COUR SUPRÊME DU CANADA
Référence : Fédération des producteurs acéricoles du Québec c. Regroupement pour la commercialisation des produits de l’érable inc., [2006] 2 R.C.S. 591, 2006 CSC 50
Date : 20061109
Dossier : 30892
Entre :
Citadelle, Coopérative de producteurs de sirop d’érable,
Produits alimentaires Jacques et Fils inc., Shady Maple Farm Ltd.
et Conseil de l’industrie acéricole
Appelants
et
Procureur général du Canada, Procureur général du Québec,
Fédération des producteurs acéricoles du Québec,
PricewaterhouseCoopers Inc. et
Regroupement pour la commercialisation des produits de l’érable inc.
Intimés
Coram : Les juges Bastarache, LeBel, Deschamps, Fish et Charron
Motifs de jugement :
(par. 1 à 43)
La juge Deschamps (avec l’accord des juges Bastarache, LeBel, Fish et Charron)
______________________________
Fédération des producteurs acéricoles du Québec c. Regroupement pour la commercialisation des produits de l’érable inc., [2006] 2 R.C.S. 591, 2006 CSC 50
Citadelle, coopérative de producteurs de sirop d’érable,
Produits alimentaires Jacques et Fils inc., Shady Maple Farm Ltd.
et Conseil de l’industrie acéricole Appelants
c.
Procureur général du Canada, Procureur général du Québec,
Fédération des producteurs acéricoles du Québec,
PricewaterhouseCoopers Inc. et Regroupement
pour la commercialisation des produits de l’érable inc. Intimés
Répertorié : Fédération des producteurs acéricoles du Québec c. Regroupement pour la commercialisation des produits de l’érable inc.
Référence neutre : 2006 CSC 50.
No du greffe : 30892.
2006 : 19 juin; 2006 : 9 novembre.
Présents : Les juges Bastarache, LeBel, Deschamps, Fish et Charron.
en appel de la cour d’appel du québec
POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel du Québec (le juge en chef Robert et les juges Morin et Dalphond), [2005] R.J.Q. 1000, [2005] J.Q. no 2554 (QL), 2005 QCCA 301, qui a confirmé l’ordonnance de dissolution d’une personne morale et de nomination d’un liquidateur rendue par le juge Gervais, [2003] R.J.Q. 534, [2002] J.Q. no 5553 (QL). Pourvoi rejeté.
Robert J. Torralbo et Nassif BouMalhab, pour les appelants.
Marie‑Claude Parent et Claude Rioux, pour l’intimé le procureur général du Québec.
Louis Coallier et Mathieu Turcotte, pour l’intimée la Fédération des producteurs acéricoles du Québec.
Stéphane Lamonde, pour l’intimée PricewaterhouseCoopers Inc.
Le jugement de la Cour a été rendu par
1 La juge Deschamps — Est-ce que les dispositions du Code civil du Québec, L.Q. 1991, ch. 64 (« C.c.Q. »), s’appliquent à une dissolution forcée visant une personne morale constituée en vertu de la partie III de la Loi sur les compagnies du Québec, L.R.Q., ch. C-38 (« L.c. »)? Voilà la question de droit à laquelle doit répondre la Cour dans le présent pourvoi.
1. Faits
2 L’intimée, la Fédération des producteurs acéricoles du Québec (« Fédération »), représente l’ensemble de ces producteurs au Québec. Au début des années 1990, la Fédération a connu de sérieuses difficultés financières par suite d’importantes fluctuations dans la production et la demande de sirop d’érable. Pour tenter de résoudre ces difficultés, à la suggestion du ministère de l’Agriculture du Québec, des représentants de l’industrie acéricole se sont entendus pour demander la constitution par lettres patentes d’une personne morale, le Regroupement pour la commercialisation des produits de l’érable inc. (« Regroupement »). Le Regroupement est l’un des intimés mis en cause. Les membres actifs du Regroupement sont la Fédération et 21 acheteurs-transformateurs de sirop d’érable, dont trois sont ici appelants.
3 Peu après la constitution du Regroupement, des conflits d’intérêts sont apparus au sein de celui-ci et se sont amplifiés au point d’entraîner la paralysie de ses activités. Le 23 janvier 2001, la Fédération s’est en conséquence adressée à la Cour supérieure pour demander la dissolution du Regroupement et la nomination d’un liquidateur pour ses actifs, évalués à un peu plus de 22 000 000 $ par le juge de première instance dans sa décision du 10 décembre 2002.
2. Les jugements de la Cour supérieure et de la Cour d’appel
4 Rendant jugement sur la requête en dissolution et en nomination d’un liquidateur, le juge Gervais de la Cour supérieure se dit d’avis qu’aucune loi particulière ne permet la dissolution du Regroupement. Le juge se tourne vers le Code civil du Québec et applique les dispositions de celui-ci traitant de la dissolution des personnes morales.
5 Pour ce qui est de la liquidation, il s’en remet aux lettres patentes du Regroupement plutôt qu’au régime supplétif de liquidation du Code civil du Québec. Néanmoins, il estime que l’application de l’un ou l’autre de ces deux régimes législatifs mène au même résultat, c’est-à-dire que les actifs nets du Regroupement doivent être remis à la Fédération. Le juge Gervais ordonne aussi au Regroupement de payer les frais judiciaires et extra-judiciaires engagés par la Fédération, les intervenants et le séquestre à l’égard du litige : [2003] R.J.Q. 534. Les acheteurs-transformateurs portent le jugement de la Cour supérieure en appel.
6 De l’avis de la Cour d’appel, les dispositions du Code civil du Québec sur la dissolution ne peuvent être appliquées à l’espèce : [2005] R.J.Q. 1000. Elle conclut à l’application des dispositions du Code de procédure civile, L.R.Q., ch. C-25 (« C.p.c. »). L’article 829 C.p.c. précise que le procureur général du Québec, ou une personne qu’il autorise, peut demander l’annulation des lettres patentes d’une personne morale. Considérant que la lettre datée du 1er novembre 2002 qu’a adressée le procureur général du Québec au juge Gervais constitue une telle autorisation, la Cour d’appel confirme l’ordonnance de dissolution du Regroupement.
7 Relativement à la liquidation des actifs du Regroupement, la Cour d’appel conclut que les dispositions du Code civil du Québec s’appliquent, mais juge qu’elles autorisent la prise en considération des lettres patentes. À l’instar du juge Gervais, la Cour d’appel conclut cependant que les actifs du Regroupement doivent être remis à la Fédération. La Cour d’appel refuse par contre d’accorder les frais sauf pour ordonner au liquidateur de rembourser aux acheteurs-transformateurs (à l’exclusion du Conseil de l’industrie acéricole) les honoraires et débours raisonnables dus à leurs avocats. Les acheteurs-transformateurs se pourvoient devant notre Cour.
3. Position des parties
8 Les acheteurs-transformateurs remettent en question la décision de la Cour d’appel d’ordonner la dissolution du Regroupement en vertu du Code de procédure civile. Bien qu’ils souscrivent à l’analyse de la Cour d’appel concernant l’inapplicabilité du Code civil du Québec ainsi qu’à l’interprétation faite par celle-ci des dispositions du Code de procédure civile sur la dissolution forcée, les acheteurs-tranformateurs contestent la portée qu’a donnée la Cour d’appel à la lettre du procureur général du Québec du 1er novembre 2002. En outre, comme ce motif de dissolution a été soulevé par la Cour d’appel de son propre chef après l’audience, ils soutiennent que cette décision constitue un manquement aux règles d’équité procédurale leur garantissant le droit d’être entendus. Pour ce qui est de la question de la liquidation, les acheteurs-transformateurs prétendent que les règles de liquidation prévues par le Code civil du Québec s’appliquent et que l’application appropriée de ces règles commande que les actifs nets du Regroupement soient répartis également entre tous ses membres actifs.
9 La Fédération et le procureur général du Québec retiennent plutôt l’approche du juge Gervais, affirmant qu’aucune loi particulière ne s’applique à la dissolution forcée du Regroupement et qu’il faut recourir au régime supplétif établi par le Code civil du Québec à l’égard de la dissolution des personnes morales. La Fédération souscrit aussi à l’ordonnance de liquidation du juge Gervais. Le procureur général du Québec plaide également que la lettre qu’il a fait parvenir au juge Gervais n’avait pas pour but d’autoriser une demande de dissolution.
4. Analyse
4.1 La dissolution d’une personne morale
10 Le Code civil du Québec établit le droit commun au Québec. Un attribut principal du Code civil du Québec, en tant que droit commun, est qu’il agit à titre supplétif pour les sujets sur lesquels il porte en cas de lacune des lois particulières. Il « doit recevoir une interprétation large qui favorise l’esprit sur la lettre et qui permette aux dispositions d’atteindre leur objet » (Doré c. Verdun (Ville), [1997] 2 R.C.S. 862, par. 15).
11 C’est dans le titre cinquième de son Livre premier — Des personnes — que le Code civil du Québec énonce les règles visant les personnes morales. L’article 300 C.c.Q. y établit les conditions générales d’application. Le premier alinéa de cet article indique que toutes les personnes morales sont d’abord régies par les lois qui leur sont applicables, puis le second alinéa précise que ces personnes morales sont aussi régies par le Code civil du Québec « lorsqu’il y a lieu de compléter les dispositions de ces lois ». L’article 300 C.c.Q. est rédigé ainsi :
300. Les personnes morales de droit public sont d’abord régies par les lois particulières qui les constituent et par celles qui leur sont applicables; les personnes morales de droit privé sont d’abord régies par les lois applicables à leur espèce.
Les unes et les autres sont aussi régies par le présent code lorsqu’il y a lieu de compléter les dispositions de ces lois, notamment quant à leur statut de personne morale, leurs biens ou leurs rapports avec les autres personnes.
L’article 300 C.c.Q. tranche un débat presque centenaire sur l’identité du droit supplétif applicable en matière commerciale dans la province de Québec : P. Martel, La compagnie au Québec (feuilles mobiles), vol. I, Les aspects juridiques, p. 2-10. En effet, au Québec, le droit commercial a historiquement subi l’influence de la common law et cette empreinte a perduré après l’adoption du Code civil du Bas-Canada. L’article 300 C.c.Q. vient donc confirmer que le droit commercial supplétif applicable aux personnes morales au Québec est le Code civil du Québec : C. Pratte, « Essai sur le rapport entre la société par actions et ses dirigeants dans le cadre du Code civil du Québec » (1994), 39 R.D. McGill 1; R. Crête et S. Rousseau, Droit des sociétés par actions : principes fondamentaux (2002), p. 42-43.
12 En l’espèce, la personne morale dont on demande la dissolution a été constituée en vertu de la partie III de la Loi sur les compagnies du Québec, qui régit les personnes morales sans but lucratif. Conformément à l’art. 300 C.c.Q., il convient donc d’examiner d’abord cette loi puis les autres lois particulières qui pourraient s’appliquer afin de déterminer si elles prévoient la dissolution forcée d’une personne morale sans but lucratif.
4.1.1 Les lois particulières
13 La Loi sur les compagnies prévoit deux cas de dissolution d’une personne morale constituée en vertu de sa partie III. Dans le premier cas, un juge de la Cour supérieure peut « décréter l’annulation des lettres patentes de cette personne morale, sur requête du registraire des entreprises signifiée à la personne morale et basée sur des motifs d’intérêt public » (art. 231 L.c.). Ces modalités de dissolution ne sont pas pertinentes ici, le registraire n’étant pas intervenu. Dans le second cas, il peut y avoir dissolution volontaire à la demande en ce sens de la personne morale elle-même (art. 28, 29 et art. 224, al. 1 L.c.). Ce mode de dissolution n’est pas non plus applicable en l’espèce, puisque les membres ne s’entendent pas et n’ont pas adopté de résolution permettant au Regroupement de demander la dissolution. Les modes prévus à la Loi sur les compagnies ne permettent donc pas d’accomplir le but recherché, soit la dissolution.
14 La Cour d’appel a appliqué un troisième mode de dissolution, celui prévu à l’art. 829, al. 2 C.p.c. :
829. Le procureur général peut demander l’annulation de lettres patentes accordées par l’État pour les motifs prévus à l’article 828.
Ce recours peut être également exercé par toute personne qui y a intérêt, si le procureur général l’y a autorisée par écrit.
15 Après étude du dossier, la Cour d’appel a estimé que la lettre adressée au juge Gervais de la Cour supérieure par le procureur général du Québec le 1er novembre 2002 constituait une autorisation de demander la dissolution. Il convient donc de replacer cette lettre dans son contexte.
16 Dans sa décision, le juge Gervais se reporte à des lettres qu’il a reçues des procureurs généraux du Canada et du Québec à la suite d’une ordonnance de réouverture des débats qui avait pour but de leur donner l’occasion de présenter des observations sur la liquidation des biens du Regroupement.
17 Dans sa lettre, le procureur général du Québec écrit ceci :
Nous n’aborderons pas la question de la dissolution puisque celle-ci, dans les circonstances du présent dossier, nous semble inévitable. Nous limiterons notre propos à la question de la destination des actifs du R.C.P.E.Q. [le Regroupement].
18 Dans son mémoire, le procureur général du Québec soutient que cette lettre fait suite à la demande du juge Gervais « qui voulait alors savoir si le gouvernement québécois avait un intérêt à faire valoir dans les actifs du Regroupement » (par. 43). Le procureur général nie donc avoir voulu autoriser la dissolution du Regroupement. Ni les appelants ni la Fédération ne prétendent que la lettre du 1er novembre 2002 constitue une autorisation écrite permettant à la Fédération de demander l’annulation des lettres patentes. Comme les parties, j’estime que la Cour d’appel a prêté à cette lettre une portée qu’elle n’a pas. Le juge Gervais demandait aux procureurs généraux du Canada et du Québec de se manifester à l’égard de la liquidation des actifs, non pas à l’égard de l’ordonnance de dissolution. Puisque le juge s’enquérait de la liquidation, il n’est pas étonnant que le procureur général du Québec ait mentionné que la dissolution semblait inévitable. Lui prêter une position sur la question de la dissolution dépasse non seulement l’objet de la demande du juge, mais également l’esprit et la lettre de la réponse fournie par le procureur général du Québec.
19 Comme les modes prévus par les lois particulières ne permettent pas la dissolution forcée du Regroupement, il est nécessaire de se demander si le droit commun du Québec autorise cette dissolution. Mentionnons qu’en plus d’être dictée par l’art. 300, al. 2 C.c.Q., cette démarche est aussi admise par la Loi sur les compagnies, laquelle énonce qu’aucune disposition de sa partie III « n’a pour effet de soustraire les personnes morales constituées ou continuées sous son empire, aux prescriptions de toute autre loi qui s’y applique » (art. 227 L.c.).
4.1.2 Le régime de dissolution prévu au Code civil du Québec
20 Le titre cinquième du Livre premier — Des personnes — du Code civil du Québec contient une section intitulée « De la dissolution et de la liquidation des personnes morales » (art. 355 à 364 C.c.Q.). Cette section se trouve toutefois dans un chapitre dont la première disposition est rédigée ainsi :
334. Les personnes morales qui empruntent une forme juridique régie par un autre titre de ce code sont soumises aux règles du présent chapitre; il en est de même de toute autre personne morale, si la loi qui la constitue ou qui lui est applicable le prévoit ou si cette loi n’indique aucun autre régime de fonctionnement, de dissolution ou de liquidation.
Elles peuvent cependant, dans leurs règlements, déroger aux règles établies pour leur fonctionnement, à condition, toutefois, que les droits des membres soient préservés.
21 Il s’agit donc de déterminer si l’art. 334, al. 1 C.c.Q., qui mentionne l’absence d’un autre régime de dissolution des personnes morales, autorise en l’espèce le recours aux dispositions du Code civil du Québec régissant cette question. En d’autres mots, l’existence d’un régime incomplet prévu par une ou des lois particulières a-t-elle pour effet d’écarter l’application du droit supplétif?
22 Jusqu’à ce que la présente affaire soit soumise aux tribunaux, cette question avait fait l’objet de très peu de débats, en partie sans doute parce que l’art. 334 C.c.Q. ne figurait ni dans le Code civil du Bas-Canada, ni dans le Projet de Code civil de 1977 de l’Office de révision du Code civil.
23 Comme il ressort des décisions de la Cour supérieure et de la Cour d’appel sur la question de la dissolution, deux thèses opposées s’affrontent en l’espèce. La première prône une application mutuellement exclusive du Code civil du Québec et des lois particulières. Ainsi, dès qu’une loi particulière prévoit un régime de dissolution, « aussi incomplet soit-il », l’application des dispositions du chapitre deuxième du Code civil du Québec sur la dissolution des personnes morales serait écartée (P. Martel, La corporation sans but lucratif au Québec (feuilles mobiles), p. 17-2, cité avec approbation par la Cour d’appel, par. 51 et 54). Conformément à cette logique, l’auteur P. Martel ajoute « que ce chapitre [deuxième], dans son ensemble, ne peut être appliqué aux compagnies » (La compagnie au Québec, vol. I, p. 2-10). Pour reprendre les termes de la Cour d’appel, seul un « vide législatif » laissé par les lois applicables permettrait l’application du chapitre deuxième (par. 38 et 41). Comme l’ont concédé les acheteurs-transformateurs devant la Cour, une conséquence de cette thèse est qu’elle peut mener à un cul-de-sac, où il deviendrait juridiquement impossible de mettre fin à l’existence d’une personne morale, et ce, même si le fonctionnement de celle-ci est paralysé.
24 Selon la deuxième thèse, dans la mesure où aucune loi particulière ne régit un cas donné de dissolution d’une personne morale, les dispositions du Code civil du Québec s’appliquent de façon supplétive à la situation. Les tribunaux québécois admettent tantôt la première thèse, tantôt la seconde : voir Fédération des producteurs acéricoles du Québec c. Regroupement pour la commercialisation des produits de l’érable du Québec inc., J.E. 2001-1444 (C.S.) (jugement sur la requête en irrecevabilité de la requête en dissolution du Regroupement et en nomination d’un liquidateur); Lussier c. Regroupement pour la commercialisation des produits de l’érable du Québec inc., J.E. 2002-137 (C.S.) (jugement sur la requête en irrecevabilité d’une requête visant à faire modifier le règlement du Regroupement).
25 À mon avis, la thèse du « vide législatif » appliquée par la Cour d’appel ne convient pas. Elle constitue une vision trop compartimentée du droit civil québécois résultant d’une interprétation littérale de l’art. 334, al. 1 C.c.Q. Cette thèse ne s’harmonise ni avec les autres dispositions du Code civil du Québec, ni avec la fonction générale de droit commun que joue celui-ci.
26 L’article 355 C.c.Q. énumère les différents modes de dissolution d’une personne morale :
355. La personne morale est dissoute par l’annulation de son acte constitutif ou pour toute autre cause prévue par l’acte constitutif ou par la loi.
Elle est aussi dissoute lorsque le tribunal constate l’avènement de la condition apposée à l’acte constitutif, l’accomplissement de l’objet pour lequel la personne morale a été constituée ou l’impossibilité d’accomplir cet objet ou encore l’existence d’une autre cause légitime.
Considéré globalement, cet article indique que, lorsqu’une cause de dissolution prévue par une loi particulière est applicable, la personne morale est alors dissoute conformément à cette loi; cependant, en l’absence d’une telle cause légitime, la personne morale est aussi dissoute dans les cas prévus au second alinéa.
27 Cette interprétation de l’art. 355 C.c.Q. correspond à celle découlant de la version de cette disposition qui était proposée dans le Projet de Code civil, à savoir l’art. 267, qui débute en ces mots : “Outre les causes prévues par la loi, la personne morale s’éteint . . .” (suit une série de causes d’extinction dont la plupart figurent aujourd’hui à l’art. 355 C.c.Q.).
28 Il s’ensuit que, considéré dans son ensemble, l’art. 355 C.c.Q. envisage et admet la coexistence de causes de dissolution établies par une loi particulière et de motifs de dissolution prévus au Code civil du Québec. L’esprit de cet article n’est pas d’enfermer les personnes morales dans une situation sans issue. Le Code civil du Québec cherche plutôt à mettre à leur disposition une solution de rechange lorsque la loi particulière ne permet pas de réaliser la dissolution.
29 Toutefois, au-delà du texte du Code civil du Québec, il y a également son contexte. Les dispositions du Code civil du Québec doivent être interprétées comme faisant partie d’un ensemble de règles dont la lettre, l’esprit et l’objet établissent le droit commun au Québec (disposition préliminaire du C.c.Q.). Cet énoncé dans la disposition préliminaire vise à favoriser le recours aux règles du Code civil du Québec « pour interpréter et appliquer les autres lois et en combler les lacunes, lorsque ces lois portent sur des matières ou font appel à des notions ou institutions qui ressortissent au Code civil » (Commentaires du ministre de la Justice (1993), t. I, p. 1). À titre de règles du droit commun, les dispositions sur la dissolution des personnes morales sont donc appelées à jouer leur rôle de droit supplétif pour combler les silences des lois particulières et ainsi prévenir un vide juridique. Le régime supplétif agit de diverses manières pour combler ces lacunes. Le professeur P.-A. Côté décrit ainsi la fonction du Code civil du Québec :
. . . un corps de règles qui fait office de droit commun doit pouvoir être étendu par analogie pour donner réponse aux questions que ni le Code, ni les lois particulières n’auraient expressément réglées. L’interprétation stricte, c’est-à-dire non extensive, des règles du droit commun serait un non-sens.
(Interprétation des lois (3e éd. 1999), p. 424)
Le raisonnement par analogie n’est qu’un moyen parmi d’autres pour faire du Code civil du Québec un régime fonctionnel. Comme l’a souligné en 1991 le sous-ministre de la Justice du Québec, Jacques Chamberland, aujourd’hui juge d’appel, l’ensemble des règles constitue un système qui est suffisamment développé pour offrir une solution pratique, quelle que soit la situation qui se présente :
Par ailleurs, un code civil, s’il ne dit pas tout et ne couvre pas tout le champ de la réalité juridique, contient suffisamment de règles générales et de dispositions organisatrices pour permettre d’établir les liens nécessaires à la solution pratique de toute situation, même imprévue.
(« Le discours inaugural du sous-ministre de la Justice », dans Conférences sur le nouveau Code civil du Québec : actes des Journées louisianaises de l’Institut canadien d’études juridiques supérieures 1991 (1992), 1, p. 10)
Le professeur Brierley exprimait lui aussi le même avis quand il a écrit [traduction] « les articles du Code ont, entre eux, un dialogue cohérent, qui tend à l’absence de vide et à la complétude. » (J. E. C. Brierley, « The Renewal of Quebec’s Distinct Legal Culture : The New Civil Code of Québec » (1992), 42 U.T.L.J. 484, p. 491).
30 C’est donc dans cette perspective globale qu’il faut interpréter l’art. 334, al. 1 C.c.Q., qui étend l’application du chapitre deuxième à la personne morale si la loi « qui lui est applicable le prévoit ou si cette loi n’indique aucun autre régime de fonctionnement, de dissolution ou de liquidation ». Autrement dit, comme d’autres articles du Code civil du Québec, l’art. 334, al. 1 C.c.Q., exerce une fonction organisatrice en énonçant que les règles prévues aux art. 355 à 364 C.c.Q. s’appliquent à la dissolution et à la liquidation d’une personne morale dans la mesure où il est nécessaire de combler les carences d’une loi particulière.
4.1.3 Application aux faits
31 Comme aucun autre régime légal particulier n’est applicable à la demande de dissolution forcée du Regroupement, cette demande est donc régie par les règles du Code civil du Québec. Appliquant ces règles à la situation actuelle du Regroupement, celui-ci peut être dissous dans l’un des quatre cas suivants : (i) l’avènement de la condition apposée à l’acte constitutif, (ii) l’accomplissement de l’objet pour lequel la personne morale a été constituée, (iii) l’impossibilité d’accomplir cet objet; (iv) l’existence d’une autre cause légitime (art. 355, al. 2 C.c.Q.).
32 En l’espèce, la paralysie irréversible du Regroupement a été reconnue tant par la Cour d’appel (par. 67) que par la Cour supérieure (par. 22 à 36). Vu la démission de trois administrateurs en 2001 et l’absence de remplaçants, la constitution du quorum a été rendue impossible. Il y a donc lieu de constater que le Regroupement est devenu incapable d’accomplir les objets pour lesquels il a été constitué. Sa dissolution doit en conséquence être ordonnée.
4.2 La liquidation des actifs du Regroupement
33 Le cadre analytique de la liquidation des personnes morales est aussi prévu par l’art. 300 C.c.Q. Il s’agit donc d’abord de se demander si une loi particulière s’applique à la liquidation des actifs d’une personne morale. Dans le cas où aucune loi particulière ne régit la situation, il sera alors nécessaire de se reporter au Code civil du Québec pour en tirer les règles qui s’appliqueront à la liquidation.
34 En l’espèce, la Cour doit envisager l’application du régime de liquidation de la Loi sur les compagnies. Ce régime, qui est énoncé à l’art. 31, al. 2q) L.c., donne dans un premier temps priorité aux lettres patentes, puis, dans un deuxième temps, prévoit un mode supplétif. Cette disposition est formulée en ces termes :
31. . . .
Sous réserve des dispositions de l’alinéa précédent et sans restriction quant à leur application, la compagnie peut, sauf exclusion expresse dans les lettres patentes ou les lettres patentes supplémentaires :
. . .
q) partager entre ses actionnaires, en nature ou autrement, tout bien de la compagnie, à la condition que ce partage ait lieu pour lui permettre de se dissoudre ou dans des circonstances où il serait permis de le faire en espèces.
Mentionnons que l’art. 31, al. 2q) L.c., qui se trouve dans la partie I de la Loi sur les compagnies, s’applique aux personnes morales constituées en vertu de la partie III (art. 224 L.c.).
35 Par ailleurs, le Code civil du Québec contient lui aussi un régime de dissolution. L’article 361 C.c.Q. dispose :
361. Le liquidateur procède au paiement des dettes, puis au remboursement des apports.
Il procède ensuite, sous réserve des dispositions de l’alinéa suivant, au partage de l’actif entre les membres, en proportion de leurs droits ou, autrement, en parts égales; il suit, au besoin, les règles relatives au partage d’un bien indivis. S’il subsiste un reliquat, il est dévolu à l’État.
Si l’actif comprend des biens provenant des contributions de tiers, le liquidateur doit remettre ces biens à une autre personne morale ou à une fiducie partageant des objectifs semblables à la personne morale liquidée; à défaut de pouvoir être ainsi employés, ces biens sont dévolus à l’État ou, s’ils sont de peu d’importance, partagés également entre les membres.
En vertu de l’art. 300 C.c.Q., ce régime de liquidation n’a cependant qu’un caractère supplétif. De plus, comme le souligne avec raison la Cour d’appel, l’art. 361 C.c.Q. n’est pas d’ordre public.
36 En l’espèce, comme les lettres patentes prévoient expressément un mode de liquidation, il n’est pas nécessaire de recourir au régime supplétif de l’art. 31, al. 2q) L.c. ni à celui du Code civil du Québec. Je suis donc d’accord avec le juge Gervais lorsqu’il affirme qu’il convient d’appliquer en premier lieu la disposition pertinente des lettres patentes, qui est rédigée ainsi :
Au cas de liquidation de la corporation ou de distribution des biens de la corporation, ces derniers seront dévolus à une organisation exerçant une activité analogue;
En l’espèce, tant le juge Gervais que la Cour d’appel ont exprimé l’avis que seule la Fédération exerce présentement une activité analogue à celle qu’a exercée le Regroupement. Il n’y a pas lieu de revoir cette conclusion de fait.
37 S’il est exact que les acheteurs-transformateurs n’ont pas été entendus par la Cour d’appel concernant l’application du Code de procédure civile, il demeure que les parties ont eu l’occasion de faire des observations complètes devant notre Cour et qu’il n’y a pas lieu de revenir sur cette question.
38 Dans son mémoire, le liquidateur nommé aux termes du jugement de la Cour supérieure a demandé à la Cour de préciser les modalités de liquidation des actifs. Comme les conclusions de la Cour supérieure sont maintenues en ce qui concerne la liquidation, les difficultés invoquées par le liquidateur relativement à la vente des actifs ne devraient pas se concrétiser puisque l’ordonnance prévoit non pas la vente des biens en question par le liquidateur mais plutôt leur remise à la Fédération. De plus, à l’audience, l’avocat du liquidateur s’est dit satisfait de la formulation des conclusions de la Cour supérieure. Par conséquent, l’ordonnance concernant les modalités de la liquidation n’a pas à être modifiée.
5. Les dépens
39 Invoquant de façon générale les faits du dossier, le juge Gervais a considéré « normal » que les frais judiciaires et honoraires extra-judiciaires à la charge des parties soient payés à même les biens du Regroupement. Accueillant en partie l’appel incident de la Fédération, la Cour d’appel a souligné que cette ordonnance était injustifiable. Elle a modifié le dispositif du jugement de la Cour supérieure et accueilli la requête de la Fédération, sans frais, tout en ordonnant au liquidateur de rembourser aux acheteurs-transformateurs les honoraires et débours raisonnables de leurs avocats. La Cour d’appel a cependant accordé à la Fédération les dépens de l’appel.
40 La Fédération demande à la Cour d’appliquer, pour toutes les juridictions, la règle générale suivant laquelle la partie qui succombe supporte les dépens. Cette règle, prévue à l’art. 477, al. 1 C.p.c., est rédigée ainsi :
477. La partie qui succombe supporte les dépens, frais du sténographe compris, à moins que, par décision motivée, le tribunal ne les mitige, ne les compense ou n’en ordonne autrement.
41 En l’espèce, le juge de la Cour supérieure a dérogé à la règle générale. Par ailleurs, la Cour d’appel a voulu, tout en balisant les honoraires extra-judiciaires, respecter le pouvoir discrétionnaire du juge de la Cour supérieure.
42 Dans Aubry c. Éditions Vice-Versa inc., [1998] 1 R.C.S. 591, par. 76-80, la Cour a rappelé que, au Québec l’attribution des dépens est régie de façon exhaustive par le Code de procédure civile et les divers tarifs. L’ordonnance intimant le paiement des honoraires extra-judiciaires des avocats des acheteurs-transformateurs ne saurait être fondée sur le pouvoir discrétionnaire accordé par l’art. 477 C.p.c. et aucun tarif ne l’autorise. Il y a donc lieu, en vertu de l’art. 47 de la Loi sur la Cour suprême, L.R.C. 1985, ch. S-26, de retrancher la partie de l’ordonnance de la Cour d’appel qui concerne le paiement des honoraires des avocats des acheteurs-transformateurs.
43 Pour ces motifs, le dispositif de l’arrêt de la Cour d’appel est maintenu sauf en ce qui a trait à l’ordonnance de paiement des honoraires des avocats des acheteurs-transformateurs, et le pourvoi devant notre Cour est rejeté avec dépens en faveur de l’intimée Fédération des producteurs acéricoles du Québec.
Pourvoi rejeté avec dépens.
Procureurs des appelants : Blake, Cassels & Graydon, Montréal.
Procureurs de l’intimé le procureur général du Québec : Chamberland, Gagnon, Québec.
Procureurs de l’intimée la Fédération des producteurs acéricoles du Québec : Miller Thomson Pouliot, Montréal.
Procureurs de l’intimée PricewaterhouseCoopers Inc. : O’Brien, Québec.