R. c. Asante‑Mensah, [2003] 2 R.C.S. 3, 2003 CSC 38
Daniel Asante‑Mensah Appelant
c.
Sa Majesté la Reine Intimée
Répertorié : R. c. Asante‑Mensah
Référence neutre : 2003 CSC 38.
No du greffe : 28867.
2002 : 7 novembre; 2003 : 11 juillet.
Présents : La juge en chef McLachlin et les juges Gonthier, Iacobucci, Major, Bastarache, Binnie, Arbour, LeBel et Deschamps.
en appel de la cour d’appel de l’ontario
POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de l’Ontario (2001), 204 D.L.R. (4th) 51, 150 O.A.C. 325, 157 C.C.C. (3d) 481, [2001] O.J. No. 3819 (QL), rejetant l’appel de l’accusé contre les déclarations de culpabilité d’évasion d’une garde légale, et accueillant l’appel du ministère public contre l’acquittement prononcé par la Cour de justice de l’Ontario (Division générale), [1996] O.J. No. 1821 (QL), relativement à l’accusation de voies de fait commises dans l’intention de résister à une arrestation. Pourvoi rejeté.
Jennifer D. Thompson et Michael W. Lacy, pour l’appelant.
Scott C. Hutchison, pour l’intimée.
Version française du jugement de la Cour rendu par
1 Le juge Binnie — Nous devons déterminer, en l’espèce, si un citoyen qui effectue une arrestation par ailleurs légale en vertu de l’art. 9 de la Loi sur l’entrée sans autorisation de l’Ontario, L.R.O. 1990, ch. T.21 (« LESA »), peut employer une force raisonnable.
2 L’importance de la question découle du fait que la LESA (à l’instar d’autres lois provinciales équivalentes en matière d’entrée sans autorisation) est l’outil de travail fondamental des agents de sécurité privés qui effectuent des rondes de surveillance dans les centres commerciaux, les aéroports, les stades et autres lieux de rassemblement privés.
3 La question a divisé les tribunaux d’instance inférieure. Le juge du procès a conclu qu’un particulier n’a pas le droit d’employer la force en procédant à l’arrestation d’un citoyen ayant commis une infraction mineure comme l’entrée sans autorisation. Il a également souligné les répercussions générales d’une telle règle, se disant particulièrement préoccupé par le risque d’escalade de violence et la possibilité que des blessures soient causées. Selon lui, il ne serait pas conforme à l’intérêt public de permettre à d’autres personnes — [traduction] « que des agents de la paix ayant reçu une formation sur les limites de l’emploi de la force et sur l’emploi sans danger de la force » ([1996] O.J. No. 1821 (QL), par. 182) — à employer la force physique contre autrui.
4 La Cour d’appel a exprimé son désaccord. À son avis, lorsqu’un pouvoir d’arrestation existe, des confrontations entre les parties sont en quelque sorte inévitables, et [traduction] « [i]l s’agit de déterminer qui devient fautif si la force est employée » ((2001), 204 D.L.R. (4th) 51, par. 63). La contrainte physique — ou la soumission à la perspective de subir une contrainte physique — fait partie intégrante de la notion d’arrestation. La limite qu’il convient d’imposer à l’emploi de la force par l’occupant des lieux consiste non pas à lui refuser complètement l’exercice de ce droit, mais à mettre l’accent sur ce qui est raisonnable compte tenu de toutes les circonstances. En toute déférence, je crois que l’arrêt de la Cour d’appel reflète bien l’intention législative qui sous-tend l’art. 9 LESA. Je suis donc d’avis de rejeter le pourvoi.
I. Les faits
5 L’appelant, qui se qualifie lui-même de « scooper » à l’aéroport Pearson de Toronto, a manifesté ce que le juge du procès a qualifié de [traduction] « mépris constant » (par. 121) à l’égard des efforts déployés par les autorités en vue de réglementer l’exploitation d’entreprises de taxi et de limousine à l’aéroport.
6 Les « scoopers » prennent, sans permis, des clients au niveau des arrivées, en contravention du Règlement sur l’exploitation de concessions aux aéroports du gouvernement, DORS/79‑373. Les autorités aéroportuaires croient devoir répondre au public de la qualité des services de taxi et de limousine. Le juge du procès a affirmé qu’avant le règlement ECAG il régnait une sorte de loi de la jungle [traduction] « caractérisée par un service lamentable, des véhicules non conformes aux normes, des allégations de magouille et une absence de restrictions qui engendrait parfois de la violence » (par. 19). Le rapport Bartlett de 1990 (préparé pour le ministre des Affaires municipales de l’Ontario) a souscrit à la conclusion des autorités aéroportuaires fédérales selon laquelle une flotte de véhicules spécialisée constituait le meilleur moyen d’offrir au public une qualité acceptable de service à un coût raisonnable.
7 Les permis ne sont maintenant délivrés qu’à une flotte de véhicules spécialisée et autorisée. L’appelant et environ 65 autres « scoopers » ont activement défié ce système en sollicitant régulièrement des voyageurs à l’aéroport.
8 Les inspecteurs engagés par l’administration aéroportuaire, qui est désormais une entité privatisée, ont parfois porté des accusations d’entrée sans autorisation, qui semblent cependant avoir eu peu d’effet dissuasif. Le bien‑fondé des accusations était difficile à établir du fait que les usagers de l’aéroport ayant leur lieu de résidence à l’extérieur de la province n’étaient généralement pas disponibles pour témoigner en cour. Lorsqu’une déclaration de culpabilité était obtenue, les amendes étaient peu élevées. Le rapport Bartlett de 1990 souligne, à la p. 12, que [traduction] « le montant dérisoire des amendes infligées pouvait être considéré comme étant simplement le prix à payer pour faire des affaires . . . ».
9 Le 4 juin 1990, les autorités aéroportuaires se sont fondées sur l’art. 3 LESA pour donner aux scoopers, y compris l’appelant, des avis leur interdisant l’accès à quelque fin que ce soit au terrain de l’aéroport. Le non‑respect de ces avis a donné lieu à des accusations d’entrée sans autorisation.
10 Pendant l’année ayant pris fin en juillet 1991, l’appelant avait fait fi de 22 de ces accusations. Selon le juge du procès, [traduction] « [l]e témoignage de l’accusé était manifestement motivé par la haine qu’il éprouvait pour les témoins du gouvernement et le système de réglementation qu’il s’est employé à déjouer » (par. 96).
11 La GRC a jugé qu’elle n’avait pas les ressources nécessaires pour s’occuper davantage du problème des scoopers. De concert avec la GRC, les autorités aéroportuaires ont donc décidé d’exercer le pouvoir d’arrestation par un « simple citoyen », que leur confère l’art. 9 LESA.
L’objet des accusations
(i) Le premier épisode
12 Le 22 juillet 1991, deux inspecteurs du transport au sol de l’aéroport ont remarqué que le taxi de l’appelant était stationné sans surveillance près du trottoir du niveau des arrivées. L’un d’eux s’est approché de l’appelant, l’a touché à l’épaule et l’a informé qu’il était en état d’arrestation pour entrée sans autorisation. L’appelant s’est enfui au volant de sa voiture. Il a donc été accusé d’évasion d’une garde légale. La déclaration de culpabilité inscrite en définitive ne fait plus l’objet d’un appel.
(ii) Le deuxième épisode
13 Le 25 juillet 1991, deux inspecteurs ont de nouveau aperçu le taxi de l’appelant qui était stationné sans surveillance au bord du trottoir près de l’automobile d’un autre scooper. Après avoir vu l’appelant sortir de l’aérogare, l’un des inspecteurs s’est approché de lui, l’a touché à l’épaule et l’a informé qu’il était en état d’arrestation pour entrée sans autorisation et qu’il serait détenu jusqu’à l’arrivée de la police. L’appelant a tenté de gagner son véhicule pour s’enfuir, mais l’inspecteur lui a barré la route. (L’appelant prétend que les actes de l’inspecteur constituaient des voies de fait. Le juge du procès a conclu que seule une force raisonnable avait été employée.) L’appelant a alors ouvert la portière de sa voiture en la poussant sur l’inspecteur pour le forcer à reculer et, faisant fi des protestations de l’inspecteur, il s’est enfui au volant de sa voiture. L’épisode de la portière poussée sur l’inspecteur a donné lieu à une accusation de voies de fait dans l’intention de résister à une arrestation. L’appelant a également été accusé d’évasion d’une garde légale. C’est la première accusation qui est à l’origine du présent pourvoi.
14 Le juge du procès a décidé que l’emploi d’une force, si faible et raisonnable soit‑elle, pour empêcher l’appelant de s’évader a rendu illégal le comportement par ailleurs légal de l’inspecteur. [traduction] « L’accusé avait le droit de résister à un emploi illégal de la force destiné à poursuivre et à maintenir l’arrestation et la garde [légales] » (par. 197 (souligné dans l’original)). Par conséquent, il a déclaré l’appelant coupable d’évasion d’une garde légale, mais a rejeté l’accusation de voies de fait dans l’intention de résister à une arrestation.
(iii) Le troisième épisode
15 Plus tard dans l’après‑midi du 25 juillet 1991, un autre épisode survenu à l’aéroport a valu à l’appelant des accusations de conduite dangereuse, d’utilisation d’une arme pour commettre des voies de fait et d’évasion d’une garde légale. Les faits à l’origine de ces accusations sont les suivants. Un autre inspecteur, qui savait que l’appelant avait été arrêté plus tôt dans la journée, a vu le taxi de l’appelant circuler au hasard près de l’aérogare no 3, au niveau des arrivées. Brandissant sa plaque d’inspecteur, il s’est précipité devant le taxi de l’appelant en lui demandant d’immobiliser son véhicule. L’appelant a continué à avancer et, pour éviter d’être blessé, l’inspecteur a sauté sur le capot de la voiture de l’appelant, d’où il a été délogé lorsque l’appelant a accéléré pour quitter l’aérogare. L’inspecteur n’avait procédé à aucun contact physique pour arrêter l’appelant. Il était évident que ce dernier ne s’était pas soumis à l’autorité de l’inspecteur. Le juge du procès a conclu qu’il n’y avait pas eu d’arrestation et, parce qu’il avait un doute raisonnable quant à d’autres aspects de la preuve, il a rejeté toutes les accusations relatives à cet épisode.
16 La seule question qui demeure en litige devant notre Cour est donc celle de savoir si une force raisonnable peut être employée pour effectuer ou poursuivre une arrestation en vertu de l’art. 9 LESA.
II. Historique des procédures judiciaires
A. Cour de l’Ontario (Division générale), [1996] O.J. No. 1821 (QL)
17 La contestation de la constitutionnalité de l’art. 9 LESA, fondée sur les art. 7 et 9 de la Charte canadienne des droits et libertés, a été rejetée.
18 Sur le plan de l’interprétation de la loi, le juge du procès a décidé que l’appelant ne pouvait être déclaré coupable d’avoir résisté à une arrestation légale parce que l’art. 9 LESA n’autorisait pas l’inspecteur à employer une « force raisonnable » pour effectuer l’arrestation. Premièrement, aucune autorisation de cette nature n’est prévue dans la LESA; deuxièmement, l’autorisation qui peut être inférée de la common law ne doit pas s’appliquer aux arrestations pour des infractions provinciales mineures; troisièmement, il serait contraire à l’intérêt public de considérer que la LESA accorde une telle autorisation, en raison du risque inhérent d’escalade de violence et de la possibilité que le citoyen qui procède à l’arrestation ou la personne arrêtée, ou les deux à la fois, soient blessés. L’appelant a été déclaré coupable relativement aux deux chefs d’évasion d’une garde légale.
B. Cour d’appel de l’Ontario (2001), 204 D.L.R. (4th) 51
19 La Cour d’appel a rejeté l’appel de l’appelant tant à l’égard des questions constitutionnelles qu’à l’égard des déclarations de culpabilité d’évasion d’une garde légale.
20 Elle a accueilli l’appel du ministère public contre l’acquittement relatif à l’accusation de voies de fait commises dans l’intention de résister à une arrestation. Selon la Cour d’appel, la LESA autorise l’emploi d’une force raisonnable pour arrêter une personne et la détenir. Il s’agit d’une autorisation accessoire du pouvoir légal d’arrestation, qui ne requiert aucune autre autorisation expresse de la loi pour être mise à exécution. Sur ce point, la cour s’est dite d’accord avec l’arrêt R. c. Lerke (1986), 24 C.C.C. (3d) 129 (C.A. Alb.).
21 Dans ses motifs, la Cour d’appel a rappelé l’historique du pouvoir d’arrestation en common law. Elle a affirmé que, selon W. Holdsworth, A History of English Law (1973), vol. III, p. 598‑600, [traduction] « les pouvoirs d’arrestation reconnus en common law découlent des droits et obligations qu’avaient les citoyens ordinaires en matière de maintien de la “paix du Roi”. Au début, à l’époque où les corps policiers professionnels n’existaient pas encore, le citoyen ordinaire avait non seulement le droit de procéder à des arrestations, mais encore l’obligation de le faire dans certains cas » (par. 39 (en italique dans l’original)). La cour a conclu que la notion de force raisonnable et de contrainte physique était indissociable du pouvoir d’arrestation.
22 La cour a rejeté l’argument de l’appelant selon lequel le droit d’employer une force raisonnable était écarté par l’art. 146 de la Loi sur les infractions provinciales, L.R.O. 1990, ch. P.33, qui soustrait à toute poursuite les policiers et autres personnes qui n’ont employé que la force nécessaire. La question qui se pose en l’espèce concerne la portée de l’autorisation donnée et non l’étendue de la protection accordée. Même s’il est vrai que la Loi sur l’inspection du poisson, L.R.O. 1990, ch. F.18, et la Loi de 1997 sur la protection du poisson et de la faune, L.O. 1997, ch. 41, prévoient expressément toutes les deux l’emploi de la force dans certaines circonstances, la cour a écrit ce qui suit : [traduction] « Selon nous, le fait que le législateur a pris la peine d’autoriser expressément l’emploi de la force pour exercer les pouvoirs conférés par ces lois n’est pas suffisant pour écarter l’interprétation que nous avons qualifiée d’appropriée pour la LESA » (par. 53).
III. Dispositions législatives pertinentes
23 Loi sur l’entrée sans autorisation, L.R.O. 1990, ch. T.21
9 (1) Un agent de police, l’occupant des lieux ou une personne que ce dernier a autorisée à cet effet, peut arrêter sans mandat une personne qu’il croit, pour des motifs raisonnables et probables, être sur les lieux en contravention de l’article 2.
(2) Lorsque la personne qui procède à une arrestation aux termes du paragraphe (1) n’est pas un agent de police, elle doit rapidement requérir l’aide d’un agent de police et lui confier la garde de la personne arrêtée.
(3) Un agent de police qui se voit confier la garde d’une personne aux termes du paragraphe (2) est réputé avoir procédé à l’arrestation de la personne aux fins des dispositions de la Loi sur les infractions provinciales concernant sa mise en liberté ou la continuation de sa détention et de la caution.
Loi d’interprétation, L.R.O. 1990, ch. I.11
28. Dans toute loi, sauf indication contraire :
. . .
b) le pouvoir, conféré à un agent ou à un fonctionnaire, ou à toute autre personne, d’accomplir des actes ou de prendre des mesures, ou de les faire exécuter, implique également les pouvoirs accessoires qui sont nécessaires à leur accomplissement ou exécution;
Loi sur les infractions provinciales, L.R.O. 1990, ch. P.33
146 (1) S’il agit en s’appuyant sur des motifs raisonnables et probables, l’agent de police est fondé à employer la force nécessaire pour accomplir ce que la loi l’oblige ou l’autorise à faire.
(2) Toute personne à laquelle un agent de police demande de l’aide est fondée à utiliser la force qu’elle croit nécessaire, en s’appuyant sur des motifs raisonnables et probables, pour fournir cette aide.
Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C‑46
25. (1) Quiconque est, par la loi, obligé ou autorisé à faire quoi que ce soit dans l’application ou l’exécution de la loi :
a) soit à titre de particulier;
b) soit à titre d’agent de la paix ou de fonctionnaire public;
c) soit pour venir en aide à un agent de la paix ou à un fonctionnaire public;
d) soit en raison de ses fonctions,
est, s’il agit en s’appuyant sur des motifs raisonnables, fondé à accomplir ce qu’il lui est enjoint ou permis de faire et fondé à employer la force nécessaire pour cette fin.
145. (1) Est coupable d’un acte criminel et passible d’un emprisonnement maximal de deux ans, ou d’une infraction punissable sur déclaration de culpabilité par procédure sommaire, quiconque :
a) . . . s’évade d’une garde légale;
270. (1) Commet une infraction quiconque exerce des voies de fait :
. . .
b) . . . contre une personne dans l’intention de résister à une arrestation ou détention légale, la sienne ou celle d’un autre, ou de les empêcher;
. . .
(2) Quiconque commet une infraction visée au paragraphe (1) est coupable :
a) soit d’un acte criminel et passible d’un emprisonnement maximal de cinq ans;
b) soit d’une infraction punissable sur déclaration de culpabilité par procédure sommaire.
494. (1) Toute personne peut arrêter sans mandat :
a) un individu qu’elle trouve en train de commettre un acte criminel;
b) un individu qui, d’après ce qu’elle croit pour des motifs raisonnables :
(i) d’une part, a commis une infraction criminelle,
(ii) d’autre part, est en train de fuir des personnes légalement autorisées à l’arrêter et est immédiatement poursuivi par ces personnes.
(2) Quiconque est, selon le cas :
a) le propriétaire ou une personne en possession légitime d’un bien;
b) une personne autorisée par le propriétaire ou par une personne en possession légitime d’un bien,
peut arrêter sans mandat une personne qu’il trouve en train de commettre une infraction criminelle sur ou concernant ce bien.
(3) Quiconque, n’étant pas un agent de la paix, arrête une personne sans mandat doit aussitôt la livrer à un agent de la paix.
IV. Analyse
24 Le présent pourvoi a pris naissance dans un contexte où une administration aéroportuaire, contrariée à juste titre, cherche à mettre fin aux activités de « scooping » à l’aéroport, qui, de l’aveu même de l’appelant, sont illégales. Cependant, les répercussions de la reconnaissance d’un pouvoir d’employer la force lors d’une arrestation fondée sur la LESA vont bien au‑delà du présent contexte. Par exemple, il arrive que des personnes qui pratiquent la randonnée à la campagne rencontrent soudainement des fermiers. Des adolescents qui déambulent indisposent parfois les propriétaires de centres commerciaux qui les perçoivent comme un obstacle à l’achalandage. Des itinérants cherchent refuge dans des gares de chemin de fer. Des manifestants brandissent leurs pancartes sur la propriété privée de l’entreprise visée. La liste des risques d’affrontement est longue.
25 Au cours des dernières années, des lois provinciales comme la LESA de l’Ontario sont devenues le principal fondement juridique sur lequel s’appuient les agences de sécurité privées et d’autres organismes semblables pour surveiller et contrôler les activités exercées sur des propriétés privées. Intelligarde, l’une des plus importantes agences de sécurité privées de l’Ontario, estime que ses gardiens se sont fondés sur la LESA pour arrêter plus de 30 000 personnes au cours des 20 dernières années (R. McLeod, Parapolice : A Revolution in the Business of Law Enforcement (2002), p. 67). G. S. Rigakos écrit que [traduction] « la mesure législative la plus utilisée par les employés d’Intelligarde est la Loi sur l’entrée sans autorisation. Celle‑ci leur confère de larges pouvoirs d’arrestation sur des propriétés privées et constitue la loi préférée parmi la multitude de dispositions législatives qui, en Ontario, facilitent énormément l’arrestation de citoyens par des gardiens de sécurité privés » (The New Parapolice : Risk Markets and Commodified Social Control (2002), p. 52‑53).
26 Le pouvoir d’arrestation constitue une arme puissante que les propriétaires et occupants de lieux peuvent brandir pour protéger leur propriété privée. Peu importe que la force soit employée ou non, la liberté de la personne arrêtée est compromise. La LESA prévoit expressément qu’aucun mandat décerné par un juge n’est nécessaire. Il suffit que l’occupant ait des « motifs raisonnables et probables » de croire que la personne arrêtée est entrée sans autorisation (par. 9(1)). La personne arrêtée est ensuite livrée à la police. Compte tenu du fait que, de nos jours, autant de lieux de rassemblement, dont les aéroports et les centres commerciaux, sont privés, il est normal que la nature et l’étendue du pouvoir d’arrestation de l’occupant des lieux soient controversées (voir R. Anand, Task Force on the Law Concerning Trespass to Publicly‑Used Property as it Affects Youth and Minorities (1987), p. 81 et suiv.; P. C. Stenning et C. D. Shearing, Perquisition, fouille et saisie : Les pouvoirs des agents de sécurité du secteur privé (1980), p. 82 (étude effectuée pour la Commission de réforme du droit du Canada)).
27 Il appartient au législateur de décider d’accorder ou de ne pas accorder le pouvoir d’arrestation. En l’absence de contestation fondée sur la Charte, notre rôle se limite à interpréter la loi. Les occupants des lieux sont clairement investis d’un pouvoir d’arrestation. Nous devons simplement déterminer le contenu du pouvoir accordé par le législateur. L’article 9 LESA prévoit, sans plus, qu’« une personne que [l’occupant des lieux] a autorisée à cet effet, peut arrêter sans mandat une personne qu’[elle] croit, pour des motifs raisonnables et probables, être sur les lieux » sans autorisation (je souligne).
28 Le mot « arrestation » a un sens bien connu en common law. À moins que le contexte ne s’y oppose, je pense que nous devons interpréter le mot figurant à l’art. 9 LESA conformément aux principes de common law en matière d’arrestation. Une question similaire était soulevée dans l’affaire Eccles c. Bourque, [1975] 2 R.C.S. 739. Des policiers sont entrés sans autorisation dans des lieux en tentant de procéder à une arrestation. Ils ont fait l’objet de poursuites civiles en dommages-intérêts. La Cour a statué que, bien que le pouvoir d’arrestation sans mandat conféré par le Code criminel n’ait comporté aucune autorisation expresse d’entrer sans autorisation dans des lieux, une telle autorisation était un élément accessoire de l’arrestation en common law (p. 742‑743). Le législateur a donc également, en l’espèce, employé le mot « arrestation » dans un sens technique. Du reste, aucune indication n’est donnée aux occupants quant à la façon d’« arrêter » quelqu’un, encore moins quant au comportement que l’occupant peut adopter, ni, à l’inverse, quant à la nature des droits du présumé intrus.
a) Loi sur l’entrée sans autorisation
29 D’abord adoptée en 1834 sous le titre de Act to provide for the Summary Punishment of Petty Trespasses and other offences, S.U.C. 1834, 4 Wm. 4, ch. 4, la loi autorisait le propriétaire foncier ou son mandataire à appréhender des personnes entrées sans autorisation et à en confier la garde à un juge de paix. La disposition concernant l’arrestation (qui est demeurée quasi inchangée jusqu’en 1980) prévoyait que [traduction] « toute personne surprise à commettre une entrée sans autorisation comme celle susmentionnée peut être appréhendée sans mandat par un agent de la paix, ou par le propriétaire des lieux en cause, son serviteur ou toute personne autorisée par le propriétaire des lieux, pour être amenée immédiatement devant le juge de paix le plus près pour être traitée selon la loi » (art. 5 (je souligne)).
30 Dans un document de travail publié en 1979, le ministère du Procureur général de l’Ontario a fait valoir que l’objet de la LESA était d’offrir un recours relativement rapide, peu coûteux et facile à comprendre pour l’entrée sans autorisation : Discussion Paper on Occupiers’ Liability and Trespass to Property (1979), p. 13 (« document de travail de 1979 »). La LESA, a-t-on fait remarquer, ne remplaçait pas les recours de common law, mais conférait des droits supplémentaires aux occupants des lieux : document de travail de 1979, p. 13; R. c. Page, [1964] O.J. No. 383 (QL) (H.C.), par. 6 ([traduction] « [l]a Petty Trespass Act [. . .] est une loi très ancienne qui accorde aux occupants des lieux certains droits s’ajoutant à ceux dont ils jouissent déjà en common law »).
31 En 1980, la Petty Trespass Act, R.S.O. 1970, ch. 347, a été modifiée et la Occupiers’ Liability Act, S.O. 1980, ch. 14, a été adoptée de manière à faciliter les poursuites et à accroître la protection des intérêts des propriétaires fonciers ruraux. À la page 13 du document de travail de 1979 du ministère du Procureur général, on considérait que, du point de vue des propriétaires fonciers, la loi existante était insuffisante à trois égards :
[traduction] Premièrement, le libellé de l’infraction actuelle est obscur et, parallèlement à d’autres facteurs, il rend difficiles les poursuites. Deuxièmement, la loi n’a pas d’effet dissuasif en ce qui concerne l’entrée sans autorisation sur les terres en culture, malgré l’importance des pertes agricoles causées par des intrus. Troisièmement, la Loi ne protège pas la vie privée des occupants des terres et ne permet pas le contrôle des activités récréatives.
32 C’est pourquoi la Trespass to Property Act, 1980, S.O. 1980, ch. 15, offre plusieurs choix aux propriétaires ou à leurs mandataires. Aux termes de l’art. 2 de la loi actuelle, l’entrée sans autorisation est une infraction provinciale punissable d’une amende maximale de 2 000 $. Les occupants peuvent ordonner à quiconque de quitter les lieux (al. 2(1)b)), et donner un avis selon lequel toute autre activité ou toute entrée dans les lieux fait l’objet d’une interdiction absolue (art. 3) ou limitée (art. 4). D’une manière plus attentatoire, comme nous l’avons déjà vu, les occupants ou leurs mandataires (et les policiers) ont le pouvoir d’arrêter une personne sans mandat s’ils ont des motifs raisonnables de croire qu’elle se trouve sans autorisation dans des lieux (art. 9). L’embarras et l’affront liés à l’arrestation peuvent parfois être perçus comme plus punitifs que le montant d’amende finalement perçu. À cet égard, l’arrestation est également plus dissuasive.
b) L’arrestation en common law
33 Au départ, il convient d’examiner la définition que lord Diplock donne de l’arrestation en common law dans Holgate‑Mohammed c. Duke, [1984] A.C. 437 (H.L.), p. 441 :
[traduction] Le mot « arrestation » [. . .] est un terme technique. Il convient d’abord de signaler que l’arrestation est un acte continu; elle commence lorsqu’une personne place une autre personne sous sa garde (au moyen de gestes ou de mots la contraignant à rester sous sa surveillance), et elle se poursuit jusqu’à ce que la personne ainsi maîtrisée soit relâchée, ou encore, si elle a été amenée devant un magistrat, jusqu’à ce qu’elle soit renvoyée en détention provisoire par le magistrat. [Je souligne.]
Voir aussi Murray c. Ministry of Defence, [1988] 1 W.L.R. 692 (H.L.), p. 699.
34 Comme nous le verrons plus loin, cette définition de common law concorde avec la Loi de 1834 ([traduction] « amenée [. . .] devant le juge de paix le plus près »). Le paragraphe 9(2) oblige désormais l’occupant des lieux à « confier [à l’agent de police] la garde de la personne arrêtée ». Les deux versions présupposent une détention et une certaine atteinte continue à la liberté entre le début du processus d’arrestation et le moment où la garde de la personne arrêtée est confiée à la police. Ainsi, en adaptant les éléments accessoires d’une « arrestation » en common law au pouvoir d’arrestation conféré à l’art. 9 LESA, on donne à l’occupant les moyens (force raisonnable) de s’acquitter de son obligation (de confier à la police la garde de la personne arrêtée) de manière à réaliser l’objet de l’arrestation (mettre fin à l’entrée sans autorisation et livrer l’intrus à la police pour qu’il soit traité selon la loi).
35 L’appelant prétend qu’il est anormal de permettre qu’on porte atteinte à sa liberté en l’arrêtant et en le détenant, alors que s’il était accusé et déclaré coupable d’entrée sans autorisation en vertu du par. 2(1) LESA, il écoperait tout au plus d’une amende de 2 000 $. Il ne serait pas incarcéré. En d’autres termes, dit‑il, la procédure édictée par la LESA permet une plus grande atteinte à sa liberté que n’importe quelle issue possible d’une poursuite intentée avec succès. Cependant, il est incontestable que le législateur a conféré un pouvoir d’arrestation aux occupants et qu’il leur a imposé une obligation de confier à la police la garde de la personne arrêtée. La LESA permet donc clairement qu’une grave atteinte soit portée même à la liberté personnelle de l’intrus qui se soumet, c’est‑à‑dire peu importe qu’une « force raisonnable » soit employée ou non. L’appelant a abandonné la contestation fondée sur la Charte qu’il avait entreprise devant les tribunaux d’instance inférieure. Nous devons donc interpréter et appliquer la LESA dans son état actuel.
c) La notion d’arrestation par un simple citoyen
36 La notion d’« arrestation » par un simple citoyen est aussi ancienne que la common law. Elle existait avant l’avènement des corps policiers modernes. Le juge en chef Laycraft a fait observer ce qui suit dans l’arrêt Lerke, précité, p. 135 :
[traduction] Le pouvoir qu’exerce le citoyen qui arrête un autre citoyen date de presque mille ans et descend directement des pouvoirs et obligations que les citoyens avaient en matière de maintien de la « paix du Roi » à l’époque de Henri II.
37 La notion même de « paix du Roi » remonte aux rois normands. Selon cette notion, les habitants de chaque collectivité étaient tenus d’appréhender tous les criminels et voyaient leur responsabilité collective engagée s’ils omettaient de le faire : Statute of Winchester, 13 Edw. 1, Stat. 2 (1285), ch. 1, 2, 4 et 6; J. F. Stephen, A History of the Criminal Law of England (1883), vol. I, p. 189. En common law, un simple citoyen avait à la fois le droit et l’obligation absolue de procéder à une arrestation lorsqu’un crime était en train d’être commis ou avait « en fait » été commis : Stephen, op. cit., p. 193; W. Hawkins, A Treatise of the Pleas of the Crown (8e éd. 1824), vol. II, ch. 9 « Of the Court of the Coroner », sect. 6, p. 74. La situation pouvait parfois dégénérer en bain de sang, comme le raconte Blackstone :
Tout particulier et, à plus forte raison, tout officier de paix, témoin d’un acte de félonie, est tenu par la loi d’arrêter le coupable, à peine d’amende et d’emprisonnement s’il s’échappe par la négligence de ceux qui sont présents [. . .]. S’ils enfoncent les portes en poursuivant cet homme, la loi les absout; et même s’ils le tuent, pourvu qu’il n’y ait pas eu moyen de le prendre autrement; si quelqu’un d’eux est tué en s’efforçant de l’arrêter, c’est au contraire un meurtre . . . [En italique dans l’original.]
(W. Blackstone, Commentaires sur les lois anglaises (1823), t. 6, p. 152‑153)
38 Les actes de félonie étaient évidemment des crimes graves et le pouvoir et l’obligation des simples citoyens d’effectuer des arrestations pour des infractions mineures étaient beaucoup plus limités. Dans King c. Poe (1866), 15 L.T.R. (N.S.) 37 (Ex.), il est écrit, à la p. 40, qu’il n’existe aucun [traduction] « droit d’arrêter l’auteur [. . .] d’une infraction mineure, en l’absence d’une violation de la paix et lorsqu’il n’est pas nécessaire de l’arrêter pour empêcher la répétition de l’acte en cause ». Une simple entrée sans autorisation n’entraînait habituellement aucune violation de la paix et, par conséquent, ne donnait généralement pas naissance à un droit d’arrestation en common law : voir Frey c. Fedoruk, [1950] R.C.S. 517, p. 520 (où notre Cour a statué que l’entrée clandestine d’un « voyeur » dans une propriété privée ne constituait pas une violation de la paix).
39 Comme nous l’avons vu, les inspecteurs d’aéroport tiennent de la loi leur pouvoir d’arrestation. Ce n’est pas d’hier que la loi confère aux citoyens ordinaires des pouvoirs d’arrestation, comme le pouvoir de procéder à une arrestation pour les infractions mineures de [traduction] « marche nocturne » et de « port d’une arme à cheval » (voir, par exemple, Hawkins, op. cit., ch. 12 « Of Arrests by Private Persons », sect. 20, p. 120, et sect. 22, p. 121). Le pouvoir d’arrestation est maintenu dans l’art. 494 du Code criminel (« C. cr. »). Comme nous le constaterons, maintes lois fédérales et provinciales autorisent l’arrestation par un simple citoyen, mais peu d’entre elles donnent des indications explicites en ce qui concerne la procédure à suivre et les conséquences. Cela s’explique par le fait que le législateur présuppose que le terme a un sens juridique bien connu (c’est‑à‑dire qu’il s’agit d’un terme technique) tiré de la common law.
40 La création des corps policiers modernes a entraîné le transfert aux agents de la paix des activités d’application de la loi auparavant exercées par les simples citoyens. Mais ce sont les pouvoirs de l’agent de la paix qui découlent en quelque sorte de ceux du citoyen, et non le contraire. Comme la Chambre des lords l’a fait remarquer, sous la plume de lord Simonds, dans l’arrêt Christie c. Leachinsky, [1947] A.C. 573, p. 591, en common law, [traduction] « [i]l faut se rappeler que le droit d’un policier, qu’il soit ou non en uniforme, est, sauf dans une situation non pertinente en l’espèce, le même que celui de tout autre citoyen ». Voir également R. E. Salhany, Canadian Criminal Procedure (6e éd. (feuilles mobiles)), p. 3‑8.1.
d) La procédure d’arrestation
41 La LESA n’établit pas la procédure à suivre en matière d’arrestation. Il va sans dire que je reconnais que, en cas d’ambiguïté, les lois qui portent atteinte à la liberté du citoyen doivent être interprétées de façon à préserver cette liberté : Colet c. La Reine, [1981] 1 R.C.S. 2, p. 10, le juge Ritchie. En l’espèce, cependant, le mot « arrestation » n’est pas ambigu. Il s’agit d’un terme technique. Il désigne une procédure légale bien connue. La LESA incorpore par renvoi les éléments accessoires de l’arrestation en common law sauf dans la mesure où ils sont modifiés expressément ou par déduction nécessaire.
42 Dans l’arrêt R. c. Whitfield, [1970] R.C.S. 46, p. 48, la Cour a adopté, sous la plume du juge Judson, la définition de common law suivante de l’acte d’arrestation, aux fins d’application du Code criminel :
L’arrestation consiste à se saisir d’une personne physique ou à y toucher dans le but de la détenir. Le seul fait de lui dire qu’on l’arrête ne constitue pas une arrestation à moins que celui qu’on veut arrêter se soumette et suive l’agent qui procède à l’arrestation.
Dans R. c. Latimer, [1997] 1 R.C.S. 217, par. 24, notre Cour, à l’unanimité, a jugé correcte cette définition, qui n’est pas contestée par l’appelant. Celui-ci affirme, cependant, que la loi ne l’obligeait pas à céder aux autres efforts — qualifiés de raisonnables par le juge du procès — que l’inspecteur a déployés en vue de le livrer à la police. Cet argument est une tentative de raviver la notion d’« arrestation symbolique » — c’est‑à‑dire une arrestation sans contrainte qui, en réalité, n’est pas une arrestation — qui a été évoquée et rejetée dans l’arrêt Whitfield. Dans cette affaire, l’accusé a fait valoir qu’il n’avait jamais fait l’objet d’une « arrestation avec mise sous garde » (p. 47) et que le policier, qui savait qu’un mandat d’arrestation avait été décerné contre lui et qui l’avait aperçu au volant de sa voiture, ne s’était jamais « emparé » de lui et ne l’avait jamais « capturé » (p. 48). Après avoir glissé les bras par la portière et avoir saisi l’accusé par la chemise, le policier lui a crié [traduction] « je vous arrête ». L’accusé a accéléré, fait lâcher prise au policier et a quitté les lieux. Le juge Hall a affirmé, au nom des juges dissidents, que « l’on doit présumer que le législateur savait que les mots “arrestation” et “garde” ne sont pas synonymes » (p. 54), et il a conclu que l’accusé aurait dû être inculpé d’avoir cherché à éviter l’arrestation, et non de s’être évadé d’une garde légale. Les juges majoritaires n’étaient pas de cet avis. Le juge Judson, s’exprimant au nom de ceux-ci, a expliqué ce qui suit (à la p. 48) :
La définition ne permet pas d’établir dans l’arrestation une division, qui semble nouvelle, en arrestation « avec mise sous garde » et en arrestation « symbolique » ou « en droit strict ». Un prévenu est arrêté ou il ne l’est pas. Si Whitfield a été arrêté, il s’est évadé d’une garde légale et il est coupable . . .
43 Des distinctions entre les notions d’« arrestation » et de « garde » sont établies à certaines fins dans le Code criminel : voir, par exemple, à la p. 34 du document de travail 41 de la Commission de réforme du droit du Canada, intitulé L’arrestation (1985). L’appelant reconnaît maintenant qu’il a été, à juste titre, déclaré coupable d’évasion d’une garde légale, mais il semble estimer qu’une fois qu’il est « touché » — comme dans un jeu d’enfant — , il est libre de s’arrêter ou de poursuivre sa route. S’il s’en va, il peut être accusé d’évasion d’une garde légale, mais il prétend que l’inspecteur n’a aucun pouvoir d’employer quelque force que ce soit pour maintenir cette garde légale. Ce ne saurait être le cas. L’arrestation implique un affrontement, qui engendre un risque d’emploi de la force par l’une ou l’autre des parties. Dans Hussien c. Chong Fook Kam, [1970] A.C. 942 (C.P.), p. 947, lord Devlin a fait le commentaire suivant :
[traduction] Il y a arrestation lorsqu’un policier déclare expressément qu’il arrête une personne ou lorsqu’il emploie la force pour retenir la personne concernée. Il y a également arrestation lorsque, par ses propos ou son comportement, le policier indique clairement qu’il emploiera la force, si nécessaire, pour empêcher la personne d’aller où bon lui semble. [Je souligne.]
44 Le toucher à l’épaule de l’appelant et l’épisode de la portière poussée sur l’inspecteur constituaient, du point de vue des participants, un seul événement continu. Dire que l’arrestation débute par un toucher ne revient pas à dire que le pouvoir accessoire de l’arrestation est ainsi épuisé. Le but de l’arrestation (confier la garde de l’accusé) n’est pas encore atteint. On ne saurait considérer que le législateur a voulu imposer à l’occupant une obligation de confier la garde, et permettre, du même coup, que la responsabilité civile et criminelle de l’occupant soit engagée lorsqu’il emploie la force raisonnable nécessaire pour s’acquitter de cette obligation.
45 Dans la présente affaire, les deux arrestations ont débuté par des mots d’explication et un simple « toucher ». Si, dans une affaire donnée, le fait de toucher quelqu’un est suffisant pour qu’il se soumette, alors ce toucher représente toute « la force » qui est autorisée. Dans l’affaire Sandon c. Jervis (1859), El. Bl. & El. 942, 120 E.R. 760 (Ex.), examinée par le juge Judson dans l’arrêt Whitfield, précité, p. 48‑49, le baron en chef Pollock a affirmé, à la p. 762, que [traduction] « la loi c’est qu’il y a arrestation si l’agent est assez près du débiteur pour le toucher et de fait il le touche et l’informe de l’existence du bref ». Voir aussi Nicholl c. Darley (1828), 2 Y. & J. 399, 148 E.R. 974 (Ex.), p. 976 : [traduction] « en droit, il y a arrestation au moindre toucher ». Cependant, si un huissier ne posait pas la main sur le défendeur, il n’y avait pas d’arrestation. Voir Genner c. Sparks (1704), 6 Mod. Rep. 173, 87 E.R. 928 (Q.B.), p. 929 : [traduction] « si, en l’espèce, il avait touché au défendeur, ne serait‑ce que du bout des doigts, il y aurait eu arrestation » (en italique dans l’original). Il ne fait aucun doute que l’appelant comprenait la signification du toucher de l’inspecteur puisque, selon le juge du procès, il a tout fait pour l’éviter.
46 Une arrestation peut également s’effectuer par des mots ou par une atteinte à la liberté assortie d’une soumission. Telle est la façon dont l’arrêt Whitfield a été interprété dans l’arrêt Latimer, précité, où l’accusé, un fermier de la Saskatchewan, a été détenu par la police qui le soupçonnait d’avoir mis fin à la vie de sa fille handicapée. Les policiers, qui avaient leurs propres raisons de ne pas vouloir arrêter l’accusé, n’ont prononcé aucun « mot indiquant l’arrestation ». Aucune force n’a été employée. Cependant, notre Cour a indiqué que, pour l’application de l’art. 9 de la Charte (« détention arbitraire »), il s’agissait de savoir ce que la personne arrêtée avait compris. La Cour a conclu que l’accusé avait accepté de suivre les policiers parce qu’il se croyait contraint de le faire. Pour reprendre les mots du juge en chef Lamer, une arrestation de fait avait été effectuée (par. 25). Monsieur Latimer se croyait privé de [traduction] « sa liberté d’aller où bon lui semble » : Spicer c. Holt, [1977] A.C. 987 (H.L.), p. 1000.
47 En l’espèce, cependant, l’appelant n’a sûrement pas, selon la formule consacrée, [traduction] « renoncé à sa liberté » : Grainger c. Hill (1838), 4 Bing. (N.C.) 212, 132 E.R. 769, p. 774, le juge Bosanquet. Voir également Alderich c. Humphrey (1898), 29 O.R. 427 (C. div.), p. 432, et Higgins c. MacDonald (1928), 50 C.C.C. 353 (C.A.C.‑B.), p. 355. Il fallait plus que des mots ou un simple toucher pour qu’il se soumette. J’estime donc que quelque chose de plus était autorisé.
48 En résumé, le juge du procès a eu raison de conclure que, lors des deux premiers épisodes, l’appelant a été arrêté légalement. Lors du troisième épisode (survenu dans l’après-midi du 25 juillet 1991), au cours duquel l’inspecteur s’est retrouvé sur le capot de la voiture sans avoir touché l’appelant, et qui n’a comporté même aucun risque de contrainte physique immédiate et certainement aucune soumission, il n’y a pas eu d’arrestation.
e) La situation de l’appelant entre l’acte d’arrestation et le moment où sa garde devait être confiée à la police
49 L’appelant cherche à diviser le processus d’arrestation d’une personne en différentes étapes distinctes — notamment la détention, l’arrestation, la garde et l’étape où la garde est confiée à la police — où les droits et obligations de l’appelant et de l’inspecteur diffèrent d’une étape à l’autre. Au paragraphe 197, le juge du procès a conclu à ce sujet qu’après avoir « touché » l’appelant pour l’arrêter, l’inspecteur
[traduction] n’était pas autorisé à employer la force pour poursuivre l’arrestation et la garde légales de l’accusé. Dans la mesure où il le faisait, comme je l’ai déjà conclu, l’inspecteur du transport au sol ne procédait pas légalement à l’arrestation de l’accusé. [Je souligne.]
Le juge du procès considérait ainsi l’arrestation comme un état « continu », et je suis d’accord avec lui. Toutefois, si, comme je le conclurai plus loin, un occupant a le droit d’employer une force raisonnable pour établir l’état d’arrestation, il s’ensuit, selon moi, qu’en raison de la nature même de l’arrestation, l’occupant est autorisé à employer une force raisonnable pour maintenir cet état. Aux termes du par. 9(3) LESA, le policier qui se voit confier la garde de l’intrus est réputé avoir procédé à son arrestation. Dès lors, il n’appartient plus à l’occupant de décider s’il y a lieu de maintenir l’état d’arrestation ou si des mesures moindres suffisent.
50 Pendant l’audition du présent pourvoi, on s’est demandé si, théoriquement, l’appelant pouvait être accusé à la fois de voies de fait commises dans l’intention de résister à une arrestation (al. 270(1)b) C. cr.) et d’évasion d’une garde légale (al. 145(1)a) C. cr.). À mon avis, une accusation n’exclue pas l’autre. L’appelant savait qu’on l’arrêtait et, en poussant la portière sur l’inspecteur, il a tenté de mettre fin, d’une manière délibérément violente, à son état d’arrestation continu créé par le toucher à l’épaule : voir, par exemple, R. c. Platten (2000), 258 A.R. 153 (C. prov.), p. 158 (après avoir été mise légalement en état d’arrestation, la personne arrêtée s’est débattue et a bousculé le policier, commettant ainsi des voies de fait en contravention de l’al. 270(1)b) C. cr.)), et R. c. Morris (2001), 283 A.R. 272 (B.R.), p. 278 (les actes de l’accusé constituaient une tentative de commettre des voies de fait, en contravention de l’al. 270(1)b), dans un cas où, après son arrestation, l’accusé avait serré le poing en vue de frapper le policier). Si l’appelant avait « renoncé à sa liberté » après avoir poussé la portière sur l’inspecteur, il n’y aurait pas eu d’évasion d’une garde légale. L’accusation d’évasion d’une garde légale a été portée en vertu de l’al. 145(1)a) C. cr., parce que l’appelant s’est évadé après avoir poussé la portière sur l’inspecteur. Lors de l’épisode antérieur du 22 juillet, il s’est également évadé sans toutefois commettre des voies de fait sur l’inspecteur, et aucune accusation n’a donc été portée en vertu de l’al. 270(1)b).
f) L’emploi d’une force raisonnable
51 En common law, l’atteinte à la liberté de la personne arrêtée, y compris par l’emploi de la force, ne doit pas dépasser ce qui est « raisonnablement nécessaire » : Dedman c. La Reine, [1985] 2 R.C.S. 2, p. 35; R. c. Godoy, [1999] 1 R.C.S. 311, par. 22. Le ministère du Procureur général de l’Ontario mentionne cette restriction dans le conseil qu’il donne aux occupants, à la p. 15 d’un document publié en 1987 et intitulé À qui cette terre? Guide légal des droits de protection des propriétés :
Un occupant procède à l’arrestation d’un intrus s’il impose ainsi une véritable contrainte à la liberté d’une personne.
Cette contrainte peut être imposée en faisant usage de la force nécessaire ou en menaçant d’y recourir. Dans chaque cas, l’intrus devrait être informé de son arrestation et des raisons de cette mesure.
Cette position est compatible avec l’arrêt Lerke, précité, p. 134, et est illustrée par la décision R. c. Cunningham (1979), 49 C.C.C. (2d) 390 (C. cté Man.), p. 396.
52 Dans l’arrêt Whitfield, précité, p. 50, le juge Judson a affirmé qu’un « agent de police a le droit d’employer la force nécessaire pour faire une arrestation » (et, devrait-on ajouter, pour maintenir l’état d’arrestation). C’est du point de vue de la police que le juge Judson a fait cette affirmation parce que c’était la situation qui se présentait dans l’affaire Whitfield elle-même. Voir aussi R. c. Tricker (1995), 96 C.C.C. (3d) 198 (C.A. Ont.), p. 207, où la cour a reconnu qu’un policier a le droit d’employer une force raisonnable en procédant à une arrestation pour une infraction provinciale prévue dans le Code de la route, L.R.O. 1990, ch. H.8. Comme nous l’avons vu, le droit d’employer une force raisonnable est toutefois lié, en common law, à la mise en état d’arrestation, et non au statut de la personne qui procède à l’arrestation : voir également Lerke, précité, p. 134, et Halsbury’s Laws of England (4e éd. 1990), vol. II(I), p. 524‑525.
53 Le juge du procès a reconnu qu’un policier pouvait employer une force raisonnable, mais il a conclu que l’occupant ne pouvait pas le faire, même si l’art. 9 confère un seul pouvoir d’arrestation pouvant être exercé par « [u]n agent de police, l’occupant des lieux ou une personne que ce dernier a autorisée à cet effet ». En common law également, comme nous l’avons vu, les pouvoirs de la police découlent des pouvoirs d’arrestation que possède le simple citoyen. Il serait donc anormal qu’en exerçant exactement le même pouvoir légal, la police puisse employer une force raisonnable pour maintenir l’état d’arrestation, et que l’occupant qui effectue une arrestation précisément en vertu du même pouvoir conféré par le par. 9(2), ne puisse pas le faire. En matière de pouvoir d’arrestation, la LESA n’établit pas plus que la common law une distinction fondée sur le statut de la personne qui exerce ce pouvoir. En fait, la légalité de l’emploi de la force en vertu de la LESA a été confirmée tant dans les cas où l’arrestation avait été effectuée par des policiers (R. c. Ambrose, [1999] O.J. No. 3607 (QL) (C.J.), Spencer c. Pollard (1989), 68 O.R. (2d) 730 (C. dist.), et Pozniak c. Sault Ste. Marie Police Services Board (2000), 139 O.A.C. 186 (C. div.)), que dans ceux où elle avait été effectuée par un occupant (Mobarakizadeh c. Viking Rideau Corp., [2001] O.J. No. 5045 (QL) (C.S.J.)).
54 Dans le cas contraire, l’art. 9 LESA aurait conféré à l’occupant un pouvoir d’arrestation purement symbolique. Cette notion, rejetée dans l’arrêt Whitfield, serait ravivée à l’égard des arrestations pour des infractions provinciales effectuées par des personnes autres que des agents de la paix. Je ne pense pas qu’il faille encourager la création d’une multiplicité de types d’arrestation, à moins que le libellé d’une loi nous oblige à le faire expressément ou par déduction nécessaire.
55 Rien de tel nous oblige à le faire en l’espèce. Au contraire, faire droit à l’argument de l’appelant reviendrait à mettre les intrus comme l’appelant en position de force puisqu’ils n’auraient qu’à refuser de se soumettre. Deviendraient ainsi illégaux même les efforts les plus raisonnables que l’occupant déploierait pour s’acquitter de l’obligation, qui lui incombe en vertu de la LESA, de confier à la police la garde de l’intrus.
56 L’argument le plus solide de l’appelant est l’intérêt du public à ce que les affrontements physiques entre simples citoyens soient évités. Cependant, même selon la thèse de l’appelant, si l’intrus tentait de s’enfuir après avoir été arrêté, l’inspecteur aurait le droit d’employer une force raisonnable pour empêcher la perpétration d’un acte criminel, à savoir l’évasion d’une garde légale. Ainsi, le refus d’accorder à l’occupant le droit d’employer une force raisonnable pour effectuer et poursuivre l’arrestation ne signifie pas qu’aucune force ne sera employée dans le cadre de l’arrestation. Nous devons donc tenir compte également du pouvoir de common law d’expulser un intrus, qui sera analysé plus loin. La reconnaissance des éléments accessoires de l’arrestation en common law et, en plus, l’art. 28 de la Loi d’interprétation permettent d’éviter les anomalies relatives à la question de savoir dans quels cas une force raisonnable peut être employée ou ne peut pas être employée. L’article 28 prévoit ceci :
28 Dans toute loi, sauf indication contraire :
. . .
b) le pouvoir, conféré à un agent ou à un fonctionnaire, ou à toute autre personne, d’accomplir des actes ou de prendre des mesures, ou de les faire exécuter, implique également les pouvoirs accessoires qui sont nécessaires à leur accomplissement ou exécution; [Je souligne.]
57 L’appelant affirme que la force n’est pas un élément nécessaire de l’arrestation. Il ajoute que, dans l’affaire Latimer, aucune force n’a été employée et pourtant il y a eu arrestation de fait. Par conséquent, l’al. 28b) ne s’applique pas selon lui. Cependant, l’interprétation à retenir est celle voulant que la capacité d’employer la force est souvent la condition préalable nécessaire pour obtenir la soumission de la personne arrêtée. L’efficacité du pouvoir d’arrestation dépend donc de cette capacité, comme le démontrent les faits de la présente affaire.
58 Les anomalies inhérentes de la position de l’appelant peuvent être considérées sous un autre angle. On ne conteste pas que l’appelant aurait pu être expulsé des lieux de l’aéroport au lieu d’être arrêté : voir Diggs c. Century Investigation and Security Services Inc., [2002] O.J. No. 4251 (QL) (C.S.J.), par. 62 : [traduction] « En expulsant un intrus, l’occupant ou toute autre personne autorisée peut employer une force raisonnable, pourvu que la force employée ne dépasse pas ce qui est raisonnablement nécessaire »; MacDonald c. Hees (1974), 46 D.L.R. (3d) 720 (C.S.N.‑É.); Mullins c. Levenick, [1998] A.N.-B. no 60 (QL) (B.R.). L’expulsion par l’emploi d’une force nécessaire est un mode de défense maintenant consacré au par. 41(1) C. cr. Du point de vue de l’appelant, l’inspecteur aurait donc pu employer la force raisonnablement nécessaire pour conduire l’appelant hors des lieux de l’aéroport, mais si en descendant la bretelle des arrivées, ils avaient rencontré un policier à qui l’inspecteur aurait confié la garde de l’appelant au lieu de continuer à marcher jusqu’à la sortie de l’aéroport, la marche forcée, par ailleurs légale, aurait constitué un acte d’agression. Tout dépendrait de l’intention qu’avait l’inspecteur au départ : procéder à une arrestation ou à une expulsion. De telles distinctions seraient inutiles, et on ne saurait présumer que le législateur a voulu les établir.
59 Lorsqu’une arrestation légale fondée sur la LESA donne lieu à une bousculade délibérée, il faut se demander, comme l’a souligné la Cour d’appel, qui de l’inspecteur ou du scooper doit être considéré comme fautif. À mon avis, l’intimée a raison. Pourvu que la force employée ne dépasse pas ce qui est raisonnable et nécessaire, la personne qui procède à l’arrestation agit conformément à l’autorisation que lui donne l’art. 9.
g) L’« inférence négative » faite à partir d’autres lois provinciales
60 À l’encontre de ce mode d’interprétation général de l’art. 9 LESA, l’appelant fait valoir qu’une inférence négative devrait être faite à partir d’autres textes législatifs de l’Ontario. Plus particulièrement, l’appelant invoque l’art. 146 de la Loi sur les infractions provinciales, que je reproduis pour en faciliter la consultation :
146 (1) S’il agit en s’appuyant sur des motifs raisonnables et probables, l’agent de police est fondé à employer la force nécessaire pour accomplir ce que la loi l’oblige ou l’autorise à faire.
(2) Toute personne à laquelle un agent de police demande de l’aide est fondée à utiliser la force qu’elle croit nécessaire, en s’appuyant sur des motifs raisonnables et probables, pour fournir cette aide.
61 Selon l’interprétation donnée par l’appelant, le fait que la Loi sur les infractions provinciales protège les policiers, mais non les particuliers (sauf s’ils agissent à la suite d’une demande d’aide de la part d’un policier), indique clairement que l’art. 9 n’autorise pas les citoyens à employer une force raisonnable en effectuant une arrestation.
62 Je suis d’accord avec la Cour d’appel pour dire qu’une telle « inférence négative » n’est pas justifiée. Les articles 146 et 147 de la Loi sur les infractions provinciales n’autorisent pas la police ou qui que ce soit d’autre à employer la force en procédant à une arrestation. Leur seul but, comme c’est le cas pour la disposition analogue contenue à l’art. 25 C. cr., est de conférer une immunité restreinte : Eccles, précité. Un occupant qui effectue une arrestation en vertu de la LESA sans respecter les conditions de l’art. 146 ne bénéficie tout simplement pas de la protection de l’art. 146, et doit chercher protection dans la common law.
63 L’appelant invoque également une inférence négative fondée sur le fait que le par. 93(2) de la Loi de 1997 sur la protection du poisson et de la faune (« L’agent de protection de la nature peut avoir recours à toute la force nécessaire pour procéder à une arrestation en vertu du présent article »), et le par. 7(3) de la Loi sur l’inspection du poisson (« L’inspecteur peut avoir recours à toute la force nécessaire pour procéder à une arrestation en vertu du paragraphe (2) ») autorisent expressément l’emploi d’une force nécessaire lors d’une arrestation en Ontario. Ces dispositions ont toutes deux été adoptées après le jugement de première instance (8 mai 1996), mais avant la décision de la Cour d’appel de l’Ontario (1er octobre 2001). En l’espèce, je conviens avec la Cour d’appel qu’une inférence négative n’est pas justifiée non plus. Les lois en matière de pêche exigent que le fonctionnaire qui procède à l’arrestation relâche le plus tôt possible la personne arrêtée, à moins qu’une série de conditions soient remplies. L’accent est mis sur la cessation de l’activité plutôt que sur l’obligation de confier à la police la garde de la personne arrêtée. Pour diverses raisons, on semble donc avoir jugé nécessaire d’expliciter l’autorisation d’employer la force « nécessaire ». Quoi qu’il en soit, je conviens avec la Cour d’appel que le fait que le législateur a choisi de donner des détails supplémentaires dans les lois sur la pêche ne change rien au contenu de common law du mot « arrestation », incorporé par renvoi dans l’art. 9 LESA.
h) Les autres lois provinciales comparables
64 Au Canada, aucune loi provinciale en matière d’entrée sans autorisation n’autorise expressément l’emploi de la force lors d’une arrestation. Néanmoins, la plupart de ces lois permettent aux propriétaires (ou à leurs mandataires) et aux policiers d’arrêter les intrus. Voir, par exemple, la Trespass to Premises Act, R.S.A. 2000, ch. T‑7, art. 5 (Alberta); la Loi sur l’intrusion, L.R.M. 1987, ch. P50, art. 2 (Manitoba); la Petty Trespass Act, R.S.N.L. 1990, ch. P‑11, art. 4 (Terre‑Neuve et Labrador); la Loi sur les actes d’intrusion, L.N.-B. 1983, ch. T-11.2, art. 7 (Nouveau‑Brunswick). Aucune de ces dispositions ne mentionne l’emploi d’une force raisonnable, quoique l’occupant soit tenu, dans chaque cas, de livrer la personne arrêtée à la police, à un juge de cour provinciale ou à un juge de paix. C’est cette obligation, que laisse présager la common law, qui implique qu’une force raisonnable peut être employée pour réaliser l’objet de la loi.
65 D’autres provinces ont rejeté la notion d’arrestation par l’occupant, préférant réserver aux policiers le pouvoir d’arrestation (et la possibilité d’employer la force). Ainsi, la Trespass Act de la Colombie‑Britannique permet aux propriétaires de demander aux intrus de s’identifier, mais non de les arrêter. Seuls les policiers peuvent procéder à une arrestation : Trespass Act, R.S.B.C. 1996, ch. 462, art. 8‑10. De même, les lois de la Nouvelle‑Écosse et de l’Île‑du‑Prince‑Édouard relatives à l’intrusion autorisent seulement les policiers à arrêter les intrus : Trespass to Property Act, R.S.P.E.I. 1988, ch. T-6, art. 5; Protection of Property Act, R.S.N.S. 1989, ch. 363, art. 6. Ces lois reflètent tout simplement une approche législative différente de celle adoptée en Ontario, et peuvent répondre à des préoccupations de politique générale semblables à celles exprimées, en l’espèce, par le juge du procès.
i) Les lois fédérales pertinentes
66 Plus de 20 lois fédérales autorisent une forme quelconque d’arrestation « par un simple citoyen », mais seulement trois de ces lois autorisent expressément l’emploi de la force lors de l’arrestation sans mandat d’une personne : la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27, art. 55 et 138, la Loi sur la défense nationale, L.R.C. 1985, ch. N‑5, art. 154 (modifié par L.R.C. 1985, ch. 31 (1er suppl.), art. 48), et la Loi sur la protection des pêches côtières, L.R.C. 1985, ch. C‑33, art. 8 (modifié par L.C. 1999, ch. 19, art. 5). Les autres lois fédérales autorisent l’arrestation sans mentionner l’emploi de la force, mais exigent — en des termes semblables à ceux utilisés au par. 9(2) LESA — que la garde de la personne soit immédiatement confiée à un agent de la paix.
67 On peut donc constater que le Parlement et les législatures provinciales ont l’habitude d’utiliser le terme « arrestation » sans autre explication ou nuance dans toutes sortes de contextes, les éléments accessoires (dont l’emploi d’une force raisonnable) devant être précisés au moyen des lois d’interprétation et de la common law.
j) Les arguments de politique générale
68 Le juge du procès a raison de s’inquiéter de l’escalade de violence susceptible de résulter si les occupants de lieux privés ont le droit d’employer la force pour défendre leur intérêt personnel, et ce, même si l’accent mis sur l’intérêt « personnel » doit être atténué par la reconnaissance du fait que si des poursuites sont intentées, elles le seront par un procureur du ministère public, et que toute amende infligée devra être versée au trésor public.
69 La LESA a trait à une infraction très particulière et limitée. Refuser à l’occupant le droit d’employer quelque force que ce soit aurait pour effet de l’exposer à une action en responsabilité civile pour avoir tenté de confier à la police la garde de la personne arrêtée, conformément au par. 9(2) LESA. En l’espèce, par exemple, après l’incident de la portière survenu le 25 juillet, l’appelant a lui-même porté contre l’inspecteur une accusation de voies de fait. Il me semble que, si le législateur considère qu’il est suffisamment important d’accorder un pouvoir spécial d’arrestation, il ne voudra pas, sur le plan de la politique générale, en « paralyser » l’exercice en refusant toute protection à ceux qui l’exercent de façon raisonnable.
70 L’appelant soutient également que le législateur ne peut pas avoir eu l’intention de transformer une infraction provinciale mineure comme l’entrée sans autorisation en une infraction majeure d’« évasion d’une garde » prévue au Code criminel. Cette transformation n’a rien d’étonnant. Premièrement, l’appelant lui‑même reconnaît maintenant qu’il a été, à juste titre, déclaré coupable de l’infraction d’évasion d’une garde légale, laquelle constitue une infraction punissable sur déclaration sommaire de culpabilité ou par voie de mise en accusation en vertu du Code criminel. Deuxièmement, la loi considère que défier une autorité légale est, dans bien des cas, plus grave que l’infraction initiale, comme en font foi notamment les sanctions infligées aux personnes qui quittent les lieux d’un accident. L’infraction initiale peut être assez mineure comme, par exemple, la conduite imprudente, mais si son auteur tente d’échapper à toute responsabilité civile ou criminelle, c’est cette tentative qui est plus grave selon la loi. De même, le fait de résister à une arrestation légale ou de s’évader d’une garde légale peut raisonnablement être considéré comme étant plus grave qu’une simple entrée sans autorisation dans une propriété privée; telle est la perception du Code criminel.
k) Quelle force est raisonnable et justifiée?
71 Plusieurs entrées sans autorisation ont peu d’importance. Il est préférable de les traiter sans recourir à l’arrestation. Le ministère du Procureur général de l’Ontario a reconnu ce principe dans son document de 1987 intitulé À qui cette terre?, op. cit., p. 15 :
Une arrestation constitue une atteinte grave à la liberté d’une autre personne et elle ne devrait être tentée que si les autres solutions ne donnent aucun résultat. De plus, une tentative d’arrestation peut entraîner une confrontation plus grave que l’infraction initiale, et elle devrait être faite avec précaution. Le recours à une force excessive ou l’usage abusif du pouvoir d’arrestation peut exposer l’occupant, ou son représentant désigné, à des poursuites criminelles et à la responsabilité civile.
72 Des personnes qui ont été arrêtées à tort, ou contre lesquelles une force déraisonnable a été employée, ont eu gain de cause tant dans des poursuites pour voies de fait que dans des actions civiles en dommages‑intérêts intentées contre l’auteur de leur arrestation. Voir, par exemple, Chopra c. Eaton (T.) Co. (1999), 240 A.R. 201 (B.R.), par. 147 (gardien de sécurité privé condamné à payer des dommages‑intérêts à un client pour lui avoir fait une prise de tête et mis les menottes inutilement); Briggs c. Laviolette (1994), 21 C.C.L.T. (2d) 105 (C.S.C.‑B.) (citoyen condamné à payer des dommages‑intérêts pour des lésions corporelles causées en frappant au visage et à coups de bâton une personne qu’il soupçonnait d’avoir cassé la glace de sa voiture); R. c. Freake (1990), 85 Nfld. & P.E.I.R. 25 (C. prov. T.‑N.) (propriétaire d’immeuble déclaré coupable de voies de fait pour avoir employé une force excessive contre un présumé intrus âgé de 11 ans).
73 Une certaine latitude est laissée aux policiers qui ont l’obligation d’agir et qui doivent souvent réagir à des situations difficiles et urgentes : Cluett c. La Reine, [1985] 2 R.C.S. 216, p. 222; R. c. Biron, [1976] 2 R.C.S. 56, p. 64 (le juge en chef Laskin, dissident); Besse c. Thom (1979), 96 D.L.R. (3d) 657 (C. cté C.‑B.), p. 667, infirmé pour d’autres motifs par (1979), 107 D.L.R. (3d) 694 (C.A.C.‑B.); R. c. Bottrell (1981), 60 C.C.C. (2d) 211 (C.A.C.‑B.), p. 218. L’occupant qui n’a aucune obligation d’agir et qui amorce un affrontement avec un intrus ne bénéficie pas nécessairement de la même latitude.
74 En outre, il se peut que, dans le contexte de la LESA, la « force raisonnable » se rapporte non seulement à la force nécessaire pour effectuer l’arrestation, mais également à la question de savoir si l’arrestation par la force constituait, au départ, une ligne de conduite raisonnable compte tenu de toutes les circonstances. Je dis cela parce que, pour décider si [traduction] « un défendeur qui prétend avoir appliqué le droit criminel peut voir sa responsabilité civile engagée, il faut nécessairement tenir compte de ce que le droit criminel considère comme un comportement justifiable » (je souligne) : G. H. L. Fridman, The Law of Torts in Canada (1989), vol. 1, p. 70.
75 Pour décider si un comportement est justifié en droit criminel, il faut tenir compte d’une gamme de facteurs allant au‑delà de la simple force physique requise pour retenir une personne arrêtée : voir, par exemple, R. c. Simpson (1993), 79 C.C.C. (3d) 482 (C.A. Ont.), où le juge Doherty a expliqué, à la p. 499, que le caractère justifié, au sens de l’art. 25 C. cr. (et, par extension, au sens de l’art. 146 de la Loi sur les infractions provinciales), dépend de ce qui suit :
[traduction] . . . un lot de facteurs doivent être pris en considération [. . .], notamment le devoir dont il s’acquitte, la mesure dans laquelle il est nécessaire de porter atteinte à la liberté individuelle afin d’accomplir ce devoir, l’importance que présente l’exécution de ce devoir pour l’intérêt public, la liberté à laquelle on porte atteinte ainsi que la nature et l’étendue de l’atteinte.
76 Cette remarque incidente, que notre Cour a approuvée et appliquée dans l’arrêt Godoy, précité, par. 18, me semble tout à fait compatible avec le conseil susmentionné que le ministère du Procureur général a donné, en 1987, dans son document intitulé À qui cette terre?, op. cit., selon lequel une arrestation « ne devrait être tentée que si les autres solutions ne donnent aucun résultat » (p. 15). Elle est également compatible avec le par. 495(2) C. cr. qui prévoit qu’un policier ne doit pas procéder à une arrestation (à moins d’avoir obtenu un mandat en ce sens) pour les infractions punissables sur déclaration de culpabilité par procédure sommaire (et d’autres infractions moindres), à moins que ce ne soit nécessaire pour identifier la personne arrêtée, pour recueillir ou conserver une preuve de l’infraction ou une preuve y relative, pour empêcher que l’infraction se poursuive ou se répète ou qu’une autre infraction soit commise, ou pour assurer que la personne arrêtée sera présente au tribunal. Je mentionne cet argument parce que, dans un cas s’y prêtant, il pourrait constituer une autre restriction — sur le plan de la responsabilité civile — à toute possibilité de recours abusif à l’art. 9. Pour déterminer l’étendue de la justification dans le contexte d’une arrestation fondée sur la LESA, il faudra attendre un cas s’y prêtant, où un occupant poursuivi au civil, à la suite d’une arrestation fondée sur la LESA, sera appelé à démontrer que l’arrestation, ainsi que la force employée pour l’effectuer, était raisonnable compte tenu de toutes les circonstances.
l) Les incidences de la Charte
77 Comme nous l’avons vu, les tribunaux d’instance inférieure ont rejeté la contestation par l’appelant de l’art. 9 LESA, qui était fondée sur l’art. 7 (« justice fondamentale ») et sur l’art. 9 (« détention ou emprisonnement arbitraire ») de la Charte. Cette contestation n’a pas été réitérée devant notre Cour. À la lumière des faits, nous ne sommes pas appelés à nous demander si, comme l’a décidé la Cour d’appel de l’Alberta dans l’arrêt Lerke, précité, p. 134, l’arrestation par un simple citoyen peut être considérée comme un acte de l’État pour l’application de la Charte, et dans l’affirmative, quelles pourraient être les conséquences d’une telle décision.
m) Application aux faits de la présente affaire
78 Le juge du procès ne doutait pas que l’arrestation était une ligne de conduite raisonnable compte tenu des faits de la présente affaire. Toutes les autres tentatives d’obtenir la soumission de l’appelant avaient échoué, comme le juge du procès l’a expliqué (au par. 154) :
[traduction] Un inspecteur pourrait faire une dénonciation sous serment et amener ainsi le tribunal à assigner le présumé contrevenant, mais une telle approche ne réglerait pas de façon satisfaisante la question de la perpétration flagrante et continue de l’infraction. De même, c’est en vain que l’on avait déjà ordonné à M. Asante‑Mensah de quitter les lieux. L’arrestation effectuée par un particulier permet de mettre fin à la perpétration de l’infraction et d’en empêcher la continuation.
79 L’appelant reconnaît maintenant que, si l’inspecteur avait le droit d’employer la force, alors la force qu’il a employée était raisonnable.
V. Conclusion
80 Selon moi, l’« arrestation », dans le contexte de la LESA, devrait être considérée comme un état continu, créé par des mots accompagnés d’un toucher physique ou d’une soumission et se terminant au moment où la garde de la personne arrêtée est confiée à la police, lequel état peut être maintenu, si nécessaire, au moyen d’une force ne dépassant pas ce qui est raisonnable compte tenu de toutes les circonstances. Par conséquent, je suis d’avis de rejeter le pourvoi.
Pourvoi rejeté.
Procureurs de l’appelant : Kelly, Jennings & Lacy, Toronto.
Procureur de l’intimée : Ministère du Procureur général de l’Ontario, Toronto.