COUR SUPRÊME DU CANADA
Référence : Société canadienne des postes c.
Lépine, 2009 CSC 16, [2009] 1 R.C.S. 549
Date : 20090402
Dossier : 32299
Entre :
Société canadienne des postes
Appelante
et
Michel Lépine
Intimé
‑ et ‑
Procureur général du Canada et Cybersurf Corp.
Intervenants
Coram : La juge en chef McLachlin et les juges Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Charron et Rothstein
Motifs de jugement :
(par. 1 à 58)
Le juge LeBel (avec l'accord de la juge en chef McLachlin et des juges Binnie, Deschamps, Fish, Charron et Rothstein)
______________________________
Société canadienne des postes c. Lépine, 2009 CSC 16, [2009] 1 R.C.S. 549
Société canadienne des postes Appelante
c.
Michel Lépine Intimé
et
Procureur général du Canada et Cybersurf Corp. Intervenants
Répertorié : Société canadienne des postes c. Lépine
Référence neutre : 2009 CSC 16.
No du greffe : 32299.
2008 : 17 novembre; 2009 : 2 avril.
Présents : La juge en chef McLachlin et les juges Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Charron et Rothstein.
en appel de la cour d'appel du québec
POURVOI contre un arrêt de la Cour d'appel du Québec (les juges Delisle, Pelletier et Rayle), 2007 QCCA 1092, [2007] R.J.Q. 1920, [2007] SOQUIJ AZ-50446058, [2007] J.Q. no 8498 (QL), 2007 CarswellQue 7329, qui a confirmé une décision du juge Baker, J.E. 2005-1631, [2005] SOQUIJ AZ-50325631, [2005] Q.J. No. 9806 (QL), 2005 CarswellQue 5457, 2005 CanLII 26419. Pourvoi rejeté.
Serge Gaudet, Gary D. D. Morrison et Frédéric Massé, pour l'appelante.
François Lebeau et Jacques Larochelle, pour l'intimé.
Alain Préfontaine, pour l'intervenant le procureur général du Canada.
Personne n'a comparu pour l'intervenante Cybersurf Corp.
Le jugement de la Cour a été rendu par
Le juge LeBel —
I. Introduction
A. Nature du pourvoi
[1] En septembre 2000, la Société canadienne des postes (« Société »), l'appelante, commercialisa un service d'Internet à vie sur le marché canadien. De nombreux consommateurs achetèrent ce service. Toutefois, la Société mit fin à son engagement à vie et interrompit le service en septembre 2001. Cette interruption provoqua des plaintes et des recours divers. Un règlement intervint en Ontario après que la Cour supérieure de justice de l'Ontario eut certifié un recours collectif et entériné une transaction avec la Société. Un recours collectif avait aussi été entamé au Québec. La Société tenta d'obtenir la reconnaissance du jugement ontarien en vertu de l'art. 3155 du Code civil du Québec, L.Q. 1991, ch. 64 (« C.c.Q. »), et de faire arrêter les procédures québécoises, mais la Cour supérieure du Québec rejeta sa demande. La Cour d'appel du Québec confirma ce jugement. Pour des motifs en partie différents de ceux de l'arrêt d'appel, je rejetterais le pourvoi, qui examine les conditions de reconnaissance d'un jugement rendu hors du Québec en vertu du Code civil du Québec. Le présent pourvoi soulève aussi certains problèmes de gestion de recours collectifs parallèles intentés dans des provinces différentes.
B. Origine du litige
[2] L'origine de la présente affaire se situe en septembre 2000. La Société offre alors à ses clients un forfait d'accès à vie à l'Internet par l'intermédiaire d'un logiciel conçu par un fournisseur d'accès Internet, l'intervenante Cybersurf Corp. Le logiciel est offert sur cédérom au coût de 9,95 $. En échange du service gratuit, les acquéreurs acceptaient que de la publicité soit transmise à leurs ordinateurs. La Société affirme avoir vendu 146 736 cédéroms dans l'ensemble du Canada. Pour des raisons que ne précisent pas les parties, la Société met fin au service d'Internet à vie à compter du 15 septembre 2001. Des consommateurs s'estiment lésés. Leurs réactions donnent lieu, entre autres, au débat dont notre Cour est aujourd'hui saisie.
[3] En 2001, le gouvernement de l'Alberta se plaint à la Société en vertu de la Fair Trading Act, R.S.A. 2000, ch. F-2. Puis, le 6 février 2002, M. Michel Lépine, l'intimé dans le présent appel, dépose en Cour supérieure du Québec une requête en autorisation d'exercer un recours collectif conformément au Code de procédure civile du Québec, L.R.Q., ch. C-25. Il souhaite exercer le recours contre la Société au nom de toute personne physique résidant au Québec qui lui avait acheté son forfait Internet. Le 28 mars 2002, M. Paul McArthur entame aussi un recours collectif contre la Société devant la Cour supérieure de justice de l'Ontario. Il demande à être autorisé à représenter toute personne, sauf les résidants du Québec, qui a acheté le cédérom et le service Internet de la Société. Enfin, le 7 mai 2002, M. John Chen entreprend un recours collectif devant la Cour suprême de la Colombie-Britannique pour le compte des résidants de cette province qui ont acheté le cédérom distribué par la Société. Un règlement intervient en Alberta en décembre 2002. La Société s'engage alors à rembourser le prix d'achat du cédérom aux consommateurs canadiens qui le lui renverront.
[4] Des négociations ont lieu pour régler le sort des procédures collectives entamées au Québec, en Ontario et en Colombie-Britannique. La Société offre le même règlement qu'en Alberta, qu'elle bonifie par la suite en proposant trois mois de service Internet gratuit. Suivant les informations données par les parties, les demandeurs de la certification des recours collectifs en Colombie-Britannique et en Ontario acceptent les offres de la Société. L'auteur de la demande d'autorisation du recours québécois, M. Lépine, les rejette.
[5] Vigoureusement contestée par la Société, la demande d'autorisation du recours collectif québécois est toujours pendante au cours de ces négociations. Le 18 juin 2003, la Cour supérieure du Québec décide de l'entendre les 5, 6 et 7 novembre suivants.
[6] Pendant ce temps, en Ontario, au début de juillet 2003, les parties à l'origine des procédures engagées dans cette province et en Colombie-Britannique transigent avec l'appelante vu l'acceptation de l'offre de règlement. La transaction crée deux groupes de réclamants. Le premier comprend uniquement les résidants de la Colombie-Britannique. Pour les besoins du recours ontarien, le second groupe inclut tous les résidants du Canada, sauf ceux de la Colombie-Britannique, mais n'exclut plus ceux du Québec, malgré le maintien par l'intimé Michel Lépine de sa demande d'autorisation d'exercer un recours collectif au Québec et son refus du règlement proposé. Pour donner effet à cette transaction, la demande de certification ontarienne est modifiée le 19 novembre 2003 pour inclure les résidants du Québec dans le groupe visé.
[7] À compter du moment où la transaction est négociée, des procédures diverses, mais contradictoires dans leurs buts et leurs effets, sont engagées devant la Cour supérieure de justice de l'Ontario et la Cour supérieure du Québec. Informé de la transaction avec la Société, M. Lépine tente en vain d'obtenir de la Cour supérieure du Québec des ordonnances de sauvegarde et de faire déclarer l'entente ontarienne inopposable au Québec. Sa requête est entendue le 22 juillet 2003, mais le juge ne fait qu'ordonner à la Société d'aviser les avocats québécois des détails concernant la demande d'homologation en Ontario et en Colombie-Britannique.
[8] Cependant, la Cour supérieure du Québec entend la demande d'autorisation de M. Lépine aux dates prévues, soit du 5 au 7 novembre 2003, malgré les tentatives de la Société pour faire surseoir à l'audition et au jugement. Le juge prend la demande en délibéré le 7 novembre.
[9] En Ontario, la procédure se continue aussi. La Cour supérieure de justice est saisie de la demande de certification du recours collectif à laquelle s'ajoute désormais la demande d'homologation de la transaction intervenue. L'avocat québécois de M. Lépine ne comparaît pas en Ontario. Cependant, il adresse au juge saisi de la demande de certification et d'homologation une lettre lui demandant de décliner compétence à l'égard des résidants québécois pour des raisons qu'il expose en détail. Le 22 décembre 2003, la Cour supérieure de justice certifie le recours collectif et entérine la transaction. Elle exclut du groupe visé les résidants de la Colombie-Britannique, mais non ceux du Québec. À ce propos, elle ne commente pas la demande de M. Lépine, mais ses considérants en font état dans les termes suivants : [traduction] « . . . et informée de la situation au Québec et des éléments communiqués à la Cour par l'avocat québécois, François Lebeau . . . » Ainsi, la Cour supérieure de justice de l'Ontario homologue sans réserve la transaction intervenue avec la Société et ordonne de publier des avis du jugement en conséquence. Je reproduis ci-après les conclusions les plus importantes de son ordonnance :
[traduction]
1. LA COUR ORDONNE, aux fins énoncées dans le règlement dont le texte est joint à l'annexe A (le « règlement »), la certification de l'action à titre de recours collectif en vertu de la Loi de 1992 sur les recours collectifs, L.O. 1992, ch. 6.
. . .
3. ELLE ORDONNE que, conformément au règlement, la constitution du groupe ontarien est la suivante :
« Toute personne au Canada, à l'exclusion d'un résidant de la Colombie-Britannique, ayant acheté un cédérom à une succursale de la Société canadienne des postes au prix de 9,95 $ majoré des taxes applicables, sous emballage portant la mention "Internet à vie entièrement gratuit", le 27 septembre 2000 ou après. »
4. ELLE ORDONNE que les allégations formulées pour le compte du groupe sont la rupture de contrat et la déclaration trompeuse et que la réparation demandée correspond aux dommages-intérêts, notamment punitifs et majorés, plus l'intérêt et les dépens, comme le précise la déclaration modifiée.
. . .
10. ELLE ORDONNE que tout membre qui ne s'exclut pas du groupe dans le délai imparti et de la manière prévue dans le règlement est lié par celui-ci et par la présente ordonnance et ne peut poursuivre les défenderesses relativement à quelque élément visé par le règlement.
Par ailleurs, le lendemain, soit le 23 décembre 2003, la Cour supérieure du Québec rend un jugement autorisant un recours collectif contre la Société pour un groupe incluant seulement les résidants du Québec.
[10] Enfin, le 7 avril 2004, la Cour suprême de la Colombie-Britannique homologue la transaction pour le groupe des résidants de la Colombie-Britannique. Le règlement avec la Société se trouve dès lors complété.
[11] Entre-temps, les jugements rendus par les cours supérieures de l'Ontario et du Québec ont créé un conflit juridique incontournable. D'une part, se continue devant la Cour supérieure du Québec un recours collectif contre la Société. D'autre part, celle-ci a obtenu un jugement de la Cour supérieure de justice de l'Ontario qui déclare réglées les réclamations présentées contre elle, y compris celles des résidants du Québec. Afin de dénouer l'impasse, en juin 2004, la Société s'adresse à la Cour supérieure du Québec pour faire reconnaître et déclarer exécutoire au Québec le jugement de la Cour supérieure de l'Ontario. À ce jour, et plus de quatre ans plus tard, ce jugement ontarien n'est toujours pas reconnu au Québec et le recours collectif autorisé par la Cour supérieure du Québec n'a pas encore été entendu.
II. Historique judiciaire
A. Cour supérieure du Québec, [2005] Q.J. No. 9806 (QL)
[12] Le 20 juillet 2005, le juge Baker de la Cour supérieure du Québec rejette la demande présentée par la Société pour faire reconnaître le jugement de la Cour supérieure de justice de l'Ontario. À son avis, cette demande ne satisfait pas aux exigences de l'art. 3155 C.c.Q. Le juge Baker retient le motif de la violation des principes essentiels de la procédure prévu au par. 3155(3) C.c.Q. pour refuser la reconnaissance. Selon lui, l'avis de la certification du recours ontarien était inadéquat au Québec et créait de la confusion avec le recours collectif entamé au Québec et les avis donnés dans le cadre de celui-ci.
B. Cour d'appel du Québec (les juges Delisle, Pelletier et Rayle), 2007 QCCA 1092, [2007] R.J.Q. 1920
[13] Dans un arrêt unanime rédigé par la juge Rayle, la Cour d'appel du Québec rejette le pourvoi de la Société contre le jugement de la Cour supérieure. La juge Rayle retient trois motifs pour refuser la reconnaissance. Elle reconnaît que la Cour supérieure de justice de l'Ontario avait compétence à l'égard du recours de M. McArthur. Cependant, la Cour supérieure de justice aurait dû, selon elle, décliner compétence sur les résidants québécois en application de la doctrine du forum non conveniens. Ensuite, comme le juge de première instance, elle retient la violation des principes essentiels de la procédure au sens du par. 3155(3) C.c.Q. en raison de la confusion créée par les avis relatifs au recours collectif certifié en Ontario. Enfin, la Cour d'appel estime qu'il y a litispendance entre les deux recours collectifs. Comme la procédure québécoise a été engagée la première, les tribunaux du Québec ne peuvent accorder la reconnaissance au jugement ontarien, selon le par. 3155(4) C.c.Q. La Cour d'appel ne se prononce pas sur le moyen de la violation de l'ordre public international au sens du par. 3155(5) C.c.Q. La juge Rayle se déclare toutefois perplexe à l'égard de la décision du juge de la Cour supérieure de justice de l'Ontario d'exclure le groupe des résidants de la Colombie-Britannique, mais non celui des réclamants québécois. Elle se demande pourquoi le tribunal ontarien ne s'est pas laissé guider par les principes de la courtoisie interprovinciale à l'égard de la cour québécoise, qui avait été la première saisie du litige. La Société se pourvoit alors devant notre Cour contre ce jugement dont elle demande la réformation.
III. Analyse
A. Les questions en litige
(1) Nature des questions en litige
[14] Le présent appel porte sur l'interprétation et l'application de l'art. 3155 C.c.Q. pour la reconnaissance d'un jugement rendu en Ontario en matière de recours collectif. Je préfère qualifier ce jugement d'externe plutôt que d'étranger, en dépit du vocabulaire du Code civil du Québec. Le débat entre les parties soulève essentiellement trois questions. D'abord, le tribunal québécois saisi d'une demande de reconnaissance judiciaire d'un jugement externe peut-il prendre en compte la doctrine du forum non conveniens? Ensuite, les principes essentiels de la procédure ont-ils été respectés par la Cour supérieure de justice de l'Ontario? Les vices constatés, le cas échéant, emportaient-ils la violation des principes essentiels de la procédure au sens du par. 3155(3) C.c.Q.? Enfin, existait-il une situation de litispendance entre la demande d'autorisation au Québec et celle de certification en Ontario?
[15] La discussion de ces questions exigera aussi quelques commentaires sur le problème de la courtoisie judiciaire interprovinciale dans la conduite de recours collectifs interprovinciaux. Le sort du présent pourvoi ne dépend pas du règlement de ce problème. Cependant, celui-ci semble maintenant de nature à influencer le déroulement de recours collectifs lorsque plusieurs provinces canadiennes sont en cause, ainsi que les rapports entre les tribunaux supérieurs des différentes provinces. Il mérite donc réflexion, comme en témoignent les difficultés ou les réactions qu'il paraît avoir suscitées dans le présent dossier.
(2) La position des parties
[16] L'appelante plaide qu'aucune des dispositions de l'art. 3155 C.c.Q. ne faisait obstacle à sa demande de reconnaissance judiciaire au Québec. En conséquence, la Cour supérieure du Québec aurait dû accorder la reconnaissance judiciaire au jugement de la Cour supérieure de justice de l'Ontario. Selon les prétentions de la Société, le tribunal québécois ne pouvait soulever le problème de l'application de la doctrine du forum non conveniens par la Cour supérieure de justice de l'Ontario. La Société soutient également que les avis donnés au Québec respectaient les principes essentiels de la procédure. Elle nie enfin que les conditions d'existence de la litispendance aient été réunies.
[17] L'intimé s'appuie principalement sur l'arrêt de la Cour d'appel du Québec à l'égard des trois questions discutées. Il invoque aussi la violation de l'ordre public international dans la conduite des procédures en Ontario, ce que conteste l'appelante. Il n'est pas nécessaire de s'attarder à cet argument dans les circonstances du présent dossier. Enfin, le procureur général du Canada intervient au sujet de l'application de la doctrine du forum non conveniens dans la procédure de reconnaissance des jugements prononcés dans les provinces canadiennes. Avant de passer à l'étude de ces questions, je crois utile de rappeler les grandes lignes des règles régissant la reconnaissance des jugements externes par les tribunaux du Québec en vertu du Code civil du Québec.
B. Le cadre juridique de la reconnaissance judiciaire des jugements externes
[18] Les règles relatives à la compétence internationale des autorités du Québec et à la reconnaissance des jugements étrangers ou externes forment respectivement les titres troisième (art. 3134 à 3154) et quatrième (art. 3155 à 3168) du Livre dixième du Code civil du Québec, qui traite du droit international privé. Des liens étroits existent entre les deux titres. J'y reviendrai au cours de mon analyse.
[19] En substance, le titre troisième édicte des règles générales et des règles spécifiques pour déterminer les facteurs de rattachement qui fonderont la compétence des autorités québécoises dans un contexte international. En l'absence de règles spécifiques, la compétence reposera sur l'existence du domicile du défendeur au Québec (art. 3134). L'ensemble de ces règles assure le respect de l'exigence fondamentale de l'existence d'un lien réel et substantiel entre le tribunal québécois et le litige, comme l'a rappelé notre Cour dans l'arrêt Spar Aerospace Ltée c. American Mobile Satellite Corp., 2002 CSC 78, [2002] 4 R.C.S. 205, par. 55-56.
[20] D'autres dispositions de ce troisième titre complètent ces règles en conférant au tribunal québécois un pouvoir discrétionnaire d'intervention ou d'abstention à l'égard d'un litige. L'article 3135 est particulièrement important, car il confirme l'incorporation de la doctrine du forum non conveniens dans le droit international privé du Québec. Il permet à un tribunal québécois de se dessaisir d'une affaire à l'égard de laquelle il est compétent lorsqu'il estime que les autorités d'un autre État se trouvent mieux à même de trancher le litige.
[21] Le titre quatrième porte sur la réception des jugements étrangers ou rendus à l'extérieur du Québec par les tribunaux de la province. Il détermine les conditions de la reconnaissance et de la mise à exécution de ces jugements.
[22] En accord avec l'évolution du droit international privé qui veut favoriser la fluidité des échanges internationaux, l'art. 3155 C.c.Q. établit, comme principe fondamental de l'ensemble des règles de ce titre quatrième, que toute décision rendue par une autorité étrangère doit être reconnue, sauf exception. Ces exceptions demeurent limitées : absence de compétence du décideur, caractère non définitif ou non exécutoire de la décision, violation des principes essentiels de la procédure, litispendance, atteinte à l'ordre public international et nature fiscale du jugement. Cette conception législative ressort du texte même de l'art. 3155 :
3155. Toute décision rendue hors du Québec est reconnue et, le cas échéant, déclarée exécutoire par l'autorité du Québec, sauf dans les cas suivants :
1° L'autorité de l'État dans lequel la décision a été rendue n'était pas compétente suivant les dispositions du présent titre;
2° La décision, au lieu où elle a été rendue, est susceptible d'un recours ordinaire, ou n'est pas définitive ou exécutoire;
3° La décision a été rendue en violation des principes essentiels de la procédure;
4° Un litige entre les mêmes parties, fondé sur les mêmes faits et ayant le même objet, a donné lieu au Québec à une décision passée ou non en force de chose jugée, ou est pendant devant une autorité québécoise, première saisie, ou a été jugé dans un État tiers et la décision remplit les conditions nécessaires pour sa reconnaissance au Québec;
5° Le résultat de la décision étrangère est manifestement incompatible avec l'ordre public tel qu'il est entendu dans les relations internationales;
6° La décision sanctionne des obligations découlant des lois fiscales d'un État étranger.
[23] Par ailleurs, l'art. 3158 limite l'étendue du pouvoir d'examen de la décision étrangère par le tribunal québécois. Celui-ci doit se contenter d'examiner si les conditions de réception de la décision sont respectées. Il ne saurait examiner à nouveau le fond de l'affaire et rejuger celle-ci. L'article 3158 le lui interdit expressément :
3158. L'autorité québécoise se limite à vérifier si la décision dont la reconnaissance ou l'exécution est demandée remplit les conditions prévues au présent titre, sans procéder à l'examen au fond de cette décision.
[24] Si favorables que soient ces principes à la reconnaissance des décisions étrangères, encore faut-il qu'aucune des exceptions prévues à l'art. 3155 C.c.Q. ne trouve application. En particulier, comme le précise le par. 3155(1), le tribunal québécois doit constater que le tribunal de l'État dont provient le jugement avait compétence sur la matière. Le titre quatrième édicte alors aux art. 3164 à 3168 des règles destinées à permettre au tribunal québécois de déterminer si l'autorité étrangère avait compétence. L'article 3164 choisit comme instrument principal d'analyse la technique du renvoi aux règles du titre troisième sur l'établissement de la compétence des autorités québécoises.
[25] Cette disposition crée un effet miroir. L'autorité étrangère est réputée compétente dans la mesure où l'application par le tribunal québécois de ses propres règles lui aurait donné compétence dans la même situation (G. Goldstein et E. Groffier, Droit international privé, t. I, Théorie générale (1998), p. 416). L'article 3164 C.c.Q. ajoute à ce principe l'exigence d'un lien important entre le litige et l'autorité étrangère saisie :
3164. La compétence des autorités étrangères est établie suivant les règles de compétence applicables aux autorités québécoises en vertu du titre troisième du présent livre dans la mesure où le litige se rattache d'une façon importante à l'État dont l'autorité a été saisie.
[26] Les articles 3165 à 3168 édictent ensuite des règles plus ponctuelles applicables à des situations juridiques diverses. Seul l'article 3168 importe aux fins du présent dossier. Cet article détermine dans quels cas le tribunal québécois reconnaîtra la compétence des autorités étrangères à l'égard des actions personnelles à caractère patrimonial. Il s'applique aux matières visées par le présent litige. Cette disposition prévoit six cas dans lesquels la compétence d'une autorité étrangère est reconnue à l'égard de ces actions :
3168. Dans les actions personnelles à caractère patrimonial, la compétence des autorités étrangères n'est reconnue que dans les cas suivants :
1° Le défendeur était domicilié dans l'État où la décision a été rendue;
2° Le défendeur avait un établissement dans l'État où la décision a été rendue et la contestation est relative à son activité dans cet État;
3° Un préjudice a été subi dans l'État où la décision a été rendue et il résulte d'une faute qui y a été commise ou d'un fait dommageable qui s'y est produit;
4° Les obligations découlant d'un contrat devaient y être exécutées;
5° Les parties leur ont soumis les litiges nés ou à naître entre elles à l'occasion d'un rapport de droit déterminé; cependant, la renonciation du consommateur ou du travailleur à la compétence de l'autorité de son domicile ne peut lui être opposée;
6° Le défendeur a reconnu leur compétence.
[27] L'aménagement législatif de ces règles de reconnaissance pose un problème fort important pour l'analyse du présent litige. Les règles de compétence contenues aux art. 3164 à 3168 incorporent-elles par renvoi au titre troisième la doctrine du forum non conveniens? Permettent-elles ainsi au tribunal québécois, même dans les cas où la compétence de l'autorité étrangère a été établie, de se demander si le tribunal d'où provient la décision aurait dû appliquer la doctrine du forum non conveniens? Le tribunal québécois pourrait-il refuser de reconnaître un jugement rendu à l'extérieur du Québec parce que, selon lui, le tribunal étranger aurait dû se dessaisir du litige par application de cette doctrine?
C. L'effet miroir et le recours à la doctrine du forum non conveniens
[28] La question de l'effet miroir et de sa portée pose problème en droit international privé québécois depuis l'entrée en vigueur du Code civil du Québec. En effet, à l'art. 3164 C.c.Q., le législateur ne s'exprime pas avec toute la clarté souhaitable sur l'étendue de son renvoi aux dispositions du titre troisième du livre dixième (voir, par exemple, Goldstein et Groffier, p. 416). Ce problème de rédaction a donné naissance à la théorie du « petit miroir » formulée dans une partie de la doctrine et de la jurisprudence québécoises. Cette théorie paraît reposer sur une interprétation littérale du renvoi de l'art. 3164 aux dispositions générales du titre troisième sur la détermination de la compétence des autorités québécoises et sur son exercice. Suivant cette interprétation, parce que ce renvoi n'exclut aucune des dispositions du titre troisième, il englobe nécessairement la doctrine du forum non conveniens admise en droit international privé du Québec à l'art. 3135 C.c.Q.
[29] Ainsi, la possibilité de recourir à la doctrine du forum non conveniens à l'occasion de l'examen d'une requête en reconnaissance judiciaire d'un jugement étranger ou externe, compléterait les dispositions relatives à l'établissement de la compétence du tribunal étranger, en permettant à l'autorité québécoise de s'assurer plus efficacement du respect de l'exigence fondamentale d'un lien important entre le litige et le ressort saisi prévue à l'art. 3164 C.c.Q. Par ailleurs, cette interprétation signifierait que, lors de l'étude de la compétence d'un tribunal étranger sur une action à caractère patrimonial, l'autorité québécoise ne se bornerait pas à vérifier si la demande de reconnaissance correspond à l'un des cas prévus à l'art. 3168 C.c.Q. Le tribunal québécois pourrait aussi s'interroger sur l'application que l'autorité étrangère aurait dû faire de la doctrine du forum non conveniens pour décliner ou non compétence.
[30] Goldstein et Groffier, favorables à l'application de la théorie du petit miroir, soulignent à ce propos toute l'importance qu'ils attachent au texte de l'art. 3164 C.c.Q. En effet, celui-ci n'apporte aucune limite à la portée du renvoi aux dispositions générales du titre troisième (p. 417) :
En effet, il faut d'abord souligner que la compétence des autorités québécoises qui est étendue aux autorités étrangères s'établit logiquement non seulement en vertu de principes de rattachement précis, mais aussi en vertu des dispositions générales telles que le forum non conveniens, le forum conveniens ou la compétence exclusive. En effet, l'article 3164 C.c.Q., renvoyant aux règles de compétence québécoises, ne limite aucunement celles-ci aux règles spécifiques (art. 3141 à 3154 C.c.Q.), mais renvoie donc implicitement aussi aux articles 3134 à 3140 C.c.Q. Or, ces dispositions modifient considérablement les règles de compétence québécoises spécifiques, en attribuant un large pouvoir discrétionnaire aux tribunaux. Il devrait donc être admis que les autorités étrangères puissent exercer cette même liberté pour écarter des chefs de compétence que les tribunaux québécois auraient écartés. Comme le fait remarquer le professeur Glenn :
La compétence de l'autorité étrangère s'apprécie non pas de façon large, selon les rattachements admis par les divers chefs de compétence, mais selon les circonstances précises de chaque affaire. Il s'agit de savoir si l'autorité québécoise aurait accepté ou non d'exercer sa compétence dans de telles circonstances. Le principe du miroir devient celui d'un « petit miroir » qui reflète les circonstances particulières de la cause à la lumière des dispositions générales.
(En italique dans l'original.)
Ces auteurs ajoutent que le tribunal québécois peut alors recourir à la doctrine du forum non conveniens pour déterminer comment la cour étrangère aurait dû, à son avis, appliquer cette même doctrine (p. 417; voir aussi, en ce sens : H. P. Glenn, « Droit international privé », dans La réforme du Code civil (1993), t. 3, 669, nos 117-119, p. 770-772).
[31] La Cour d'appel du Québec a adopté cette approche en l'espèce. Elle a reconnu que la Cour supérieure de justice de l'Ontario avait compétence sur la matière au sens usuel du terme (par. 64). Toutefois, parce qu'elle estimait devoir examiner la compétence du tribunal ontarien à travers le prisme de la réciprocité voulue par la théorie du petit miroir, elle a conclu que la Cour supérieure de justice aurait dû appliquer la doctrine du forum non conveniens. Cette application aurait dû l'amener à exclure les résidants du Québec du groupe visé par le recours collectif qu'elle certifiait (par. 64-69). La Cour supérieure de justice aurait dû reconnaître qu'elle n'était pas le tribunal le plus approprié à l'égard de cette catégorie de réclamants, et déférer ainsi à la compétence de la Cour supérieure du Québec.
[32] Toutefois, une partie de la doctrine québécoise rejette l'application de l'exception du forum non conveniens en matière de reconnaissance des jugements étrangers ou externes. Ce courant doctrinal limite l'effet du renvoi, à l'art. 3164, aux dispositions du titre troisième et en exclut le forum non conveniens. Par exemple, la professeure Geneviève Saumier s'est montrée fort critique à l'égard de l'application de cette doctrine dans une étude sur les règles de reconnaissance et d'exécution des jugements étrangers ou externes au Québec (« The Recognition of Foreign Judgments in Quebec — The Mirror Crack'd? » (2002), 81 R. du B. can. 677). Selon elle, cette interprétation de l'art. 3164 C.c.Q. ne se justifie pas, malgré les termes très généraux employés dans le texte de cette disposition. À son avis, l'application de la doctrine du forum non conveniens, au moment de l'examen d'une demande d'exequatur, confond la détermination de la compétence proprement dite du tribunal étranger et l'exercice de celle-ci (p. 691-692). L'interprétation littérale de l'art. 3164 C.c.Q. ne se concilie pas avec le principe général favorable à la reconnaissance du jugement étranger ou externe qu'établit l'art. 3155 C.c.Q., une fois démontrée la compétence stricto sensu du tribunal d'origine. L'interprétation littérale oublie que ce principe demeure la pierre angulaire du système de reconnaissance des jugements étrangers ou externes établi par le Code civil du Québec. Ce principe s'harmonise mal avec l'ajout d'un mécanisme axé sur le pouvoir discrétionnaire du tribunal d'accueil dont l'exercice dépend à chaque fois d'un contexte factuel particulier (p. 693-694).
[33] De son côté, le professeur Jeffrey Talpis note quelques jugements de tribunaux québécois favorables à l'application de la doctrine du forum non conveniens en matière de reconnaissance et d'exécution de décisions étrangères. Toutefois, il exprime des réserves importantes sur le bien-fondé de cette approche, qu'il estime incompatible avec l'aménagement juridique de la reconnaissance des jugements étrangers ou externes dans le Code civil du Québec :
[traduction] Bien que la théorie du « petit miroir » obtienne manifestement un certain appui dans la jurisprudence et dans la doctrine, il est plutôt navrant de constater que la cour de révision peut décider que le tribunal d'origine aurait dû décliner compétence pour cause de forum non conveniens et que l'omission de le faire peut justifier la non-reconnaissance du jugement. Refuser de reconnaître un jugement à cause de l'omission du premier tribunal d'accomplir un acte relevant de son seul pouvoir discrétionnaire paraît contredire les fondements mêmes du caractère exceptionnel de l'application du forum non conveniens au Québec. Cette « réévaluation » est encore plus consternante dans le contexte interprovincial. Quoi qu'il en soit, on ne saurait nier que l'application des deux motifs est de nature à décourager la recherche indue d'un tribunal favorable.
(« If I am from Grand-Mère, Why Am I Being Sued in Texas? » Responding to Inappropriate Foreign Jurisdiction in QuebecUnited States Crossborder Litigation (2001), p. 109; voir aussi les commentaires critiques de la juge Bich de la Cour d'appel du Québec dans l'arrêt Hocking c. Haziza, 2008 QCCA 800, [2008] R.J.Q. 1189, par. 174 et suiv.)
[34] J'estime justifiées ces réserves au sujet de l'extension de l'application de la doctrine du forum non conveniens à la reconnaissance des jugements étrangers ou externes au Québec. Je ne nie pas que le libellé très large du renvoi au titre troisième figurant à l'art. 3164 C.c.Q. invite à première vue à cette application. Cependant, une telle interprétation néglige le principe premier de l'aménagement juridique de la reconnaissance et de l'exécution des jugements étrangers ou externes dans le Code civil du Québec. L'exequatur du tribunal québécois dépend de l'existence de la compétence du tribunal étranger, et non des modalités de l'exercice de celle-ci, hormis les exceptions prévues par le Code civil du Québec. Le recours au forum non conveniens dans ce contexte fait fi de la distinction de base entre la détermination de la compétence proprement dite et son exercice. À ce propos, je crois utile de citer de nouveau le premier paragraphe de l'art. 3155 du Code civil du Québec, qui crée l'exception suivante à l'obligation de reconnaître la décision étrangère :
L'autorité de l'État dans lequel la décision a été rendue n'était pas compétente . . .
Le libellé choisi par le législateur précise la nature de l'analyse que doit effectuer le tribunal de l'exequatur, qui doit se demander si l'autorité étrangère avait compétence, et non si elle devait l'exercer d'une manière ou d'une autre.
[35] Le texte des dispositions du Code civil du Québec sur la compétence des autorités québécoises consacre d'ailleurs cette distinction entre la compétence et son exercice. En effet, l'art. 3135 C.c.Q. dispose que le tribunal québécois peut refuser d'exercer une compétence qu'il possède par ailleurs en vertu des règles de rattachement pertinentes. Par contre, dans le cas des demandes de reconnaissance de jugements étrangers ou externes, le tribunal québécois n'a pas à se demander comment la cour d'une autre province ou d'un pays étranger aurait dû exercer sa compétence ni, en particulier, comment elle aurait pu utiliser un pouvoir discrétionnaire de ne pas se saisir de l'affaire ou de suspendre son intervention.
[36] L'article 3164 C.c.Q établit comme condition fondamentale de la reconnaissance d'un jugement au Québec l'existence d'un lien important entre le litige et le tribunal d'origine. Les articles 3165 à 3168 énoncent ensuite de manière plus spécifique des facteurs de rattachement permettant de conclure à la présence d'un lien suffisant entre le litige et l'autorité étrangère dans certaines situations. En général, le recours à des règles spécifiques, comme celles de l'art. 3168 applicables aux actions personnelles à caractère patrimonial, permettra de statuer sur la compétence du tribunal étranger. Cependant, il se peut qu'une situation juridique complexe où plusieurs parties se trouvent dans des fors différents impose le recours au principe général de l'art. 3164 pour déterminer la compétence et recourir par exemple au for de nécessité. L'arrêt de la Cour d'appel ajoute un élément non pertinent à l'analyse de la compétence du tribunal étranger : la doctrine du forum non conveniens. Cette approche introduit ainsi un élément d'instabilité et d'imprévisibilité qui s'accorde mal avec l'attitude en principe favorable à la reconnaissance des jugements étrangers ou externes qu'expriment les dispositions du Code civil. Elle ne respecte guère les principes de courtoisie internationale et les objectifs de facilitation des échanges internationaux et interprovinciaux qui sous-tendent les dispositions du Code civil sur la reconnaissance des jugements étrangers. En somme, même dans le cas où il a recours à la règle générale prévue à l'art. 3164, le tribunal de l'exequatur ne peut s'appuyer sur une doctrine incompatible avec la procédure de reconnaissance.
[37] Il aurait donc suffi que les autorités québécoises se demandent si la Cour supérieure de justice de l'Ontario avait compétence au sens strict sur le litige. Si tel était le cas, les tribunaux du Québec devaient ensuite examiner si l'intimé, M. Lépine, avait établi l'existence d'autres obstacles à la reconnaissance du jugement ontarien, comme l'a d'ailleurs conclu la Cour d'appel du Québec.
D. La compétence de la Cour supérieure de justice de l'Ontario
[38] L'existence même de la compétence de la Cour supérieure de justice de l'Ontario ne fait pas de doute selon l'art. 3168 C.c.Q., puisque la Société, défenderesse à l'action, a établi son siège social en Ontario. Ce facteur de rattachement justifiait à lui seul la reconnaissance de la compétence du for ontarien. La question de la présence d'obstacles à la reconnaissance du jugement pose davantage de problèmes, notamment quant aux allégations de violation des principes essentiels de la procédure et de litispendance entre la requête en autorisation présentée au Québec et celle en certification présentée parallèlement en Ontario.
E. Le problème des avis aux membres québécois du groupe national
[39] L'un des principaux moyens soulevés par l'intimé pour contester la demande de reconnaissance judiciaire correspond à la violation des principes essentiels de la procédure civile. Le paragraphe 3155(3) C.c.Q. considère une telle violation comme un obstacle à l'exequatur. La Cour d'appel a retenu ce motif, parmi d'autres, pour rejeter la demande de reconnaissance judiciaire.
[40] Le problème de l'application du par. 3155(3) se pose à l'égard des avis donnés en vertu du jugement de certification du recours collectif prononcé par la Cour supérieure de justice de l'Ontario. L'intimé plaide que la violation des principes essentiels de la procédure se retrouve dans la teneur même de ces avis. Selon ses prétentions, les avis publiés dans des journaux du Québec étaient insuffisants et confus. Leur libellé n'aurait pas permis aux membres du groupe résidant au Québec de saisir la portée du jugement ontarien sur leurs droits et de connaître ses effets sur l'autorisation du recours collectif par la Cour supérieure du Québec le 23 décembre 2003.
[41] Ce moyen n'équivaut pas à demander la révision de la décision de la Cour supérieure de justice de l'Ontario. En effet, le juge de l'exequatur n'intervient pas sur le fond du jugement (art. 3158 C.c.Q.). Cependant, ce même juge doit se demander, au stade de la reconnaissance et, donc, de la mise en application de ce jugement, si la procédure qui a conduit à cette décision et les modalités prévues pour son exécution respectent les principes essentiels de la procédure. Le juge de l'exequatur ne se soucie pas seulement de la procédure qui a précédé le jugement, mais aussi des conséquences procédurales de celui-ci. Le respect de cette démarche se révèle particulièrement important dans le cas des recours collectifs.
[42] En effet, le recours collectif dépasse le cadre du duel traditionnel entre un demandeur et un défendeur. Dans une procédure collective, le représentant agit fréquemment pour le compte de très grands groupes. Les décisions prises touchent non seulement le représentant et les parties défenderesses, mais aussi, potentiellement, tous les réclamants compris dans les groupes visés par le recours. Une information adéquate devient alors une condition nécessaire de la préservation des droits individuels, qu'impose l'exercice de la procédure collective. La procédure de notification joue un rôle indispensable pour permettre aux membres de connaître les effets sur eux du jugement d'autorisation ou de certification, des droits qu'il leur confère — en particulier la possibilité de s'exclure d'un recours collectif — et parfois, comme en l'espèce, d'un règlement intervenu dans le dossier. Dans la présente affaire, la question soulevée par l'intimé ne porte pas sur la loi ontarienne, mais sur l'usage qu'en a fait la Cour supérieure de justice de l'Ontario dans un dossier où elle savait qu'une procédure parallèle était engagée au Québec. Les avis prévus par le jugement de la Cour supérieure de l'Ontario dans le contexte où ils ont été publiés, respectaient-ils alors les principes essentiels de la procédure collective?
[43] La Cour d'appel de l'Ontario a souligné toute l'importance des avis aux membres dans le cas de la demande de reconnaissance d'un jugement prononcé en Illinois, aux États-Unis. Elle a insisté sur le caractère critique de la clarté des avis et de la suffisance de leur mode de publication (Currie c. McDonald's Restaurants of Canada Ltd. (2005), 74 O.R. (3d) 321, par. 38-40). En matière de recours collectif, il importe que l'information nécessaire puisse être communiquée aux membres. On n'exige pas la démonstration que chaque membre a réellement été informé. Cependant, il faut que la procédure de notification soit conçue de telle manière qu'elle rende probable la communication de l'information à ses destinataires. La rédaction des avis doit prendre en considération le contexte dans lequel ils seront diffusés et, en particulier, la situation des destinataires. Des situations particulières peuvent imposer une rédaction plus précise et plus complète afin de permettre aux membres du groupe de bien comprendre les conséquences du recours collectif sur leurs droits. Ces exigences représentent un principe essentiel de la procédure relative aux recours collectifs. La courtoisie nécessaire entre les tribunaux des différentes provinces du Canada ne rend pas ces exigences moins contraignantes dans le cas de la reconnaissance d'un jugement rendu au Canada. Leur respect constitue une manifestation de cette courtoisie et une condition de sa préservation dans l'espace juridique canadien.
[44] Dans le présent contexte, je suis d'accord avec l'opinion de la Cour d'appel du Québec et les conclusions du juge de première instance sur la question de l'avis. La procédure de notification arrêtée dans le jugement de certification ontarien à l'égard des membres québécois du groupe national qu'il établit ne respectait pas les principes essentiels de la procédure au sens du par. 3155(3) C.c.Q. et faisait ainsi obstacle à l'exequatur.
[45] La clarté de l'avis aux membres importait particulièrement dans un contexte où, à la connaissance de tous les intéressés, des procédures collectives parallèles avaient été engagées au Québec et en Ontario. L'avis publié au Québec en vertu du jugement ontarien ne tenait nullement compte de ce contexte particulier. Il ne se souciait pas de la situation créée par l'existence d'une procédure collective parallèle au Québec et par la publication d'avis en vertu du jugement d'autorisation prononcé par la Cour supérieure du Québec. Il donnait à penser que les seules procédures en cours étaient celles engagées en Ontario. Il ne précisait d'ailleurs pas clairement que la transaction intervenue visait le groupe constitué des résidants du Québec, pourtant compris également dans le recours québécois. À cet égard, le jugement de la Cour supérieure du Québec relève avec attention les difficultés causées par la mise à exécution du jugement de certification ontarien dans le contexte où elle s'est déroulée. Ainsi, le 21 février 2004, le représentant désigné dans le cadre du recours collectif québécois faisait publier un avis de l'autorisation d'exercer un recours collectif uniquement pour un groupe limité aux résidants du Québec. L'avis indiquait que les membres visés pouvaient présenter une demande d'exclusion au plus tard le 21 avril 2004. Par ailleurs, dans le cadre du recours collectif ontarien, l'avis publié le 7 avril 2004, soit peu avant l'expiration du délai pour s'exclure du recours québécois, faisait état d'un règlement intervenu en Ontario et en Colombie-Britannique sans préciser que ce règlement visait également les résidants du Québec. Ce mode de rédaction était de nature à créer de la confusion chez les destinataires de l'avis, comme le souligne avec justesse la juge Rayle, de la Cour d'appel du Québec (voir par. 73).
[46] En somme, l'avis ontarien n'explicitait pas adéquatement la portée du jugement de certification pour les membres québécois du groupe national établi par la Cour supérieure de justice de l'Ontario. Il pouvait amener le lecteur québécois à conclure qu'il n'était tout simplement pas concerné. À lui seul, le moyen invoqué par l'intimé à cet égard justifiait le rejet de la demande de reconnaissance judiciaire. Toutefois, il convient d'examiner aussi un autre argument soulevé par l'intimé et accepté par la Cour d'appel du Québec, celui de la litispendance.
F. La litispendance
[47] L'intimé plaide depuis le début de la procédure de reconnaissance judiciaire qu'une situation de litispendance faisait obstacle à l'exequatur, comme le prévoit le par. 3155(4) C.c.Q. La Cour supérieure du Québec n'a pas exprimé d'avis sur ce point, mais la Cour d'appel a admis ce moyen.
[48] Le droit international privé québécois se préoccupe de la litispendance dans deux situations juridiques différentes. Le Code civil du Québec traite d'abord de la litispendance à l'art. 3137. Celui-ci appartient aux règles générales qui établissent les bases de la compétence des autorités québécoises et les conditions fondamentales de son exercice à l'égard d'un litige comportant un élément d'extranéité. L'article 3137 permet au tribunal québécois de surseoir à statuer sur un litige, à l'égard duquel il est par ailleurs compétent, lorsqu'apparaît une situation de litispendance avec une action en instance devant une autorité étrangère. La litispendance naît de trois identités, celle des parties, celle des faits à la base des recours et celle de l'objet de ceux-ci :
3137. L'autorité québécoise, à la demande d'une partie, peut, quand une action est introduite devant elle, surseoir à statuer si une autre action entre les mêmes parties, fondée sur les mêmes faits et ayant le même objet, est déjà pendante devant une autorité étrangère, pourvu qu'elle puisse donner lieu à une décision pouvant être reconnue au Québec, ou si une telle décision a déjà été rendue par une autorité étrangère.
[49] Le second cas de litispendance, celui qui nous intéresse dans le présent appel, se présente à l'occasion de l'examen de la demande de reconnaissance du jugement d'une autorité étrangère. Suivant l'article 3155, il s'agit de l'un des cas où la décision rendue hors du Québec ne saurait être déclarée exécutoire dans cette province.
[50] La première situation met en jeu le pouvoir discrétionnaire du tribunal québécois de décider s'il exercera ou non sa compétence malgré la litispendance qu'il constate (Birdsall Inc. c. In Any Event Inc., [1999] R.J.Q. 1344 (C.A.), p. 1351). Dans la seconde situation, celle de la demande de la reconnaissance du jugement étranger ou externe, le par. 3155(4) C.c.Q. n'accorde pas de pouvoir discrétionnaire au tribunal de l'exequatur. Le législateur écarte le principe général de la reconnaissance des jugements étrangers ou externes lorsque naît une situation de litispendance (voir : Glenn, no 105, p. 763-764). Ainsi, lorsque les conditions de la litispendance sont réunies, le Code civil du Québec assure la primauté du for québécois, à condition qu'il ait été le premier saisi.
[51] Il faut donc examiner maintenant si la litispendance empêchait en l'espèce la reconnaissance du jugement de la Cour supérieure de justice de l'Ontario. Les conditions d'existence de la litispendance sont bien établies dans l'ordre interne en droit civil québécois. Comme la chose jugée, la litispendance repose sur l'identité des parties, de la cause d'action et de l'objet (J.-C. Royer, La preuve civile (4e éd. 2008), nos 788-789, p. 635; Rocois Construction Inc. c. Québec Ready Mix Inc., [1990] 2 R.C.S. 440). Toutefois, dans les situations qui relèvent du droit international privé, le Code civil du Québec modifie en partie la nature des identités nécessaires pour qu'il y ait litispendance. En particulier, à l'art. 3137 comme au par. 3155(4), le Code conserve l'identité des parties et de l'objet, mais substitue l'identité des faits à la base des recours à celle de la cause d'action.
[52] Cette modification prend en compte la difficulté de concilier les traits particuliers des systèmes juridiques en rapport, ainsi que la diversité des concepts de droit substantiel et des règles de procédure qu'ils emploient. Le juge québécois se penche alors sur les faits à la base des recours et ne cherche pas à retrouver l'identité des causes d'action au-delà des différences entre les systèmes juridiques considérés. L'analyse se concentre alors davantage sur les objets respectifs des deux demandes en justice (Birdsall, p. 1351-1352; Goldstein et Groffier, p. 325-326).
[53] Cependant, l'appelante plaide que de toute manière, les tribunaux du Québec n'avaient même pas à examiner la question de la litispendance. En effet, selon le par. 3155(4), celle-ci n'est pertinente que lorsque la procédure québécoise est antérieure à l'action en justice étrangère. Selon la Société, le début de la procédure québécoise se situerait au plus tôt au moment de l'autorisation du recours collectif par la Cour supérieure du Québec, c'est-à-dire le 23 décembre 2003. Pour plaider en ce sens, l'appelante s'appuie notamment sur l'arrêt Thompson c. Masson, [1993] R.J.Q. 69, où la Cour d'appel du Québec souligne que l'action entreprise par la voie collective ne commence que lors de son dépôt, après l'autorisation. Avant, il n'existe qu'une procédure d'autorisation visant à filtrer les demandes. En l'espèce, selon l'appelante, la procédure ontarienne était antérieure au recours québécois puisque la certification en Ontario précédait d'une journée l'autorisation du recours collectif au Québec.
[54] Cette interprétation ne respecte pas le texte du par. 3155(4), ni les modalités de son application dans le contexte d'un recours collectif. Si l'action en justice engagée par M. Lépine n'existait pas encore au Québec lors du prononcé du jugement de certification ontarien, avant le 23 décembre 2003, une demande d'autorisation se trouvait néanmoins toujours en instance devant la Cour supérieure du Québec. Le terme « litige » a un sens large qui englobe les différentes formes de débat judiciaire (voir H. Reid, Dictionnaire de droit québécois et canadien (3e éd. 2004), p. 355; Le Grand Robert de la langue française (2e éd. augm. 2001), t. 4, p. 864; Goldstein et Groffier, p. 384; voir également, pour ce qui est du terme « dispute » utilisé dans le texte anglais du par. 3155(4), le Black's Law Dictionary (8e éd. 2004), p. 505). La demande d'autorisation constitue une forme de débat judiciaire engagé entre des parties pour déterminer précisément si un recours collectif verra le jour. Cette instance précédait le recours ontarien, et le for québécois s'est trouvé saisi avant le tribunal ontarien, ce qui rendait applicable le par. 3155(4) C.c.Q.
[55] À cette étape, les trois identités se rencontraient. Les faits essentiels au soutien des deux procédures étaient les mêmes quant aux résidants du Québec : l'achat d'un service Internet et l'interruption de celui-ci. L'objet était aussi le même : l'indemnisation pour la violation de l'engagement. L'identité des parties était établie. Un représentant juridique, le requérant au stade de l'autorisation, agit pour l'ensemble du groupe des résidants. L'identité du représentant dans le cadre du recours collectif peut varier au cours de la procédure collective, mais il y en a toujours un pour l'ensemble des membres. La jurisprudence n'exige pas l'identité physique des parties, mais leur identité juridique (Hotte c. Servier Canada inc., [1999] R.J.Q. 2598 (C.A.), p. 2601; Roberge c. Bolduc, [1991] 1 R.C.S. 374, p. 410-411). Le moyen de la litispendance était fondé, et la Cour d'appel l'a retenu à bon droit. Comme la violation des principes essentiels de la procédure, il faisait obstacle à la reconnaissance judiciaire de la décision de la Cour supérieure de justice de l'Ontario.
G. Les groupes nationaux et les recours collectifs parallèles
[56] Au-delà de ses conclusions de droit, la Cour d'appel du Québec me semble avoir exprimé des réticences ou des inquiétudes à l'égard de la constitution de groupes de réclamants provenant de plusieurs provinces. Nous n'avons pas à examiner en profondeur ce problème. Cependant, je noterais que la formation de tels groupes nationaux semble à l'occasion nécessaire. Leur établissement peut poser le problème délicat de la constitution de sous-groupes en leur sein et de la détermination du régime juridique qui leur serait applicable. Le contexte de ces instances impose aussi au tribunal saisi de la demande le devoir de s'assurer que la conduite de la procédure, le choix des réparations et l'exécution des jugements prennent effectivement en compte les intérêts particuliers de chaque groupe et il leur commande de veiller à la communication d'une information claire.
[57] Comme on le constate dans le présent appel, la création des groupes nationaux pose aussi le problème des rapports entre tribunaux supérieurs égaux, mais différents, dans un système fédéral où la procédure civile et l'administration de la justice relèvent des provinces. Le présent dossier montre que les décisions rendues peuvent parfois provoquer des frictions entre les tribunaux de différentes provinces. Il s'agit sans doute souvent de problèmes de communication ou de contact entre les tribunaux et entre les avocats engagés dans ces procédures. Cependant, les législatures provinciales devraient porter plus d'attention au cadre des recours collectifs nationaux et aux problèmes posés par ceux-ci. Des méthodes plus efficaces de gestion des conflits de compétence devraient être établies dans l'esprit de courtoisie mutuelle qui s'impose entre les tribunaux des différentes provinces dans l'espace juridique canadien. Il ne nous appartient pas de définir les solutions nécessaires. Il importe cependant de relever les difficultés qui semblent parfois se poser dans la conduite de ces recours.
IV. Conclusion
[58] Pour ces motifs, je suis d'avis de rejeter le pourvoi avec dépens.
Pourvoi rejeté avec dépens.
Procureurs de l'appelante : Heenan Blaikie, Montréal.
Procureurs de l'intimé : Unterberg, Labelle, Lebeau, Montréal.
Procureur de l'intervenant le procureur général du Canada : Sous-procureur général du Canada, Ottawa.