Derksen c. 539938 Ontario Ltd., [2001] 3 R.C.S. 398, 2001 CSC 72
539938 Ontario Limited, Roy’s Electric,
Roy Zub, Douglas Zub et Joyce Zub Appelants
c.
Tyler Derksen, mineur, représenté par son tuteur à l’instance
William Derksen, Travis Derksen, mineur,
représenté par son tuteur à l’instance William Derksen,
William Derksen, Kathy Derksen, William Derksen (père),
Justina Derksen, Fred Irvine et Edith Irvine Intimés
et
539938 Ontario Limited, Roy’s Electric, Roy Zub,
Douglas Zub et Joyce Zub (relativement
à la police d’assurance automobile
no 3556895 émise par la Wawanesa) Intimés
et
539938 Ontario Limited, Roy’s Electric, Roy Zub,
Douglas Zub et Joyce Zub (en qualité de non-assurés) Intimés
Répertorié : Derksen c. 539938 Ontario Ltd.
Référence neutre : 2001 CSC 72.
No du greffe : 27524.
Audition et jugement : 25 avril 2001.
Motifs déposés : 19 octobre 2001.
Présents : Les juges L’Heureux‑Dubé, Iacobucci, Major, Bastarache, Binnie, Arbour et LeBel.
en appel de la cour d’appel de l’ontario
POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de l’Ontario (1999), 123 O.A.C. 232, 45 M.V.R. (3d) 6, [1999] O.J. No. 2743 (QL), ayant rejeté l’appel formé par les appelants contre la décision de la Cour de l’Ontario (Division générale) (1998), 37 M.V.R. (3d) 59, [1998] O.J. No. 3723 (QL). Pourvoi rejeté.
Steven Stieber et Heleni Maroudas, pour les appelants.
Kristopher H. Knutsen, c.r., et Wesley Derksen, pour les intimés Tyler Derksen et autres.
Earl A. Cherniak, c.r., S. Alexander Zaitzeff et Kirk F. Stevens, pour les intimés 539938 Ontario Limited, Roy’s Electric, Roy Zub, Douglas Zub et Joyce Zub (relativement à la police d’assurance automobile no 3556895 émise par la Wawanesa).
Lawrence G. Phillips, pour les intimés 539938 Ontario Limited, Roy’s Electric, Roy Zub, Douglas Zub et Joyce Zub (en qualité de non-assurés).
Version française du jugement de la Cour rendu par
1 Le juge Major — Dans le cadre du présent pourvoi, notre Cour doit déterminer si la garantie prévue par la police d’assurance responsabilité civile générale s’appliquait dans les circonstances de l’espèce. Au terme de l’audience, notre Cour a jugé que oui et a rejeté le pourvoi, indiquant qu’elle déposerait ses motifs ultérieurement.
2 Bell Canada, qui n’est pas partie à l’instance, a conclu avec la société à dénomination numérique 539938 Ontario Limited, qui exploite son entreprise sous le nom commercial Roy’s Electric (l’« entrepreneur »), un contrat visant l’installation d’un câble. L’un des défendeurs, Douglas Zub, jouait de nombreux rôles. En plus d’être actionnaire de l’entrepreneur, il était salarié de cette entreprise et contremaître de celle-ci.
3 L’entrepreneur était propriétaire d’un camion d’approvisionnement couvert par une police d’assurance automobile d’un million de dollars émise par la société Wawanesa (la « police d’assurance automobile »). Comme l’exigeait le contrat conclu avec Bell Canada, l’entrepreneur détenait deux autres polices d’assurance : une police d’assurance responsabilité civile des entreprises d’une valeur d’un million de dollars souscrite auprès de la société General Accident (la « police ARCE »), qui couvrait les actions en responsabilité intentées contre l’entrepreneur; une police d’assurance complémentaire d’une valeur de quatre millions de dollars, également souscrite auprès de la General Accident (l’« assurance complémentaire ») et qui couvrait toute insuffisance de la couverture de la police d’assurance automobile ou de la police ARCE. Pour les fins du présent pourvoi, le mot « automobile » vise le camion de l’entrepreneur.
4 La police ARCE excluait de la garantie les lésions corporelles et les dommages matériels découlant de la propriété, de l’usage ou de la conduite d’une automobile, ainsi que les lésions corporelles et les dommages matériels visés par toute police d’assurance automobile en vigueur. Le présent pourvoi porte essentiellement sur la question de savoir si l’exclusion s’applique aux réclamations mentionnées plus loin.
5 Au cours de l’après‑midi du 5 décembre 1994, il faisait mauvais à l’endroit où on installait le câble. En conséquence, les travaux ont cessé plus tôt qu’à l’habitude. Pendant le nettoiement des lieux, M. Zub a retiré du fossé un dispositif de signalisation composé d’un panneau, d’une tige et d’un socle d’acier. M. Zub a chargé le panneau et la tige à bord du camion d’approvisionnement. Il a toutefois déposé le socle d’acier — sans l’attacher — sur une pièce transversale du timon de la remorque supportant un compresseur à l’arrière du camion.
6 Monsieur Zub a alors pris le volant du camion et s’est engagé sur l’autoroute. Le socle d’acier reposant sur le timon a été projeté dans le pare-brise d’un autobus scolaire roulant en sens inverse, causant ainsi la mort d’un enfant et des blessures graves à trois autres.
7 Par suite des lésions corporelles et autres pertes subies dans l’accident, un certain nombre d’actions en négligence ont été intentées contre l’entrepreneur, ses employés et d’autres défendeurs. Les demandeurs à ces actions (les « demandeurs ») ont notamment plaidé qu’il y avait eu négligence sur le chantier et dans la conduite du camion.
8 La Loi sur les assurances, L.R.O. 1990, ch. I.8, empêche les demandeurs de réclamer à l’entrepreneur et à M. Zub, en tant que propriétaire du camion et personne transportée dans celui-ci, quelque indemnité que ce soit au titre des pertes pécuniaires. Ils peuvent cependant poursuivre l’entrepreneur pour les pertes pécuniaires causées par la négligence de ses employés sur le chantier. Il s’agit d’une action distincte de l’action invoquant la négligence dans la conduite d’une automobile.
9 Les réclamations des demandeurs ont soulevé la question de savoir laquelle des trois polices d’assurance s’appliquait. Les demandeurs ont présenté à la Cour de l’Ontario (Division générale) une requête demandant à celle‑ci de statuer sur la garantie applicable. Le juge des requêtes a conclu que la garantie de chacune des trois polices s’appliquait.
10 Le juge des requêtes a statué que deux causes avaient concouru à l’accident : le nettoiement négligent du chantier (la « négligence non liée à l’automobile »), couvert par la police ARCE, et la conduite négligente du camion (la « négligence liée à l’automobile »), couverte par la police d’assurance automobile.
11 Bien que la police d’assurance automobile et la police ARCE fournissent toutes deux une garantie de premier rang, l’étendue de chaque garantie varie. L’article 267.1 de la Loi sur les assurances limite la garantie de la police d’assurance automobile aux pertes non pécuniaires. La garantie de la police ARCE est restreinte par sa clause d’exclusion et par l’art. 267.1. Cette police assure les pertes pécuniaires et non pécuniaires attribuables à des causes non liées à l’automobile. La police d’assurance complémentaire s’applique jusqu’à concurrence de la somme totale couverte en cas d’insuffisance de l’une ou l’autre des garanties de premier rang. En raison des dispositions de la Loi sur les assurances de l’Ontario, les demandeurs ne peuvent être indemnisés des pertes pécuniaires qui seraient attribuables à la négligence non liée à l’automobile.
12 La Cour d’appel de l’Ontario a confirmé la décision du juge des requêtes.
I. Les dispositions contractuelles et législatives pertinentes
13 La clause de garantie de la police d’assurance automobile de la Wawanesa
[traduction]
3.3 Étendue de la garantie
Il se peut que vous-même ou les autres personnes assurées soyez tenus par la loi responsables des lésions corporelles et même du décès d’autrui, ainsi que des dommages matériels causés aux biens d’autrui par l’automobile dont vous êtes le (la) propriétaire ou que vous conduisez ou utilisez. Si cela se produit, nous verserons pour votre compte toutes les indemnités légalement exigées, jusqu’à concurrence de la limite mentionnée dans votre police.
La clause de garantie de la police d’assurance responsabilité civile des entreprises
[traduction]
1. Objet de l’assurance
(a) Nous verserons toute somme que l’assuré est tenu par la loi de payer à titre de dommages‑intérêts compensatoires pour les « lésions corporelles » ou les « dommages matériels » visés par la présente assurance . . .
(b) Les dommages-intérêts compensatoires payables pour cause de « lésions corporelles » s’entendent notamment des dommages‑intérêts compensatoires réclamés par une personne ou une organisation pour les soins prodigués par suite de ces « lésions corporelles » ou pour toute perte de services ou tout décès résultant de ces lésions. . .
La clause d’exclusion de la police d’assurance responsabilité civile des entreprises
[traduction]
2. Exclusions
Ne sont pas couverts par la présente assurance :
. . .
(e)(1) les « lésions corporelles » et les « dommages matériels » découlant de la propriété, de l’usage ou de la conduite par l’assuré ou pour son compte de :
(a) toute « automobile »; . . .
(2) les « lésions corporelles » et les « dommages matériels » visés par une police d’assurance responsabilité automobile qui est en vigueur — ou le serait si elle n’avait cessé de produire ses effets pour cause d’épuisement de sa limite de garantie — , ou qui est requise par la loi.
Loi sur les assurances, L.R.O. 1990, ch. I.8 (modifiée par L.O. 1993, ch. 10, art. 25)
267.1 (1) Malgré toute autre loi et sous réserve des paragraphes (2) et (6), le propriétaire d’une automobile, les personnes transportées dans celle‑ci et toute personne présente à l’incident ne sont pas tenus responsables, dans une instance introduite en Ontario, des pertes ou dommages résultant de lésions corporelles ou d’un décès qui découlent directement ou indirectement de l’usage ou de la conduite de l’automobile au Canada, aux États‑Unis d’Amérique ou dans tout autre pays désigné à l’Annexe sur les indemnités d’accident légales.
(2) Le paragraphe (1) n’a pas pour effet de dégager quiconque de la responsabilité à l’égard des dommages-intérêts pour perte non pécuniaire, y compris ceux prévus à l’alinéa 61(2)e) de la Loi sur le droit de la famille, si, par suite de l’usage ou de la conduite de l’automobile, la personne blessée est morte ou a subi, selon le cas :
a) un préjudice esthétique grave;
b) une déficience grave d’une fonction corporelle, mentale ou psychique importante.
. . .
(6) Le paragraphe (1) n’a pas pour effet de dégager de la responsabilité les personnes autres que le propriétaire de l’automobile, les personnes transportées dans celle‑ci et les personnes présentes à l’incident.
II. L’historique des procédures judiciaires
A. Cour de l’Ontario (Division générale) (1998), 37 M.V.R. (3d) 59
14 Comme je l’ai mentionné précédemment, on a présenté à la Cour de l’Ontario (Division générale) une requête relativement à la garantie prévue par les différentes polices. Les questions suivantes ont été soumises à la cour :
[traduction]
1. La police d’assurance automobile no 3556895 émise par la Wawanesa couvre‑t‑elle les dommages‑intérêts réclamés dans les actions découlant des lésions subies par les demandeurs dans l’accident survenu le 5 décembre 1994?
2. Indépendamment de la réponse à la question 1, la police d’assurance responsabilité civile générale no C3336483 émise par la General Accident couvre‑t‑elle les dommages‑intérêts réclamés dans les actions découlant des lésions subies par les demandeurs dans l’accident survenu le 5 décembre 1994?
3. Indépendamment de la réponse aux questions 1 et 2, la police d’assurance responsabilité civile complémentaire no C3336483 émise par la General Accident couvre‑t-elle les dommages‑intérêts réclamés dans les actions découlant des lésions subies par les demandeurs dans l’accident survenu le 5 décembre 1994, et, dans l’affirmative, quelle est l’étendue de la garantie?
4. Si la réponse aux questions 1 et 2 est affirmative, l’une ou l’autre des deux polices d’assurance mentionnées dans ces questions est‑elle une assurance au premier risque ou une garantie de premier rang, et comment la garantie doit‑elle être répartie entre ces deux polices?
15 Pour répondre à ces questions, le juge Stach a au préalable examiné l’application de l’art. 267.1 de la Loi sur les assurances. Il a conclu que, bien que cette disposition protège l’entrepreneur — en tant que propriétaire de l’automobile — contre la responsabilité pour pertes pécuniaires, elle ne lui offre aucune protection en tant qu’employeur. Le juge Stach a déclaré ceci (au par. 35) :
[traduction] . . . je conclus que l’immunité que la loi confère à l’entrepreneur et à son employé (Douglas Zub) en leur qualité respective de propriétaire et de personne transportée dans l’automobile (ou de fait, dans le cas de Douglas Zub, de « personne présente à l’incident ») ne change rien au caractère fautif des actes commis antérieurement sur le chantier original ni à la responsabilité du fait d’autrui de l’entrepreneur à cet égard. Par conséquent, l’art. 267.1 de la Loi n’interdit pas aux demandeurs d’exercer le droit que leur reconnaît la common law de se faire indemniser par l’entrepreneur en sa qualité d’employeur pour la négligence de ses employés sur le chantier. D’ailleurs, les demandeurs ne sont pas empêchés d’exercer ce même droit contre l’entrepreneur, en sa qualité d’employeur, à l’égard de leurs pertes pécuniaires. Comme l’a souligné le juge Logan [dans Tutton c. Pickering (Town) (1996), 29 O.R. (3d) 539 (Div. gén.)], l’immunité prévue par la loi ne fait que préciser les diverses réparations susceptibles d’être demandées contre les différents défendeurs.
16 La conclusion que l’entrepreneur n’était pas protégé contre la responsabilité pour les pertes pécuniaires découlant de la négligence commise sur le chantier (c.‑à‑d. la négligence non liée à l’automobile) n’est pas contestée.
17 En réponse aux questions précises soumises à la cour, le juge Stach a estimé que la garantie prévue par la police d’assurance automobile s’appliquait et a répondu par l’affirmative à la première question. Cette conclusion n’est pas contestée.
18 Après avoir conclu que la police d’assurance automobile couvrait certaines réclamations pour dommages découlant de l’accident, le juge Stach s’est demandé si la garantie prévue par la police ARCE s’appliquait elle aussi. Il a souligné que la police ARCE excluait de la garantie les lésions corporelles et dommages matériels découlant de la propriété, de l’usage ou de la conduite d’une automobile ainsi que les lésions et dommages de telle nature visés par toute police d’assurance automobile en vigueur. Compte tenu de ces exclusions, il s’est attaché à la question de savoir si la garantie prévue par la police ARCE s’appliquait aux réclamations pour dommages découlant de l’accident.
19 Pour déterminer si la clause d’exclusion de la police ARCE s’appliquait, le juge Stach devait décider si l’accident découlait de causes concourantes. Il a estimé que tel était le cas, mais qu’une seule de ces causes se rattachait à la conduite d’une automobile (au par. 50) :
[traduction] À mon avis, la négligence de Zub qui n’est pas liée à l’automobile est de ne pas avoir nettoyé les lieux adéquatement en ne rangeant pas le socle. En comparaison, la négligence de Zub qui est liée à l’automobile est le fait d’avoir pris la route dans ces circonstances, c.‑à‑d. sans avoir même inspecté sommairement le compresseur.
20 Comme deux causes pouvaient expliquer l’accident, le juge Stach a estimé que tant la garantie de la police d’assurance automobile que celle de la police ARCE s’appliquaient, et il a répondu oui à la deuxième question (au par. 67) :
[traduction] Je ne vois dans le texte de la police ARCE que j’ai sous les yeux aucune ambiguïté excluant la garantie dans le cas des lésions corporelles « découlant de la propriété, de l’usage ou de la conduite par l’assuré ou pour son compte de toute automobile ». Comme dans [State Farm Mutual Automobile Insurance Co. c. Partridge, 10 Cal. 3d 94 (C.S. Cal. 1973)], toutefois, la présente police ARCE n’indique aucunement que la garantie applicable à un risque couvert doit être écartée chaque fois qu’un risque exclu constitue une cause supplémentaire du préjudice. J’estime donc qu’en souscrivant et à la police d’assurance automobile et à la police ARCE l’entrepreneur a obtenu une garantie contre la responsabilité découlant de différentes sources. Dans la police ARCE, l’assureur a accepté de protéger l’entrepreneur contre la responsabilité découlant généralement de risques non liés à l’automobile; dans la police d’assurance automobile, l’assureur lui a garanti une indemnité pour les risques liés à l’automobile. Si l’on pose en principe que le préjudice en l’espèce et la responsabilité de l’entrepreneur résultent de causes liées à l’automobile et de causes non liées à l’automobile, tant la police d’assurance automobile que la police ARCE garantissent le sinistre et doivent s’appliquer.
21 Le juge Stach s’est demandé comment répartir la responsabilité entre la police ARCE et la police d’assurance automobile. Cette répartition a été faite conformément à l’art. 267.1 de la Loi sur les assurances et elle n’est pas contestée.
22 Enfin, le juge Stach a répondu oui à la troisième question et a conclu que la garantie prévue par l’assurance complémentaire s’appliquait. Cette conclusion n’est pas contestée non plus.
B. Cour d’appel de l’Ontario (1999), 45 M.V.R. (3d) 6
23 Dans son jugement manuscrit rejetant l’appel, la Cour d’appel de l’Ontario a confirmé la conclusion que la garantie prévue par la police ARCE s’appliquait étant donné que la perte avait deux causes concourantes, l’une étant la conduite du véhicule automobile et l’autre le nettoiement négligent du chantier. La cour a dit ceci (au par. 12) :
[traduction] Il est plus facile de décider des affaires où le préjudice subi par le demandeur a deux causes concourantes ou plus lorsque ces différentes causes sont le fait de plusieurs parties. Si Roy’s Electric avait déposé le socle sur le cadre de la remorque supportant le compresseur et qu’une autre entité l’avait transporté, il serait beaucoup moins aisé de prétendre que la perte n’a pas deux causes séparées, la première se rattachant au chantier et la deuxième à l’usage d’une automobile. Le fait qu’une seule et même personne ait chargé et conduit le véhicule dans la présente affaire ne saurait modifier les conséquences du point de vue de la garantie.
III. L’analyse
24 Il reste à trancher les questions suivantes :
1. La perte découlait-elle d’une seule cause, liée à l’automobile, ou de deux causes concourantes?
2. Si la perte découlait de deux causes concourantes, la clause d’exclusion relative aux automobiles de la police d’assurance responsabilité civile des entreprises a-t-elle pour effet d’écarter la garantie prévue par cette police?
25 Les deux juridictions inférieures ont estimé que la garantie prévue par la police ARCE s’appliquait malgré la clause d’exclusion relative aux automobiles. Les appelants se pourvoient sur deux fondements. Premièrement, ils prétendent que l’accident résulte d’une seule cause, qui est liée à l’automobile et visée par la clause d’exclusion relative aux automobiles de la police ARCE. Deuxièmement, ils soutiennent en outre que s’il y a eu deux causes concourantes, la garantie de la police ARCE ne s’applique pas puisque l’une des causes était liée à l’automobile et, de ce fait, exclue de la garantie. Pour les motifs que j’expose plus loin, je ne suis pas d’accord.
A. Question 1 : La perte découlait-elle d’une seule cause, liée à l’automobile, ou de deux causes concourantes?
26 Pour démontrer que la négligence ayant causé l’accident était visée par la clause d’exclusion liée à l’automobile de la police ARCE, les appelants ont plaidé que (i) le fait de charger le véhicule pouvait être assimilé à l’usage ou à la conduite de celui-ci, ou que, subsidiairement, (ii) la conduite était la cause immédiate de l’accident.
(1) Le « chargement » d’un véhicule automobile peut-il être assimilé à l’usage ou à la conduite de celui-ci?
27 Les appelants ont plaidé que oui et que, en l’espèce, il y avait eu chargement négligent.
28 Toutefois, le juge des requêtes a conclu que M. Zub n’avait jamais effectué comme tel le « chargement » du socle. Il a déduit de l’exposé conjoint des faits que M. Zub avait mis le socle sur le timon de la remorque supportant le compresseur dans le cours du nettoiement du chantier, qu’il n’entendait pas le laisser là pendant le transport et que, dans les faits, il avait oublié de le charger à bord du véhicule. Ce que M. Zub a fait constituait tout au plus une étape préliminaire au chargement du socle dans le véhicule. Les appelants ont plaidé que l’inférence du juge des requêtes devait être écartée et remplacée par la conclusion que M. Zub avait dans les faits effectué le chargement du socle sur le véhicule.
29 L’exposé conjoint des faits permettait au juge de première instance de tirer des conclusions raisonnables. Sur ce point, il a conclu que M. Zub n’avait pas chargé le socle à bord du véhicule. Il s’agit d’une conclusion raisonnable, qui est étayée par les faits et que notre Cour ne doit pas modifier.
(2) La conduite en tant que cause immédiate
30 Subsidiairement, les appelants ont prétendu que la seule cause dominante de la perte était la conduite du véhicule dont le chargement était mal fixé. À l’appui de cet argument, ils ont invoqué le fait que M. Zub, le conducteur du véhicule, a plaidé coupable à l’infraction provinciale de [traduction] « conduite avec un chargement mal fixé ». Bref, n’eût été le fait que le véhicule a été conduit, l’accident ne se serait pas produit et, partant, la conduite en fut la cause dominante.
31 Cependant, il est tout aussi vrai que l’accident ne serait pas survenu s’il n’y avait pas eu négligence pendant le nettoiement du chantier. Dans ces circonstances, le fait que M. Zub ait conduit un véhicule dont le chargement était mal fixé découlait des deux actes de négligence distincts et concourants qu’a relevés le juge des requêtes (au par. 50) :
[traduction] . . . la négligence de Zub qui n’est pas liée à l’automobile est de ne pas avoir nettoyé les lieux adéquatement en ne rangeant pas le socle. En comparaison, la négligence de Zub qui est liée à l’automobile est le fait d’avoir pris la route dans ces circonstances, c.‑à‑d. sans avoir même inspecté sommairement le compresseur.
32 Les appelants ont également prétendu que le fait que M. Zub ait conduit le véhicule constituait une cause immédiate nouvelle et indépendante, qui avait rompu le « lien de causalité » et rendu applicable l’exclusion relative aux automobiles. Ils se sont appuyés sur les arrêts Law, Union & Rock Insurance Co. c. Moore’s Taxi Ltd., [1960] R.C.S. 80, et Wu c. Malamas (1985), 21 D.L.R. (4th) 468 (C.A.C.‑B.). J’estime que ni l’un ni l’autre de ces arrêts n’appuient la thèse des appelants. Ils ont été rendus sur le fondement qu’un seul acte négligent avait causé la perte. Dans le présent pourvoi, deux actes ont donné naissance à deux obligations distinctes, soit l’obligation de nettoyer le chantier pour qu’il soit sécuritaire et celle de veiller à ce que l’automobile puisse être conduite de façon sécuritaire. C’est la combinaison de ces deux actes négligents distincts qui a causé l’accident.
33 Dans The Law of Torts (9e éd. 1998), p. 247, le professeur J. G. Fleming décrit ainsi la conception moderne des causes nouvelles :
[traduction] De nos jours, il n’y a plus de raison sérieuse de penser qu’un défendeur sera généralement dégagé de toute responsabilité additionnelle par l’intervention d’un fait nouveau, si ce fait peut raisonnablement être considéré comme une conséquence non anormale du risque créé par cette personne — si, comme on le dit parfois, ce fait « s’inscrit dans le cours normal des choses ».
34 La conclusion que l’usage du véhicule automobile n’a pas écarté la responsabilité est compatible avec cette conception moderne des causes nouvelles. Si l’entrepreneur n’a pas respecté son obligation de nettoyer adéquatement le chantier, il sera tenu responsable des dommages causés par sa négligence. (Voir Walker, Succession c. York Finch General Hospital, [2001] 1 R.C.S. 647, 2001 CSC 23.)
35 Comme l’a souligné la Cour d’appel, si des entreprises distinctes avaient été chargées du nettoiement du chantier et du transport, il serait clair que le fait de ne pas avoir nettoyé adéquatement le chantier a été une cause de l’accident. Le fait que la même partie ait nettoyé le chantier et conduit le véhicule ne modifie pas cette conclusion.
36 De toute manière, l’utilité de l’analyse fondée sur la « cause immédiate » en matière de polices d’assurance est discutable. Dans l’arrêt C.C.R. Fishing Ltd. c. British Reserve Insurance Co., [1990] 1 R.C.S. 814, le juge McLachlin (maintenant Juge en chef) a dit ceci, à la p. 823 :
La question de savoir si l’assurance s’applique à une perte ne devrait pas dépendre de débats métaphysiques visant à déterminer laquelle des diverses causes de l’accident était immédiate. Outre l’injustice apparente que constitue le fait qu’une indemnisation dépende d’un raisonnement aussi subtil et contestable, un tel critère est susceptible de donner lieu à des réclamations contestées et à des litiges.
Dans cette affaire, le juge McLachlin analysait des polices d’assurance relatives aux périls de la mer, mais ses observations sont également applicables en l’espèce. Les juridictions inférieures ont reconnu qu’il y avait eu à la fois négligence liée à l’automobile et négligence non liée à l’automobile. De plus, ainsi qu’a conclu le juge des requêtes, l’art. 267.1 de la Loi sur les assurances envisage qu’il puisse y avoir des causes concourantes. Dans de telles circonstances, il n’est pas souhaitable de tenter de déterminer laquelle des deux causes concourantes a été la cause « immédiate ».
(3) Conclusion
37 Le juge des requêtes a à juste titre estimé que l’accident avait deux causes concourantes. La cause de l’accident n’était pas uniquement « l’usage ou la conduite » de l’automobile. La négligence survenue sur le chantier ne peut être considérée comme un aspect du chargement de l’automobile. L’usage de l’automobile n’a pas constitué non plus la « cause immédiate » de l’accident. La conclusion du juge des requêtes relativement à la causalité est raisonnable, elle est étayée par le droit et l’exposé conjoint des faits et il n’y a pas lieu de la modifier.
B. Question 2 : Si la perte découlait de deux causes concourantes, la clause d’exclusion relative aux automobiles de la police d’assurance responsabilité civile des entreprises a-t‑elle pour effet d’écarter la garantie prévue par cette police?
38 Le fait que deux causes aient concouru à la perte soulève la question de savoir si la garantie de la police d’assurance responsabilité civile s’appliquait en dépit du fait qu’elle excluait expressément l’une des causes (celle liée à l’automobile).
39 Les appelants ont soutenu que si une perte résulte de causes concourantes, dont l’une est couverte par la police et l’autre est écartée par une clause d’exclusion, et que le péril exclu est essentiel à l’existence du lien de causalité menant à la perte, la garantie ne s’applique pas. À l’appui de cet argument, ils ont invoqué l’arrêt Ford Motor Co. of Canada Ltd. c. Prudential Assurance Co., [1959] R.C.S. 539. Dans cette affaire, la société Ford avait subi des pertes matérielles et une interruption de ses activités en raison d’une combinaison de causes, dont deux étaient exclues de la garantie d’assurance. Notre Cour a conclu à l’absence de garantie dans cette affaire. Cette conclusion se fondait sur l’interprétation de la clause d’exclusion suivante (à la p. 541) :
[traduction]
6. . . . La responsabilité de l’assureur n’est pas engagée, en vertu de la présente police, dans les cas où il y a :
(c) Perte due à des dommages matériels causés aux biens assurés par un arrêt de travail, une interruption des activités ou un changement de température, que la responsabilité à cet égard soit expressément assumée maintenant ou ultérieurement relativement à un autre péril.
40 Contrairement à ce que prétendent les appelants, je suis d’avis que l’arrêt Ford n’énonce pas un principe général d’application universelle. La clause d’exclusion litigieuse dans l’arrêt Ford prévoyait expressément que toute garantie serait écartée si la responsabilité était imputable à un péril exclu, et ce même si la perte était également attribuable à un péril couvert. L’affaire Ford a été tranchée au terme d’une analyse minutieuse des faits pertinents et du libellé de la clause d’exclusion en jeu. L’arrêt Ford dit uniquement qu’une clause d’exclusion bien formulée peut écarter l’application de la garantie. La question de savoir si, dans un cas donné, une clause d’exclusion particulière écarte effectivement la garantie est affaire d’interprétation.
41 Les appelants ont aussi invoqué l’arrêt Dominion Bridge Co. c. Toronto General Insurance Co., [1963] R.C.S. 362. On peut distinguer cette affaire de celle qui nous occupe puisque la première portait sur un ensemble de circonstances (la conception défectueuse) qui avaient fait naître plusieurs causes d’action (délit civil et inexécution de contrat). À l’inverse, le présent pourvoi concerne une série d’événements qui constituent des causes distinctes ayant concouru à la même perte.
42 Le principe invoqué par les appelants trouve un certain appui dans plusieurs décisions de juridictions d’appel. (Voir Charterhouse Properties Ltd. c. Laurentian Pacific Insurance Co., [1993] I.L.R. ¶1-2937 (C.A.C.‑B.); Lizotte c. Traders General Insurance Co., [1986] I.L.R. ¶1-2076 (C.A.C.‑B.); Clark’s Chick Hatchery Ltd. c. Commonwealth Insurance Co. (1982), 40 N.B.R. (2d) 87 (C.A.); et Goodman c. Royal Insurance Co. of Canada, [1997] 8 W.W.R. 69 (C.A. Man.), p. 78 et 79.) Comme je l’ai indiqué précédemment, la question de l’exclusion est une question d’interprétation des contrats. Par conséquent, ces diverses affaires peuvent toutes faire l’objet de distinctions fondées sur les faits qui leur sont propres et elles ne sont d’aucune utilité aux appelants en l’espèce.
43 Dans la mesure où les juridictions d’appel saisies des affaires susmentionnées les ont tranchées en appliquant le principe général invoqué par les appelants, signalons que ce principe tire ses origines de l’arrêt canadien Ford et de l’arrêt anglais Wayne Tank and Pump Co. c. Employers’ Liability Assurance Corp., [1973] 3 All E.R. 825 (C.A.). Comme il a été indiqué plus tôt, l’arrêt Ford n’énonce pas ce principe général.
44 Dans l’affaire Wayne Tank, un incendie avait été causé par les produits dangereux utilisés par l’assuré et par les actes négligents de l’employé de ce dernier. L’assurance couvrait la responsabilité résultant d’un accident mais excluait celle résultant de l’état des produits. Saisie de la question de savoir si la clause d’exclusion de la police d’assurance s’appliquait dans ces circonstances, la Cour d’appel anglaise a jugé que oui.
45 Dans cette affaire, les trois juges ont exposé des motifs. Dans des motifs distincts, le maître des rôles lord Denning et le lord juge Roskill ont souscrit à l’analyse suivante : Si la perte a deux causes, l’une étant visée par la clause d’exclusion et l’autre étant couverte par la police, il convient de déterminer laquelle est la cause effective ou dominante. Si la cause effective ou dominante est visée par l’exclusion, la garantie ne s’applique pas. S’il n’y a pas de cause dominante, mais plutôt deux causes d’effet équivalent, et que l’une d’elles est visée par l’exception, l’exclusion s’applique et la garantie est refusée. Puisque le maître des rôles lord Denning et le lord juge Roskill ont tous les deux tranché l’affaire en se fondant sur l’analyse de la cause dominante, leurs observations sur les causes concourantes sont clairement incidentes. Toutefois, le lord juge Cairns s’est prononcé sur l’affaire sur le fondement de la conclusion qu’il y avait des causes concourantes et il a jugé que, lorsqu’il existe deux causes concourantes effectives, la garantie ne s’applique pas si l’une d’elles est exclue.
46 L’examen de l’analyse effectuée dans Wayne Tank, qui tirait ses origines du domaine du droit maritime, ne fait ressortir aucune raison impérieuse de privilégier l’exclusion de la garantie lorsqu’il existe deux causes concourantes et que l’une d’elles n’est pas visée par la garantie. L’existence d’une présomption d’exclusion de la garantie est incompatible avec le principe bien établi dans la jurisprudence canadienne selon lequel les clauses d’exclusion des polices d’assurance doivent être interprétées de façon restrictive et généralement en faveur de l’assuré en cas d’ambiguïté du texte (la règle contra proferentem).
47 Outre les lacunes de l’analyse de l’arrêt Wayne Tank, un autre motif convaincant pour rejeter la présomption d’exclusion préconisée par les appelants est le fait que les assureurs peuvent formuler les clauses d’exclusion de manière à écarter toute ambiguïté lorsqu’il y a des causes concourantes. Ils peuvent y arriver en précisant clairement que si une perte est causée par un péril exclu, la garantie ne s’applique pas malgré le fait que la perte puisse également avoir été causée par un autre péril, qui serait couvert celui-là. Des exemples tirés de la jurisprudence indiquent que des assureurs ont effectivement réussi à formuler des clauses exonératoires applicables. Voir Ford, précité, et Pavlovic c. Economical Mutual Insurance Co. (1994), 28 C.C.L.I. (2d) 314, p. 320, le juge Finch de la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique :
[traduction] Si on applique [la clause] d’exclusion (12) aux faits de la présente affaire, son sens est, au mieux, ambigu. Cette clause ne répond pas à la question de savoir si la perte est exclue lorsque l’infiltration ou la fuite est une « cause concourante » plutôt que la seule cause. Les polices examinées dans d’autres affaires utilisent des expressions adéquates, atteignant l’objectif recherché par l’assureur. Des clauses d’exclusion analogues utilisent des termes comme « cause directement ou indirectement » ou « causé par, résultant de, ayant contribué à ou été aggravé par ». Une de ces clauses était rédigée ainsi :
Nous ne garantissons pas une telle perte, sans égard à la cause du fait exclu, aux autres causes de la perte ou au fait que d’autres causes aient agi soit de façon concomitante au fait exclu soit dans un ordre quelconque avec lui pour entraîner la perte. . .
Ces exemples démontrent simplement qu’il était possible pour l’assureur de choisir des termes qui n’auraient pas laissé planer de doutes sur le sens de la clause d’exclusion.
48 Pour les motifs qui précèdent, je refuse d’adopter la présomption voulant que, en présence de causes concourantes, toute garantie soit écartée si l’une de ces causes est un péril exclu. Si un assureur désire écarter la garantie dans les cas où des périls couverts concourent à la perte avec des périls exclus, il n’a qu’à le dire expressément dans la police d’assurance.
49 La question de savoir si une clause d’exclusion s’applique dans une situation où il y a des causes concourantes est une question d’interprétation. Cette interprétation doit être conforme aux principes généraux d’interprétation des polices d’assurance. Parmi ces principes, mentionnons les suivants :
(1) la règle contra proferentem;
(2) le principe que les dispositions concernant la garantie doivent recevoir une interprétation large, et les clauses d’exclusion une interprétation restrictive;
(3) le fait qu’il est souhaitable, tout au moins dans les cas où la police est ambiguë, de donner effet aux attentes raisonnables des parties.
(Reid Crowther & Partners Ltd. c. Simcoe & Erie General Insurance Co., [1993] 1 R.C.S. 252, p. 269)
50 En ayant ces principes à l’esprit, il convient d’examiner la clause d’exclusion pertinente de la police ARCE, qui prévoit ce qui suit :
[traduction]
Ne sont pas couverts par la présente assurance :
. . .
(e)(1) les « lésions corporelles » et les « dommages matériels » découlant de la propriété, de l’usage ou de la conduite par l’assuré ou pour son compte de :
(a) toute « automobile »; . . .
(2) les « lésions corporelles » et les « dommages matériels » visés par une police d’assurance responsabilité automobile qui est en vigueur — ou le serait si elle n’avait cessé de produire ses effets pour cause d’épuisement de sa limite de garantie — , ou qui est requise par la loi.
Deux clauses d’exclusion distinctes sont clairement pertinentes dans le présent pourvoi. La première est la clause (e)(1), qui concerne le lien de causalité. La deuxième est la clause (e)(2), qui s’attache au chevauchement possible de la garantie de la police ARCE et de celle prévue par la police d’assurance automobile.
(1) La clause d’exclusion (e)(1)
51 Pour déterminer si la clause d’exclusion (e)(1) s’applique en l’espèce, notre Cour doit dégager le sens des mots « découlant de » l’usage ou de la conduite d’un véhicule automobile. Notre Cour a récemment interprété l’expression « découle de » dans le contexte d’une loi prévoyant l’octroi d’indemnités de décès et d’invalidité sans égard à la responsabilité dans l’affaire Amos c. Insurance Corp. of British Columbia, [1995] 3 R.C.S. 405. Dans cet arrêt, on a donné un sens large au mots « découle de » en matière de garantie d’assurance.
52 Il est clair cependant que l’affaire Amos peut être distinguée de la présente affaire du fait que, dans la première, la disposition pertinente était une clause de garantie plutôt qu’une clause d’exclusion. Il est bien établi qu’en matière de contrats d’assurance les clauses de garantie doivent être interprétées largement et les clauses d’exclusion restrictivement. L’arrêt Amos n’est d’aucune utilité dans le présent pourvoi.
53 Comment alors doit-on, en l’espèce, interpréter la clause d’exclusion et plus particulièrement les mots « découlant de »? Ces mots indiquent‑ils clairement que, en présence de causes concourantes, la garantie ne s’applique pas?
54 Le juge des requêtes a conclu que rien dans la police ARCE n’indique que la garantie visant un risque assuré devient inapplicable dans les cas où un risque expressément exclu constitue une cause additionnelle du préjudice. À l’instar de la Cour d’appel, je suis d’accord avec cette conclusion. À cet égard, il est possible d’affirmer que la clause d’exclusion est ambiguë relativement aux pertes résultant de causes concourantes.
55 Dans les circonstances de la présente affaire, la perte découle en partie de l’usage ou de la conduite de l’automobile. La clause d’exclusion (e)(1) s’applique donc. Toutefois, l’usage ou la conduite d’une automobile — en l’occurrence une cause exclue — n’est pas la seule cause ayant concouru à la perte. L’omission de bien nettoyer le chantier est une cause concourante et un risque couvert par la police ARCE. Il s’ensuit que la clause d’exclusion entre en jeu, mais seulement à l’égard de la partie de la perte qui est attribuable à la cause liée à l’automobile. Cette conclusion est compatible avec la règle d’interprétation selon laquelle les clauses d’exclusion doivent être interprétées restrictivement ainsi qu’avec la règle contra proferentem. Elle est également compatible avec la conclusion tirée plus tôt et voulant que, si l’assureur désire écarter la garantie lorsqu’un péril couvert et un péril exclu concourent à une perte, il doit le dire expressément.
56 Les appelants ont plaidé qu’une telle interprétation obligerait la General Accident à couvrir un risque pour lequel elle n’a pas perçu de prime. Ce n’est pas le cas. La General Accident a accepté de garantir la responsabilité découlant de causes non liées à l’automobile et elle a accepté une prime pour assumer ce risque. Le juge des requêtes a conclu que le nettoiement négligent du chantier était une cause du préjudice non liée à l’automobile, et je partage cette conclusion. En l’absence de clause explicite à l’effet contraire, la police ARCE doit garantir ce risque, malgré le fait qu’une cause ayant concouru au préjudice (en l’occurrence la cause liée à l’automobile) soit exclue de la garantie. La General Accident est tenue responsable uniquement de la partie de la perte qui est attribuable au risque assuré — l’assureur n’est pas tenu de garantir un risque qu’il n’a pas envisagé et pour lequel il n’a reçu aucune prime. Au contraire, si l’assureur n’était pas tenu responsable au regard du libellé de la clause en question, il aurait perçu une prime pour un risque qu’il ne garantissait pas.
57 Il existe un principe d’interprétation selon lequel il faut, en cas d’ambiguïté, donner effet aux attentes raisonnables des parties. Ce principe milite en faveur de l’adoption de l’interprétation que, dans le contexte de la police ARCE, l’expression « découlant de la propriété, de l’usage ou de la conduite [. . .] de [. . .] toute automobile » ne s’applique qu’à la partie de la perte qui est attribuable à des causes liées à l’automobile. Le juge des requêtes a à juste titre estimé que bien que, en sa qualité de propriétaire de l’automobile, l’entrepreneur soit protégé contre la responsabilité pour pertes pécuniaires par l’effet de l’art. 267.1 de la Loi sur les assurances, il n’est pas, en sa qualité d’employeur, exonéré de responsabilité à l’égard de telles pertes, dans la mesure où elles sont attribuables à une négligence non liée à l’automobile.
58 Si l’on considérait que l’expression « découlant de la propriété, de l’usage ou de la conduite [. . .] de [. . .] toute automobile » a pour effet d’écarter entièrement la garantie prévue par la police ARCE, il y aurait alors une lacune dans la garantie d’assurance de l’entrepreneur. À la lumière des circonstances dans lesquelles l’entrepreneur a obtenu une garantie d’assurance en l’espèce, on ne saurait raisonnablement affirmer que celui‑ci s’attendait à ce qu’il y ait une lacune dans cette garantie. En outre, la General Accident a admis que la police ARCE devait compléter la police d’assurance automobile, ce qui ne serait pas le cas si on considérait que la clause d’exclusion a pour effet d’écarter entièrement l’application de la garantie prévue par la police ARCE lorsqu’il existe une cause concourante de responsabilité liée à l’automobile.
(2) La clause d’exclusion (e)(2)
59 Ayant conclu que la clause d’exclusion (e)(1) écarte uniquement la partie de la perte qui est attribuable aux causes liées à l’automobile, nous devons nous demander si la clause (e)(2) exclut de la garantie la partie de la perte qui est attribuable aux causes non liées à l’automobile. La clause (e)(2) exclut les éléments suivants :
[traduction] les « lésions corporelles » et les « dommages matériels » visés par une police d’assurance responsabilité automobile qui est en vigueur — ou le serait si elle n’avait cessé de produire ses effets pour cause d’épuisement de sa limite de garantie — , ou qui est requise par la loi.
60 Il est admis qu’il existe une police d’assurance automobile « en vigueur ». Il ne s’ensuit pas automatiquement que la garantie de la police ARCE ne s’applique pas. La mesure dans laquelle la police d’assurance automobile est « en vigueur » doit être déterminée dans le contexte de la Loi sur les assurances et conformément au principe selon lequel les clauses d’exclusion doivent être interprétées de façon restrictive.
61 Comme ont conclu les jugements dont appel, la Loi sur les assurances ne restreint d’aucune façon, si ce n’est dans les cas exclus par l’art. 267.1, le droit d’un demandeur de poursuivre pour négligence les propriétaires, conducteurs et personnes se trouvant sur les lieux d’un accident. En conséquence, lorsque la négligence liée à l’automobile et la négligence non liée à l’automobile sont le fait d’une même personne et ont concouru aux mêmes lésions corporelles, il faut répartir proportionnellement la responsabilité entre chaque type de négligence, tout comme on le ferait si le préjudice avait été causé par deux personnes.
62 Dans ces circonstances, il est impossible d’affirmer que la police d’assurance automobile est « en vigueur » à l’égard des pertes pécuniaires ou non pécuniaires attribuables à la négligence non liée à l’automobile. Par conséquent, la clause (e)(2) n’écarte pas entièrement la garantie prévue par la police ARCE. Au contraire, seule la partie de la perte qui est attribuable à la négligence liée à l’automobile est exclue par la clause (e)(2).
(3) Conclusion
63 Il y a plusieurs raisons pour lesquelles les clauses d’exclusion doivent être interprétées restrictivement en l’espèce. Une telle interprétation est conforme aux principes d’interprétation reconnus et elle est davantage compatible avec l’intention véritable des parties. En outre, cette interprétation est compatible avec l’art. 267.1 de la Loi sur les assurances et elle donne effet à cette disposition. Pour ces motifs, je conclus que la police ARCE garantit la partie de la perte qui est attribuable à la négligence non liée à l’automobile.
64 Le juge des requêtes a précisé la manière dont l’assurance complémentaire garantit la perte excédentaire en l’espèce. Cette conclusion n’a pas été contestée et elle n’est pas modifiée.
IV. Le dispositif
65 Au terme de l’audience, notre Cour a rejeté le présent pourvoi avec dépens.
Pourvoi rejeté avec dépens.
Procureurs des appelants : Stieber Berlach Gibbs, Toronto.
Procureurs des intimés Tyler Derksen et autres : Carrell & Partners, Thunder Bay.
Procureurs des intimés 539938 Ontario Limited, Roy’s Electric, Roy Zub, Douglas Zub et Joyce Zub (relativement à la police d’assurance automobile no 3556895 émise par la Wawanesa) : Lerner & Associates, Toronto.
Procureur des intimés 539938 Ontario Limited, Roy’s Electric, Roy Zub, Douglas Zub et Joyce Zub (en qualité de non-assurés) : Lawrence G. Phillips, Fort Frances.