COUR SUPRÊME DU CANADA
Référence : Rogers Sans‑fil inc. c. Muroff, [2007] 2 R.C.S. 921, 2007 CSC 35
Date : 20070713
Dossier : 31383
Entre :
Rogers Sans-fil inc.
Appelante
et
Frederick I. Muroff
Intimé
Traduction française officielle : Motifs de la juge en chef McLachlin
Coram : La juge en chef McLachlin et les juges Binnie, LeBel, Fish, Abella, Charron et Rothstein
Motifs de jugement :
(par. 1 à 21)
Motifs concordants :
(par. 22 à 26)
La juge en chef McLachlin (avec l’accord des juges Binnie, Fish, Abella, Charron et Rothstein)
Le juge LeBel
Note : Ce document fera l’objet de retouches de forme avant la parution de sa version définitive dans le Recueil des arrêts de la Cour suprême du Canada.
______________________________
Rogers Sans‑fil inc. c. Muroff, [2007] 2 R.C.S. 921, 2007 CSC 35
Rogers Sans‑fil inc. Appelante
c.
Frederick I. Muroff Intimé
Répertorié : Rogers Sans‑fil inc. c. Muroff
Référence neutre : 2007 CSC 35.
No du greffe : 31383.
2006 : 14 décembre; 2007 : 13 juillet.
Présents : La juge en chef McLachlin et les juges Binnie, LeBel, Fish, Abella, Charron et Rothstein.
en appel de la cour d’appel du québec
POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel du Québec (les juges Morin, Rochon et Doyon), [2006] J.Q. no 1000 (QL), 2006 QCCA 196, qui a annulé une décision de la juge Borenstein, [2005] J.Q. no 17037 (QL). Pourvoi accueilli.
Pierre Y. Lefebvre, Éric Simard et Isabelle Deschamps, pour l’appelante.
Albert A. Greenspoon, Johanne Gagnon, et Steve Whitter, pour l’intimé.
Version française du jugement de la juge en chef McLachlin et des juges Binnie, Fish, Abella, Charron et Rothstein rendu par
La Juge en chef —
1. Introduction
1 Le présent pourvoi examine l’effet d’une clause d’arbitrage sur la compétence des tribunaux en droit civil québécois — plus particulièrement, la manière dont le tribunal devrait traiter une clause d’arbitrage dont la nullité est alléguée. En l’espèce, la clause d’arbitrage serait nulle parce qu’elle figure dans un contrat de consommation et qu’elle interdit l’exercice de recours collectifs. Dans ce pourvoi, les questions sont donc similaires à celles examinées dans Dell Computer Corp. c. Union des consommateurs, 2007 CSC 34. Cependant, aucune question touchant au droit international privé n’est soulevée en l’espèce.
2. Les faits
2 Rogers est fournisseur de services téléphoniques mobiles. Ses abonnés canadiens peuvent utiliser leur téléphone aux États‑Unis, moyennant des frais d’« itinérance ». Sur la majeure partie du territoire américain, ces frais sont fixés à 0,95 $ la minute; or, dans certaines « zones exclues », ils s’élèvent à 4 $ la minute. Le Dr Muroff, un résident du Québec, a utilisé son téléphone mobile de Rogers pour des appels à partir du Rhode Island et du Maine; Rogers lui a facturé ces appels 4 $ la minute.
3 L’entente de service entre Rogers et le Dr Muroff prévoit une clause d’arbitrage. Non seulement cette clause renvoie‑t‑elle tous les différends à l’arbitrage, mais elle interdit expressément au consommateur d’instituer un recours collectif ou d’y participer. L’entente de service est reproduite sur les factures que le Dr Muroff a reçues de Rogers et elle est affichée sur le site Web de Rogers.
3. Historique judiciaire
4 Le Dr Muroff a demandé l’autorisation d’intenter contre Rogers un recours collectif en son propre nom et au nom de tous les autres abonnés de Rogers à qui le service pour abonnés itinérants a été facturé 4 $ la minute. Sa demande allant à l’encontre de la clause d’arbitrage prévue dans l’entente de service, le Dr Muroff a donc contesté tant la facturation établie à 4 $ la minute que la clause d’arbitrage, affirmant qu’elles sont abusives et contraires à l’art. 1437 du Code civil du Québec, L.Q. 1991, c. 64 (« C.c.Q. ») et à l’art. 8 de la Loi sur la protection du consommateur, L.R.Q., ch. P‑40.1.
5 Rogers a fait valoir que le tribunal n’avait pas compétence en raison de la clause d’arbitrage (art. 940.1 du Code de procédure civile, L.R.Q., c. C‑25 (« C.p.c. »). Le Dr Muroff a présenté une requête pour permission d’interroger au préalable les représentants de Rogers. Rogers a demandé à la Cour de rejeter cette demande.
6 La juge Borenstein de la Cour supérieure a fait remarquer que la clause d’arbitrage apparaît sur les factures de Rogers ainsi que sur son site Web. Elle a statué qu’en acquittant ces factures, le Dr Muroff avait accepté les modalités du contrat. La juge Borenstein a estimé que la clause d’arbitrage était impérative et exclusive (« parfaite »). Elle n’a pas abordé la question du caractère abusif de la clause d’arbitrage, concluant simplement que la clause la privait de compétence pour statuer tant sur la demande d’interrogatoire préalable que sur l’exercice d’un recours collectif ([2005] J.Q. no 17037 (QL)).
7 La Cour d’appel a renversé cette décision, statuant que la juge Borenstein avait commis une erreur en renvoyant le différend à l’arbitrage sans se prononcer sur le caractère abusif de la clause. Citant sa décision dans l’arrêt Dell ([2005] J.Q. no 7011 (QL), 2005 QCCA 570), la Cour d’appel a déclaré que la Cour supérieure est d’abord tenue d’apprécier la validité de la clause d’arbitrage avant d’écarter sa compétence au profit de l’arbitrage. La Cour d’appel a donc renvoyé l’affaire devant la Cour supérieure afin que cette question soit tranchée ([2006] J.Q. no 1000 (QL), 2006 QCCA 196).
8 Rogers se pourvoit devant notre Cour. Elle soutient que la Cour d’appel a eu tort d’ordonner à la Cour supérieure d’apprécier la validité de la clause d’arbitrage. Selon Rogers, la juge Borenstein a eu raison de conclure à l’exclusivité de la compétence de l’arbitre.
4. Analyse
9 Deux questions principales se posent. La première porte sur l’étendue de l’analyse que le tribunal de première instance doit appliquer à une clause d’arbitrage dont la validité est contestée en vertu de l’art. 940.1 C.p.c. La deuxième concerne la nature abusive de la clause invoquée sur le fondement de l’art. 1437 C.c.Q., ainsi que la question de savoir si la juge de première instance aurait dû aborder cette question en appliquant le juste degré d’examen.
10 Indépendamment de ces questions, la Cour doit également se demander si l’adoption du projet de loi no 48, la Loi modifiant la Loi sur la protection du consommateur et la Loi sur le recouvrement de certaines créances, 2e sess., 37e lég., Québec, 2006 (maintenant L.Q. 2006, c. 56), emporte la nullité de la clause d’arbitrage.
4.1 L’effet de la clause d’arbitrage sur la compétence du tribunal
11 Dans l’arrêt Dell, notre Cour conclut à l’unanimité qu’en vertu de l’art. 940.1 C.p.c., les arbitres ont compétence pour se prononcer sur leur propre compétence (le « principe compétence‑compétence »). Les juges majoritaires ont conclu qu’en présence d’une clause d’arbitrage, toute contestation de la compétence de l’arbitre doit d’abord être renvoyée à l’arbitre. Les tribunaux judiciaires ne devraient déroger à cette règle générale et se prononcer en premier sur cette question que dans le cas où la contestation de la compétence de l’arbitre ne comporte qu’une question de droit seulement. Lorsqu’une question soulevant la compétence de l’arbitre nécessite l’admission et l’examen des faits, les tribunaux sont normalement tenus de renvoyer ces questions à l’arbitrage. Quant aux questions mixtes de droit et de fait, les tribunaux doivent également privilégier le renvoi à l’arbitrage; n’y font exception que les situations où les questions de fait ne nécessitent qu’un examen superficiel de la preuve documentaire versée au dossier et où le tribunal est convaincu que la contestation ne se veut pas une tactique dilatoire ou qu’elle ne met pas en péril le recours à l’arbitrage.
12 Dans cette même affaire, les juges Bastarache et LeBel ont proposé une autre solution, une approche discrétionnaire qui privilégie le recours à l’arbitrage dans la plupart des cas : « le tribunal judiciaire ne devrait statuer sur la validité de l’arbitrage que s’il peut le faire sur la foi des documents et des actes de procédure produits par les parties, sans devoir entendre la preuve ni tirer des conclusions sur la pertinence et la fiabilité de celle‑ci » (par. 176).
13 En appliquant la norme approuvée par les juges majoritaires dans l’arrêt Dell, la juge de première instance a donc eu raison de renvoyer la question à l’arbitrage dès lors que la nature de la contestation et ses répercussions sur la preuve ne justifiaient pas une dérogation à la règle générale de déférence à l’égard de la compétence arbitrale.
4.2 La nature soi‑disant abusive de la clause d’arbitrage
14 Le Dr Muroff allègue que la clause d’arbitrage est abusive au sens de l’art. 1437 C.c.Q. Il revendique le droit d’en faire la preuve devant le tribunal par la présentation de divers éléments de preuve, notamment la transcription des interrogatoires des représentants de Rogers.
15 La question de savoir si la clause d’arbitrage est abusive est une question mixte de droit et de fait. Il semble que la réponse à cette question exigerait un examen minutieux des faits, notamment un contre‑interrogatoire, ce qui irait bien au‑delà de l’examen superficiel de la preuve documentaire. (Comme l’ont affirmé les juges Bastarache et LeBel au par. 229 de l’arrêt Dell, une clause d’arbitrage ne saurait être abusive uniquement parce qu’elle se trouve dans un contrat de consommation; voir également les motifs de la juge Deschamps au par. 104.)
16 Suivant la méthode d’analyse de l’art. 940.1 C.p.c. retenue par les juges majoritaires de notre Cour dans l’arrêt Dell, un tel examen ressort exclusivement à l’arbitre. Le tribunal qui se chargerait de cet examen agirait d’une manière contraire à l’art. 940.1 et priverait l’arbitre de la compétence qui l’autorise à statuer sur sa propre compétence.
17 La juge Borenstein avait donc raison de conclure qu’elle n’avait pas compétence et de renvoyer l’affaire à un arbitre. La Cour d’appel a eu tort de retourner l’affaire devant la Cour supérieure pour qu’elle tranche cette question.
4.3 Le droit transitoire
18 Le projet de loi no 48 a été sanctionné le 14 décembre 2006, le jour même où notre Cour a entendu la présente affaire. L’article 2 du projet de loi no 48, qui a ajouté l’art. 11.1 à la Loi sur la protection du consommateur, est entré en vigueur le même jour. Cette disposition interdit toute stipulation ayant pour effet d’imposer au consommateur l’obligation de soumettre un litige à l’arbitrage, en particulier si le consommateur est privé du droit d’exercer un recours collectif.
19 Comme l’a statué notre Cour dans l’arrêt Dell, l’art. 11.1 de la Loi sur la protection du consommateur modifie le droit substantif. Il n’a aucun effet rétroactif. Il ne s’applique qu’aux situations juridiques survenues après son entrée en vigueur ou à celles qui étaient alors en cours. Il ne s’applique pas aux situations juridiques qui, comme en l’espèce, avaient pris fin au moment de son entrée en vigueur.
5. Conclusion
20 Appelée à trancher la contestation de la validité d’une clause d’arbitrage qui aurait nécessité un examen approfondi des faits sur une question mixte de droit et de fait, la juge Borenstein a eu raison de décliner compétence au profit de l’arbitre conformément à l’art. 940.1 C.p.c. C’est à tort que la Cour d’appel a renvoyé la question à la Cour supérieure.
21 Je suis donc d’avis d’accueillir le pourvoi, d’infirmer la décision de la Cour d’appel et de rétablir la décision de la Cour supérieure, avec dépens devant notre Cour seulement.
Les motifs suivants ont été rendus par
22 Le juge LeBel — J’ai pris connaissance des motifs de la Juge en chef. Je suis d’accord avec elle pour accueillir l’appel et renvoyer la réclamation de l’intimé à l’arbitrage. Cependant, j’estime nécessaire de commenter certains aspects de la présente affaire.
23 Tout d’abord, je constate que, dans le présent dossier, le problème de l’interprétation de l’art. 3149 du Code civil du Québec, L.Q. 1991, ch. 64, ne se pose pas, si tant est qu’il ait déjà été clairement invoqué par l’intimé Muroff. L’opinion majoritaire de notre Cour dans l’arrêt Dell Computer Corp. c. Union des consommateurs, 2007 CSC 34, règle la question, car on y conclut que l’art. 3149 ne s’applique pas à une clause compromissoire comme celle stipulée dans le contrat des parties. Je réitère toutefois à cet égard les commentaires que j’ai rédigés conjointement, en dissidence, avec mon collègue le juge Bastarache dans l’arrêt Dell.
24 Il reste donc dans le présent dossier un débat sur la validité de la clause compromissoire contenue au contrat de service téléphonique intervenu entre Rogers et M. Muroff. Ce dernier invoque son caractère abusif pour en contester la validité.
25 L’examen du déroulement des procédures en première instance confirme que M. Muroff entend s’engager dans une preuve qui pourrait être longue et complexe pour établir le caractère abusif de la convention. À mon avis, que l’on applique le critère d’intervention de la Cour supérieure énoncé dans l’opinion de la juge Deschamps dans l’arrêt Dell ou celui proposé dans les motifs dissidents dans ce même arrêt, la Cour supérieure ne devrait pas se saisir de ce débat. Comme le conclut la juge de première instance, la réclamation de M. Muroff doit être renvoyée devant l’arbitre.
26 Ainsi que le propose la Juge en chef, j’accueillerais donc le pourvoi, je casserais l’arrêt de la Cour d’appel et je rétablirais le jugement de la Cour supérieure avec dépens devant notre Cour.
Pourvoi accueilli avec dépens.
Procureurs de l’appelante : Fasken Martineau DuMoulin, Montréal.
Procureurs de l’intimé : Kaufman Laramée, Montréal.