COUR SUPRÊME DU CANADA
Référence : Centre universitaire de santé McGill (Hôpital général de Montréal) c. Syndicat des employés de l’Hôpital général de Montréal, [2007] 1 R.C.S. 161, 2007 CSC 4
Date : 20070126
Dossier : 30941
Entre :
Centre universitaire de santé McGill (Hôpital général de Montréal)
Appelant
et
Syndicat des employés de l’Hôpital général de Montréal
Intimé
et
Jean Sexton, ès qualités d’arbitre de griefs
Intimé
‑ et ‑
Ontario Network of Injured Workers’ Groups
Intervenant
Traduction française officielle : Motifs de la juge Abella
Coram : La juge en chef McLachlin et les juges Bastarache, Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella, Charron et Rothstein
Motifs de jugement :
(par. 1 à 39)
Motifs concordants :
(par. 40 à 65)
La juge Deschamps (avec l’accord des juges Binnie, LeBel, Fish, Charron et Rothstein)
La juge Abella (avec l’accord de la juge en chef McLachlin et du juge Bastarache)
______________________________
Centre universitaire de santé McGill (Hôpital général de Montréal) c. Syndicat des employés de l’Hôpital général de Montréal, [2007] 1 R.C.S. 161, 2007 CSC 4
Centre universitaire de santé McGill (Hôpital général de Montréal) Appelant
c.
Syndicat des employés de l’Hôpital général de Montréal Intimé
et
Jean Sexton, ès qualités d’arbitre de griefs Intimé
et
Ontario Network of Injured Workers Groups Intervenant
Répertorié : Centre universitaire de santé McGill (Hôpital général de Montréal) c. Syndicat des employés de l’Hôpital général de Montréal
Référence neutre : 2007 CSC 4.
No du greffe : 30941.
2006 : 12 avril; 2007 : 26 janvier.
Présents : La juge en chef McLachlin et les juges Bastarache, Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella, Charron et Rothstein.
en appel de la cour d’appel du québec
POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel du Québec (les juges Rousseau‑Houle, Nuss et Pelletier), [2005] R.J.D.T. 693, [2005] J.Q. no 1724 (QL), 2005 QCCA 277, qui a infirmé une décision de la juge Poulin, [2004] J.Q. no 7555 (QL), qui avait rejeté une requête en révision judiciaire d’une sentence arbitrale. Pourvoi accueilli.
Jacques A. Laurin et Marie‑France Major, pour l’appelant.
Lise Lanno, Gérard Notebaert et Catherine Sauvé, pour le syndicat intimé.
Lesli Bisgould, Roberto Lattanzio et Katherine Haist, pour l’intervenant.
Le jugement des juges Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Charron et Rothstein a été rendu par
1 La juge Deschamps — Le pourvoi porte sur l’interaction entre le droit du travail et le droit d’une personne de s’absenter de son travail en raison de sa maladie ou de son handicap. Plus précisément, la question qui se pose concerne le rôle de la convention collective dans l’appréciation de l’obligation d’accommodement de l’employeur envers une employée absente pour une période indéterminée en raison de problèmes personnels de santé. Pour les motifs qui suivent, je conclus que la convention collective joue un rôle important dans la détermination de l’étendue de l’obligation d’accommodement de l’employeur et que, en l’espèce, le délai de trois ans prévu par la convention collective constitue une mesure d’accommodement raisonnable.
I. Exposé des faits et historique judiciaire
2 Le 24 mars 2000, en raison d’une dépression nerveuse, Mme Alice Brady s’absente du poste de secrétaire médicale qu’elle occupe depuis 1985 chez l’appelant, le Centre universitaire de santé McGill (Hôpital général de Montréal) (« Hôpital »). Du 26 juin 2000 au 28 février 2001, sur les instructions de son médecin, elle tente de retourner progressivement au travail. Sa tâche est alors réduite à trois jours semaine. Aucun autre poste moins exigeant n’est disponible. Comme la convention collective en vigueur prévoit un délai maximal de réadaptation de six mois et qu’aucun progrès n’est constaté lors d’une évaluation faite le 28 février 2001, l’Hôpital informe Mme Brady qu’elle doit rester à la maison jusqu’à ce qu’elle soit capable de travailler à temps plein. Le 14 mars, la période de réadaptation est prolongée jusqu’au 17 septembre 2001 à la suite de négociations avec l’intimé, le Syndicat des employés de l’Hôpital Général de Montréal (« Syndicat »), qui représente Mme Brady. Le 14 septembre, le retour à temps complet est reporté une première fois au 21 octobre 2001, puis, une seconde fois, au 23 novembre 2001. Cependant, le 1er novembre 2001, la supérieure de Mme Brady lui demande de retourner à la maison, parce qu’elle est désorganisée et qu’elle a un comportement inapproprié. Sa supérieure lui suggère de consulter son médecin. Finalement, le médecin recommande qu’un nouveau retour progressif soit tenté le 11 mars 2002, mais, compte tenu l’absence de progrès constatée pendant les périodes de réadaptation antérieures, l’hôpital rejette cette recommandation. Le retour à temps complet est alors fixé à septembre 2002, mais Mme Brady subit un accident d’automobile le 28 juillet 2002.
3 La convention collective précise que les périodes de réadaptation n’ont pas pour effet d’interrompre la période d’invalidité. Le 12 mars 2003, l’Hôpital avise Mme Brady qu’il sera mis fin à son emploi le 3 avril 2003. L’Hôpital invoque l’absence prolongée de cette dernière. Le Syndicat dépose un grief dans lequel il conteste la décision du 12 mars 2003 et demande à l’Hôpital de convenir d’un accommodement raisonnable avec Mme Brady.
4 Le 5 novembre 2003, dernier jour de l’audition du grief, Mme Brady reçoit encore des prestations d’invalidité totale de la Société de l’assurance automobile du Québec et attend une opération à l’épaule. Les rapports médicaux versés au dossier indiquent que la date de retour au travail est indéterminée.
5 L’arbitre rejette le grief (SOQUIJ AZ-50227506). Il juge pertinentes plusieurs clauses de la convention collective, notamment celle concernant la protection des employés contre la discrimination et celle prévoyant la perte de l’emploi en cas d’absence pour cause de maladie. Les clauses citées par l’arbitre sont reproduites en annexe. L’arbitre souligne que l’Hôpital a déjà accommodé Mme Brady en lui accordant des périodes de réadaptation plus généreuses que celles prévues par la convention collective et que Mme Brady est encore inapte au terme de la période de trois ans prévue par la convention. Il estime que les faits postérieurs à la fin de l’emploi sont pertinents, puisqu’il « s’agit certes de faits interreliés dans un continuum, Mme Brady étant, au moment du dernier jour d’audience, toujours totalement [incapable] d’accomplir les tâches habituelles de son emploi et tout autre emploi analogue pour des raisons d’ordre médical » (p. 17). Selon l’arbitre, « il est difficile de concevoir une obligation [. . .] additionnelle d’accommodement à l’égard d’une personne salariée [considérée] complètement invalide de par son médecin traitant » (p. 20). Après avoir ainsi jugé que l’Hôpital avait rempli son obligation d’accommodement, l’arbitre conclut en définitive « que l’employeur a agi avec Mme Brady avec justice et sans discrimination en lui appliquant correctement une règle explicite prévue à la convention collective » (p. 21). Le Syndicat demande la révision judiciaire de cette décision.
6 La juge de la Cour supérieure saisie du dossier note que la maladie de Mme Brady, qui est à l’origine de la perte de l’emploi, constitue un handicap au sens de la Charte des droits et libertés de la personne, L.R.Q., ch. C-12 :
Il ne fait pas de doute ici que la maladie de madame Brady, qui est à la base de la perte de son emploi, constitue un handicap au sens de la Charte et « il importe peu de déterminer si l’arbitre devait conclure à la discrimination directe (handicap) ou indirecte (parce que le salarié ne répondait pas aux exigences de disponibilité) ». En effet, peu importe sa qualification puisque dans les deux cas, dans l’affaire BCGSEU, la Cour suprême oblige l’employeur à des accommodements non excessifs et à des mesures raisonnables.
([2004] J.Q. no 7555 (QL), par. 37)
Elle résume ainsi les conclusions de l’arbitre :
Il appert de sa décision que l’arbitre a conclu qu’il était difficile de concevoir une obligation d’accommodement de madame Brady puisqu’elle était invalide. Pour lui, cet élément constituait en soi une contrainte excessive, l’employeur n’ayant pas l’obligation de garder dans l’entreprise des employés incapables d’exercer leurs fonctions. [par. 41]
7 La juge conclut que ces observations reposent sur une interprétation correcte et raisonnable de la preuve et, même si l’arbitre ne les a pas mentionnés expressément, sur une application correcte des principes énoncés dans Colombie‑Britannique (Public Service Employee Relations Commission) c. BCGSEU, [1999] 3 R.C.S. 3 (« Meiorin »), et Colombie‑Britannique (Superintendent of Motor Vehicles) c. Colombie‑Britannique (Council of Human Rights), [1999] 3 R.C.S. 868. Elle rejette la requête en révision judiciaire. Le Syndicat porte cette décision en appel.
8 Devant la Cour d’appel le Syndicat plaide que l’Hôpital « a omis de prendre des mesures raisonnables pour accommoder la plaignante » ([2005] R.J.D.T. 693, 2005 QCCA 277, par. 9). La Cour d’appel conclut que l’arbitre n’a pas fait un examen individualisé de l’accommodement raisonnable, mais qu’il s’est plutôt contenté d’appliquer mécaniquement la disposition de la convention collective. La Cour d’appel infirme le jugement de la Cour supérieure et retourne le dossier à l’arbitre pour qu’il se prononce sur cette obligation et, le cas échéant, sur la réparation appropriée.
9 L’Hôpital obtient l’autorisation de se pourvoir devant notre Cour sur la question de l’étendue de l’obligation d’accommodement et sur la possibilité d’en convenir à l’avance dans le contexte d’une convention collective. L’Hôpital soutient que la clause en litige est généreuse et qu’elle satisfait au critère établi dans l’arrêt Meiorin. Il prétend avoir rempli son obligation, précisant qu’il était impossible d’accommoder davantage Mme Brady, étant donné que celle-ci était totalement invalide et qu’aucune date de retour au travail n’était prévue. Le Syndicat est plutôt d’avis qu’il est antinomique de plaider, d’une part, que l’accommodement doit être individualisé et, d’autre part, que l’obligation d’accommodement peut être réglée au moyen d’une clause d’application générale et automatique.
10 Les règles régissant l’accommodement raisonnable en milieu de travail sont bien établies. Les parties ne remettent pas en question ces principes. Il s’agit plutôt de déterminer comment ces principes s’articulent dans le contexte d’une clause régissant la rupture du lien d’emploi.
II. L’obligation d’accommodement et les relations collectives de travail
11 L’obligation d’accommodement en milieu de travail naît lorsqu’un employeur cherche à appliquer une norme qui cause préjudice à un employé en raison de caractéristiques particulières protégées par la législation sur les droits de la personne. Il peut s’agir comme en l’espèce du droit d’une employée malade de s’absenter du travail, ou encore de l’exercice d’un autre droit protégé, par exemple le droit d’une femme de s’absenter en raison d’une grossesse.
12 Ainsi qu’il ressort des nombreux litiges en la matière, les conventions collectives comportent souvent une clause prévoyant la rupture du lien d’emploi à l’expiration d’une période d’absence déterminée. De telles clauses visent nettement les personnes malades ou handicapées. La clause en litige dans la présente affaire est rédigée ainsi :
12.11 La personne salariée perd son ancienneté et son emploi dans les cas suivants :
. . .
5 - absence pour maladie ou accident autre qu’accident du travail ou maladie professionnelle (ci-haut mentionnée) après le trente-sixième (36e) mois d’absence.
13 Il est bien établi que l’employeur doit justifier la norme qu’il cherche à appliquer en démontrant :
(1) qu’il a adopté la norme dans un but rationnellement lié à l’exécution du travail en cause;
(2) qu’il a adopté la norme particulière en croyant sincèrement qu’elle était nécessaire pour réaliser ce but légitime lié au travail;
(3) que la norme est raisonnablement nécessaire pour réaliser ce but légitime lié au travail. Pour prouver que la norme est raisonnablement nécessaire, il faut démontrer qu’il est impossible de composer avec les employés qui ont les mêmes caractéristiques que le demandeur sans que l’employeur subisse une contrainte excessive.
(Meiorin, par. 54)
14 Les deux premières étapes permettent respectivement de s’assurer de la légitimité de l’objet général de la norme et de l’intention qu’avait l’employeur en l’adoptant. Elles garantissent donc que, tant d’un point de vue objectif que d’un point de vue subjectif, la norme n’a pas un fondement discriminatoire. La troisième étape constitue un test de rationalité s’attachant à la nécessité de la norme afin de réaliser une fin légitime. L’employeur doit démontrer qu’il ne peut accommoder le plaignant sans subir de contrainte excessive.
15 Les facteurs permettant de conclure que la contrainte est excessive ne sont pas consacrés et doivent être appliqués avec souplesse et bon sens (Meiorin, par. 63; Commission scolaire régionale de Chambly c. Bergevin, [1994] 2 R.C.S. 525, p. 546, et Central Alberta Dairy Pool c. Alberta (Human Rights Commission), [1990] 2 R.C.S. 489, p. 520-521). Par exemple, on pourra considérer le coût de l’accommodement, le moral et la mobilité du personnel, l’interchangeabilité des installations et la perspective d’atteinte aux droits d’autres employés ou à la convention collective. Comme le droit d’être accommodé n’est pas absolu, la prise en compte de tous les facteurs pertinents peut mener à la conclusion que l’impact causé par l’application d’une norme préjudicielle est légitime.
16 Les positions des parties peuvent être résumées succinctement. L’Hôpital soutient qu’une convention collective peut prévoir à l’avance l’étendue de l’obligation d’accommodement et un délai maximal au-delà duquel toute absence constitue une contrainte excessive. Le Syndicat objecte que l’Hôpital ne peut invoquer les avantages sociaux consentis par la convention collective comme substitut de l’obligation d’accommodement. Pour le Syndicat, cette obligation prend naissance à l’expiration de la période prévue par la convention collective.
17 Il est tout à fait exact de dire que les avantages sociaux ne peuvent être invoqués comme substitut de l’obligation d’accommodement. Ce n’est cependant pas la position que défend l’Hôpital.
18 Dans la mesure où l’exploitation d’une entreprise repose sur la fourniture par les employés de leur prestation de travail, il ne fait pas de doute que l’employeur peut, de bonne foi, établir des mesures visant à assurer la présence assidue des employés. Dans Commission ontarienne des droits de la personne c. Simpsons-Sears Ltd., [1985] 2 R.C.S. 536 (« O’Malley »), p. 555-556, et dans Central Alberta Dairy Pool, p. 520, l’employeur s’est vu reconnaître le droit de prescrire la présence au travail certains jours de la semaine. De la même façon, il faut reconnaître aux parties à la convention collective le droit de négocier des clauses assurant le retour au travail des employés malades dans un délai raisonnable. Si cet objectif valable est reconnu, la détermination d’une période d’absence maximale constitue donc une forme d’accommodement négocié.
19 L’existence d’une telle période, négociée et inscrite dans la convention collective, signale que l’employeur et le syndicat se sont penchés sur les caractéristiques de l’entreprise et ont convenu que, au-delà de cette période, l’employeur était en droit de mettre fin à l’emploi de la personne malade. Le consensus établi est important, parce qu’il émane des personnes qui connaissent le plus les conditions particulières de l’entreprise et, de surcroît, parce que ces personnes représentent des intérêts différents. On peut ainsi présumer que la clause est négociée dans l’intérêt mutuel de l’employeur et des employés. La période de trois ans n’est donc pas un avantage pécuniaire faisant partie de la rémunération des employés au même titre que les prestations d’assurance-maladie ou le régime de pension d’invalidité. Il s’agit plutôt de la période d’absence maximale avant la rupture de la relation d’emploi. Vue sous l’angle de l’obligation d’accommodement, cette clause fait partie, avec le droit de retour au travail à temps partiel, des mesures mises en place dans l’entreprise pour permettre d’accommoder un employé malade.
20 La période négociée par les parties est donc un élément pertinent dans l’appréciation de l’obligation d’accommodement raisonnable. De telles clauses ne déterminent pas de façon définitive la mesure d’accommodement particulière à laquelle un employé a droit, car chaque cas doit être évalué selon les circonstances qui lui sont propres. Dans Commission scolaire régionale de Chambly c. Bergevin, le juge Cory a fait les observations suivantes :
Les dispositions d’une convention collective ne peuvent dégager ni l’employeur ni le syndicat de l’obligation d’accommodement. Cependant, les modalités de la convention sont pertinentes pour évaluer le degré de contrainte qui peut résulter de l’ingérence dans ses conditions. Ainsi, comme on le souligne à la p. 987 de l’arrêt Renaud, précité, une dérogation importante à l’application normale des conditions d’emploi prévues dans la convention collective peut constituer une ingérence excessive dans l’exploitation de l’entreprise de l’employeur. [p. 551]
Ni l’employeur, ni le syndicat ne peuvent imposer une période plus courte que celle à laquelle une personne malade a droit en vertu de la législation sur les droits de la personne et en fonction des faits et des critères qui s’appliquent à son cas particulier. Une telle clause serait inopposable à l’employé qui a droit à une période plus longue. En effet, comme le droit à l’égalité est un droit fondamental, les parties à une convention collective ne peuvent convenir d’une protection moindre que celle reconnue par la législation sur les droits de la personne et elles ne peuvent fixer cette période à l’avance de façon définitive, étant donné que les circonstances particulières de chaque cas ne sont connues qu’au moment où elles se produisent, c’est-à-dire après la signature de la convention collective.
21 Le principe selon lequel les parties ne peuvent conventionnellement limiter les droits fondamentaux d’une personne est depuis longtemps reconnu : Commission ontarienne des droits de la personne c. Municipalité d’Etobicoke, [1982] 1 R.C.S. 202, p. 213. Ce principe a été réaffirmé dans le contexte du droit de gérance dans l’arrêt Parry Sound (district), Conseil d'administration des services sociaux c. S.E.E.F.P.O., section locale 324, [2003] 2 R.C.S. 157, 2003 CSC 42 :
En vertu d’une convention collective, le droit général de l’employeur de gérer l’entreprise et de diriger le personnel est subordonné non seulement aux dispositions expresses de la convention collective, mais aussi aux dispositions du Code des droits de la personne et aux autres lois sur l’emploi. [par. 23]
Une clause qui satisfait aux normes minimales applicables en matière d’emploi n’est donc pas suspecte a priori. Les parties peuvent s’y reporter pour évaluer l’accommodement individuel auquel l’employé a droit dans une situation donnée.
22 Le caractère individualisé du processus d’accommodement ne saurait être minimisé. En effet, l’obligation d’accommodement varie selon les caractéristiques de chaque entreprise, les besoins particuliers de chaque employé et les circonstances spécifiques dans lesquelles la décision doit être prise. Tout au long de la relation d’emploi, l’employeur doit s’efforcer d’accommoder l’employé. Cela ne signifie pas pour autant que les contraintes afférentes à l’accommodement doivent nécessairement être à sens unique. Dans O’Malley (p. 555) et dans Central Okanagan School District No. 23 c. Renaud, [1992] 2 R.C.S. 970, la Cour a reconnu que, lorsque l’employeur fait une proposition qui est raisonnable, il incombe à l’employé d’en faciliter la mise en œuvre. Si l’absence de coopération de l’employé est à l’origine de l’échec du processus d’accommodement, sa plainte pourra être rejetée. Comme le dit le juge Sopinka dans Central Okanagan, « [l]e plaignant ne peut s’attendre à une solution parfaite » (p. 995). L’obligation de l’employeur, du syndicat et de l’employé est d’arriver à un compromis raisonnable. L’accommodement raisonnable est donc incompatible avec l’application mécanique d’une norme d’application générale. En ce sens, le syndicat a raison de dire que la détermination de la mesure de l’accommodement ne peut reposer sur l’application aveugle d’une clause conventionnelle. L’arbitre peut examiner la norme prévue par la convention collective pour s’assurer que son application satisfait à l’obligation d’accommodement qui incombe à l’employeur.
23 Plusieurs clauses de cessation d’emploi ont été soumises à l’examen des tribunaux. Dans Québec (Procureur général) c. Syndicat de professionnelles et professionnels du gouvernement du Québec (SPGQ), [2005] R.J.Q. 944, 2005 QCCA 311, la Cour d’appel du Québec s’est prononcée sur une demande de révision d’une décision arbitrale qui avait rejeté le grief d’une employée congédiée après plus de deux ans d’absence pour cause de maladie. Reprochant à l’arbitre d’avoir appliqué la clause de façon mécanique, la Cour d’appel lui a retourné le dossier pour qu’il procède à un examen individualisé de l’obligation d’accommodement. La juge Thibault rappelle cependant que l’employeur est en droit de congédier une plaignante à la fin de la période prévue par la convention collective si la salariée ne peut établir qu’elle sera en mesure de travailler dans un avenir raisonnable :
Telle que rédigée, la clause 3-1.18 de la convention collective ne permet pas à l’employeur de congédier un salarié, de façon automatique, à la fin de la période d’assurance traitement; il pourra cependant le faire dans le cas où le salarié n’est pas en mesure d’établir sa capacité de fournir sa prestation de travail dans un avenir raisonnable. [par. 76]
24 En Ontario, les tribunaux refusent également de reconnaître qu’une clause de cessation d’emploi permet à un employeur de congédier un employé sans considérer les circonstances particulières de la situation de ce dernier : Maple Leaf Meats Inc. c. United Food and Commercial Workers’ International Union, Locals 175 and 633 (2001), 149 O.A.C. 295 (C. div.), et Re Memorial Hospital, Bowmanville and O.N.A. (1993), 35 L.A.C. (4th) 401 (Ont.).
25 En somme, la jurisprudence ne conclut à l’applicabilité d’une telle clause que si celle-ci satisfait aux exigences applicables en matière d’accommodement raisonnable, particulièrement celle requérant que la mesure soit adaptée aux circonstances individuelles du cas en litige. Si la clause de cessation d’emploi est moins généreuse que ce à quoi l’employé a droit en vertu des principes encadrant l’exercice des droits de la personne, elle lui sera inopposable et l’employeur devra offrir un accommodement additionnel. Ces clauses ne signifient pas que la période qui y est prévue est un seuil indicatif de la période minimale à laquelle un employé a droit. Au contraire, ces clauses devraient prévoir un accommodement généreux, de nature à répondre aux besoins du plus grand nombre d’employés possible. En satisfaisant aux conditions les plus exigeantes, l’employeur se trouve à accorder aux employés qui ont de moins grands besoins un délai plus généreux que ce qu’exigerait la législation sur les droits de la personne. De telles clauses constituent donc un sujet à l’égard duquel les syndicats peuvent jouer un important rôle lors de la négociation des conventions collectives.
26 La période de trois ans convenue dans la convention qui lie ici l’Hôpital et le Syndicat est d’ailleurs plus longue que celle prévue par plusieurs lois et conventions collectives ayant fait l’objet de révision judiciaire (voir : Code canadien du travail, L.R.C. 1985, ch. L‑2, art. 239; Loi sur les normes du travail, L.R.Q., ch. N‑1.1, art. 79.1; Loi sur les normes d’emploi, L.N.-B. 1982, ch. E-7.2, art. 44.021; Labour Standards Act, R.S.N.L. 1990, ch. L‑2, art. 43.11; Labour Standards Act, R.S.S. 1978, ch. L‑1, art. 44.2).
27 Les clauses prévoyant la rupture du lien d’emploi à l’expiration d’une période donnée ne sont donc pas déterminantes, mais constituent plutôt une indication claire des parties sur la question de l’accommodement raisonnable. Il s’agit en conséquence d’un facteur important que l’arbitre doit prendre en considération en cas de dépôt d’un grief. Dans ces circonstances et selon la durée de l’absence autorisée, ces clauses peuvent être utilisées comme preuve de la période maximale au-delà de laquelle l’employeur subit une contrainte excessive. Cette preuve peut s’avérer très utile, surtout dans le cas d’une grande entreprise, où la preuve de l’existence d’une contrainte excessive résultant de l’absence d’un employé pourrait s’avérer complexe.
28 Bref, on ne saurait conclure que l’accommodement prévu par la convention collective constitue une réponse complète à la plainte d’un employé qui réclame un accommodement supplémentaire. Pas plus qu’on ne peut affirmer que l’avantage incorporé à la convention collective ne doit pas être pris en compte dans l’appréciation globale de la mesure d’accommodement consentie par l’employeur.
III. L’arbitre a-t-il fait erreur en l’espèce?
29 La Cour d’appel reproche à l’arbitre de ne pas avoir fait un examen individualisé de l’accommodement auquel a droit Mme Brady :
L’arbitre ne pouvait simplement appliquer les dispositions de la convention collective et affirmer qu’il n’est pas discriminatoire de refuser de prolonger l’emploi d’une personne qui n’est pas physiquement capable de l’exécuter. Il devait examiner si l’employeur s’était déchargé de son fardeau de preuve relativement au caractère déraisonnable de la mesure d’accommodement demandée parce que le délai additionnel prévu pour le retour lui causait une contrainte excessive. [par. 32]
30 L’examen que devait faire l’arbitre concernait en effet le caractère raisonnable de l’accommodement demandé par Mme Brady. Mais l’arbitre a-t-il failli à son devoir? À mon avis, l’interprétation de la Cour supérieure rend mieux la démarche de l’arbitre que ne le fait celle de la Cour d’appel. L’arbitre a certes conclu que la clause de la convention collective s’appliquait à Mme Brady, mais seulement après avoir revu la preuve et l’avoir analysée.
31 L’arbitre a d’abord fait état des clauses de la convention collective incorporant les obligations quasi-constitutionnelles de l’employeur en ce qui a trait au droit à l’égalité. Il a ensuite cité les clauses traitant des mesures de réadaptation et enfin celle prévoyant les circonstances donnant ouverture à la rupture du lien d’emploi. S’il avait estimé que seule cette dernière clause était pertinente et qu’il s’était contenté de l’appliquer aveuglément, il n’aurait sans doute cité que cette clause.
32 De plus, l’arbitre a relaté les faits, précisant qu’il devait se prononcer sur l’applicabilité de la clause « dans le contexte de l’obligation d’accommodement imposé à l’employeur » (p. 20). L’arbitre a souligné que l’employeur s’était acquitté de son obligation d’accommodement en accordant des périodes de réadaptation plus longues que celles prévues par la convention collective. Il a conclu enfin par une remarque déterminante dans le contexte qui lui était soumis en disant qu’il lui était « difficile de concevoir une obligation [. . .] additionnelle d’accommodement à l’égard d’une personne salariée [considérée] complètement invalide de par son médecin traitant » (p. 20).
33 La Cour d’appel semble estimer que l’obligation d’accommodement devait être appréciée au moment où l’employée s’était vu en définitive refuser une mesure additionnelle (par. 31). À mon avis, cette approche repose sur une compartimentation des différents problèmes de santé de l’employée. La contrainte excessive résultant de l’absence de l’employée doit s’évaluer globalement à compter du moment où l’employée s’absente et non à l’expiration de la période de trois ans.
34 L’arbitre a eu raison d’apprécier les circonstances en prenant en considération l’ensemble des événements ayant mené à la rupture du lien d’emploi. D’ailleurs, lorsqu’il statue sur l’objection du syndicat à la mise en preuve des faits postérieurs au grief, il s’exprime clairement sur le fait que l’état de santé de l’employée dans son ensemble était pertinent :
Le recours, dans la présente affaire à certains faits postérieurs au grief S-2 sont ici certes pertinents puisqu’ils permettent de comprendre la situation qui existait au moment où il est né. Ces faits, toujours dans la présente affaire, constituent certes des faits complémentaires, sont intimement liés aux faits initiaux et permettent de préciser la situation réelle au moment du grief. Il s’agit certes ici de faits interreliés dans un continuum, Mme Brady étant, au moment du dernier jour d’audience, toujours totalement [incapable] d’accomplir les tâches habituelles de son emploi et tout autre emploi analogue pour des raisons d’ordre médical. [Je souligne; p. 17.]
35 L’arbitre a tenu compte non seulement des mesures d’accommodement accordées par l’Hôpital, qui a consenti à des périodes de réadaptation plus longues que celles prévues par la convention collective, mais aussi de la dynamique ayant conduit à l’échec du retour au travail avant l’expiration de la période de trois ans et, finalement, de l’état de santé de Mme Brady après la décision de l’employeur.
36 L’arbitre ne s’est donc pas limité à appliquer de façon automatique une clause de la convention collective. Il était conscient de l’étendue de l’obligation d’accommodement de l’employeur, mais ne pouvait prévoir le retour au travail de l’employée dans un avenir prévisible. Il a donc eu raison de conclure que l’employeur ne pouvait garder à son service une employée déclarée invalide pour une période indéterminée.
37 L’arbitre a pris en compte l’élément important que constitue la clause de la convention collective qui permettait à l’employeur de mettre fin à l’emploi de Mme Brady. Cette clause n’a pas été appliquée dans un vide factuel. Elle a plutôt pris une importance particulière dans le contexte de la démonstration de la volonté de l’Hôpital d’accommoder Mme Brady lors des périodes de réadaptation et en l’absence de preuve de la capacité de celle-ci de reprendre le travail dans un avenir prévisible.
38 L’obligation d’accommodement n’est ni absolue ni illimitée. L’employée doit faire sa part dans la recherche d’un compromis raisonnable. Si l’accommodement prévu par la convention collective en l’espèce lui paraissait insuffisant et qu’elle estimait être en mesure de reprendre le travail dans un délai raisonnable, elle devait fournir à l’arbitre des éléments permettant à celui-ci de conclure en sa faveur.
IV. Conclusion
39 Pour ces motifs, je suis d’avis que la Cour supérieure n’a commis aucune erreur en rejetant la requête en révision judiciaire. J’accueillerais donc l’appel et infirmerais l’arrêt de la Cour d’appel, avec dépens devant les deux cours.
Version française des motifs de la juge en chef McLachlin et des juges Bastarache et Abella rendus par
40 La juge Abella — L’employeur est tenu d’offrir un milieu de travail exempt de discrimination. Il importe donc d’établir clairement ce qui constitue de la discrimination et ce qui n’en constitue pas, afin que les employeurs connaissent leurs obligations et les employés, leurs droits.
41 La plaignante, Alice Brady, a demandé que [traduction] « [c]onformément à la convention collective [. . .] l’employeur [lui] accorde une mesure d’accommodement raisonnable. » Il convient de souligner que Mme Brady n’a pas prétendu que la clause de la convention collective prévoyant la cessation automatique, en vertu de laquelle on a mis fin à son emploi, était discriminatoire. Le syndicat n’a pas allégué non plus qu’il y avait eu violation de la convention collective.
42 L’arbitre Jean Sexton et la juge Poulin ont tous les deux conclu que l’employeur n’avait pas fait preuve de discrimination en refusant de continuer à employer une personne qui, après trois années d’absence pour cause de maladie, était encore jugée incapable de retourner au travail par son propre médecin. Je suis du même avis.
43 Une question préliminaire. En fait, Mme Brady est retournée au travail à temps partiel et de façon discontinue pendant son absence de plus de 36 mois. L’arbitre a jugé que ces périodes de réadaptation n’avaient pas interrompu son absence du travail au regard de la convention collective. Il estimait que le mot « absence » — qui n’est pas défini dans la convention — devrait être interprété en fonction de la définition de la « période d’invalidité ». Cette définition prévoyait le maintien des prestations de congé de maladie dans le cas où un employé retournait au travail à plein temps pendant moins de 15 jours ou si cet employé pouvait établir que toute période d’invalidité subséquente était attribuable à une maladie ou à un accident complètement étrangers à la cause de l’invalidité précédente. Cela est important car il semblerait que Mme Brady avait été blessée dans un accident d’automobile moins de deux mois avant la date prévue de son retour au travail à plein temps. Il est évident que les blessures qu’elle a subies lors de cet accident n’avaient rien à voir avec sa maladie antérieure. Cependant, Mme Brady a refusé de débattre de l’applicabilité, en l’espèce, de la clause relative aux prestations de congé de maladie, et je suis d’avis de ne pas modifier la décision de l’arbitre à cet égard. Il appert que l’on n’a pas établi clairement que Mme Brady aurait été disponible pour travailler si l’accident d’automobile n’était pas survenu.
44 La principale question en litige est de savoir si Mme Brady a établi l’existence de discrimination à première vue, de sorte qu’il appartient à l’employeur de justifier son comportement ou la norme du milieu de travail qu’il applique. Je reconnais qu’une convention collective ne soustrait pas nécessairement un employeur à une obligation transcendante d’éviter de faire preuve de discrimination (voir l’arrêt Parry Sound (district), Conseil d’administration des services sociaux c. S.E.E.F.P.O., section locale 324, [2003] 2 R.C.S. 157, 2003 CSC 42), et que l’employeur peut être ainsi tenu d’accommoder un employé tant qu’il n’en résulte pas pour lui une contrainte excessive (Colombie‑Britannique (Public Service Employee Relations Commission) c. BCGSEU, [1999] 3 R.C.S. 3 (« Meiorin »)). Toutefois, ce n’est pas la même chose que créer un paradigme juridique selon lequel, même si le comportement de l’employeur n’est pas discriminatoire, il existe une obligation légale de justifier toutes les distinctions.
45 L’article 10 de la Charte des droits et libertés de la personne du Québec, L.R.Q., ch. C‑12 (« Charte québécoise »), explique la discrimination en ces termes :
10. Toute personne a droit à la reconnaissance et à l’exercice, en pleine égalité, des droits et libertés de la personne, sans distinction, exclusion ou préférence fondée sur la race, la couleur, le sexe, la grossesse, l’orientation sexuelle, l’état civil, l’âge sauf dans la mesure prévue par la loi, la religion, les convictions politiques, la langue, l’origine ethnique ou nationale, la condition sociale, le handicap ou l’utilisation d’un moyen pour pallier ce handicap.
Il y a discrimination lorsqu’une telle distinction, exclusion ou préférence a pour effet de détruire ou de compromettre ce droit.
46 Pour établir l’existence de discrimination visée par l’art. 10 de la Charte québécoise, il faut procéder à une analyse en trois étapes. Un demandeur doit démontrer :
(1) qu’il existe une « distinction, exclusion ou préférence »,
(2) que cette « distinction, exclusion ou préférence » est fondée sur l’un des motifs énumérés au premier alinéa de l’art. 10 de la Charte québécoise, et
(3) que la « distinction, exclusion ou préférence a pour effet de détruire ou de compromettre » le « droit à la pleine égalité dans la reconnaissance et l’exercice d’un droit ou d’une liberté de la personne ».
(Commission scolaire régionale de Chambly c. Bergevin, [1994] 2 R.C.S. 525, p. 538)
47 Dans l’arrêt Andrews c. Law Society of British Columbia, [1989] 1 R.C.S. 143, le juge McIntyre donne une définition similaire de la discrimination :
J’affirmerais alors que la discrimination peut se décrire comme une distinction, intentionnelle ou non, mais fondée sur des motifs relatifs à des caractéristiques personnelles d’un individu ou d’un groupe d’individus, qui a pour effet d’imposer à cet individu ou à ce groupe des fardeaux, des obligations ou des désavantages non imposés à d’autres ou d’empêcher ou de restreindre l’accès aux possibilités, aux bénéfices et aux avantages offerts à d’autres membres de la société. Les distinctions fondées sur des caractéristiques personnelles attribuées à un seul individu en raison de son association avec un groupe sont presque toujours taxées de discriminatoires, alors que celles fondées sur les mérites et capacités d’un individu le sont rarement. [p. 174‑175]
48 La prémisse voulant qu’une pratique, une norme ou une exigence du milieu de travail ne puisse pas désavantager un individu par l’attribution de caractéristiques stéréotypées ou arbitraires est au cœur de ces définitions. Le but de la prévention des obstacles discriminatoires est l’inclusion. Ce but est atteint si on empêche que des individus soient soustraits à des possibilités et à des agréments fondés non pas sur leurs aptitudes réelles, mais sur des aptitudes qu’on leur attribue. La discrimination réside essentiellement dans le caractère arbitraire de son incidence négative, c’est‑à‑dire le caractère arbitraire des obstacles érigés intentionnellement ou inconsciemment.
49 Il en résulte une différence entre discrimination et distinction. Les distinctions ne sont pas toutes discriminatoires. Il ne suffit pas de contester le comportement d’un employeur pour le motif que ce qu’il a fait a eu une incidence négative sur un membre d’un groupe protégé. La seule appartenance à un tel groupe n’est pas suffisante pour garantir l’accès à une réparation fondée sur les droits de la personne. C’est le lien qui existe entre l’appartenance à ce groupe et le caractère arbitraire du critère ou comportement désavantageux — à première vue ou de par son effet — qui suscite la possibilité de réparation. Et ce fardeau de preuve préliminaire incombe au demandeur.
50 Si l’existence de ce lien est établie, il y a alors preuve prima facie de l’existence de discrimination. C’est à ce stade que le critère de l’arrêt Meiorin s’applique et qu’il appartient alors à l’employeur de justifier le comportement discriminatoire à première vue. Si le comportement est justifié, il n’y a pas de discrimination.
51 Pour justifier le comportement, l’employeur doit démontrer qu’il était raisonnablement nécessaire pour réaliser un but légitime du milieu de travail. Comme l’explique la juge McLachlin au par. 54 de l’arrêt Meiorin, la preuve de la nécessité raisonnable consiste notamment à démontrer qu’« il est impossible de composer avec les employés qui ont les mêmes caractéristiques que le demandeur sans que l’employeur subisse une contrainte excessive ». C’est là qu’il faut se demander si l’employeur a raisonnablement accommodé un individu dont l’identité collective est à l’origine d’un désavantage arbitraire en milieu de travail.
52 L’arrêt Meiorin définit le fardeau de preuve dont l’employeur doit s’acquitter pour justifier un comportement discriminatoire, c’est‑à‑dire pour démontrer que ce comportement est visé par « une exception à l’interdiction générale de la discrimination » : par. 67. Cela représente, à juste titre, un lourd fardeau. Ce fardeau renforce la primauté des principes en matière de droits de la personne dans un milieu de travail et indique aux employeurs qu’ils ne peuvent justifier un tel comportement à l’égard d’un employé que si cet employé ne peut pas être raisonnablement accommodé. S’ils peuvent justifier le comportement, il n’y a pas de discrimination. Il constitue un élément du moyen de défense fondé sur la justification, et non une obligation juridique distincte : si le comportement ou la norme n’est pas discriminatoire, à première vue ou de par son effet, aucun fardeau de justification n’incombe à l’employeur.
53 Il n’est pas nécessaire de justifier ce qui, à première vue, n’est pas discriminatoire. Alors, contrairement à la juge Deschamps, j’estime que la question est non pas de savoir si l’employeur a établi, comme moyen de défense fondé sur la justification, qu’il a raisonnablement accommodé la demanderesse, mais plutôt de savoir si la demanderesse s’est acquittée de l’obligation préliminaire de démontrer qu’il y a discrimination à première vue, c’est‑à‑dire qu’elle a été désavantagée par le comportement que l’employeur a adopté sur la foi de suppositions stéréotypées ou arbitraires concernant les personnes ayant une déficience, de sorte qu’il appartient à l’employeur de justifier ce comportement.
54 Je ne puis retenir les conclusions des juges majoritaires voulant que les clauses prévoyant la cessation automatique de l’emploi constituent automatiquement de la discrimination à première vue. On peut alors présumer que, peu importe que leur durée soit raisonnable ou non, toutes les protections temporaires de l’emploi établies par voie législative pour les absences dues, par exemple, à une maladie, à une déficience ou à une grossesse seront vulnérables. Il est difficile d’imaginer comment le délai de trois années de protection d’emploi applicable à un employé ayant une déficience — qui est beaucoup plus long que les 26 semaines sur une période de 12 mois requises par l’art. 79.1 de la Loi sur les normes du travail, L.R.Q., ch. N‑1.1 — constitue un désavantage arbitraire du seul fait qu’il est limité.
55 De plus, sur le plan de la politique générale, présumer que ces clauses sont discriminatoires a pour effet de dissuader de négocier des absences mutuellement acceptables. Cela laisse entendre que, peu importe que la durée de la protection soit raisonnable ou non, un employé peut toujours, par voie de grief, faire perdre tout son sens à la condition de la clause, en obligeant l’employeur à expliquer pourquoi il était raisonnable de mettre fin à l’emploi d’un employé particulier.
56 Les employés ayant une déficience perdraient ainsi la longue garantie de protection d’emploi et d’ancienneté que ces clauses offrent. Il est exact qu’elles sont limitées et donc, en principe, arbitraires. Toutefois, elles ne sont pas arbitraires au sens que nous donnons à ce terme dans le contexte des droits de la personne; autrement dit, elles ne désavantagent pas injustement les employés ayant une déficience en raison de stéréotypes attribués à leur capacité. Au contraire, ces clauses reconnaissent que les employés ne devraient pas être exposés au risque imprévisible de perdre leur emploi lorsqu’ils s’absentent du travail en raison d’une déficience.
57 Les clauses prévoyant la cessation automatique de l’emploi à l’expiration d’un délai raisonnable représentent généralement pour les employés un compromis entre leur droit à la cessation d’emploi pour un motif valable et suffisant (qui signifie qu’il ne sera mis fin à leur emploi que s’il n’y a aucune chance qu’ils puissent retourner au travail dans un délai raisonnable), et la certitude que leur lien d’emploi sera maintenu pendant une période déterminée. Un tel compromis n’a rien de discriminatoire en soi, surtout si la protection qui résulte dure beaucoup plus longtemps que la mesure législative applicable en matière de normes d’emploi.
58 La question de savoir s’il y a preuve prima facie de l’existence de discrimination — qui transfère le fardeau de justification à l’employeur — dépend des faits particuliers de l’affaire, dont les clauses négociées d’un contrat. Dans l’affaire Meiorin, la preuve prima facie de l’existence de discrimination était liée au fait que l’exigence en cause avait pour effet concret d’empêcher la plupart des femmes d’exercer le métier de pompier. Cela était suffisant pour obliger l’employeur à justifier cette exigence.
59 Les arbitres saisis d’un cas comme la présente affaire doivent déterminer, dans chaque cas, si la convention particulière négociée par les parties est discriminatoire à première vue. Un très bref congé d’invalidité ou de maladie soulève plus de questions qu’un long congé de cette nature. Pour décider s’il y a preuve prima facie de l’existence de discrimination, il faut apprécier, en fonction de la nature de l’emploi et d’autres facteurs pertinents, le délai prévu par la clause négociée.
60 En l’espèce, quoiqu’il l’ait fait en analysant la question de l’accommodement raisonnable, l’arbitre a conclu que le délai de trois ans prévu par la convention collective — en vertu duquel il peut être mis fin à l’emploi de quelqu’un qui est « totalement incapable » d’exercer ses fonctions depuis trois ans et qui, après trois ans, est encore « totalement incapable » de le faire — ne constituait pas une preuve prima facie de discrimination. Il a ajouté : « il apparaît clair que cet article 12.11.5 de la convention collective ne va aucunement à l’encontre des articles 10 et 16 de la Charte des droits et libertés de la personne » (SOQUIJ AZ‑50227506, p. 21). En Cour supérieure, la juge Poulin a souscrit à la conclusion de l’arbitre ([2004] J.Q. no 7555 (QL), par. 31‑42). Je ne vois aucune raison de modifier la conclusion de l’arbitre à cet égard.
61 Loin de constituer de la discrimination fondée sur une déficience, le délai établi par cette clause prévoyant la cessation assure, de par son objet et son effet, une protection considérable contre la perte d’emploi due à une déficience. Grâce à la clause 12.11.5 de la convention collective, le syndicat a négocié une protection exemplaire pour les employés absents en raison d’une maladie ou d’un accident non liés au travail (les accidents ou maladies liés au travail faisant l’objet d’une autre disposition). L’emploi et l’ancienneté de l’employé sont protégés pendant 36 mois. Selon la définition du terme « invalidité » à la clause 23.03 de la convention collective, l’employé peut perdre son emploi uniquement si, au bout de ces trois années, il est « totalement incapable d’accomplir les tâches habituelles de son emploi et de tout autre emploi analogue ».
62 La jurisprudence en matière d’arbitrage reconnaît que l’absentéisme non coupable, dont l’omission d’assurer une présence raisonnable en raison d’une maladie, est un motif valable de congédiement. En l’absence de protection comme celle assurée par la clause 12.11.5, l’employé est à la merci du jugement imprévisible d’un employeur quant à savoir si son « absentéisme innocent » pour cause de maladie est excessif et justifie, par conséquent, son congédiement. En l’espèce, l’existence d’un motif valable n’est présumée qu’après trois années d’absence. La clause substitue à l’incertitude une garantie de protection d’emploi pendant trois ans. Logiquement, le syndicat et l’employeur feraient les compromis nécessaires pour éviter que les absences pendant une période indéterminée soient traitées de manière ponctuelle et individualisée et ils essaieraient plutôt d’établir, pour les employés ayant une déficience, un délai généreux et universel de protection d’emploi à l’expiration duquel les droits et obligations mutuels s’éteindraient.
63 Une telle mesure ne vise pas des individus d’une manière arbitraire et injuste parce qu’ils ont une déficience; elle établit un équilibre entre l’attente légitime de l’employeur, à savoir que ses employés accompliront le travail pour lequel ils sont payés, et celle des employés ayant une déficience, à savoir que cette déficience ne leur fera pas subir un désavantage arbitraire. Si l’employé est apte à retourner au travail, il conserve la possibilité d’occuper le même emploi ou un emploi analogue. Sinon, il n’est plus en mesure d’exercer ses fonctions, et ce, depuis trois ans. Telle est exactement, me semble‑t‑il, la protection qu’offre l’art. 20 de la Charte québécoise, qui prévoit notamment qu’« [u]ne distinction, exclusion ou préférence fondée sur les aptitudes ou qualités requises par un emploi [. . .] est réputée non discriminatoire. »
64 Compte tenu des faits et des conclusions de l’arbitre, la demanderesse n’a pas établi l’existence de discrimination à première vue. En l’absence de cette preuve, l’employeur n’a pas à justifier la norme ou son comportement.
65 Pour ces raisons, je souscris donc à la conclusion de la juge Deschamps selon laquelle il y a lieu d’accueillir le pourvoi.
ANNEXE
Convention collective
3.01 L’employeur traite ses personnes salariées avec justice et le syndicat les encourage à fournir un travail adéquat.
. . .
3.03 Aux fins de l’application de la présente convention collective, ni la direction, ni le syndicat, ni leurs représentants respectifs, n’exercent de menaces, contraintes ou discrimination contre une personne salariée à cause de sa race, de sa couleur, de sa nationalité, de son origine sociale, de sa langue, de son sexe, de sa grossesse, de son orientation sexuelle, de son état civil, de son âge, de ses croyances religieuses ou de leur absence, de ses opinions politiques, de son handicap, de ses liens de parenté, de sa situation parentale ou de l’exercice d’un droit que lui reconnaît la présente convention ou la loi.
Il y a discrimination lorsqu’une telle distinction, exclusion ou préférence a pour effet de détruire, de compromettre ou de restreindre un droit que lui reconnaît la présente convention ou la loi pour l’un des motifs ci-haut prévus.
Malgré ce qui précède, une distinction, exclusion ou préférence fondée sur les aptitudes ou qualités requises pour accomplir les tâches d’un poste est réputée non discriminatoire.
Selon que le contexte le requerra, tout mot écrit au genre masculin comprend le genre féminin.
. . .
5.03 Aucune entente particulière relative à des conditions de travail différentes de celles prévues dans la présente convention, ou aucune entente particulière relative à des conditions de travail non prévues dans la présente convention, entre une personne salariée et l’employeur, n’est valable à moins qu’elle n’ait reçu l’approbation écrite du syndicat.
. . .
12.11 La personne salariée perd son ancienneté et son emploi dans les cas suivants :
1- abandon volontaire de son emploi;
2- dans le cas d’un étudiant, le retour aux études à temps complet constitue un abandon volontaire de son emploi. Seuls les étudiants embauchés pour la période et pour le remplacement du congé annuel (vacances) seulement sont touchés par les dispositions du présent alinéa;
3- renvoi;
4- mise à pied excédant douze (12) mois sauf pour les personnes salariées bénéficiant des dispositions du paragraphe 15.03;
5- absence pour maladie ou accident autre qu’accident du travail ou maladie professionnelle (ci-haut mentionnée) après le trente-sixième (36e) mois d’absence.
. . .
23.03 Définition d’invalidité
Par invalidité, on entend un état d’incapacité résultant d’une maladie y compris un accident ou une complication d’une grossesse, d’une ligature tubaire, d’une vasectomie, de cas similaires reliés à la planification familiale ou d’un don d’organe, faisant l’objet d’un suivi médical et qui rend la personne salariée totalement incapable d’accomplir les tâches habituelles de son emploi et de tout autre emploi analogue et comportant une rémunération similaire qui lui est offert par l’employeur.
23.04 Une période d’invalidité est toute période continue d’invalidité ou une suite de périodes successives séparées par moins de quinze (15) jours de travail effectif à plein temps ou de disponibilité pour un travail à plein temps, à moins que la personne salariée n’établisse à la satisfaction de l’employeur ou de son représentant qu’une période subséquente est attribuable à une maladie ou un accident complètement étranger à la cause de l’invalidité précédente.
23.17 . . .
c) À compter de la huitième (8e) semaine d’invalidité au sens du paragraphe 23.03, une personne salariée titulaire d’un poste qui reçoit des prestations d’assurance-salaire peut, à sa demande et sur recommandation de son médecin traitant, bénéficier d’une ou plusieurs périodes de réadaptation dans son poste, à l’intérieur d’un délai d’une durée maximale de trois (3) mois consécutifs. Cette réadaptation est possible après entente avec l’employeur et pourvu qu’elle puisse permettre à la personne salariée d’accomplir toutes les tâches habituelles de son poste. Durant toute période de réadaptation, la personne salariée continue d’être assujettie au régime d’assurance-salaire.
Au terme du délai de trois (3) mois, l’employeur et la personne salariée peuvent convenir, sur recommandation du médecin traitant, de prolonger ce délai pour une durée maximale de trois (3) mois consécutifs.
La personne salariée peut mettre fin à sa période de réadaptation avant la fin de la période convenue sur présentation d’un certificat médical de son médecin traitant.
Lorsqu’elle est en réadaptation, la personne salariée a droit d’une part, à son salaire pour la proportion du temps travaillé et d’autre part, à la prestation qui lui est applicable pour la proportion du temps non travaillé.
Toute période de réadaptation n’a pas pour effet d’interrompre la période d’invalidité ni de prolonger la période de paiement des prestations, complètes ou réduites, d’assurance-salaire au-delà de cent quatre (104) semaines de prestation pour cette invalidité.
À la fin d’une période de réadaptation, la personne salariée peut reprendre son poste si elle n’est plus invalide. Si son invalidité persiste, la personne salariée continue de recevoir sa prestation, tant qu’elle y est admissible.
Pourvoi accueilli avec dépens.
Procureurs de l’appelant : Colby, Monet, Demers, Delage & Crevier, Montréal; Lang Michener, Ottawa.
Procureurs du syndicat intimé : Pepin et Roy, Montréal.
Procureur de l’intervenant : ARCH Disability Law Centre, Toronto.