Antwerp Bulkcarriers, N.V. (Re), [2001] 3 R.C.S. 951, 2001 CSC 91
Antwerp Bulkcarriers, N.V. Faillie
Thierry Van Doosselaere et
Frans G. A. De Roy, en qualité de syndics de faillite
de Antwerp Bulkcarriers, N.V. Appelants
c.
Holt Cargo Systems Inc. et
Container Applications International Inc. Intimées
Répertorié : Antwerp Bulkcarriers, N.V. (Re)
Référence neutre : 2001 CSC 91.
No du greffe : 27905.
2001 : 20 mars; 2001 : 20 décembre.
Présents : Le juge en chef McLachlin et les juges L’Heureux‑Dubé, Gonthier, Iacobucci, Major, Bastarache, Binnie, Arbour et LeBel.
en appel de la cour d’appel du québec
POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel du Québec (2000), 187 D.L.R. (4th) 106, [2000] J.Q. no 685 (QL), qui a accueilli en partie un appel contre une décision de la Cour supérieure du Québec (1996), 43 C.B.R. (3d) 284, 48 C.B.R. (3d) 109, [1996] A.Q. no 4500 (QL). Pourvoi rejeté.
Mark E. Meland, pour les appelants.
Richard L. Desgagnés et Véronique Marquis, pour les intimées.
Version française du jugement de la Cour rendu par
1 Le juge Binnie -- Dans le présent pourvoi, nous sommes aux prises, de façon plutôt inhabituelle, avec une question de courtoisie nationale. Deux tribunaux exerçant la compétence que leur a conférée le Parlement dans leurs domaines respectifs sont entrés en conflit à propos de la vente d’un navire.
2 Le 28 juin 1996, la Cour supérieure du Québec siégeant en matière de faillite (le « tribunal de faillite canadien ») a voulu interdire une action in rem en matière d’amirauté qui, en Cour fédérale du Canada, avait déjà donné lieu à un jugement par défaut défavorable au N/M « Brussel » (le « navire »).
3 Le présent pourvoi concerne l’ordonnance du tribunal de faillite canadien telle que modifiée par la Cour d’appel du Québec. Dans l’arrêt connexe Holt Cargo Systems Inc. c. ABC Containerline N.V. (Syndics de), [2001] 3 R.C.S. 907, 2001 CSC 90, rendu en même temps que le présent arrêt, nous abordons la question du refus de la Cour d’appel fédérale d’ordonner la suspension de l’action in rem malgré la faillite subséquente du propriétaire du navire.
4 La Cour d’appel du Québec a modifié l’ordonnance du tribunal de faillite canadien, datée du 28 juin 1996, parce qu’elle la considérait comme une attaque collatérale « vis[ant] à stériliser les effets des jugements rendus par la Cour fédérale » ([2000] J.Q. no 685 (QL), par. 40). Je conviens avec la Cour d’appel du Québec que le tribunal de faillite canadien a excédé sa compétence en l’espèce. Les syndics de faillite appelants (les « syndics ») avaient demandé à la Section de première instance de la Cour fédérale de suspendre les procédures. La demande a été rejetée dans une série de décisions rendues par le juge MacKay de cette cour. Les syndics ont interjeté appel contre ce refus auprès de la Cour d’appel fédérale. Ce recours était approprié. Le tribunal de faillite canadien n’avait pas compétence pour interdire au prévôt de la Cour fédérale à Halifax (à qui l’ordonnance a été expressément signifiée) de mettre à exécution l’ordonnance d’évaluation et de vente du navire délivrée par la Cour fédérale, le 17 mai 1996. Il ne convenait pas non plus que le tribunal de faillite canadien sollicite l’intervention de la Cour suprême de la Nouvelle-Écosse pour faire respecter son ordonnance dans le cas où les officiers de la Cour fédérale choisiraient de ne pas s’en remettre à l’ordonnance du tribunal de faillite canadien et de respecter plutôt les ordonnances de leur propre tribunal.
5 À mon avis, la décision de la Cour d’appel du Québec était juste et le pourvoi doit être rejeté.
I. Les faits
6 L’intimée Holt Cargo Systems Inc. (« Holt ») a fourni au navire des services d’acconage à Gloucester City (New Jersey), aux États-Unis, entre juillet 1994 et mars 1996. Holt a ainsi acquis, sous le régime du droit américain, un privilège maritime qui, selon le droit canadien, est exécutable au Canada et a la même priorité de rang que les privilèges maritimes prenant naissance au pays. Les factures envoyées au propriétaire du navire pour les services d’acconage sont restées impayées.
7 Par la suite, le navire a navigué en eaux canadiennes. Le 30 mars 1996, il est arrivé à l’entrée du port de Halifax. Holt a intenté une action in rem visant le recouvrement de sa créance garantie et a fait saisir le navire conformément à une ordonnance de la Cour fédérale du Canada.
8 Moins d’une semaine plus tard, le propriétaire du navire, Antwerp Bulkcarriers, N.V., a été mis en faillite conformément à une ordonnance délivrée le 5 avril 1996 par la Onzième Chambre du Tribunal de commerce du district judiciaire d’Anvers (le « tribunal de faillite belge »). Les appelants Van Doosselaere et De Roy ont été désignés syndics et ont reçu le mandat de réaliser les éléments d’actif de la faillie où qu’ils se trouvent dans le monde, aux fins de répartition entre les créanciers en conformité avec le droit belge.
9 Il importe de souligner que le propriétaire du navire n’a jamais fait faillite au Canada. Aucune procédure de faillite n’a été engagée au Canada autre que celle visant la reconnaissance de la faillite survenue en Belgique.
10 L’historique procédural complexe du présent litige devant les tribunaux canadiens est exposé en détail à l’annexe du présent jugement.
II. Historique des procédures judiciaires
A. Cour supérieure du Québec, le juge Baker, le 9 mai 1996
11 Au cours du mois qui a suivi la faillite du propriétaire du navire, les syndics appelants ont demandé à la Chambre civile de la Cour supérieure du Québec (c’est‑à‑dire non désignée, à ce stade, comme siégeant en matière de faillite) de reconnaître le jugement rendu en Belgique. Dans une ordonnance datée du 9 mai 1996, le juge Baker a reconnu et déclaré exécutoire [traduction] « au Québec » l’ordonnance de faillite délivrée en Belgique le 5 avril 1996, qui investissait les syndics appelants de la propriété des biens de la faillie, [traduction] « sous réserve toutefois des droits des créanciers dont les réclamations sont garanties sous le régime des lois du Canada, conformément à la loi » (ci-après la « disposition concernant les créanciers garantis »).
12 Dans des procédures concomitantes engagées aux États-Unis et devant la Cour fédérale du Canada, les syndics appelants ont tenté d’empêcher Holt et d’autres créanciers de réaliser leur garantie. Ils ont sollicité auprès de la United States Bankruptcy Court, Southern District of New York, une ordonnance interdisant aux créanciers américains (y compris Holt) d’engager des procédures de recouvrement aux États-Unis ou ailleurs. Le 16 mai 1996, une ordonnance provisoire a été délivrée à l’égard des procédures engagées aux États-Unis, mais le tribunal américain a refusé d’ordonner aux créanciers américains de mettre fin aux procédures engagées ailleurs.
13 Le 14 mai 1996, forts de l’ordonnance du juge Baker, les syndics se sont présentés devant le juge MacKay de la Section de première instance de la Cour fédérale et se sont vu reconnaître la qualité d’intervenants dans les procédures in rem contre le navire. À ce moment-là, ils ont demandé non pas une suspension des procédures, mais un ajournement de quatre semaines afin de pouvoir évaluer toutes les réclamations et l’actif de la faillie. La Cour fédérale s’est inquiétée du fait que le navire était saisi depuis déjà six semaines et que d’importants droits de bassin et d’autres frais continuaient de s’accumuler. Les appelants n’ont pas indiqué qu’ils connaissaient un moyen de défense opposable à l’action, et des délais supplémentaires auraient été coûteux. La demande d’ajournement a donc été refusée.
14 Le 14 mai 1996, la Cour fédérale a rendu un jugement par défaut en faveur de Holt dans l’action incontestée qu’elle avait intentée contre le navire.
15 Des ordonnances procédurales accessoires enjoignant de procéder à l’« évaluation » et à la vente du navire ont été délivrées le 17 mai 1996.
16 Ce n’est que le 14 juin 1996 que les syndics appelants ont demandé à la Cour fédérale de suspendre les procédures [traduction] « en attendant le règlement définitif de l’affaire par la Cour supérieure siégeant en matière de faillite et d’insolvabilité du district de Montréal ». Les syndics appelants ont également demandé le réexamen du jugement par défaut et des ordonnances accessoires d’évaluation et de vente du navire.
17 Le contexte dans lequel la requête en suspension a été déposée le 14 juin commande des explications. Le 10 juin 1996, les syndics étaient retournés devant le tribunal de faillite belge où ils ont obtenu une ordonnance censée enjoindre de leur remettre le navire pour qu’ils puissent le vendre et répartir le produit de la vente, et sollicitant le concours de [traduction] « tout tribunal canadien » pour mettre à exécution cette ordonnance. Le dossier dont nous sommes saisis n’indique pas si les syndics ont communiqué au tribunal de faillite belge le jugement par défaut du 14 mai 1996 et les ordonnances d’« évaluation » et de vente du navire alors mises à exécution au Canada.
B. Cour supérieure du Québec, le juge Halperin, le 11 juin 1996
18 Le 11 juin 1996, les syndics appelants ont déposé devant le juge Halperin du tribunal de faillite canadien, à Montréal, l’ordonnance délivrée par le tribunal de faillite belge la veille, c’est-à-dire le 10 juin. Même si les syndics participaient depuis plus d’un mois, avec d’autres parties intéressées, aux procédures devant la Cour fédérale, aucun avis ne leur a été donné. L’ordonnance ex parte qui a été délivrée par le juge Halperin reprenait plus ou moins l’ordonnance du tribunal de faillite belge. Elle enjoignait de suspendre [traduction] « toutes les mesures de saisie-arrêt » dirigées contre le N/M « Brussel » et interdisait toutes procédures supplémentaires. Elle enjoignait également de remettre le navire aux syndics appelants. Le juge Halperin a suspendu l’effet de cet aspect de l’ordonnance jusqu’à ce que les parties touchées puissent être avisées et aient l’occasion de présenter des observations. L’ordonnance du tribunal de faillite canadien annulait ainsi l’ordonnance d’évaluation et de vente délivrée par la Cour fédérale le 17 mai 1996, fait que les syndics ont inexplicablement omis de signaler au juge saisi des requêtes ex parte. Une autre caractéristique importante de l’ordonnance du juge Halperin est qu’elle ne contenait pas la « disposition concernant les créanciers garantis » figurant dans l’ordonnance antérieure du juge Baker. Les syndics belges se voyaient ainsi accorder plus de droits que si le propriétaire du navire avait fait faillite au Canada.
19 Le 11 juin 1996 a également été une date clé dans l’action devant la Cour fédérale. La banque d’État belge, la Société Nationale de Crédit à l’Industrie S.A. (« SNCI »), est intervenue pour protéger ses hypothèques de premier et de second rang sur le navire, totalisant environ 68 000 000 $. L’espoir, si faible fût-il, qu’ont pu avoir les syndics appelants que la vente du navire rapporte de l’argent une fois les créanciers garantis payés, s’est plus ou moins évanoui à ce moment-là.
20 La Section de première instance de la Cour fédérale a été avisée de l’ordonnance ex parte du juge Halperin, mais elle a néanmoins rejeté la requête en suspension des procédures déposée par les syndics le 14 juin 1996. Selon le juge MacKay, la Cour fédérale était saisie d’une question de droit maritime et non d’une question de faillite.
21 Malgré le rejet de leur demande de suspension, les syndics appelants sont retournés devant le tribunal de faillite canadien pour demander à nouveau son concours.
C. Cour supérieure du Québec (1996), 43 C.B.R. (3d) 284
22 Le 28 juin 1996, le juge Guthrie du tribunal de faillite canadien a confirmé, sous réserve de modifications majeures, les conditions de l’ordonnance du juge Halperin. Il a cependant reproché aux syndics appelants de ne pas avoir communiqué au juge saisi des requêtes ex parte plusieurs renseignements importants et pertinents, notamment les faits suivants : (1) le navire a été saisi avant la date de la faillite survenue en Belgique; (2) Holt a invoqué un privilège maritime dès le départ et l’ordonnance de la Cour fédérale délivrée le 14 mai 1996 a confirmé la validité de ce privilège; (3) les procédures devant la Cour fédérale étaient en cours depuis le 30 mars 1996 et l’avocat des syndics y participait activement depuis le 3 mai 1996; (4) la Cour fédérale avait ordonné la vente du navire le 17 mai 1996 et l’avocat des syndics avait participé à la rédaction de cette ordonnance.
23 En ce qui concerne l’argument de la courtoisie internationale, le juge Guthrie a fait remarquer que [traduction] « les affaires d’insolvabilité internationale et transfrontalière ont atteint des sommets inégalés jusqu’ici tant sur le plan du nombre que sur le plan de l’importance » (par. 23). L’objectif de prévisibilité est [traduction] « de plus en plus important dans le domaine du commerce mondial », ce qui « exige que chaque ressort intéressé respecte les intérêts légitimes des autres ressorts » (par. 28). Au Canada, a-t-il souligné, des décisions récentes indiquent que les tribunaux canadiens sont plus disposés à reconnaître les procédures engagées à l’étranger. Bien que l’affaire Morguard Investments Ltd. c. De Savoye, [1990] 3 R.C.S. 1077, soit une affaire interprovinciale, elle [traduction] « a une incidence manifeste sur les questions de reconnaissance et d’exécution de jugements étrangers au Canada » (par. 30).
24 Le juge Guthrie s’est dit aux prises avec un [traduction] « “conflit” entre la compétence du Tribunal de commerce d’Anvers en Belgique, qui applique légitimement le droit de la faillite belge à la faillite d’une entreprise belge, et la compétence de la Cour fédérale qui applique légitimement le droit maritime canadien à un navire appartenant à la faillie et se trouvant au Canada », les deux tribunaux « ayant exercé légitimement leurs compétences respectives » (par. 35). L’un de ces tribunaux, a-t-il dit, doit se récuser. Selon lui, [traduction] « l’administration de l’actif de la faillie sera plus rapide et économique devant le Tribunal de commerce belge à Anvers » (par. 35). L’intérêt général est compromis si on [traduction] « permet que les préjugés nationaux et la complexité des procédures de reconnaissance d’un jugement empêchent [. . .] l’accès immédiat aux éléments d’actif en cause » (par. 36).
25 Dans son ordonnance, le juge Guthrie a déclaré que la Cour supérieure du Québec siégeant en matière de faillite avait prêté son concours au tribunal de faillite belge et reconnaissait les appelants en qualité de syndics de faillite ayant [traduction] « l’obligation et le pouvoir de prendre possession des éléments d’actif de la faillie où qu’ils soient au Canada, de les réaliser et de les confirmer ». Le juge Guthrie a rétabli la disposition concernant les créanciers garantis, c’est‑à‑dire celle reconnaissant « [l]es droits des créanciers dont les réclamations sont garanties sous le régime des lois du Canada, conformément à la loi ». L’ordonnance du juge Guthrie précisait ensuite ce qu’on devait faire du navire. Le juge était disposé à « permettre » qu’il soit vendu conformément à l’ordonnance de la Cour fédérale, datée du 17 mai 1996, « à la condition que cette vente soit conclue et que le prix d’achat soit intégralement versé à la fin de la journée ouvrable à Halifax, au Canada, le 12 juillet 1996 ». Si la vente était conclue, le produit net de la vente devrait être « versé sans délai aux syndics en vue de sa répartition entre les créanciers de la faillie dans le respect de tous leurs droits et en conformité avec le droit belge », et ce, malgré l’ordre de priorité que le droit maritime canadien et, en fin de compte, la Cour fédérale attribuent aux titulaires de privilège maritime et aux autres créanciers garantis. Si la vente n’était pas conclue comme le prévoyait l’ordonnance de la Cour fédérale, le navire devrait être remis aux syndics pour qu’ils le vendent sur place ou ailleurs. Cela aussi était contraire au cadre procédural établi par les Règles de la Cour fédérale.
26 Étant donné l’importance du texte même de l’ordonnance du 28 juin 1996, ses dispositions pertinentes sont reproduites ci-dessous :
[traduction] . . . LA COUR :
. . .
DÉCLARE que la [Cour supérieure du Québec siégeant en matière de faillite et d’insolvabilité] prête son concours au Tribunal de commerce belge pour le district judiciaire d’Anvers en réponse à la requête contenue dans un jugement du président de cette cour en date du 10 juin 1996;
RECONNAÎT les syndics en qualité de syndics de la faillite de Antwerp Bulkcarriers, N.V., ayant l’obligation et le pouvoir de prendre possession des éléments d’actif de la faillie où qu’ils soient au Canada, de les réaliser et de les confirmer, sous réserve toutefois des droits des créanciers dont les réclamations sont garanties sous le régime des lois du Canada, conformément à la loi;
PERMET que le navire « Brussel » soit vendu conformément au jugement rendu par la Section de première instance de la Cour fédérale du Canada, le 17 mai 1996, à la condition que cette vente soit conclue et que le prix d’achat soit intégralement versé à la fin de la journée ouvrable à Halifax, au Canada, le 12 juillet 1996;
ORDONNE que, si ladite vente est conclue comme susdit, le produit net de la vente (après paiement de toutes les dépenses d’annonce de la vente, d’évaluation, d’assurance et autres coûts, débours, commissions et autres dépenses nécessaires à la vente) soit versé sans délai aux syndics en vue de sa répartition entre les créanciers de la faillie dans le respect de tous leurs droits et en conformité avec le droit belge;
ORDONNE que, si ladite vente n’est pas ainsi conclue, le navire « Brussel » soit remis aux syndics pour qu’ils le vendent, sur place ou à tout autre endroit qu’ils estiment plus convenable, et en répartissent le produit net entre les créanciers de la faillie dans le respect de tous leurs droits et en conformité avec le droit belge;
SOLLICITE le concours de la Cour suprême de la Nouvelle‑Écosse ayant compétence en matière de faillite, dans la mesure où ce concours pourra être nécessaire sous le régime des lois de la Nouvelle‑Écosse pour exécuter le présent jugement;
ORDONNE que le présent jugement soit signifié sans délai au juge en chef de la Cour suprême de la Nouvelle-Écosse, au prévôt de la Cour fédérale du Canada à Halifax, au shérif de la municipalité régionale de Halifax, et à toutes les parties qui ont fait valoir une réclamation au Canada à l’égard du navire « Brussel »; . . . [Je souligne.]
27 Forts de l’ordonnance du 28 juin 1996, les syndics appelants ont réitéré leur demande de suspension devant la Cour fédérale en juillet 1996, au moment où la vente du navire était envisagée. Ils ont de nouveau invoqué l’ordonnance du juge Guthrie en septembre 1996, lorsqu’ils ont demandé que le produit de la vente leur soit versé. Dans chaque cas, la Cour fédérale a rejeté la demande et a refusé de suivre la voie indiquée par le tribunal de faillite canadien.
D. Cour d’appel du Québec, [2000] J.Q. no 685 (QL)
28 Le 14 mars 2000, l’appel interjeté par Holt et un autre créancier garanti, à savoir Container Applications International Inc., a été accueilli. Le juge Gendreau, qui a exposé les motifs de la cour, était « tenté de partager » l’opinion du juge Guthrie selon laquelle on pouvait considérer à bon droit que ce litige mettait en cause le droit de la faillite (par. 32). Cependant, il ne croyait pas que le tribunal de faillite canadien avait le pouvoir d’ordonner à la Cour fédérale du Canada de remettre le navire (ou le produit de sa vente) aux syndics ou « de requérir de la Cour suprême de Nouvelle‑Écosse qu’elle s’assure de l’exécution de son ordonnance » (par. 32). La Cour fédérale était régulièrement saisie de l’affaire et, après un débat contradictoire, elle avait « rejeté la requête en sursis des syndics et accueilli l’action de Holt en lui reconnaissant une créance garantie sur le prix de vente du navire » (par. 32). Dans ce contexte, le tribunal de faillite canadien ne pouvait pas délivrer les ordonnances qu’il a délivrées, du fait qu’elles « vis[aient] directement et statu[aient] sur la validité d’un jugement de la Cour fédérale, une Cour supérieure d’archives au Canada » (par. 34). Ce que la Cour supérieure du Québec a fait était « [e]n somme [. . .] une attaque [contre] un jugement déjà prononcé par une autre juridiction, autrement dit, une attaque collatérale » (par. 34).
29 Le juge Gendreau a convenu avec les syndics que la Cour supérieure du Québec a compétence en matière de faillite, mais il a dit que là n’était pas la question. La question est de savoir si la Cour supérieure peut délivrer des ordonnances « qui visent à stériliser les effets des jugements rendus par la Cour fédérale et à ordonner qu’il soit procédé autrement que cette dernière a décidé » (par. 40).
III. Dispositions législatives pertinentes
30 Loi sur la faillite et l’insolvabilité, L.R.C. 1985, ch. B-3
Définitions et interprétation
2. Les définitions qui suivent s’appliquent à la présente loi.
. . .
« créancier garanti » Personne détenant une hypothèque, un nantissement, une charge, un gage ou un privilège sur ou contre les biens du débiteur ou sur une partie de ses biens, à titre de garantie d’une dette échue ou à échoir, ou personne dont la réclamation est fondée sur un effet de commerce ou garantie par ce dernier, lequel effet de commerce est détenu comme garantie subsidiaire et dont le débiteur n’est responsable qu’indirectement ou secondairement.
Suspension des procédures
69.3 (1) Sous réserve du paragraphe (2) et des articles 69.4 et 69.5, à compter de la faillite d’un débiteur, les créanciers n’ont aucun recours contre le débiteur ou contre ses biens et ne peuvent intenter ou continuer aucune action, exécution ou autre procédure en vue du recouvrement de réclamations prouvables en matière de faillite, et ce jusqu’à la libération du syndic.
(2) Sous réserve des articles 79 et 127 à 135 et du paragraphe 248(1), la faillite d’un débiteur n’a pas pour effet d’empêcher un créancier garanti de réaliser sa garantie ou de faire toutes autres opérations à son égard tout comme il aurait pu le faire en l’absence du présent article, à moins que le tribunal n’en ordonne autrement. Tout report ordonné à cet égard doit toutefois être conforme aux règles suivantes :
a) dans le cas d’une garantie relative à une dette échue à la date où le failli est devenu tel ou qui le devient dans les six mois suivants, l’exercice des droits du créancier ne peut être reporté à plus de six mois après cette date; . . .
Plan de répartition
136. (1) Sous réserve des droits des créanciers garantis, les montants réalisés provenant des biens d’un failli sont distribués d’après l’ordre de priorité de paiement suivant : . . .
Compétence des tribunaux
183. (1) Les tribunaux suivants possèdent la compétence en droit et en équité qui doit leur permettre d’exercer la juridiction de première instance, auxiliaire et subordonnée en matière de faillite et en d’autres procédures autorisées par la présente loi durant leurs termes respectifs, tels que ces termes sont maintenant ou peuvent par la suite être tenus, pendant une vacance judiciaire et en chambre :
. . .
b) dans la province de Québec, la Cour supérieure;
IV. Analyse
31 La coordination internationale des conflits en matière de faillite et d’insolvabilité qui débordent les frontières nationales et mettent en cause plusieurs ressorts revêt une importance capitale. Les lois qu’un pays adopte en matière de faillite énoncent les politiques et les priorités de ce pays. À la suite d’une faillite multinationale mettant en cause un réseau étendu de sociétés et d’entreprises, des créanciers peuvent avoir à se livrer, devant différents tribunaux de différents pays, à des tentatives coûteuses et inefficaces de préserver leur situation financière. Comme le juge Guthrie l’a fait remarquer en l’espèce (au par. 24) :
[traduction] Le choc des intérêts et la multitude de questions de conflit de lois que soulèvent les réorganisations ou les restructurations multinationales sont tels qu’il est remarquable que des réorganisations multinationales ou des liquidations concertées puissent même réussir.
(Citant E. B. Leonard, « Recognition and Access in International Insolvency Proceedings : The Canadian Perspective », exposé fait lors de la Conférence régionale des Amériques de l’INSOL International, tenue à Toronto, en mars 1995.)
32 Il était donc parfaitement loisible aux syndics belges de solliciter le concours des tribunaux canadiens pour qu’ils s’occupent d’une manière efficiente et efficace des éléments d’actif de la faillie, une société domiciliée en Belgique, qui se trouvent au Canada, même si les modifications majeures de 1997 ajoutant la partie XIII (« Insolvabilité en contexte international ») à la Loi sur la faillite et l’insolvabilité (la « Loi ») n’étaient pas alors en vigueur.
33 L’ordonnance initiale du juge Baker, siégeant à la Chambre civile de la Cour supérieure du Québec, précisait que l’ordonnance de faillite était exécutoire « au Québec » seulement. Il était apparemment reconnu que la compétence inhérente de ce tribunal ne lui permettait pas d’aliéner un navire situé dans une autre province. Les ordonnances subséquentes faisaient appel à la compétence de la Cour supérieure du Québec en « matière de faillite ». Les appelants soutiennent que l’attribution de compétence en matière de faillite à l’art. 183 de la Loi conférait une compétence pancanadienne pour prêter concours aux tribunaux de faillite étrangers, même avant l’adoption de la partie XIII.
34 Le paragraphe 183(1) confère aux tribunaux de faillite canadiens « la compétence en droit et en équité qui doit leur permettre d’exercer la juridiction de première instance, auxiliaire et subordonnée en matière de faillite et en d’autres procédures autorisées par la présente loi » (je souligne). Notre Cour a donné une définition générale du mot « faillite » dans In re The Moratorium Act (Sask.), [1956] R.C.S. 31, le juge Rand, p. 46 :
[traduction] La faillite est une procédure bien connue par laquelle les biens d’un débiteur insolvable passent de façon coercitive sous administration judiciaire principalement dans l’intérêt des créanciers.
Le concordat belge correspond à cette définition.
35 Les appelants soutiennent que l’art. 183 ne devrait pas être interprété restrictivement de manière à limiter la compétence du tribunal (avant l’adoption de la partie XIII) aux seules faillites canadiennes. Ils soulignent que la définition de la faillite donnée à l’art. 2 de la Loi n’est pas aussi restreinte. Sur le plan grammatical, les mots « la présente loi » pourraient et devraient, affirment-ils, être interprétés comme qualifiant, dans le texte précité, les « autres procédures » au lieu de tout le passage commençant par « en matière de faillite ». Le législateur doit avoir présumé que les tribunaux de faillite canadiens avaient compétence en matière de faillites survenues à l’étranger lorsqu’il a, en 1997, dans la nouvelle partie XIII de la Loi, conféré des pouvoirs additionnels de prêter concours en matière d’« [i]nsolvabilité en contexte international ».
36 Il n’est pas nécessaire de statuer sur ce point parce qu’à mon sens à supposer, sans le décider, que le tribunal de faillite canadien avait compétence à cet égard, il n’avait pas le pouvoir, dans les circonstances de la présente affaire, d’aliéner le navire déjà assujetti à la procédure de la Cour fédérale et d’ordonner la suspension permanente de l’action in rem engagée devant la Cour fédérale, comme l’ordonnance du 28 juin 1996 était censée le faire.
37 Trois raisons m’incitent à faire cette affirmation :
1. La déclaration de compétence par le tribunal de faillite canadien n’a pas supplanté la compétence de la Cour fédérale en droit maritime;
2. Le tribunal de faillite n’était pas habilité à s’occuper d’un élément d’actif (le navire) déjà visé par l’ordonnance valide d’une autre cour supérieure canadienne (la Cour fédérale);
3. En tout état de cause, la délivrance de ce qui constituait une « injonction anti-poursuites » contre les parties se trouvant devant la Cour fédérale visait à tort à restreindre la capacité de cette cour d’exercer sa compétence.
J’examinerai ces points à tour de rôle.
1. La déclaration de compétence par le tribunal de faillite canadien n’a pas supplanté la compétence de la Cour fédérale en droit maritime
38 L’aspect « droit maritime » en l’espèce coïncide avec les réclamations des créanciers à qui l’on a accordé, en droit canadien, une garantie sur le navire. Il s’agit de procédures in rem. Le défendeur est, en fait, le navire lui-même. Aucune réparation n’a été offerte aux créanciers du propriétaire failli du navire qui ne possédaient aucun droit garanti sur le N/M « Brussel ».
39 Les syndics appelants ne contestent pas que l’art. 22 de la Loi sur la Cour fédérale, L.R.C. 1985, ch. F‑7, et les règles pertinentes habilitent la Cour fédérale à agir comme elle l’a fait sur le plan du droit maritime. Ils soutiennent que la faillite subséquente du propriétaire du navire a transformé une action en matière de droit maritime en une affaire de faillite et que la Cour fédérale, qui n’a aucune compétence en matière de faillite, a ainsi été dépossédée de ses pouvoirs. Cette thèse est rejetée pour les raisons exposées dans l’arrêt connexe Holt Cargo Systems Inc., précité.
40 Une fois que son exercice a été régulièrement déclenché par l’introduction de l’action in rem et la saisie du navire le 30 mars 1996, la compétence de la Cour fédérale en matière de droit maritime n’a jamais été perdue. La faillite subséquente du propriétaire du navire à Anvers, survenue après que Holt eut pris des mesures pour réaliser sa garantie au Canada, n’a pas eu cet effet. Toutes les procédures engagées par la suite devant la Cour fédérale étaient des procédures de droit maritime habituelles et normales contre un navire. En outre, toutes les ordonnances du tribunal de faillite (à l’exception de l’ordonnance ex parte du 11 juin 1996) contenaient la disposition concernant les créanciers garantis qui assujettissait expressément la réclamation de la possession par les syndics aux [traduction] « droits des créanciers dont les réclamations [étaient] garanties sous le régime des lois du Canada, conformément à la loi ».
41 Les syndics appelants soutiennent que la disposition concernant les créanciers garantis protégeait uniquement les droits garantis qui avaient été acquis initialement sous le régime du droit canadien, telle la réclamation d’honoraires de l’Administration de pilotage de l’Atlantique, et non les droits garantis acquis ailleurs, comme le privilège maritime de Holt. Toutefois, la disposition parle de droits garantis (et non « acquis ») sous le régime des lois du Canada, et un privilège maritime acquis sous le régime du droit applicable à la créance (en l’espèce le droit américain) est un droit protégé et « garanti » sous le régime du droit canadien : The Strandhill c. Walter W. Hodder Co., [1926] R.C.S. 680, et Todd Shipyards Corp. c. Altema Compania Maritima S.A., [1974] R.C.S. 1248.
42 L’insertion de la disposition concernant les créanciers garantis était compatible avec la politique du droit canadien en matière de faillite. La Loi établit un régime complet de réalisation et de répartition de l’actif d’un failli, comprenant une suspension générale de l’exécution ou autre procédure en vue du recouvrement de réclamations prouvables en matière de faillite (par. 69.3(1)). Toutefois, cette suspension prévue par la Loi ne permet pas « d’empêcher un créancier garanti de réaliser sa garantie ou de faire toutes autres opérations à son égard tout comme il aurait pu le faire [. . .] à moins que le tribunal n’en ordonne autrement » (par. 69.3(2)) (je souligne). Si la faillite était survenue au Canada, le tribunal aurait pu tout au plus ordonner une suspension de six mois (par. 69.3(2)). Ce pouvoir n’a pas été invoqué par le tribunal de faillite canadien en l’espèce, peut-être en raison de l’absence de faillite survenue au Canada.
43 Cela ne veut pas dire que les ordonnances de faillite délivrées à l’étranger ne seront reconnues au Canada que si elles reflètent fidèlement les dispositions du droit canadien en matière de faillite. Cela signifie, cependant, que la protection des créanciers garantis constitue une politique générale bien arrêtée de notre régime de faillite. Compte tenu des faits de la présente affaire, les juges Baker et Guthrie ont appliqué tout à fait à bon droit cette politique dans leurs ordonnances respectives.
44 Par conséquent, non seulement l’intervention du tribunal de faillite canadien n’a-t-elle pas supplanté la compétence de la Cour fédérale, mais les ordonnances contenant la disposition concernant les créanciers garantis n’étaient pas, selon moi, censées le faire.
2. Le tribunal de faillite n’était pas habilité à s’occuper d’un élément d’actif (le navire) déjà visé par l’ordonnance valide d’une autre cour supérieure canadienne, à savoir la Cour fédérale
45 Le 5 avril 1996, date de la faillite, le navire était en la possession du prévôt de la Cour fédérale du Canada, et non de la faillie. Le prévôt agissait sur l’ordre et sous la surveillance de la Cour fédérale. L’ordonnance du tribunal de faillite, datée du 28 juin 1996, était censée réserver au navire et au produit de sa vente un sort différent (si la vente n’était pas conclue le 12 juillet 1996 au plus tard) de ce qui avait été ordonné par la Cour fédérale. Le prévôt de la Cour fédérale était aux prises avec les directives incompatibles de deux cours supérieures. Ce dilemme est inacceptable.
46 Dans l’affaire Banque de Montréal c. Metropolitan Investigation & Security (Canada) Ltd., [1975] 2 R.C.S. 546, notre Cour était aux prises avec une ordonnance de la Cour du Banc de la Reine du Manitoba, censée statuer sur le sort des fonds détenus par la Banque de Montréal qui avaient auparavant fait l’objet d’une saisie-arrêt conformément à une ordonnance de la Cour supérieure du Québec. L’ordonnance du tribunal manitobain déclarait que les fonds étaient détenus en fiducie pour les créanciers en vertu de la Builders and Workmen Act, R.S.M. 1970, ch. B90. Un an auparavant, les mêmes fonds avaient fait l’objet d’une ordonnance de saisie‑arrêt délivrée par la Cour supérieure du Québec à la demande de la Manitoba Development Corporation et autres. Si la Banque de Montréal s’était conformée à l’ordonnance du tribunal manitobain, elle aurait alors désobéi à l’ordonnance de la Cour supérieure du Québec, et vice versa. À la suite d’un appel interjeté contre les décisions des tribunaux manitobains, le juge en chef Laskin a dit, à la p. 557 :
À moins qu’elle ne soit en mesure (et tel n’est pas le cas dans les pourvois présentement devant elle) de statuer sur la validité de la saisie-arrêt effectuée au Québec, il ne peut être convenable [que notre Cour] approuve une ordonnance d’un tribunal provincial ayant pour objet de statuer sur des biens qui sont soumis à une ordonnance régulière d’un autre tribunal provincial, et en particulier à une ordonnance du tribunal de la province du lieu de la situation de ces biens.
47 Bien que la même diversité géographique des ressorts ne soit pas en cause en l’espèce, il y a diversité des domaines de compétence et, à mon avis, les observations du juge en chef Laskin s’appliquent en l’espèce. Étant donné que le navire était « visé » par les procédures de la Cour fédérale, le tribunal de faillite canadien ne pouvait retourner en Belgique ni le navire lui-même ni le produit de sa vente.
3. En tout état de cause, la délivrance de ce qui constituait une « injonction anti‑poursuites » contre les parties se trouvant devant la Cour fédérale visait à tort à restreindre la capacité de cette cour d’exercer sa compétence
48 Même si l’ordonnance du tribunal de faillite canadien, datée du 28 juin 1996, ne se veut pas une injonction anti-poursuites et ne désigne pas les parties devant la Cour fédérale comme étant défenderesses, elle est néanmoins rédigée de manière à avoir cet effet. Le versement du produit de la vente aux syndics appelants conformément à l’ordonnance du tribunal de faillite, datée du 28 juin 1996, forcerait à désobéir à l’ordonnance de la Cour fédérale, datée du 17 mai 1996. En fait, après que la Cour fédérale eut refusé une suspension, le tribunal de faillite s’est arrogé le pouvoir de contrôler le déroulement futur des événements. Il se trouvait à aliéner indirectement un navire en la possession d’une autre cour supérieure, ce qu’il ne pouvait faire directement, comme je l’ai indiqué.
49 Même un tribunal étranger pourrait normalement s’attendre à plus de déférence. Bien que le présent pourvoi soulève des questions de compétence du tribunal de faillite plutôt que des questions de forum non conveniens, l’analyse effectuée dans Amchem Products Inc. c. Colombie-Britannique (Workers’ Compensation Board), [1993] 1 R.C.S. 897, p. 932, est pertinente :
Si, en appliquant les principes relatifs au forum non conveniens exposés plus haut, le tribunal étranger avait pu raisonnablement conclure qu’aucun autre tribunal n’était nettement plus approprié, le tribunal interne devrait respecter cette décision et rejeter la demande. En cas de désaccord véritable entre les tribunaux de notre pays et ceux d’un autre, nos tribunaux ne devraient pas s’arroger la décision qui relève des deux juridictions. [Je souligne.]
50 En l’espèce, la Cour fédérale était saisie d’une action in rem valide. La compétence en matière de droit maritime n’a pas été anéantie par la faillite subséquente. Les ordonnances du tribunal de faillite n’ont pas « occupé tout le champ » au détriment de la Cour fédérale. Au contraire, comme nous l’avons vu, l’ordonnance du 28 juin 1996 délivrée par le tribunal de faillite canadien assujettissait les pouvoirs des appelants aux droits des créanciers garantis. Le tribunal de faillite canadien ne devait pas, à la fois, protéger en apparence les droits des créanciers garantis (en leur assurant une protection équivalente, en tout état de cause, à celle dont ils auraient bénéficié dans le cadre d’une faillite survenue au Canada), et empêcher Holt et d’autres créanciers garantis du navire de réaliser, sous le régime du droit maritime, leur garantie devant la Cour fédérale.
51 Les syndics invoquent les principes de la courtoisie internationale mais, comme l’a souligné notre Cour dans l’arrêt Morguard, précité, p. 1098, les considérations qui sous-tendent les règles de courtoisie s’appliquent avec beaucoup plus de force entre les éléments d’un État fédéral qu’elles le font sur le plan international. On se rappellera que, dans cette affaire, un résidant de la Colombie‑Britannique avait été poursuivi avec succès en Alberta pour une hypothèque grevant des biens-fonds situés en Alberta, même s’il n’avait plus aucun lien avec cette province. Le juge La Forest a statué, à la p. 1102, que les tribunaux d’une province devraient « reconnaître totalement » les jugements rendus par un tribunal d’une autre province ou d’un territoire, pourvu que ce tribunal ait « convenablement exercé » sa compétence. Dans ses motifs du 28 juin 1996 (au par. 30), le juge Guthrie a renvoyé à cet arrêt, mais il semble s’être intéressé davantage aux mentions de la courtoisie internationale par le juge La Forest qu’à la ratio decidendi de l’affaire, savoir, rappelons-le, que les tribunaux canadiens se doivent une « reconnaissance totale » mutuelle lorsqu’ils agissent convenablement dans les limites de leurs compétences respectives.
52 Le raisonnement adopté par notre Cour dans l’arrêt Morguard s’applique au présent pourvoi. La Cour fédérale, à qui la loi attribue une compétence en matière de droit maritime, procédait à l’examen de réclamations relevant de sa compétence. Elle n’avait aucune compétence en matière de faillite et n’en avait besoin d’aucune pour s’acquitter de la tâche qui lui incombait. Après avoir examiné l’ordonnance du juge Baker, datée du 9 mai 1996, elle a rendu un jugement par défaut et pris des mesures pour que le navire soit évalué et vendu, comme elle avait le droit de le faire.
53 Au même moment, le tribunal de faillite canadien a exercé une compétence séparée et distincte en prêtant son concours aux syndics de l’actif du propriétaire failli du navire. Les syndics avaient pour fonction légitime d’assurer la protection des intérêts du propriétaire du navire au Canada, et l’intervention du tribunal de faillite canadien pouvait être utile à cet égard. L’aval donné par le tribunal de faillite à la coordination internationale des faillites mettant en cause différents ressorts nationaux présente un intérêt considérable, tout comme sa condamnation des retards dus aux « préjugés nationaux » mesquins. En l’espèce toutefois, la question qui se pose est une question de compétence et non de politique judiciaire. Après avoir décidé que la Cour fédérale pouvait s’occuper du navire en vertu de sa compétence en matière de droit maritime, le tribunal de faillite canadien aurait dû reconnaître que le recours approprié des syndics consistait à solliciter une suspension devant cette cour. Il n’aurait pas dû délivrer ce qui constituait une injonction anti-poursuites contre les parties devant la Cour fédérale.
54 Les syndics appelants ont, en réalité, demandé une suspension en Cour fédérale et ont agi tout à fait correctement en attirant l’attention de cette cour sur les ordonnances du tribunal de faillite belge (qui s’adressaient à « tout » tribunal canadien) pour appuyer leur demande de suspension des procédures. Donc, avec ou sans l’intervention du tribunal de faillite canadien, le juge MacKay de la Cour fédérale pouvait ordonner une suspension s’il jugeait opportun de le faire, ou encore rejeter la demande des syndics appelants, comme il l’a fait.
55 Si la faillite était survenue au Canada plutôt qu’en Belgique le 5 avril 1996, la Cour supérieure du Québec n’aurait pas eu le pouvoir d’ordonner à la Cour fédérale de suspendre l’exercice légitime de sa compétence en matière de droit maritime. En avalisant la courtoisie internationale, la Cour supérieure du Québec n’a pas acquis une compétence qu’elle n’avait pas par ailleurs.
V. Conclusion
56 En conséquence, je suis d’avis de rejeter le pourvoi avec dépens.
Annexe : Résumé des procédures judiciaires
1996
30 mars Holt intente devant la Section de première instance de la Cour fédérale une action in rem contre le navire et ses propriétaires; le navire est saisi et placé sous la garde du shérif local de Halifax, en sa qualité de prévôt de la Cour fédérale.
5 avril Le propriétaire du navire est mis en faillite par le tribunal de faillite belge.
3 mai Les syndics déposent une requête devant la Section de première instance de la Cour fédérale pour que le navire soit déplacé vers un [traduction] « poste d’amarrage sûr » à Halifax et pour qu’il y « demeure sous saisie jusqu’à ce que notre cour en ordonne autrement ». L’ordonnance est accordée. Le navire est déplacé et reste au même endroit jusqu’à sa vente, le 1er août 1996.
7 mai Holt demande à la Section de première instance de la Cour fédérale de rendre un jugement par défaut et une ordonnance d’évaluation et de vente du navire.
9 mai Les syndics déposent une requête devant la Cour supérieure du Québec (non désignée comme siégeant en matière de faillite) en vue d’obtenir une ordonnance [traduction] « reconna[issant] et déclar[ant] exécutoire au Québec » le jugement du tribunal de faillite belge, daté du 5 avril 1996 (je souligne). L’ordonnance est accordée par le juge Baker qui ordonne également que les biens de la faillie soient dévolus aux syndics sous réserve des droits [traduction] « des créanciers dont les réclamations sont garanties sous le régime des lois du Canada » (je souligne).
13 mai Les syndics sollicitent en vain l’ajournement des requêtes en obtention de jugement par défaut, d’évaluation et de vente du navire présentées par Holt.
14 mai Aucune défense n’ayant été produite contre la réclamation de Holt, la Section de première instance de la Cour fédérale rend contre le navire un jugement par défaut ordonnant de verser la somme de 572 128,06 $ (sous réserve d’une vérification ultérieure du montant) sur le produit de la vente du navire ou sur tout cautionnement constitué par les syndics pour la levée de la saisie du navire.
16 mai Les syndics obtiennent de la United States Bankruptcy Court, Southern District of New York, une injonction provisoire interdisant à Holt et aux autres créanciers d’aliéner les biens de la faillie situés aux États-Unis ou d’intenter des poursuites contre elle ou ses biens aux États-Unis. Le tribunal refuse d’interdire aux créanciers américains (dont Holt) d’intenter des poursuites contre la société faillie ou contre ses biens situés dans des ressorts à l’extérieur des États-Unis.
17 mai La Section de première instance de la Cour fédérale ordonne l’évaluation et la vente du navire sous réserve d’une confirmation judiciaire.
27 mai Les syndics demandent à la Section de première instance de la Cour fédérale le réexamen et la suspension du jugement par défaut rendu le 14 mai 1996 et de l’ordonnance d’évaluation et de vente du 17 mai 1996, et déposent un avis d’appel contre le jugement par défaut auprès de la Cour d’appel fédérale.
7 juin Les syndics demandent pour la première fois à la Section de première instance de la Cour fédérale d’être constitués parties à l’action en Cour fédérale aux fins de déposer un acte de comparution conditionnelle et de renouveler les requêtes en réexamen et en suspension des procédures pour une période de six mois. Les syndics ne s’engagent pas à produire une défense.
10 juin Les syndics obtiennent du tribunal de faillite belge une ordonnance sollicitant le concours des tribunaux canadiens afin de remettre le navire aux syndics, libre et quitte de [traduction] « toutes mesures de saisie-arrêt », de suspendre toutes procédures de « saisie-arrêt » en cours et d’exiger que toutes autres réclamations contre les biens meubles ne soient présentées que contre les syndics conformément aux lois de la Belgique.
11 juin Les syndics déposent une requête ex parte devant la Cour supérieure du Québec siégeant en matière de faillite et, sans divulguer les procédures devant la Cour fédérale, obtiennent une ordonnance enjoignant de « prêter concours » au tribunal belge en ce qui a trait à l’exécution de son ordonnance du 10 juin. Le juge Halperin suspend temporairement l’application de certaines dispositions de son ordonnance pour que les parties intéressées puissent être avisées et pour que d’autres observations puissent être présentées.
12 juin La Section de première instance de la Cour fédérale constitue les syndics parties défenderesses et leur permet de déposer un acte de comparution conditionnelle. Les syndics ne produisent aucune défense. La Section de première instance de la Cour fédérale constitue également partie intervenante la Société Nationale de Crédit à l’Industrie S.A. (« SNCI »), la banque d’État belge qui détient sur le navire des hypothèques de premier et de second rang totalisant environ 68 000 000 $.
14 juin Les syndics demandent que [traduction] « l’action soit suspendue en attendant le règlement définitif de l’affaire par la Cour supérieure [du Québec] » siégeant en matière de faillite. Leur requête est rejetée le même jour.
28 juin Le juge Guthrie de la Cour supérieure du Québec siégeant en matière de faillite confirme l’ordonnance du 11 juin, mais il la modifie de façon à permettre à la Section de première instance de la Cour fédérale de vendre le navire à la condition que le produit de la vente soit versé aux syndics pour qu’ils le répartissent entre les créanciers conformément au droit belge en matière de faillite. Si la vente n’est pas conclue comme prévu, la Section de première instance de la Cour fédérale doit remettre le navire aux syndics. La Cour supérieure du Québec « sollicite le concours » de la Cour suprême de la Nouvelle-Écosse ayant compétence en matière de faillite, dans la mesure où ce concours pourra être nécessaire pour « exécuter le présent jugement ».
8 juillet Un appel est interjeté devant la Cour d’appel du Québec contre l’ordonnance du juge Guthrie, et les autres procédures de faillite au Canada sont ainsi suspendues jusqu’à ce que l’appel soit tranché. Les syndics sollicitent en vain la levée de la suspension.
9 juillet La Section de première instance de la Cour fédérale ordonne la vente aux enchères du N/M « Brussel ».
24 juillet La Section de première instance de la Cour fédérale approuve la soumission de 4 600 000 $US qui est la plus élevée pour le navire.
1er août Le navire est vendu et le produit de la vente est versé à la Section de première instance de la Cour fédérale.
19 sept. Se fondant en partie sur l’ordonnance délivrée le 28 juin par la Cour supérieure du Québec, les syndics demandent à la Section de première instance de la Cour fédérale de leur verser le produit de la vente.
1997
9 avril La Section de première instance de la Cour fédérale statue qu’aucun versement ne sera fait aux syndics à moins qu’ils ne constituent un cautionnement suffisant pour satisfaire aux réclamations des créanciers garantis « reconnus en droit maritime canadien, y compris ceux qui établissent une réclamation en qualité de créancier garanti en vertu d’un privilège maritime ou d’une hypothèque maritime ou autre réclamation garantie, visant le navire “Brussel” ». Les syndics interjettent appel devant la Cour d’appel fédérale.
1999
12 mars La Cour d’appel fédérale rejette l’appel interjeté contre le jugement de la Section de première instance de la Cour fédérale, daté du 9 avril 1997. (C’est ce jugement qui est à l’origine du pourvoi connexe devant notre Cour.)
2000
11 fév. La Section de première instance de la Cour fédérale conclut que seuls les créanciers garantis ayant priorité de rang sur l’hypothèque de la SNCI seront payés sur le produit de la vente du navire.
14 mars La Cour d’appel du Québec accueille en partie l’appel interjeté contre l’ordonnance du juge Guthrie, datée du 28 juin 1996.
Pourvoi rejeté avec dépens.
Procureurs des appelants : Goldstein, Flanz & Fishman, Montréal.
Procureurs des intimées : Ogilvy Renault, Montréal.