COUR SUPRÊME DU CANADA
Référence : Goodis c. Ontario (Ministère des Services correctionnels), [2006] 2 R.C.S. 32, 2006 CSC 31
Date : 20060707
Dossier : 30820
Entre :
Ministère des Services correctionnels
Appelant
et
David Goodis, arbitre principal,
et Mme Unetelle, auteure de la demande d’accès
Intimés
et
Procureur général du Canada
Intervenant
Traduction française officielle
Coram : La juge en chef McLachlin et les juges Bastarache, Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella, Charron et Rothstein
Motifs de jugement :
(par. 1 à 34)
Le juge Rothstein (avec l’accord de la juge en chef McLachlin et des juges Bastarache, Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella et Charron)
______________________________
Goodis c. Ontario (Ministère des Services correctionnels), [2006] 2 R.C.S. 32, 2006 CSC 31
Ministère des Services correctionnels Appelant
c.
David Goodis, arbitre principal,
et Mme Unetelle, auteure de la demande d’accès Intimés
et
Procureur général du Canada Intervenant
Répertorié : Goodis c. Ontario (Ministère des Services correctionnels)
Référence neutre : 2006 CSC 31.
No du greffe : 30820.
2006 : 18 avril; 2006 : 7 juillet.
Présents : La juge en chef McLachlin et les juges Bastarache, Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella, Charron et Rothstein.
en appel de la cour d’appel de l’ontario
POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de l’Ontario (le juge en chef McMurtry et les juges Catzman et Lang), [2005] O.J. No. 66 (QL), qui a confirmé une décision de la Cour divisionnaire (les juges MacFarland, McCombs et Wilson), [2004] O.J. No. 894 (QL), confirmant une décision du juge Blair, [2003] O.J. No. 4621 (QL), qui avait accueilli la motion présentée par l’avocate de l’auteure de la demande en vue d’avoir accès aux documents mis sous scellés. Pourvoi accueilli.
Sara Blake et Lise Favreau, pour l’appelant.
William S. Challis, pour l’intimé David Goodis.
M. Philip Tunley et Christine L. Lonsdale, pour l’intimée Mme Unetelle.
Christopher M. Rupar, pour l’intervenant.
Version française du jugement de la Cour rendu par
Le juge Rothstein —
I. Introduction
1 La principale question à trancher dans le présent pourvoi est la suivante : Le juge qui révise une décision du Commissaire à l’information et à la protection de la vie privée de l’Ontario (« Commissaire ») peut‑il ordonner que l’accès à des documents visés par une revendication du privilège du « secret professionnel de l’avocat » (« solicitor‑client privilege » dans le texte anglais de la disposition législative pertinente) soit accordé à l’avocate de l’auteure de la demande d’accès, afin qu’elle prépare sa plaidoirie sur leur assujettissement à l’obligation de divulgation imposée par la Loi sur l’accès à l’information et la protection de la vie privée, L.R.O. 1990, ch. F.31 (« Loi sur l’accès »)?
2 La Loi sur l’accès de l’Ontario vise deux objets énoncés expressément soit, d’une part, « procurer un droit d’accès à l’information » régie par le gouvernement (al. 1a)) et, d’autre part, « protéger la vie privée des particuliers que concernent les renseignements personnels » (al. 1b)). Le présent appel porte sur l’accès à l’information.
3 Un juge de la Cour divisionnaire a ordonné la divulgation des documents à l’avocate de l’auteure de la demande. Un tribunal de juges de la Cour divisionnaire de l’Ontario ainsi que la Cour d’appel de l’Ontario ont conclu que le juge avait le pouvoir discrétionnaire d’ordonner la divulgation. À leur avis, les documents — même ceux à l’égard desquels le secret professionnel de l’avocat était invoqué — pouvaient être divulgués à l’avocate de l’auteure de la demande, à condition que cette avocate signe un engagement de non‑divulgation approprié.
4 Je suis d’avis que la divulgation, à l’avocat de l’auteur d’une demande d’accès, de documents visés par une revendication du secret professionnel de l’avocat ne peut être ordonnée que si elle est absolument nécessaire. Les tribunaux ontariens ont commis une erreur en n’appliquant pas le critère de la nécessité absolue. Si le bon critère avait été appliqué, la divulgation de tels documents n’aurait pas été ordonnée.
II. Faits
5 L’historique des procédures qui ont conduit au présent pourvoi est plutôt compliqué. Il n’est pas nécessaire d’en relater tous les détails. L’auteure de la demande, Mme Unetelle, est journaliste. Elle a présenté, en vertu de la Loi sur l’accès, une demande d’accès à tous les documents relatifs à des allégations d’abus sexuels qui auraient été commis sur des délinquants, à Cornwall en Ontario, par des agents de probation employés par le ministère des Services correctionnels de l’Ontario. Le Ministère a recensé 459 pages de documents pertinents, mais il a refusé de les divulguer pour divers motifs. L’auteure de la demande a interjeté appel de la décision du Ministère devant le Commissaire. Dans l’ordonnance PO‑1999, datée du 13 mars 2002, un arbitre du Bureau du Commissaire a ordonné la divulgation de 19 des 459 pages.
6 Le Ministère a déposé une requête en révision judiciaire à la Cour divisionnaire de l’Ontario, en vue de faire annuler l’ordonnance PO‑1999 du Commissaire qui ordonnait la divulgation des 19 pages. Les 459 pages (le dossier privé) ont été mises sous scellés (ou « fermées », pour reprendre le terme utilisé dans la loi) conformément à une ordonnance datée du 22 avril 2003.
7 Le 20 octobre 2003, l’auteure de la demande a déposé un avis de motion devant la Cour divisionnaire en vue d’obtenir elle‑même accès au dossier privé, sous réserve de la signature d’un engagement de non‑divulgation. C’est le juge Blair (maintenant juge de la Cour d’appel) qui a été saisi de la motion. Il l’a traitée comme si elle visait à ce que, non pas l’auteure de la demande, mais son avocate ait accès aux documents en vue de sa plaidoirie dans la procédure de révision judiciaire.
8 Dans son jugement manuscrit du 24 octobre 2003, le juge Blair a fait état de l’argument du Ministère portant que les 19 pages visées par l’ordonnance de divulgation étaient protégées par le secret professionnel de l’avocat et qu’il s’agissait des seules pages litigieuses dans le cadre de la révision judiciaire. Bien qu’il ait noté que [traduction] « la question continue à soulever des doutes », il a ordonné la divulgation de l’ensemble du dossier privé à l’avocate de l’auteure de la demande, sous réserve qu’elle signe un engagement de non‑divulgation. Le juge Blair a écrit :
[traduction] J’inclus en totalité les 458 [sic] pages du dossier privé parce qu’il n’est pas parfaitement clair selon moi — malgré l’argument selon lequel la révision judiciaire porte uniquement sur les 19 pages — que les autres documents du dossier privé, ou certains d’entre eux, ne peuvent pas être pertinents à l’appel.
([2003] O.J. No. 4621 (QL), par. 3)
Pour prononcer cette ordonnance, le juge Blair s’est fondé sur les principes énoncés et les pratiques évoquées dans des décisions comme Fuda c. Ontario (Information and Privacy Commissioner) (2003), 65 O.R. (3d) 701 (C. div.), et Hunter c. Canada (Ministère des Consommateurs et des Sociétés), [1991] 3 C.F. 186 (C.A.).
9 Le Ministère a présenté une motion à un tribunal de juges de la Cour divisionnaire en vue de faire annuler l’ordonnance du juge Blair. La motion a été rejetée le 26 janvier 2004 : [2004] O.J. No. 894 (QL). Dans leur jugement manuscrit, les juges ne font pas référence au secret professionnel de l’avocat et se contentent de mentionner l’argument du Ministère selon lequel les pouvoirs de la Cour, sous le régime de la Loi sur l’accès, se limitent à ceux conférés au Commissaire. Selon eux, un juge de la Cour divisionnaire a compétence pour contrôler le déroulement de l’instance et pour garantir que toutes les parties bénéficient de l’équité procédurale. Ils ont retenu l’argument selon lequel [traduction] « il peut être utile, tant pour les avocats que pour la Cour, de consulter à la fois les documents dont la production a été ordonnée et ceux qui n’étaient pas visés par l’ordonnance, pour que [l’avocate de l’auteure de la demande] puisse tirer partie de toute distinction, et pour établir le contexte » (par. 4). Les juges ont conclu que le juge Blair n’avait pas commis d’erreur manifeste et dominante qui justifierait que la Cour modifie son ordonnance discrétionnaire.
10 Dans une ordonnance datée du 14 janvier 2005, la Cour d’appel de l’Ontario a rejeté l’appel par le Ministère de l’ordonnance du tribunal de juges de la Cour divisionnaire : [2005] O.J. No. 66 (QL). Selon la Cour d’appel, le juge Blair, à titre de juge de la Cour divisionnaire, avait compétence pour contrôler le déroulement de l’instance et garantir que toutes les parties bénéficient de l’équité procédurale. L’ordonnance de divulgation du juge Blair relevait du pouvoir discrétionnaire dont il était investi.
III. Analyse
11 Deux questions doivent être tranchées dans le présent pourvoi :
a) Les documents en cause peuvent‑ils être divulgués à l’avocate de l’auteure de la demande, en dépit de la revendication par le Ministère du secret professionnel de l’avocat?
b) La Cour divisionnaire est‑elle liée par les dispositions de la Loi sur l’accès de telle sorte que l’interdiction faite au Commissaire de divulguer les documents s’applique à la cour?
A. Le secret professionnel de l’avocat
(1) Introduction
12 Le Ministère a soutenu que, par application de l’art. 19 de la Loi sur l’accès, tous les documents qui se trouvent dans le dossier privé sont soustraits à la divulgation.
19 La personne responsable peut refuser de divulguer un document protégé par le secret professionnel de l’avocat. Il en est de même d’un document élaboré par l’avocat‑conseil de la Couronne, ou pour son compte, qui l’utilise soit dans la communication de conseils juridiques, soit à l’occasion ou en prévision d’une instance.
L’article 19 s’applique à deux catégories de documents : (1) les communications entre un avocat et son client et (2) les documents préparés à l’occasion ou en prévision d’une instance. L’article 19 reconnaît les privilèges de common law suivants : le privilège des communications entre avocat et client et le privilège relatif au litige.
13 Les parties ont limité leurs arguments en appel devant la Cour à la question du secret professionnel de l’avocat. Elles n’ont pas traité du privilège relatif au litige. Par conséquent, la présente décision traitera exclusivement du secret professionnel de l’avocat, soit du privilège des communications entre avocat et client, et non du privilège relatif au litige.
(2) Jurisprudence
14 Dans une série d’arrêts, la Cour a traité des circonstances dans lesquelles les communications entre un avocat et son client ne peuvent être divulguées. Dans Descôteaux c. Mierzwinski, [1982] 1 R.C.S. 860, p. 875, le juge Lamer, qui exprimait l’opinion unanime de la Cour, a formulé une règle de fond à appliquer lorsque les communications entre un avocat et son client sont susceptibles d’être dévoilées sans le consentement de ce dernier :
1. La confidentialité des communications entre client et avocat peut être soulevée en toutes circonstances où ces communications seraient susceptibles d’être dévoilées sans le consentement du client;
2. À moins que la loi n’en dispose autrement, lorsque et dans la mesure où l’exercice légitime d’un droit porterait atteinte au droit d’un autre à la confidentialité de ses communications avec son avocat, le conflit qui en résulte doit être résolu en faveur de la protection de la confidentialité;
3. Lorsque la loi confère à quelqu’un le pouvoir de faire quelque chose qui, eu égard aux circonstances propres à l’espèce, pourrait avoir pour effet de porter atteinte à cette confidentialité, la décision de le faire et le choix des modalités d’exercice de ce pouvoir doivent être déterminés en regard d’un souci de n’y porter atteinte que dans la mesure absolument nécessaire à la réalisation des fins recherchées par la loi habilitante;
4. La loi qui en disposerait autrement dans les cas du deuxième paragraphe ainsi que la loi habilitante du paragraphe trois doivent être interprétées restrictivement.
15 Selon la règle de fond énoncée dans Descôteaux, un juge ne peut porter atteinte à la confidentialité des communications entre un avocat et son client « que dans la mesure absolument nécessaire à la réalisation des fins recherchées par la loi habilitante ». Dans Lavallee, Rackel & Heintz c. Canada (Procureur général), [2002] 3 R.C.S. 209, 2002 CSC 61, la Cour a conclu qu’une disposition du Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C‑46, qui autorise la saisie de documents dans un cabinet d’avocats était abusive au sens de l’art. 8 de la Charte canadienne des droits et libertés, parce qu’elle permettait la perte automatique du secret professionnel de l’avocat. Cette décision a souligné encore davantage la nature fondamentale de la règle de fond. Le juge doit donc appliquer le critère de l’« absolue nécessité » lorsqu’il statue sur une demande de divulgation de tels documents.
16 Cette approche stricte avait déjà été suivie dans R. c. McClure, [2001] 1 R.C.S. 445, 2001 CSC 14. À la page 459, le juge Major a affirmé :
Toutefois, le secret professionnel de l’avocat doit être aussi absolu que possible pour assurer la confiance du public et demeurer pertinent. Par conséquent, il ne cède le pas que dans certaines circonstances bien définies et ne nécessite pas une évaluation des intérêts dans chaque cas.
17 Le fait que la question de la divulgation des communications confidentielles échangées entre un avocat et son client ne nécessite pas une évaluation des intérêts au cas par cas est particulièrement important. Or, le juge Blair a suivi la décision Fuda, de la Cour divisionnaire, dans laquelle la juge Lang a énoncé des principes différents à appliquer pour décider si des documents doivent être divulgués à l’avocat de l’auteur d’une demande d’accès en vue de sa plaidoirie dans la procédure de révision judiciaire en matière d’accès à l’information. Dans Fuda, la juge Lang a affirmé, au par. 33 :
[traduction] En d’autres termes, la décision de donner accès au dossier privé dépend des faits de chaque cause. [. . .] il faut procéder à une évaluation; c’est‑à‑dire pondérer la nécessité, d’une part, qu’une cour de justice œuvrant dans un contexte contradictoire dispose d’observations complètes et éclairées et, d’autre part, d’éviter tout accès inopportun à de l’information très sensible, en particulier lorsqu’un tel accès causerait un préjudice à des tiers qui ne sont pas mêlés à l’affaire. [Je souligne.]
18 Si dans Fuda, il a pu être approprié de procéder à une évaluation en fonction des faits propres à chaque cas, la jurisprudence catégorique de la Cour indique que ce ne saurait être le cas lorsque les documents en cause concernent des communications entre un avocat et son client.
19 Même si la question du secret professionnel de l’avocat a été soulevée, il ressort du dossier qu’elle ne constituait pas l’argument principal soumis aux tribunaux ontariens. C’est peut‑être pourquoi ces derniers étaient d’avis que l’équité procédurale exigeait la divulgation des documents à l’avocate de l’auteure de la demande. Toutefois, dans Pritchard c. Ontario (Commission des droits de la personne), [2004] 1 R.C.S. 809, 2004 CSC 31, le juge Major a expliqué que le privilège avocat‑client et l’équité procédurale coexistent sans que l’un ne nuise à l’autre. Il a affirmé au par. 31 :
L’équité procédurale n’exige pas la divulgation d’un avis juridique protégé par le privilège avocat‑client. [Le privilège et l’équité procédurale] peuvent coexister sans que l’un ne nuise à l’autre [. . .] La notion d’équité imprègne tous les aspects du système de justice, et l’un de ses aspects fondamentaux est le privilège avocat‑client.
(3) Définition de l’absolue nécessité
20 L’absolue nécessité est le critère le plus restrictif qui puisse être formulé en deçà d’une interdiction absolue dans tous les cas. Les circonstances dans lesquelles il a été satisfait à ce critère illustrent sa nature restrictive. À titre d’exemple, dans Solosky c. La Reine, [1980] 1 R.C.S. 821, p. 841, la Cour a statué que, sous réserve de mesures strictes de protection, le courrier adressé à un détenu incarcéré dans un pénitencier peut être inspecté pour le maintien de la sécurité et de la sûreté de l’institution. De même, dans McClure, la Cour a conclu que les documents protégés par le privilège pouvaient être divulgués en présence d’un risque véritable qu’une déclaration de culpabilité injustifiée soit prononcée, parce que l’information ne pouvait être obtenue ailleurs et que l’accusé était incapable de susciter de quelque autre façon un doute raisonnable quant à sa culpabilité.
21 Bien que je ne puisse écarter la possibilité qu’une situation réponde au critère de la nécessité absolue dans un cas où la divulgation vise seulement à aider l’avocat de l’auteur d’une demande à débattre du bien‑fondé de la revendication du privilège, une telle situation est difficile à imaginer. Seules des circonstances exceptionnelles peuvent justifier une dérogation au principe selon lequel il faut entendre le point de vue des deux parties sur une question. En revanche, les juges s’y connaissent en matière de privilège. Ordinairement, ils sont en mesure de déterminer si un document est protégé. En l’espèce, aucune preuve n’établit la nécessité absolue de la divulgation des documents à l’avocate afin qu’elle prépare sa plaidoirie quant à leur caractère privilégié ou non.
(4) La charge de travail du juge
22 On laisse entendre que la nécessité d’examiner de nombreux documents entraînerait une charge de travail indue pour le juge saisi de la révision. Il ne va pas de soi que la divulgation des documents à l’avocate de l’auteure de la demande réduirait nécessairement cette charge de travail. Quoi qu’il en soit, il existe des techniques pour réduire le volume de l’information qui doit être examinée. À titre d’exemple, les 459 pages pourraient à tout le moins être organisées selon des catégories de documents présentant des caractéristiques communes, pertinentes au privilège avocat‑client. Je ne vois pas non plus en quoi un accroissement de la charge de travail du juge — ou quelque autre considération administrative — rend absolument nécessaire la divulgation des documents à l’avocate de l’auteure de la demande en vue du débat sur la demande de révision judiciaire. La commodité n’est pas un motif pour divulguer de l’information visée par une revendication du secret professionnel de l’avocat.
(5) Conclusion quant au secret professionnel de l’avocat
23 En somme, je souscris à la thèse du Ministère selon laquelle rien ne justifierait qu’un critère nouveau ou différent soit établi quant à la divulgation de documents à l’égard desquels le secret professionnel de l’avocat est invoqué dans le cadre d’une demande d’accès à l’information.
24 Je suis d’avis que les cours de l’Ontario ont commis une erreur en autorisant la divulgation de tous les documents en l’espèce. Le critère applicable à tout document visé par une revendication du secret professionnel de l’avocat est celui de la « nécessité absolue ». Ce critère n’a pas été appliqué. S’il l’avait été, la divulgation de tous les documents n’aurait pas été ordonnée.
25 Je suis conscient que la transparence des débats judiciaires est un principe reconnu. Par contre, comme tous les principes généraux, il souffre certaines exceptions. Les documents à l’égard desquels une partie invoque le secret professionnel de l’avocat dans le cadre d’une demande d’accès à l’information constituent une telle exception. À moins que cela ne soit absolument nécessaire à la réalisation de la fin recherchée par la loi habilitante, de tels documents ne peuvent être divulgués. Tel qu’il a été mentionné, en l’espèce, aucun élément de preuve n’établissait une telle nécessité absolue.
B. Loi sur l’accès
26 Le Ministère a fait valoir qu’une cour saisie de la révision judiciaire d’une décision du Commissaire est liée par les dispositions de la Loi sur l’accès qui interdisent à ce dernier de divulguer quelque document que ce soit avant qu’une décision finale soit rendue. Je ne puis souscrire à ce point de vue.
(1) Analyse du texte de la loi
27 Les dispositions de la Loi sur l’accès citées par le Ministère mentionnent expressément le Commissaire : art. 55 et par. 52(3), 52(4), 52(5), 52(13) et 54(2). Si le législateur avait voulu que les tribunaux soient assujettis aux mêmes restrictions, il lui aurait été facile, et il lui aurait paru évident, d’exprimer clairement cette intention. Le législateur ontarien ne l’a pas fait, même s’il était clair qu’une décision du Commissaire pouvait faire l’objet d’une révision judiciaire.
28 En outre, certaines dispositions de la Loi sur l’accès qui s’appliquent au Commissaire ne pourraient jamais être applicables à la cour. À titre d’exemple, selon le par. 52(6), une personne responsable peut exiger que le Commissaire consulte un document sur place. Il serait très inhabituel qu’on exige d’une cour qu’elle consulte un document sur place. Au contraire, l’art. 10 de la Loi sur la procédure de révision judiciaire, L.R.O. 1990, ch. J.1, que le par. 2(1) rend directement applicable aux procédures judiciaires, exige que le dossier du Commissaire soit déposé au greffe.
29 De même, en vertu du par. 52(8), le Commissaire peut assigner à comparaître et interroger sous serment la personne qui, à son avis, pourrait avoir des renseignements relatifs à l’enquête. Dans une affaire concernant l’application de la Loi sur l’accès, la cour procède à une révision judiciaire et, sauf circonstances extraordinaires, aucun témoin n’est interrogé. Quoi qu’il en soit, la cour n’assigne et n’interroge pas de témoins de sa propre initiative.
30 Après avoir analysé le texte de la Loi sur l’accès, je ne crois pas que les dispositions régissant la procédure devant le Commissaire s’appliquent à la cour. Aucune disposition de la Loi sur l’accès ne fait expressément référence au contrôle judiciaire d’une décision du Commissaire et certaines de ses dispositions ne pourraient pas logiquement viser à lier la cour dans le cadre d’un contrôle judiciaire. J’estime donc que la cour est plutôt assujettie aux textes législatifs qui régissent sa procédure de révision judiciaire, soit la Loi sur la procédure de révision judiciaire et la Loi sur les tribunaux judiciaires, L.R.O. 1990, ch. C.43. Cette dernière permet au tribunal d’ordonner le huis clos (par. 135(2)) et d’ordonner qu’un document déposé dans une instance civile soit traité comme un document confidentiel, qu’il soit fermé et qu’il ne fasse pas partie du dossier public (par. 137(2)), comme cela a été fait en l’espèce.
(2) Compétence en matière de révision judiciaire
31 Au soutien de sa thèse selon laquelle la cour est liée par les dispositions de la Loi sur l’accès, le Ministère fait valoir que, dans le cadre de la révision judiciaire d’une décision, les pouvoirs de la cour ne peuvent excéder ceux de l’instance qui a rendu la décision. En l’espèce, il s’agit du Commissaire. Bien qu’il soit vrai que la cour saisie d’une demande de révision judiciaire ne possède pas, sur le fond, un pouvoir décisionnel plus étendu que celui du Commissaire, il ne s’ensuit pas qu’elle est liée par les règles de procédure applicables au Commissaire. Les dispositions qui permettent au Commissaire de tenir une audience à huis clos ou qui lui interdisent de divulguer des documents avant qu’il ne soit décidé qu’ils doivent être divulgués sont de nature procédurale. Or, la procédure de la cour est régie par les lois et règles pertinentes qui s’appliquent à la cour.
(3) Protection des documents sous le régime de la Loi sur l’accès
32 Je conviens que si les règles de procédure énoncées dans la Loi sur l’accès et applicables au Commissaire ne s’appliquent pas directement à la cour saisie d’une demande de révision judiciaire, la question de la divulgation est laissée à la discrétion du tribunal (sous réserve des lois et des règles de common law comme celles relatives aux documents dont on soutient qu’ils sont protégés par un privilège). Néanmoins, dans le cas d’une procédure de révision judiciaire concernant l’application de la Loi sur l’accès, il est évident que le processus décisionnel de la cour ne doit pas entraîner la divulgation des documents litigieux et, de ce fait, court‑circuiter la décision de la cour sur le fond. En l’absence de règle de common law régissant la façon de traiter les documents, la cour doit adopter une procédure qui en protégera la confidentialité jusqu’à ce qu’une décision soit rendue sur le fond.
33 Les conditions précises qui peuvent être incluses dans une ordonnance de divulgation des documents à l’avocat de l’auteur d’une demande en vue de la révision judiciaire relève du pouvoir discrétionnaire du juge. En l’espèce, le juge Blair a examiné l’opportunité de l’engagement de non‑divulgation et noté que l’intégrité de l’avocate qui signait cet engagement n’était pas remise en cause. Ces considérations étaient pertinentes. Dans la mesure où les documents ne sont pas visés par une revendication du secret professionnel de l’avocat, mais lorsqu’on invoque leur confidentialité sur un autre fondement, j’approuve la façon de procéder du juge Blair. Néanmoins, dans le cas de documents visés par le secret professionnel de l’avocat, l’approche adoptée par le juge Blair n’est pas appropriée, à moins que le critère de la « nécessité absolue » ne soit respecté.
IV. Conclusion
34 Je suis d’avis d’accueillir l’appel et d’infirmer les décisions des cours ontariennes autorisant la divulgation de l’ensemble du dossier privé à l’avocate de l’auteure de la demande. Aucun document à l’égard duquel le secret professionnel de l’avocat est invoqué ne doit être divulgué à l’avocate de l’auteure de la demande. Quant aux documents qui ne font pas l’objet du secret professionnel de l’avocat ou à l’égard desquels le juge conclut qu’ils ne sont pas protégés par un tel privilège, s’ils ne sont régis par aucune autre loi ou règle de common law, leur divulgation à l’avocate en vue de la procédure de révision judiciaire relève du pouvoir discrétionnaire du juge, qui tiendra compte, d’une part, de l’objectif de protection de la confidentialité des documents jusqu’à ce qu’une décision soit rendue sur le fond et, d’autre part, de considérations telle l’opportunité d’un engagement de non‑divulgation. L’affaire devrait être renvoyée à la Cour divisionnaire pour qu’elle rende une nouvelle décision conformément aux présents motifs. Le Ministère a expressément mentionné qu’il ne demande pas les dépens et aucune ordonnance n’est rendue à cet égard.
ANNEXE
Dispositions législatives pertinentes
Loi sur l’accès à l’information et la protection de la vie privée, L.R.O. 1990, ch. F.31
19 La personne responsable peut refuser de divulguer un document protégé par le secret professionnel de l’avocat. Il en est de même d’un document élaboré par l’avocat‑conseil de la Couronne, ou pour son compte, qui l’utilise soit dans la communication de conseils juridiques, soit à l’occasion ou en prévision d’une instance.
52 . . .
(3) L’enquête peut se dérouler à huis clos.
(4) Malgré les parties II et III de la présente loi, et toute autre loi ou privilège, le commissaire peut, dans le cadre d’une enquête, exiger que lui soit communiqué un document dont une institution a la garde ou le contrôle et en faire l’examen. Il peut de même aux fins de l’enquête pénétrer dans les locaux d’une institution et en faire l’inspection.
(5) Le commissaire ne doit pas conserver les renseignements consignés dans un document communiqué en vertu du paragraphe (4).
(6) Malgré le paragraphe (4), la personne responsable peut exiger que le commissaire consulte sur place l’original du document.
. . .
(8) Le commissaire peut assigner à comparaître et interroger sous serment la personne qui, à son avis, pourrait avoir des renseignements relatifs à l’enquête. Il peut faire prêter serment à cette fin.
. . .
(13) Il doit être fourni à la personne qui a présenté une demande d’accès à un document, à la personne responsable de l’institution concernée, ainsi qu’à toute personne intéressée par les renseignements, l’occasion de présenter leurs observations au commissaire. Toutefois, nul n’a le droit d’être présent lors de la présentation faite par une autre personne, d’avoir accès à ces observations ou de les commenter.
54 . . .
(2) Si le commissaire confirme la décision de la personne responsable de refuser la divulgation d’un document en totalité ou en partie, il ne doit pas enjoindre à celle‑ci de divulguer le document ou la partie visée.
55 (1) Le commissaire ou la personne qui agit pour son compte ou sous son autorité ne peuvent divulguer les renseignements portés à leur connaissance dans l’exercice de leurs attributions en vertu de la présente loi ou de toute autre loi.
Loi sur les tribunaux judiciaires, L.R.O. 1990, ch. C.43
135 . . .
(2) Le tribunal peut ordonner le huis clos si la possibilité qu’une personne subisse un préjudice important ou une injustice grave justifie une dérogation au principe général de la publicité des audiences des tribunaux.
137 . . .
(2) Le tribunal peut ordonner qu’un document déposé dans une instance civile soit traité comme un document confidentiel, qu’il soit fermé et qu’il ne fasse pas partie du dossier public.
Loi sur la procédure de révision judiciaire, L.R.O. 1990, ch. J.1
2 (1) Sur requête par voie d’avis de requête, qui peut s’intituler « Avis de requête en révision judiciaire », la Cour peut, malgré tout droit d’appel, accorder par voie d’ordonnance tout redressement auquel le requérant aurait droit dans les cas suivants :
1. Une instance par voie de requête pour l’obtention d’une ordonnance de la nature d’un mandamus, d’une prohibition ou d’un certiorari.
2. Une instance par voie d’action en déclaration judiciaire ou en injonction ou les deux à la fois, relativement à l’exercice réel, projeté ou prétendu d’une compétence légale ou au refus de l’exercer.
10 Lorsqu’un avis d’une requête en révision judiciaire d’une décision rendue dans l’exercice réel ou prétendu d’une compétence légale de décision est signifié à la personne qui a rendu la décision, celle‑ci dépose sans délai au greffe, aux fins de la requête, le dossier de l’instance d’où émane la décision.
Pourvoi accueilli.
Procureur de l’appelant : Procureur général de l’Ontario, Toronto.
Procureur de l’intimé David Goodis : Commissaire à l’information et à la protection de la vie privée, Toronto.
Procureurs de l’intimée Mme Unetelle : McCarthy Tétrault, Toronto.
Procureur de l’intervenant : Procureur général du Canada, Ottawa.