Danyluk c. Ainsworth Technologies Inc., [2001] 2 R.C.S. 460, 2001 CSC 44
Mary Danyluk Appelante
c.
Ainsworth Technologies Inc., Ainsworth Electric Co. Limited,
F. Jack Purchase, Paul S. Gooderham, Jack A. Taylor,
Ross A. Pool, Donald W. Roberts, Timothy I. Pryor,
Clifford J. Ainsworth, John F. Ainsworth,
Kenneth D. Ainsworth, Melville O’Donohue,
Donald J. Hawthorne,
William I. Welsh et Joseph McBride Watson Intimés
Répertorié : Danyluk c. Ainsworth Technologies Inc.
Référence neutre : 2001 CSC 44.
No du greffe : 27118.
2000 : 31 octobre; 2001 : 12 juillet.
Présents : Le juge en chef McLachlin et les juges Iacobucci, Major, Bastarache, Binnie, Arbour et LeBel.
en appel de la cour d’appel de l’ontario
POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de l’Ontario (1998), 42 O.R. (3d) 235, 167 D.L.R. (4th) 385, 116 O.A.C. 225, 12 Admin. L.R. (3d) 1, 41 C.C.E.L. (2d) 19, 27 C.P.C. (4th) 91, [1998] O.J. No. 5047 (QL), qui a rejeté l’appel formé par l’appelante contre une décision de la Cour de l’Ontario (Division générale) rendue le 10 juin 1996. Pourvoi accueilli.
Howard A. Levitt et J. Michael Mulroy, pour l’appelante.
John E. Brooks et Rita M. Samson, pour les intimés.
Version française du jugement de la Cour rendu par
1 Le juge Binnie — L’appelante prétend que, le 12 octobre 1993, elle a été congédiée du poste de chargée de projet qu’elle occupait chez l’intimée Ainsworth Technologies Inc. Elle soutient que, au moment de son congédiement, son employeur lui devait quelque 300 000 $ en commissions impayées. Les cours de justice ontariennes ont jugé que l’appelante était précluse (« estopped ») de saisir les tribunaux de ce différend en raison de sa tentative infructueuse d’obtenir le paiement de cette somme en vertu de la Loi sur les normes d’emploi, L.R.O. 1990, ch. E.14 (la « LNE » ou la « Loi »). Adoptant une procédure que la Cour d’appel de l’Ontario a jugé inappropriée et inéquitable, une agente des normes d’emploi a rejeté la demande de l’appelante. En règle générale, la préclusion découlant d’une question déjà tranchée (« issue estoppel ») peut, j’en conviens, être invoquée pour empêcher une partie déboutée de saisir les cours de justice d’une question qu’elle a déjà plaidée sans succès devant un tribunal administratif. Toutefois, je suis d’avis que la présente espèce n’est pas une affaire où il convenait d’appliquer cette doctrine. Une doctrine élaborée par les tribunaux dans l’intérêt de la justice ne devrait pas être appliquée mécaniquement et donner lieu à une injustice. J’accueillerais le pourvoi.
I. Les faits
2 À l’automne 1993, un différend relatif à des commissions impayées a opposé l’appelante et son employeur, l’intimée Ainsworth Technologies Inc. L’appelante a rencontré ses supérieurs et elle leur a envoyé diverses lettres exposant son point de vue. Copie conforme de chacune de ces lettres était généralement transmise à son avocat, Me Howard A. Levitt. L’appelante prétendait principalement avoir droit à environ 200 000 $ à titre de commissions à l’égard d’un projet connu sous le nom de projet CIBC Lan, ainsi qu’à d’autres commissions portant à approximativement 300 000 $ la somme totale réclamée.
3 L’appelante a rejeté le règlement proposé par l’employeur. Le 4 octobre 1993, elle a déposé, en vertu de la LNE, une plainte dans laquelle elle réclamait le versement de salaire impayé, y compris des commissions. Le dossier n’indique pas clairement si elle a profité des conseils d’un avocat sur cet aspect du litige. Le 5 octobre, l’employeur a écrit à l’appelante, lui indiquant qu’il rejetait sa demande visant les commissions. Subséquemment, lorsqu’elle s’est présentée au travail, il l’a fait conduire hors de ses locaux, considérant qu’elle avait remis sa démission.
4 On a demandé à une agente des normes d’emploi, Mme Caroline Burke, d’enquêter sur la plainte déposée par l’appelante. Madame Burke a d’abord eu un entretien téléphonique avec l’appelante puis, vers le 30 janvier 1994, elle l’a rencontrée pendant environ une heure. L’appelante a remis à Mme Burke divers documents, dont sa correspondance avec l’employeur. Aucune autre rencontre n’a eu lieu par la suite.
5 Le 21 mars 1994, plus de 6 mois après avoir déposé sa plainte en vertu de la Loi, mais sans qu’une décision ait encore été rendue à cet égard, l’appelante a intenté, par l’entremise de Me Levitt, une action en dommages‑intérêts pour congédiement injustifié dans laquelle elle demandait également le paiement du salaire et des commissions impayés qui faisaient déjà l’objet de la plainte qu’elle avait présentée en vertu de la LNE.
6 Le 1er juin 1994, les procureurs de l’employeur ont écrit à Mme Burke au sujet de la plainte de l’appelante. La lettre de l’employeur était accompagnée d’un certain nombre de documents étayant la thèse de ce dernier. Aucun de ces documents n’a été communiqué à l’appelante. Madame Burke n’a pas non plus fourni d’information à l’appelante relativement à la thèse de l’employeur et elle ne lui a pas donné la possibilité de répondre aux arguments qui, selon l’appelante, seraient vraisemblablement avancés par l’employeur. Bref, l’appelante a été tenue à l’écart.
7 Le 23 septembre 1994, l’agente des normes d’emploi a informé l’employeur intimé (mais non l’appelante) qu’elle avait rejeté la réclamation de l’appelante pour commissions impayées. Par contre, elle a ordonné à l’employeur de verser à l’appelante la somme de 2 354,55 $, soit deux semaines de salaire, à titre d’indemnité de préavis. Dix jours plus tard, dans une lettre datée du 3 octobre 1994, Mme Burke a informé l’appelante de l’ordonnance intimant à l’employeur de lui verser deux semaines de salaire à titre d’indemnité de licenciement et du rejet de la réclamation visant les commissions. La lettre disait notamment ce qui suit : [traduction] « [r]elativement à votre réclamation pour salaire impayé, l’enquête a révélé que vous n’avez pas droit aux 300 000,00 $ que vous réclamez à titre de commissions ». Elle ajoutait que l’appelante pouvait présenter au directeur des normes d’emploi une demande de révision de cette décision, information que Mme Burke a répétée lors d’un entretien téléphonique subséquent avec l’appelante. L’appelante n’a toutefois pas demandé la révision de la décision de Mme Burke, décidant plutôt de poursuivre son action en dommages‑intérêts pour congédiement injustifié déposée au civil.
8 Les intimés ont invoqué la préclusion découlant d’une question déjà tranchée à l’encontre de la réclamation pour salaire et commissions impayés. Dans le cadre de l’instance civile engagée par l’appelante, ils ont présenté une requête en radiation des paragraphes pertinents de la déclaration. Le 10 juin 1996, le juge McCombs de la Cour de l’Ontario (Division générale) a accueilli cette requête. Seule la demande de dommages‑intérêts pour congédiement injustifié a pu suivre son cours. Le 2 décembre 1998, la Cour d’appel de l’Ontario a rejeté l’appel formé par l’appelante.
II. Les décisions des juridictions inférieures
A. Cour de l’Ontario (Division générale) (10 juin 1996)
9 Le juge McCombs devait décider si la doctrine de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée s’appliquait en l’espèce. S’appuyant sur l’arrêt Rasanen c. Rosemount Instruments Ltd. (1994), 17 O.R. (3d) 267 (C.A.), il a estimé que cette doctrine pouvait s’appliquer à une question déjà tranchée par un décideur administratif — fonctionnaire ou tribunal. Selon lui, la seule question à trancher était de savoir si la décision de l’agente des normes d’emploi était une décision définitive. Le juge des requêtes a souligné que l’appelante n’avait pas demandé la révision de la décision de l’agente des normes d’emploi ainsi que le lui permettait le par. 67(2) de la Loi. Il a considéré que la décision de l’agente des normes d’emploi était définitive. Les critères d’application de la doctrine de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée étaient donc respectés. Les paragraphes de la déclaration de l’appelante ayant trait aux salaire et commissions impayés ont été radiés.
B. Cour d’appel de l’Ontario (1998), 42 O.R. (3d) 235
10 Après examen des faits de l’espèce, le juge Rosenberg, s’exprimant pour la Cour d’appel, a fait état des questions que soulevait l’appel aux p. 239-240 :
[traduction] La présente affaire porte sur la seconde condition d’application de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée, savoir celle voulant que la décision qui, affirme‑t‑on, donne ouverture à la préclusion soit une décision judiciaire définitive. L’appelante prétend que la décision que rend un agent des normes d’emploi n’est ni judiciaire ni définitive. Elle soutient également que, quoiqu’il en soit, la procédure suivie par Mme Burke en l’espèce était inéquitable et donc que sa décision ne devrait pas donner naissance à la préclusion. De façon plus particulière, l’appelante plaide qu’elle n’a pas été traitée équitablement puisqu’on ne lui a pas remis copie des observations de l’employeur et qu’on ne lui a pas, de ce fait, accordé la possibilité de les réfuter.
11 Le juge Rosenberg a rejeté les prétentions de l’appelante, qu’il a regroupées sous les trois questions suivantes : La décision de l’agente des normes d’emploi était‑elle une décision définitive? Cette décision était‑elle une décision judiciaire? Quel est l’effet d’une iniquité procédurale sur l’application de la doctrine de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée?
12 Selon lui, la décision de l’agente était une décision définitive, étant donné que ni l’une ni l’autre des parties n’avaient exercé le droit d’appel interne prévu au par. 67(2) de la Loi. De plus, bien que les décisions administratives statuant définitivement sur les droits des parties ne soient pas toutes considérées comme « judiciaires » pour l’application de la doctrine de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée, le juge Rosenberg a estimé que la procédure établie par la Loi respectait les conditions requises. Il a jugé que l’arrêt Re Downing and Graydon (1978), 21 O.R. (2d) 292 (C.A.), était [traduction] « décisif à cet égard » (p. 249).
13 Enfin, le juge Rosenberg s’est demandé si l’inobservation par l’agente des normes d’emploi des règles d’équité procédurale avait un effet en l’espèce sur l’application de la doctrine de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée. Il a reconnu que l’agente des normes avait effectivement manqué à ces règles en statuant sur la plainte de l’appelante. Il a néanmoins jugé que ce manquement ne faisait pas obstacle à l’application de la doctrine (à la p. 252):
[traduction] L’agente était tenue de donner à l’appelante la possibilité de consulter et de réfuter toute information préjudiciable à sa réclamation recueillie par l’agente dans le cours de l’enquête. L’appelante aurait dû tout au moins recevoir copie de la lettre du 1er juin 1994 ainsi qu’un résumé de toute autre information préjudiciable à sa réclamation recueillie dans le cours de l’enquête. Elle aurait également dû se voir accorder la possibilité d’examiner cette information et d’y répondre. L’appelante n’a pas reçu communication des allégations formulées contre elle et elle a été privée de la possibilité de les réfuter : Mme Burke n’a donc pas agi judiciairement. En l’espèce, toutefois, ce manquement n’empêche pas l’application de la doctrine de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée.
14 De l’avis du juge Rosenberg, même si les agents des normes d’emploi ont l’obligation d’agir judiciairement, le manquement à cette obligation dans un cas donné, du moins lorsqu’il est possible d’interjeter appel, ne fait pas obstacle à l’application de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée. Sa conclusion s’appuie sur les considérations de politique d’intérêt général qui sont à la base de deux règles de droit administratif (à la p. 252):
[traduction] Ces deux règles sont les suivantes : (1) la règle écartant les recours discrétionnaires en matière de contrôle judiciaire lorsqu’il existe un autre recours approprié; (2) la règle prohibant les contestations indirectes. Dans les faits, ces règles exigent que les parties demandent réparation au moyen de la procédure administrative établie par le législateur. Lorsque les parties disposent d’une voie d’appel, elles ne sont pas admises à l’écarter pour s’adresser aux cours de justice.
15 Le juge Rosenberg de la Cour d’appel a souligné que, si l’appelante avait demandé la révision de la décision de l’agente des normes d’emploi en vertu du par. 67(3) de la Loi, l’arbitre saisi de l’affaire aurait dû tenir une audience. Cette constatation étayait son opinion selon laquelle la procédure de révision prévue par la Loi constitue un autre recours approprié. Le juge Rosenberg a conclu ainsi, à la p. 256 :
[traduction] En résumé, Mme Burke n’a pas accordé à l’appelante le bénéfice des règles de justice naturelle. Le recours qui s’offrait à cette dernière était de demander la révision de la décision de l’agente. Elle ne l’a pas fait. Elle et son employeur sont liés par cette décision.
16 La Cour d’appel a en conséquence appliqué la doctrine de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée et a débouté l’appelante.
III. Les dispositions législatives pertinentes
17 Loi sur les normes d’emploi, L.R.O. 1990, ch. E.14
1 Les définitions qui suivent s’appliquent à la présente loi.
. . .
« salaire » Rémunération en espèces payable par un employeur à un employé aux termes d’un contrat de travail, verbal ou écrit, exprès ou implicite, paiement qu’un employeur doit verser à un employé en vertu de la présente loi, et allocations de logement ou de repas prescrites par les règlements ou prévues par un accord ou un arrangement à cette fin, à l’exclusion des éléments suivants :
a) les pourboires et autres gratifications,
b) les sommes versées à titre de cadeaux ou de primes qui sont laissées à la discrétion de l’employeur et qui ne sont pas liées au nombre d’heures qu’un employé a travaillé, à sa production ou à son efficacité,
c) les allocations ou indemnités de déplacement,
d) les cotisations de l’employeur à une caisse, un régime ou un arrangement auxquels la partie X de la présente loi s’applique. (« wages »)
. . .
6 (1) La présente loi ne suspend pas les recours civils dont dispose un employé contre son employeur ni n’y porte atteinte.
(2) Si un employé introduit une instance civile contre son employeur en vertu de la présente loi, l’avis d’instance est signifié au directeur, selon la formule prescrite, le jour même où l’instance civile est inscrite au rôle.
65 (1) Si l’agent des normes d’emploi conclut qu’un employé a le droit de percevoir un salaire d’un employeur, il peut, selon le cas :
a) s’entendre avec l’employeur pour que celui‑ci verse directement à l’employé le salaire auquel ce dernier a droit;
b) recevoir de l’employeur, au nom de l’employé, le salaire qui doit être versé à ce dernier par suite d’une transaction;
c) ordonner, par écrit, que l’employeur verse sans délai au directeur, en fiducie, le salaire auquel un employé a droit; il ordonne également à l’employeur de verser au directeur, à titre de frais d’administration, celle des deux sommes suivantes qui est la plus élevée, à savoir : 10 pour cent du salaire ou 100 $.
. . .
(7) Si un employeur ne fait pas la demande visée à l’article 68 en vue de la révision d’une ordonnance rendue par un agent des normes d’emploi, l’ordonnance devient sans appel et lie l’employeur même si une audience en révision est tenue afin de déterminer l’obligation d’une autre personne aux termes de la présente loi.
. . .
67 (1) Si, à la suite d’une plainte par écrit d’un employé, l’agent des normes d’emploi conclut que l’employeur a versé à un employé le salaire auquel ce dernier a droit ou a conclu que l’employé n’a droit à rien d’autre ou qu’il n’y a rien que l’employeur doive faire ou s’abstenir de faire pour se conformer à la présente loi, il peut refuser de rendre une ordonnance visant l’employeur. Il en avise l’employé par lettre affranchie à sa dernière adresse connue.
(2) L’employé qui se croit lésé par le refus de l’agent de rendre une ordonnance contre l’employeur ou par une ordonnance qui, à son avis, ne comprend pas le salaire complet auquel il a droit ni ses autres droits peut, dans les quinze jours de la mise à la poste de la lettre visée au paragraphe (1) ou de la date où l’ordonnance a été rendue ou dans le délai plus long que le directeur peut autoriser pour des motifs particuliers, demander au directeur, par écrit, de réviser le refus ou le montant fixé dans l’ordonnance.
(3) Sur réception de la demande de révision, le directeur peut nommer un arbitre de griefs pour tenir une audience.
. . .
(5) L’arbitre de griefs qui tient l’audience peut exercer, avec les adaptations nécessaires, les pouvoirs que la présente loi confère à un agent des normes d’emploi, et peut rendre une ordonnance à l’égard du refus ou une ordonnance modifiant, annulant ou confirmant l’ordonnance de l’agent des normes d’emploi.
. . .
(7) L’ordonnance de l’arbitre de griefs n’est pas susceptible de révision dans le cadre de l’article 68. Elle est sans appel et lie les parties.
68 (1) Après avoir versé le salaire qu’il lui est ordonné de payer ainsi que la somme à titre de pénalité qui s’y rapporte, s’il y a lieu, l’employeur qui s’estime lésé par une ordonnance rendue en vertu de l’article 45, 48, 51, 56.2, 58.22 ou 65 peut, dans les quinze jours qui suivent la remise ou la signification de l’ordonnance ou dans le délai plus long que le directeur peut autoriser pour des motifs particuliers, et à la condition que le salaire n’ait pas été versé en vertu du paragraphe 72 (2), demander que l’ordonnance fasse l’objet d’une révision par voie d’audience.
. . .
(3) Le directeur choisit un arbitre au sein du tableau des arbitres pour tenir l’audience de révision.
. . .
(7) La décision que l’arbitre prend en vertu du présent article est sans appel et lie les parties et les autres personnes que l’arbitre peut préciser.
IV. L’analyse
18 Le droit tend à juste titre à assurer le caractère définitif des instances. Pour favoriser la réalisation de cet objectif, le droit exige des parties qu’elles mettent tout en œuvre pour établir la véracité de leurs allégations dès la première occasion qui leur est donnée de le faire. Autrement dit, un plaideur n’a droit qu’à une seule tentative. L’appelante a décidé de se prévaloir du recours prévu par la LNE. Elle a perdu. Une fois tranché, un différend ne devrait généralement pas être soumis à nouveau aux tribunaux au bénéfice de la partie déboutée et au détriment de la partie qui a eu gain de cause. Une personne ne devrait être tracassée qu’une seule fois à l’égard d’une même cause d’action. Les instances faisant double emploi, les risques de résultats contradictoires, les frais excessifs et les procédures non décisives doivent être évités.
19 Le caractère définitif des instances est donc une considération impérieuse et, en règle générale, une décision judiciaire devrait trancher les questions litigieuses de manière définitive, tant qu’elle n’est pas infirmée en appel. Toutefois, la préclusion est une doctrine d’intérêt public qui tend à favoriser les intérêts de la justice. Dans les cas où, comme en l’espèce, par suite d’une décision administrative prise à l’issue d’une procédure qui était manifestement inappropriée et inéquitable (conclusion tirée par la Cour d’appel elle-même), l’application de cette doctrine empêche l’appelante de s’adresser aux cours de justice pour réclamer les 300 000 $ qui lui seraient dus, il convient de réexaminer certains principes fondamentaux.
20 Le droit s’est doté d’un certain nombre de moyens visant à prévenir les recours abusifs. L’un des plus anciens est la doctrine de la préclusion per rem judicatem, qui tire son origine du droit romain et selon laquelle, une fois le différend tranché définitivement, il ne peut être soumis à nouveau aux tribunaux : Farwell c. La Reine (1894), 22 R.C.S. 553, p. 558, et Angle c. Ministre du Revenu national, [1975] 2 R.C.S. 248, p. 267-268. La doctrine est opposable tant à l’égard de la cause d’action ainsi décidée (on parle de préclusion fondée sur la demande, sur la cause d’action ou sur l’action) que des divers éléments constitutifs ou faits substantiels s’y rapportant nécessairement (on parle alors généralement de préclusion découlant d’une question déjà tranchée) : G. S. Holmested et G. D. Watson, Ontario Civil Procedure (feuilles mobiles), vol. 3 suppl., 21§17 et suiv. Un autre aspect de la politique établie par les tribunaux en vue d’assurer le caractère définitif des instances est la règle qui prohibe les contestations indirectes, c’est‑à‑dire la règle selon laquelle l’ordonnance rendue par un tribunal compétent ne doit pas être remise en cause dans des procédures subséquentes, sauf celles prévues par la loi dans le but exprès de contester l’ordonnance : Wilson c. La Reine, [1983] 2 R.C.S. 594; R. c. Litchfield, [1993] 4 R.C.S. 333; R. c. Sarson, [1996] 2 R.C.S. 223.
21 Initialement, ces règles ont été établies dans le contexte de procédures judiciaires antérieures. Leur champ d’application a depuis été élargi, avec les adaptations nécessaires, aux décisions de nature judiciaire ou quasi judiciaire rendues par les juridictions administratives — fonctionnaires ou tribunaux. Dans ce contexte, l’objectif spécifique poursuivi consiste à assurer l’équilibre entre le respect de l’équité envers les parties et la protection du processus décisionnel administratif, dont l’intégrité serait compromise si on autorisait trop facilement les contestations indirectes ou l’engagement d’une nouvelle instance à l’égard de questions déjà tranchées.
22 Dans The Doctrine of Res Judicata in Canada (2000), p. 94 et suiv., D. J. Lange attribue l’application aux organismes administratifs canadiens de la doctrine de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée à certaines décisions datant du milieu du XIXe siècle — notamment les affaires Robinson c. McQuaid (1854), 1 P.E.I.R. 103 (C.S.), p. 104-105, et Bell c. Miller (1862), 9 Gr. 385 (Ch. H.-C.), p. 386. Parmi les arrêts contemporains rendus par des cours d’appel, mentionnons les suivants : Raison c. Fenwick (1981), 120 D.L.R. (3d) 622 (C.A.C.‑B.); Rasanen, précité; Wong c. Shell Canada Ltd. (1995), 15 C.C.E.L. (2d) 182 (C.A. Alb.); Machin c. Tomlinson (2000), 194 D.L.R. (4th) 326 (C.A. Ont.); et Hamelin c. Davis (1996), 18 B.C.L.R. (3d) 112 (C.A.). Voir également Thrasyvoulou c. Environment Secretary, [1990] 2 A.C. 273 (H.L.). Des modifications s’imposaient en raison des « différences importantes qui peuvent exister entre ces deux types d’ordonnances [c.‑à‑d. les ordonnances administratives et les ordonnances judiciaires], notamment quant à leur nature juridique et la place des institutions qui les rendent à l’intérieur de la structure étatique » : R. c. Consolidated Maybrun Mines Ltd., [1998] 1 R.C.S. 706, par. 4. On s’entend généralement pour dire que les ordonnances des cours de justice sont des ordonnances de nature judiciaire; il n’en est pas de même pour les innombrables ordonnances rendues par les différents tribunaux administratifs.
23 Dans le présent pourvoi, les parties n’ont pas plaidé la préclusion fondée sur la « cause d’action », estimant apparemment que le cadre législatif de la demande fondée sur la LNE distingue suffisamment cette demande du cadre juridique de common law de l’instance judiciaire. Je n’en dirai par conséquent pas davantage à ce sujet. Les parties ont cependant lié contestation quant à l’application de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée et à la pertinence de la règle prohibant les contestations indirectes.
24 La préclusion découlant d’une question déjà tranchée a été définie de façon précise par le juge Middleton de la Cour d’appel de l’Ontario dans l’arrêt McIntosh c. Parent, [1924] 4 D.L.R. 420, p. 422 :
[traduction] Lorsqu’une question est soumise à un tribunal, le jugement de la cour devient une décision définitive entre les parties et leurs ayants droit. Les droits, questions ou faits distinctement mis en cause et directement réglés par un tribunal compétent comme motifs de recouvrement ou comme réponses à une prétention qu’on met de l’avant, ne peuvent être jugés de nouveau dans une poursuite subséquente entre les mêmes parties ou leurs ayants droit, même si la cause d’action est différente. Le droit, la question ou le fait, une fois qu’on a statué à son égard, doit être considéré entre les parties comme établi de façon concluante aussi longtemps que le jugement demeure. [Je souligne.]
Le juge Laskin (plus tard Juge en chef) a souscrit à cet énoncé dans ses motifs de dissidence dans l’arrêt Angle, précité, p. 267-268. Cette description des aspects visés par la préclusion (« [l]es droits, questions ou faits distinctement mis en cause et directement réglés ») est plus exigeante que celle utilisée dans certaines décisions plus anciennes à l’égard de la préclusion fondée sur la cause d’action (par exemple [traduction] « toute question ayant été débattue ou qui aurait pu à bon droit l’être », Farwell, précité, p. 558). S’exprimant au nom de la majorité dans l’arrêt Angle, précité, p. 255, le juge Dickson (plus tard Juge en chef) a également fait sienne la définition plus exigeante de l’objet de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée. « Il ne suffira pas », a‑t‑il dit, « que la question ait été soulevée de façon annexe ou incidente dans l’affaire antérieure ou qu’elle doive être inférée du jugement par raisonnement. » La question qui est censée donner naissance à la préclusion doit avoir été « fondamentale à la décision à laquelle on est arrivé » dans l’affaire antérieure. En d’autres termes, comme il est expliqué plus loin, la préclusion vise les faits substantiels, les conclusions de droit ou les conclusions mixtes de fait et de droit (« les questions ») à l’égard desquels on a nécessairement statué (même si on ne l’a pas fait de façon explicite) dans le cadre de l’instance antérieure.
25 Les conditions d’application de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée ont été énoncées par le juge Dickson dans l’arrêt Angle, précité, p. 254 :
(1) que la même question ait été décidée;
(2) que la décision judiciaire invoquée comme créant la [préclusion] soit finale; et
(3) que les parties dans la décision judiciaire invoquée, ou leurs ayants droit, soient les mêmes que les parties engagées dans l’affaire où la [préclusion] est soulevée, ou leurs ayants droit.
26 L’appelante soutient que l’agente des normes d’emploi n’a pas — bien quelle ait été tenue de le faire — pris sa décision de manière judiciaire. L’agente disposait, en vertu de la LNE, de la compétence nécessaire pour connaître de la réclamation, mais elle a perdu cette compétence en omettant de communiquer à l’appelante les prétentions de l’employeur et de lui donner la possibilité de les réfuter. L’agente n’a donc jamais rendu une « décision judiciaire » comme elle était tenue de le faire. L’appelante soutient en outre que sa propre omission d’exercer son droit de demander la révision administrative interne de la décision de l’agente ne devrait pas se voir accorder l’effet déterminant que lui a attribué la Cour d’appel de l’Ontario. Selon elle, même si les conditions d’application de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée étaient réunies, la cour avait, dans les circonstances de l’espèce, le pouvoir discrétionnaire de la soustraire aux effets draconiens de la préclusion per rem judicatem, et elle a commis une erreur en s’abstenant de le faire.
A. Le cadre législatif
1. L’agent des normes d’emploi
27 La LNE s’applique à « tout contrat de travail, verbal ou écrit, exprès ou implicite » en Ontario (par. 2(2)), sous réserve de certaines exceptions prévues par règlement, et elle établit un certain nombre de normes d’emploi minimales en vue de protéger les employés. Ces normes portent notamment sur les heures de travail, le salaire minimum, le salaire pour les heures supplémentaires, les régimes d’avantages sociaux, les jours fériés et les congés payés. Plus particulièrement, la Loi établit une procédure sommaire permettant aux employés qui s’estiment lésés parce que leur employeur aurait omis de se conformer à ces normes de demander réparation à cet égard. L’objectif est d’offrir, dans les cas appropriés, un recours rapide et peu coûteux. Au premier palier, l’examen du différend est confié à un agent des normes d’emploi. Fonctionnaires du ministère du Travail, ces personnes n’ont généralement pas de formation juridique, mais elles possèdent une certaine expérience en matière de relations de travail. La Loi ne prescrit pas la procédure à suivre pour statuer sur les demandes. L’agent des normes d’emploi dispose de pouvoirs étendus qui l’autorisent notamment à pénétrer dans des locaux, à effectuer des inspections, à emporter des documents avec lui et à interroger toute personne à l’égard de questions pertinentes. S’il constate l’inobservation de la loi, l’agent dispose de larges pouvoirs afin de la faire respecter (art. 65).
28 En règle générale, sur réception de la demande d’un employé, l’agent des normes d’emploi communique avec l’employeur pour vérifier si le salaire est effectivement impayé et, dans l’affirmative, pour connaître la raison du non‑paiement. Bien que, dans la présente affaire, l’agente des normes d’emploi se soit entretenue avec l’appelante pendant une heure, rien n’exige la tenue d’une telle rencontre et, manifestement, aucune audience à laquelle participeraient les deux parties n’est envisagée. D’aucuns estimeraient qu’il s’agit d’une procédure expéditive tout à fait inappropriée pour trancher de façon définitive des prétentions contractuelles présentant une certaine complexité sur les plans juridique et factuel.
29 Ce mécanisme présente de nombreux avantages pour les employés. Les services de l’agent des normes d’emploi sont gratuits. La représentation par avocat n’est pas nécessaire. L’instance se déroule plus rapidement que ce à quoi on pourrait vraisemblablement s’attendre devant les tribunaux judiciaires. À ces avantages correspondent toutefois des désavantages. Il est probable que l’agent n’a pas de formation juridique et qu’il n’a ni le temps ni les ressources nécessaires pour examiner une demande de nature contractuelle comme cela se passerait dans la salle d’audience d’une cour de justice. Au moment où ces procédures se sont déroulées, des règles inégales s’appliquaient en matière d’appel (ou de « révision » selon les termes de la Loi). En effet, l’employeur pouvait demander de plein droit la révision de la décision (art. 68). Toutefois, comme nous le verrons plus loin, l’employé pouvait lui aussi présenter une demande de révision, mais le directeur pouvait refuser d’y donner suite (par. 67(3)). De même, au cours de la période pertinente le montant des demandes à l’égard desquelles l’agent des normes d’emploi avait compétence n’était pas plafonné. La Loi a depuis été modifiée et seules les réclamations d’au plus 10 000 $ sont maintenant visées (L.O. 1996, ch. 23, par. 19(1)). Si, en l’espèce, l’agente avait statué en faveur de l’employée, l’employeur aurait pu devoir supporter une obligation de 300 000 $ découlant d’une décision présentant de profondes lacunes, à moins d’avoir gain de cause à la suite d’une révision administrative ou d’un contrôle judiciaire.
2. La procédure de révision
30 Comme nous l’avons indiqué, les employés ne peuvent pas interjeter appel de plein droit. En vertu du par. 67(2) de la Loi, l’employé insatisfait de la décision rendue au premier palier peut, dans les 15 jours qui suivent la mise à la poste de la décision, demander par écrit au directeur de réviser cette décision. Aux termes du par. 67(3), « le directeur peut nommer un arbitre de griefs pour tenir une audience » (je souligne). L’emploi du mot « peut » confère au directeur le pouvoir discrétionnaire de décider s’il y aura ou non une audience. La Cour d’appel de l’Ontario a souligné ce point, mais a affirmé que les parties y avaient attaché peu d’importance.
31 Il paraît clair que le législateur n’a pas voulu créer un appel de plein droit. Lorsque le directeur nomme un arbitre de griefs, la Loi exige la tenue d’une audience. Il en résulte évidemment des délais et des dépenses supplémentaires pour le ministère et les parties. La juxtaposition des auxiliaires « may » et « shall » dans la version anglaise du par. 67(3) (et, dans la version française, l’indication que le directeur « peut nommer un arbitre de griefs pour tenir une audience » (je souligne)) écarte tout doute à cet égard. Le législateur ontarien entendait que le directeur dispose du pouvoir discrétionnaire de refuser de saisir un arbitre de griefs d’une demande qui, à son avis, n’est tout simplement pas justifiée. Même les arbitres chargés de la révision prévue au par. 67(3) de la LNE ne sont pas tenus par la loi de posséder une formation juridique. Le législateur ontarien a probablement jugé qu’il n’était pas souhaitable que tout employé insatisfait d’une décision puisse obtenir de plein droit la révision de celle-ci, compte tenu particulièrement du fait que la somme en jeu est souvent relativement modeste. Il va de soi que ce pouvoir discrétionnaire doit être exercé en conformité avec les principes pertinents, mais il n’en demeure pas moins un pouvoir discrétionnaire.
32 Si une révision interne avait été ordonnée, un arbitre aurait alors examiné de novo la demande de l’appelante et aurait sans aucun doute permis à cette dernière de prendre connaissance des documents de l’employeur et lui aurait donné la possibilité d’y répondre et de les commenter. Je reconnais que, sous le régime de la Loi, les vices procéduraux qui surviennent à l’étape de la décision initiale, y compris l’omission de donner aux intéressés un préavis suffisant et la possibilité de se faire entendre pour réfuter la thèse de la partie adverse, peuvent être corrigés à l’étape de la révision. L’intimée soutient que, du fait que l’appelante a choisi de se prévaloir de la Loi, elle devait recourir au mécanisme de révision prévue pour celle‑ci si elle était insatisfaite de la décision rendue au premier palier. Comme elle ne l’a pas fait, elle est précluse de continuer de réclamer la somme de 300 000 $. L’appelante réplique que la procédure prévue par la LNE souffrait de lacunes si profondes qu’il lui était loisible de renoncer à y recourir.
B. L’applicabilité de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée
1. Préclusion découlant d’une question déjà tranchée : analyse à deux volets
33 Les règles régissant la préclusion découlant d’une question déjà tranchée ne doivent pas être appliquées machinalement. L’objectif fondamental est d’établir l’équilibre entre l’intérêt public qui consiste à assurer le caractère définitif des litiges et l’autre intérêt public qui est d’assurer que, dans une affaire donnée, justice soit rendue. (Il existe des intérêts privés correspondants.) Il s’agit, au cours de la première étape, de déterminer si le requérant (en l’occurrence l’intimée) a établi l’existence des conditions d’application de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée énoncées par le juge Dickson dans l’arrêt Angle, précité. Dans l’affirmative, la cour doit ensuite se demander, dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire, si cette forme de préclusion devrait être appliquée : British Columbia (Minister of Forests) c. Bugbusters Pest Management Inc. (1998), 50 B.C.L.R. (3d) 1 (C.A.), par. 32; Schweneke c. Ontario (2000), 47 O.R. (3d) 97 (C.A.), par. 38-39; Braithwaite c. Nova Scotia Public Service Long Term Disability Plan Trust Fund (1999), 176 N.S.R. (2d) 173 (C.A.), par. 56.
34 L’appelante avait parfaitement le droit, en première instance, de saisir la Cour supérieure de l’Ontario de ses diverses réclamations financières. L’intimée ne pouvait se voir accorder de plein droit l’application de la préclusion. Il appartenait à la cour de décider, dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire, s’il convenait qu’elle refuse de connaître ou non de certains aspects de la demande ayant déjà fait l’objet de la procédure administrative engagée sous le régime de la LNE.
2. La nature judiciaire de la décision
35 L’exigence fondamentale selon laquelle la décision antérieure doit être une décision judiciaire est un élément qui est commun aux conditions préalables à l’application de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée énoncées par le juge Dickson dans l’arrêt Angle, précité. Selon la doctrine (voir, par exemple, G. Spencer Bower, A. K. Turner et K. R. Handley, The Doctrine of Res Judicata (3e éd. 1996), par. 18-20), trois éléments peuvent être pris en considération. Premièrement, il faut se pencher sur la nature du décideur administratif ayant rendu la décision. S’agit‑il d’un organe pouvant être investi d’un pouvoir juridictionnel et capable d’exercer ce pouvoir? Deuxièmement, sur le plan juridique, la décision litigieuse devait‑elle être prise judiciairement? Troisièmement — question mixte de fait et de droit — la décision a‑t‑elle été rendue de manière judiciaire? Il s’agit d’exigences distinctes :
[traduction] Il ne sert à rien de prouver que la prétendue chose jugée était une décision ou qu’elle a été prononcée conformément aux principes applicables aux tribunaux judiciaires à moins qu’elle ait été rendue par un tel tribunal dans l’exercice de son pouvoir juridictionnel; il ne suffit pas non plus qu’elle ait été prononcée par un tel tribunal, sauf s’il s’agit d’une décision judiciaire sur le fond. Par conséquent, il importe de bien saisir dès le départ ce qu’est un tribunal judiciaire et ce qu’est une décision judiciaire pour les fins qui nous occupent.
(Spencer Bower, Turner et Handley, op. cit., par. 20)
36 En ce qui concerne le troisième élément, soit la question de savoir si la décision en cause a effectivement été rendue conformément aux exigences applicables aux décisions judiciaires, je souligne l’affirmation suivante, faite récemment par le juge Handley (éditeur actuel de l’ouvrage The Doctrine of Res Judicata) en dehors du cadre de ses fonctions de juge :
[traduction] La décision antérieure — qu’elle soit judiciaire, arbitrale ou administrative — doit avoir été rendue dans les limites de la compétence du décideur pour que puisse être plaidée la préclusion découlant d’une question déjà tranchée.
(« Res Judicata : General Principles and Recent Developments » (1999), 18 Aust. Bar Rev. 214, p. 215)
37 En l’espèce, le désaccord porte principalement sur ce troisième élément : une décision prise sans avoir respecté les exigences en matière de préavis et sans avoir donné à l’intéressé la possibilité de se faire entendre est‑elle capable de fonder l’application de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée? À mon avis, la réponse à cette question est oui.
a) Le cadre institutionnel
38 La décision sur laquelle s’est appuyé le juge Rosenberg de la Cour d’appel de l’Ontario à cet égard a trait à la fonction et au rôle génériques de l’agent des normes d’emploi : Re Downing and Graydon, précité, le juge Blair, p. 305 :
[traduction] En l’espèce, l’agent des normes d’emploi a le pouvoir de décider ainsi que celui d’enquêter. Il fait enquête afin de recueillir les renseignements qui fonderont la décision qu’il doit rendre. Ses fonctions comportent tous les indices importants de l’exercice d’un pouvoir judiciaire, notamment la détermination des faits, l’application du droit à ces faits et la prise d’une décision liant les parties.
Les parties ne contestent pas le fait que les fonctionnaires chargés de l’application de la LNE pouvaient à bon droit être investis de fonctions juridictionnelles devant être exercées de manière judiciaire. Le plafond de 4 000 $ que prévoyait la Loi à l’égard des réclamations pour salaire impayé (à l’exclusion de l’indemnité de cessation d’emploi et des prestations payables au titre des dispositions relatives au congé de maternité et au congé parental) a été aboli en 1991 par L.O. 1991, ch. 16, par. 9(1), mais après la décision rendue en application de la LNE dans la présente affaire, un nouveau plafond de 10 000 $ a été fixé. Il s’agit du même plafond auquel est assujettie la Cour des petites créances par la Loi sur les tribunaux judiciaires, L.R.O. 1990, ch. C.43, par. 23(1), et le Règl. de l’Ont. 626/00, par. 1(1).
b) La nature des décisions rendues en application du par. 65(1)
39 Un tribunal administratif peut exercer des fonctions judiciaires ainsi que des fonctions administratives ou ministérielles. Il en est de même d’un fonctionnaire.
40 Une des caractéristiques qui distinguent les décisions administratives des décisions judiciaires est la différence qui existe entre des fonctions juridictionnelles et des fonctions d’enquête. Dans l’exercice des secondes, l’agent des normes d’emploi prend l’initiative de recueillir des éléments d’information. Il agit en tant qu’enquêteur autonome et n’est pas assujetti aux contraintes de la procédure contradictoire. La distinction entre les pouvoirs d’enquête et les pouvoirs juridictionnels a été examinée dans l’arrêt Guay c. Lafleur, [1965] R.C.S. 12, p. 17-18. L’inapplicabilité de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée aux enquêtes administratives a été mentionnée par le lord juge Diplock dans Thoday c. Thoday, [1964] P. 181 (C.A. Angl.), p. 197.
41 Quoique les agents des normes d’emploi puissent avoir des fonctions non juridictionnelles, lorsqu’ils accomplissent des fonctions juridictionnelles ils sont tenus de le faire de manière judiciaire. Bien qu’ils aient recours à des procédures plus souples que celles des cours de justice, leurs décisions doivent s’appuyer sur des conclusions de fait et sur l’application à ces faits d’une norme juridique objective. Il s’agit là d’une caractéristique de fonctions judiciaires : D. J. M. Brown et J. M. Evans, Judicial Review of Administrative Action in Canada (1998), vol. 2, par. 7:1310, p. 7‑7.
42 La décision qui statue sur une plainte après l’obtention de l’information pertinente est une décision de nature judiciaire.
c) Le détail de la décision en cause
43 La Cour d’appel de l’Ontario a conclu que la décision de l’agente des normes d’emploi avait de fait été rendue au mépris des principes de justice naturelle. L’appelante n’a pas été informée des prétentions de l’employeur et n’a pas eu la possibilité de les réfuter.
44 L’appelante soutient qu’il ne suffit pas de dire que la décision aurait dû être prise de manière judiciaire, mais qu’il faut plutôt se demander : La décision a‑t‑elle été prise de manière judiciaire en l’espèce? Cet argument trouve un certain appui dans l’arrêt Rasanen, précité, où madame le juge Abella de la Cour d’appel de l’Ontario a dit ceci, à la p. 280 :
[traduction] Pour autant que la procédure d’instruction du tribunal administratif donne à chacune des parties la possibilité de connaître les prétentions de l’autre et de les réfuter et que la décision rendue relève de la compétence du tribunal, peu importe alors à quel point la procédure s’apparente à un procès ou aux procédures préalables à celui‑ci, je ne vois aucune raison fondée sur des principes qui justifierait, dans le cadre d’une action subséquente, de soustraire les questions décidées par un tribunal administratif à l’application de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée. [Je souligne.]
45 Cette approche a subséquemment été retenue par des tribunaux de première instance en Ontario : Machado c. Pratt & Whitney Canada Inc. (1995), 12 C.C.E.L. (2d) 132 (C. Ont. (Div. gén.)); Randhawa c. Everest & Jennings Canadian Ltd. (1996), 22 C.C.E.L. (2d) 19 (C. Ont. (Div. gén.)); Heynen c. Frito-Lay Canada Ltd. (1997), 32 C.C.E.L. (2d) 183 (C. Ont. (Div. gén.)); Perez c. GE Capital Technology Management Services Canada Inc. (1999), 47 C.C.E.L. (2d) 145 (C.S.J.). Les propos suivants du juge Métivier dans l’affaire Munyal c. Sears Canada Inc. (1997), 29 C.C.E.L. (2d) 58 (C. Ont. (Div. gén.)), p. 60, reflètent ce point de vue :
[traduction] La partie demanderesse s’appuie sur [l’arrêt Rasanen] et sur d’autres décisions au même effet pour affirmer que le principe de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée devrait s’appliquer aux décisions administratives. Ce n’est le cas que lorsque la décision est le fruit d’un processus décisionnel équitable et impartial « comportant une audience dans le cadre de laquelle chacune des parties a la possibilité de prendre connaissance des prétentions de l’autre et de les réfuter ».
46 Dans l’arrêt Wong, précité, la Cour d’appel de l’Alberta a rejeté une contestation visant la décision d’un agent de révision en matière de normes d’emploi et a conclu qu’il était possible de plaider la préclusion à l’égard de cette décision dans la mesure où [traduction] « l’appelant connaissait les prétentions formulées contre lui et avait eu la possibilité de faire valoir son point de vue » (par. 20). Voir également Alderman c. North Shore Studio Management Ltd., [1997] 5 W.W.R. 535 (C.S.C.‑B.).
47 En toute déférence, j’estime que la thèse voulant que l’inobservation des principes de justice naturelle ait pour effet d’enlever tout caractère « judiciaire » à la décision fondée sur la LNE repose sur une idée fausse. Il se peut que la décision présente des failles, mais elle demeure « judiciaire » (plutôt qu’administrative ou législative). Une fois qu’il est établi que l’auteur de la décision pouvait être investi d’un pouvoir juridictionnel, qu’il pouvait exercer ce pouvoir et que la décision litigieuse devait être rendue de manière judiciaire, celle-ci ne perd pas son caractère « judiciaire » parce que son auteur a commis une erreur dans l’accomplissement de ses fonctions. Dans un vieil arrêt, R. c. Nat Bell Liquors Ltd., [1922] 2 A.C. 128 (H.L.), il a été jugé que la déclaration de culpabilité inscrite par un magistrat albertain ne pouvait être annulée pour cause d’absence de compétence sur le fondement que les témoignages ne révélaient aucune preuve étayant la déclaration de culpabilité ou parce que le magistrat s’était donné des directives erronées dans l’examen de la preuve. Une distinction a été établie entre le pouvoir de juger les accusations et les erreurs qui auraient été commises en matière d’[traduction] « observation de la loi dans l’exercice de ce pouvoir » (p. 156). Si les conditions préalables à l’exercice d’une compétence de nature judiciaire sont réunies (comme c’est le cas en l’espèce), toute erreur subséquente dans l’exercice de cette compétence, y compris les manquements aux règles de la justice naturelle, ne rend pas la décision nulle mais annulable : Harelkin c. Université de Regina, [1979] 2 R.C.S. 561, p. 584-585. La décision reste une décision « judiciaire », quoiqu’elle souffre de sérieuses lacunes du fait de l’absence de préavis suffisant et du défaut d’accorder la possibilité de se faire entendre.
48 Comme je l’ai mentionné plus tôt, la préclusion per rem judicatem est étroitement liée à la règle prohibant les contestations indirectes et, de fait, aux principes régissant le contrôle judiciaire. Si l’appelante s’était adressée à une cour de justice pour demander le contrôle judiciaire de la décision de l’agente des normes d’emploi sans se prévaloir au préalable du mécanisme de révision administrative interne, on lui aurait opposé l’arrêt Harelkin, précité, de notre Cour. Dans cette affaire, la demande de contrôle judiciaire qu’avait présentée un étudiant de l’université de Regina en vue d’obtenir l’annulation de la décision rendue par un comité d’une faculté de cet établissement et portant que ses notes étaient insatisfaisantes a été rejetée. Ce comité était tenu d’agir judiciairement, mais, tout comme en l’espèce, il avait omis de donner à l’étudiant un préavis suffisant et la possibilité de se faire entendre. Il a été jugé que cette omission n’avait pas fait perdre au comité sa compétence juridictionnelle. La décision du comité était susceptible de contrôle judiciaire, mais notre Cour, dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire, a refusé de faire droit à ce recours. Retenir la thèse de l’appelante en l’espèce entraînerait un résultat anormal. Si elle a raison de prétendre que l’agente des normes d’emploi a cessé d’agir judiciairement et a perdu compétence, à tout point de vue, y compris pour l’application de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée, l’obstacle au contrôle judiciaire que constitue l’arrêt Harelkin serait habilement contourné. Elle n’aurait en effet pas besoin de demander le contrôle judiciaire de la décision de l’agente pour la faire annuler puisque, selon ce qu’elle soutient, elle a d’office droit à ce qu’on n’en tienne pas compte dans le cadre de son action au civil.
49 La thèse avancée par l’appelante créerait également une situation anormale pour ce qui concerne la règle prohibant les contestations indirectes. Comme l’a souligné l’intimée, le refus d’appliquer la préclusion découlant d’une question déjà tranchée en l’espèce équivaudrait, en un sens, à faire droit à une contestation indirecte de la décision de l’agente des normes d’emploi, décision qui n’a été contestée ni par voie de révision administrative ni par voie de contrôle judiciaire. Suivant la thèse de l’appelante, un excès de compétence pendant le déroulement de la procédure administrative prévue par la LNE empêche l’application de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée, bien que dans l’arrêt Maybrun, précité, notre Cour ait dit qu’une mesure outrepassant la compétence que possédait initialement le décideur ne donne pas nécessairement ouverture aux contestations indirectes de cette décision. Suivant cet arrêt, tout dépend du forum devant lequel le législateur a voulu que soit présentée la contestation d’ordre juridictionnel, savoir le tribunal administratif chargé de la révision ou une cour de justice (par. 49).
50 À mon sens, il faut inciter le plaideur qui n’a pas gain de cause dans le cadre d’une instance administrative à se prévaloir de tous les recours administratifs qui lui sont ouverts. Il convient de rappeler que, en l’espèce, l’appelante a opté pour le recours prévu par la LNE. Tant les employeurs que les employés doivent être en mesure de s’en remettre aux décisions rendues sous le régime de la LNE à moins qu’une mesure ne soit prise rapidement pour en obtenir l’annulation. Un objectif important du régime établi par le législateur dans la LNE est de faciliter le règlement rapide des différends portant sur les indemnités de licenciement, de sorte que l’employé et l’employeur puissent tourner la page. Dans les cas où, comme en l’espèce, les questions touchant à l’application de la LNE sont tranchées dans un délai d’un an ou moins, il est néanmoins possible, en Ontario, d’intenter une action contractuelle dans les six ans qui suivent le manquement allégué, ce qui peut donner lieu à cinq années d’incertitude. De telles situations doivent être évitées.
51 En résumé, il est clair qu’une décision administrative qui a au départ été prise sans la compétence requise ne peut fonder l’application de la préclusion. Les conditions préalables à l’exercice de la compétence juridictionnelle doivent être réunies. Lorsqu’il est possible d’affirmer que le décideur administratif — fonctionnaire ou tribunal — avait initialement compétence pour rendre une décision de manière judiciaire, mais qu’il a commis une erreur dans l’exercice de cette compétence, la décision rendue est néanmoins susceptible de fonder l’application de la préclusion. Les erreurs qui auraient été commises dans l’accomplissement du mandat doivent être prises en considération par la cour de justice dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire. Cela a pour effet d’assurer la conformité du principe régissant la préclusion avec les règles de droit relatives au contrôle judiciaire énoncées dans l’arrêt Harelkin, précité, et celles relatives aux contestations indirectes énoncées dans l’arrêt Maybrun, précité.
52 Là où je diverge d’opinion avec la Cour d’appel de l’Ontario, c’est relativement à sa conclusion que le fait pour l’appelante de ne pas avoir demandé la révision administrative de la décision lacunaire de l’agente porte un coup fatal à la thèse de l’appelante. En toute déférence, je suis d’avis que le refus de l’agente des normes d’emploi de donner à l’appelante un préavis suffisant et la possibilité de se faire entendre est un facteur très important dans l’exercice du pouvoir discrétionnaire de la cour, comme nous le verrons plus loin.
53 Je vais maintenant examiner les trois conditions d’application de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée énoncées par le juge Dickson dans l’arrêt Angle, précité, p. 254.
3. La préclusion découlant d’une question déjà tranchée : application des conditions
a) La condition requérant que la même question ait déjà été tranchée
54 Traditionnellement, on définit la cause d’action comme étant tous les faits que le demandeur doit prouver, s’ils sont contestés, pour étayer son droit d’obtenir jugement de la cour en sa faveur : Poucher c. Wilkins (1915), 33 O.L.R. 125 (C.A.). Pour que le demandeur ait gain de cause, chacun de ces faits (souvent qualifiés de faits substantiels) doit donc être établi. Il est évident que des causes d’action différentes peuvent avoir en commun un ou plusieurs faits substantiels. En l’espèce, par exemple, l’existence d’un contrat de travail est un fait substantiel commun au recours administratif et à l’action pour congédiement injustifié intentée au civil par l’appelante. L’application de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée signifie simplement que, dans le cas où le tribunal judiciaire ou administratif compétent a conclu, sur le fondement d’éléments de preuve ou d’admissions, à l’existence (ou à l’inexistence) d’un fait pertinent — par exemple un contrat de travail valable — , cette même question ne peut être débattue à nouveau dans le cadre d’une instance ultérieure opposant les mêmes parties. En d’autres termes, la préclusion vise les questions de fait, les questions de droit ainsi que les questions mixtes de fait et de droit qui sont nécessairement liées à la résolution de cette « question » dans l’instance antérieure.
55 En l’espèce, les parties conviennent que la condition relative à l’existence d’une « même question » est remplie. Dans son action pour congédiement injustifié, l’appelante réclame 300 000 $ à titre de commissions impayées. Cela met en jeu le droit même qui lui a été refusé dans le cadre de l’instance fondée sur la LNE. Une ou plusieurs des questions de fait ou de droit essentielles à la reconnaissance de ce droit ont nécessairement été tranchées en faveur de l’employeur dans le cadre de la procédure administrative. Si la préclusion découlant d’une question déjà tranchée s’applique, cela a pour effet d’empêcher l’appelante de soutenir que ces questions devraient maintenant être tranchées en sa faveur.
b) La condition requérant que la décision judiciaire qui entraînerait l’application de la préclusion ait un caractère définitif
56 Comme il a été indiqué plus tôt, la condition requérant que la décision antérieure soit une décision « judiciaire » (plutôt qu’administrative ou législative) est satisfaite en l’espèce.
57 En outre, je souscris à l’opinion de la Cour d’appel de l’Ontario selon laquelle, en raison du fait que l’employée ne s’est pas prévalue du mécanisme de révision interne, la décision de l’agente des normes d’emploi avait un caractère définitif pour l’application de la Loi et était donc susceptible, dans le cours normal des choses, de faire naître la préclusion.
58 J’ai déjà souligné que, en l’espèce, contrairement à l’affaire Harelkin, précitée, l’appelante ne disposait d’aucun droit d’appel. Elle pouvait uniquement demander au directeur de faire réviser par un arbitre la décision de l’agente des normes d’emploi. Bien qu’il puisse s’agir d’un facteur à prendre en considération dans l’exercice du pouvoir discrétionnaire de refuser l’application de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée, il n’a aucun effet sur le caractère définitif de la décision. L’appelante pourrait à juste titre prétendre, dans le cadre d’une demande de contrôle judiciaire, que contrairement à M. Harelkin elle ne disposait pas, de plein droit, d’un autre « recours approprié ». Néanmoins, la décision de l’agente des normes d’emploi doit être tenue pour définitive pour les fins du présent pourvoi.
c) La condition requérant que les parties à la décision judiciaire invoquée, ou leurs ayants droit, soient les mêmes que les parties aux procédures au cours desquelles la préclusion est plaidée, ou leurs ayants droit
59 Cette condition garantit la réciprocité. Si elle ne s’appliquait pas, un tiers aux procédures antérieures pourrait exiger qu’une partie à celles‑ci soit considérée comme liée, dans le cadre d’une instance ultérieure, par les conclusions tirées au cours des premières procédures, alors que ce tiers, qui ne serait partie qu’à la seconde instance, ne serait pas lié par ces conclusions : Machin, précité; Minott c. O’Shanter Development Co. (1999), 42 O.R. (3d) 321 (C.A.), le juge Laskin, p. 339-340. Cette condition de réciprocité a fait l’objet de certaines critiques par le juge McEachern (plus tard Juge en chef de la Colombie-Britannique), pendant qu’il siégeait en première instance, dans l’affaire Saskatoon Credit Union Ltd. c. Central Park Ent. Ltd. (1988), 22 B.C.L.R. (2d) 89 (C.S.), p. 96, et elle a été modifiée de façon substantielle dans bon nombre d’États américains : voir Holmested et Watson, op. cit., 21§24, et G. D. Watson, « Duplicative Litigation : Issue Estoppel, Abuse of Process and the Death of Mutuality » (1990), 69 R. du B. can. 623.
60 Évidemment, la notion de « lien de droit » est assez élastique. J. Sopinka, S. N. Lederman et A. W. Bryant, les éminents éditeurs de l’ouvrage The Law of Evidence in Canada (2e éd. 1999), affirment avec un certain pessimisme, à la p. 1088, qu’[traduction] « [i]l est impossible d’être catégorique quant à l’étendue de l’intérêt qui crée un lien de droit » et qu’il faut trancher au cas par cas. En l’espèce, les parties sont les mêmes et il n’y a pas lieu d’explorer davantage les confins des notions de « réciprocité » et d’« identité des parties ».
61 J’arrive à la conclusion que les conditions d’application de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée sont réunies en l’espèce.
4. L’exercice du pouvoir discrétionnaire
62 L’appelante fait valoir que la Cour doit néanmoins exercer son pouvoir discrétionnaire et refuser l’application de la préclusion. Il ne fait aucun doute que ce pouvoir discrétionnaire existe. Dans l’arrêt General Motors of Canada Ltd. c. Naken, [1983] 1 R.C.S. 72, le juge Estey a souligné, à la p. 101, que dans le contexte d’une instance judiciaire « ce pouvoir discrétionnaire est très limité dans son application ». À mon avis, le pouvoir discrétionnaire est nécessairement plus étendu à l’égard des décisions des tribunaux administratifs, étant donné la diversité considérable des structures, missions et procédures des décideurs administratifs.
63 Dans l’arrêt Bugbusters, précité, le juge Finch de la Cour d’appel (maintenant Juge en chef de la Colombie-Britannique) a fait les observations suivantes, au par 32 :
[traduction] Il faut toujours se rappeler que, bien que les trois conditions d’application de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée doivent être réunies pour que celle-ci puisse être invoquée, le fait que ces conditions soient présentes n’emporte pas nécessairement l’application de la préclusion. Il s’agit d’une doctrine issue de l’equity et, comme l’indique la jurisprudence, elle présente des liens étroits avec l’abus de procédure. Elle se veut un moyen de rendre justice et de protéger contre l’injustice. Elle implique inévitablement l’exercice par la cour de son pouvoir discrétionnaire pour assurer le respect de l’équité selon les circonstances propres à chaque espèce.
Mis à part, entre parenthèses, le fait que la préclusion per rem judicatem soit généralement considérée comme une doctrine de common law (contrairement à la préclusion fondée sur une promesse, qui tire clairement son origine de l’equity), j’estime qu’il s’agit d’un énoncé fidèle du droit applicable. Cette remarque incidente du juge Finch a été retenue et appliquée par la Cour d’appel de l’Ontario dans l’affaire Schweneke, précitée, par. 38 et 43 :
[traduction] Le pouvoir discrétionnaire de refuser de donner effet à la préclusion découlant d’une question déjà tranchée ne naît que lorsque les trois conditions d’application de la doctrine sont réunies. [. . .] Ce pouvoir discrétionnaire est nécessairement exercé au cas par cas et son application dépend de l’ensemble des circonstances. Dans l’exercice de ce pouvoir discrétionnaire, la cour doit se poser la question suivante : existe-t-il, en l’espèce, une circonstance qui ferait en sorte que l’application normale de la doctrine créerait une injustice?
. . .
. . . L’exercice du pouvoir discrétionnaire doit tenir compte des réalités propres à chaque affaire et non de préoccupations abstraites, qui sont présentes dans pratiquement tous les cas où la décision invoquée au soutien de la demande d’application a été rendue par un tribunal administratif et non par un tribunal judiciaire.
Voir également Braithwaite, précité, par. 56.
64 Les cours de justice d’autres pays du Commonwealth appliquent des principes analogues. Dans l’arrêt Arnold c. National Westminster Bank plc, [1991] 3 All E.R. 41, la Chambre des lords a exercé son pouvoir discrétionnaire et refusé d’appliquer la préclusion découlant d’une question déjà tranchée à l’égard d’une sentence arbitrale. Voici ce qu’a dit lord Keith of Kinkel, à la p. 50 :
[traduction] L’une des raisons d’être de la préclusion étant de rendre justice aux parties, il est loisible aux cours de justice de reconnaître que, dans certaines circonstances, son application rigide produirait l’effet contraire. . .
65 Dans la présente affaire, le juge Rosenberg a mentionné, aux p. 248-249, l’existence possible d’un pouvoir discrétionnaire potentiel mais, en toute déférence, il ne s’y est pas attardé. Il n’a ni examiné ni analysé le bien‑fondé de l’exercice de ce pouvoir. Il a simplement conclu ainsi, à la p. 256 :
[traduction] En résumé, Mme Burke n’a pas accordé à l’appelante le bénéfice des règles de justice naturelle. Le recours qui s’offrait à cette dernière était de demander la révision de la décision de l’agente. Elle ne l’a pas fait. Elle et son employeur sont liés par cette décision.
66 Je suis d’avis que la Cour d’appel a commis une erreur de principe en omettant de soupeser les facteurs favorables et défavorables à l’exercice du pouvoir discrétionnaire dont elle était clairement investie. Il ne s’agit pas d’un cas où notre Cour est invitée par la partie appelante à substituer son opinion à celle du juge des requêtes ou de la Cour d’appel. L’appelante a droit à ce que, à un certain point dans le processus, on examine de façon appropriée les facteurs pertinents à l’exercice du pouvoir discrétionnaire, et jusqu’à maintenant on ne l’a pas fait.
67 La liste de ces facteurs n’est pas exhaustive. Elle comporte bon nombre de ceux qui ont été mentionnés dans l’arrêt Maybrun en rapport avec la règle prohibant les contestations indirectes. Le juge Laskin a lui aussi proposé une liste fort utile dans l’affaire Minott, précitée. L’objectif est de faire en sorte que l’application de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée favorise l’administration ordonnée de la justice, mais pas au prix d’une injustice concrète dans une affaire donnée. Sept facteurs, mentionnés ci-après, sont pertinents dans la présente affaire.
a) Le libellé du texte de loi accordant le pouvoir de rendre l’ordonnance administrative
68 En l’espèce, la LNE comporte le par. 6(1), qui prévoit ce qui suit :
La présente loi ne suspend pas les recours civils dont dispose un employé contre son employeur ni n’y porte atteinte. [Je souligne.]
69 Cette disposition tend à indiquer que, à l’époque pertinente, le législateur ontarien n’entendait pas que le forum prévu par la LNE ait pour effet d’exclure tous les autres. (De récentes modifications apportées à la Loi obligent désormais l’employé à choisir entre la procédure prévue par la LNE ou le recours aux tribunaux judiciaires. Cependant, même avant ces modifications, les cours de justice pouvaient à bon droit conclure que l’engagement de nouvelles procédures à l’égard d’une question constituait un abus : Rasanen, précité, le juge en chef adjoint Morden de la Cour d’appel de l’Ontario, p. 293, le juge Carthy, p. 288.)
70 Bien qu’il soit généralement raisonnable pour un défendeur d’escompter pouvoir tourner la page après des procédures — y compris tout appel possible — au terme desquelles sa responsabilité n’a pas été retenue, en l’espèce l’appelante a intenté son action civile contre les intimés avant que l’agente des normes d’emploi n’ait rendu sa décision (comme l’y autorisait clairement la loi pertinente à l’époque). En conséquence, les intimés savaient parfaitement, en droit et en fait, qu’ils devaient se défendre dans des procédures parallèles se chevauchant dans une certaine mesure.
b) L’objet de la loi
71 Il est fort possible que le nœud d’une instance administrative soit totalement différent de celui d’un litige subséquent, même si une ou plusieurs des questions litigieuses sont les mêmes. Dans l’affaire Bugbusters, précitée, une entreprise forestière a été conscrite afin d’aller combattre un incendie de forêt en Colombie‑Britannique. Elle a par la suite demandé le remboursement de ses dépenses en vertu de la Forest Act, R.S.B.C. 1979, ch. 140, de cette province. On a fait droit à sa demande malgré des allégations selon lesquelles l’incendie avait été causé par un de ses employés qui aurait négligemment jeté une cigarette. (Si l’allégation avait été prouvée, Bugbusters n’aurait pas eu droit au remboursement.) Sa Majesté a par la suite intenté une action en négligence de 5 000 000 $ contre Bugbusters pour être indemnisée des pertes occasionnées par le feu de forêt. Cette dernière a plaidé la préclusion découlant d’une question déjà tranchée. Exerçant son pouvoir discrétionnaire, la Cour d’appel a refusé d’appliquer la doctrine, notamment pour le motif suivant, exposé par le juge Finch, au par. 30 :
[traduction] . . . pendant l’instance [en remboursement fondée sur la Forest Act], aucune des parties ne pouvait raisonnablement s’attendre à ce qu’il soit statué définitivement sur le droit de Sa Majesté d’être indemnisée de ses pertes.
Une remarque au même effet a été formulée par le juge Carthy dans l’affaire Rasanen, précitée, p. 290 :
[traduction] Il serait injuste vis‑à‑vis d’un employé qui a demandé sans délai une indemnité limitée de 4 000 $, renonçant de ce fait à la communication de la preuve et au droit d’être représenté par avocat, de lui opposer ensuite qu’il est lié par le résultat de ce recours et par son effet sur la réclamation d’une somme dix fois plus élevée.
Une réserve semblable est formulée dans l’ouvrage américain Restatement of the Law, Second : Judgments 2d (1982), vol. 2, § 83(2)(e), où l’on fait état
[traduction] . . . des éléments procéduraux requis pour que l’instance permette de régler décisivement le différend, compte tenu de l’ampleur et de la complexité de celui-ci, de l’urgence avec laquelle il faut le trancher et de la possibilité pour les parties de recueillir de la preuve et de formuler des arguments juridiques.
72 Je suis bien sûr conscient du fait que, en l’espèce, l’appelante a choisi la procédure prévue par la LNE. L’avocat de l’intimée a fait remarquer à juste titre, non sans une certaine exaspération :
[traduction] Comme l’indique clairement le dossier, Mme Danyluk était représentée par avocat avant la cessation d’emploi, au moment de celle‑ci et par la suite. Son avocat et elle savaient fort bien qu’elle avait au départ le choix du forum devant lequel présenter sa réclamation pour salaire et commissions impayés. . .
73 Néanmoins, l’objet de la LNE est d’offrir un moyen relativement rapide et peu coûteux de régler les différends entre employés et employeurs. Accorder un poids excessif aux décisions prises en vertu de la LNE, dans le contexte de l’application de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée, obligerait vraisemblablement les parties, en pareils cas, à préparer une demande et une défense équivalentes à celles préparées dans le cadre d’un véritable procès et tendrait ainsi à enlever à l’ensemble du régime établi par la LNE son caractère expéditif. Cette situation compromettrait l’objectif visé par la loi.
c) L’existence d’un droit d’appel
74 Ce facteur correspond à celui de l’autre « recours approprié » applicable en matière de contrôle judiciaire : Harelkin, précité, p. 592. Dans la présente affaire, l’employée ne disposait d’aucun droit d’appel, mais la possibilité d’une révision administrative et l’omission de s’en prévaloir doivent être retenues contre elle : Susan Shoe Industries Ltd. c. Ricciardi (1994), 18 O.R. (3d) 660, (C.A.), p. 662.
d) Les garanties offertes aux parties dans le cadre de l’instance administrative
75 Comme il a été mentionné précédemment, la procédure expéditive propre à permettre la réalisation des objectifs de la LNE peut tout simplement ne pas convenir pour l’examen de complexes questions de fait ou de droit. Étant maîtres de leur procédure, les organismes administratifs peuvent écarter des éléments de preuve que les cours de justice estiment probants ou encore agir sur le fondement d’éléments que ces dernières ne jugent pas fiables. Si cela s’est produit, il peut s’agir d’un facteur à prendre en compte dans l’exercice du pouvoir discrétionnaire de la cour. En l’espèce, le manquement aux règles de justice naturelle est un facteur clé en faveur de l’appelante.
76 Dans l’affaire Rasanen, précitée, p. 295, le juge en chef adjoint Morden a souligné le point suivant, dans ses motifs de jugement concourants : [traduction] « Je n’exclus pas la possibilité que des lacunes dans la procédure ayant conduit à la première décision puissent à juste titre constituer un facteur dans la décision d’appliquer ou non la préclusion découlant d’une question déjà tranchée. » Le juge Laskin de la Cour d’appel de l’Ontario a tenu des propos analogues dans l’affaire Minott, précitée, p. 341-342.
e) L’expertise du décideur administratif
77 Dans la présente affaire, l’agente des normes d’emploi, qui n’avait aucune formation juridique, était appelée à trancher une question potentiellement complexe en matière de droit des contrats. L’approche expéditive qui convient pour la grande majorité des demandes fondées sur la LNE n’est pas le genre d’expertise requise en l’espèce. Un facteur similaire s’applique à l’égard de la règle prohibant les contestations indirectes (Maybrun, précité, par. 50) :
. . . le fait que la contestation de l’ordonnance repose sur des considérations étrangères à l’expertise ou à la raison d’être d’une instance administrative d’appel suggère, sans toutefois être déterminant en lui‑même, que le législateur n’a pas voulu réserver à cette instance le pouvoir exclusif de se prononcer sur la validité de l’ordonnance.
f) Les circonstances ayant donné naissance à l’instance administrative initiale
78 Un argument qui peut être avancé en faveur de l’appelante est qu’elle s’est prévalue du recours fondé sur la LNE à un moment où l’imminence de son congédiement faisait d’elle une personne vulnérable. Il est peu probable que le législateur ait voulu qu’une procédure sommaire applicable à la réclamation de petites sommes fasse obstacle à l’examen approfondi de réclamations plus considérables. (La décision ultérieure du législateur de plafonner à 10 000 $ les réclamations pouvant être présentées en vertu de la LNE concorde avec cette interprétation.) Comme l’a fait observer le juge Laskin dans l’arrêt Minott, précité, p. 341-342 :
[traduction] . . . les employés présentent une demande au moment où ils sont le plus vulnérables, soit immédiatement après la perte de leur emploi. Le fait qu’ils doivent invariablement agir rapidement pour demander réparation compromet leur aptitude à présenter adéquatement leur point de vue ou à réfuter la thèse de la partie adverse. . .
79 Par contre, il convient de rappeler que dans la présente affaire l’appelante, agissant alors de son propre chef ou sur les conseils de son avocat, a inclus dans sa demande fondée sur la LNE les 300 000 $ réclamés à titre de commissions et elle doit assumer la responsabilité d’au moins une partie des difficultés résultant de cette décision.
g) Le risque d’injustice
80 Suivant ce dernier facteur, qui est aussi le plus important, notre Cour doit prendre un certain recul et, eu égard à l’ensemble des circonstances, se demander si, dans l’affaire dont elle est saisie, l’application de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée entraînerait une injustice. Le juge Rosenberg de la Cour d’appel a conclu que l’appelante n’avait pas été informée des allégations de l’intimée et n’avait pas eu la possibilité d’y répondre. Le juge Rosenberg était donc aux prises avec le problème signalé par le juge Jackson, dans ses motifs dissidents dans l’arrêt Iron c. Saskatchewan (Minister of the Environment & Public Safety), [1993] 6 W.W.R. 1 (C.A. Sask.), p. 21 :
[traduction] Constituant un moyen de rendre justice aux parties dans le contexte d’une procédure contradictoire, la doctrine de l’autorité de la chose jugée porte en elle‑même le germe de l’injustice, spécialement lorsque le droit des parties de se faire entendre est en jeu.
Indépendamment des diverses erreurs de nature procédurale commises par l’appelante en l’espèce, il n’en demeure pas moins que sa réclamation visant des commissions totalisant 300 000 $ n’a tout simplement jamais été examinée et tranchée adéquatement.
81 Vu l’effet cumulatif des facteurs susmentionnés, je suis d’avis que notre Cour doit exercer son pouvoir discrétionnaire et refuser d’appliquer en l’espèce la préclusion découlant d’une question déjà tranchée.
V. Le dispositif
82 Je suis d’avis d’accueillir le pourvoi avec dépens devant toutes les cours.
Pourvoi accueilli avec dépens.
Procureurs de l’appelante : Lang Michener, Toronto.
Procureurs des intimés : Heenan Blaikie, Toronto.