Synthèse
Référence neutre : 2000 CSC 57
Date de la décision :
10/11/2000Sens de l'arrêt :
Le sursis d’exécution est accordé
Analyses
Pratique - Sursis d’exécution - Élections fédérales - Plafonnement des dépenses - Obtention par le demandeur d’une injonction interlocutoire interdisant l’application du plafonnement des dépenses des tiers jusqu’à ce qu’il ait été statué sur sa contestation de la constitutionnalité de la loi - Faut‑il surseoir à l’exécution de l’injonction?.
L’intimé a demandé que les dispositions de la Loi électorale du Canada, L.C. 2000, ch. 9, plafonnant les dépenses de publicité qu’un tiers peut engager au cours d’une campagne électorale fédérale soient déclarées inconstitutionnelles parce qu’elles limitent de manière injustifiable le droit à la liberté d’expression garanti par l’al. 2b) de la Charte canadienne des droits et libertés. La question a fait l’objet d’un procès, mais jugement n’a pas encore été rendu. Une élection a été déclenchée et la date du scrutin a été fixée au 27 novembre 2000. L’intimé a immédiatement demandé une injonction interlocutoire interdisant le plafonnement des dépenses des tiers jusqu’à ce qu’une décision ait été rendue relativement à l’action. Cette injonction a été accordée par le juge même qui avait présidé le procès, décision qui a été confirmée par la Cour d’appel. Le procureur général du Canada demande à notre Cour de l’autoriser à se pourvoir contre l’injonction interlocutoire et, dans l’intervalle, qu’il soit sursis à l’exécution de l’injonction.
Arrêt (le juge Major est dissident): Le sursis d’exécution est accordé.
Le juge en chef McLachlin et les juges L’Heureux‑Dubé, Gonthier, Iacobucci, Bastarache, Binnie, Arbour et LeBel: Pour décider s’il y a lieu d’accorder une injonction et, partant, s’il y a lieu de surseoir à l’exécution d’une injonction en attendant l’issue d’un appel, la Cour doit (i) se demander s’il y a une question sérieuse à juger, (ii) se demander si l’auteur de la demande d’injonction subira un préjudice irréparable si l’injonction est refusée, et (iii) examiner la prépondérance des inconvénients. La présente affaire repose sur l’analyse du troisième élément -- la prépondérance des inconvénients.
L’intérêt qu’a le public à ce que la mesure législative dûment adoptée en matière de plafonnement des dépenses soit maintenue jusqu’à ce qu’elle ait fait l’objet d’un examen constitutionnel complet l’emporte sur le préjudice que ce plafonnement cause à la liberté d’expression. Maintenir l’injonction revient essentiellement à donner gain de cause à l’intimé avant la fin de l’instance. Il est tenu pour acquis, à ce stade, que la mesure législative qui prescrit le plafonnement des dépenses des tiers sert un objectif d’intérêt général valable. À la lumière de l’évaluation de ces facteurs en fonction de la limitation partielle de la liberté d’expression due aux restrictions imposées, la prépondérance des inconvénients milite en faveur du sursis d’exécution de l’injonction. Les tribunaux n’ordonneront pas à la légère que les lois que le Parlement ou une législature a dûment adoptées pour le bien du public soient inopérantes avant d’avoir fait l’objet d’un examen constitutionnel complet qui se révèle toujours complexe et difficile. Il s’ensuit que les injonctions interlocutoires interdisant l’application d’une mesure législative dont on conteste la constitutionnalité ne seront délivrées que dans les cas manifestes.
Le juge Major (dissident): L’injonction provisoire a pour effet de renforcer la liberté d’expression garantie par la Charte, et l’intimé a réfuté l’hypothèse que le gouvernement subit un préjudice plus grand que le sien. Par conséquent, la prépondérance des inconvénients penche nettement en faveur de l’intimé. Le juge de la requête n’a commis aucune erreur et était fondé à tirer la conclusion que la prépondérance des inconvénients militait en faveur de la délivrance de l’injonction demandée. Nous devons être réticents à toucher à la liberté de discours politique, particulièrement en pleine élection fédérale.
Le procureur général a reconnu qu’il y avait atteinte à l’al. 2b) de la Charte, et il n’a pas offert la moindre preuve que l’injonction causerait quelque préjudice que ce soit. La présomption qu’un texte de loi qui est de façon générale considéré comme servant un intérêt public est prima facie valide ne devrait avoir un effet déterminant, dans les cas où elle est opposée à l’atteinte admise à la liberté d’expression d’une personne, que si la preuve établit qu’elle porte atteinte à un intérêt public. De plus, l’hypothèse qu’un préjudice irréparable est causé à l’intérêt public lorsqu’une injonction empêche une autorité de protéger le bien général peut être réfutée si le demandeur démontre que l’injonction elle‑même sert l’intérêt public. Enfin, la présente affaire fait partie des exceptions au principe que l’effet de mesures législatives démocratiquement édictées ne devrait pas être suspendu tant que celles‑ci n’ont pas été déclarées inconstitutionnelles ou invalides.
Parties
Demandeurs :
HarperDéfendeurs :
Canada (Procureur général)
Références :
Jurisprudence
Citée par le juge en chef McLachlin et autres
Arrêts appliqués: Gould c. Procureur général du Canada, [1984] 2 R.C.S. 124
Manitoba (Procureur général) c. Metropolitan Stores Ltd., [1987] 1 R.C.S. 110
Haig c. Canada, [1993] 2 R.C.S. 995
RJR‑-MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général), [1994] 1 R.C.S. 311
arrêt mentionné: Thomson Newspapers Co. c. Canada (Procureur général), Bulletin des procédures de la Cour suprême du Canada, 1997, p. 882.
Citée par le juge Major (dissident)
Switzman c. Elbling, [1957] R.C.S. 285
Manitoba (Procureur général) c. Metropolitan Stores Ltd., [1987] 1 R.C.S. 110
RJR-‑MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général), [1994] 1 R.C.S. 311
Hadmor Productions Ltd. c. Hamilton, [1982] 1 All E.R. 1042
Procureur général du Canada c. Gould, [1984] 1 C.F. 1133, conf. par [1984] 2 R.C.S. 124.
Lois et règlements cités
Charte canadienne des droits et libertés, art. 1, 2b).
Loi électorale du Canada, L.C. 2000, ch. 9, art. 350(1), (2), (3), (4).
Doctrine citée
Berryman, Jeffrey. The Law of Equitable Remedies. Toronto: Irwin Law, 2000.
Cassels, Jamie. «An Inconvenient Balance: The Injunction as a Charter Remedy», in Jeffrey Berryman, ed., Remedies: Issues and Perspectives. Scarborough, Ont.: Carswell, 1991, 271.
Roach, Kent. Constitutional Remedies in Canada. Aurora, Ont.: Canada Law Book (loose-leaf updated 2000, release 7).
Sharpe, Robert J. Injunctions and Specific Performance. Aurora, Ont.: Canada Law Book (loose-leaf updated 1999, release 7).
REQUÊTE en sursis d’exécution d’un arrêt de la Cour d’appel de l’Alberta, [2000] A.J. No. 1240 (QL), qui a confirmé une ordonnance de la Cour du Banc de la Reine, [2000] A.J. No. 1226 (QL), interdisant l’application des par. 350(1), (2), (3) et (4) de la Loi électorale du Canada. Requête accordée, le juge Major est dissident.
Argumentation écrite par Graham Garton, c.r., et Thomas W. Wakeling, pour le requérant.
Argumentation écrite par Alan D. Hunter, c.r., et Eric Groody, pour l’intimé.
Version française de l’ordonnance rendue par
1 Le Juge en chef et les juges L’Heureux-Dubé, Gonthier, Iacobucci, Bastarache, Binnie, Arbour et LeBel — Le 31 mai 2000, le Parlement adoptait la Loi électorale du Canada, L.C. 2000, ch. 9 (la «Loi»), plafonnant les dépenses de publicité qu’un tiers peut engager au cours d’une campagne électorale fédérale. La loi en cause est entrée en vigueur le 1er septembre 2000. Nos motifs en l’espèce concernent uniquement la question du sursis d’exécution d’une injonction suspendant l’application de certaines dispositions relatives au plafonnement des dépenses d’un tiers. Ils ne traitent ni de l’autorisation de se pourvoir contre l’injonction ni d’aucun autre appel subséquent. Ils ne traitent pas non plus de la question de savoir si la Loi est inconstitutionnelle.
2 Le 7 juin 2000, l’intimé Stephen Joseph Harper a intenté une action devant la Cour du Banc de la Reine de l’Alberta en vue d’obtenir un jugement déclarant que le plafonnement des dépenses est inconstitutionnel parce qu’il limite de manière injustifiable le droit à la liberté d’expression garanti par l’al. 2b) de la Charte canadienne des droits et libertés. L’audition a commencé le 2 octobre et a été ajournée le 13 octobre, après neuf jours de témoignages.
3 Une élection a été déclenchée le 22 octobre et la date du scrutin a été fixée au 27 novembre 2000. Monsieur Harper a présenté au même juge (le juge Cairns), qui était saisi de l’action visant à obtenir un jugement déclarant que le plafonnement des dépenses est inconstitutionnel, une demande d’injonction interlocutoire qui interdirait au directeur général des élections du Canada et au commissaire aux élections fédérales de plafonner les dépenses des tiers jusqu’à ce qu’une décision soit rendue relativement à l’action. Le juge de première instance a accordé l’injonction ([2000] A.J. No. 1226 (QL)), et la Cour d’appel de l’Alberta l’a maintenue ([2000] A.J. No. 1240 (QL)). Le procureur général du Canada demande maintenant à notre Cour l’autorisation de se pourvoir contre l’injonction interlocutoire et, dans l’intervalle, le sursis d’exécution de l’injonction. La demande d’autorisation de pourvoi est accueillie dans une ordonnance séparée délivrée simultanément. Reste la question de savoir s’il y a lieu de surseoir à l’exécution de l’injonction qui interdit d’appliquer les dispositions prescrivant le plafonnement des dépenses.
4 Pour déterminer s’il y a lieu d’accorder une injonction et, de là, s’il y a lieu de surseoir à l’exécution d’une injonction en attendant l’issue d’un appel, la Cour doit (i) se demander s’il y a une question sérieuse à juger, (ii) se demander si l’auteur de la demande d’injonction subira un préjudice irréparable si l’injonction est refusée, et (iii) examiner la prépondérance des inconvénients. Sans préjuger l’issue de l’appel, nous sommes convaincus qu’il y a une question sérieuse à juger. Cette question n’est rien de moins que la constitutionnalité de dispositions de la loi électorale adoptée par le Parlement du Canada, qu’aucun tribunal n’a jugées invalides. Cette question est sérieuse non seulement parce que la constitutionnalité des dispositions est contestée, mais encore parce qu’il est reconnu que la détermination de la constitutionnalité dépend de l’application de l’article premier de la Charte, qui comporte toujours une analyse factuelle et juridique complexe. Nous tenons également pour acquis que les dispositions en question peuvent causer un «préjudice irréparable» à la capacité des tiers de participer, comme ils le veulent, à la campagne électorale en raison du plafonnement des dépenses de publicité qui leur est imposé. Reste le troisième élément, celui de la prépondérance des inconvénients.
5 Les demandes d’injonction interlocutoire interdisant l’application d’une mesure législative toujours valide dont la constitutionnalité est contestée font intervenir des considérations particulières lorsqu’il s’agit d’évaluer la prépondérance des inconvénients. D’une part, il y a le bénéfice qui découle de la loi. D’autre part, il y a les droits auxquels, allègue-t-on, la loi porte atteinte. Une injonction interlocutoire peut avoir pour effet d’empêcher le public de bénéficier d’une loi dûment adoptée qui peut être jugée valide en définitive, et de donner gain de cause dans les faits au requérant avant même que l’affaire soit tranchée par les tribunaux. Par ailleurs, refuser l’injonction ou surseoir à son exécution peut priver des demandeurs de certains droits constitutionnels simplement parce que les tribunaux ne sont pas en mesure d’agir assez rapidement: R. J. Sharpe, Injunctions and Specific Performance (éd. feuilles mobiles), au par. 3.1220.
6 Le juge de première instance a conclu que le droit à la liberté de parole invoqué par le requérant Harper était très important. Par contre, il a jugé que le procureur général du Canada n’avait produit aucune preuve au sujet du préjudice qui découlerait de la suspension de l’application de la loi. En l’absence de preuve, il a qualifié ce préjudice [traduction] «[d’]iniquité théorique non établie» (par. 35). Il a donc jugé que la prépondérance des inconvénients militait en faveur de la délivrance d’une injonction.
7 En toute déférence, nous ne sommes pas de cet avis. La présente demande est régie par les principes énoncés dans la jurisprudence. En appel, le requérant Harper peut chercher à faire modifier ces principes qui, pour le moment, continuent cependant de s’appliquer. Si on applique ces principes, la prépondérance des inconvénients milite en l’espèce en faveur du sursis d’exécution de l’injonction. Parmi ces principes, il y a la règle interdisant d’accorder l’équivalent de la réparation ultime visée par les contestations interlocutoires de lois électorales, même pendant des élections régies par ces lois: Gould c. Procureur général du Canada, [1984] 2 R.C.S. 124
voir aussi Manitoba (Procureur général) c. Metropolitan Stores Ltd., [1987] 1 R.C.S. 110, le juge Beetz, à la p. 144
Haig c. Canada, [1993] 2 R.C.S. 995. Dans la présente affaire, permettre le maintien de l’injonction accorde dans les faits à M. Harper la réparation ultime qu’il sollicite dans l’instance, du moins en ce qui concerne l’élection en cours. Toutefois, le juge de première instance n’a pas abordé ce facteur ni la jurisprudence qui en traite.
8 On peut aussi noter que, dans le jugement Thomson Newspapers Co. c. Canada (Procureur général), C.S.C., no 25593, 7 mai 1997 (publié dans le Bulletin des procédures de la Cour suprême du Canada, 1997, à la p. 882), notre Cour a refusé de suspendre l’application des dispositions interdisant la publication des résultats de sondage contenues dans la Loi électorale du Canada, L.R.C. (1985), ch. E-2, art. 322.1. Ce faisant, la Cour s’est fondée sur l’arrêt Gould, précité, qu’elle avait rendu antérieurement. Elle a refusé la suspension et, pourtant, en définitive, l’interdiction relative aux sondages a été jugée inconstitutionnelle.
9 Un autre principe énoncé dans la jurisprudence veut que, en décidant de l’opportunité d’accorder une injonction interlocutoire suspendant l’application d’une mesure législative adoptée validement mais contestée, il n’y ait pas lieu d’exiger la preuve que cette mesure législative sera à l’avantage du public. À ce stade des procédures, elle est présumée l’être. Comme les juges Sopinka et Cory l’ont affirmé dans l’arrêt RJR--MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général), [1994] 1 R.C.S. 311, aux pp. 348 et 349:
Si la nature et l’objet affirmé de la loi sont de promouvoir l’intérêt public, le tribunal des requêtes ne devrait pas se demander si la loi a réellement cet effet. Il faut supposer que tel est le cas. Pour arriver à contrer le supposé avantage de l’application continue de la loi que commande l’intérêt public, le requérant qui invoque l’intérêt public doit établir que la suspension de l’application de la loi serait elle-même à l’avantage du public.
Il s’ensuit qu’en évaluant la prépondérance des inconvénients le juge saisi de la requête doit tenir pour acquis que la mesure législative — en l’espèce, le plafond des dépenses imposé par l’art. 350 de la Loi — a été adoptée pour le bien du public et qu’elle sert un objectif d’intérêt général valable. Cela s’applique aux violations du droit à la liberté d’expression garanti par l’al. 2b)
d’ailleurs, il était question d’une violation de l’al. 2b) dans l’arrêt RJR — MacDonald. La présomption que l’intérêt public demande l’application de la loi joue un grand rôle. Les tribunaux n’ordonneront pas à la légère que les lois que le Parlement ou une législature a dûment adoptées pour le bien du public soient inopérantes avant d’avoir fait l’objet d’un examen constitutionnel complet qui se révèle toujours complexe et difficile. Il s’ensuit que les injonctions interlocutoires interdisant l’application d’une mesure législative dont on conteste la constitutionnalité ne seront délivrées que dans les cas manifestes.
10 Là encore, le juge de première instance ne paraît pas avoir appliqué ce principe en soupesant les avantages de la mesure législative en fonction de son incidence sur la liberté d’expression. Au lieu de tenir pour acquis que la mesure législative a pour effet de promouvoir l’intérêt public, comme l’arrêt RJR — MacDonald l’exige, le juge de première instance a fondé sa conclusion sur le fait que le gouvernement [traduction] «n’a produit aucun élément de preuve destiné à illustrer l’iniquité que le plafonnement des dépenses des tiers a engendrée dans l’une ou l’autre de ces élections au Canada» (par. 33). Il a ensuite répété que le [traduction] «gouvernement affirme simplement que, si les dépenses des tiers ne sont pas plafonnés, cela pourrait (mais en théorie seulement) avoir des conséquences préjudiciables sur l’équité des élections» (par. 34), pour ensuite conclure directement que maintenir le plafonnement des dépenses [traduction] «causerait clairement un préjudice plus grand à l’intérêt public que ne le ferait l’iniquité théorique non établie qu’invoque le gouvernement» (par. 35). De plus, le juge de première instance n’a pas mentionné le fait que la mesure législative peut être perçue non seulement comme limitant la liberté d’expression, mais encore comme la réglementant afin de permettre à toutes et à tous de se faire entendre équitablement pendant une élection.
11 Appliquant les principes énoncés dans la jurisprudence de notre Cour et sans préjuger l’issue de tout appel interjeté contre l’injonction, nous sommes persuadés que l’intérêt qu’a le public à ce que la mesure législative dûment adoptée en matière de plafonnement des dépenses soit maintenue jusqu’à ce qu’elle ait fait l’objet d’un examen constitutionnel complet l’emporte sur le préjudice que ce plafonnement cause à la liberté d’expression. Maintenir l’injonction revient essentiellement à donner gain de cause au requérant Harper avant la fin de l’instance. En outre, en appliquant l’arrêt RJR — MacDonald, nous devons tenir pour acquis, à ce stade, que la mesure législative qui prescrit le plafonnement des dépenses des tiers sert un objectif d’intérêt général valable. Soupesant ces facteurs en fonction de la limitation partielle de la liberté d’expression due aux restrictions imposées, nous concluons que la prépondérance des inconvénients milite en faveur du sursis d’exécution de l’injonction accordée par le juge de première instance.
Conclusion
12 Nous sommes donc d’avis de surseoir à l’exécution de l’ordonnance interdisant l’application des par. 350(1), (2), (3) et (4) de la Loi électorale du Canada.
Version française des motifs rendus par
13 Le juge Major (dissident) — Les faits de la présente requête du procureur général du Canada sollicitant le sursis à l’exécution de l’injonction obtenue en Alberta ne sont pas contestés. Le juge de la requête a, à la lumière des actes de procédure et de la preuve présentée au procès, constaté la concession que la liberté d’expression du demandeur M. Harper était restreinte par les dispositions législatives. Il a par ailleurs constaté que le procureur général n’était pas en mesure de démontrer que l’injonction causerait quelque inconvénient que ce soit (voir [2000] A.J. No. 1226 (QL), aux par. 34 et 35, le juge Cairns):
[traduction] Le gouvernement affirme simplement que, si les dépenses des tiers ne sont pas plafonnés, cela pourrait (mais en théorie seulement) avoir des conséquences préjudiciables sur l’équité des élections. Pourtant, il est incapable de présenter des éléments de preuve indiquant que des dépenses engagées par des tiers auraient été la cause d’iniquité à l’occasion d’élections au Canada.
À mon avis, puisque le plafonnement des dépenses a l’effet préjudiciable de restreindre la liberté d’expression qui a été constitutionnalisée dans la Charte, comme il le fait et comme le reconnaît le procureur général du Canada, il causerait clairement un préjudice plus grand à l’intérêt public que ne le ferait l’iniquité théorique non établie qu’invoque le gouvernement.
14 Comme le précisent les motifs de la majorité, une injonction doit être accordée lorsque les conditions suivantes sont réunies: (1) il existe une question sérieuse à juger, (2) la personne demandant l’injonction subira un préjudice irréparable si l’injonction est refusée, et (3) la prépondérance des inconvénients milite en faveur de la délivrance de l’injonction.
15 C’est sur la question de la prépondérance des inconvénients que je suis en désaccord avec la majorité. Le juge de la requête, qui avait également présidé le procès qui venait tout juste de prendre fin, était exceptionnellement bien placé pour statuer sur la prépondérance des inconvénients.
16 Le juge du procès n’entendait pas — pas plus que moi — que l’injonction provisoire préjuge de la validité de la nouvelle loi électorale. La question de savoir si le plafonnement des dépenses est constitutionnel ne sera tranchée qu’au moment du jugement sur le fond
17 Il est selon moi indéniable que la prépondérance des inconvénients penche nettement en faveur du demandeur. La thèse qui est avancée pour justifier les inconvénients manifestes que subirait M. Harper est qu’un texte de loi qui est de façon générale considéré comme servant un intérêt public jouit prima facie d’une présomption de validité. Toutefois, dans les cas où, comme en l’espèce, cette présomption est opposée à l’atteinte admise à la liberté d’expression du demandeur, elle ne devrait avoir un effet déterminant que si la preuve établit qu’elle porte atteinte à un intérêt public. En l’espèce, il n’y a aucune preuve en ce sens.
18 Le juge de la requête a pris soin de souligner que l’injonction interlocutoire ne se voulait pas autre chose. Il a affirmé que, dans sa décision finale, il pourrait bien conclure à la constitutionnalité des dispositions législatives. Il ne pouvait cependant faire abstraction de la preuve produite au cours des deux semaines qu’a duré le procès, dans la mesure où cette preuve était pertinente pour décider de l’opportunité d’accorder l’injonction interlocutoire.
19 Cette injonction préserverait d’importants droits constitutionnels garantis par la Charte canadienne des droits et libertés et protégerait la liberté d’expression politique à l’occasion des élections fédérales. Le droit est clair: en l’absence d’erreur de principe, le juge du procès a le pouvoir discrétionnaire de se prononcer et les juridictions d’appel doivent déférer à sa décision.
20 La présente requête met en jeu une des formes d’expression les plus précieuses: le discours politique. Les Canadiens et les Canadiennes tiennent à la libre diffusion des idées et opinions politiques, et notre Cour a depuis longtemps reconnu que la liberté d’expression est [traduction] «essentielle au fonctionnement d’une démocratie parlementaire comme la nôtre» (Switzman c. Elbling, [1957] R.C.S. 285, le juge Abbott, à la p. 326). Par conséquent, nous devons agir avec circonspection lorsque nous restreignons le discours politique. Il s’agit d’une forme de discours que nous considérons comme inestimable, en raison de son importance dans notre processus démocratique. Nous devons être réticents à toucher à cette liberté, particulièrement en pleine élection fédérale.
21 Je suis d’avis que le juge du procès n’a pas commis d’erreur dans l’application du critère à trois volets qui permet de statuer sur les demandes d’injonction en matière constitutionnelle. Ce critère a été exposé dans les arrêts Manitoba (Procureur général) c. Metropolitan Stores Ltd., [1987] 1 R.C.S. 110, et RJR--MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général), [1994] 1 R.C.S. 311, arrêts auxquels le juge du procès s’est référé dans sa décision et sur lesquels il s’est fondé. Je souscris à l’opinion de la majorité que les deux premières conditions sont respectées.
22 Conformément à la troisième condition, la prépondérance des inconvénients doit militer en faveur de la délivrance de l’injonction. Cette condition subsume la question de l’identification du préjudice irréparable auquel serait exposé le défendeur. Au terme de neuf jours de procès, il n’avait été présenté à la Cour du Banc de la Reine de l’Alberta aucune preuve que l’injonction causerait quelque «inconvénient» ou «préjudice irréparable». Le procureur général n’a pas non plus, dans le cadre de la présente requête, soumis à notre Cour quelque élément de preuve indiquant quel préjudice résulterait de la délivrance de l’injonction. Le procureur général affirme plutôt, dans ses conclusions, que le fait de suspendre l’application du plafonnement des dépenses serait source d’iniquité et que, par conséquent, les dispositions législatives en litige doivent être appliquées [traduction] «dans un souci d’équité générale».
23 Le procureur général a reconnu qu’il y avait atteinte à l’al. 2b), et il n’a pas offert la moindre preuve que l’injonction causerait quelque préjudice que ce soit. En conséquence, le juge du procès a conclu que la prépondérance des inconvénients militait en faveur de la délivrance de l’injonction demandée. Compte tenu de la restriction apportée à une précieuse liberté constitutionnelle et de l’absence de tout élément faisant pencher la balance dans l’autre sens, le juge Cairns était fondé à tirer cette conclusion.
24 Je reconnais que, dans la majorité des cas, il pourrait être acceptable de supposer qu’un préjudice irréparable est causé à l’intérêt public lorsqu’une injonction empêche une autorité de protéger le bien général: RJR--MacDonald, précité, à la p. 346. Toutefois, il ne s’agit que d’une hypothèse (comme le suggèrent les juges Sopinka et Cory à la p. 349), qui peut être réfutée si le demandeur démontre que l’injonction elle-même sert l’intérêt public. En l’espèce, l’injonction a pour effet de renforcer la liberté d’expression garantie par la Charte, et M. Harper a réfuté l’hypothèse que le gouvernement subit un préjudice plus grand que le sien.
25 J’estime que la thèse qu’un «préjudice irréparable» serait causé au gouvernement ou à l’intérêt public est exagérée et peu convaincante. Jusqu’à maintenant, les dépenses engagées par des tiers dans le cadre des élections fédérales au Canada n’étaient assujetties à aucun plafond. Il est difficile d’imaginer comment les conséquences de la tenue d’une autre élection sans plafonnement des dépenses pourraient causer un «préjudice irréparable» à nos institutions démocratiques, compte tenu particulièrement du fait qu’aucun préjudice de ce type n’a été causé à l’occasion des élections antérieures. À mon avis, l’intérêt public milite en faveur non pas du refus de l’injonction mais plutôt de sa délivrance. Le doyen Cassels a raison d’affirmer que l’«intérêt public» n’est pas l’apanage du procureur général, et tout comme lui je rejette [traduction] «[l’]idée qu’une seule des parties défend l’intérêt public» (J. Cassels, «An Inconvenient Balance: The Injunction as a Charter Remedy», dans J. Berryman, dir., Remedies: Issues and Perspectives (1991), 271, aux pp. 303 à 305). La question est la suivante: Est-ce que l’injonction sert le bien général en protégeant des droits constitutionnels? Étant donné le besoin de protéger la liberté d’expression, particulièrement durant une élection, il semble raisonnable d’obliger le procureur général à ne pas se limiter à une simple déclaration pro forma sur la question de l’iniquité. Vu l’absence d’autre chose qu’une conjecture et vu l’existence d’une privation grave de certaines libertés protégées par la Charte, la prépondérance des inconvénients milite en faveur de la délivrance de l’injonction. J’ajouterais que l’argument du procureur général selon lequel l’application des dispositions législatives en cause sert l’intérêt public est contré par l’argument selon lequel le maintien des libertés fondamentales protégées par la Charte répond à un intérêt public impérieux: J. Berryman, The Law of Equitable Remedies (2000), à la p. 51.
26 Selon Berryman, [traduction] «[é]tant donné que la délivrance d’une injonction interlocutoire découle de l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire, les cours d’appel ont limité le rôle de la révision en la matière»: The Law of Equitable Remedies, op. cit., à la p. 37. Notre Cour a souscrit à cette attitude de déférence dans l’arrêt Metropolitan Stores, précité, aux pp. 154 à 156. La norme à suivre est élevée
la cour de révision [traduction] «ne doit pas modifier [la décision prise par le juge du procès dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire] simplement parce que ses membres auraient exercé le pouvoir discrétionnaire différemment»: Hadmor Productions Ltd. c. Hamilton, [1982] 1 All. E.R. 1042 (H.L.), lord Diplock, à la p. 1046. Pour que la cour soit fondée à intervenir, il doit exister soit une erreur évidente touchant le droit ou la preuve, soit quelque autre erreur flagrante. Il n’y a aucune erreur de la sorte en l’espèce.
27 Il convient de déférer à la décision du juge Cairns en l’espèce. En fait, ce dernier était exceptionnellement bien placé pour accorder l’injonction. Ordinairement, le juge saisi d’une telle demande d’injonction n’a pas eu l’avantage de présider le procès et d’entendre au fond le litige constitutionnel.
28 Comme l’affirme la majorité, il est vrai que, sauf cas exceptionnels, l’effet de mesures législatives démocratiquement édictées ne devrait pas être suspendu tant que celles-ci n’ont pas été déclarées inconstitutionnelles ou invalides: Procureur général du Canada c. Gould, [1984] 1 C.F. 1133 (C.A.), conf. par [1984] 2 R.C.S. 124. Toutefois, la présente affaire fait partie de ces rares exceptions. J’arrive à cette conclusion pour trois raisons.
29 La première est le moment où survient le litige. La nouvelle Loi électorale du Canada, L.C. 2000, ch. 9, a reçu la sanction royale le 31 mai 2000. La déclaration du demandeur a été produite dans les sept jours qui ont suivi. Normalement, cette loi serait entrée en vigueur après l’élection générale du 27 novembre, mais elle a, si l’on peut dire, été activée par la publication d’un avis à cet effet dans la Gazette du Canada le 1er septembre 2000. Le procureur général du Canada a introduit cette loi d’une manière qui l’a virtuellement soustraite à tout examen utile de sa constitutionnalité avant l’élection. Ces circonstances doivent être examinées attentivement. La présente situation fait ressortir la possibilité qu’un gouvernement promulgue des lois inconstitutionnelles tout juste avant une élection, laissant ainsi les citoyens touchés sans recours. L’État pourrait effectivement soustraire sa législation électorale au contrôle de sa constitutionnalité par l’effet du moment de son édiction. Je souligne qu’en l’espèce la situation n’est pas la même que dans l’affaire Gould, précitée, où la disposition litigieuse était en vigueur depuis plusieurs années et n’avait été contestée qu’à la veille de l’élection.
30 Un autre facteur déterminant est le fait que le juge qui a entendu la demande d’injonction interlocutoire connaissait le dossier
en effet, il venait de présider pendant deux semaines un procès au cours duquel la constitutionnalité de la loi en cause avait été abondamment débattue. Ce fait différencie le présent cas de l’affaire Gould, précitée, où le juge qui a accordé l’injonction n’avait pas entendu d’argumentation sur la constitutionnalité des dispositions régissant le droit de vote des prisonniers. Le fait que, en l’espèce, le même juge ait présidé le procès et entendu la demande d’injonction invite à une grande déférence à l’égard de sa décision.
31 Enfin, il y a la nature du litige constitutionnel en cause. La forme de discours qui est restreinte en l’espèce est l’expression politique. Il s’agit du type même de discours qui fait progresser les aspirations d’une société démocratique. Cette forme d’expression serait restreinte au moment le plus important, durant une élection, malgré le fait que le procureur général n’a présenté aucune preuve que l’injonction causerait un préjudice.
32 Au paragraphe 7, la majorité accepte l’argument du procureur général selon lequel la délivrance d’une injonction [traduction] «accorde dans les faits [à M. Harper] la réparation ultime qu’il sollicite dans l’instance». Je ne saurais retenir cet argument, car la question «ultime» est celle de la constitutionnalité des dispositions législatives, question qui ne peut être tranchée dans le cadre des présentes procédures interlocutoires. Quoi qu’il en soit, il est également possible d’affirmer que la suspension de l’effet de l’injonction accorde au gouvernement la réparation ultime qui le préoccupe. Cet argument peut donc être invoqué dans un sens comme dans l’autre et ne nous avance pas beaucoup.
33 Comme le souligne le professeur Roach dans Constitutional Remedies in Canada (éd. feuilles mobiles), à la p. 7-7, notre Cour a [traduction] «clairement rejeté le recours à une présomption de constitutionnalité du texte de loi contesté pour statuer sur les demandes interlocutoires». Dans l’arrêt Metropolitan Stores, précité, à la p. 124, le juge Beetz a estimé que «la présomption de constitutionnalité [. . .] est incompatible avec le caractère innovateur et évolutif de [la Charte]». On pourrait affirmer que la majorité s’oriente à tort vers l’application automatique d’une présomption de constitutionnalité.
34 Dans l’arrêt RJR--MacDonald, aux pp. 333 et 334, les juges Sopinka et Cory ont examiné les facteurs qui doivent régir le processus de pondération:
D’une part, les tribunaux doivent être prudents et attentifs quand on leur demande de prendre des décisions qui privent de son effet une loi adoptée par des représentants élus.
D’autre part, la Charte impose aux tribunaux la responsabilité de sauvegarder les droits fondamentaux. Si les tribunaux exigeaient strictement que toutes les lois soient observées à la lettre jusqu’à ce qu’elles soient déclarées inopérantes pour motif d’inconstitutionnalité, ils se trouveraient dans certains cas à fermer les yeux sur les violations les plus flagrantes des droits garantis par la Charte. Une telle pratique contredirait l’esprit et l’objet de la Charte et pourrait encourager un gouvernement à prolonger indûment le règlement final des différends.
J’estime que ces propos sont pertinents. Je rejetterais la demande de sursis.
Requête accordée, le juge Major est dissident.
Procureur du requérant: Le sous‑procureur général du Canada, Ottawa.
Procureurs de l’intimé: Gowling Lafleur Henderson, Calgary.
Proposition de citation de la décision:
Harper c. Canada (Procureur général), 2000 CSC 57 (10 novembre 2000)
Origine de la décision
Date de l'import :
06/04/2012Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;2000-11-10;2000.csc.57