COUR SUPRÊME DU CANADA
Référence : Holland c. Saskatchewan, [2008] 2 R.C.S. 551, 2008 CSC 42
Date : 20080711
Dossier : 31979
Entre :
Roger Holland
Appelant
et
Gouvernement de la Saskatchewan, représenté par le ministre
responsable de la Saskatchewan Agriculture, Food and Rural
Revitalization, M. Untel et Mme Unetelle
Intimés
‑ et ‑
Procureur général du Canada, procureur général de l'Ontario
et procureur général de la Colombie‑Britannique
Intervenants
Traduction française officielle
Coram : La juge en chef McLachlin et les juges Binnie, LeBel, Fish, Abella, Charron et Rothstein
Motifs de jugement :
(par. 1 à 18)
La juge en chef McLachlin (avec l’accord des juges Binnie, LeBel, Fish, Abella, Charron et Rothstein)
______________________________
Holland c. Saskatchewan, [2008] 2 R.C.S. 551, 2008 CSC 42
Roger Holland Appelant
c.
Gouvernement de la Saskatchewan, représenté par le ministre
responsable de la Saskatchewan Agriculture, Food and Rural
Revitalization, M. Untel et Mme Unetelle Intimés
et
Procureur général du Canada, procureur général de l’Ontario
et procureur général de la Colombie‑Britannique Intervenants
Répertorié : Holland c. Saskatchewan
Référence neutre : 2008 CSC 42.
No du greffe : 31979.
2008 : 21 mai; 2008 : 11 juillet.
Présents : La juge en chef McLachlin et les juges Binnie, LeBel, Fish, Abella, Charron et Rothstein.
en appel de la cour d’appel de la saskatchewan
POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de la Saskatchewan (les juges Gerwing, Richards et Smith) (2007), 281 D.L.R. (4th) 349, [2007] 7 W.W.R. 17, 299 Sask. R. 109, 408 W.A.C. 109, [2007] S.J. No. 75 (QL), 2007 CarswellSask 120, 2007 SKCA 18, qui a annulé une décision du juge en chef Laing (2006), 277 Sask. R. 131, [2006] S.J. No. 144 (QL), 2006 CarswellSask 133, 2006 SKQB 99. Pourvoi accueilli en partie.
Reynold A. J. Robertson, c.r., Cameron Pallett et Clinton G. Docken, c.r., pour l’appelant.
Barry J. Hornsberger, c.r., et Jerome A. Tholl, pour les intimés.
John S. Tyhurst, pour l’intervenant le procureur général du Canada.
Sara Blake, pour l’intervenant le procureur général de l’Ontario.
Karen A. Horsman, pour l’intervenant le procureur général de la Colombie‑Britannique.
Version française du jugement de la Cour rendu par
[1] La Juge en chef — La Cour doit déterminer si la Cour d’appel a eu tort de radier l’action pour négligence du demandeur parce qu’elle ne révèle aucune cause d’action. La radiation a eu pour effet d’empêcher l’instruction de l’action.
[2] L’appelant, Roger Holland, représente un groupe d’environ 200 éleveurs de gibier qui ont refusé de s’inscrire au programme fédéral de prévention de la maladie débilitante chronique (« MDC ») chez les cervidés domestiques parce qu’ils s’opposaient aux clauses d’indemnisation et de renonciation libellées en termes vastes dans le formulaire d’inscription. Le refus de signer le formulaire leur a fait perdre le niveau de certification qu’ils avaient obtenu en se conformant aux règles provinciales de prévention de la MDC, avant le jumelage des programmes provincial et fédéral, et qui attestait que leurs troupeaux étaient indemnes de MDC. L’abaissement du statut de certification des éleveurs a eu pour effet de diminuer le prix courant de leur produit et de réduire leur capacité de le vendre, ce qui leur a occasionné des pertes financières.
[3] Les éleveurs de gibier ont réussi à établir en contrôle judiciaire l’invalidité des clauses d’indemnisation et de renonciation contenues dans le formulaire d’inscription. Ces clauses stipulaient que les exploitants de fermes d’élevage de gibier devaient non seulement assumer [traduction] « l’entière responsabilité des pertes découlant du décès de bêtes [. . .] susceptible de survenir lorsqu’elles sont manipulées dans le cadre d’inspections, d’échantillonnages ou de tests », mais aussi indemniser les gouvernements fédéral et provincial [traduction] « à l’égard des réclamations et demandes [. . .] résultant du Programme, de tout aspect du Programme ou de sa mise en œuvre ». Le juge en chef Gerein de la Cour du Banc de la Reine a conclu que le ministre n’avait pas le pouvoir législatif de subordonner la participation au programme de prévention de la MDC à l’acceptation de ces clauses, lesquelles étaient, selon lui, [traduction] « d’une portée extrêmement vaste » ((2004), 258 Sask. R. 243, 2004 SKQB 478, par. 38). À son avis, des clauses d’indemnisation et de renonciation pouvaient se justifier si leur portée se limitait aux actes des exploitants de fermes d’élevage de gibier, parce que le programme dépendait de l’observation de ses règles par ces derniers, mais elles ne pouvaient validement s’étendre aux actes des fonctionnaires (par. 37). Le juge en chef Gerein a conclu qu’on avait abaissé à tort le statut des troupeaux des demandeurs au niveau le plus bas, c’est‑à‑dire au niveau [traduction] « surveillance », mais il a refusé de rétablir le statut de certification précédent en raison de l’absence de tout élément de preuve portant sur la situation actuelle de l’élevage de gibier. Il a cependant précisé que, si les demandeurs remplissaient les conditions du programme de certification, le jugement de la cour [traduction] « aurait pour effet d’écarter les obstacles antérieurs » (par. 50). Le gouvernement n’a pas interjeté appel de cette décision.
[4] Bien que la cour ait déclaré invalide l’abaissement du statut des troupeaux, le gouvernement n’a pas pris les mesures nécessaires pour examiner la possibilité de rétablir le niveau de certification des éleveurs ni pris de mesures pour les indemniser des pertes de revenus que leur avait occasionnées l’annulation injustifiée du niveau de certification antérieur.
[5] Voulant obtenir réparation pour les pertes subies du fait de l’abaissement injustifié du statut de certification, les éleveurs de gibier se sont tournés vers le droit de la responsabilité délictuelle. Ils ont intenté un recours collectif désignant l’appelant comme demandeur, dans lequel ils ont réclamé des dommages‑intérêts fondés sur trois motifs : (1) le délit de faute dans l’exercice d’une charge publique, (2) le délit d’intimidation et (3) le délit de négligence.
[6] Le gouvernement a présenté une requête en radiation des demandes des éleveurs. Le juge des requêtes, le juge en chef Laing, a radié la demande fondée sur le délit d’intimidation, en raison de l’absence de preuve de menace ((2006), 277 Sask. R. 131, 2006 SKQB 99, par. 36); il a autorisé la modification de la déclaration relativement à la demande fondée sur la faute dans l’exercice d’une charge publique (par. 33) et il a rejeté la requête à l’égard de la demande fondée sur la négligence (par. 34). La Cour d’appel de la Saskatchewan a accueilli l’appel interjeté par le gouvernement contre la décision relative à la négligence, statuant que les autorités publiques ne pouvaient être poursuivies pour avoir outrepassé, par négligence, leur mandat légitime ((2007), 299 Sask. R. 109, 2007 SKCA 18, par. 40). La Cour doit déterminer si la Cour d’appel a eu tort de radier la totalité de la demande pour négligence.
[7] La Cour d’appel a interprété la demande pour négligence comme une demande fondée sur une action accomplie par négligence hors du cadre de la loi (par. 18‑21). Sauf sur un point, que j’aborderai plus en détail plus loin, je souscris à cette qualification de la demande pour négligence. Pour les besoins des présents motifs, je qualifierais la faute imputée de manquement à une obligation légale. Il ressort de la déclaration, interprétée généreusement comme il se doit dans le cadre d’une requête en radiation, qu’elle allègue principalement deux actes de négligence : exiger des éleveurs de gibier qu’ils acquiescent à la clause générale d’indemnisation et abaisser le statut de ceux qui ont refusé de le faire. Dans les deux cas, la faute alléguée peut être décrite comme une omission d’agir en conformité avec les textes législatifs et réglementaires habilitants. Comme l’énonce le par. 58 de la déclaration, le gouvernement et ses fonctionnaires [traduction] « avaient une obligation de diligence envers le groupe [les éleveurs de gibier] par laquelle ils devaient veiller à ce que les lois et règlements soient appliqués conformément aux règles de droit et non en contravention de leur texte ».
[8] Je conviens avec la Cour d’appel que la déclaration, ainsi qualifiée, ne révèle aucune cause d’action reconnue en droit et qu’elle doit être radiée. La Cour d’appel a conclu à bon droit que la viabilité de l’action pour négligence est régie par Anns c. Merton London Borough Council, [1978] A.C. 728 (H.L.), adopté et explicité par la Cour dans Cooper c. Hobart, [2001] 3 R.C.S. 537, 2001 CSC 79. La Cour d’appel a conclu qu’à l’heure actuelle le droit ne reconnaît pas qu’une autorité publique puisse être poursuivie pour manquement par négligence à une obligation légale, c’est‑à‑dire pour avoir agi hors du cadre de la loi ou en violation de celle‑ci. Cela étant, il faut se demander s’il y a lieu de reconnaître un nouveau type de négligence. Pour répondre à cette question, il faut examiner si l’application de la méthode en deux volets établie dans Anns permet de conclure à l’existence d’une nouvelle obligation de diligence. La Cour d’appel a jugé inutile de considérer le premier volet parce que, même si l’exigence de proximité était établie, d’autres considérations de politique générale dans le deuxième volet s’opposent à la reconnaissance d’une telle cause d’action.
[9] À mon avis, ces conclusions de la Cour d’appel sont bien fondées. Le droit ne reconnaît pas, à l’heure actuelle, l’action pour manquement par négligence à une obligation légale. Il est bien établi que le simple manquement à une obligation légale ne constitue pas de la négligence (La Reine du chef du Canada c. Saskatchewan Wheat Pool, [1983] 1 R.C.S. 205). Le recours traditionnellement reconnu lorsqu’une autorité publique manque à son obligation légale est la demande de contrôle judiciaire pour invalidité. L’appelant a intenté un tel recours, et le juge en chef Gerein a statué que la décision du gouvernement d’abaisser le statut de certification des troupeaux était illicite et invalide. Il n’existe aucun recours parallèle en responsabilité délictuelle.
[10] Il faut ensuite se demander s’il y a lieu de reconnaître, selon le critère énoncé dans Anns, une nouvelle relation susceptible d’engager la responsabilité pour négligence. À supposer, sans toutefois trancher la question, que les cadres législatif et réglementaire créent un lien de proximité entre le groupe et le gouvernement d’après le premier volet du critère, des considérations de politique générale empêcheraient la reconnaissance de la responsabilité, comme la Cour d’appel l’a expliqué en détail. Au nombre de ces considérations figurent l’effet paralysant et le spectre d’une responsabilité indéterminée. Comme l’a exposé le juge Richards au par. 43 de la décision de la Cour d’appel :
[traduction] . . . la thèse de l’intimé en matière de responsabilité changerait fondamentalement la façon dont ont historiquement été traités les conséquences ou le poids de l’action gouvernementale considérée comme un excès de pouvoir dans les sphères publique et privée. Je ne vois aucune raison de politique générale qui justifierait une modification aussi radicale du droit et, comme je l’ai indiqué précédemment, je vois beaucoup de raisons valables de ne pas orienter le droit dans la direction souhaitée par l’intimé.
[11] Je conviens donc avec la Cour d’appel que la demande de l’appelant fondée sur une action accomplie par négligence hors du cadre de la loi, ou manquement à une obligation légale, était vouée à l’échec et qu’il y avait lieu de radier les paragraphes de la déclaration invoquant cette cause d’action.
[12] Toutefois, l’une des allégations de négligence semble entrer dans une catégorie différente. À l’alinéa 61.1(f) de sa déclaration, l’appelant affirme que le ministre a fait preuve de négligence parce que, [traduction] « [m]algré les déclarations du juge Gerein selon lesquelles les clauses d’indemnisation et de renonciation étaient invalides et sans effet et le statut “surveillance” a été attribué à tort, il a refusé de rétablir le statut antérieur des troupeaux relatif à la MDC ou d’indemniser [. . .] pour la perte subie ». La demande est essentiellement fondée sur l’omission par négligence d’exécuter une décision judiciaire.
[13] La Cour d’appel a considéré qu’il s’agissait là d’une réclamation distincte de la demande fondée sur le manquement à une obligation légale, l’examinant sous la rubrique “The Other Alleged Duties of Care” (les autres obligations de diligence invoquées). Cependant, elle n’a pas abordé l’élément fondamental de la demande, à savoir l’obligation du ministre d’exécuter la décision du juge en chef Gerein. Les directives de celui‑ci imposent dans une certaine mesure au ministre l’obligation de remédier à l’abaissement fautif du statut des troupeaux des appelants. La Cour d’appel n’a jamais traité de cette question. Elle a plutôt conclu qu’il fallait radier la demande de rétablissement du statut des troupeaux, non pas parce qu’elle ne révélait aucune cause d’action, mais parce que l’appelant [traduction] « n’avait allégué aucun fait indiquant que l’entretien de son troupeau ou de celui de tout autre éleveur justifiait un statut particulier à l’égard de la MDC, notamment celui qui leur avait été attribué avant l’abaissement au niveau “surveillance” ». Selon la cour, « l’omission d’alléguer ces faits dans la déclaration signifie que cet aspect de l’action pour négligence doit être écarté » (par. 49).
[14] Soit dit en tout respect, j’estime que les motifs exposés par la Cour d’appel ne forment pas un fondement solide pour la radiation de l’al. 61.1(f) en début d’instance. La véritable question, qui n’a pas été examinée par la Cour d’appel, est de savoir si une réclamation reposant sur l’omission par négligence d’exécuter une décision judiciaire est clairement irrecevable en droit et doit donc être radiée en début d’instance. Une telle réclamation diffère de la réclamation fondée sur l’inobservation par négligence de dispositions législatives. Son fondement est distinct. Dans Welbridge Holdings Ltd. c. Greater Winnipeg, [1971] R.C.S. 957, p. 970, la Cour a relevé cette différence en des termes qui semblent reconnaître la possibilité d’exercer un recours pour défaut d’exécution d’une décision judiciaire :
. . . le risque de perte par suite de l’exercice d’un pouvoir législatif ou déclaratoire est un risque couru par le public en général et non un risque à l’égard duquel on peut réclamer une indemnité en se fondant sur l’existence d’une obligation particulière de diligence. La situation n’est pas la même lorsqu’une action en dommages‑intérêts pour négligence est fondée sur des actes accomplis en conformité d’une loi ou d’un acte déclaratoire ou pour y donner suite. [Je souligne.]
Des arrêts plus récents décrivent cette distinction en parlant de décisions de « politique générale » et de décisions « opérationnelles ». Les décisions de politique générale portant sur les actes à accomplir en vertu d’une loi ne peuvent engager la responsabilité pour négligence. Par contre, lorsqu’une action a été décidée, le gouvernement peut être reconnu coupable de négligence pour la façon dont il exécute cette décision (Kamloops (Ville de) c. Nielsen, [1984] 2 R.C.S. 2; Just c. Colombie‑Britannique, [1989] 2 R.C.S. 1228; Laurentide Motels Ltd. c. Beauport (Ville), [1989] 1 R.C.S. 705; Lewis (Tutrice à l’instance de) c. Colombie‑Britannique, [1997] 3 R.C.S. 1145). Les autorités publiques sont censées exécuter une décision judiciaire. Par conséquent, l’exécution d’une décision judiciaire constitue un acte « opérationnel ». Il n’est donc pas certain qu’une action pour négligence dans l’exécution d’une décision judiciaire soit vouée à l’échec.
[15] Reste à savoir si l’al. 61.1(f) doit être radié pour cause d’allégations insuffisantes. À mon avis, il ne doit pas l’être. Le refus du gouvernement de [traduction] « rétablir le statut antérieur des troupeaux relatif à la MDC » est allégué à titre de fait. La déclaration allègue également, ailleurs, que l’abaissement du statut des troupeaux a causé des pertes aux membres du groupe. Ces faits suffisent, à mon avis, pour étayer la réclamation pour omission par négligence d’exécuter une décision judiciaire. On peut faire valoir que la déclaration aurait dû comporter des allégations concernant les conditions du rétablissement. Toutefois, j’estime que l’acte de procédure suffisait pour informer le gouvernement de l’essence de la réclamation. Interprété de façon généreuse, cet alinéa n’aurait pas dû être radié.
[16] Je ne me prononce pas sur la question de savoir si, compte tenu de la preuve et du droit applicable, une telle réclamation pour négligence pourra être établie à l’instruction. Toutefois, compte tenu de la règle qu’en matière de requête en radiation les actes de procédure doivent recevoir une interprétation large et qu’il doit être clair que la réclamation est irrecevable au procès, j’estime qu’il n’y a pas lieu de radier l’al. 61.1(f).
[17] Je confirmerais donc l’ordonnance de la Cour d’appel portant radiation des par. 58 à 63.1 de la déclaration, à l’exception de l’al. 61.1(f). J’ajoute que cette ordonnance n’a pas pour effet d’empêcher l’appelant de présenter d’autres demandes de modification de la déclaration ou d’invoquer des faits mentionnés dans les parties radiées de la déclaration, dans la mesure où ils se rapportent aux causes d’action valablement alléguées dans la déclaration.
[18] En conséquence, j’accueillerais le pourvoi en partie, avec dépens suivant l’issue de la cause.
Pourvoi accueilli en partie.
Procureurs de l’appelant : Robertson Stromberg Pedersen, Saskatoon; Legge & Legge, Toronto; Docken & Co., Calgary.
Procureur des intimés : Ministère de la Justice, Regina.
Procureur de l’intervenant le procureur général du Canada : Sous‑procureur général du Canada, Ottawa.
Procureur de l’intervenant le procureur général de l’Ontario : Procureur général de l’Ontario, Toronto.
Procureur de l’intervenant le procureur général de la Colombie‑Britannique : Procureur général de la Colombie‑Britannique, Vancouver.