COUR SUPRÊME DU CANADA
Référence : R. c. J.M.H., 2011 CSC 45, [2011] 3 R.C.S. 197
Date : 20111006
Dossier : 33667
Entre :
J.M.H.
Appelant
et
Sa Majesté la Reine
Intimée
- et -
Directeur des poursuites pénales
Intervenant
Traduction française officielle
Coram : La juge en chef McLachlin et les juges Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella, Charron, Rothstein et Cromwell
Motifs de jugement :
(par. 1 à 41)
Le juge Cromwell (avec l’accord de la juge en chef McLachlin et des juges Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella, Charron et Rothstein)
R. c. J.M.H., 2011 CSC 45, [2011] 3 R.C.S. 197
J.M.H. Appelant
c.
Sa Majesté la Reine Intimée
et
Directeur des poursuites pénales Intervenant
Répertorié : R. c. J.M.H.
No du greffe : 33667.
2011 : 19 mai; 2011 : 6 octobre.
Présents : La juge en chef McLachlin et les juges Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella, Charron, Rothstein et Cromwell.
en appel de la cour d’appel de l’ontario
POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de l’Ontario (les juges Simmons, Rouleau et Watt), 2009 ONCA 834, 256 O.A.C. 246, 99 O.R. (3d) 761, 249 C.C.C. (3d) 140, 72 C.R. (6th) 154, [2009] O.J. No. 4963 (QL), 2009 CarswellOnt 7362, qui a annulé les acquittements inscrits par le juge Stong, [2009] O.J. No. 6377 (QL), 2009 CarswellOnt 8844, et qui a ordonné un nouveau procès. Pourvoi accueilli.
Christopher D. Hicks et Misha Feldmann, pour l’appelant.
Christine Bartlett‑Hughes, pour l’intimée.
James D. Sutton et Ann Marie Simmons, pour l’intervenant.
Version française du jugement de la Cour rendu par
Le juge Cromwell —
I. Introduction
[1] L’appelant a été acquitté à son procès relativement à deux chefs d’agression sexuelle à l’endroit de sa cousine de 17 ans. La Cour d’appel a annulé les acquittements et ordonné la tenue d’un nouveau procès parce que le juge du procès avait commis une erreur de droit en ne tenant pas compte de toute la preuve pour tirer sa conclusion. Le pourvoi de l’appelant devant notre Cour soulève à la fois une question précise et une question générale. La question précise est de savoir si, comme l’a conclu la Cour d’appel, le juge du procès a effectivement omis de tenir compte de toute la preuve; la question générale est de savoir dans quelles circonstances le traitement prétendument inadéquat de la preuve par le juge du procès soulève une erreur de droit seulement justifiant l’intervention de la juridiction d’appel lorsque le ministère public fait appel d’un acquittement. Pour ce qui est de la question précise d’abord, j’estime que le juge du procès n’a pas commis l’erreur que lui reproche la Cour d’appel. Je suis donc d’avis d’accueillir le pourvoi et de rétablir les acquittements prononcés au procès. Il est toutefois utile d’examiner les observations des parties et de l’intervenant sur la question plus générale relative aux circonstances dans lesquelles, lors de l’appel d’un acquittement par le ministère public, les erreurs qu’aurait commises le juge du procès dans son appréciation de la preuve constituent une erreur de droit seulement justifiant l’intervention de la juridiction d’appel.
II. Aperçu des faits et des procédures
[2] La plaignante prétend que l’appelant a eu des rapports sexuels avec elle sans son consentement à deux reprises alors qu’elle était couchée avec lui dans le lit de ce dernier. Elle avait 17 ans au moment des deux incidents; il avait 22 ans lors du premier incident et 23 ans lors du second. Selon le juge du procès, les deux incidents relatés par la plaignante ont eu lieu. À son sens, la question principale est de savoir si l’on a établi que l’activité sexuelle s’était déroulée sans le consentement de la plaignante ([2009] O.J. No. 6377 (QL)).
[3] Selon le juge, l’appelant a [traduction] « adopté un style de vie » comprenant des fêtes chez lui sur une base régulière et la fourniture d’alcool à de jeunes femmes, y compris la plaignante et sa sœur de 15 ans (par. 27).
[4] Le premier incident que relate la plaignante est survenu en février 2006. La plaignante et l’appelant bavardaient dans l’appartement de ce dernier et buvaient de l’alcool qu’il avait servi. La sœur cadette de la plaignante, le colocataire de l’appelant ainsi qu’un autre ami étaient là également, mais l’ami est parti avant que les autres n’aillent se coucher. À la fin de la soirée, la sœur de la plaignante est allée se coucher sur le sofa, le colocataire a fait de même dans sa chambre, et l’appelant ainsi que la plaignante se sont couchés dans le lit de ce dernier. Selon le témoignage de la plaignante, ils n’avaient pas discuté au préalable du fait qu’elle couche dans le lit de l’appelant.
[5] La plaignante a affirmé qu’aux petites heures du matin, l’appelant s’est rapproché d’elle et a commencé à la saisir et à la toucher. Selon son témoignage, elle a dit [traduction] « arrête », mais il a eu ensuite des rapports sexuels non protégés avec elle. Elle s’est levée, s’est lavée, a fait le tour de la maison, puis est retournée se coucher avec l’appelant, mais elle ne s’est pas endormie. Plus tard ce matin‑là, elle s’est levée, a réveillé sa sœur et elles sont parties ensemble. La plaignante n’a pas mentionné l’incident, et sa sœur a affirmé que rien ne paraissait anormal. La sœur de la plaignante a cependant témoigné que, lorsqu’elle s’est réveillée ce matin‑là, la plaignante se trouvait dans la chambre à coucher de l’appelant. Interrogée à propos de cette contradiction apparente entre son témoignage et celui de la plaignante, sa sœur a répondu qu’elle avait peut‑être confondu le matin en question et un autre moment où elles étaient chez l’appelant.
[6] Le deuxième incident signalé par la plaignante a eu lieu en mai 2006. Elle se trouvait à nouveau dans l’appartement de l’appelant après qu’ils eurent tous deux participé à une longue journée de déménagement. Elle a affirmé ne pas savoir comment elle avait fini par y passer une autre nuit. Ils étaient seuls à cette occasion. Après avoir regardé des films, ils se sont couchés dans son lit. Elle a témoigné qu’il a encore une fois commencé à la toucher et à l’embrasser, et qu’elle a dit [traduction] « non » avant qu’ils n’aient des rapports sexuels non protégés. Plus tard, elle était « trop énervée » pour quitter l’appartement même si elle avait une voiture. Elle est donc retournée se coucher dans le même lit et s’est endormie. Elle est partie le lendemain et n’a pas parlé de l’incident à qui que ce soit.
[7] La plaignante a affiché un poème en ligne. De l’avis du juge, elle l’a écrit très peu de temps après l’incident de février 2006 [traduction] « en tant qu’exutoire » (par. 29). Sa sœur a vu le poème sur Internet, et les incidents ont été révélés lorsqu’elle a commencé à en parler avec la plaignante. La plaignante a déposé un rapport au poste de police, et l’appelant a été accusé de deux chefs d’agression sexuelle. L’appelant a témoigné au procès et a nié avoir eu quelque contact sexuel que ce soit avec la plaignante.
[8] Le juge du procès a acquitté l’appelant relativement aux deux chefs d’accusation. Après avoir résumé presque toute la preuve, le juge du procès a dit n’avoir [traduction] « absolument aucun doute » (par. 26) que l’appelant et la plaignante avaient eu des relations sexuelles; il a rejeté explicitement les dénis de l’appelant à cet égard (par. 36).
[9] Le juge du procès a toutefois indiqué qu’il devait aussi être convaincu hors de tout doute raisonnable que l’activité sexuelle s’était déroulée sans le consentement de la plaignante. Il a dit avoir quelques « réserves » à ce sujet. Il a fait allusion au témoignage de la sœur selon lequel elle avait peut‑être confondu les moments où elle avait aperçu la plaignante dans le lit de l’appelant. Le juge a dit que ce témoignage l’avait amené à se demander combien de fois la plaignante s’était retrouvée dans le lit de l’appelant. Il s’est demandé [traduction] « pourquoi [la plaignante] tenait à retourner se coucher dans le lit où elle avait été violée? » (par. 34). Le juge a ensuite dit soupçonner « très fortement » que la plaignante était confuse et « hésitait » à entrer dans la chambre à coucher de l’accusé. Il est revenu sur le fait que « [s]elon les dires de la plaignante, elle est allée au lit de son plein gré et cela n’avait même pas fait l’objet de discussions. Pourquoi? » (par. 35).
[10] Le juge du procès a parlé du poème de la plaignante qui s’intitule Black Dark, et l’a cité intégralement dans les motifs qu’il a exposés de vive voix. Comme je l’ai déjà dit, il a retenu la thèse que ce poème avait été écrit en tant qu’exutoire très peu de temps après l’incident de février. Il a ajouté : [traduction] « [l]a lecture de l’exposé que fait [la plaignante] des incidents du 11 février suscite des doutes dans mon esprit » (par. 31). Le juge a signalé que les mots « aigre‑doux » et « regret » qui figuraient dans le poème ne « décrivaient guère un viol » (par. 33). Le juge du procès a ensuite conclu en ces termes : « Vu les circonstances de l’espèce, et même si je ne crois pas l’accusé et je suis convaincu qu’il y a eu une relation sexuelle lors de ces deux incidents, je ne puis être convaincu que [la plaignante] a été agressée sexuellement sans son consentement » (par. 36).
[11] Le ministère public a eu gain de cause devant la Cour d’appel, qui a annulé les acquittements et ordonné un nouveau procès relativement aux deux chefs d’accusation (2009 ONCA 834, 256 O.A.C. 246). D’après la Cour d’appel, le juge du procès a commis une erreur de droit dans son examen de la preuve. Elle a conclu plus particulièrement qu’il n’avait pas examiné certaines lignes du poème à la lumière du reste du poème, et qu’il n’avait pas analysé le poème dans le contexte du témoignage de la plaignante sur le consentement. Il s’agissait, selon le juge Watt, d’une analyse [traduction] « fragmentaire », incompatible avec l’obligation du juge du procès de prendre en considération l’effet cumulatif de tous les éléments de preuve pertinents (par. 64), ce qui constituait une erreur de droit, comme l’explique notre Cour dans l’arrêt R. c. B. (G.), [1990] 2 R.C.S. 57.
[12] Selon l’appelant, le juge du procès n’a pas analysé la preuve de manière « fragmentaire ». L’appelant prétend en outre que, même si le juge du procès avait bel et bien commis une erreur, tel que l’a affirmé la Cour d’appel, cette dernière n’avait pas compétence pour instruire un appel formé par le ministère public parce que, s’il y a eu erreur, ce ne pouvait être qu’une erreur de fait et non une erreur de droit seulement, comme l’exige l’al. 676(1)a) du Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C‑46. Pour sa part, le ministère public intimé prétend que, comme l’a conclu la Cour d’appel, le juge du procès a effectivement commis une erreur de droit en examinant la preuve de façon fragmentaire.
III. Questions en litige
[13] Deux questions se posent en l’espèce :
1. Le juge du procès a‑t‑il omis de prendre en considération l’ensemble de la preuve?
2. Dans quelles circonstances l’appréciation prétendument viciée de la preuve par le juge du procès constitue‑t‑elle une erreur de droit permettant la révision d’un acquittement par la cour d’appel?
IV. Analyse
A. Le juge du procès a‑t‑il omis de prendre en considération l’ensemble de la preuve?
[14] Comme je l’ai déjà dit, la Cour d’appel a conclu que le juge du procès n’avait pas examiné des passages précis du poème de la plaignante en tenant compte du reste du poème et de son témoignage sous serment. La Cour d’appel a mentionné que :
[traduction] Le juge du procès avait accepté le témoignage de [la plaignante] selon lequel il y avait eu des relations sexuelles, mais [qu’il] n’avait jamais fait allusion à son témoignage sur la question du consentement ou de l’absence de consentement, ni dit pourquoi il a rejeté ce témoignage, mis à part sa mention de différents mots du poème pris isolément sur lesquels [la plaignante] n’avait jamais été interrogée. [par. 62]
. . .
. . . Son analyse fragmentaire de mots du poème pris isolément était incompatible avec son obligation d’examiner l’ensemble du poème en tenant compte des autres éléments de preuve à cet égard. [par. 64]
Tout en reconnaissant que le juge du procès a pris en considération d’autres éléments de la conduite de la plaignante dans son analyse de la question du consentement, la Cour d’appel a conclu que [traduction] « ce sont les passages du poème pris isolément [. . .] qui ont fait pencher la balance en faveur de l’acquittement » (par. 70). La Cour d’appel s’est aussi dite préoccupée du fait que le juge du procès avait utilisé à tort le poème relatif au premier incident dans son examen du second incident.
[15] En toute déférence, je ne puis accepter cette façon de caractériser la décision du juge du procès pour quatre raisons.
[16] Premièrement, la Cour d’appel a affirmé à tort que [traduction] « [l]e juge du procès ne mentionne pas dans ses motifs le témoignage rendu sous serment par [la plaignante] au procès » (par. 56 (en italique dans l’original)) et qu’il « n’avait [. . .] jamais fait allusion à son témoignage sur la question du consentement ou de l’absence de consentement, ni dit pourquoi il a rejeté ce témoignage, mis à part sa mention de différents mots du poème pris isolément sur lesquels [la plaignante] n’avait jamais été interrogée » (par. 62). En fait, les huit premières pages de la transcription des motifs exposés de vive voix par le juge du procès résument le témoignage de la plaignante, et le passage de son témoignage quant à son absence de consentement y est explicitement mentionné. Le juge du procès a fait remarquer au sujet de l’incident de février que la plaignante avait repoussé l’appelant en disant [traduction] « arrête », et qu’elle s’était éloignée et n’avait jamais consenti au contact. Quant à l’incident de mai, le juge du procès a signalé que la plaignante avait dit « non » et avait repoussé l’appelant au moment où il s’est rapproché d’elle et l’a embrassée, et qu’elle avait affirmé n’avoir jamais consenti aux rapports sexuels.
[17] Avec égards, la Cour d’appel a mal interprété le dossier en reprochant au juge de ne pas avoir fait allusion au témoignage de la plaignante sur son absence de consentement à l’activité sexuelle. Le juge du procès a évoqué ce témoignage au moins trois fois dans ses motifs (par. 7, 11 et 15).
[18] Deuxièmement, l’affirmation de la Cour d’appel selon laquelle le juge du procès n’a pas motivé le « rejet » du témoignage de la plaignante pose problème à deux égards : le juge du procès n’avait pas à « rejeter » le témoignage de la plaignante pour qu’il subsiste dans son esprit un doute raisonnable soulevé par l’ensemble de la preuve et, comme nous le verrons, il a motivé abondamment le doute raisonnable qui subsistait dans son esprit quant au consentement.
[19] Troisièmement, les motifs du juge du procès ne donnent aucunement matière à conclure, comme l’a fait la Cour d’appel, qu’il a utilisé hors contexte de courts extraits du poème. Le juge a cité le poème dans son intégralité avant de souligner les mots qui suscitaient des doutes dans son esprit eu égard aux autres éléments de preuve qui lui ont été présentés.
[20] Enfin, la Cour d’appel a eu tort de conclure que ce sont quelques courts extraits du poème qui avaient [traduction] « fait pencher » la balance en faveur de l’acquittement et que le juge avait eu tort d’examiner le poème relativement au deuxième incident. En toute déférence, ces conclusions ne procèdent pas d’une interprétation juste des motifs du juge du procès.
[21] Ce dernier a signalé qu’il devait être convaincu hors de tout doute raisonnable que les incidents étaient survenus sans le consentement de la plaignante. Il a exprimé sa réserve — fondée sur la preuve de la relation entre l’accusé et la plaignante et sur le témoignage de la sœur de la plaignante — quant au nombre de fois que la plaignante s’était trouvée chez l’accusé et avait couché dans son lit. Il a relevé que l’appelant et la plaignante entretenaient une relation [traduction] « solide mais perverse » (par. 30). Après avoir mentionné un extrait du poème et exprimé sa réserve au sujet de l’emploi, par la plaignante, du mot « regret » pour parler du premier incident, le juge du procès s’est demandé « pourquoi [elle tenait] à retourner se coucher dans le lit où elle avait été violée » (par. 34). Bien entendu, ce commentaire n’avait rien à voir avec le texte du poème; il reposait plutôt sur les autres éléments de preuve qui lui avaient été présentés à l’égard des deux incidents.
[22] Après avoir évoqué quelques autres passages du poème — [traduction] « Première impression si aigre‑douce » — , le juge a dit soupçonner très fortement, à la lecture du poème, que la plaignante était confuse et avait hésité à entrer dans cette chambre. Il a ensuite parlé de son témoignage selon lequel elle était allée au lit de son plein gré sans en avoir discuté au préalable; le juge du procès s’est demandé « [p]ourquoi? ». Il a ensuite conclu que, « [v]u les circonstances de l’espèce », il ne pouvait se convaincre que la plaignante n’avait pas consenti à l’activité sexuelle. Bref, le juge a mentionné des extraits du poème dans le contexte des autres éléments de preuve dont il a parlé, et il a expressément dit tenir compte de toutes les circonstances de l’espèce pour arriver à sa conclusion.
[23] Avec égards, la Cour d’appel a conclu à tort que le juge du procès avait analysé la preuve de façon [traduction] « fragmentaire » et que son utilisation hors contexte du poème avait « fait pencher la balance » dans sa décision d’acquitter l’appelant. De plus, j’estime qu’elle a eu tort de dire que « [l]e juge du procès semble avoir utilisé le poème relatif à l’incident survenu le 11 février 2006 pour étayer sa conclusion quant à la question du consentement ou de l’absence de consentement à l’égard de l’incident qui serait survenu le 20 mai 2006 » (par. 63). Comme je l’ai indiqué précédemment, il ressort d’une interprétation juste des motifs du juge du procès qu’il entretenait un doute raisonnable après avoir examiné toute la preuve.
B. Dans quelles circonstances les lacunes dont souffrirait l’appréciation de la preuve par le juge du procès constituent‑elles une erreur de droit et donnent‑elles ouverture, pour cette raison, à la révision d’un acquittement par la cour d’appel?
[24] Le ministère public ne peut interjeter appel de l’acquittement d’une infraction punissable par voie de mise en accusation que « pour tout motif d’appel qui comporte une question de droit seulement » : Code criminel, al. 676(1)a). Ce droit d’appel limité fait intervenir la question épineuse de savoir en quoi consiste une erreur de droit seulement. Le présent pourvoi soulève de nouveau la question de savoir quand les lacunes dont souffrirait l’appréciation de la preuve par le juge du procès constituent une erreur de droit qui permet au ministère public d’interjeter appel d’un acquittement. La jurisprudence fait actuellement état de quatre situations de ce genre. Cette liste n’est peut‑être pas exhaustive, mais il sera utile de réviser brièvement ces quatre situations.
(1) Une conclusion de fait qui n’est appuyée par aucun élément de preuve constitue une erreur de droit — Par contre, pour l’application de cette règle, la conclusion que le juge des faits entretient un doute raisonnable n’est pas une conclusion de fait
[25] Il est reconnu depuis longtemps qu’une conclusion de fait qui n’est appuyée par aucun élément de preuve constitue une erreur de droit : Schuldt c. La Reine, [1985] 2 R.C.S. 592, p. 604. Il ne découle toutefois pas de ce principe qu’un acquittement peut être annulé parce qu’il n’est pas appuyé par la preuve. En l’absence de quelque fait ou élément à l’égard duquel le fardeau de preuve incombe à l’accusé, un acquittement est non pas une conclusion de fait, mais une conclusion qu’il n’a pas été satisfait à la norme de persuasion hors de tout doute raisonnable. Qui plus est, comme l’a souligné la Cour dans R. c. Lifchus, [1997] 3 R.C.S. 320, au par. 39, un doute raisonnable doit logiquement découler de la preuve ou de l’absence de preuve. Le juge en avise à juste titre les jurés et leur dit qu’ils peuvent accepter une partie ou l’ensemble de la déposition d’un témoin ou la rejeter entièrement : Lifchus, par. 30 et 36; Conseil canadien de la magistrature, Modèles de directives au jury, partie III, Directives finales, 9.4 Évaluation de la preuve (en ligne).
[26] La règle selon laquelle une conclusion de fait qui n’est appuyée par aucun élément de preuve constitue une erreur de droit ne s’applique généralement pas à l’acquittement fondé sur un doute raisonnable. Comme l’a dit le juge Binnie au par. 22 de l’arrêt R. c. Walker, 2008 CSC 34, [2008] 2 R.C.S. 245 :
La différence majeure entre la position du ministère public et celle de l’accusé dans un procès criminel tient à ce que, bien sûr, l’accusé jouit de la présomption d’innocence. [. . .] [T]andis que l’accusé ne peut être déclaré coupable que si la poursuite établit chacun des éléments factuels de l’infraction au‑delà de tout doute raisonnable, cette exigence ne s’applique pas à un acquittement qui, contrairement à une condamnation, peut reposer simplement sur l’absence de preuve. [Italiques omis.]
[27] Notre Cour l’a dit très clairement dans R. c. Biniaris, 2000 CSC 15, [2000] 1 R.C.S. 381, par. 33 : « . . . la notion d’“acquittement déraisonnable” est incompatible, en droit, avec la présomption d’innocence et l’obligation qu’a la poursuite de présenter une preuve hors de tout doute raisonnable. »
(2) L’effet juridique des conclusions de fait ou des faits incontestés soulève une question de droit
[28] Il s’agit d’un type de situations énumérées dans l’arrêt R. c. Morin, [1992] 3 R.C.S. 286, où l’appréciation de la preuve par le juge du procès peut donner lieu à une erreur de droit. Comme l’a dit le juge Sopinka à la p. 294 :
Si un juge du procès conclut à l’existence de tous les faits nécessaires pour tirer une conclusion en droit et que, pour tirer cette conclusion, ces faits peuvent simplement être tenus pour avérés, une cour d’appel peut ne pas partager la conclusion tirée sans empiéter sur la fonction de recherche des faits conférée au juge du procès. Le désaccord porte sur le droit et non sur les faits ni sur les conclusions à tirer de ceux‑ci. Le même raisonnement s’applique si les faits sont acceptés ou incontestés.
En bref, la cour d’appel n’a qu’à appliquer les bons principes juridiques aux conclusions de fait du juge du procès; on peut établir en toute sûreté un lien entre l’erreur du juge, s’il en est, et une question de droit plutôt qu’une question de pondération adéquate de la preuve.
(3) Une appréciation de la preuve fondée sur un mauvais principe juridique constitue une erreur de droit
[29] Il s’agit d’un autre type de situations énoncé dans Morin. Comme l’a dit le juge Sopinka à la p. 295 de cet arrêt, « [l]’omission d’apprécier les éléments de preuve ne saurait constituer une erreur de droit que si elle résulte d’une mauvaise compréhension d’un principe juridique. » La juge Wilson a fait une importante mise en garde au sujet de ce moyen d’intervention en appel dans l’arrêt B. (G.) :
Il sera [. . .] plus difficile dans l’appel d’un acquittement d’établir avec certitude que l’erreur commise par le juge du procès soulevait une question de droit seulement en raison du fardeau de preuve qui incombe au ministère public dans toutes les poursuites criminelles et de l’importance accrue de l’examen critique de tous les éléments de preuve susceptibles de soulever un doute raisonnable. [p. 75]
[30] Le juge Lamer, plus tard Juge en chef, a affirmé dans Schuldt que cette proposition constitue le véritable fondement de l’arrêt de la Cour Wild c. La Reine, [1971] R.C.S. 101. Le juge Lamer a mentionné dans Schuldt, à la p. 610, que, sauf dans les rares cas où une disposition législative impose le fardeau de la preuve à l’accusé, on peut parfois dire en droit qu’il y a absence de preuve qui puisse permettre au tribunal de déclarer le prévenu coupable, mais on ne peut jamais dire qu’il y a absence de preuve qui lui permette de l’acquitter, car il y a toujours la présomption d’innocence qui doit être réfutée. La juge Wilson a elle aussi fait sienne cette approche aux p. 69 et 70 de l’arrêt B. (G.), et la juge McLachlin (maintenant Juge en chef) a également souligné ce point comme suit dans ses motifs concordants, à la p. 79 : « En l’absence d’une [. . .] erreur, la loi prévoit clairement que les doutes sur le caractère raisonnable de l’appréciation de la preuve par le juge du procès [dans le cas d’un appel formé par le ministère public à l’encontre d’un acquittement] ne constituent pas uniquement une question de droit . . . »
(4) Le juge du procès commet une erreur de droit s’il ne tient pas compte de toute la preuve qui se rapporte à la question ultime de la culpabilité ou de l’innocence
[31] C’est le dernier type de situations énumérées par le juge Sopinka dans Morin (p. 295 et 296). Un autre arrêt portant le même intitulé, R. c. Morin, [1988] 2 R.C.S. 345, en énonce le principe juridique sous‑jacent. Selon ce principe, c’est une erreur de droit que d’assujettir des éléments de preuve individuels à la norme de preuve hors de tout doute raisonnable; il faut examiner l’ensemble de la preuve : voir, notamment, B. (G.), p. 75-77 et 79. Le juge Sopinka a toutefois servi une importante mise en garde à propos de la manière dont on peut relever l’erreur en question. Il est erroné d’appliquer le principe établi dans Morin chaque fois que le juge du procès ne traite pas de chacun des éléments de preuve ou ne consigne pas chacun d’eux et l’appréciation qu’il en a faite. Comme le juge Sopinka l’a souligné à la p. 296 de l’arrêt Morin (1992) : « Le juge du procès doit examiner tous les éléments de preuve qui se rapportent à la question ultime à trancher, mais à moins que les motifs démontrent que cela n’a pas été fait, l’omission de consigner que cet examen a été fait ne permet pas de conclure qu’une erreur de droit a été commise à cet égard. » C’est le motif sur lequel s’est fondée la Cour d’appel pour intervenir, mais, comme je l’ai déjà dit, une interprétation juste des motifs du juge du procès n’étaie pas ce constat d’erreur de droit.
[32] Le juge du procès n’est pas tenu de mentionner chacun des éléments de preuve qu’il a examinés ou d’expliquer en détail l’appréciation qu’il a faite de chacun d’eux. Comme l’a souligné le juge Binnie dans Walker, « [l]es motifs sont suffisants s’ils répondent aux questions en litige et aux principaux arguments des parties. Leur suffisance doit être mesurée non pas dans l’abstrait, mais d’après la réponse qu’ils apportent aux éléments essentiels du litige » (par. 20). L’arrêt Walker établit aussi clairement que le caractère suffisant des motifs du juge du procès est fonction des moyens limités permettant au ministère public de faire appel d’un acquittement (par. 2 et 22). Comme l’a dit succinctement le juge Binnie, « [i]l faut prendre garde de ne pas s’arrêter aux lacunes apparentes des motifs formulés par le juge du procès lors de l’acquittement pour créer un motif d’“acquittement déraisonnable”, verdict que le tribunal ne peut prononcer en vertu du Code criminel » (par. 2).
[33] Après avoir examiné quatre types de situations dans lesquelles un traitement prétendument inadéquat de la preuve peut constituer une erreur de droit seulement, je reviens aux observations de l’appelant. Selon lui, lorsque le ministère public interjette appel d’un acquittement et prétend qu’une faille dans l’appréciation de la preuve par le juge du procès constitue une erreur de droit, cette erreur n’est susceptible de révision que si quatre conditions sont réunies : a) une erreur de droit a été commise; b) la mauvaise interprétation de la preuve n’est pas en réalité un verdict déraisonnable ou une erreur judiciaire; c) le ministère public est à même de démontrer avec un degré de certitude élevé que l’erreur a influé sur le verdict; et d) il y a eu déplacement vers l’accusé d’un fardeau imposé par la loi. Pour les motifs exposés plus loin, je ne puis accepter cette observation.
[34] La première condition énoncée par l’appelant — une erreur de droit a été commise — ne fait que reformuler la question, qui est de savoir dans quelles circonstances un traitement prétendument inadéquat de la preuve par le juge du procès peut constituer une erreur de droit seulement qui permet au ministère public de faire appel d’un acquittement. J’ai étudié quatre types de situations — et il y en a peut‑être d’autres — où cela peut se produire.
[35] La deuxième condition énoncée par l’appelant, qui a trait au point de savoir si la mauvaise interprétation de la preuve « n’est pas en réalité » un verdict déraisonnable ou une erreur judiciaire, n’est pas un moyen utile d’aborder la question. Le verdict déraisonnable et l’erreur judiciaire sont des moyens de révision en appel d’une déclaration de culpabilité; le fait de les mentionner n’aide pas à identifier les erreurs de droit seulement lorsque le ministère public fait appel d’un acquittement.
[36] La troisième condition qu’énonce l’appelant — le ministère public est à même de démontrer avec un degré de certitude élevé que l’erreur a influé sur le verdict — n’aide pas non plus à reconnaître une question de droit seulement. Cette condition se rapporte non pas à la question de savoir si l’erreur en est une de droit, mais à celle de savoir quand la juridiction d’appel peut intervenir en cas d’erreur de droit.
[37] Selon le quatrième argument de l’appelant, le traitement de la preuve par le juge du procès peut seulement constituer une erreur de droit donnant ouverture à un appel du ministère public s’il y a eu déplacement du fardeau de preuve. L’appelant fonde cette position sur des propos tenus par le juge Lamer dans Schuldt, à la p. 604 :
. . . une conclusion de fait qui n’est appuyée par aucun élément de preuve constitue une erreur de droit. Cela dit, je m’empresse d’ajouter que, dans le cas d’un acquittement, cela ne se produira que si la loi a transféré à l’accusé l’obligation de prouver un fait donné.
[38] L’appelant prétend qu’il faut désormais considérer comme mal fondé l’arrêt de la Cour Wild.
[39] Avec égards, je n’accepte aucune de ces observations. Comme je l’ai expliqué précédemment, l’arrêt Schuldt (et bien d’autres décisions) énonce le principe qu’un doute raisonnable n’a pas à reposer sur la preuve; le doute peut découler d’une absence de preuve ou du simple fait que la preuve ne parvient pas à convaincre le juge des faits hors de tout doute raisonnable, soit la norme à atteindre. La Cour a expliqué à deux reprises, dans Schuldt et B. (G.), le fondement sur lequel repose l’arrêt Wild. Ce n’est que lorsqu’un doute raisonnable est vicié par une erreur de droit que l’on peut réviser en appel un acquittement.
C. Application aux faits de l’espèce
[40] Comme je l’ai déjà dit, bien que le juge présidant un procès commette une erreur de droit en analysant la preuve de façon fragmentaire, les motifs du juge du procès en l’espèce ne révèlent, à mon avis, aucune erreur de ce genre.
V. Dispositif
[41] Je suis d’avis d’accueillir le pourvoi et de rétablir les acquittements prononcés au procès.
Pourvoi accueilli.
Procureurs de l’appelant : Hicks Adams, Toronto.
Procureur de l’intimée : Procureur général de l’Ontario, Toronto.
Procureur de l’intervenant : Service des poursuites pénales du Canada, Gatineau.