Lac d’Amiante du Québec Ltée c. 2858-0702 Québec Inc., [2001] 2 R.C.S. 743, 2001 CSC 51
2858-0702 Québec Inc. et Lac d’Amiante du Canada Ltée Appelantes
c.
Lac d’Amiante du Québec Ltée Intimée
et
Société Radio-Canada, Southam Inc., Corporation Sun Média,
La Presse Ltée et Fédération professionnelle des journalistes
du Québec Intervenantes
Répertorié : Lac d’Amiante du Québec Ltée c. 2858-0702 Québec Inc.
Référence neutre : 2001 CSC 51.
No du greffe : 27324.
2001 : 18 janvier; 2001 : 13 septembre.
Présents : Le juge en chef McLachlin et les juges L’Heureux‑Dubé, Gonthier, Iacobucci, Major, Bastarache, Binnie, Arbour et LeBel.
en appel de la cour d’appel du québec
POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel du Québec, [1999] R.J.Q. 970, [1999] J.Q. no 1043 (QL), qui a infirmé un jugement de la Cour supérieure, [1997] A.Q. no 3593 (QL). Pourvoi rejeté.
Philippe Casgrain, c.r., Gérard Dugré et Catherine Pilon, pour les appelantes.
James A. Woods, Christopher Richter et Vikki Andrighetti, pour l’intimée.
Marc-André Blanchard et Judith Harvie, pour les intervenantes.
Le jugement de la Cour a été rendu par
Le juge LeBel —
I. Introduction
1 Ce pourvoi porte sur l’existence d’une règle implicite de confidentialité du contenu des interrogatoires préalables tenus en vertu du Code de procédure civile du Québec, L.R.Q., ch. C-25 (« C.p.c. »). Survenue à l’occasion d’un litige commercial, cette affaire soulève le problème de la mixité de la procédure civile québécoise, celui de l’identification de ses sources et celui du pouvoir du juge québécois de créer des règles de procédure jurisprudentielles. La Cour doit déterminer si cette obligation de confidentialité peut être créée par les tribunaux eux-mêmes ou s’inférer de la structure du procès civil au Québec, des principes procéduraux qui le gouvernent, ainsi que des règles de droit substantiel sur la vie privée et la confidentialité des dossiers personnels.
II. L’origine de l’affaire : l’historique procédural
2 Les parties étaient engagées dans la production d’amiante au Québec. Leurs rapports contractuels débouchèrent sur une série de litiges relatifs à l’exécution de leurs engagements. L’intimée, Lac d’Amiante du Québec Ltée poursuivit solidairement les deux appelantes, 2858-0702 Québec Inc. et Lac d’Amiante du Canada Ltée en 1992. Elle leur réclama 12 298 002 $, principalement en remboursement des dépenses engagées pour se défendre contre des réclamations de victimes de l’utilisation de l’amiante. En 1996, une seconde action exigea un montant additionnel de 31 958 888 $.
3 Le 5 décembre 1996, les appelantes interrogèrent au préalable William Dowd, un dirigeant de l’intimée. Au cours de cet interrogatoire, elles demandèrent la production d’un grand nombre de documents. L’intimée s’y opposa. La Cour supérieure du Québec rejeta ses objections, alors fondées sur l’absence de pertinence des informations demandées.
4 L’intimée colligea la documentation demandée. Avant de la transmettre, les avocats qui la représentaient alors informèrent les procureurs des appelantes que leur cliente désirait conclure une entente de confidentialité afin d’éviter leur divulgation ou leur remise à des tierces parties. Les appelantes refusèrent cet arrangement et présentèrent le 14 juillet 1997 une requête en rejet de l’action en vertu des art. 75.1 et 398 C.p.c. pour défaut de produire les documents réclamés au cours de l’interrogatoire préalable. Après substitution de procureurs, le 22 juillet 1997, les avocats désormais mandatés par l’intimée déposèrent une [traduction] « Requête en vue d’obtenir la suspension des procédures ou une ordonnance de confidentialité visant certains documents et renseignements, ainsi qu’un jugement déclarant que des documents et renseignements ne peuvent pas être utilisés à d’autres fins que la présente action ».
5 Fondée sur les art. 13, 20, 46 et 331.5 C.p.c., la requête demandait à la Cour supérieure d’imposer une obligation de confidentialité à tous ceux auxquels seraient communiqués les documents. Celle-ci leur interdirait tout usage ultérieur de ces informations, en dehors du cadre du recours entamé. La requête indiquait notamment :
[traduction]
20. Vu que les renseignements et les documents qui seront communiqués au préalable ne feront pas nécessairement partie de la preuve, il convient, dans les circonstances et dans l’intérêt de l’ordre public, que la Cour supérieure ordonne que l’ensemble des renseignements et des documents communiqués par la demanderesse à l’étape de l’examen préalable, détenus par les défenderesses et la Cour, soient assujettis à une ordonnance de confidentialité;
. . .
22. En outre, la demanderesse sollicite dans ses conclusions subsidiaires un jugement déclarant, conformément au droit régissant l’examen préalable, que tous les renseignements et les documents reçus à l’étape de l’examen préalable ne doivent pas être utilisés à d’autres fins que la présente action;
6 La requête en déclaration de confidentialité ciblait quatre types de documents. Elle portait premièrement sur les factures d’honoraires des avocats qui avaient défendu l’intimée dans des poursuites reliées à l’amiante et qui avaient également engagé des procédures contre des assureurs qui refusaient de prendre fait et cause pour l’intimée. Elle visait en second et troisième lieu les règlements conclus avec les parties qui l’avaient poursuivie, ainsi qu’avec les assureurs qu’elle recherchait en justice. La quatrième catégorie de documents comprenait des renseignements divers sur ses employés. L’ensemble de la documentation remplissait 14 boîtes. Un long inventaire présentait deux listes distinctes de documents pour chaque caisse, ceux que l’intimée considérait confidentiels et ceux qui ne l’étaient pas. La Cour supérieure dut alors statuer sur la confidentialité de ces documents.
A. Cour supérieure du Québec, [1997] A.Q. no 3593 (QL)
7 Le juge Barbeau rejeta la requête de l’intimée. Selon lui, le principe général de la publicité des procès devait prévaloir, sauf décision contraire du tribunal saisi du litige. Toutes les procédures et pièces du dossier devenaient publiques à moins que soit démontrée par une preuve convaincante la nécessité d’un huis clos ou d’une restriction au principe de publicité. À son avis, l’intimée n’avait pas réussi à se décharger de ce fardeau (aux par. 9-10) :
Les documents dont il est ici question n’ont aucun caractère confidentiel: ils ne dévoilent aucun secret de commerce, de fabrication ou d’autre nature similaire: ils ne soulèvent aucun caractère d’ordre public ou d’atteinte aux bonnes mœurs. L’argument proposé que l’accès à ceux-ci nuirait à la demanderesse au motif que sa stratégie face aux milliers de poursuites dont elle est l’objet serait dévoilée à ses poursuivants ne résiste pas; le témoin de la demanderesse (Lamontagne) qui a compilé et recueilli toute cette documentation à même les dossiers de la demanderesse sur une période de six ou sept semaines, elle-même avocate, admet qu’elle ne peut même pas identifier cette stratégie, ajoutant toutefois qu’elle ne s’est pas préoccupée de le faire.
D’après la preuve au-delà de cent quarante mille poursuites ont été logées aux États-Unis: ajoutons les procureurs dans ces dossiers, les témoins, les experts, on arrive alors à la conclusion que les pièces détenues par la demanderesse sont déjà connues par un grand nombre de personnes; le fait d’obliger la défenderesse (et ses procureurs) à assumer l’obligation de confidentialité sollicitée en pareilles circonstances est déraisonnable; ils pourraient, entre autres préjudices, être recherchés en responsabilité suite à l’indiscrétion de d’autres personnes sur lesquelles ils n’exercent aucun contrôle, et ce avec toutes les conséquences que l’on peut facilement imaginer.
8 D’après la Cour supérieure, les craintes de l’intimée sur la diffusion d’informations commerciales ou privées ne sauraient primer sur le principe de la publicité des débats judiciaires. Bien qu’il ne traite pas précisément de la reconnaissance d’un principe de confidentialité des interrogatoires préalables en procédure civile québécoise, la teneur du jugement confirme cependant que le premier juge estimait que l’interrogatoire préalable faisait partie de l’instance. Celle-ci demeure publique en règle générale, à moins de démonstration probante de la nécessité d’une confidentialité totale ou partielle.
B. Cour d’appel du Québec, [1999] R.J.Q. 970
9 Malgré une forte dissidence du juge Biron, la majorité de la Cour d’appel fait droit au pourvoi, conclut à l’existence d’une règle de confidentialité et l’impose aux plaideurs dans le dossier. Les trois juges de la cour ont rédigé des opinions distinctes. La juge Mailhot et le juge Fish s’entendent pour accueillir l’appel. Le juge Biron propose de le rejeter.
10 La juge Mailhot reconnait l’existence d’une règle d’engagement implicite de confidentialité applicable aux interrogatoires avant procès. Cette règle de l’engagement de confidentialité classifierait automatiquement comme confidentiels tous les documents qu’une partie est contrainte de divulguer à l’autre avant l’enquête au fond, sans nécessité d’une demande au tribunal (à la p. 976) :
En vertu de cette règle, tous les documents qu’une partie est contrainte de divulguer à l’autre avant l’enquête au fond sont automatiquement confidentiels, du moins jusqu’au procès. Une partie n’a pas à en faire la demande au tribunal. Cette règle ne vise que des documents qui seraient normalement demeurés confidentiels si la partie n’avait pas été contrainte de les produire au préalable. [En italique dans l’original.]
11 La juge Mailhot s’appuie notamment sur l’arrêt Goodman c. Rossi (1995), 24 O.R. (3d) 359, où la Cour d’appel de l’Ontario a décidé que la règle de l’engagement implicite de confidentialité faisait partie du droit de l’Ontario. Elle invoque aussi le jugement de la Chambre des lords dans Harman c. Secretary of State for the Home Department, [1983] A.C. 280.
12 Selon la juge Mailhot, la règle de confidentialité devrait faire partie du droit procédural québécois comme de la common law. Reçue dans la common law anglaise et canadienne depuis quelque temps, elle ne présenterait que des avantages. Il apparaîtrait plus économique, sur le plan judiciaire, d’obliger une partie qui veut employer, dans un autre litige, un document obtenu de la partie adverse à en faire la demande, plutôt que de contraindre l’auteur de la communication à obtenir une ordonnance interdisant son utilisation. La juge Mailhot estime que la mixité des sources de la procédure civile ainsi que le statut des cours supérieures québécoises comme tribunaux de common law lui permettent de s’inspirer de la common law pour reconnaître l’existence de la règle de confidentialité en droit québécois (à la p. 978) :
Pour l’appelante, l’application de la règle de l’engagement implicite dans notre droit est une question d’interprétation judiciaire, et on peut la déduire de notre loi écrite et de la jurisprudence. Étant donné que la source des articles de notre Code de procédure civile sur l’interrogatoire préalable est la common law, il y a lieu de s’inspirer des décisions rendues par les tribunaux de common law . . .
13 De l’avis de la juge Mailhot, cette règle ne viole pas le principe de la publicité des procès. Elle n’affecte qu’une étape préalable à ceux-ci, c’est-à-dire les interrogatoires avant et après défense en vertu des art. 398 et 398.1 C.p.c. De plus, à ce moment, le contenu de l’interrogatoire ne fait pas encore partie du dossier du tribunal dans le cas d’une cause civile (à la p. 980) :
En matière de procès civil, la règle ne devrait pas, à mon avis, être automatique. Qu’une partie dépose au dossier de la Cour des documents à l’appui de ses prétentions, ces documents seront accessibles à qui veut examiner le dossier. Mais lorsqu’une partie est forcée par l’autre, au cours d’un examen préalable, de dévoiler ou de communiquer avant le procès certains renseignements privés ou documents qui ne sont pas déjà publics, la règle de l’engagement implicite de confidentialité devrait être acceptée jusqu’à ce qu’ils soient communiqués ou produits au procès.
14 Cette approche écarte l’argumentation fondée sur la publicité du procès et de l’instance. La juge Mailhot affirme aussi que le contexte factuel de cette affaire la distingue des arrêts Scotia McLeod Inc. c. Champagne, J.E. 90-1439, Bourse de Montréal c. Scotia McLeod Inc., [1991] R.D.J. 626, et General Instrument Corp. c. Tee-Comm Electronics Inc., [1993] R.D.J. 374, où la Cour d’appel a conclu que l’interrogatoire préalable faisait partie de l’instance et partageait ainsi le caractère public du procès. Puisqu’aucune disposition du Code de procédure civile ne s’opposait à l’application de la règle de confidentialité, celle-ci pouvait être alors reconnue judiciairement et devenir ainsi partie du droit prétorien gouvernant cette étape préliminaire du processus. Sur cette base, la juge Mailhot propose d’accueillir la requête de l’appelante, sauf quant aux transactions conclues dans le cadre de recours collectifs aux États-Unis, en raison du caractère déjà public de cette information.
15 Le juge Fish a rédigé une opinion distincte à laquelle la juge Mailhot a déclaré souscrire. Cette opinion invoque l’évolution de la procédure civile puis l’introduction de règles de droit substantiel sur la protection de la vie privée. Selon le juge Fish, la reconnaissance d’une règle de confidentialité s’harmonise avec l’évolution du cadre procédural de l’interrogatoire préalable depuis 1983. Avant cette date, ces interrogatoires étaient versés au dossier du tribunal. Désormais, seules les dépositions communiquées et produites selon la procédure prévue à l’art. 398.1 C.p.c. font partie du dossier. En effet, depuis 1983, l’interrogatoire préalable est devenu exploratoire. Malgré la règle de la publicité des débats, aucune disposition du Code de procédure civile n’exige que cet interrogatoire et son contenu deviennent publics.
16 De plus, toujours selon le juge Fish, la publicité de l’information obtenue au cours des interrogatoires préalables contredirait les principes de la Charte des droits et libertés de la personne du Québec, L.R.Q., ch. C-12 (« Charte québécoise »), ainsi que les expriment ses art. 5 et 24, de même que les dispositions du Code civil du Québec, L.Q. 1991, ch. 64 (« C.c.Q. »), sur la protection de la vie privée et la confidentialité des dossiers personnels. En effet, les principes de droit substantiel applicables ne donnent pas accès général aux renseignements privés sur autrui. Cette règle reçoit une atténuation dans le cadre d’un procès pour des motifs de transparence du processus. Par ailleurs, au stade préalable, les art. 397 et 398 C.p.c. permettent à une partie de contraindre l’adversaire à témoigner ou à fournir tout document pertinent. Cependant, à ce stade des procédures, la divulgation publique de renseignements privés ne contribuerait pas à atteindre les objectifs de l’interrogatoire préalable. Cette divulgation nuirait même à leur franchise et à d’éventuels règlements hors cour.
17 Selon le juge Fish, de toute façon, les interrogatoires préalables ne constituent pas des audiences de tribunaux au sens de l’art. 13 C.p.c. et ne font pas partie de l’instance. La règle de la publicité du procès civil ne s’applique donc pas (aux p. 994-995) :
[traduction] Pour commencer, cela dépend entièrement de l’interprétation littérale d’une expression à laquelle le législateur n’a jamais voulu qu’il soit donné une interprétation littérale, sauf en dernier recours, et, en pratique, cela n’arrive jamais. À part de très rares exceptions, les interrogatoires préalables au Québec n’ont pas lieu devant un juge ou un greffier. Ils se font plutôt dans les bureaux d’avocats, dans un autre lieu privé ou dans des locaux du palais de justice mis à la disposition des parties à cette fin.
Les interrogatoires préalables, en fait, se déroulent devant un juge ou un greffier uniquement dans le sens qu’ils demeurent assujettis à une intervention judiciaire en cas d’objections ou de désaccords quant à savoir où et comment procéder. Cela n’en fait pas des « audiences » au sens de l’art. 13 C.p.c., et la communauté juridique dans son ensemble serait bien étonnée d’apprendre que n’importe qui peut assister à un interrogatoire préalable dans un bureau d’avocats ou dans une salle de conférence — même si les parties ont convenu de procéder en privé.
De plus, si les interrogatoires préalables, peu importe l’endroit où ils ont lieu, étaient réellement des audiences de tribunaux, leur caractère public serait une question d’ordre public. Les parties ne pourraient alors jamais convenir de procéder en privé, dans un bureau d’avocats ou ailleurs. Un juge ne pourrait pas non plus leur permettre de procéder à huis clos, sauf pour le seul motif prévu à l’art. 13, à savoir « dans l’intérêt de la morale ou de l’ordre public ». [En italique dans l’original.]
18 Discutant ensuite l’intérêt d’une reconnaissance de la règle de confidentialité en procédure civile québécoise, le juge Fish la considère comme sage et opportune. À son avis, l’expérience des autres provinces canadiennes qui ont adopté une semblable règle confirme qu’elle n’a pas causé de problème important. Il conclut ainsi à l’imposition d’une règle de confidentialité mitigée. Celle-ci lierait les parties et leurs avocats, qui ne devraient utiliser l’information que pour les procédures en rapport avec lesquelles les interrogatoires avaient été tenus. Elle en permettrait une utilisation plus large, pour toutes fins, avec l’autorisation du tribunal, si l’on démontrait que cette information est de toute autre façon accessible au public. Toujours avec une autorisation judiciaire, l’utilisation des informations serait possible pour les procédures qui soulèveraient des questions substantiellement identiques entre les mêmes parties. Dans le cas où l’intérêt de la justice prédominerait sur le préjudice que causerait la divulgation, le tribunal pourrait autoriser celle-ci aux conditions qu’il fixerait et alors, écarter l’application de la règle de confidentialité.
19 Donc, l’approche adoptée par le juge Fish créerait une règle de confidentialité partielle susceptible d’être mitigée par des décisions ponctuelles des tribunaux. La confidentialité demeurerait cependant le principe premier.
20 Dissident, le juge Biron remet d’abord en cause l’opportunité de l’introduction d’une telle règle. Il déclare partager les réserves exprimées à son sujet par la juge McLachlin, alors de la Cour d’appel de la Colombie-Britannique, dans Kyuquot Logging Ltd. c. British Columbia Forest Products Ltd. (1986), 5 B.C.L.R. (2d) 1. Cependant, l’opinion du juge Biron ne se fonde pas principalement sur ce motif. Il invoque plutôt la nature de la procédure civile québécoise et le rôle des tribunaux à l’intérieur de celle-ci.
21 Le juge Biron rappelle qu’en droit québécois la procédure civile est codifiée et relève principalement du Code de procédure civile. Celui-ci régit le déroulement des procès ainsi que les règles de pratique, dont l’art. 47 C.p.c. qui autorise l’adoption par la majorité des juges de chaque cour. Enfin, l’art. 20 C.p.c. admet la possibilité de création de règles supplétives pour encadrer l’exercice d’un droit dont le mode d’exercice n’a pas été prévu dans le Code. Le tribunal supplée alors au silence de la loi par toute procédure compatible avec les règles du Code ou avec toute autre disposition législative. Dans ce cadre, les juges ne peuvent créer des règles de procédure prétoriennes dont la violation pourrait éventuellement rendre coupable d’outrage au tribunal, comme ce serait le cas pour l’obligation de confidentialité.
22 Enfin, le juge Biron souligne que le Code de procédure civile, de même que la Charte québécoise, retient le principe de la publicité des débats judiciaires. L’interrogatoire préalable ferait partie de ces audiences à caractère public. Règle de common law, l’obligation implicite de confidentialité ne trouverait pas appui dans le Code de procédure civile et contredirait les décisions antérieures de la Cour d’appel du Québec qui avaient défini l’interrogatoire préalable comme une audience pour les fins de la publicité du procès. Ainsi, selon le juge Biron, les cours québécoises ne sauraient importer ou adopter de leur propre chef des règles de procédure comme dans les juridictions de common law, hors du cadre défini par le Code de procédure civile.
23 Les appelantes ont obtenu une autorisation de pourvoi de l’arrêt de la Cour d’appel. Un groupe d’entreprises médiatiques est alors intervenu dans le débat, principalement au sujet du problème du caractère public du procès civil en droit processuel québécois.
III. Dispositions pertinentes
24 Code de procédure civile, L.R.Q., ch. C-25
13. Les audiences des tribunaux sont publiques, où qu’elles soient tenues, mais le tribunal peut ordonner le huis clos dans l’intérêt de la morale ou de l’ordre public.
Cependant, en matière familiale, les audiences de première instance se tiennent à huis clos, à moins que, sur demande, le tribunal n’ordonne dans l’intérêt de la justice, une audience publique. Tout journaliste qui prouve sa qualité est admis, sans autre formalité, aux audiences à huis clos, à moins que le tribunal ne juge que sa présence cause un préjudice à une personne dont les intérêts peuvent être touchés par l’instance. Le présent alinéa s’applique malgré l’article 23 de la Charte des droits et libertés de la personne (L.R.Q., chapitre C-12).
Les règles de pratique peuvent déterminer les conditions et les modalités relatives à l’application du huis clos à l’égard des avocats et des stagiaires au sens de la Loi sur le Barreau (L.R.Q., chapitre B-1).
20. Si le moyen d’exercer un droit n’a pas été prévu par ce code, on peut y suppléer par toute procédure non incompatible avec les règles qu’il contient ou avec quelque autre disposition de la loi.
46. Les tribunaux et les juges ont tous les pouvoirs nécessaires à l’exercice de leur compétence. Ils peuvent, dans les affaires dont ils sont saisis, prononcer, même d’office, des injonctions ou des réprimandes, supprimer des écrits ou les déclarer calomnieux, et rendre toutes ordonnances qu’il appartiendra pour pourvoir aux cas où la loi n’a pas prévu de remède spécifique.
50. Est coupable d’outrage au tribunal celui qui contrevient à une ordonnance ou à une injonction du tribunal ou d’un de ses juges, ou qui agit de manière, soit à entraver le cours normal de l’administration de la justice, soit à porter atteinte à l’autorité ou à la dignité du tribunal.
En particulier, est coupable d’outrage au tribunal l’officier de justice qui manque à son devoir, y compris le shérif ou huissier qui n’exécute pas un bref sans retard ou n’en fait pas rapport ou enfreint, en l’exécutant, une règle dont la violation le rend passible de sanction.
398. Après production de la défense, une partie peut, après avis d’un jour franc aux procureurs des autres parties, assigner à comparaître devant le juge ou le greffier, pour y être interrogé sur tous les faits se rapportant au litige ou pour donner communication et laisser prendre copie de tout écrit se rapportant au litige:
1. toute autre partie, son agent, employé ou officier;
2. toute personne mentionnée aux paragraphes 2 et 3 de l’article 397;
3. avec la permission du tribunal et aux conditions qu’il détermine, toute autre personne.
Le défendeur ne peut cependant, sans l’autorisation du juge ou, dans le cas visé au paragraphe 3 du premier alinéa, du tribunal, interroger en vertu du présent article une personne qu’il a déjà interrogée en vertu de l’article 397.
398.1. La partie qui a procédé à un interrogatoire en vertu des articles 397 ou 398 peut introduire en preuve l’ensemble ou des extraits seulement des dépositions ainsi recueillies, pourvu qu’ils aient été communiqués et produits au dossier conformément aux dispositions des sections I et II du chapitre I.1 du présent titre.
Cependant, à la demande de toute autre partie, la Cour peut ordonner que soit ajouté au dossier tout extrait de la déposition qui, à son avis, ne peut être dissocié des extraits déjà déposés.
Code civil du Québec, L.Q. 1991, ch. 64
3. Toute personne est titulaire de droits de la personnalité, tels le droit à la vie, à l’inviolabilité et à l’intégrité de sa personne, au respect de son nom, de sa réputation et de sa vie privée.
Ces droits sont incessibles.
6. Toute personne est tenue d’exercer ses droits civils selon les exigences de la bonne foi.
7. Aucun droit ne peut être exercé en vue de nuire à autrui ou d’une manière excessive et déraisonnable, allant ainsi à l’encontre des exigences de la bonne foi.
35. Toute personne a droit au respect de sa réputation et de sa vie privée.
Nulle atteinte ne peut être portée à la vie privée d’une personne sans que celle-ci ou ses héritiers y consentent ou sans que la loi l’autorise.
36. Peuvent être notamment considérés comme des atteintes à la vie privée d’une personne les actes suivants :
1∘ Pénétrer chez elle ou y prendre quoi que ce soit;
2∘ Intercepter ou utiliser volontairement une communication privée;
3∘ Capter ou utiliser son image ou sa voix lorsqu’elle se trouve dans des lieux privés;
4∘ Surveiller sa vie privée par quelque moyen que ce soit;
5∘ Utiliser son nom, son image, sa ressemblance ou sa voix à toute autre fin que l’information légitime du public;
6∘ Utiliser sa correspondance, ses manuscrits ou ses autres documents personnels.
37. Toute personne qui constitue un dossier sur une autre personne doit avoir un intérêt sérieux et légitime à le faire. Elle ne peut recueillir que les renseignements pertinents à l’objet déclaré du dossier et elle ne peut, sans le consentement de l’intéressé ou l’autorisation de la loi, les communiquer à des tiers ou les utiliser à des fins incompatibles avec celles de sa constitution; elle ne peut non plus, dans la constitution ou l’utilisation du dossier, porter autrement atteinte à la vie privée de l’intéressé ni à sa réputation.
Charte des droits et libertés de la personne, L.R.Q., ch. C-12
5. Toute personne a droit au respect de sa vie privée.
23. Toute personne a droit, en pleine égalité, à une audition publique et impartiale de sa cause par un tribunal indépendant et qui ne soit pas préjugé, qu’il s’agisse de la détermination de ses droits et obligations ou du bien-fondé de toute accusation portée contre elle.
Le tribunal peut toutefois ordonner le huis clos dans l’intérêt de la morale ou de l’ordre public.
24. Nul ne peut être privé de sa liberté ou de ses droits, sauf pour les motifs prévus par la loi et suivant la procédure prescrite.
IV. Analyse
A. Les positions des parties
25 D’après les appelantes, le jugement de la Cour d’appel ne respecte ni la lettre ni l’esprit des textes législatifs régissant la procédure civile québécoise. La règle de confidentialité ne repose sur aucun texte législatif alors que la procédure civile au Québec est codifiée. En l’absence de fondement législatif, les tribunaux québécois ne peuvent introduire une nouvelle règle procédurale par décision judiciaire. Par surcroît, cette règle contredit le principe de la publicité des débats judiciaires consacré tant par le Code de procédure civile que la Charte québécoise. Enfin, l’introduction de cette nouvelle règle, difficile à définir et à mettre en vigueur, reste inopportune.
26 Un groupe d’entreprises de la presse écrite et électronique appuie en partie les appelantes. Pour contester la validité d’une règle de confidentialité, ces intervenantes invoquent le principe de la publicité des procès et des dossiers judiciaires en droit civil québécois et l’intérêt de la société à la transparence des débats judiciaires que garantissent la Charte québécoise et la Charte canadienne des droits et libertés. Ces intervenantes s’opposent donc fermement à la reconnaissance ou à l’introduction d’un principe de confidentialité.
27 L’intimée rétorque que la règle implicite de confidentialité est acceptée en common law au Canada. Son introduction dans le droit civil du Québec s’avérerait utile pour faciliter la conduite des interrogatoires. De plus, elle pourrait se fonder sur l’évolution de la procédure civile et sur des principes de droit substantiel. En raison de la modification de leur cadre législatif, les interrogatoires préalables ne feraient plus partie de l’audience au sens de l’art. 13 C.p.c. et donc, comme tels, ne seraient plus assujettis à la règle générale de la publicité des procès civils. Enfin, cette règle protégerait des intérêts de vie privée et de confidentialité déjà reconnus par la Charte québécoise et par le Code civil du Québec.
B. Les sources de la procédure civile québécoise
28 Le conflit entre les thèses défendues par les parties se rattache au problème des sources et de la nature de la procédure civile québécoise. Le sujet demeure complexe. Certaines données du problème appartiennent aux lieux communs du droit québécois. Constitutionnellement, la procédure civile devant les tribunaux du Québec relève de la province en raison de sa compétence sur la propriété et les droits civils, l’administration de la justice et les matières d’une nature purement locale et privée. (Voir les par. 92(13), (14) et (16) de la Loi constitutionnelle de 1867.)
29 Par ailleurs, l’organisation judiciaire relève depuis longtemps de la tradition britannique et son organisation reflète les valeurs et l’aménagement de l’ordre constitutionnel canadien. (Voir J. E. C. Brierley et R. A. Macdonald, Quebec Civil Law : An Introduction to Quebec Private Law (1993), p. 49-54; E. Deleury et C. Tourigny, « L’organisation judiciaire, le statut des juges et le modèle des jugements dans la province de Québec », dans H. P. Glenn, dir., Droit québécois et droit français : communauté, autonomie, concordance (1993), 191.) L’existence de cette tradition et de ses valeurs impose alors des contraintes aux initiatives législatives sur l’organisation des tribunaux et la procédure.
30 Ainsi, la Cour supérieure constitue le tribunal de droit commun au Québec. Des principes constitutionnels interdisent d’ailleurs aux provinces de priver de certains pouvoirs essentiels les tribunaux nommés sous l’autorité de l’art. 96 de la Loi constitutionnelle de 1867. (Voir, par exemple, Procureur général du Québec c. Farrah, [1978] 2 R.C.S. 638; Crevier c. Procureur général du Québec, [1981] 2 R.C.S. 220; MacMillan Bloedel Ltd. c. Simpson, [1995] 4 R.C.S. 725, p. 740.) La structure judiciaire et plusieurs des règles fondamentales du Code de procédure civile reflètent cette exigence constitutionnelle.
31 D’autres restrictions affectent les pouvoirs du Parlement et des législatures à l’égard des tribunaux pour sauvegarder le statut d’indépendance de la magistrature. (Voir Renvoi relatif à la rémunération des juges de la Cour provinciale de l’Île-du-Prince-Édouard, [1997] 3 R.C.S. 3.) De plus, de nombreuses règles procédurales émanent de diverses lois fédérales comme c’est le cas en matière de faillite et de divorce. Ainsi, les tribunaux québécois dont le mode d’organisation a été profondément influencé par l’organisation judiciaire britannique et ses traditions constitutionnelles et juridiques appliquent le droit processuel du Québec.
32 Les règles de la procédure civile québécoise expriment elles-mêmes la mixité de leurs sources. Comme le soulignait le professeur Tancelin, une partie de la procédure civile provient de l’ancien droit français. Avant 1867, les codificateurs chargés de la préparation du Code civil du Bas-Canada et du Code de procédure civile du Bas-Canada avaient d’ailleurs reçu le mandat de s’inspirer des codes français contemporains. (Voir l’introduction de M. Tancelin, « Comment un droit peut-il être mixte? », dans F. P. Walton, Le domaine et l’interprétation du Code civil du Bas-Canada (1980), 1, p. 1, 9 et 10; aussi J.-M. Brisson, La formation d’un droit mixte : l’évolution de la procédure civile de 1774 à 1867 (1986), p. 32-33.)
33 Par ailleurs, les procès civils au Québec se déroulent dans un cadre marqué par l’influence des tribunaux de common law. Des traits tels le caractère contradictoire de la procédure, le rôle imparti respectivement aux avocats et aux juges, l’interrogatoire direct des témoins devant le tribunal et, aujourd’hui, l’utilisation des procédures d’examen préalable, soulignent l’importance de cet apport dans la procédure civile du Québec. (Voir Brierley et Macdonald, op. cit., p. 52-53; aussi Vidéotron Ltée c. Industries Microlec Produits Électroniques Inc., [1992] 2 R.C.S. 1065, p. 1080-1082, le juge Gonthier.)
34 Au Québec, le procès civil a ainsi pris une forme qui le différencie profondément du modèle continental européen. Le Code de procédure civile reflète de cette façon la diversité et la complexité du milieu social dont il encadre la vie judiciaire.
C. L’effet de la codification de la procédure
35 D’origines fort diverses, les règles de la procédure civile québécoise font partie d’un Code de procédure. À ce titre, elles s’inscrivent dans une tradition juridique différente de la common law. Le droit fondamental en matière de procédure civile demeure celui qu’édicte l’Assemblée nationale. Ses règles se retrouvent dans un code rédigé en termes généraux. La création des règles de droit appartient ainsi principalement au législateur.
36 Le Code de procédure civile contient l’ordonnancement législatif du droit processuel. D’abord, il édicte l’ensemble des principales règles de procédure civile quant à la compétence des tribunaux, à l’institution des actions judiciaires, à leur mise en état, à la conduite de l’audience, au jugement et à son exécution. Ce cadre laisse place à un pouvoir réglementaire des tribunaux prévu par l’art. 47 C.p.c. Celui-ci permet aux juges des différentes cours d’adopter des règles de pratique, qui s’insèrent cependant dans le cadre général défini par la loi. (Voir Charpentier c. Ville de Lemoyne, [1975] C.A. 870; aussi D. Ferland et B. Emery, Précis de procédure civile du Québec (3e éd. 1997), vol. 1, p. 68.)
37 De plus, le droit procédural reconnaît des pouvoirs inhérents aux tribunaux pour régler des situations non prévues par la loi ou les règles de pratique. (Voir Société Radio-Canada c. Commission de police du Québec, [1979] 2 R.C.S. 618.) Des décisions de gestion ponctuelles peuvent également être rendues nécessaires par les particularités de certains dossiers. Cependant, ces pouvoirs inhérents ou accessoires, que consacrent d’ailleurs les art. 20 et 46 C.p.c., n’accordent aux tribunaux qu’une fonction subsidiaire ou interstitielle dans la définition du contenu de la procédure québécoise. La loi prime. Les tribunaux doivent baser leurs décisions sur celle-ci. Sans nier l’importance de la jurisprudence, ce système ne lui reconnaît pas le statut de source formelle du droit, malgré la légitimité d’une interprétation créatrice et ouverte sur la recherche de l’intention du législateur telle que l’expriment ou l’impliquent les textes de loi. (Voir J. Dainow, « The Civil Law and the Common Law : Some Points of Comparison » (1967), 15 Am. J. Comp. L. 419, p. 424 et 426; A. Popovici, « Dans quelle mesure la jurisprudence et la doctrine sont-elles sources de droit au Québec? » (1973), 8 R.J.T. 189, p. 193 et 199.)
38 Ainsi, la législature québécoise n’a pas laissé aux tribunaux la même marge de liberté que les législatures des autres provinces. La procédure civile se retrouve principalement dans le Code. Même si les règles de pratique ont pris graduellement de l’ampleur, il demeure qu’elles sont adoptées sous l’autorité de ce Code et dans le cadre général défini par celui-ci.
39 Un tribunal québécois ne peut décréter une règle positive de procédure civile uniquement parce qu’il l’estime opportune. À cet égard, dans le domaine de la procédure civile, le tribunal québécois ne possède pas le même pouvoir créateur qu’une cour de common law, quoique l’intelligence et la créativité de l’interprétation judiciaire puissent souvent assurer la flexibilité et l’adaptabilité de la procédure. Bien que mixte, la procédure civile du Québec demeure un droit écrit et codifié, régi par une tradition d’interprétation civiliste. (Voir J.-M. Brisson, « La procédure civile au Québec avant la codification : un droit mixte, faute de mieux », dans La formation du droit national dans les pays de droit mixte (1989), 93, p. 93-95; aussi du même auteur : La formation d’un droit mixte : l’évolution de la procédure civile de 1774 à 1867, op. cit., p. 32-33.) Suivant la tradition civiliste, les tribunaux québécois doivent donc trouver leur marge d’interprétation et de développement du droit à l’intérieur du cadre juridique que constituent le Code et les principes généraux de procédure qui le sous-tendent. La dissidence du juge Biron rappelle à juste titre ces caractéristiques d’un régime de droit codifié et souligne pertinemment la nature de la méthode d’analyse et d’examen applicable en l’espèce.
40 Cependant, cette étude cursive resterait incomplète si l’on omettait de souligner les liens de la procédure civile avec l’ensemble du droit québécois. Cette procédure civile est soumise aux principes généraux que l’on retrouve dans le Code civil du Québec. Sa disposition préliminaire, dont la jurisprudence a déjà eu l’occasion de souligner l’importance (voir Verdun (Municipalité de) c. Doré, [1995] R.J.Q. 1321 (C.A.), confirmé par notre Cour à [1997] 2 R.C.S. 862), déclare que le Code civil constitue le droit commun du Québec. La procédure civile doit donc tenir compte de ces principes. Au-delà même du Code civil, elle doit aussi respecter les valeurs exprimées par la Charte québécoise dont l’art. 52 exprime la primauté dans les matières relevant de la compétence législative de l’Assemblée nationale du Québec. Son article 53 établit d’ailleurs un principe d’interprétation favorable à son application en cas de doute. Enfin, dans un domaine comme la publicité des procès, restent présents les principes constitutionnels fondamentaux de la Charte canadienne des droits et libertés lorsqu’ils sont applicables dans un débat judiciaire privé.
D. Les fondements d’une règle de confidentialité
41 À l’intérieur d’une méthode d’analyse civiliste, cette règle de confidentialité peut se fonder à la fois sur l’évolution du cadre juridique de l’interrogatoire préalable dans la procédure civile québécoise, et sur les règles du droit civil et les principes de la Charte québécoise quant à la protection de la vie privée.
42 Au départ, toutefois, il importe de s’entendre sur la nature d’une règle de confidentialité des informations obtenues au cours d’un interrogatoire préalable. Même si des dossiers ou des informations sont confidentiels ou relèvent de la vie privée, la partie qui engage un débat judiciaire renonce, à tout le moins en partie, à la protection de sa vie privée. Cela peut être vrai même relativement à des sujets aussi délicats que le contenu de ses dossiers médicaux et hospitaliers. (Voir Frenette c. Métropolitaine (La), Cie d’assurance-vie, [1992] 1 R.C.S. 647; art. 399.1 et 400 C.p.c.) L’enclenchement d’un mécanisme de vérification des allégations et des informations présentées unilatéralement par une partie résulte nécessairement de l’ouverture du débat judiciaire. Cependant, la règle de confidentialité cherche à limiter l’atteinte à la vie privée à l’étape de l’examen préalable en la restreignant à la mesure nécessaire pour la conduite du débat. Elle reconnaît que l’information, lorsqu’elle est pertinente ou qu’elle n’est pas protégée par quelqu’autre privilège de confidentialité, doit être communiquée à la partie adverse. Elle interdit cependant à celle-ci d’en faire usage pour d’autres fins que la préparation du procès et la défense de ses intérêts dans le cadre de celui-ci, ou de la divulguer à des tiers, sans autorisation particulière du tribunal.
43 Lorsque l’affaire se rend à l’étape du procès, l’efficacité de l’application de cette règle demeure sans doute limitée et temporaire. En effet, l’interrogatoire préalable ne constitue qu’une étape dans le développement du procès civil. Si la partie adverse choisit d’utiliser le contenu de l’interrogatoire dans le débat au fond et pour cette fin, le verse dans le dossier du tribunal, toute espérance de confidentialité disparaît. Seuls des motifs qui resteront d’exception, comme par exemple l’intérêt d’une partie à la protection de secrets commerciaux ou des privilèges de confidentialité particuliers comme le secret professionnel ou le huis clos attaché à certains débats relatifs à l’état des personnes, conduiront le tribunal à maintenir un secret partiel ou complet sur certaines informations, pendant le procès et dans les dossiers judiciaires. Donc, l’obligation de confidentialité ne représentera parfois qu’une simple transition dans le dévoilement graduel d’une information à l’origine privée. Il faut maintenant examiner l’évolution du cadre procédural de l’interrogatoire et son impact sur la reconnaissance d’une telle obligation implicite de confidentialité.
E. L’évolution du cadre procédural de l’interrogatoire préalable
44 Le Code de procédure civile du Bas-Canada de 1867 ignorait l’interrogatoire préalable. Des modifications adoptées en 1888 ont introduit cette procédure dans le droit québécois. L’article 5879 des Statuts refondus du Québec de 1888 a alors ajouté l’art. 251a) au Code de procédure civile du Bas-Canada. Les parties pouvaient être interrogées comme témoins dès la production du plaidoyer, sur la contestation telle qu’alors engagée. Cette disposition ne permettait pas l’interrogatoire d’un tiers. Elle ne prévoyait pas non plus le dépôt des interrogatoires en preuve au dossier du tribunal, ce qui laissait un caractère purement exploratoire à la procédure.
45 Lors de l’adoption du Code de procédure civile de 1897, l’art. 251a), devenu l’art. 286, limitait toujours l’interrogatoire à la partie adverse ou à son représentant :
286. En tout temps avant l’instruction, mais après la production de la défense, une partie peut assigner à comparaître devant le juge ou le protonotaire pour être interrogée comme témoin sur tous faits se rapportant à la demande ou à la défense :
1. La partie adverse;
2. Si la partie adverse est une corporation, le président, le gérant, le trésorier ou le secrétaire de cette corporation;
3. Si la partie adverse est une société étrangère ou une corporation étrangère faisant affaires en cette province, l’agent de cette société ou corporation.
46 Pour la première fois, l’art. 288, de droit nouveau, autorisait l’utilisation des dépositions dans la cause au fond. Cependant, il imposait l’interrogatoire devant le tribunal du témoin qui se trouvait toujours disponible dans la province lors de l’instruction du procès :
288. La déposition prise en vertu des articles précédents peut servir de preuve dans la cause; mais si la partie interrogée comme témoin est encore dans la province et peut être produite lors de l’instruction, elle doit y être examinée de nouveau et la déposition prise avant l’instruction ne peut plus servir de preuve.
47 La codification de 1897 ajouta également l’art. 289 relativement à la production de documents. Sur autorisation judiciaire, cette disposition permettait d’obtenir la communication de documents sous le contrôle de la partie adverse :
289. Sur demande d’une partie, le juge peut, en tout temps après la production de la défense et avant l’instruction, ordonner à la partie adverse d’exhiber tout objet, ou de donner communication ou copie, ou de laisser prendre copie de tout livre ou document, dont elle a le contrôle et qui se rapporte à la demande ou à la défense, aux conditions, temps et lieu, et en la manière qu’il juge à propos.
48 En 1899, un amendement (S.Q. 1899, ch. 52, art. 3) modifia l’art. 288 de façon importante. Désormais, les témoignages et les dépositions obtenus au préalable étaient automatiquement versés au dossier du tribunal et servaient de preuve au procès :
288. La déposition prise en vertu des articles précédents doit servir de preuve dans la cause; mais si la partie interrogée comme témoin est encore dans la province et peut être produite lors de l’instruction, elle peut y être examinée de nouveau.
La déposition prise avant l’instruction doit, dans tous les cas, former partie du dossier, et ce qu’elle a coûté entre en taxe.
49 En 1926, la législature permit aussi l’interrogatoire préalable de la demanderesse, avant la production de la défense, sur autorisation judiciaire (nouvel art. 286a), édicté par S.Q. 1926, ch. 65, art. 1). Les questions posées se limitaient aux faits relatifs à la demande. En 1958, une autre modification supprima l’exigence de l’autorisation judiciaire (S.Q. 1958, ch. 43, art. 1). Cependant, comme dans le cas de l’examen après la défense, la transcription de l’interrogatoire faisait partie du dossier de la cour.
50 Le Code de procédure civile de 1965, S.Q. 1965, ch. 80, remania les règles relatives à l’interrogatoire en y apportant des modifications mineures. Tout d’abord, le Code de procédure civile reprit aux art. 396, 397 et 398 les règles du Code de 1897 sur l’interrogatoire préalable. Celui-ci continuait à faire partie du dossier de la cour en vertu de l’art. 396 :
396. Les dépositions recueillies en vertu des dispositions du présent chapitre font partie du dossier; mais si le témoin est dans la province au moment du procès et peut être entendu, il pourra être interrogé de nouveau, sur demande de l’une ou l’autre des parties.
51 Les articles 401 et 402 modifiaient les dispositions relatives à la communication de documents. Désormais, l’art. 402 autorisait l’assignation d’un tiers pour produire un document. L’article 401 supprimait la nécessité de l’autorisation judiciaire pour exiger la production d’un document par la partie adverse.
52 Des modifications majeures au régime de l’interrogatoire préalable intervinrent en 1983, L.Q. 1983, ch. 28, art. 14. On ajouta alors un art. 398.1 qui désormais rend facultative la production au dossier de la cour des informations obtenues au cours d’un interrogatoire. À ce jour, cet article est formulé comme suit :
398.1 La partie qui a procédé à un interrogatoire en vertu des articles 397 ou 398 peut introduire en preuve l’ensemble ou des extraits seulement des dépositions ainsi recueillies, pourvu qu’ils aient été communiqués et produits au dossier conformément aux dispositions des sections I et II du chapitre I.1 du présent titre.
Cependant, à la demande de toute autre partie, la Cour peut ordonner que soit ajouté au dossier tout extrait de la déposition qui, à son avis, ne peut être dissocié des extraits déjà déposés.
53 Ainsi, la partie qui interroge décide si l’interrogatoire sera versé au dossier en totalité ou non. Si la production est partielle, la partie adverse, avec la permission d’un juge, a droit d’ajouter au dossier tout extrait indissociable de ce qui est déjà versé par l’adversaire. Enfin, l’art. 401 relatif à la communication de documents était abrogé. Le régime de l’interrogatoire préalable comprend tant l’interrogatoire de témoins que l’obtention de documents. La communication de ceux-ci s’effectue désormais dans le cadre des interrogatoires tenus avant ou après la production de la défense. Avant la défense, les informations exigées doivent avoir un lien avec la demande telle que rédigée. Après la défense, elles peuvent se rapporter à l’ensemble de la contestation. (Voir sur ces modifications, L. Ducharme, « Le nouveau régime de l’interrogatoire préalable et de l’assignation pour production d’un écrit » (1983), 43 R. du B. 969; L. Sarna, « Examination on Discovery : The Full Disclosure Rule » (1984), 44 R. du B. 179.) En 1984, une modification additionnelle permit d’interroger toute autre personne, en plus des parties ou de leurs représentants, et d’en obtenir des documents, avec l’autorisation du tribunal (voir L. Ducharme, L’administration de la preuve (3e éd. 2001), p. 271 et suiv.).
54 Selon la lettre de l’art. 397 C.p.c., l’interrogatoire préalable se tient sous la direction du juge ou d’un officier de la cour. En pratique, il est bien connu, comme le rappelle l’opinion du juge Fish, que la plupart de ces interrogatoires se déroulent en privé, hors de la présence d’un juge ou d’un fonctionnaire du tribunal. L’intervention judiciaire ne devient alors nécessaire que pour trancher les objections survenues en cours d’interrogatoire.
55 Pour les instances introduites depuis le 1er octobre 1995, il faut aussi tenir compte de la procédure de dépôt des pièces. Celle-ci n’a lieu techniquement qu’à l’audience, après un avis de dénonciation à ce sujet dans les délais prescrits par l’art. 331.8 C.p.c. Suivant ces règles, même lorsqu’une partie entend produire l’interrogatoire, il ne fera partie du dossier qu’à partir de l’audience. (Voir Ducharme, L’administration de la preuve, op. cit., p. 296-298.)
F. Le caractère exploratoire de l’interrogatoire préalable
56 L’évolution de ces règles confirme que l’interrogatoire préalable en procédure civile québécoise est devenu essentiellement exploratoire, malgré certaines opinions contraires. (Voir notamment L. Ducharme, « La proclamation de l’existence en droit québécois de la règle de common law de l’engagement implicite de confidentialité : Lac d’Amiante, une décision judiciaire erronée » (2000), 79 R. du B. can. 435.) L’examen préalable en droit civil québécois s’est ainsi fortement rapproché de l’examen préalable ou discovery en common law.
57 Comme en procédure québécoise, l’examen préalable en common law permet à la partie adverse d’obtenir de l’information sur le dossier pour prendre position à l’égard de la demande introduite. Les parties peuvent aussi tenter d’obtenir des admissions de leurs adversaires sur certains éléments du dossier.
58 Dans chaque province canadienne, ainsi qu’à la Cour fédérale, on trouve des règles de procédure relatives à l’examen préalable. Leur contenu s’équivaut, à l’exception de variations mineures.
59 L’on connaît d’abord l’interrogatoire préalable appelé examination on discovery en anglais, qui a lieu après l’échange des procédures écrites. Cette procédure est répandue surtout aux États-Unis et dans les provinces canadiennes de common law. Ailleurs dans le Commonwealth, elle n’intervient que sur ordonnance. (Voir G. D. Watson et autres, Civil Litigation Cases and Materials (4e éd. 1991), p. 793-795.) Une deuxième forme de l’examen préalable vise les documents. Chaque partie doit préparer une déclaration assermentée dans laquelle elle énumère les documents — sous son contrôle ou en sa possession — ayant rapport avec le litige. Toute partie adverse peut exiger un accès complet à ces documents. Sauf objection fondée sur certains privilèges interdisant la communication, il semble que l’étendue des informations exigibles soit par ailleurs large (voir Watson et autres, op. cit., p. 829).
60 Dans l’ensemble, cette procédure ne diffère pas substantiellement de celle que l’on retrouve maintenant en droit québécois. On semble privilégier une exploration étendue et libérale pour permettre aux parties d’obtenir une vue aussi complète que possible du litige. En contrepartie de cette liberté d’investigation est apparue en jurisprudence une obligation implicite de confidentialité, même dans les cas où la communication ne fait pas l’objet d’un privilège spécifique (voir notamment W. A. Stevenson et J. E. Côté, Civil Procedure Guide (1996), p. 816). On veut éviter qu’une partie hésite à dévoiler une information par crainte de l’usage accessoire qui en serait fait. Par cette procédure, on entend également préserver le droit des individus à la vie privée. (Voir P. Matthews et H. M. Malek, Discovery (1992), p. 252; Goodman c. Rossi, précité; voir également Sezerman c. Youle (1996), 135 D.L.R. (4th) 266 (C.A.N.-É.), p. 275; voir aussi de façon générale G. D. Cudmore, Choate on Discovery (2e éd. (feuilles mobiles)), p. 3-16 à 3-16.8.)
61 Notons que cette obligation implicite de confidentialité ne semble pas exister aux États-Unis. Par conséquent, en droit américain, l’utilisation des documents obtenus lors de l’examen préalable n’est pas limitée au litige au cours duquel l’examen a eu lieu. Une partie jouit du droit de les divulguer ou de les utiliser à d’autres fins, à moins que la partie qui les a communiqués n’ait obtenu un ordre spécifique du tribunal qui interdit une telle utilisation de ces pièces. (Voir C. A. Wright, A. R. Miller et R. L. Marcus, Federal Practice and Procedure (2e éd. 1994), vol. 8, p. 542-556.)
G. La notion d’audience et l’évolution de la procédure civile québécoise
62 L’évolution de la procédure d’interrogatoire préalable permet de mieux cerner la première objection à la reconnaissance d’une règle implicite de confidentialité du contenu des interrogatoires en procédure civile québécoise. Cette objection est fondée sur le principe de la publicité des procès. Le Code de procédure civile dispose que les audiences des tribunaux sont publiques, sauf lorsque le tribunal ordonne le huis clos dans l’intérêt de la morale ou de l’ordre public (art. 13). De plus, l’art. 23 de la Charte québécoise reconnaît le droit de toute personne à une audition publique de sa cause. Ce principe de la publicité des débats judiciaires relève incontestablement des valeurs fondamentales du droit procédural canadien. Cette affaire ne remet pas en cause ce principe fondamental du droit judiciaire et des libertés civiles. Le problème consiste à déterminer si l’interrogatoire préalable constitue toujours une audience des tribunaux.
63 Pour conclure que l’interrogatoire préalable fait partie d’une audience au sens de l’art. 13 C.p.c. et doit ainsi rester public, les appelantes s’appuient sur un groupe d’arrêts de la Cour d’appel du Québec. (Voir Scotia McLeod c. Champagne, précité; Bourse de Montréal c. Scotia McLeod, précité; General Instrument Corp. c. Tee-Comm Electronics Inc., précité.) S’il est certain que l’on trouve des arrêts de la Cour d’appel dans ce sens, la nécessité d’une autre solution se dégage de l’évolution de la procédure civile. Celle-ci a renforcé le caractère exploratoire du régime de l’interrogatoire préalable, et lui a conféré un caractère privé en règle générale. L’interrogatoire se déroule sous le contrôle des parties et hors de la présence et de l’intervention du tribunal, sauf exception. La règle de l’engagement implicite de confidentialité reconnaît que l’interrogatoire préalable correspond à une période de divulgation limitée d’une information qui demeure en principe privée à cette étape.
64 Par la tenue de l’interrogatoire, la confidentialité se trouve fragilisée. L’information devient accessible à la partie adverse. Cependant, elle ne fait pas partie du dossier du tribunal et ne devient pas un élément du débat entre les parties tant que le procès n’est pas engagé et que la partie adverse ne l’a pas déposée en preuve. Il est ainsi approprié de reconnaître que l’interrogatoire est soumis à une obligation de confidentialité. Celle-ci lie la partie qui obtient les informations, pour la protection de son adversaire. Cette confidentialité gouverne l’étape préalable de la constitution de l’éventuel dossier judiciaire, à l’égard de cet adversaire et du tribunal qui, dans ce contexte, doit pouvoir compter sur l’application correcte de la règle de confidentialité (Robinson c. Films Cinar Inc., [2001] J.Q. no 2515 (C.A.) (QL)). La cour conserve ultimement le contrôle de l’exécution de cet engagement et des problèmes que sa mise en œuvre soulèvera. À la limite, une violation de cette obligation pourra conduire à une sanction pour outrage au tribunal, après l’institution des procédures nécessaires pour faire constater, prévenir ou arrêter une atteinte à la règle de confidentialité.
65 En retenant cette règle, même si la confidentialité est compromise en partie dès l’étape de l’interrogatoire préalable, une certaine protection de la vie privée subsiste. Si le procès n’a jamais lieu, l’information demeure en principe confidentielle. Par ailleurs, lorsque la partie qui procède à un interrogatoire décide de ne pas se servir du contenu de celui-ci pour les fins du procès, le droit à une pleine confidentialité subsiste, sous réserve des conséquences pratiques de la communication de l’information. Puisque la procédure civile québécoise situe cette phase hors de la sphère publique, le principe d’une confidentialité restreinte correspond à la nature et à la finalité de la transmission d’information réalisée au cours de l’interrogatoire.
66 Si l’interrogatoire ne constitue plus une audience au sens de l’art. 13 C.p.c. ou de l’art. 23 de la Charte québécoise, certaines situations procédurales peuvent lui donner, à l’occasion, ce caractère. D’abord, il faut toujours retenir la possibilité qu’un interrogatoire se déroule sous le contrôle direct d’un juge, comme le permet l’art. 397 C.p.c. (Pour un exemple d’une telle situation, voir : Mulroney c. Canada (Procureur général), [1996] R.J.Q. 1271.) Ensuite, des éléments d’un tel interrogatoire peuvent être incorporés dans le dossier judiciaire si des objections sont présentées et si un débat s’engage devant le tribunal à leur sujet. Dans ce type de cas, la portion concernée de l’interrogatoire préalable fait partie de l’audience. Les informations révélées à cette occasion ne sont donc pas soumises à l’obligation de confidentialité.
67 De la même façon, des informations obtenues dans le cadre des procédures prévues aux art. 403 (admissions de la véracité ou de l’exactitude d’une pièce) ou 405 C.p.c. (interrogatoires sur faits et articles) ne sont pas soumises à l’obligation de confidentialité car elles font partie de l’audience. Elles visent en effet à obtenir des preuves en vue du procès et se déroulent sous le contrôle direct de la cour et de ses officiers (pour plus de détails sur ces procédures, voir Ferland et Emery, op. cit., p. 512-515 et 517-519). Par contre, les documents obtenus de tiers en vertu de l’art. 402 C.p.c. sont soumis à la règle de confidentialité car ils ne sont pas communiqués au cours d’une audience, tout comme les documents transmis sous l’autorité des art. 397 et 398 C.p.c.
H. Les fondements substantiels de la règle de confidentialité
68 En plus des fondements que la structure du Code de procédure civile donne à l’obligation de confidentialité, des règles de droit substantiel prévues par la Charte québécoise et le Code civil du Québec en justifient la reconnaissance. L’article 5 de la Charte québécoise reconnaît de façon générale le droit à la protection des intérêts de vie privée, dont notre Cour a confirmé l’importance dans l’arrêt Aubry c. Éditions Vice-Versa Inc., [1998] 1 R.C.S. 591. Par ailleurs, l’art. 35 C.c.Q. précise ce principe en reconnaissant que toute personne a droit au respect de sa vie privée. L’article 36 C.c.Q. protège des atteintes à la vie privée d’une personne par l’utilisation non autorisée de sa correspondance et de ses manuscrits par d’autres personnes. Enfin, l’art. 37 C.c.Q. encadre la constitution de dossiers sur le compte d’une personne. Ce dernier article exige l’identification d’un intérêt sérieux pour constituer un dossier sur une personne, ainsi que l’obtention du consentement de l’intéressé ou d’une autorisation législative :
37. Toute personne qui constitue un dossier sur une autre personne doit avoir un intérêt sérieux et légitime à le faire. Elle ne peut recueillir que les renseignements pertinents à l’objet déclaré du dossier et elle ne peut, sans le consentement de l’intéressé ou l’autorisation de la loi, les communiquer à des tiers ou les utiliser à des fins incompatibles avec celles de sa constitution; elle ne peut non plus, dans la constitution ou l’utilisation du dossier, porter autrement atteinte à la vie privée de l’intéressé ni à sa réputation.
69 L’interrogatoire préalable constitue une procédure de constitution d’un dossier sur une personne. Il permet d’obtenir des informations et des documents qui, pour une partie, se situent encore dans la sphère privée. L’intérêt à ce faire existe. Il est créé par l’institution de la procédure judiciaire, au cours de laquelle le plaideur a le droit de se défendre efficacement, conformément aux règles juridiques pertinentes. En même temps, l’art. 37, ainsi que les autres dispositions pertinentes du Code civil du Québec et de la Charte québécoise, soulignent que l’intérêt d’une partie à constituer un dossier ne fait pas disparaître en totalité le droit à la protection du caractère privé ou confidentiel des documents. Celui-ci subsiste pour autant que possible, sous réserve de la communication de l’information nécessaire à la conduite de la procédure judiciaire. L’interrogatoire préalable est donc soumis aux principes de la protection de la vie privée et à une obligation implicite de confidentialité.
70 Certes, ce droit à la confidentialité cédera devant la décision de l’adversaire d’utiliser effectivement le contenu de l’interrogatoire, lorsqu’il choisira d’en faire en tout ou en partie un élément du dossier de sa propre contestation judiciaire. S’imposera alors la volonté législative de communication de l’information au cours du procès civil, à des fins de transparence du système. Par contre, à l’étape d’un interrogatoire préalable, la préoccupation de transparence du système n’entre pas en ligne de compte puisqu’il ne s’agit pas d’une audience des tribunaux. Dans ce cas, il est donc légitime de privilégier l’intérêt de protection de la vie privée à travers l’obligation de confidentialité des renseignements divulgués.
71 La notion de vie privée est également opposable à l’argument soulevé par les appelantes et par les intervenantes qui représentent les médias, au sujet de la liberté d’information. À leur avis, l’imposition d’une règle de confidentialité des examens préalables violerait la liberté de la presse et de l’information garantie par la Constitution. Leur argumentation ne comporte toutefois aucune contestation constitutionnelle du régime législatif de l’interrogatoire préalable. Elle ne vise que l’interprétation des textes législatifs et la définition des principes juridiques qui encadrent l’interrogatoire préalable.
72 Malgré son importance fondamentale dans une démocratie moderne, le droit d’accès des médias à l’information doit se concilier avec le principe de respect de la vie privée. Comme nous l’avons vu, l’interrogatoire préalable ne fait partie ni du dossier judiciaire ni d’un procès. Son contenu n’est donc pas accessible au public puisqu’il demeure en principe dans la sphère privée. À cette étape, aucun impératif de transparence du système judiciaire ne justifierait la sortie de cette information du domaine de la vie privée, pour la rendre accessible au public ou aux médias. De plus, on se rappellera qu’une fois le procès amorcé, et sauf les cas limités de huis clos ou d’ordonnance de non publication, les médias jouissent d’un accès étendu aux dossiers des tribunaux, aux pièces et aux documents produits par les parties et aux audiences. Cet accès leur est fermement garanti, pour sauvegarder le droit du public à l’information sur la justice civile ou criminelle et la liberté de la presse et d’expression.
Par ailleurs, un point d’ancrage législatif supplémentaire peut être invoqué pour fonder l’obligation implicite de confidentialité en droit québécois. Comme l’a plaidé l’intimée dans la présente cause, l’usage d’informations et de documents obtenus lors d’un interrogatoire préalable, et cela à des fins étrangères à celles du litige, peut équivaloir à un manquement à la bonne foi. En ce sens, la doctrine de l’abus de droit codifiée aux art. 6 et 7 C.c.Q. constituerait alors une base supplémentaire sur laquelle la reconnaissance de la règle de la confidentialité en droit québécois serait justifiée (sur la doctrine de l’abus de droit, voir J.-L. Baudouin et P. Deslauriers, La responsabilité civile (5e éd. 1998), p. 127).
73 D’autres motifs de politique judiciaire rendent légitime la reconnaissance de la règle de confidentialité. Le régime de l’interrogatoire préalable, comme nous l’avons vu, revêt un caractère exploratoire. Comme le juge Fish l’a souligné dans son opinion, malgré l’impératif de protection de la vie privée, à cette occasion, cette finalité de l’interrogatoire favorise le dévoilement le plus complet des informations disponibles. Par contre, lorsqu’une partie redoute que des informations soient rendues publiques à la suite d’un tel interrogatoire, cette situation peut l’inciter à ne pas dévoiler des documents ou à ne pas répondre franchement à certaines questions, au détriment de la bonne administration de la justice et de l’objectif de communication complète de la preuve. La reconnaissance de l’obligation implicite de confidentialité réduit ce risque, en protégeant l’intéressé contre la divulgation d’informations qui resteraient par ailleurs inutilisées pour les fins du litige qui a donné lieu à l’interrogatoire, et au cours duquel les informations ont été divulguées.
74 Par ailleurs, à l’étape de l’interrogatoire préalable, un plaideur évalue parfois difficilement la pertinence et l’utilité des informations pour la résolution du litige. Cela pose un problème à l’égard des personnes qui se voient contraintes de dévoiler des informations personnelles potentiellement préjudiciables à leurs intérêts. On s’étonnerait alors qu’une information personnelle et préjudiciable communiquée au cours d’un interrogatoire serve à des fins externes au litige, sans toutefois être utilisée pour celui-ci. Cette préoccupation s’accroît encore à l’égard des tiers forcés de dévoiler des informations, dans des interrogatoires tenus sous l’autorité de l’art. 398, par. 3 C.p.c., alors qu’ils ne sont pas directement parties au procès. La règle de la confidentialité atténue ces risques et ces problèmes.
I. L’étendue de la règle de confidentialité
75 Avant de conclure, quelques remarques sur l’étendue de la règle de confidentialité paraissent opportunes. Celle-ci s’applique durant le litige à la partie et à ceux qui la représentaient. Elle subsiste, après la fin du procès. Cette règle cependant, doit comporter certaines limites. Ainsi, le tribunal conservera le pouvoir de relever les intéressés de l’obligation de confidentialité dans des cas où cela s’avérera nécessaire dans l’intérêt de la justice. Les tribunaux éviteront cependant d’exercer ce pouvoir de façon trop routinière, ce qui compromettrait l’utilité, sinon l’existence même de la règle. Par exemple, il faudrait éviter que les exceptions à la règle de confidentialité permettent presqu’automatiquement à la partie qui a procédé à l’interrogatoire d’utiliser les informations reçues pour d’autres actions en justice. Cette dernière pratique irait à l’encontre de l’intérêt public et constituerait un abus de procédure.
76 Ainsi, les tribunaux devront mesurer la gravité du préjudice pour les parties visées dans l’éventualité d’une suspension de la règle de confidentialité, ainsi que les avantages découlant de celle-ci. Dans les cas où le préjudice subi par la partie qui a communiqué l’information paraît peu significatif et où l’avantage qu’en retirera la partie adverse semble important, le tribunal sera justifié d’accorder l’autorisation d’utiliser l’information. Avant d’employer l’information, la partie concernée devra cependant présenter une demande à cette fin. Cette dernière précisera les buts de l’utilisation et les motifs qui la justifient et sera ensuite débattue contradictoirement. Le tribunal pèsera l’intérêt supérieur de la justice à l’utilisation de l’information dans les relations entre les parties, et le cas échéant, à l’égard des tiers, par rapport au droit de tenir l’information confidentielle. Des facteurs multiples qu’on ne saurait énumérer exhaustivement, seront alors pris en compte. La communication de parties ou de la totalité d’un interrogatoire ou des pièces produites à l’occasion de celui-ci pourra ainsi être acceptée, dans des cas où un intérêt important pour la justice ou les parties sera en jeu. Tel pourrait être le cas, par exemple, lorsqu’il s’agirait de démontrer dans un autre procès qu’un témoin a donné des versions contradictoires d’un même fait. (À titre comparatif, voir Wirth Ltd. c. Acadia Pipe & Supply Corp. (1991), 79 Alta. L.R. (2d) 345 (B.R.).)
77 Par ailleurs, la règle de confidentialité ne s’appliquera qu’à l’égard des informations obtenues uniquement par cet interrogatoire et qui ne sont pas autrement accessibles au public. Si elles sont disponibles au public par d’autres sources, on ne peut imposer à une partie le fardeau d’une demande d’autorisation au tribunal avant de les utiliser, parce qu’elles ont aussi été communiquées au cours d’un interrogatoire préalable. L’obligation de confidentialité ne s’applique qu’aux informations qui seraient demeurées confidentielles, en l’absence de l’interrogatoire préalable.
V. Conclusion
78 Ainsi, une règle implicite de confidentialité au cours d’un interrogatoire préalable se dégage en droit processuel québécois de l’évolution des institutions de la procédure civile et des principes de protection de la vie privée. Cette règle de confidentialité, analogue dans ses effets aux mécanismes juridiques créés par la common law, peut être reconnue au Québec, conformément aux techniques d’une analyse civiliste, à partir des principes fondamentaux qui structurent le droit civil et la procédure judiciaire. Je rejette donc l’appel et confirme l’arrêt de la Cour d’appel, avec dépens en faveur de l’intimée.
Pourvoi rejeté avec dépens.
Procureurs des appelantes : Fraser, Milner, Casgrain, Montréal.
Procureurs de l’intimée : Woods & Partners, Montréal.
Procureurs des intervenantes : Gowling, Lafleur, Henderson, Montréal.