volet de l’analyse proposée dans Miglin n’est généralement pas pris en compte dans le cadre de la demande de modification parce que l’on suppose que ces questions ont été tranchées au moment où l’accord a été intégré dans l’ordonnance : J. G. McLeod, Annotation to Ambler c. Ambler (2004), 5 R.F.L. (6th) 229; McLeod, Annotation to Dolson, aux p. 29 et 30; Payne et Payne, aux p. 285 et 286.
3. Le critère préliminaire pour l’application de l’art. 17 est énoncé dans Willick, soit « un changement qui, s’il avait été connu à l’époque, se serait vraisemblablement traduit par des dispositions différentes. En corollaire, si l’élément qu’on présente comme un changement était connu à l’époque pertinente, il ne pourra être invoqué comme fondement d’une modification » : p. 688. Dans le contexte d’une demande de modification d’une ordonnance alimentaire à laquelle l’accord global et définitif entre les parties est intégré, un changement n’est « important » que s’il (1) concerne un élément dont les parties n’ont pas traité expressément dans l’accord ou qu’elles ne peuvent être présumées avoir envisagé; et (2) fait en sorte que l’ordonnance alimentaire, considérée dans le contexte de l’accord complet, n’est plus conforme pour l’essentiel aux objectifs de la Loi dans son ensemble.
4. En ce qui concerne le point (1), l’examen doit tenir compte du deuxième volet de l’analyse proposée dans Miglin. Un accord global et définitif qui ne prévoit aucune procédure de révision ou de modification doit être présumé avoir envisagé à la fois les éléments qui y sont expressément traités et les types de changements de situation que les parties ont envisagés ou devraient avoir envisagés au moment où l’ordonnance a été rendue : Miglin, au par. 89. Le critère applicable n’est cependant pas la simple imprévisibilité dans son sens le plus large, car pratiquement tous les changements sont prévisibles : voir Miglin, au par. 89; G. (L.), au par. 51; Stones c. Stones, 2004 BCCA 99, 195 B.C.A.C. 41, aux par. 15 et 16; Innes c. Innes (2005), 199 O.A.C. 69 (C.S.J. (C. div.)), aux par. 25 à 27. Le tribunal doit plutôt se demander si les parties ont envisagé explicitement la situation maintenant invoquée comme changement important ou s’il faut présumer qu’elles l’ont envisagée, compte tenu des stipulations de l’accord et de l’ensemble des circonstances. Le juge Lambert l’a bien expliqué dans Stones, au par. 16, en affirmant qu’il doit s’agir d’un élément que les parties ont dû envisager et qu’elles ont intégré dans leur accord. Cette affirmation va dans le sens des propos tenus dans Miglin : il s’agit de savoir « dans quelle mesure on peut dire que l’accord [. . .] a envisagé la situation qui est présentée à la Cour au moment de la demande » : par. 89. La réciproque est également vraie : l’inexistence d’un fait dont la survenance était envisagée peut aussi entraîner un changement de situation important.
5. Quant au point 2, la partie pertinente du deuxième volet de l’analyse proposée dans Miglin trouve application. Miglin précise qu’il faut prendre en considération tous les objectifs de la Loi pour déterminer si, au moment de l’examen, l’accord demeure conforme pour l’essentiel aux objectifs de la Loi. Ceux‑ci comprennent non seulement les objectifs législatifs propres aux ordonnances alimentaires, mais aussi les objectifs plus larges du règlement définitif, de la certitude et de l’autonomie que le législateur a adoptés dans la Loi : Miglin, aux par. 53 à 57 et 91.
6. Si l’on constate un changement important, on doit aussi tenir compte de l’accord pour déterminer quelle modification s’impose. Le changement n’est pas un critère préliminaire qui permet au tribunal « d’écarter totalement l’accord » : Miglin, au par. 90. Les juges qui rendent des ordonnances modificatives en vertu de l’art. 17 doivent plutôt se limiter à apporter la modification qui s’impose, sans soupeser l’ensemble des facteurs en vue de rendre une nouvelle ordonnance totalement distincte de l’ordonnance existante : Miglin, au par. 91. Je conviens avec les juges Abella et Rothstein que le tribunal « doit se limiter à apporter la modification qui s’impose en raison du changement » : par. 50.
D. Application
[93] Les parties se sont séparées en avril 2002 et ont divorcé le 13 mai 2003. Le 30 avril 2003, les parties ont signé un [traduction] « Consentement à jugement sur les mesures temporaires et les mesures accessoires » que j’appellerai l’accord. Elles étaient toutes deux représentées par un avocat.
[94] L’accord de 17 pages est complet et traite en détail de la garde, des droits de visite et de la pension alimentaire pour les enfants, de la pension alimentaire au profit de l’épouse et du partage du patrimoine familial. L’accord mentionne la volonté des parties de conclure un règlement définitif établissant toutes les mesures provisoires et accessoires, y compris la pension alimentaire au profit de l’épouse. L’accord mentionnait que l’épouse touchait des prestations d’assurance‑invalidité, et il prévoyait le versement d’une pension alimentaire indexée au profit de l’épouse, sans en limiter la durée ni l’assujettir à un processus de révision.
[95] L’époux a toujours été pleinement conscient de l’état de santé de son épouse. En fait, la preuve démontre qu’il a affirmé, tant avant qu’après la séparation, à l’assureur invalidité de son épouse, au responsables des pensions et au fisc qu’elle était inapte au travail. Par exemple, il a écrit au fisc le 12 août 2002 (environ cinq mois après la séparation, mais environ huit mois avant la signature de l’accord de séparation en avril 2003) pour lui demander d’annuler les intérêts et les pénalités qui lui avaient été imposés, se disant incapable de les payer. Outre les autres éléments qu’il a invoqués à l’appui de sa demande adressée au fisc, l’époux a mentionné « l’état de santé précaire et grandement détérioré de mon épouse, laquelle a subi six (6) nouvelles poussées de sclérose en plaque[s] au cours des deux (2) dernières années ».
[96] Comme le stipulait l’accord, ses dispositions ont été intégrées dans une ordonnance judiciaire (datée du 13 mai 2003), notamment celles prévoyant une pension alimentaire indexée de 3 688 $ par mois, payable par l’époux au profit de l’épouse (sans durée limitée ni révision automatique). Le préambule de l’ordonnance mentionne que les parties ont tenu compte des critères énumérés au par. 15.2(4) de la Loi sur le divorce et de ceux énoncés au par. 15.2(6).
[97] À mon avis, la Cour d’appel a conclu à tort qu’il était survenu un changement dans les « ressources, les besoins ou, d’une façon générale, la situation de l’un ou l’autre des ex‑époux » depuis le prononcé de l’ordonnance alimentaire au profit de l’épouse, dont la modification aurait été justifiée par un tel changement au titre du par. 17(4.1) de la Loi. Bien que j’estime qu’il faut ici donner à l’accord plus de poids que le pensent mes collègues, je souscris à leur conclusion, exprimée au par. 60 de leurs motifs, selon laquelle il n’est survenu aucun changement de situation important en l’espèce.
[98] Les parties ont conclu un accord global visant à régler de manière définitive toutes les questions qui les opposaient. L’époux savait que son épouse avait la sclérose en plaques et qu’on ne pouvait pas s’attendre à ce qu’elle cherche un emploi à l’extérieur du foyer. L’accord prévoyait le versement d’une pension alimentaire indexée au profit de l’épouse, sans en limiter la durée ni l’assujettir à un processus de révision quelconque fixé dans l’accord. Vu les stipulations de l’accord et les circonstances connues des parties à l’époque, il faut présumer que l’accord envisageait le fait que l’épouse ne chercherait pas un emploi à l’extérieur du foyer. On ne peut considérer que l’omission de l’épouse de chercher un emploi représente un écart important par rapport à la gamme des résultats raisonnables qu’anticipaient les parties lorsqu’elles ont rédigé l’accord : Miglin, par. 91. Il ne s’agissait pas d’un élément qui, « s’il avait été connu à l’époque, se serait vraisemblablement traduit par des dispositions différentes » : Willick, à la p. 688.
[99] Je conviens avec mes collègues que les conclusions que l’épouse pouvait travailler à l’extérieur du foyer et qu’elle devrait essayer d’acquérir son autonomie financière, tirées par la juge du procès, sont insoutenables compte tenu de la situation existante au moment où l’ordonnance initiale a été rendue : par. 52 à 56.
[100] Je me joins donc aux juges Abella et Rothstein pour proposer d’accueillir le pourvoi avec dépens devant toutes les cours.
Pourvoi accueilli avec dépens.
Procureurs de l’appelante : Miriam Grassby & Associés, Montréal.
Procureurs de l’intimé : Devine, Schachter, Polak, Montréal.
Procureurs des intervenants : Goldwater, Dubé, Westmount, Québec.