COUR SUPRÊME DU CANADA
Référence : R. c. Topp, 2011 CSC 43, [2011] 3 R.C.S. 119
Date : 20110923
Dossier : 33529
Entre :
Sa Majesté la Reine
Appelante
et
John Phillip Topp
Intimé
- et -
Procureur général de l’Alberta
Intervenant
Traduction française officielle
Coram : La juge en chef McLachlin et les juges Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella, Charron, Rothstein et Cromwell
Motifs de jugement :
(par. 1 à 44)
Le juge Fish (avec l’accord de la juge en chef McLachlin et des juges Binnie, LeBel, Deschamps, Abella, Charron, Rothstein et Cromwell)
R. c. Topp, 2011 CSC 43, [2011] 3 R.C.S. 119
Sa Majesté la Reine Appelante
c.
John Phillip Topp Intimé
et
Procureur général de l’Alberta Intervenant
Répertorié : R. c. Topp
No du greffe : 33529.
2011 : 23 mars; 2011 : 23 septembre.
Présents : La juge en chef McLachlin et les juges Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella, Charron, Rothstein et Cromwell.
en appel de la cour d’appel de l’ontario
POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de l’Ontario (les juges Moldaver, Goudge et Rouleau), 2009 ONCA 828, [2009] O.J. No. 4934 (QL), 2009 CarswellOnt 7307, qui a confirmé une décision de la juge Baltman, 2008 CanLII 20991, [2008] O.J. No. 1766 (QL), 2008 CarswellOnt 2539. Pourvoi rejeté.
Nicholas E. Devlin et Xenia Proestos, pour l’appelante.
Personne n’a comparu pour l’intimé.
Maureen J. McGuire, pour l’intervenant.
P. Andras Schreck, en qualité d’amicus curiae.
Version française du jugement de la Cour rendu par
Le juge Fish —
I
[1] John Phillip Topp, l’intimé, a été reconnu coupable en 2008 d’avoir fraudé Douanes Canada pour une somme de 4,7 millions de dollars par le biais de son entreprise de courtage.
[2] Le ministère public a demandé qu’une amende de 4,7 millions de dollars et une peine d’emprisonnement de sept ans lui soient infligées. La juge du procès l’a condamné à une peine d’emprisonnement de cinq ans au total (2008 CanLII 20991), mais elle a refusé de lui imposer une amende car elle ne pouvait remplir la condition prévue au par. 734(2) du Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C‑46, n’étant pas convaincue qu’il aurait été en mesure de la payer.
[3] La Cour d’appel de l’Ontario a rendu un arrêt unanime dans lequel elle a rejeté l’appel interjeté par le ministère public (2009 ONCA 828 (CanLII)), qui se pourvoit à présent devant notre Cour, avec autorisation, contre cet arrêt.
[4] Dans ses observations relatives à la peine, l’avocat de la défense a avancé que M. Topp n’avait pas la capacité de payer une amende, mais il a produit très peu d’éléments de preuve pour étayer son allégation et n’a offert aucune explication sur ce qu’il était advenu des 4,7 millions de dollars. Le ministère public, incapable de déterminer où se trouvaient les fonds, a invité la cour à déduire que M. Topp les avait toujours en sa possession.
[5] Devant notre Cour, le ministère public soutient que, selon le par. 734(2), il incombait à M. Topp de prouver qu’il était incapable de payer une amende correspondant aux fonds, qui, comme il a été établi, ont été obtenus frauduleusement par lui. M. Topp ne s’étant pas acquitté de ce fardeau, le ministère public fait valoir que la juge du procès a commis une erreur de droit en refusant de lui infliger l’amende proposée.
[6] Je suis d’avis de rejeter le pourvoi.
[7] Le fait d’avoir reçu des fonds obtenus illégalement n’impose pas au délinquant le fardeau de prouver qu’il ne les a plus en sa possession. Toutefois, il arrive souvent que le tribunal puisse déduire de l’absence de toute explication crédible de la part du délinquant que celui‑ci est en mesure de payer une amende. Cependant, le tribunal n’est pas tenu par la loi de faire une telle déduction, dont la valeur probante dépendra des circonstances de chaque cas et variera donc d’une affaire à l’autre.
[8] Je suis d’accord avec la Cour d’appel qu’il s’agit d’un [traduction] « cas limite » (par. 1). Un autre juge aurait certainement pu en décider autrement, mais je suis également d’accord qu’il était loisible à la juge du procès, compte tenu de la preuve et des renseignements dont elle disposait, de refuser d’imposer une amende à M. Topp.
II
[9] M. Topp possédait et administrait Topp Customs Services Inc., une entreprise de courtage qui aidait les importateurs à déterminer et remplir leurs obligations douanières. De 1999 à 2001, à plus de 400 occasions distinctes, il a empoché les sommes que des importateurs avaient versées à l’entreprise à cette fin, et ce pour un total de plus de 4,7 millions de dollars. Dans chaque cas, l’entreprise percevait les droits et taxes à payer au gouvernement, mais elle soumettait à Douanes Canada de faux documents indiquant que ses clients ne lui devaient rien ou à peu près rien.
[10] Au procès, M. Topp a été reconnu coupable de 16 chefs d’accusation de fraude et de tentative de fraude en application de l’al. 153c) de la Loi sur les douanes, L.R.C. 1985, ch. 1 (2e suppl.). Les déclarations de culpabilité prononcées à son égard ne sont pas contestées.
[11] La seule question que soulève le présent pourvoi est de savoir si la juge du procès, la juge Baltman, a commis une erreur de droit en rejetant la demande du ministère public d’infliger une amende à M. Topp. Plus particulièrement, il s’agit de savoir si la juge Baltman a mal appliqué le par. 734(2) du Code criminel et, plus précisément encore, si elle était tenue d’infliger une amende à M. Topp, compte tenu de l’omission de ce dernier d’expliquer ce qu’il était advenu des 4,7 millions de dollars dont il s’était frauduleusement emparé, comme elle l’a conclu.
[12] Le paragraphe 734(2) prévoit ce qui suit :
734. . . .
(2) Sauf dans le cas d’une amende minimale ou de celle pouvant être infligée au lieu d’une ordonnance de confiscation, le tribunal ne peut infliger l’amende prévue au présent article que s’il est convaincu que le délinquant a la capacité de la payer ou de s’en acquitter en application de l’article 736.
[13] L’article 736 du Code criminel prévoit que « [l]e délinquant condamné au paiement d’une amende au terme de l’article 734 [. . .] peut s’acquitter de l’amende en tout ou en partie par acquisition de crédits au titre de travaux réalisés, sur une période maximale de deux ans, dans le cadre d’un programme [provincial] [. . .] établi à cette fin ». Or, l’Ontario n’a pas établi un tel programme. Par conséquent, à moins que la juge ait été convaincue que M. Topp était en mesure de payer l’amende, aucune amende ne pouvait, en droit, lui être infligée.
[14] La juge Baltman a donc refusé de lui infliger une amende. Après avoir examiné les observations des avocats, elle a expliqué sa conclusion de la manière suivante :
[traduction] Il n’existe pour ainsi dire aucune information sur ce que M. Topp a fait des fonds qui ont été dérobés; le ministère public a tenté d’en retrouver la trace et conclu qu’une partie de ceux‑ci avait été transférée à un compte bancaire à Antigua, mais qu’il n’était plus possible de les recouvrer. Comme M. Topp ne semble posséder que peu de biens matériels, nul ne sait ce qu’il est advenu des fonds.
. . .
. . . Étant donné que je ne suis pas convaincue que l’accusé est en mesure de payer une amende, je ne lui en infligerai pas. [par. 6 et 33]
[15] L’appel du ministère public a été rejeté par la Cour d’appel de l’Ontario. Dans son bref arrêt, la cour a dit qu’il s’agissait d’[traduction] « un cas limite », mais elle a tout de même jugé que « la juge du procès pouvait conclure, sur la base du dossier dont elle disposait et des observations de l’avocat de la défense, que l’intimé n’avait pas la capacité de payer l’amende » (par. 1).
III
[16] Sous réserve du par. 734(2), le tribunal peut imposer une amende « en sus ou au lieu de toute autre peine » qu’il doit ou peut infliger (al. 734(1)a)).
[17] En l’espèce, le ministère public a exhorté la cour à infliger une amende à M. Topp, en plus d’une longue période d’emprisonnement. Il arrive parfois que le délinquant demande qu’une amende lui soit infligée au lieu d’une peine plus sévère. Par ailleurs, le tribunal peut infliger une amende au délinquant même si aucune des parties ne le demande. Quoi qu’il en soit, le par. 734(2) s’applique dans ces trois cas : le tribunal ne peut infliger une amende que s’il est convaincu, sur la base du dossier dont il dispose, que le délinquant a la capacité de la payer (ou de s’en acquitter en vertu de l’art. 736).
[18] L’objectif visé par le par. 734(2) consiste à empêcher que des amendes soient infligées à des délinquants réellement incapables de les payer, et ainsi diminuer le nombre de délinquants incarcérés pour défaut de paiement. En proposant l’adoption de ce paragraphe, en 1994, le ministre de la Justice de l’époque en a ainsi expliqué la raison d’être :
À l’heure actuelle, près d’un tiers des personnes admissibles à l’incarcération en institution provinciale le sont pour défaut de paiement d’amende. . .
Ce projet de loi reconnaît cette situation.
Par ces dispositions, le tribunal devra être convaincu que le contrevenant peut payer l’amende envisagée avant de l’infliger.
(Débats de la Chambre des communes, vol. 133, 1re sess., 35e lég., 20 septembre 1994, p. 5872)
[19] L’effet de la disposition a été décrit de la façon suivante par notre Cour dans R. c. Wu, 2003 CSC 73, [2003] 3 R.C.S. 530, par. 47 :
. . . le législateur a rejeté de façon générale la notion selon laquelle une amende devait être fixée sans égard à la capacité de payer d’un délinquant. Sauf disposition contraire de la loi, le juge doit désormais s’assurer de la capacité de payer du délinquant avant de lui infliger une amende.
[20] Avant d’infliger l’amende au délinquant, le tribunal doit donc conclure formellement que celui‑ci est en mesure de la payer. En l’absence de preuve étayant une telle conclusion, la partie qui demande l’imposition d’une amende ne saurait avoir gain de cause.
[21] Le paragraphe 734(2) n’impose pas un fardeau de preuve formel à la partie qui propose l’amende. En pratique, cependant, il le fait dans une certaine mesure car, en droit, le tribunal ne peut infliger une amende au délinquant que s’il est convaincu que ce dernier est capable de la payer. Or, cela suppose nécessairement que le tribunal tire d’abord une conclusion formelle en se fondant sur la preuve et les renseignements dont il a été dûment saisi conformément aux art. 720 à 724 du Code criminel. En l’absence de preuve suffisante étayant une telle conclusion, la partie qui propose l’amende ne saurait avoir gain de cause.
[22] En ce sens, le par. 734(2) impose à la partie qui propose l’amende le fardeau de convaincre le tribunal que le délinquant est en mesure de la payer. Pour s’acquitter de ce fardeau, cette partie peut se fonder sur l’ensemble des éléments de preuve pertinents qui ont été soumis au tribunal au stade de la détermination de la peine, y compris les preuves et les renseignements fournis par toute autre partie ou autrement obtenus de façon régulière par le juge, par exemple en vertu du par. 723(3) du Code criminel.
[23] La partie qui s’oppose à l’amende — souvent, mais pas toujours, le délinquant — a évidemment le droit de présenter toute preuve ou tout renseignement admissible au stade de la détermination de la peine qui tend à démontrer que le délinquant est incapable de la payer. Cette partie n’est toutefois pas tenue de s’acquitter d’un fardeau de preuve formel — qu’il s’agisse d’un fardeau de présentation de la preuve ou d’un fardeau de persuasion — pour s’opposer à l’amende. Elle demeure libre d’avancer que la preuve invoquée par la partie qui propose l’amende ne saurait convaincre le tribunal que le délinquant est capable de la payer.
[24] Pour conclure que le dossier contient assez d’éléments de preuve pour « convaincre » le tribunal que le délinquant peut se permettre de payer l’amende proposée, le juge du procès doit être convaincu, par une preuve prépondérante, que ce dernier a la capacité de la payer. Il convient d’appliquer cette norme de preuve dans le contexte du par. 734(2), et ce pour deux raisons.
[25] Premièrement, il est logique de penser que le mot « convaincu » dans ce contexte ne peut désigner rien de moins que la norme de la prépondérance des probabilités. Il ne serait pas logique que le juge du procès puisse être convaincu que le délinquant pourrait payer l’amende proposée, d’une part, mais douter qu’il serait, selon toute vraisemblance, en mesure de la payer, d’autre part.
[26] Deuxièmement, cette norme est compatible avec l’al. 724(3)d) du Code criminel, dont voici le libellé :
724. . . .
(3) Les règles suivantes s’appliquent lorsqu’un fait pertinent est contesté :
. . .
d) sous réserve de l’alinéa e), le tribunal doit être convaincu, par une preuve prépondérante, de l’existence du fait contesté sur lequel il se fonde pour déterminer la peine;
Selon l’alinéa e), le ministère public est tenu de prouver hors de tout doute raisonnable tout fait aggravant. Or, la conclusion qu’un délinquant est capable de payer une amende n’est pas un fait aggravant.
IV
[27] Il arrive souvent — mais pas toujours — qu’en l’absence d’une explication raisonnable contraire, le fait que le délinquant a reçu, dans le passé, des fonds obtenus illégalement permette de déduire, au moment de la détermination de sa peine, qu’il a toujours suffisamment de fonds pour payer une amende : R. c. Grimberg (2002), 155 O.A.C. 296, par. 17‑20; R. c. Desjardins (1996), 182 R.N.‑B. (2e) 321 (C.A.), par. 29; R. c. Dow (1976), 1 C.R. (3d) S.‑9 (C.A.C.‑B.), p. S.‑14 à S.‑15; R. c. Noseworthy, 2000 NFCA 45, 192 Nfld. & P.E.I.R. 120, par. 21; R. c. Guppy (1995), 16 Cr. App. R. (S.) 25 (C.A.). Voir également R. c. Johnson, 2010 ABCA 392, 493 A.R. 74, par. 23; R. c. Castro, 2010 ONCA 718, 102 O.R. (3d) 609, par. 34, affaires qui traitent d’ordonnances de restitution, question connexe à celle qui nous occupe en l’espèce mais qui en diffère.
[28] Comme je l’ai déjà dit, le poids d’une telle déduction dépendra des circonstances de chaque cas et variera donc d’une affaire à l’autre. Aucune des affaires susmentionnées ne traite de cette question dans les circonstances précises du cas qui nous occupe ni ne fait une étude exhaustive de la question de droit que nous sommes appelés à trancher en l’espèce : le juge du procès a‑t‑il non seulement la faculté, mais l’obligation, en droit, de conclure que le délinquant a toujours le produit de son crime en sa possession, à moins que ce dernier n’explique ce qu’il est advenu des fonds?
[29] À mon avis, il convient de répondre à cette question par la négative, et ce essentiellement pour deux raisons.
[30] D’abord, j’estime que la valeur probante que l’on peut raisonnablement accorder au fait que le délinquant a reçu, dans le passé, des fonds obtenus illégalement variera en fonction d’au moins deux facteurs, à savoir le délai qui s’est écoulé entre le moment où il les a acquis et celui où il se voit imposer une peine, d’une part, et l’importance de la somme en question, d’autre part. Plus il s’est écoulé de temps depuis le moment où il a acquis les fonds, moins il est probable qu’il aura toujours la somme totale en sa possession. Par ailleurs, plus cette somme est modeste, moins il est probable qu’il aura toujours l’ensemble des fonds, voire une bonne partie de ceux‑ci, en sa possession. Enfin, il est plus probable que le délinquant aura dépensé les fonds en entier s’il s’agit d’une somme modeste, par opposition à une somme considérable.
[31] Il est impératif que les tribunaux appelés à prononcer la peine conservent le pouvoir discrétionnaire qui leur est reconnu de décider eux‑mêmes de la valeur probante à accorder à toute preuve tendant à établir que le délinquant a déjà eu les fonds en sa possession, compte tenu des variables que j’ai déjà mentionnées et des autres facteurs qu’ils jugent pertinents dans les circonstances des affaires dont ils sont saisis. Par exemple, dans le cas où un délai important s’est écoulé et où la somme volée était modeste, le fait que le délinquant a déjà eu les fonds en sa possession ne suffira peut‑être pas à lui seul à convaincre le tribunal — même en l’absence de toute explication de la part du délinquant — que ce dernier est toujours en mesure de payer l’amende. À l’inverse, le fait que le délinquant a récemment eu une somme importante en sa possession suffira généralement, en l’absence de toute explication crédible, à convaincre le tribunal que ce dernier dispose toujours d’une bonne partie de son butin. Dans l’un et l’autre cas, le fait que le délinquant a acquis, dans le passé, des fonds obtenus frauduleusement aura le même effet probant que le fait qu’il a déjà eu en sa possession des biens acquis de manière licite.
[32] Ensuite, le texte même du par. 734(2) ainsi que la volonté du législateur d’éviter que ne soient incarcérés des délinquants véritablement incapables de payer leurs amendes nous amènent à conclure qu’il ne faut pas toujours déduire d’une preuve établissant que le délinquant a effectivement reçu les fonds qu’il a toujours la capacité de payer une amende. Selon le par. 734(5), M. Topp se serait vu imposer une peine d’emprisonnement importante s’il avait fait défaut de payer l’amende de 4,7 millions de dollars et s’il n’était pas parvenu à établir qu’au moment où il avait fait défaut de payer il ne disposait plus des fonds obtenus frauduleusement. Il me semble que permettre aux tribunaux de première instance de s’acquitter judiciairement de leur tâche par le biais de cette disposition réparatrice soit davantage compatible avec le texte et l’objet du par. 734(2). Et ils ne peuvent s’acquitter de cette tâche sans décider eux‑mêmes si, compte tenu de l’ensemble des circonstances et des éléments de preuve dont ils disposent, le délinquant est en mesure de payer une amende.
[33] Le ministère public soutient qu’il incombe au délinquant d’expliquer ce qu’il est advenu des fonds, car ce dernier est mieux placé que lui pour obtenir et présenter des éléments de preuve pertinents à cet égard. En effet, il est souvent impossible au ministère public de déterminer ce qu’il est advenu des produits de la criminalité. En l’espèce, par exemple, le ministère public a perdu la trace des fonds en cause après avoir appris qu’ils avaient été versés à un compte bancaire à Antigua.
[34] À première vue, cet argument paraît séduisant, mais, à y voir de plus près, il semble dénué de fondement.
[35] Premièrement, le ministère public n’est pas tenu d’identifier ou de localiser les éléments d’actif précis dont le délinquant peut se servir pour payer l’amende, mais il va de soi que toute preuve directe à cet égard dont dispose le ministère public, le cas échéant, est, de par sa nature même, particulièrement convaincante. S’il ne dispose pas d’une telle preuve, le ministère public peut plutôt se fonder sur divers types de preuve indirecte pour convaincre le juge du procès de la capacité du délinquant de payer l’amende, notamment une preuve que le délinquant avait les fonds en sa possession dans un passé relativement récent, une preuve qu’il mène toujours une vie fastueuse, ou encore une preuve de son potentiel salarial.
[36] Deuxièmement, l’argument du ministère public fait abstraction du texte même du par. 734(2). En effet, il peut être souhaitable, du point de vue de la recherche de la vérité, d’imposer le fardeau de la preuve à la partie qui est le mieux à même de produire des éléments de preuve. Le législateur a bien compris que c’est le délinquant, et non le ministère public, qui est le mieux placé pour produire des éléments de preuve concernant sa situation financière. Cependant, le législateur a tout de même décidé expressément que le tribunal doit conclure formellement que le délinquant est capable de payer une amende, au lieu d’imposer à ce dernier le fardeau de le convaincre qu’il est incapable de le faire.
[37] Le ministère public fait également valoir qu’il convient d’interpréter le par. 734(2) sous l’éclairage de la jurisprudence en matière de restitution et des règles de la common law concernant l’imposition d’amendes. Pourtant, les affaires citées par le ministère public peuvent facilement être distinguées du présent cas.
[38] Dans Johnson et Castro, les cours d’appel de l’Alberta et de l’Ontario ont respectivement conclu, dans le contexte d’une ordonnance de restitution, que le fait que le délinquant avait reçu, dans le passé, des fonds acquis de façon illicite imposait à ce dernier le fardeau d’expliquer ce qu’il était advenu de ceux‑ci. Toutefois, la restitution diffère de l’amende, et ce à deux égards importants. Premièrement, et peut‑être ce qui est le plus important, les ordonnances de restitution ne sont pas régies par le par. 734(2). Deuxièmement, le délinquant qui omet de se conformer à une ordonnance de restitution ne s’expose pas à une peine d’emprisonnement, contrairement à celui qui omet de payer une amende.
[39] Dans Noseworthy, la Cour d’appel de Terre‑Neuve a conclu qu’il incombait au délinquant de prouver formellement son incapacité de payer l’amende. Cependant, il était question dans cette affaire d’une amende imposée en vertu de la Loi sur l’accise, L.R.C. 1985, ch. E‑14, et, à l’époque, une telle amende n’était pas assujettie au par. 734(2) (l’art. 734 a depuis été modifié et il s’applique maintenant à toute amende imposée sous le régime d’une loi fédérale). Dans son arrêt, la Cour d’appel de Terre‑Neuve s’est penchée sur les fardeaux de preuve qu’il convient d’imposer suivant la common law et non sur l’interprétation à donner au par. 734(2).
V
[40] La juge du procès a refusé d’infliger une amende à M. Topp après avoir soupesé les observations des avocats des parties ainsi que l’ensemble des renseignements et des éléments de preuve dont elle disposait. Elle a expressément pris en compte l’omission de ce dernier d’expliquer ce qu’il était advenu des fonds dont il s’était frauduleusement emparé, comme il a été établi hors de tout doute raisonnable. Rien au dossier n’indique qu’elle a omis de tenir compte d’un quelconque élément pertinent avant de prendre sa décision. En bout de ligne, la juge du procès a dit clairement ne pas être convaincue que M. Topp était en mesure de payer l’amende que le ministère public cherchait à lui faire imposer. Elle aurait pu raisonnablement conclure le contraire, mais elle n’était pas, en droit, tenue de le faire.
[41] Le ministère public fait valoir que la juge du procès a commis une erreur de droit en l’obligeant formellement à déterminer où se trouvaient les fonds dont M. Topp s’était frauduleusement emparé. Cet argument n’est pas fondé. En effet, il ressort clairement de la transcription de l’audience sur la détermination de la peine que la juge du procès n’a pas imposé un tel fardeau au ministère public :
[traduction]
LE TRIBUNAL : . . . Aucune explication n’a été fournie quant à savoir où -- comment les fonds ont été dépensés. Vous ne pouvez donc pas soutenir que l’intéressé ne menait pas une vie fastueuse. Tout ce que vous pouvez prétendre, c’est que le ministère public a été incapable d’en retrouver la trace, ce qui ne peut que démontrer la capacité d’un individu de les dissimuler.
L’AVOCAT DE LA DÉFENSE : . . . l’avocat précédent de M. Topp a donné carte blanche aux autorités gouvernementales pour qu’elles cherchent là où bon leur semble. Il aurait signé n’importe quel document à cet effet. . .
LE TRIBUNAL : Mais il ne leur revient pas de le faire. Ce ne sont pas elles qui ont les fonds en leur possession. Qui est mieux à même d’expliquer ce qu’il est advenu des fonds si ce n’est la personne qui les a reçus? On pourrait donc faire valoir qu’il ne va pas de soi qu’ils ont ainsi été dépensés, mais je ne pense pas que vous puissiez soutenir qu’en fait ils n’ont pas été ainsi dépensés. [d.a., p. 217‑218]
Contrairement à ce qu’avance le ministère public, la juge du procès a donc reconnu que ce dernier n’était pas tenu de déterminer où se trouvaient les fonds manquants. Elle n’a pas commis d’erreur de droit à cet égard.
[42] La juge du procès n’a pas non plus commis d’erreur susceptible de révision en décidant de ne pas imposer d’amende. Elle n’était tout simplement pas convaincue, comme l’exige le par. 734(2), que M. Topp aurait été en mesure de la payer. Elle pouvait, en droit, tirer une telle conclusion sur la base de sa propre appréciation des faits. Compte tenu de la preuve et des renseignements dont elle disposait, la juge du procès n’était pas tenue d’inférer, suivant la prépondérance des probabilités, que M. Topp était en mesure de payer l’amende que le ministère public cherchait à lui faire imposer. En effet, sept années s’étaient écoulées entre le moment où M. Topp avait acquis les fonds obtenus frauduleusement et l’audience sur la détermination de la peine. Lorsque cette audience a eu lieu, M. Topp avait 64 ans, il avait perdu son permis de courtier en douane, il avait peu de perspectives d’emploi, et il ne possédait que [traduction] « peu de biens matériels » (d.a., p. 32).
[43] Un autre juge, je le répète, aurait certainement pu en décider autrement, mais je suis d’accord avec la Cour d’appel que la décision de la juge Baltman n’est pas entachée d’une erreur qui justifierait notre intervention.
VI
[44] Pour tous ces motifs, comme je l’ai dit au début, je suis d’avis de rejeter le pourvoi.
Pourvoi rejeté.
Procureur de l’appelante : Service des poursuites pénales du Canada, Toronto.
Procureur de l’intervenant : Procureur général de l’Alberta, Edmonton.
Procureurs nommés par la Cour en qualité d’amicus curiae : Schreck Presser, Toronto.