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15/10/1999 | CANADA | N°[1999]_3_R.C.S._569

Canada | R. c. F. (W.J.), [1999] 3 R.C.S. 569 (15 octobre 1999)


R. c. F. (W.J.), [1999] 3 R.C.S. 569

Sa Majesté la Reine Appelante

c.

W.J.F. Intimé

Répertorié: R. c. F. (W.J.)

No du greffe: 26854.

1999: 19 mai; 1999: 15 octobre.

Présents: Le juge en chef Lamer et les juges L’Heureux‑Dubé, Gonthier, Cory*, McLachlin, Iacobucci, Major, Bastarache et Binnie.

en appel de la cour d’appel de la saskatchewan

Preuve -- Ouï-dire -- Exception fondée sur la nécessité et la fiabilité -- Agression sexuelle d’une enfant -- Enfant ayant fait des déclarations à des membres de sa famille ma

is ne répondant pas verbalement aux questions posées lors du procès -- Aucune raison donnée pour expliquer l’omission de t...

R. c. F. (W.J.), [1999] 3 R.C.S. 569

Sa Majesté la Reine Appelante

c.

W.J.F. Intimé

Répertorié: R. c. F. (W.J.)

No du greffe: 26854.

1999: 19 mai; 1999: 15 octobre.

Présents: Le juge en chef Lamer et les juges L’Heureux‑Dubé, Gonthier, Cory*, McLachlin, Iacobucci, Major, Bastarache et Binnie.

en appel de la cour d’appel de la saskatchewan

Preuve -- Ouï-dire -- Exception fondée sur la nécessité et la fiabilité -- Agression sexuelle d’une enfant -- Enfant ayant fait des déclarations à des membres de sa famille mais ne répondant pas verbalement aux questions posées lors du procès -- Aucune raison donnée pour expliquer l’omission de témoigner -- La raison de l’omission de témoigner est-elle requise pour pouvoir conclure à l’admissibilité de déclarations extrajudiciaires pour le motif qu’elles sont nécessaires et fiables?

L’accusé a été inculpé d’agression sexuelle d’une enfant de cinq ans. La plaignante, qui était âgée de six ans et huit mois au moment du procès, a témoigné à huis clos derrière un écran, en présence d’une personne chargée de l’assister. Elle n’a pas répondu aux questions portant sur les agressions en cause et n’a pas confirmé le contenu d’un enregistrement magnétoscopique du récit complet qu’elle en avait fait à la police. L’avocat du ministère public a ensuite demandé que les déclarations extrajudiciaires qu’elle avait faites à des membres de sa famille relativement aux agressions alléguées soient produites comme preuve de la véracité de leur contenu, à titre d’exception à la règle du ouï‑dire, pour le motif que ces déclarations satisfaisaient aux exigences de nécessité et de fiabilité. À la suite d’un voir-dire, le juge du procès a décidé que ces déclarations étaient inadmissibles parce que le ministère public n’avait pas établi la nécessité étant donné qu’il n’avait présenté aucune preuve établissant pourquoi l’enfant n’avait pas témoigné. Le ministère public n’a présenté aucun autre élément de preuve et l’accusé a été acquitté. La Cour d’appel à la majorité a rejeté l’appel du ministère public. Il s’agit en l’espèce de savoir si le ministère public était incapable d’établir la nécessité en l’absence de preuve extrinsèque expliquant pourquoi l’enfant refusait de témoigner.

Arrêt (le juge en chef Lamer et les juges Iacobucci et Major sont dissidents): Le pourvoi est accueilli et un nouveau procès est ordonné.

Les juges Gonthier, McLachlin, Bastarache et Binnie: La nécessité requise peut être établie soit en fonction de ce qui s’est passé au procès, soit en fonction d’éléments de preuve. La preuve qui explique pourquoi l’enfant ne témoigne pas en cour, bien qu’elle soit souvent utile, n’est pas essentielle. Ce qui est nécessaire, c’est que le juge du procès soit convaincu que le témoignage n’est pas disponible malgré le déploiement d’efforts raisonnables pour l’obtenir. La peur ou le manque d’enthousiasme, sans plus, ne constitue pas de la nécessité. Si les circonstances révèlent que l’enfant ne peut pas, pour une raison quelconque, témoigner de façon utile, le juge du procès peut alors conclure qu’il est évident en soi, ou évident d’après ce qui s’est passé au procès, que les déclarations extrajudiciaires sont «nécessaires» pour que le tribunal puisse obtenir la preuve et découvrir la vérité. Le fait d’insister pour qu’une preuve étayant la nécessité soit présentée dans tous les cas n’est pas conciliable avec les valeurs sous‑jacentes de la règle du ouï‑dire et la sensibilité accrue de la société en général aux difficultés qu’éprouvent les enfants appelés à témoigner. En l’espèce, le dossier révélait une incapacité de témoigner susceptible d’être due à un traumatisme, et écartait l’idée que l’enfant ne voulait pas témoigner.

Le juge L’Heureux-Dubé: En dépit d’un accord complet avec les motifs du juge McLachlin, la nécessité de développer une sensibilité accrue vu les difficultés qu’éprouvent les enfants appelés à témoigner mérite d’être soulignée. Séparer le témoin enfant de son prétendu agresseur n’efface pas le traumatisme que lui cause son témoignage. Lorsqu’un témoin enfant n’arrive pas à répondre de façon utile, il peut parfois être si évident, d’après ce qui s’est passé, que le témoin était réellement incapable de déposer, qu’il est possible de déduire la nécessité sans disposer d’une preuve expliquant pourquoi le témoin ne peut pas déposer. La preuve d’expert n’est ni une panacée ni une condition préalable pour observer et comprendre le témoin enfant traumatisé.

Le juge en chef Lamer et les juges Iacobucci et Major (dissidents): Conclure qu’il est nécessaire d’admettre une preuve par ouï-dire requiert un fondement probant approprié dans les circonstances. Si le juge du procès doit s’assurer que la preuve par ouï-dire est réellement nécessaire, il incombe à l’avocat qui tente de présenter cette preuve de tenter raisonnablement d’établir un tel fondement. En l’espèce, le ministère public n’a même pas pris des mesures élémentaires en vue de déterminer si le témoin pourrait continuer après une pause. La raison pour laquelle un témoin a cessé de parler est directement liée à sa disponibilité présente et future pour déposer et à sa capacité présente ou future de le faire, et doit, par conséquent, faire l’objet d’une décision particulière fondée sur une preuve pour que l’admission d’une preuve par ouï-dire devienne raisonnablement nécessaire.

Jurisprudence

Citée par le juge McLachlin

Arrêts examinés: R. c. Khan, [1990] 2 R.C.S. 531; R. c. Smith, [1992] 2 R.C.S. 915; R. c. P. (J.), [1993] 1 R.C.S. 469, conf. (1992), 13 C.R. (4th) 79; arrêts mentionnés: R. c. Hawkins, [1996] 3 R.C.S. 1043; R. c. C.N. (1997), 195 A.R. 387; R. c. Bannerman (1966), 48 C.R. 110, autorisation de pourvoi refusée, [1966] R.C.S. vii; R. c. Rockey, [1996] 3 R.C.S. 829.

Citée par le juge L’Heureux-Dubé

Arrêts mentionnés: R. c. Levogiannis, [1993] 4 R.C.S. 475; R. c. L. (D.O.), [1993] 4 R.C.S. 419.

Citée par le juge en chef Lamer (dissident)

R. c. B. (K.G.), [1993] 1 R.C.S. 740; R. c. Khan, [1990] 2 R.C.S. 531; R. c. Smith, [1992] 2 R.C.S. 915; R. c. Rockey, [1996] 3 R.C.S. 829; R. c. Aguilar (1992), 10 O.R. (3d) 266; R. c. P. (J.), [1993] 1 R.C.S. 469, conf. (1992), 13 C.R. (4th) 79.

Lois et règlements cités

Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C-46, art. 715.1 [aj. ch. 19 (3e suppl.), art. 16; rempl. 1997, ch. 16, art. 7].

Loi sur la preuve au Canada, L.R.C. (1985), ch. C-5, art. 16 [rempl. ch. 19 (3e suppl.), art. 18; mod. 1994, ch. 44, art. 89].

Doctrine citée

American Psychological Association. Brief for Amicus Curiae in Maryland v. Craig, 497 U.S. 836 (1990), 1989 U.S. Briefs 478 (Lexis).

Bala, Nicholas. «Double Victims: Child Sexual Abuse and the Canadian Criminal Justice System», dans Walter S. Tarnopolsky, Joyce Whitman and Monique Ouellette, dir., La discrimination dans le droit et l’administration de la justice. Montréal: Thémis, 1993, 231.

Bala, Nicholas, and Martha Bailey. «Canada: Recognizing the Interests of Children» (1992-93), 31 U. Louisville J. Fam. L. 283.

Bulkley, Josephine, and Claire Sandt, eds. A Judicial Primer on Child Sexual Abuse. Washington, D.C.: ABA Center on Children and the Law, 1994.

Canada. Comité sur les infractions sexuelles à l’égard des enfants et des jeunes. Infractions sexuelles à l’égard des enfants («rapport Badgley»). Ottawa: Ministre des Approvisionnements et Services Canada, 1984.

Castel, Jacqueline. «The Use of Screens and Closed-Circuit Television in the Prosecution of Child Sexual Abuse Cases: Necessary Protection for Children Or a Violation of the Rights of the Accused?» (1992), 10 Rev. can. d. fam. 283.

Harvey, Wendy, and Paulah Edwards Dauns. Sexual Offences Against Children and the Criminal Process. Toronto: Butterworths, 1993.

Marchese, Claudia L. «Child Victims of Sexual Abuse: Balancing a Child’s Trauma Against the Defendant’s Confrontation Rights — Coy v. Iowa» (1990), 6 J. Contemp. Health L. & Pol’y 411.

McLeer, Susan V., et al. «Post-Traumatic Stress Disorder in Sexually Abused Children», Journal of Child and Adolescent Psychiatry, XXVII (1988), 650-654.

Ontario. Law Reform Commission. Report on Child Witnesses. Toronto: The Commission, 1991.

Paciocco, David M. «The Evidence of Children: Testing the Rules Against What We Know» (1996), 21 Queen’s L.J. 345.

Roberts, Julian V. La loi sur les agressions sexuelles au Canada, une évaluation: Analyse des statistiques nationales (Rapport no 4). Ottawa: Ministère de la Justice, 1990.

Saywitz, Karen. «Children in Court: Principles of Child Development for Judicial Application», in Josephine Bulkley and Claire Sandt, eds., A Judicial Primer on Child Sexual Abuse. Washington, D.C.: ABA Center on Children and the Law, 1994, 15.

Spencer, John R., and Rhona H. Flin. The Evidence of Children: The Law and the Psychology. London: Blackstone Press, 1990.

Western Australia. Law Reform Commission. Discussion Paper. The Evidence of Children and Other Vulnerable Witnesses. Perth: The Commission, 1990.

Wigmore, John Henry. Evidence in Trials at Common Law, vol. 5, 3rd ed. Revised by James H. Chadbourn. Boston: Little, Brown & Co., 1974.

POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de la Saskatchewan (1998), 165 D.L.R. (4th) 247, 128 C.C.C. (3d) 550, 18 C.R. (5th) 199, [1999] 3 W.W.R. 42, [1998] S.J. No. 604 (QL), qui a rejeté l’appel d’un acquittement prononcé par le juge Ebert de la Cour provinciale. Pourvoi accueilli, le juge en chef Lamer et les juges Iacobucci et Major sont dissidents.

Daryl Rayner, pour l’appelante.

David W. Andrews, pour l’intimé.

Version française des motifs du juge en chef Lamer et des juges Iacobucci et Major rendus par

1 Le Juge en chef (dissident) -- Il est question en l’espèce d’un témoin enfant qui a cessé de répondre aux questions qui lui étaient posées lors d’un interrogatoire. Le ministère public a demandé au juge du procès de conclure que ce témoin était nécessairement non disponible pour continuer à déposer, et d’autoriser ainsi l’admission d’une preuve par ouï‑dire consistant en des déclarations extrajudiciaires que le témoin avait faites antérieurement à divers membres de sa famille. Le juge du procès a décidé que le ministère public n’avait présenté aucun élément de preuve expliquant pourquoi le témoin avait cessé de déposer et, partant, pourquoi une preuve par ouï-dire était nécessaire. En conséquence, le juge du procès a refusé de conclure qu’une preuve par ouï-dire était désormais nécessaire. Le juge McLachlin est d’avis d’écarter la décision du juge du procès. Compte tenu des circonstances difficiles de la présente affaire, il m’est impossible de souscrire à la conclusion du juge McLachlin.

2 Admettre une preuve par ouï-dire est toujours une chose sérieuse. Dans R. c. B. (K.G.), [1993] 1 R.C.S. 740, à la p. 764, j’ai souligné les dangers inhérents de la preuve par ouï-dire:

. . . l’absence de serment ou d’affirmation solennelle au moment où la déclaration a été faite; l’impossibilité pour le juge des faits d’évaluer le comportement et, par conséquent, la crédibilité de l’auteur de la déclaration au moment où il l’a faite (ainsi que l’impossibilité pour le juge des faits de s’assurer que le témoin a vraiment dit ce que l’on prétend qu’il a dit), et l’absence de contre-interrogatoire par l’adversaire au moment précis où la déclaration a été faite.

Bien que ces dangers ne s’appliquent pas intégralement à tous les types de preuve par ouï‑dire, leur existence en général souligne que, pour assurer l’équité d’un système judiciaire, il importe que le juge du procès traite avec prudence la preuve par ouï-dire.

3 En revanche, bien entendu, la preuve par ouï-dire peut constituer la meilleure ou la seule preuve concernant un fait décisif. Notre Cour a adopté une approche moderne et fondée sur des principes relativement à la preuve par ouï-dire, en reconnaissant que les déclarations extrajudiciaires peuvent être admises comme preuve de la véracité de leur contenu lorsque leur admission est raisonnablement nécessaire à la détermination d’un fait en litige et lorsque les circonstances entourant ces déclarations tendent à étayer leur fiabilité. Voir R. c. Khan, [1990] 2 R.C.S. 531, et R. c. Smith, [1992] 2 R.C.S. 915. Notre Cour a aussi assumé à bon droit son rôle de protection des membres les plus vulnérables de notre société en reconnaissant le traumatisme que peuvent subir les enfants victimes de crimes horribles lorsqu’ils comparaissent en cour, et en donnant aux principes des arrêts Khan et Smith une interprétation plus appropriée. Voir R. c. Rockey, [1996] 3 R.C.S. 829, au par. 20.

4 Toutefois, en interprétant ces principes d’une manière souple, nous ne devons pas oublier que le critère de la nécessité raisonnable est une exigence réelle qui constitue une protection importante dans notre système de justice criminelle. Il ne s’agit pas simplement d’une formalité à remplir chaque fois qu’un témoin se montre peu communicatif pour une raison inconnue; il doit y avoir une preuve en ce sens. Dans un autre arrêt, le juge McLachlin a écrit: «Il n’existe pas de présomption de nécessité; chaque cas doit être examiné à la lumière des circonstances qui lui sont propres» (Rockey, précité, au par. 17 (je souligne)). J’estime, en toute déférence, que l’approche adoptée en l’espèce par le juge McLachlin obligerait le juge du procès à déduire la nécessité dans des circonstances où le ministère public n’a même pas tenté de l’établir.

5 À partir du par. 33, le juge McLachlin établit une distinction entre les raisons pour lesquelles un témoin ne dépose pas et la question de la disponibilité de ce témoin et, ainsi, la question de la nécessité de présenter une preuve par ouï-dire substitutive. Cette dichotomie masque le fait que la raison pour laquelle un témoin ne dépose pas est directement liée à sa disponibilité présente ou future pour déposer et à sa capacité présente ou future de le faire. Le témoin temporairement atteint d’une maladie physique est différent du témoin au bord du traumatisme mental permanent, lequel diffère du témoin qui se rétracte effectivement et qui, à son tour, est différent du témoin qui décide simplement de ne pas participer au processus. Si nous ignorons pourquoi un témoin est peu communicatif, nous ne pouvons pas savoir si ce témoin est véritablement non disponible ni, par conséquent, si le recours à une preuve par ouï-dire est raisonnablement nécessaire.

6 Il est opportun que le juge du procès soit très prudent en déterminant pourquoi un témoin a cessé de déposer. Le juge du procès est peu susceptible d’être doté d’une compétence médicale particulière. C’est lui imposer un lourd fardeau que de lui demander d’essayer de deviner pourquoi un témoin a cessé de déposer. Ce fardeau est d’autant plus lourd que le juge du procès n’a pas la compétence voulue pour évaluer les risques de préjudice auxquels sera exposé le témoin enfant en déposant, et pourtant il doit tenter de les évaluer dans un contexte tendu où l’enjeu est considérable.

7 Conclure qu’il est nécessaire d’admettre une preuve par ouï-dire requiert un fondement probant approprié dans les circonstances: voir Khan, précité, à la p. 546. Si le juge du procès doit s’assurer que la preuve par ouï-dire est réellement nécessaire, il incombe à l’avocat qui tente de présenter cette preuve de tenter raisonnablement d’établir un tel fondement. Dans R. c. Aguilar (1992), 10 O.R. (3d) 266, une affaire semblable à celle dont nous sommes saisis, la Cour d’appel de l’Ontario a examiné une situation où le ministère public n’avait présenté aucun élément de preuve expliquant pourquoi le témoignage en cour d’une enfant n’allait pas aussi loin que ses déclarations extrajudiciaires antérieures. La Cour d’appel de l’Ontario a conclu que cela signifiait que le ministère public n’avait pas établi la nécessité raisonnable d’admettre les déclarations relatées. Il ne s’agit pas de traiter les témoins enfants plus durement que les témoins adultes, comme l’affirme le juge McLachlin au par. 42. Il s’agit plutôt d’agir prudemment en admettant une preuve par ouï-dire quand il semble exister une solution de rechange viable sous forme de témoignage direct et, en particulier, quand la liberté d’un accusé est en jeu.

8 Lorsque le juge du procès décide qu’un témoin est inévitablement non disponible pour déposer ou inhabile à le faire et qu’une partie est incapable d’obtenir une preuve de qualité comparable auprès d’une autre source, la nécessité raisonnable de déclarations extrajudiciaires pourrait sembler évidente en soi. Par exemple, dans l’arrêt R. c. P. (J.) (1992), 13 C.R. (4th) 79, la Cour d’appel du Québec a reconnu qu’il était impossible pour une bambine d’être considérée comme un témoin habile à déposer, ce qui rendait donc la présentation de ses déclarations extrajudiciaires raisonnablement nécessaire. Je souligne, cependant, que la conclusion de nécessité dans ces circonstances découlait d’une conclusion antérieure que le témoin était incapable de déposer. En confirmant l’arrêt de la Cour d’appel du Québec au nom de la Cour suprême du Canada à l’unanimité, le juge McLachlin a en réalité reconnu qu’une telle conclusion requérait en soi une enquête: R. c. P. (J.), [1993] 1 R.C.S. 469.

9 En l’espèce, le juge du procès a décidé que le témoin enfant était habile à déposer. Tout ne s’est pas déroulé aisément. Le témoin n’était pas familier avec la salle d’audience, et le dossier montre clairement qu’à maintes reprises elle a donné soit une réponse non verbale soit une réponse verbale qui n’a pu être captée par le système d’enregistrement. Cependant, elle a incontestablement répondu à de nombreuses questions. Quand elle a cessé de répondre aux questions qui lui étaient posées, l’avocat du ministère public n’a présenté aucun élément de preuve expliquant pourquoi elle avait cessé de le faire. Il n’a même pas pris la peine de demander un ajournement afin de pouvoir déterminer avec toute la délicatesse voulue si le témoin pourrait continuer après une pause.

10 Des ouvrages rédigés en la matière décrivent expressément l’ajournement comme une mesure susceptible d’être utile pour remédier à une situation où un témoin enfant cesse de témoigner: W. Harvey et P. Dauns, Sexual Offences Against Children and the Criminal Process (1993), à la p. 184; K. Saywitz, «Children in Court: Principles of Child Development for Judicial Application», dans J. Bulkley et C. Sandt, dir., A Judicial Primer on Child Sexual Abuse (1994), 15, à la p. 40. Le ministère public n’a même pas pris des mesures élémentaires qui auraient pu permettre au témoin de continuer à déposer et qui auraient aidé le juge du procès à déterminer si le témoin pouvait reprendre son témoignage.

11 Le juge du procès, qui était dans une position privilégiée pour observer le comportement et la conduite du témoin, a conclu qu’elle ne savait absolument pas pourquoi le témoin avait cessé de répondre aux questions qui lui étaient posées. Qui sait? Peut‑être que, comprenant la nature de la promesse de dire la vérité, elle ne voulait pas répéter ce qu’elle avait dit auparavant sans avoir fait une telle promesse. Par conséquent, en soupesant le besoin d’assurer l’équité du procès avec celui de prendre en considération la situation des témoins enfants, le juge du procès a décidé que le ministère public n’avait pas établi qu’il était raisonnablement nécessaire d’utiliser une preuve par ouï‑dire malgré les dangers qu’une telle preuve comporte. La Cour d’appel de la Saskatchewan a confirmé la validité de l’exercice du pouvoir discrétionnaire du juge du procès. Je ne vois aucun motif de modifier cette décision. À mon avis, la raison pour laquelle un témoin cesse de parler est directement liée à sa disponibilité présente et future pour déposer et à sa capacité présente ou future de le faire. Cela signifie que, pour que l’admission d’une preuve par ouï-dire devienne raisonnablement nécessaire, il faut que le juge du procès prenne à ce sujet une décision particulière fondée sur une preuve. Je suis d’avis de rejeter le pourvoi.

Version française des motifs rendus par

12 Le juge L’Heureux-Dubé -- Je suis entièrement d’accord avec les motifs de ma collègue le juge McLachlin. J’écris des motifs distincts pour souligner la nécessité de développer une sensibilité accrue vu les difficultés qu’éprouvent les enfants appelés à témoigner, particulièrement dans les cas de traitements abusifs.

13 L’ampleur des agressions sexuelles d’enfants dans notre pays est consternante. Voir Comité sur les infractions sexuelles à l’égard des enfants et des jeunes, Infractions sexuelles à l’égard des enfants (1984) («rapport Badgley»). Le nombre des infractions d’ordre sexuel signalées a augmenté depuis la publication du rapport Badgley, voir J. V. Roberts, La loi sur les agressions sexuelles au Canada, une évaluation: Analyse des statistiques nationales (1990), aux pp. 11 à 15, et on estime que, dans près de 80 pour 100 des cas, les victimes sont des enfants. Voir N. Bala et M. Bailey, «Canada: Recognizing the Interests of Children» (1992-93), 31 U. Louisville J. Fam. L. 283, à la p. 292. Au cours des dernières années, nous nous sommes rendus compte que l’épreuve des enfants victimes d’agressions sexuelles se poursuit lorsqu’ils sont forcés de s’engager sur un terrain qui leur est totalement inconnu: la salle d’audience. Voir K. Saywitz, «Children in Court: Principles of Child Development for Judicial Application», dans J. Bulkley et C. Sandt, dir., A Judicial Primer on Child Sexual Abuse (1994), 15, aux pp. 37 et 38 (et les sources qui y sont citées); N. Bala, «Double Victims: Child Sexual Abuse and the Canadian Criminal Justice System», dans W. S. Tarnopolsky, J. Whitman et M. Ouellette, dir., La discrimination dans le droit et l’administration de la justice (1993), 231, à la p. 233; J. R. Spencer et R. H. Flin, The Evidence of Children: The Law and the Psychology (1990), aux pp. 290 à 297. Le Parlement a donc pris des mesures importantes pour «sensibiliser le droit aux réalités du témoin enfant» (par. 42). Notre Cour a confirmé la constitutionnalité de la pratique consistant à permettre aux plaignants de témoigner derrière un écran (R. c. Levogiannis, [1993] 4 R.C.S. 475) et à présenter un enregistrement magnétoscopique de la déclaration du plaignant relativement à l’infraction reprochée (R. c. L. (D.O.), [1993] 4 R.C.S. 419). Dans les motifs unanimes que j’ai rédigés au nom de la Cour dans Levogiannis, précité, à la p. 483, j’ai reconnu que «l’obligation de témoigner devant ceux qu’ils accusent occasionne souvent aux jeunes plaignants un stress énorme». Comme le souligne le mémoire de l’American Psychological Association à l’intention de l’amicus curiae, déposé dans l’affaire Maryland c. Craig, 497 U.S. 836 (1990) (1989 U.S. Briefs 478 (Lexis)), les témoignages dans le domaine des sciences sociales étayent cette affirmation.

14 Encore est-il que séparer le témoin enfant de son prétendu agresseur n’efface pas le traumatisme que lui cause son témoignage. Je conviens que «[t]out le procès peut être quelque chose d’inconnu et d’effrayant pour les enfants, même s’ils y ont été bien préparés» (par. 43). Cette affirmation est étayée par les conclusions que la Commission de réforme du droit de l’Ontario a tirées dans son rapport intitulé Report on Child Witnesses (1991): [traduction] «On se rend maintenant compte qu’il peut être extrêmement traumatisant pour un enfant de témoigner en cour» (p. 70). En outre, la Commission de réforme du droit de l’Ontario a reconnu que le témoignage en cour peut causer à l’enfant un préjudice psychologique à court terme ou à long terme (à la p. 71, citant le document de travail de la Commission de réforme du droit de l’Australie‑Occidentale intitulé The Evidence of Children and Other Vulnerable Witnesses (1990), à la p. 11, et C. L. Marchese, «Child Victims of Sexual Abuse: Balancing a Child’s Trauma Against the Defendant’s Confrontation Rights — Coy v. Iowa» (1990), 6 J. Contemp. Health L. & Pol’y 411, à la p. 415).

15 Comme ma collègue le reconnaît à juste titre, il n’est pas étonnant que certains enfants n’arrivent pas à répondre de façon utile aux questions qui leur sont posées: [traduction] «l’enfant victime peut ‘figer’ et refuser de répondre aux questions à un moment où il est crucial qu’elle le fasse» — J. Castel, «The Use of Screens and Closed‑Circuit Television in the Prosecution of Child Sexual Abuse Cases: Necessary Protection for Children Or a Violation of the Rights of the Accused?» (1992), 10 Rev. can. d. fam. 283, à la p. 286. Je conviens avec le juge McLachlin que «[p]arfois, il peut être si évident, d’après ce qui s’est passé, que le témoin était réellement incapable de déposer, qu’il est possible de déduire la nécessité sans disposer d’une preuve expliquant pourquoi le témoin ne peut pas déposer» (par. 44 (souligné dans l’original)). Comme l’a affirmé de façon convaincante le professeur Paciocco, [traduction] «rien dans les règles de preuve n’empêche le recours au bon sens, bien au contraire»: D. M. Paciocco, «The Evidence of Children: Testing the Rules Against What We Know» (1996), 21 Queen’s L.J. 345, à la p. 392.

16 [traduction] «Les juges ont la responsabilité cruciale d’assurer que la cour ne soit pas un milieu hostile pour le témoin enfant»: Commission de réforme du droit de l’Ontario, Report on Child Witnesses, op. cit., à la p. 91. Bien qu’il se puisse qu’il ne soit pas confronté à l’accusé, il reste que l’enfant peut devenir traumatisé pour une foule de raisons. Voir Castel, loc. cit., à la p. 287. La preuve d’expert n’est ni une panacée ni une condition préalable pour observer et comprendre l’enfant témoin traumatisé. Le traumatisme subi par l’enfant qui témoigne au sujet d’une agression sexuelle est [traduction] «un fait reconnu par tous»: Paciocco, loc. cit., à la p. 392.

Version française du jugement des juges Gonthier, McLachlin, Bastarache et Binnie rendu par

17 Le juge McLachlin -- La règle de common law traditionnelle du ouï‑dire prévoyait que les déclarations extrajudiciaires ne pouvaient pas être admises comme preuve de la véracité de leur contenu, à moins d’être visées par l’une des exceptions reconnues à cette règle. Dans les arrêts R. c. Khan, [1990] 2 R.C.S. 531, et R. c. Smith, [1992] 2 R.C.S. 915, notre Cour a autorisé l’admission de déclarations comme preuve de leur véracité quand elles sont raisonnablement nécessaires et fiables. Notre Cour a examiné l’exigence de nécessité plus particulièrement dans R. c. Hawkins, [1996] 3 R.C.S. 1043, et a recommandé une démarche souple pouvant englober diverses situations. Le présent pourvoi porte sur une telle situation — celle où une jeune enfant appelée à témoigner ne parvient pas à faire un récit utile des faits. Il s’agit plus précisément de savoir, en l’espèce, si le juge du procès a commis une erreur en décidant qu’en l’absence de preuve extrinsèque expliquant pourquoi l’enfant refusait de témoigner, le ministère public ne pouvait pas établir la nécessité. Je conclus qu’elle a commis cette erreur et, par conséquent, je suis d’avis d’ordonner la tenue d’un nouveau procès.

I. Les faits

18 W.J.F. a été accusé d’avoir commis des agressions sexuelles sur L.A. entre le 1er mai 1996 et le 21 janvier 1997. La plaignante L.A. était âgée de cinq ans quand les agressions alléguées ont commencé et n’avait qu’un peu plus de six ans quand leur existence a été découverte. Elle a raconté à sa tante, à sa mère et à son père ce qui s’était passé et a fait un récit détaillé et complet des agressions à la police, qui a été enregistré sur bande magnétoscopique. Elle était âgée de six ans et huit mois au moment du procès dans le cadre duquel elle a été appelée à témoigner au sujet des agressions.

19 Aux termes du Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C-46, le juge du procès est autorisé à protéger et à aider les jeunes témoins en ordonnant qu’ils déposent derrière un écran, qu’une personne soit nommée pour les assister et qu’ils déposent dans une salle d’audience d’où le public est exclu. Dans la présente affaire, le juge du procès a ordonné que toutes ces mesures soient prises relativement à l’enfant plaignante.

20 Le ministère public a appelé l’enfant à la barre et le juge du procès a procédé à une enquête conformément à l’art. 16 de la Loi sur la preuve au Canada, L.R.C. (1985), ch. C-5, en vue de déterminer si elle était capable de communiquer les faits dans son témoignage et si elle pouvait témoigner en promettant de dire la vérité. L’enfant a semblé éprouver des difficultés à répondre aux questions. Au lieu de répondre verbalement, elle faisait oui et non en hochant la tête et s’exprimait par gestes. Quoi qu’il en soit, tout en faisant remarquer que l’enfant allait avoir beaucoup de difficultés à communiquer les faits dans son témoignage, le juge du procès a décidé qu’elle était habile à témoigner en promettant de dire la vérité. À un peu plus de 100 questions qui lui avaient été posées pendant l’enquête préliminaire, L.A. n’avait donné soit aucune réponse verbale soit aucune réponse susceptible d’être captée par le système d’enregistrement.

21 L’avocat du ministère public a commencé l’interrogatoire principal, qui s’est révélé ardu. L’enfant a répondu à des questions préliminaires concernant son âge, sa famille et l’école, au moyen d’un seul mot ou de phrases simples. Quand l’avocat lui a demandé si quelqu’un avait fait quelque chose qui l’avait incommodée ou qui l’avait fait se sentir mal, l’enfant a murmuré «non». Les autres questions n’ont donné lieu qu’à une série de réponses insuffisantes. À un moment donné, l’enfant a indiqué qu’elle avait oublié ce qui s’était passé.

22 L’avocat du ministère public a alors changé de tactique — faire confirmer par l’enfant le contenu de l’enregistrement magnétoscopique effectué par la police. Toutefois, elle n’a répondu à aucune des questions qui lui ont été posées au sujet de cet enregistrement. Même en visionnant des parties de l’enregistrement la représentant en plus de sa mère et du policier, la plaignante n’a identifié aucune des personnes figurant sur l’écran de télévision. L’article 715.1 du Code prévoit que l’enregistrement magnétoscopique de réponses données à la police peut être admis en preuve si le témoin en confirme le contenu. L’enregistrement magnétoscopique n’a pas pu être admis en vertu de cet article car l’enfant ne l’a pas confirmé.

23 L’avocat du ministère public a ensuite demandé que les déclarations extrajudiciaires faites par l’enfant à d’autres personnes relativement aux agressions alléguées soient produites comme preuve de la véracité de leur contenu, à titre d’exception à la règle du ouï‑dire, pour le motif que ces déclarations satisfaisaient aux exigences de nécessité et de fiabilité énoncées dans l’arrêt Khan, précité. Les déclarations que le ministère public proposait de produire étaient les déclarations que l’enfant avait faites à sa tante du côté paternel, les déclarations faites à la tante qu’une autre personne avait surprises, les déclarations de l’enfant à sa mère et celles faites à son père, et enfin la déclaration enregistrée sur bande magnétoscopique qu’elle avait faite à la police.

24 Le juge du procès a tenu un voir‑dire en vue de déterminer l’admissibilité de ces déclarations. Il était très clair que l’enfant était réellement «figée» et ne pouvait pas témoigner. Cependant, le juge du procès a estimé que, pour établir la nécessité, le ministère public devait présenter une preuve établissant pourquoi l’enfant n’avait pas témoigné, ce que le ministère public n’avait pas fait. Par conséquent, le juge du procès a décidé que les déclarations de l’enfant à sa tante, à ses parents et à la police n’avaient pas satisfait au volet de la nécessité et n’étaient pas recevables en vertu de l’exception de l’arrêt Khan à la règle du ouï‑dire.

25 Sans le témoignage de l’enfant, la poursuite du ministère public tombait. Le ministère public n’a présenté aucun autre élément de preuve, et l’accusé a été acquitté.

26 Le ministère public a interjeté un appel qui a été rejeté par la Cour d’appel de la Saskatchewan à la majorité, le juge Jackson étant dissidente.

II. Les décisions des tribunaux d’instance inférieure

27 Le juge du procès a rejeté les déclarations extrajudiciaires de l’enfant en raison de l’omission du ministère public de présenter une preuve montrant pourquoi, lors du procès, l’enfant n’avait pas répondu aux questions relatives aux agressions alléguées:

[traduction] Après examen de la jurisprudence, je suis d’avis que, pour conclure à la nécessité, il faut une certaine conclusion d’incapacité ou une raison précise explicite ou définissable pour laquelle une preuve directe ne peut pas être admise ni invoquée exclusivement pour décider que la déclaration devrait ou doit être admise afin de disposer d’un compte rendu complet de ce qui s’est passé. Les affaires dans lesquelles on a conclu à la nécessité portaient sur des questions d’incapacité à témoigner, d’inaptitude à se souvenir suffisamment ou complètement en raison de l’écoulement du temps ou de l’âge de l’enfant, et de traumatisme causé à l’enfant par le témoignage, et d’autres situations où le témoin n’était tout simplement pas disponible. Une fois l’une de ces questions identifiées, il est évident qu’il pourrait être satisfait à ce critère dans une grande variété de cas.

Aucun de ces facteurs n’existe en l’espèce, bien qu’il doive y avoir une raison pour laquelle [L.A.] n’a pas témoigné au sujet des agressions alléguées même si elle paraissait en mesure de le faire. On ne m’a soumis aucun élément de preuve utile pour trancher cette question, c’est‑à‑dire pour expliquer son omission de témoigner de façon à ce que je puisse décider si, dans les circonstances, il serait raisonnablement nécessaire d’admettre les déclarations relatées. Je ne peux pas conjecturer, et je ne le ferai pas non plus, sur les raisons qui l’ont incitée à ne pas témoigner, étant donné qu’il n’y avait rien dans son comportement, ses actes ou ses réponses limitées aux questions portant sur les allégations qui me permettait de le faire.

Par conséquent, j’estime que je ne suis pas en mesure de conclure que le ministère public a montré qu’il est raisonnablement nécessaire d’admettre les déclarations extrajudiciaires comme preuve de la véracité de leur contenu.

28 La Cour d’appel de la Saskatchewan à la majorité ((1998), 165 D.L.R. (4th) 247) a rejeté l’appel, partageant l’avis du juge du procès que, pour établir la nécessité, le ministère public doit fournir à la cour des explications sur les raisons pour lesquelles l’enfant n’a pas témoigné. Toute autre conclusion, selon le juge Lane, mettrait pratiquement fin à l’exigence de nécessité. Le juge Lane a également laissé entendre que le ministère public aurait pu demander un bref ajournement pour parler au témoin, au conseiller et aux membres de la famille afin de connaître les raisons pour lesquelles l’enfant ne témoignait pas. Bien qu’il puisse y avoir des cas où il est évident en soi que les déclarations extrajudiciaires sont nécessaires, il ne s’agissait pas de l’un de ces cas. Le juge Wakeling était du même avis et il a ajouté qu’il se préoccupait également de l’évaluation de la fiabilité de la preuve.

29 Le juge Jackson était dissidente. À son avis, l’exigence de nécessité était établie. Bien qu’elle ait mentionné la jurisprudence exacte, le juge du procès a commis une erreur de droit en exigeant que le ministère public établisse pourquoi l’enfant n’avait pas témoigné. Le juge Jackson a expliqué, à la p. 267:

[traduction] On ne peut jamais savoir exactement pourquoi un enfant ne parlera pas. Une fois qu’un enfant se présente à la barre et cesse de communiquer, il ne sert pas à grand-chose de demander à un psychologue de venir dire que l’enfant était traumatisé ou que le comportement des enfants dans des situations stressantes peut être inexplicable. Il ne devrait pas être nécessaire non plus que le ministère public ait à sa disposition quelqu’un qui peut expliquer le comportement d’un enfant dans des circonstances comme celles de la présente affaire. Il est facile de constater que l’enfant a commencé à témoigner en l’espèce, pour ensuite arrêter de le faire. Le juge du procès disposait du meilleur moyen possible de déterminer s’il était raisonnablement nécessaire de recevoir les déclarations extrajudiciaires de l’enfant — l’enfant elle‑même.

Le juge Jackson a souligné, à la p. 264, que, même si [traduction] «[l]es règles générales doivent être évitées dans ce domaine, [. . .] dans des circonstances normales, une fois qu’un tribunal a devant lui un jeune enfant qui est incapable de communiquer les faits cruciaux dans son témoignage, il sera habituellement raisonnablement nécessaire que le juge des faits reçoive la déclaration extrajudiciaire».

30 Le juge Jackson a ajouté que c’est imposer un fardeau trop lourd au ministère public que d’exiger, dans tous les cas, qu’il présente une preuve expliquant pourquoi un témoin enfant est incapable de déposer. Le ministère public ne peut pas utiliser contre un enfant les nombreux recours judiciaires disponibles pour les témoins adultes peu obligeants, comme faire déclarer le témoin hostile et coupable d’outrage au tribunal. Ce qui est crucial relativement à la question de la nécessité est le besoin d’obtenir une présentation complète et sincère de la preuve.

III. Analyse

31 Le grand spécialiste américain du droit de la preuve, Wigmore, a identifié deux facteurs qui sous‑tendent les exceptions de common law à la règle du ouï‑dire — [traduction] «la probabilité circonstancielle de fiabilité, et la nécessité de la preuve» (Wigmore on Evidence, vol. 5 (Chadbourn rev. 1974), §1420). La nécessité dont parle Wigmore repose sur le besoin de découvrir la vérité. Une preuve par ouï‑dire peut être nécessaire pour permettre que tous les renseignements pertinents et fiables soient présentés au tribunal et que justice soit ainsi rendue. En général, la common law insiste pour qu’un témoignage soit fait sous serment et fasse l’objet d’un contre‑interrogatoire. Mais [traduction] «[l]orsque l’épreuve du contre‑interrogatoire est impossible à faire subir en raison du décès du déclarant ou d’une autre cause qui le rend maintenant non disponible pour témoigner, nous avons le choix de recevoir ses déclarations sans procéder à ce contre‑interrogatoire ou de ne pas utiliser ce qu’il sait» (Wigmore, op. cit., §1420 (en italique dans l’original; je souligne)). Il s’agit précisément du choix qui s’offrait au juge du procès en l’espèce. En raison de l’incapacité du témoin, pour quelque raison que ce soit, de déposer utilement, le tribunal avait le choix soit de recevoir ses déclarations extrajudiciaires sans procéder à un contre‑interrogatoire, soit de ne pas utiliser sa connaissance potentiellement fiable et manifestement pertinente des crimes reprochés à l’accusé.

32 Il s’agit alors de savoir si l’intérêt de la justice, ou pour reprendre l’expression de Wigmore, [traduction] «l’intérêt d’un examen efficace» (§1420), souffrirait plus de la première possibilité de recevoir les déclarations extrajudiciaires que de la seconde possibilité de ne pas utiliser ce que le témoin sait. Wigmore répond que la première possibilité est préférable pourvu qu’il y ait suffisamment d’indices de fiabilité de la déclaration du témoin. [traduction] «Quoi que l’on puisse penser de la politique générale consistant à choisir la première possibilité sans exiger rien de plus, il est au moins clair que, dans la mesure où, dans une situation donnée, on constate qu’il existait un certain substitut au contre‑interrogatoire, il y a lieu de faire exception» (Wigmore, op. cit., §1420 (en italique dans l’original)). Il conclut:

[traduction] Il se pourrait que la seule nécessité d’accepter la déclaration non vérifiée, au lieu de ne disposer d’aucune déclaration, ne suffise pas; mais si à cette nécessité s’ajoute une situation dans laquelle une mesure de fiabilité plus grande qu’à l’accoutumée peut être attribuée à la déclaration, il y a lieu de l’admettre non seulement comme étant la meilleure qu’il soit possible d’obtenir de ce témoin, mais encore comme étant mieux que ce à quoi on pourrait habituellement s’attendre à obtenir sans contre‑interrogatoire.

33 Je cite Wigmore parce que sa conceptualisation du raisonnement sous‑jacent à la règle du ouï‑dire et à ses exceptions a inspiré l’adoption par notre Cour, dans les arrêts Khan et Smith, précités, du critère de nécessité et de fiabilité applicable à l’admission des déclarations extrajudiciaires. Il est clair que, pour Wigmore, la nécessité découle de la non‑disponibilité de la déposition en cour du témoin. Les raisons pour lesquelles la déposition en cour du témoin n’est pas disponible sont fortuites et peuvent varier — le «décès» ou «une autre cause». En cas de doute, les raisons pour lesquelles un témoin est incapable de déposer aident le juge à décider si la preuve testimoniale n’est réellement pas disponible. Toutefois, ces raisons demeurent fortuites. La nécessité, en dernière analyse, découle du fait que la déposition en cour du témoin n’est pas disponible. C’est cette non‑disponibilité qui engendre le dilemme qui sous‑tend les exceptions à la règle du ouï‑dire — interdire les déclarations extrajudiciaires sans contre‑interrogatoire, ou recevoir les déclarations extrajudiciaires pourvu qu’elles soient fiables dans une certaine mesure.

34 Le fait que les exceptions à la règle du ouï‑dire soient axées sur la non‑disponibilité a amené Wigmore à conclure, dans un passage que notre Cour a cité et approuvé dans l’arrêt Smith, précité, aux pp. 933 et 934, que la simple commodité, dans des cas appropriés, peut suffire. Le juge en chef Lamer affirme:

. . . il faut donner au critère de la nécessité une définition souple, susceptible d’englober différentes situations. Ces situations auront comme point commun que, pour différentes raisons, la preuve directe pertinente n’est pas disponible. Un certain nombre de situations peuvent engendrer pareille nécessité. Sans tenter de faire une énumération exhaustive, Wigmore propose les catégories suivantes au §1421:

[traduction] (1) Il se peut que l’auteur de la déclaration présentée soit maintenant décédé, hors du ressort, aliéné ou, pour quelque autre motif, non disponible aux fins de la vérification (par contre‑interrogatoire). C’est la raison la plus courante et la plus évidente . . .

(2) La déclaration peut être telle qu’on ne peut pas, de nouveau ou à ce moment‑ci, obtenir des mêmes ou d’autres sources une preuve de même valeur. [. . .] La nécessité n’est pas aussi grande; il s’agit peut‑être à peine d’une nécessité; on peut supposer qu’il s’agit d’une simple commodité. Mais le principe demeure le même.

Il est évident que les catégories de nécessité ne sont pas limitées. Dans l’arrêt Khan, par exemple, notre Cour a reconnu la nécessité de recevoir la preuve par ouï‑dire des déclarations d’une enfant qui n’était pas elle‑même habile à témoigner. Nous avons également dit que cette preuve par ouï‑dire pourrait devenir nécessaire lorsque l’obligation de témoigner de vive voix causerait un traumatisme important à l’enfant. [Je souligne.]

35 Les arrêts portant sur les déclarations extrajudiciaires d’enfants ont, à quelques exceptions près, interprété la nécessité comme équivalant à des situations où la déposition directe du témoin n’est pas disponible malgré des efforts raisonnables pour l’obtenir — ce que notre Cour dans l’arrêt Khan, précité, a qualifié de «nécessité raisonnable». Dans l’arrêt Khan, notre Cour affirme, à la p. 546:

À ces fins, la nécessité doit être interprétée dans le sens de [traduction] «raisonnablement nécessaire». L’inadmissibilité du témoignage de l’enfant pourrait être une raison de conclure à l’existence de la nécessité. Mais une preuve solide fondée sur des évaluations psychologiques que le témoignage devant le tribunal pourrait être traumatisant pour l’enfant ou lui porter préjudice pourrait également être utile. Il peut y avoir d’autres exemples de circonstances qui pourraient établir l’exigence de la nécessité.

36 Par conséquent, il ne faut pas aborder la nécessité comme si l’affaire devait entrer dans une catégorie prédéterminée. Il s’agit de savoir si, d’après les faits dont est saisi le juge du procès, la preuve directe n’est pas disponible malgré le déploiement d’efforts raisonnables pour l’obtenir. Les motifs de la nécessité peuvent varier — allant de l’inhabilité totale à déposer aux conséquences traumatisantes de la déposition pour le témoin.

37 Il n’y a aucune règle absolue qui oblige à présenter une preuve sur la question de la nécessité. Lorsqu’il ressort des circonstances dont il est saisi que l’enfant ne peut pas témoigner utilement, le juge du procès peut conclure que des déclarations extrajudiciaires sont «nécessaires» dans le contexte de la règle, en l’absence de preuve. Ce peut être le cas lorsque l’enfant est très jeune. Ainsi, notre Cour ([1993] 1 R.C.S. 469) a rejeté le pourvoi contre l’arrêt R. c. P. (J.) (1992), 13 C.R. (4th) 79, dans lequel la Cour d’appel du Québec avait statué, à la p. 86, que les déclarations extrajudiciaires étaient admissibles malgré l’absence de preuve extrinsèque concernant la nécessité:

. . . le critère de nécessité est rempli par le fait même du jeune âge de l’enfant (je répète, deux ans trois mois et demi lors de l’événement et trois ans neuf mois et demi lors du procès), ce qui implique en l’espèce l’impossibilité pour l’enfant de témoigner avec efficacité à cet âge [. . .] sur des faits survenus un an et demi plus tôt. Nul besoin «d’une preuve solide fondée sur des évaluations psychologiques que le témoignage devant le tribunal pourrait être traumatisant ou lui porter préjudice» ici. La chose est évidente selon moi et en outre, le témoignage ne pourrait être probant à cause du temps écoulé après l’incident et vu la nature des circonstances de l’événement.

38 Le juge Jordan de la Cour provinciale a adopté un point de vue similaire dans R. c. C.N. (1997), 195 A.R. 387. Décrivant le comportement de la plaignante à la barre, elle a affirmé, à la p. 391:

[traduction] Il est évident qu’elle était traumatisée. [. . .] Elle n’arrivait pas à prononcer les mots nécessaires.

Elle a alors ajouté:

[traduction] . . . je suis convaincu que [la plaignante] était incapable de répondre aux questions qui lui étaient posées. Compte tenu de cette conclusion, [. . .] [il] n’importe pas de savoir [pourquoi] sauf s’il y a un motif de croire que cela permettra à la cour d’apporter un changement qui fera en sorte que le témoin sera capable de déposer.

. . . je n’adopte pas le point de vue selon lequel une preuve psychiatrique ou psychologique doit être présentée dans ces demandes parce que le recours à une preuve d’expert doit être limité aux cas où il est nécessaire d’aider le juge des faits à en arriver à une conclusion. Insister catégoriquement sur une telle preuve constituerait un recul en matière de raisonnement juridique — particulièrement dans le cas où cette preuve n’est pas requise par le juge des faits. [Souligné dans l’original.]

Le juge a également fait observer que toute preuve d’expert aurait une valeur limitée vu qu’elle émanerait d’une personne qui n’a pas observé directement le comportement du témoin à la barre.

39 Nous pouvons donc conclure que, lorsqu’il est évident en soi que le témoignage d’un enfant ne sera effectivement pas disponible, le juge peut conclure à la nécessité et admettre les déclarations extrajudiciaires de l’enfant, pourvu qu’elles soient fiables.

40 Par ailleurs, dans le cas où il n’est pas évident en soi que la preuve directe ne sera pas disponible malgré le déploiement d’efforts raisonnables pour l’obtenir, le juge peut exiger une preuve de ce fait. Ce peut être le cas lorsque le ministère public n’appelle pas l’enfant à témoigner en affirmant simplement que cela traumatiserait l’enfant. C’est dans ce contexte que notre Cour a parlé, dans Khan, d’une «preuve solide fondée sur des évaluations psychologiques que le témoignage devant le tribunal pourrait être traumatisant» (p. 546).

41 Il est donc erroné de soutenir que l’affirmation que la déclaration extrajudiciaire est nécessaire selon la règle de l’arrêt Khan doit, dans tous les cas, être étayée par une preuve extrinsèque. Il appartient au juge du procès et non au poursuivant de décider de la nécessité. Certes, il doit y avoir un fondement à la décision du juge du procès que la nécessité est établie. Ce fondement peut cependant découler soit des faits et des circonstances de l’affaire portés à la connaissance du juge du procès, soit de la preuve présentée par le ministère public. Lorsque ce qui survient au procès convainc le juge qu’il n’est pas raisonnablement possible d’obtenir de l’enfant un récit utile des faits au moyen d’un témoignage direct, le juge peut bien conclure à la nécessité pour le motif qu’elle est évidente en soi. À défaut de cela, le juge peut se fonder sur la preuve présentée par le ministère public pour conclure à la nécessité. La non‑disponibilité d’un témoignage direct peut être évidente en soi dans le cas de très jeunes enfants, mais ce n’est pas le seul cas où elle peut l’être. Si les circonstances révèlent que l’enfant ne peut pas, pour une raison quelconque, témoigner de façon utile, le juge du procès peut alors conclure qu’il est évident en soi, ou évident d’après ce qui s’est passé au procès, que les déclarations extrajudiciaires sont «nécessaires» pour que le tribunal puisse obtenir la preuve et découvrir la vérité.

42 Enfin, il est difficile de comprendre comment le fait d’insister pour qu’une preuve étayant la nécessité soit présentée dans tous les cas peut être concilié avec les valeurs sous‑jacentes de la règle du ouï‑dire et la sensibilité accrue de la société en général aux difficultés qu’éprouvent les enfants appelés à témoigner. Le droit a déjà refusé de reconnaître les problèmes particuliers auxquels les jeunes témoins font face et les difficultés qui en résultent pour ceux qui cherchent à engager des poursuites relativement à des crimes commis contre de jeunes enfants. Les témoins enfants étaient traités comme des adultes -- et même parfois plus durement. Non seulement devaient‑ils prêter serment, mais encore, contrairement aux adultes, ils devaient subir un interrogatoire serré visant à déterminer s’ils comprenaient les implications religieuses du serment. S’ils ne surmontaient pas cet obstacle ou les autres qui pouvaient éventuellement surgir, comme la corroboration, leur témoignage était complètement perdu. Au cours des dernières décennies, le droit s’est rendu compte que cette approche était erronée. Dans l’arrêt R. c. Bannerman (1966), 48 C.R. 110 (C.A. Man.), autorisation de pourvoi refusée, [1966] R.C.S. vii, le juge Dickson (ad hoc), alors juge de la Cour d’appel, a souligné l’absurdité de soumettre des enfants à un interrogatoire pour déterminer s’ils comprenaient les conséquences religieuses du serment. Dans une série de lois adoptées au cours des dernières décennies, le Parlement a entrepris de sensibiliser le droit aux réalités du témoin enfant. Il l’a modifié de manière à autoriser les enfants à promettre de dire la vérité au lieu de prêter serment. Il a supprimé les exigences de corroboration. Tout récemment, il a mis à la disposition des témoins enfants des moyens pour les aider à déposer, comme des écrans, le huis clos et des conseillers. La décision de la Cour, dans l’arrêt Khan, d’autoriser l’admission de la déclaration extrajudiciaire d’un enfant lorsque cette déclaration est nécessaire et fiable s’accordait avec la sensibilité accrue du système judiciaire aux problèmes particuliers que peuvent éprouver les enfants qui témoignent et au besoin de présenter à la cour le témoignage des enfants afin que justice soit rendue. Voir, par exemple, W. Harvey et P. Dauns, Sexual Offences Against Children and the Criminal Process (1993); J. Bulkley et C. Sandt, dir., A Judicial Primer on Child Sexual Abuse (1994).

43 Grâce aux efforts du Parlement et des tribunaux, le droit reconnaît désormais que les enfants peuvent éprouver des difficultés plus grandes que les adultes en témoignant. La première difficulté a trait à la compréhension du serment ou à l’obligation imposée par une promesse de dire la vérité. Mais cela ne s’arrête pas là. Tout le procès peut être quelque chose d’inconnu et d’effrayant pour les enfants, même s’ils y ont été bien préparés. L’enfant se retrouve dans un monde inconnu, entouré d’adultes austères et impressionnants qu’il ne connaît pas et qui lui demandent de révéler ce qu’il sait sous peine de conséquences qu’il ne saisit peut‑être pas complètement. Encore est‑il que les affaires d’agression sexuelle sont angoissantes à un autre égard. On demande à l’enfant de révéler à ces étrangers impressionnants et intimidants les détails les plus intimes de ce qui lui a été fait. Il se peut qu’on lui ait enseigné, depuis sa plus tendre enfance, de ne pas parler de telles choses avec des étrangers. Il a acquis le sens de la discrétion et peut‑être un sentiment de honte et de culpabilité relativement à ces sujets. L’enfant se retrouve tiraillé quand on lui demande de dire à des étrangers ce qu’on lui a enseigné de ne pas dire à des étrangers. Bien des enfants, malgré ces difficultés, se montrent à la hauteur de la situation. Il n’est toutefois pas étonnant que quelques‑uns n’arrivent pas à répondre de façon utile. Voir S. V. McLeer et autres, «Post-Traumatic Stress Disorder in Sexually Abused Children», Journal of Child and Adolescent Psychiatry, XXVII (1988), 650, et A Judicial Primer on Child Sexual Abuse, op. cit., aux pp. 39 et 40. La politique du droit au cours des dernières décennies montre qu’on cherche à comprendre et à reconnaître ces difficultés. Lorsqu’on le fait, il devient évident que l’incapacité d’un enfant de répondre à des questions relatives à des événements bouleversants et très personnels survenus par le passé peut bien établir l’existence d’une nécessité raisonnable au sens de non-disponibilité que lui donne Wigmore. Au lieu de traiter le témoin enfant plus durement qu’un adulte, comme le proposent ceux qui insistent sur une preuve de nécessité particulière, nous devrions chercher à comprendre la situation particulière de l’enfant.

44 Si on insiste pour savoir pourquoi l’enfant ne peut pas témoigner de façon utile, c’est parce que l’on craint qu’en concluant trop facilement à la nécessité, on risque de priver la défense d’un contre‑interrogatoire qui aurait été possible si on avait fait preuve de plus de diligence. Un témoin ne saurait être dispensé de déposer pour le motif qu’il n’est pas d’humeur à le faire ou qu’il craint généralement de le faire, ce qui pourrait inciter à se taire les témoins qui préféreraient éviter les rigueurs d’un contre‑interrogatoire. La réponse simple à cette crainte est que la peur ou le manque d’enthousiasme, sans plus, ne constitue pas de la nécessité. Dans chaque cas, le juge du procès doit déterminer si, d’après les faits et les circonstances de l’affaire, la nécessité est établie. Cela nécessite souvent un examen des raisons du problème. Une preuve d’expert est également souvent requise. Mais ce n’est pas toujours le cas. Parfois, il peut être si évident, d’après ce qui s’est passé, que le témoin était réellement incapable de déposer, qu’il est possible de déduire la nécessité sans disposer d’une preuve expliquant pourquoi le témoin ne peut pas déposer. Cette analyse, appliquée aux enfants, devrait tenir compte des politiques de sensibilisation à l’enfant qui se dégagent du droit. La question fondamentale est de savoir si le témoignage est raisonnablement nécessaire. Quand des enfants deviennent désemparés, une ligne de conduite raisonnable pourrait bien consister à prendre une courte pause. Le juge du procès dispose d’une latitude considérable pour diriger les procédures et n’a pas besoin de s’empresser de recourir au ouï‑dire au premier signe de difficulté. Cependant, une fois qu’il a été décidé que le témoignage n’est pas disponible malgré le déploiement d’efforts raisonnables pour l’obtenir, la présentation d’une preuve extrinsèque pour indiquer la source exacte du problème de l’enfant se révèle peu utile.

45 Je conclus que la nécessité requise peut être établie soit en fonction de ce qui s’est passé au procès, soit en fonction d’éléments de preuve. La preuve qui explique pourquoi l’enfant ne témoigne pas en cour, bien qu’elle soit souvent utile, n’est pas essentielle. Ce qui est nécessaire, c’est que le juge du procès soit convaincu que le témoignage n’est pas disponible malgré le déploiement d’efforts raisonnables pour l’obtenir.

IV. Application à la présente affaire

46 Le juge du procès a rejeté les déclarations que l’enfant avait faites à sa tante, à ses parents et à la police pour le motif que la nécessité n’était pas prouvée du fait que le ministère public n’avait pas établi au moyen d’une preuve extrinsèque pourquoi le témoignage n’était pas disponible. Après avoir appliqué le critère de la nécessité analysé plus haut, j’en suis venue à la conclusion que le juge du procès a commis une erreur en insistant sur la présentation d’une preuve extrinsèque expliquant pourquoi l’enfant ne répondait pas. Il lui était loisible de conclure à la nécessité en fonction de ce qui s’était passé au procès — notamment l’incapacité de l’enfant de répondre utilement aux questions du ministère public relatives aux faits — sans exiger, à titre de condition préalable stricte, que le ministère public présente une preuve concernant les motifs de la non‑disponibilité du témoignage en cause.

47 Le dossier offre beaucoup d’éléments de preuve à l’appui de la conclusion que l’enfant était traumatisée au point d’être incapable de témoigner. Compte tenu de ce dossier, il était erroné d’insister sur la présentation d’une preuve extrinsèque expliquant pourquoi l’enfant ne pouvait pas témoigner.

48 En interrogeant l’enfant, le juge du procès elle-même a semblé reconnaître que l’enfant ne pouvait pas témoigner. Elle est intervenue après que l’avocat eut indiqué qu’il ne pouvait plus poser d’autres questions à l’enfant.

[traduction]

LA COUR: Maître Andrews, j’aimerais simplement lui poser une question. [L.A.], les gens te posent beaucoup de questions aujourd’hui, n’est-ce pas? Hum. Nous posons beaucoup de questions, n’est-ce pas? Hum. Oui?

LE TÉMOIN: (Aucune réponse audible.)

LA COUR: Si cet homme te pose encore d’autres questions, penses-tu que tu pourrais y répondre par oui, par non ou par je ne sais pas? Crois‑tu que tu pourrais le faire? Crois-tu que tu pourrais lui dire cela? Ou as-tu l’impression de ne plus pouvoir le faire?

LE TÉMOIN: (Aucune réponse audible.)

LA COUR: Qu’est-ce que cela veut dire? Qu’est-ce que cela veut dire? Que signifie ce hochement de la tête?

LE TÉMOIN: (Aucune réponse audible.)

LA COUR: Tu peux me dire ce que cela signifie?

LE TÉMOIN: (Aucune réponse audible.)

LA COUR: Je crois savoir ce que cela signifie, mais peux-tu me le dire?

LE TÉMOIN: (Aucune réponse audible.)

LA COUR: Tu ne veux pas me le dire?

LE TÉMOIN: (Aucune réponse audible.)

LA COUR: Très bien. [Je souligne.]

49 Il ressort donc du dossier que, pour répondre au juge qui lui demandait si elle pouvait témoigner, l’enfant a indiqué par un hochement de la tête qu’elle ne pouvait pas le faire. L’enfant était incapable d’exprimer verbalement son incapacité de répondre, mais le juge du procès a tout à fait raisonnablement souligné: «Je crois savoir ce que cela [ce hochement de la tête] signifie». Ce passage prouve non seulement que l’enfant avait cessé de parler, mais encore qu’elle était incapable de le faire. Les questions du juge du procès concernaient l’incapacité de répondre de l’enfant (plutôt que son refus de le faire); c’est pour répondre à cette question que l’enfant a hoché la tête.

50 On laisse entendre que la nécessité n’est pas établie étant donné l’absence de preuve expliquant pourquoi l’enfant ne pouvait pas témoigner, d’où la possibilité qu’elle n’ait pas voulu répéter ses déclarations antérieures sur ce qui s’était passé, en raison de sa promesse de dire la vérité (motifs du Juge en chef, au par. 11). En l’espèce, cependant, ce doute était dissipé par le fait que l’enfant ne pouvait répondre à aucune des questions, même celles portant sur des sujets n’ayant aucun rapport avec les faits visés par ses déclarations antérieures. Le dossier indique non seulement qu’elle ne voulait pas témoigner au sujet des faits en cause, mais encore qu’elle était pétrifiée par les procédures de la cour. Bref, le dossier révélait une incapacité de témoigner susceptible d’être due à un traumatisme, et écartait l’idée que l’enfant ne voulait tout simplement pas témoigner au sujet des faits en question. Cela était suffisant pour établir la nécessité: R. c. Rockey, [1996] 3 R.C.S. 829, au par. 17. Il s’ensuit que le juge du procès a commis une erreur en insistant sur la présentation d’autres éléments de preuve expliquant pourquoi l’enfant ne pouvait pas témoigner, et en rejetant, en l’absence de tels éléments de preuve, la preuve par ouï-dire et les accusations portées.

51 Le juge qui a des doutes peut souhaiter ajourner les procédures pour vérifier si l’enfant pourrait être en mesure de témoigner un peu plus tard, au lieu de rejeter sommairement la demande d’autres éléments de preuve et, partant, les accusations portées. Il se peut qu’en l’espèce le juge du procès ait conclu qu’un ajournement aurait été inutile compte tenu des nombreuses mesures qui avaient déjà été prises pour aider l’enfant. Toutefois, dans des cas comme la présente affaire, l’ajournement est une possibilité qu’il y a lieu d’envisager au moins dans l’intérêt de la justice et dans le but de préserver les droits de l’accusé.

52 Par conséquent, un nouveau procès doit être tenu. Si, lors du nouveau procès, L.A. se révèle incapable de communiquer, le juge du procès pourra conclure que l’admission de ses déclarations extrajudiciaires est nécessaire selon les principes énoncés dans l’arrêt Khan, précité. Je suis d’avis d’accueillir le pourvoi et d’ordonner la tenue d’un nouveau procès.

Pourvoi accueilli, le juge en chef Lamer et les juges Iacobucci et Major sont dissidents.

Procureur de l’appelante: Le procureur général de la Saskatchewan, Regina.

Procureurs de l’intimé: Andrews, McMahon, Campbell & Reis, Regina.

* Le juge Cory n’a pas pris part au jugement.



Parties
Demandeurs : Sa Majesté la Reine
Défendeurs : F. (W.J.)

Références :
Proposition de citation de la décision: R. c. F. (W.J.), [1999] 3 R.C.S. 569 (15 octobre 1999)


Origine de la décision
Date de la décision : 15/10/1999
Date de l'import : 06/04/2012

Numérotation
Référence neutre : [1999] 3 R.C.S. 569 ?
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;1999-10-15;.1999..3.r.c.s..569 ?
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