671122 Ontario Ltd. c. Sagaz Industries Canada Inc., [2001] 2 R.C.S. 983, 2001 CSC 59
Sagaz Industries Canada Inc., Sagaz Industries Inc. et
Joseph Kavana Appelants
c.
671122 Ontario Limited, auparavant Design Dynamics Limited Intimée
Répertorié : 671122 Ontario Ltd. c. Sagaz Industries Canada Inc.
Référence neutre : 2001 CSC 59.
No du greffe : 27820.
2001 : 19 juin; 2001 : 28 septembre.
Présents : Le juge en chef McLachlin et les juges Iacobucci, Major, Bastarache, Binnie, Arbour et LeBel.
en appel de la cour d’appel de l’ontario
Responsabilité délictuelle -- Responsabilité du fait d’autrui -- Employé par opposition à entrepreneur indépendant -- Fournisseur initial subissant des pertes considérables après avoir été remplacé à la suite du versement d’un pot-de-vin dans le cadre d’une opération commerciale d’envergure -- La responsabilité du fait d’autrui du fournisseur rival est-elle engagée en raison de la conduite délictueuse de son consultant?
Procès -- Preuve -- Réouverture du procès pour admettre un nouvel élément de preuve -- Juge de première instance refusant de rouvrir le procès pour admettre un nouvel élément de preuve à la suite d’une motion présentée en ce sens après le dépôt des motifs mais avant l’inscription du jugement formel -- La Cour d’appel a-t-elle eu tort de substituer son pouvoir discrétionnaire à celui du juge de première instance en décidant de rouvrir le procès?
L’intimée (« Design ») était depuis 30 ans le principal fournisseur de housses de siège d’auto en peau de mouton synthétique de Canadian Tire. En 1984, S, directeur de la division de l’automobile de Canadian Tire, a informé Design qu’elle serait remplacée par un autre fournisseur de housses de siège d’auto, à savoir les sociétés appelantes (« Sagaz »). S a remplacé Design par Sagaz comme fournisseur après s’être vu offrir un pot-de-vin sous forme de commission occulte. Sagaz avait retenu les services de la société American Independent Marketing Inc. (« AIM »), appartenant à L et contrôlée par celui-ci, pour qu’elle l’aide à commercialiser ses housses de siège d’auto. L et AIM devaient verser une commission de 2 pour 100 sur toutes les ventes à S qui, pour toucher cette commission, a créé une société fictive. S a été congédié après la découverte de son acte fautif. Le nouveau directeur chez Canadian Tire a décidé que les produits de Sagaz étaient préférables à ceux de Design et a conservé Sagaz comme fournisseur. Après avoir perdu son principal client, Design a vu son chiffre d’affaires baisser considérablement et a intenté, en 1989, une action dans laquelle elle alléguait que AIM, L, Sagaz et K, président de Sagaz, avaient versé un pot‑de‑vin à S et que, n’eût été de ce pot-de-vin, elle aurait continué d’approvisionner Canadian Tire. En première instance, L et AIM ont été condamnés solidairement à verser des dommages-intérêts, y compris des dommages-intérêts punitifs. L’action a été rejetée en ce qui concernait Sagaz et K. Après le dépôt des motifs du juge de première instance, mais avant l’inscription du jugement formel, L, qui n’avait pas témoigné au procès, a remis à Design un affidavit dans lequel il impliquait K et reconnaissait avoir comploté de verser un pot-de-vin à S. Forte de cet affidavit, Design a présenté au juge de première instance une motion visant la réouverture du procès pour recevoir le nouvel élément de preuve de L. Le juge de première instance a rejeté cette motion. La Cour d’appel a infirmé les décisions du juge de première instance après avoir conclu que Sagaz était responsable du fait d’autrui envers Design et qu’elle était donc solidairement responsable avec L et AIM du paiement des dommages-intérêts accordés, à l’exception des dommages-intérêts punitifs. Un nouveau procès concernant la culpabilité de K a été ordonné pour le motif que le juge de première instance aurait dû rouvrir le procès pour entendre le témoignage de L.
Arrêt : Le pourvoi est accueilli et l’ordonnance du juge de première instance est rétablie.
La Cour d’appel a eu tort de décider que Sagaz était responsable du fait d’autrui envers Design. Bien que les catégories de relations juridiques donnant ouverture à l’application de la responsabilité du fait d’autrui ne soient ni définies de manière exhaustive ni limitatives, la relation qui donne le plus souvent naissance à ce type de responsabilité est la relation maître-serviteur, désormais mieux connue sous le nom de relation employeur-employé. Cette relation diffère de la relation employeur‑entrepreneur indépendant qui, sous réserve de certaines exceptions limitées, ne donne généralement pas ouverture à une action en responsabilité du fait d’autrui. Les principales considérations de politique générale justifiant la responsabilité du fait d’autrui sont l’idée de fournir un recours juste et pratique pour le préjudice subi et celle de dissuader de causer un préjudice à l’avenir. La responsabilité du fait d’autrui est équitable en principe parce qu’une entreprise doit assumer elle-même les risques qu’elle entraîne. Il n’est donc pas logique d’imputer à un employeur la responsabilité des actes accomplis par un entrepreneur indépendant qui, par définition, exploite une entreprise pour son propre compte. En outre, l’employeur n’exerce pas sur un entrepreneur indépendant le même contrôle que sur un employé et n’est pas, de ce fait, en mesure de réduire les accidents et les fautes intentionnelles au moyen d’une organisation et d’une supervision efficaces. Aucun critère universel ne permet de déterminer, de façon concluante, si une personne est un employé ou un entrepreneur indépendant. Il faut toujours déterminer quelle relation globale les parties entretiennent entre elles. La question centrale est de savoir si la personne qui a été engagée pour fournir les services les fournit en tant que personne travaillant à son compte. Pour répondre à cette question, il faut toujours prendre en considération le degré de contrôle que l’employeur exerce sur les activités du travailleur. Cependant, il faut aussi se demander, notamment, si le travailleur fournit son propre outillage, s’il engage lui-même ses assistants, quelle est l’étendue de ses risques financiers, jusqu’à quel point il est responsable des mises de fonds et de la gestion et jusqu’à quel point il peut tirer profit de l’exécution de ses tâches. Bien que AIM soit désignée dans le contrat comme étant un « entrepreneur indépendant », cette désignation n’est pas toujours déterminante de la responsabilité du fait d’autrui. Compte tenu de la liste non exhaustive de facteurs énumérés dans la décision Market Investigations et de la relation globale entre les parties, il est évident que AIM était un entrepreneur indépendant. D’après l’ensemble de la preuve, AIM exploitait une entreprise pour son propre compte. Par conséquent, à moins qu’il n’y ait des circonstances exceptionnelles ─ ce qui n’est pas le cas en l’espèce ─ , la relation employeur-entrepreneur indépendant qui existe entre Sagaz et AIM ne donne pas naissance à la responsabilité du fait d’autrui.
La Cour d’appel a eu tort de substituer son pouvoir discrétionnaire à celui du juge de première instance en décidant de rouvrir le procès. En l’absence d’une erreur de droit, une cour d’appel ne doit pas toucher à l’exercice du pouvoir discrétionnaire du juge de première instance au cours d’un procès. Les cours d’appel doivent faire preuve de retenue envers le juge de première instance qui est le mieux placé pour déterminer si l’équité commande la réouverture du procès. La jurisprudence exige que le juge de première instance n’exerce son pouvoir discrétionnaire de rouvrir le procès qu’« avec modération et la plus grande prudence » de façon à éviter « la supercherie et le recours abusif aux tribunaux ». En l’espèce, le juge de première instance a décidé de ne pas exercer son pouvoir discrétionnaire de rouvrir le procès parce qu’il estimait que l’on n’avait satisfait à ni l’un ni l’autre des deux volets du critère de la décision Scott. Premièrement, il lui était possible d’affirmer non pas que l’issue du procès aurait vraisemblablement été différente si le nouvel élément de preuve avait été présenté, mais seulement qu’elle aurait pu être différente. Deuxièmement, le juge de première instance a décidé que l’élément de preuve de L aurait pu être obtenu avant le procès. L’affidavit de L contredit le témoignage qu’il a fait sous serment lors de l’interrogatoire préalable, en particulier en ce qui concerne l’existence du système de pots-de-vin, qu’il avait alors évité de reconnaître. Un élément de preuve qui n’est pas présumé crédible ne contribuera vraisemblablement pas à modifier l’issue du procès, au sens du premier volet du critère de la décision Scott. Telle est la façon dont le juge de première instance a traité la preuve constituée d’un affidavit et il a eu raison d’agir ainsi.
Jurisprudence
Arrêts mentionnés : London Drugs Ltd. c. Kuehne & Nagel International Ltd., [1992] 3 R.C.S. 299; Scott c. Cook, [1970] 2 O.R. 769; Mayer c. J. Conrad Lavigne Ltd. (1979), 27 O.R. (2d) 129; Co-operators Insurance Association c. Kearney, [1965] R.C.S. 106; Bazley c. Curry, [1999] 2 R.C.S. 534; Jacobi c. Griffiths, [1999] 2 R.C.S. 570; Wiebe Door Services Ltd. c. M.R.N., [1986] 3 C.F. 553; Regina c. Walker (1858), 27 L.J.M.C. 207; Hôpital Notre-Dame de l’Espérance c. Laurent, [1978] 1 R.C.S. 605; Montreal c. Montreal Locomotive Works Ltd., [1947] 1 D.L.R. 161; Stevenson Jordan and Harrison, Ltd. c. Macdonald, [1952] 1 The Times L.R. 101; Market Investigations, Ltd. c. Minister of Social Security, [1968] 3 All E.R. 732; Lee Ting Sang c. Chung Chi-Keung, [1990] 2 A.C. 374; Hamstra (Tuteur à l’instance de) c. British Columbia Rugby Union, [1997] 1 R.C.S. 1092; Clayton c. British American Securities Ltd., [1934] 3 W.W.R. 257; Ladd c. Marshall, [1954] 1 W.L.R. 1489.
Lois et règlements cités
Règles de procédure civile, R.R.O. 1990, règl. 194, art. 59.06(2)a).
Doctrine citée
Atiyah, P. S. Vicarious Liability in the Law of Torts. London : Butterworths, 1967.
Douglas, William O. « Vicarious Liability and Administration of Risk I » (1928-1929), 38 Yale L.J. 584.
Flannigan, Robert. « Enterprise control : The servant-independent contractor distinction » (1987), 37 U.T.L.J. 25.
Fleming, John G. The Law of Torts, 9th ed. Sydney, Australia : LBC Information Services, 1998.
Fridman, Gerald Henry Louis. The Law of Torts in Canada, vol. 2. Toronto : Carswell, 1990.
Kidner, Richard. « Vicarious liability : for whom should the “employer” be liable? » (1995), 15 Legal Stud. 47.
POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de l’Ontario (2000), 46 O.R. (3d) 760, 183 D.L.R. (4th) 488, 128 O.A.C. 46, 2 B.L.R. (3d) 1, 48 C.C.L.T. (2d) 79, 41 C.P.C. (4th) 107, [2000] O.J. No. 121 (QL), infirmant les décisions de la Cour de l’Ontario (Division générale) (1998), 40 O.R. (3d) 229, 42 C.C.L.T. (2d) 50, [1998] O.J. No. 2194 (QL), et [1998] O.J. No. 4018 (QL). Pourvoi accueilli.
H. Lorne Morphy, c.r., John B. Laskin et M. Paul Michell, pour les appelants.
Martin Teplitsky, c.r., et James M. Wortzman, pour l’intimée.
Version française du jugement de la Cour rendu par
1 Le juge Major — Le présent pourvoi soulève deux questions, celle de l’imputation de la responsabilité du fait d’autrui relativement à un système de pots-de-vin versés dans le cadre d’une opération commerciale d’envergure et celle de l’examen en appel de l’exercice par le juge de première instance du pouvoir discrétionnaire de ne pas rouvrir le procès pour admettre un nouvel élément de preuve à la suite d’une motion présentée en ce sens après le dépôt de ses motifs, mais avant l’inscription du jugement formel.
2 Il y a responsabilité du fait d’autrui lorsqu’une personne est juridiquement tenue responsable de l’inconduite d’une autre personne en raison de la relation qui existe entre elles. En l’espèce, l’intimée (le fournisseur initial) a subi des pertes considérables lorsqu’elle a été remplacée comme fournisseur de housses synthétiques de siège d’auto de Canadian Tire. Ce changement de fournisseur est survenu à la suite du versement, par un consultant d’un fournisseur rival, d’un pot-de-vin au directeur de la division de l’automobile de Canadian Tire.
3 La première question qui se pose est de savoir si la responsabilité du fait d’autrui de l’appelante Sagaz (le fournisseur rival de produits pour l’auto) est engagée en raison de la conduite délictueuse du consultant dont elle a retenu les services afin d’obtenir la clientèle de Canadian Tire. Selon moi, la responsabilité du fait d’autrui du fournisseur rival, l’appelante Sagaz, n’est pas engagée en raison du système de pots‑de‑vin établi par son consultant. Celui-ci était non pas un employé du fournisseur, mais un entrepreneur indépendant. Pour des considérations de politique générale, la relation entre un employeur et un entrepreneur indépendant ne donne pas ouverture habituellement à une action en responsabilité du fait d’autrui.
4 Quant à la seconde question, celle de la motion visant à rouvrir le procès pour permettre la présentation d’un nouvel élément de preuve, je conclus, pour les raisons qui suivent, que la Cour d’appel a eu tort de substituer son pouvoir discrétionnaire à celui du juge de première instance.
I. Les faits
5 L’intimée, 671122 Ontario Limited, auparavant Design Dynamics Limited (« Design »), était depuis 30 ans le principal fournisseur de housses de siège d’auto en peau de mouton synthétique de la Société Canadian Tire. C’est Canadian Tire qui occupait la position de force dans cette relation du fait qu’elle représentait plus de 60 pour 100 du marché canadien des housses de siège d’auto et qu’en 1983 elle était le client le plus important de Design, comptant pour plus de 50 pour 100 des ventes de cette dernière.
6 En juin 1984, Canadian Tire a cessé de s’approvisionner chez Design. Robert Summers, directeur de la division de l’automobile de Canadian Tire, a informé Design qu’elle serait remplacée par un autre fournisseur de housses de siège d’auto, à savoir les appelantes Sagaz Industries Canada Inc. et Sagaz Industries Inc. (appelées collectivement « Sagaz »). Sagaz est une société floridienne dont le président est l’appelant Joseph Kavana. Sagaz Industries Inc. continue d’approvisionner Canadian Tire, alors que Sagaz Industries Canada Inc. est inactive.
7 Monsieur Summers a remplacé Design par Sagaz comme fournisseur après s’être vu offrir un pot-de-vin sous forme de commission occulte. Sagaz avait retenu les services d’une entreprise new-yorkaise, American Independent Marketing Inc. (« AIM »), pour qu’elle l’aide à commercialiser ses housses de siège d’auto chez Canadian Tire. AIM appartenait à Stewart Landow qui en avait également le contrôle. Il a plus tard été établi que M. Summers avait accepté un pot‑de‑vin de M. Landow et de AIM relativement au contrat de vente de housses de siège d’auto conclu par Sagaz. Plus précisément, M. Summers avait, pour toucher le pot-de-vin, créé une société fictive, International Marketing Consultants (« IMC »), dont il avait confié la gestion à un homme de paille Anthony Brathwaite. Ce dernier était le pantin de M. Summers qui encaissait tous les profits de IMC. Messieurs Summers et Landow avaient conclu un accord en vertu duquel M. Landow (par le truchement de AIM) verserait à M. Summers (par le truchement de IMC) une commission de 2 pour 100 sur toutes les ventes de housses synthétiques de Sagaz à Canadian Tire, et ce, afin de garantir la réalisation de ces ventes. Par suite de ce pot-de-vin, M. Summers a mis fin à la relation de Canadian Tire avec Design.
8 L’acte fautif de M. Summers a été découvert en 1985. Il a été congédié et a finalement été condamné à une peine d’emprisonnement pour avoir accepté un avantage par corruption. Par la suite, il a fait faillite. Monsieur Brathwaite a plaidé coupable à des accusations analogues.
9 Le remplaçant de M. Summers chez Canadian Tire, après avoir réévalué l’achat de housses de siège synthétiques, a décidé que les produits de Sagaz étaient préférables à ceux de Design. Canadian Tire a donc conservé Sagaz comme fournisseur.
10 Après avoir perdu son principal client, la société Design a vu son chiffre d’affaires baisser considérablement. Elle a vendu ses actifs en 1988, puis a intenté en 1989 une action contre quelque 13 défendeurs, dont Canadian Tire, AIM et Sagaz ainsi que MM. Summers, Brathwaite, Landow et Kavana. Au procès, il ne restait plus comme défendeurs que AIM et Sagaz ainsi que MM. Landow (qui n’a pas témoigné) et Kavana. Canadian Tire a versé 750 000 $ à Design afin de régler l’action que cette dernière avait intentée contre elle. L’action contre M. Summers a été abandonnée au moment où il a fait faillite. Design a allégué dans son action que AIM, M. Landow, Sagaz et M. Kavana avaient versé un pot‑de‑vin à M. Summers et que, n’eût été de ce pot-de-vin, elle aurait continué d’approvisionner Canadian Tire.
II. Historique des procédures judiciaires
A. Cour de l’Ontario (Division générale) (1998), 40 O.R. (3d) 229
11 Le juge de première instance a conclu que la décision de la direction de Canadian Tire de changer de fournisseur de housses de siège d’auto n’avait rien à voir avec la conviction que le produit de Sagaz était supérieur à celui de Design. Cette dernière avait perdu son client uniquement en raison du pot‑de‑vin.
12 Monsieur Landow a profité de ce système de pots-de-vin en ce sens que les commissions sur les ventes de Sagaz à Canadian Tire étaient versées à la société AIM dont il était l’unique propriétaire. Il ne pouvait pas se cacher derrière le voile de la personnalité morale de son entreprise après s’en être servi pour commettre un délit intentionnel. Le juge de première instance a décidé que M. Landow et AIM avaient comploté avec M. Summers et IMC de faire perdre illégalement à Design la clientèle de Canadian Tire.
13 Même si le délit de complot civil suffisait à établir la responsabilité, le juge de première instance a estimé que la question de la responsabilité était mieux abordée sous l’angle du délit d’ingérence illicite dans des relations économiques imputable à M. Landow et à AIM.
14 Au cours du procès, on a tenté d’impliquer M. Kavana, président de Sagaz, dans le système de pots-de-vin en évoquant certaines opérations commerciales louches comme, par exemple, les commissions que M. Landow touchaient pour la vente de housses de siège d’auto de Sagaz à Canadian Tire. Avant de se voir accorder par Canadian Tire le contrat des housses de siège d’auto, Sagaz versait à M. Landow une commission de 5 pour 100 sur les ventes réalisées. Sagaz a ensuite augmenté cette commission à 6 pour 100. Au même moment ou à peu près au même moment, M. Landow a conclu avec M. Summers l’accord en vertu duquel il lui verserait une commission occulte de 2 pour 100. Design a soutenu au procès que la commission de M. Landow avait été majorée à 6 pour 100 dans le but de financer le pot‑de‑vin versé à M. Summers, ce qui impliquait que MM. Kavana et Landow avaient accepté de partager le paiement du pot-de-vin de 2 pour 100. Monsieur Kavana a nié toute participation au système de pots-de-vin. Il a témoigné que, s’il avait accepté de majorer la commission à 6 pour 100, c’était parce que Landow l’avait induit en erreur en lui affirmant qu’il devait embaucher quelqu’un pour fournir des services en magasin au Canada, ce qui entraînerait des dépenses supplémentaires. Un autre incident louche était le fait que Robin Addie, acheteur principal chez Canadian Tire, s’était retrouvé en possession d’une somme de 15 000 $ que M. Kavana avait versée à M. Landow au mois de mars 1985. Dans son témoignage, M. Kavana a nié encore une fois toute inconduite de sa part. Il a prétendu que M. Landow lui avait déclaré que cette somme servirait à acheter une automobile pour une campagne de publicité visant les housses de siège vendues par Canadian Tire. En fait, aucune auto n’a jamais été achetée.
15 Cette situation louche dans laquelle s’est trouvé M. Kavana a été exposée au procès. Le juge de première instance a jugé M. Kavana crédible et a retenu son témoignage selon lequel il avait fait confiance à M. Landow et avait accepté ses explications au sujet de la commission et de l’achat d’une automobile. De même, M. Summers n’a pas impliqué M. Kavana dans son témoignage. Le juge de première instance a conclu que M. Kavana n’avait pas participé au système de pots-de-vin. Il a souligné que, si M. Kavana avait été au courant du versement d’un pot-de-vin par M. Landow, sa responsabilité et celle de Sagaz auraient alors été directement engagées et, de toute évidence, la question de la responsabilité du fait d’autrui ne se serait pas posée.
16 Le juge de première instance a examiné brièvement la question de savoir si Sagaz était responsable envers Design de l’acte fautif de M. Landow et de AIM. Il a conclu que la preuve démontrait que AIM était un entrepreneur indépendant de Sagaz. Citant l’arrêt London Drugs Ltd. c. Kuehne & Nagel International Ltd., [1992] 3 R.C.S. 299, il a ajouté que la responsabilité du fait d’autrui de Sagaz ne pouvait et ne devait pas être engagée en raison des actes délictueux d’un entrepreneur indépendant.
17 Le juge a condamné M. Landow et AIM, solidairement, à verser la somme de 1 807 500 $ à titre de dommages-intérêts, plus la somme de 50 000 $ à titre de dommages-intérêts punitifs, ainsi que des intérêts avant jugement. L’action a été rejetée en ce qui concernait Sagaz et M. Kavana. Le juge a refusé de condamner Design à payer les dépens de Sagaz et de M. Kavana, mais il a rendu une ordonnance de type Sanderson enjoignant à M. Landow et à AIM de payer les dépens de ces deux parties.
B. Cour de l’Ontario (Division générale), [1998] O.J. No. 4018 (QL)
18 Après le dépôt des motifs du juge de première instance, mais avant l’inscription du jugement formel, M. Landow, qui n’avait pas témoigné au procès, a remis à Design un affidavit dans lequel il impliquait M. Kavana et reconnaissait avoir comploté de verser un pot-de-vin à M. Summers. Forte de cet affidavit, Design a présenté au juge de première instance une motion fondée sur l’al. 59.06(2)a) des Règles de procédure civile, R.R.O. 1990, règl. 194, en vue d’obtenir la réouverture du procès pour recevoir le nouvel élément de preuve de M. Landow. Design prétendait que ce nouvel élément de preuve démontrerait que M. Kavana était au fait des actes délictueux de M. Landow et y avait pris part, et que sa responsabilité envers Design était également engagée.
19 Le juge de première instance a rejeté la motion pour le motif qu’aucun élément de preuve soumis au procès n’établissait directement la participation de M. Kavana au versement d’un pot-de‑vin à M. Summers. Ce dernier avait traité directement avec M. Landow. M. Summers n’a pas impliqué M. Kavana dans son témoignage. Pour sa part, M. Kavana a nié toute participation au versement d’un pot‑de‑vin lorsqu’il a lui-même témoigné. Il a également témoigné de façon crédible lors du contre-interrogatoire complet et serré dont il a fait l’objet. Monsieur Landow n’a ni témoigné ni assisté au procès. Un avocat l’a représenté pendant toute la durée du procès. Contre‑interrogé au sujet de l’affidavit qu’il avait souscrit relativement à la motion visant l’admission d’un nouvel élément de preuve, M. Landow a reconnu qu’il savait qu’il avait le droit d’assister au procès et de témoigner. Pendant toute la durée du procès, il recevait chaque jour un rapport concernant le déroulement des procédures.
20 En rejetant la motion en réouverture du procès, le juge de première instance a appliqué le critère à deux volets énoncé dans la décision Scott c. Cook, [1970] 2 O.R. 769 (H.C.). Premièrement, l’issue du procès aurait-elle vraisemblablement été différente si l’élément de preuve en cause avait été présenté? Deuxièmement, aurait-il été possible d’obtenir l’élément de preuve avant le procès en faisant preuve de diligence raisonnable?
21 Le juge a conclu que l’on n’avait satisfait à ni l’un ni l’autre de ces deux volets. Il pouvait seulement dire que l’issue du procès aurait pu être différente, et non pas qu’elle aurait vraisemblablement été différente, si le nouvel élément de preuve avait été présenté. De même, s’il y avait réouverture du procès, il se pourrait bien que l’on n’ajoute pas foi à l’élément de preuve présenté par M. Landow. Sa crédibilité serait considérablement mise en doute. En ce qui concerne le second volet du critère, le juge de première instance a décidé que l’élément de preuve de M. Landow aurait pu être obtenu avant le procès. Design aurait pu forcer M. Landow à témoigner sous serment au procès, même si son témoignage pouvait ne pas lui être utile. Le juge de première instance a conclu que la cour ne permettrait pas à une partie de corriger ce qui, a posteriori, paraissait avoir été une stratégie de procès infructueuse.
C. Cour d’appel de l’Ontario (2000), 183 D.L.R. (4th) 488
22 La Cour d’appel a infirmé les décisions du juge de première instance. Elle a estimé essentiellement que Sagaz était responsable du fait d’autrui envers Design. Appliquant le « critère d’organisation » (tiré de l’arrêt Mayer c. J. Conrad Lavigne Ltd. (1979), 27 O.R. (2d) 129 (C.A.), et auparavant approuvé par notre Cour dans l’arrêt Co‑operators Insurance Association c. Kearney, [1965] R.C.S. 106), la Cour d’appel a jugé que M. Landow et AIM avaient agi en tant que membres de « l’équipe de vendeurs de Sagaz ». Sagaz était donc solidairement responsable avec M. Landow et AIM du paiement des dommages-intérêts accordés, à l’exception des dommages-intérêts punitifs. Pour cette raison, la Cour d’appel a également accueilli l’appel incident de M. Landow et de AIM sur la question des dépens et a annulé la condamnation de ces derniers à payer les dépens de Sagaz et de M. Kavana. Design avait droit au paiement de ses dépens par Sagaz.
23 Un nouveau procès concernant la culpabilité de M. Kavana a été ordonné pour le motif que le juge de première instance aurait dû rouvrir le procès pour entendre le témoignage de M. Landow. La Cour d’appel a conclu que si cet élément de preuve était présenté au procès et jugé crédible, il impliquerait M. Kavana et Sagaz dans le système de pots‑de-vin. Elle a également jugé qu’il n’aurait pas été possible en faisant preuve de diligence raisonnable de découvrir l’élément de preuve de M. Landow avant le procès, étant donné que Design n’avait ménagé aucun effort pour convaincre M. Landow de collaborer et de témoigner contre M. Kavana et Sagaz, mais n’y était pas parvenue.
III. Les questions en litige
24 1. La Cour d’appel a-t-elle eu tort de décider que Sagaz était responsable du fait d’autrui envers Design?
2. La Cour d’appel a-t-elle eu tort de substituer son pouvoir discrétionnaire à celui du juge de première instance en décidant de rouvrir le procès?
IV. Analyse
A. Responsabilité du fait d’autrui
(1) Le raisonnement de principe qui sous-tend la responsabilité du fait d’autrui
25 La responsabilité du fait d’autrui n’est pas un délit distinct. Elle est une théorie selon laquelle une personne est responsable de l’inconduite d’une autre personne en raison de la relation qui existe entre elles. Bien que les catégories de relations juridiques donnant ouverture à l’application de la responsabilité du fait d’autrui ne soient ni définies de manière exhaustive ni limitatives, la relation qui donne le plus souvent naissance à ce type de responsabilité est la relation maître-serviteur, désormais mieux connue sous le nom de relation employeur-employé.
26 En général, le droit de la responsabilité délictuelle vise à tenir les gens responsables de leurs actes ou omissions fautifs ainsi que du préjudice qui en découle directement. Par contre, la responsabilité du fait d’autrui est considérée comme un type de responsabilité stricte parce qu’elle n’exige pas de prouver que la personne qui y est assujettie a accompli personnellement un acte fautif. Pour cette raison, les cas où elle s’applique sont encore relativement rares en droit canadien de la responsabilité délictuelle. Quelles sont les considérations de politique générale qui en régissent l’application restreinte?
27 Pour reprendre un passage souvent cité de Fleming :
[traduction] [L]a règle contemporaine de la responsabilité du fait d’autrui ne peut pas passer pour une déduction fondée sur des prémisses formalistes, mais devrait franchement être reconnue comme reposant sur une combinaison de considérations de politique générale . . .
(The Law of Torts (9e éd. 1998), p. 410, cité dans les arrêts rendus simultanément Bazley c. Curry, [1999] 2 R.C.S. 534, par. 26, madame le juge McLachlin (maintenant Juge en chef); voir aussi Jacobi c. Griffiths, [1999] 2 R.C.S. 570, par. 29, le juge Binnie.)
Madame le juge McLachlin a toutefois souligné, au par. 27 de l’arrêt Bazley (cité au par. 29 de l’arrêt Jacobi), que « [l]’accent mis sur une politique générale ne doit pas diminuer l’importance des principes juridiques ».
28 La plus récente analyse que notre Cour a faite des considérations de politique générale justifiant l’imputation de la responsabilité du fait d’autrui se trouve aux par. 26 à 36 de l’arrêt Bazley, dans lesquels madame le juge McLachlin a procédé à un examen succinct de la jurisprudence pertinente. Elle a d’abord évoqué l’opinion du juge La Forest (dissident relativement au pourvoi incident) dans l’arrêt London Drugs, précité, selon laquelle on considère généralement que la responsabilité du fait d’autrui repose sur l’un des deux fondements logiques suivants. Le premier, connu sous le nom de « théorie du délit de l’employeur », veut que l’employeur soit responsable des actes de son employé parce qu’il est réputé les avoir autorisés, de sorte que, en droit, les actes de l’employé sont les actes de l’employeur. Le deuxième fondement, connu sous le nom de « théorie du délit de l’employé », veut que la responsabilité de l’employeur soit engagée du seul fait qu’il est le supérieur de l’employé et que ce dernier est donc sous ses ordres (G. H. L. Fridman, The Law of Torts in Canada (1990), vol. 2, p. 314‑315, et P. S. Atiyah, Vicarious Liability in the Law of Torts (1967), p. 6-7).
29 Le juge La Forest a toutefois reconnu qu’aucun de ces fondements logiques ne permet d’expliquer complètement l’application de la règle de la responsabilité du fait d’autrui, et a conclu que cette règle répond à un certain nombre de questions de politique générale liées notamment au dédommagement, à la dissuasion et à l’imputation de la perte (London Drugs, précité, p. 336). Le juge McLachlin a souligné que Fleming a relevé des considérations de politique générale similaires qui justifient l’imputation de la responsabilité du fait d’autrui, dont l’idée de fournir un recours juste et pratique pour le préjudice subi et celle de dissuader de causer un préjudice à l’avenir, ajoutant que ces deux idées « englobent utilement les principales considérations de politique générale qui ont été présentées » (Bazley, précité, par. 29).
30 La détermination des considérations de politique générale qui sous‑tendent l’imputation de la responsabilité du fait d’autrui aide à décider s’il y a lieu d’appliquer la règle dans un cas donné et c’est pourquoi il convient d’examiner brièvement celles que notre Cour a énoncées dans l’arrêt Bazley.
31 Premièrement, la responsabilité du fait d’autrui fournit un recours juste et pratique à ceux qui ont subi un préjudice en raison des fautes commises par un employé. Bien des commentateurs se méfient a priori de la notion de responsabilité du fait d’autrui parce qu’elle semble tenir des parties responsables d’un préjudice pour la simple raison qu’elles ont « la bourse bien garnie » ou qu’elles sont en mesure d’assumer la perte, même si elles n’ont rien à se reprocher personnellement. La justification de la « bourse bien garnie » ne concorde pas en soi avec ce qui est perçu comme étant foncièrement équitable (voir également R. Flannigan, « Enterprise control : The servant-independent contractor distinction » (1987), 37 U.T.L.J. 25, p. 29). L’imputation de la responsabilité de la faute à l’employeur doit sembler équitable et non pas dépendre uniquement de la capacité de ce dernier d’assumer la perte. Le juge McLachlin aborde cette question au par. 31 de l’arrêt Bazley, précité :
Dans ce sens, il est possible de soutenir que la responsabilité du fait d’autrui est équitable. L’employeur implante dans la collectivité une entreprise qui comporte certains risques. Quand ces risques se matérialisent et causent un préjudice à un membre du public malgré les efforts raisonnables de l’employeur, il est juste que la perte soit assumée par la personne ou l’organisme qui a créé l’entreprise et, en conséquence, le risque. Cela concorde avec l’idée qu’il est juste et équitable que la personne à l’origine d’un risque assume la perte qui résulte quand le risque se matérialise et cause un préjudice.
De même Fleming a affirmé que [traduction] « la personne qui emploie d’autres personnes pour promouvoir ses propres intérêts financiers devrait, en toute équité, se voir imputer une responsabilité correspondante pour les pertes causées dans le cadre de l’exploitation de son entreprise » (p. 410). Le juge McLachlin précise que, quoique la justesse de cette proposition puisse être évidente en soi, « elle est étayée par le fait que l’employeur est souvent le mieux placé pour répartir les pertes au moyen de mécanismes comme l’assurance et la hausse de prix, et ainsi pour réduire l’effet perturbateur du délit dans la société » (Bazley, par. 31). Il convient enfin de noter, à ce sujet, que la responsabilité du fait d’autrui ne diminue en rien la responsabilité personnelle de l’auteur même du délit (Fleming, op. cit., p. 411; London Drugs, précité, p. 460, le juge McLachlin).
32 La seconde considération de politique générale qui sous-tend la responsabilité du fait d’autrui est l’idée de dissuader de causer un préjudice à l’avenir étant donné que les employeurs sont souvent en mesure de réduire les accidents et les fautes intentionnelles au moyen d’une organisation et d’une supervision efficaces. Cette considération de politique générale est liée la première, celle de la juste indemnisation, vu que « [l]’implantation de l’entreprise dans la collectivité avec les risques qu’elle comporte implique, en revanche, la possibilité de gérer le risque afin de réduire les coûts du préjudice qui peut en découler » (Bazley, précité, par. 34).
(2) Employé par opposition à entrepreneur indépendant
33 La relation qui donne le plus souvent naissance à la responsabilité du fait d’autrui est la relation employeur-employé, autrefois appelée relation maître-serviteur. Elle diffère de la relation employeur-entrepreneur indépendant qui, sous réserve de certaines exceptions limitées (voir Atiyah, op. cit., p. 327-378), ne donne généralement pas ouverture à une action en responsabilité du fait d’autrui. Toutefois, l’analyse ne s’arrête pas à la décision qu’un travailleur est un employé et non pas un entrepreneur indépendant et que la responsabilité du fait d’autrui de son employeur peut donc être engagée. Il faut encore que l’employé ait accompli l’acte délictueux dans l’exercice de ses fonctions. Pour les raisons qui suivent, il n’est pas nécessaire de passer à cette seconde étape de l’analyse, qui n’est pas pertinente en l’espèce.
34 Quelle différence y a-t-il entre un employé et un entrepreneur indépendant, et pourquoi la responsabilité du fait d’autrui est-elle plus susceptible d’être imputée dans le premier cas? Cette question a été largement débattue. C’est dans le contrôle exercé par l’employeur sur l’auteur même du délit (le travailleur) que réside la réponse. Si l’employeur ne contrôle pas les activités du travailleur, les considérations de politique générale justifiant la responsabilité du fait d’autrui ne jouent pas. Voir Flannigan, loc. cit., p. 31-32 :
[traduction] Le fondement de la règle de la responsabilité du fait d’autrui en détermine une restriction précise. Si l’employeur ne contrôle pas les activités du travailleur, il est évident que la responsabilité du fait d’autrui ne doit pas lui être imputée car, dans ce cas, il n’y a pas de prise de risque [par l’employeur] qui soit protégée. Seul le travailleur autorisé à accomplir une tâche peut influer sur la probabilité de perte car c’est lui seul qui exerce un contrôle à cet égard. Ainsi, comme il ne saurait y avoir de méfait en l’absence de contrôle par l’employeur, aucune réparation n’est nécessaire.
35 En d’autres termes, les principales considérations de politique générale justifiant la responsabilité du fait d’autrui sont l’idée de fournir un recours juste et pratique pour le préjudice subi et celle de dissuader de causer un préjudice à l’avenir (Bazley, précité, par. 29). La responsabilité du fait d’autrui est équitable en principe parce qu’une entreprise doit assumer elle-même les risques qu’elle entraîne. Il n’est donc pas logique d’imputer à un employeur la responsabilité des actes accomplis par un entrepreneur indépendant qui, par définition, exploite une entreprise pour son propre compte. En outre, l’employeur n’exerce pas sur un entrepreneur indépendant le même contrôle que sur un employé et n’est pas, de ce fait, en mesure de réduire les accidents et les fautes intentionnelles au moyen d’une organisation et d’une supervision efficaces. Toutes ces considérations de politique générale se rattachent à la capacité de l’employeur de contrôler les activités de l’employé, une dimension qui est généralement inexistante ou insuffisante dans le cas d’un entrepreneur indépendant. Comme nous l’avons vu, les considérations de politique générale justifiant l’imputation de la responsabilité du fait d’autrui sont pertinentes lorsque l’employeur est en mesure de contrôler les activités de l’employé, mais peuvent être insuffisantes dans le cas d’un entrepreneur indépendant sur lequel l’employeur a peu de contrôle. Le contrôle n’est toutefois pas le seul facteur à considérer pour décider si un travailleur est un employé ou un entrepreneur indépendant. Pour les raisons exposées plus loin, l’application de ce seul facteur risque d’induire en erreur, et il y a lieu de tenir compte d’autres facteurs pour en décider.
36 Les tribunaux ont établi divers critères pour aider à décider si un travailleur est un employé ou un entrepreneur indépendant. La distinction entre un employé et un entrepreneur indépendant est utile non seulement en matière de responsabilité du fait d’autrui mais aussi lorsqu’il s’agit d’appliquer diverses lois sur l’emploi, de déterminer si une action pour congédiement injustifié peut être intentée, d’établir des cotisations en matière d’impôt sur le revenu ou de taxe d’affaires, de dresser l’ordre de collocation dans le cas où un employeur devient insolvable ou d’appliquer des droits contractuels (Flannigan, loc. cit., p. 25). Il s’ensuit qu’une bonne partie des décisions en la matière ne sont pas moins utiles du fait qu’elles n’ont pas été rendues dans le contexte de la responsabilité du fait d’autrui.
37 La Cour d’appel fédérale a procédé à un examen détaillé de la jurisprudence pertinente dans l’arrêt Wiebe Door Services Ltd. c. M.R.N., [1986] 3 C.F. 553. Comme le juge MacGuigan l’a fait remarquer, c’est le critère de contrôle énoncé par le baron Bramwell dans l’affaire Regina c. Walker (1858), 27 L.J.M.C. 207, et adopté par notre Cour dans l’arrêt Hôpital Notre-Dame de l’Espérance c. Laurent, [1978] 1 R.C.S. 605, qui a d’abord été appliqué pour déterminer l’existence d’une relation employeur‑employé. Il était ainsi formulé : « le critère essentiel destiné à caractériser les rapports de commettant à préposé est le droit de donner des ordres et instructions au préposé sur la manière de remplir son travail » (Hôpital Notre-Dame de l’Espérance, précité, p. 613).
38 On a dit de ce critère qu’il était [traduction] « d’une simplicité trompeuse » (Atiyah, op. cit., p. 41). Le juge MacGuigan expose les principales difficultés qu’il soulève, dans l’arrêt Wiebe Door, précité, p. 558-559 :
Ce critère a le grave inconvénient de paraître assujetti aux termes exacts du contrat définissant les modalités du travail : si le contrat contient des instructions et des stipulations détaillées, comme c’est chose courante dans les contrats passés avec un entrepreneur indépendant, le contrôle ainsi exercé peut être encore plus rigoureux que s’il résultait d’instructions données au cours du travail, comme c’est l’habitude dans les contrats avec un préposé, mais une application littérale du critère pourrait laisser croire qu’en fait, le contrôle exercé est moins strict. En outre, le critère s’est révélé tout à fait inapplicable pour ce qui est des professionnels et des travailleurs hautement qualifiés, qui possèdent des aptitudes bien supérieures à la capacité de leur employeur à les diriger.
39 L’une des premières tentatives faites pour régler les difficultés du critère de contrôle a été l’établissement du critère à quatre volets appelé « critère de l’entreprise ». Ce critère a été énoncé par W. O. Douglas (plus tard nommé juge), dans « Vicarious Liability and Administration of Risk I » (1928-1929), 38 Yale L.J. 584, puis appliqué par lord Wright dans l’arrêt Montreal c. Montreal Locomotive Works Ltd., [1947] 1 D.L.R. 161 (C.P.), p. 169 :
[traduction] Dans des jugements antérieurs, on s’appuyait souvent sur un seul critère, comme l’existence ou l’absence de contrôle, pour décider s’il s’agissait d’un rapport de maître à serviteur, la plupart du temps lorsque des questions de responsabilité délictuelle de la part du maître ou du supérieur étaient en cause. Dans les situations plus complexes de l’économie moderne, il faut souvent recourir à des critères plus compliqués. Il a été jugé plus convenable dans certains cas d’appliquer un critère qui comprendrait les quatre éléments suivants : (1) le contrôle; (2) la propriété des instruments de travail; (3) la possibilité de profit; (4) le risque de perte. Le contrôle en lui‑même n’est pas toujours concluant.
40 Comme le souligne le juge MacGuigan, le lord juge Denning (plus tard maître des rôles) a appliqué un critère général similaire, appelé « critère d’organisation » ou « critère d’intégration » dans l’arrêt Stevenson Jordan and Harrison, Ltd. c. Macdonald, [1952] 1 The Times L.R. 101 (C.A.), p. 111 :
[traduction] Un élément semble se retrouver dans tous les cas : en vertu d’un contrat de louage de services, une personne est employée en tant que partie d’une entreprise et son travail fait partie intégrante de l’entreprise; alors qu’en vertu d’un contrat d’entreprise, son travail, bien qu’il soit fait pour l’entreprise, n’y est pas intégré mais seulement accessoire.
41 Cet arrêt a introduit dans l’analyse les expressions « contrat de louage de services » (employé) et « contrat d’entreprise » (entrepreneur indépendant). Notre Cour a approuvé le critère d’organisation dans l’arrêt Co-operators Insurance, précité (suivi dans Mayer, précité), où le juge Spence a fait remarquer que, sous la contrainte de situations nouvelles, les tribunaux avaient abandonné le critère de contrôle et l’avaient remplacé par une sorte de critère d’organisation faisant intervenir l’importante question de savoir si le soi‑disant préposé faisait partie de l’organisation de son employeur (Fleming, op. cit., p. 416).
42 Le juge MacGuigan signale toutefois dans l’arrêt Wiebe Door, précité, p. 561, que le critère d’organisation a été « reçu avec moins d’enthousiasme dans d’autres juridictions de common law », dont l’Angleterre et l’Australie. Il peut notamment être difficile à appliquer. Il est généralement possible de répondre par l’affirmative à la question de savoir si l’activité ou le travailleur fait partie intégrante de l’entreprise de l’employeur. Par exemple, la personne chargée du nettoyage des locaux est techniquement indispensable à l’entreprise, mais les services de nettoyage peuvent légitimement être confiés en sous-traitance à des personnes travaillant à leur compte (voir R. Kidner, « Vicarious liability : for whom should the “employer” be liable? » (1995), 15 Legal Stud. 47, p. 60). Comme le juge MacGuigan l’a également souligné dans l’arrêt Wiebe Door, si le critère principal consistait à démontrer que, sans le travail des soi‑disant employés, l’employeur ne pourrait pas exploiter son entreprise, l’existence d’un lien factuel de dépendance mutuelle satisferait toujours au critère d’organisation d’un employé même s’il se peut que ce critère ne reflète pas exactement la relation intrinsèque des parties (p. 562-563).
43 Le juge MacGuigan reconnaît qu’en dépit de ces critiques le critère d’organisation peut être utile (à la p. 563) :
De toute évidence, le critère d’organisation énoncé par lord Denning et d’autres juristes donne des résultats tout à fait acceptables s’il est appliqué de la bonne manière, c’est-à-dire quand la question d’organisation ou d’intégration est envisagée du point de vue de l’« employé » et non de celui de l’« employeur ». En effet, il est toujours très facile, en examinant la question du point de vue dominant de la grande entreprise, de présumer que les activités concourantes sont organisées dans le seul but de favoriser l’activité la plus importante. Nous devons nous rappeler que c’est en tenant compte de l’entreprise de l’employé que lord Wright [dans l’arrêt Montreal] a posé la question « À qui appartient l’entreprise [?] » [Je souligne.]
44 Selon le juge MacGuigan, c’est le juge Cooke qui a fait la meilleure synthèse du problème dans la décision Market Investigations, Ltd. c. Minister of Social Security, [1968] 3 All E.R. 732 (Q.B.D.), p. 737-738 (suivie par le Conseil privé dans l’arrêt Lee Ting Sang c. Chung Chi-Keung, [1990] 2 A.C. 374, lord Griffiths, p. 382) :
[traduction] Les remarques de lord Wright, du lord juge Denning et des juges de la Cour suprême des États-Unis laissent à entendre que le critère fondamental à appliquer est celui-ci : « La personne qui s’est engagée à accomplir ces tâches les accomplit-elle en tant que personne à son compte? » Si la réponse à cette question est affirmative, alors il s’agit d’un contrat d’entreprise. Si la réponse est négative, alors il s’agit d’un contrat de service personnel. Aucune liste exhaustive des éléments qui sont pertinents pour trancher cette question n’a été dressée, peut-être n’est‑il pas possible de le faire; on ne peut non plus établir de règles rigides quant à l’importance relative qu’il faudrait attacher à ces divers éléments dans un cas particulier. Tout ce qu’on peut dire, c’est qu’il faudra toujours tenir compte du contrôle même s’il ne peut plus être considéré comme le seul facteur déterminant; et que des facteurs qui peuvent avoir une certaine importance sont des questions comme celles de savoir si celui qui accomplit la tâche fournit son propre outillage, s’il engage lui-même ses aides, quelle est l’étendue de ses risques financiers, jusqu’à quel point il est responsable des mises de fonds et de la gestion, et jusqu’à quel point il peut tirer profit d’une gestion saine dans l’accomplissement de sa tâche. [Je souligne.]
45 Enfin, un critère se rapportant à l’entreprise elle-même est apparu. Flannigan (loc. cit., p. 30) énonce le [traduction] « critère de l’entreprise » selon lequel l’employeur doit être tenu responsable du fait d’autrui pour les raisons suivantes : (1) il contrôle les activités du travailleur, (2) il est en mesure de réduire les risques de perte, (3) il tire profit des activités du travailleur, (4) le coût véritable d’un bien ou d’un service devrait être assumé par l’entreprise qui l’offre. Pour Flannigan, chaque justification a trait à la régulation du risque pris par l’employeur, et le contrôle est donc toujours l’élément crucial puisque c’est la capacité de contrôler l’entreprise qui permet à l’employeur de prendre des risques. Le juge La Forest a lui aussi formulé un « critère du risque de l’entreprise » dans l’opinion dissidente qu’il a exposée relativement au pourvoi incident dans l’arrêt London Drugs. Il a écrit, à la p. 339, que « [l]a responsabilité du fait d’autrui a pour fonction plus générale de transférer à l’entreprise elle-même les risques créés par l’activité à laquelle se livrent ses mandataires. »
46 À mon avis, aucun critère universel ne permet de déterminer, de façon concluante, si une personne est un employé ou un entrepreneur indépendant. Lord Denning a affirmé, dans l’arrêt Stevenson Jordan, précité, qu’il peut être impossible d’établir une définition précise de la distinction (p. 111) et, de la même façon, Fleming signale que [traduction] « devant les nombreuses variables des relations de travail en constante mutation, aucun critère ne semble permettre d’apporter une réponse toujours claire et acceptable » (p. 416). Je partage en outre l’opinion du juge MacGuigan lorsqu’il affirme — en citant Atiyah, op. cit., p. 38, dans l’arrêt Wiebe Door, p. 563 — qu’il faut toujours déterminer quelle relation globale les parties entretiennent entre elles :
[traduction] [N]ous doutons fortement qu’il soit encore utile de chercher à établir un critère unique permettant d’identifier les contrats de louage de services [. . .] La meilleure chose à faire est d’étudier tous les facteurs qui ont été considérés dans ces causes comme des facteurs influant sur la nature du lien unissant les parties. De toute évidence, ces facteurs ne s’appliquent pas dans tous les cas et n’ont pas toujours la même importance. De la même façon, il n’est pas possible de trouver une formule magique permettant de déterminer quels facteurs devraient être tenus pour déterminants dans une situation donnée.
47 Bien qu’aucun critère universel ne permette de déterminer si une personne est un employé ou un entrepreneur indépendant, je conviens avec le juge MacGuigan que la démarche suivie par le juge Cooke dans la décision Market Investigations, précitée, est convaincante. La question centrale est de savoir si la personne qui a été engagée pour fournir les services les fournit en tant que personne travaillant à son compte. Pour répondre à cette question, il faut toujours prendre en considération le degré de contrôle que l’employeur exerce sur les activités du travailleur. Cependant, il faut aussi se demander, notamment, si le travailleur fournit son propre outillage, s’il engage lui-même ses assistants, quelle est l’étendue de ses risques financiers, jusqu’à quel point il est responsable des mises de fonds et de la gestion et jusqu’à quel point il peut tirer profit de l’exécution de ses tâches.
48 Ces facteurs, il est bon de le répéter, ne sont pas exhaustifs et il n’y a pas de manière préétablie de les appliquer. Leur importance relative respective dépend des circonstances et des faits particuliers de l’affaire.
(3) Application aux faits
49 Aux termes de l’accord conclu entre Sagaz et AIM le 29 janvier 1985, AIM était engagée pour [traduction] « aider Sagaz à obtenir la clientèle de [Canadian Tire] ». Bien que AIM y soit désignée comme étant un « entrepreneur indépendant », cette désignation n’est pas toujours déterminante de la responsabilité du fait d’autrui. Il faut d’abord se demander si, bien qu’elle ait été engagée pour fournir ces services à Sagaz, AIM exploitait une entreprise pour son propre compte. Dans l’affirmative, AIM est un entrepreneur indépendant et non un employé de Sagaz et la responsabilité du fait d’autrui est vraisemblablement écartée. Pour répondre à cette question, il est utile d’examiner la liste non exhaustive de facteurs énumérés dans les décisions Montreal et Market Investigations.
50 Certains éléments de preuve indiquent que M. Landow et AIM étaient des employés de Sagaz. En d’autres termes, on laisse entendre, pour répondre à la question « À qui appartient l’entreprise? », que M. Landow participait avec les directeurs des ventes de Sagaz à ce qui a été décrit comme un « effort concerté » en vue d’obtenir la clientèle de Canadian Tire. Plus précisément, même si, aux termes du contrat, il incombait à M. Landow d’obtenir et de conserver la clientèle de Canadian Tire, la première lettre envoyée à cette dernière au nom de Sagaz contenait des propositions de prix et avait été rédigée par le directeur national des ventes de Canadian Tire, David English. Messieurs Landow, English et Kavana ont assisté à la première rencontre. À la suite de cette rencontre, M. English a envoyé de nouvelles propositions de prix. Le rôle de M. Landow se limitait à soumettre les prix qui avaient été établis et négociés par MM. Kavana et English, et il devait suivre des directives en ce qui concernait les modalités et divers autres aspects de la démarche qu’il accomplissait au nom de Sagaz. Monsieur Landow n’était pas non plus désigné comme représentant des ventes dans les propositions de prix soumises à Canadian Tire; aucune inscription ne figurait dans l’espace réservé au représentant des ventes sur la facture, et le compte était décrit comme étant un « compte hors commission ».
51 On a également insisté jusqu’à un certain point sur le fait qu’une lettre en date du 12 juin 1984 adressée à Canadian Tire avait été écrite par M. Landow sur du papier à correspondance officielle de Sagaz. En contre-interrogatoire, M. Kavana a reconnu que M. Landow avait reçu du papier à correspondance officielle de Sagaz. Les tribunaux d’instance inférieure ont supposé que cela était dû au fait que Canadian Tire préférait traiter directement avec ses fournisseurs, comme Sagaz, plutôt que de traiter avec des représentants commerciaux indépendants.
52 Des éléments convaincants indiquent, par contre, que AIM et Sagaz étaient des entités juridiques distinctes, dont le fait que AIM possédait ses propres bureaux à New York alors que le siège social de Sagaz était situé en Floride. Aux termes de l’accord conclu entre les parties, AIM assumait tous les frais liés à l’exploitation de son entreprise, y compris les frais de déplacement, les commissions et autres rémunérations versées aux vendeurs qu’elle employait. AIM était libre de poursuivre d’autres activités et de représenter d’autres fournisseurs pourvu qu’il ne s’agisse pas d’entreprises rivales.
53 Quant à la responsabilité de AIM en matière de mises de fonds et de gestion, Sagaz n’a pas précisé combien de temps AIM devrait la représenter auprès de Canadian Tire ou fournir des services en magasin, et elle n’a exercé aucun contrôle à cet égard. De même, il appartenait à AIM et à M. Landow de décider si ce dernier devrait se rendre à Toronto et, le cas échéant, du nombre de fois qu’il le ferait. Il ressort de l’accord et du témoignage de M. Kavana que AIM n’avait pas le pouvoir de lier la société Sagaz.
54 En ce qui concerne le risque de perte ou la possibilité de profit, M. Landow et AIM touchaient une commission sur les ventes des produits de Sagaz. Par conséquent, AIM pourrait subir une perte ou réaliser un profit selon que le montant de ses dépenses (tels les frais de déplacement) serait supérieur ou inférieur à celui des commissions qu’elle toucherait.
55 Le degré de contrôle exercé sur AIM par Sagaz revêt une importance cruciale dans la présente analyse. Alors que Sagaz fixait les prix, les conditions et les autres modalités que AIM devait négocier pour le compte de Sagaz, c’est AIM qui, en définitive, décidait de l’aide apportée à Sagaz en vue d’obtenir la clientèle de Canadian Tire. Là encore, AIM décidait combien de temps elle consacrait respectivement à Sagaz et aux autres fournisseurs qu’elle desservait. Sagaz décidait de ce qu’il y avait à faire alors que AIM déterminait comment le faire. Cela indique que Sagaz n’exerçait aucun contrôle sur M. Landow.
56 À mon avis, en dépit de l’importance qu’ils peuvent avoir, les facteurs contraires, telles l’indication que le compte Canadian Tire était un « compte hors commission » et la lettre écrite par M. Landow sur du papier à correspondance officielle de Sagaz, ne sont pas suffisants pour démontrer que AIM faisait partie de « l’équipe de vendeurs » de Sagaz et était à ce titre un employé. Je conviens avec les tribunaux d’instance inférieure que cela était vraisemblablement dû au fait que Canadian Tire préférait traiter directement avec ses fournisseurs, comme Sagaz, plutôt que de traiter avec des représentants commerciaux indépendants. Compte tenu de la liste non exhaustive de facteurs énumérés dans la décision Market Investigations, précitée, — dont la propriété de l’outillage, l’embauche de ses propres assistants, l’étendue des risques financiers, la possibilité de profit et la responsabilité en matière de mises de fonds et de gestion — ainsi que de la relation globale entre les parties, il me paraît évident que AIM était un entrepreneur indépendant.
57 Je suis d’accord avec le juge de première instance pour dire que, d’après l’ensemble de la preuve, AIM exploitait une entreprise pour son propre compte. Par conséquent, à moins qu’il n’y ait des circonstances exceptionnelles (voir Atiyah, op. cit., p. 327‑349) ─ ce qui n’est pas le cas en l’espèce ─ , la relation employeur-entrepreneur indépendant qui existe entre Sagaz et AIM ne donne pas naissance à la responsabilité du fait d’autrui. Puisque j’ai conclu que AIM était un entrepreneur indépendant et non un employé de Sagaz, il n’est pas nécessaire de passer à la deuxième étape de l’analyse, qui vise à déterminer si l’employé a accompli l’acte délictueux dans l’exercice de ses fonctions.
58 Design a prétendu que, si AIM n’était pas un entrepreneur indépendant, elle était alors un mandataire de Sagaz et Sagaz était donc responsable du délit économique commis par AIM dans l’exercice de son pouvoir. En l’absence d’un élément de preuve contraire, on ne saurait présumer le pouvoir de AIM [traduction] « [d’]aider Sagaz à obtenir la clientèle de [Canadian Tire] » était large au point de l’autoriser à recourir à des moyens illégaux comme le versement d’un pot-de-vin. Cela est confirmé par la conclusion du juge de première instance que [traduction] « M. Kavana n’a pas participé au complot de MM. Summers et Landow » (p. 241) et « qu’ il n’a pas été prouvé, selon la prépondérance des probabilités, que M. Kavana était au courant du versement du pot‑de‑vin par M. Landow » (p. 245). En définitive, le versement par AIM d’un pot-de-vin à M. Summers excédait le pouvoir réel et apparent que possédait AIM en tant que représentante de Sagaz.
B. Motion visant la réouverture du procès
59 Après le dépôt des motifs du juge de première instance, mais avant l’inscription du jugement formel, M. Landow, qui n’avait pas témoigné au procès, a remis à Design un affidavit dans lequel il impliquait M. Kavana et reconnaissait avoir comploté de verser un pot‑de-vin. Design a présenté une motion en vue d’obtenir la réouverture du procès pour recevoir le nouvel élément de preuve. Le juge de première instance a appliqué le critère à deux volets tiré de la décision Scott, précitée, pour déterminer s’il devait exercer son pouvoir discrétionnaire de rouvrir le procès. Premièrement, il a décidé que l’issue du procès n’aurait vraisemblablement pas été différente si l’élément de preuve en cause avait été présenté. Deuxièmement, il a conclu qu’il aurait été possible d’obtenir l’élément de preuve avant le procès en faisant preuve de diligence raisonnable. La Cour d’appel a infirmé la décision du juge de première instance après avoir conclu qu’il avait commis une erreur concernant chacun des deux volets du critère et que le procès aurait dû être rouvert pour entendre le témoignage de M. Landow. La Cour d’appel a‑t‑elle eu tort d’infirmer la décision discrétionnaire du juge de première instance de refuser de rouvrir le procès?
60 Notre Cour a affirmé dans l’arrêt Hamstra (Tuteur à l’instance de) c. British Columbia Rugby Union, [1997] 1 R.C.S. 1092, par. 26 :
Il est établi depuis longtemps qu’en l’absence d’une erreur de droit une cour d’appel ne devrait pas toucher à l’exercice du pouvoir discrétionnaire du juge de première instance au cours d’un procès.
Les cours d’appel doivent faire preuve de retenue envers le juge de première instance qui est le mieux placé pour déterminer si l’équité exige de faire un accroc au caractère définitif du procès et de le rouvrir. Voir Clayton c. British American Securities Ltd., [1934] 3 W.W.R. 257 (C.A.C.-B.), p. 295 :
[traduction] [Le juge de première instance] découragerait bien sûr les tentatives injustifiées de présenter un nouvel élément de preuve ─ qui existe au moment du procès ─ dans le but d’ébranler le fondement d’un jugement rendu ou de permettre à une partie ayant pris connaissance de l’effet d’un jugement de redresser une preuve chancelante au moyen d’un autre élément de preuve.
61 De plus, la jurisprudence exige que le juge de première instance n’exerce son pouvoir discrétionnaire de rouvrir le procès qu’[traduction] « avec modération et la plus grande prudence » de façon à éviter « la supercherie et le recours abusif aux tribunaux » (voir Clayton, précité, p. 295, cité dans Scott, p. 774).
62 En l’espèce, le juge de première instance a décidé de ne pas exercer son pouvoir discrétionnaire de rouvrir le procès parce qu’il estimait que l’on n’avait satisfait à ni l’un ni l’autre des deux volets du critère de la décision Scott, précitée. Premièrement, il a conclu qu’il était possible d’affirmer non pas que l’issue du procès aurait vraisemblablement été différente si le nouvel élément de preuve avait été présenté, mais seulement qu’elle aurait pu être différente. Il se pourrait, si le procès était rouvert, que l’on n’ajoute pas foi à l’élément de preuve de M. Landow. Sa crédibilité serait mise en doute. Deuxièmement, le juge de première instance a décidé que l’élément de preuve de M. Landow aurait pu être obtenu avant le procès. Design aurait pu le forcer à témoigner sous serment au procès. Il a estimé qu’en dépit du risque qu’elle comportait une telle démarche était une stratégie de procès, et il lui était loisible de tirer cette conclusion.
63 Je suis d’avis que la Cour d’appel a eu tort de substituer son pouvoir discrétionnaire à celui du juge de première instance en décidant de rouvrir le procès. En ce qui concerne le premier volet du critère de la décision Scott, le juge de première instance a conclu que la crédibilité de M. Landow serait mise en question, tandis que la Cour d’appel a jugé qu’il était difficile de voir comment le juge de première instance pouvait tirer cette conclusion sans avoir entendu le témoignage de M. Landow. La Cour d’appel a estimé qu’il n’était pas suffisamment évident que M. Landow ne serait pas cru. Je ne suis pas de cet avis. L’affidavit de M. Landow contredit le témoignage qu’il a fait sous serment lors de l’interrogatoire préalable, en particulier en ce qui concerne l’existence du système de pots-de-vin, qu’il avait alors évité de reconnaître. Dans cette large mesure, M. Landow ressemble à un menteur qui se rétracte. Les observations de lord Denning dans l’arrêt Ladd c. Marshall, [1954] 1 W.L.R. 1489 (C.A.), p. 1491, sont pertinentes :
[traduction] Il arrive très rarement qu’on demande à la cour d’ordonner un nouveau procès parce qu’un témoin a menti. Les principes qui doivent être appliqués sont les mêmes que ceux qui sont toujours appliqués dans le cas d’une demande de présentation de nouveaux éléments de preuve. Trois conditions doivent être remplies pour justifier la réception d’un nouvel élément de preuve ou la tenue d’un nouveau procès. Premièrement, il faut démontrer qu’il n’aurait pas été possible en faisant preuve de diligence raisonnable d’obtenir l’élément de preuve pour le procès. Deuxièmement, il doit s’agir d’un élément de preuve qui, s’il était présenté, aurait probablement une influence importante sur l’issue de l’affaire; il n’est pas nécessaire toutefois qu’il soit déterminant. Troisièmement, l’élément de preuve doit pouvoir être présumé crédible ou, autrement dit, il doit être apparemment crédible, bien qu’il n’ait pas à être irréfutable.
Nous devons appliquer ces principes à la situation où un témoin vient affirmer : « J’ai menti, mais malgré cela, je veux maintenant “dire la vérité” ». Il me semble qu’en principe ce nouvel élément de preuve ne satisfait pas à la troisième condition. Un menteur avoué ne peut habituellement pas être jugé crédible. Pour justifier la réception d’un nouvel élément de preuve, il faut expliquer de façon satisfaisante pourquoi le témoin a d’abord menti et pourquoi on pense qu’il dira maintenant la vérité. [Je souligne.]
64 J’estime que ces propos sont tout aussi applicables en l’espèce. Monsieur Landow ressemble à un « menteur qui se rétracte », car il a omis de dire ce qui était selon lui la vérité lorsqu’il lui était possible de le faire au cours de l’interrogatoire préalable et, de nouveau, lorsqu’il a refusé de témoigner au procès. Bien que la décision Ladd ait été fondée sur le troisième volet du critère appliqué dans cette affaire, lequel volet est absent du critère à deux volets de la décision Scott, l’application de ce dernier critère à la situation d’un « menteur qui se rétracte » entraîne le même résultat en l’espèce. Un élément de preuve qui n’est pas présumé crédible ne contribuera vraisemblablement pas à modifier l’issue du procès, au sens du premier volet du critère de la décision Scott. Telle est la façon dont le juge de première instance a traité la preuve constituée d’un affidavit et j’estime qu’il a eu raison d’agir ainsi. Il ne faut pas oublier non plus que la décision de première instance imputant une responsabilité à M. Landow et à AIM était de nature à inciter M. Landow à tenter d’en faire assumer une partie par M. Kavana pour qu’il participe au paiement des dommages-intérêts accordés. Le juge de première instance avait aussi, dès le départ, pris connaissance du témoignage M. Kavana qu’il a jugé crédible même après un vigoureux contre-interrogatoire.
65 Dans la décision Scott, la cour précise qu’il ne peut y avoir réouverture d’un procès pour admettre un nouvel élément de preuve que si l’on a satisfait aux deux volets du critère. Étant donné que l’on n’a pas satisfait au premier volet, il n’est pas nécessaire d’examiner s’il aurait été possible en l’espèce d’obtenir l’élément de preuve écarté en faisait preuve de diligence raisonnable. Il suffit de dire que cette question relève elle aussi largement du pouvoir discrétionnaire du juge de première instance et qu’il n’y a pas lieu de modifier la conclusion de ce dernier en l’absence d’une erreur de sa part.
V. Dispositif
66 Le pourvoi est accueilli avec dépens en faveur des appelants en notre Cour et en Cour d’appel. L’ordonnance de la Cour d’appel est annulée. L’ordonnance du juge Cumming datée du 23 décembre 1998 est rétablie.
Pourvoi accueilli avec dépens.
Procureurs des appelants : Torys, Toronto.
Procureurs de l’intimée : Teplitsky, Colson, Toronto.