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10/09/1999 | CANADA | N°[1999]_3_R.C.S._108

Canada | Fraser River Pile & Dredge Ltd. c. Can-Dive Services Ltd., [1999] 3 R.C.S. 108 (10 septembre 1999)


Fraser River Pile & Dredge Ltd. c. Can‑Dive Services Ltd., [1999] 3 R.C.S. 108

Fraser River Pile & Dredge Ltd. Appelante

c.

Can‑Dive Services Ltd. Intimée

Répertorié: Fraser River Pile & Dredge Ltd. c. Can‑Dive Services Ltd.

No du greffe: 26415.

1999: 25 février; 1999: 10 septembre.

Présents: Les juges Gonthier, Cory, McLachlin, Iacobucci, Major, Bastarache et Binnie.

en appel de la cour d’appel de la colombie‑britannique

POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique (1997), 3

9 B.C.L.R. (3d) 187, 98 B.C.A.C. 138, 161 W.A.C. 138, 47 C.C.L.I. (2d) 111, [1998] 3 W.W.R. 177, [1997] B.C.J. No. 2355 (...

Fraser River Pile & Dredge Ltd. c. Can‑Dive Services Ltd., [1999] 3 R.C.S. 108

Fraser River Pile & Dredge Ltd. Appelante

c.

Can‑Dive Services Ltd. Intimée

Répertorié: Fraser River Pile & Dredge Ltd. c. Can‑Dive Services Ltd.

No du greffe: 26415.

1999: 25 février; 1999: 10 septembre.

Présents: Les juges Gonthier, Cory, McLachlin, Iacobucci, Major, Bastarache et Binnie.

en appel de la cour d’appel de la colombie‑britannique

POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique (1997), 39 B.C.L.R. (3d) 187, 98 B.C.A.C. 138, 161 W.A.C. 138, 47 C.C.L.I. (2d) 111, [1998] 3 W.W.R. 177, [1997] B.C.J. No. 2355 (QL), qui a accueilli l’appel d’une décision du juge Warren (1995), 9 B.C.L.R. (3d) 260, 33 C.C.L.I. (2d) 9, [1995] 9 W.W.R. 376, [1995] B.C.J. No. 1611 (QL). Pourvoi rejeté.

David F. McEwen, pour l’appelante.

D. Barry Kirkham, c.r., et Gregory J. Tucker, pour l’intimée.

Version française du jugement de la Cour rendu par

//Le juge Iacobucci//

1 Le juge Iacobucci -- Le présent pourvoi concerne l’application du principe ou de la règle du lien contractuel à une clause de renonciation à la subrogation contenue dans un contrat d’assurance.

I. Les faits

2 La présente action fait suite au naufrage de la barge-grue «Sceptre Squamish» dont l’appelante, Fraser River Pile & Dredge Ltd. («Fraser River»), était propriétaire et dont l’intimée, Can-Dive Services Ltd. («Can-Dive»), était l’affréteur au moment du sinistre. En première instance, Can-Dive a été condamnée à verser la somme de 949 503 $ à titre de dommages-intérêts. En interjetant appel contre la décision de première instance, Can-Dive ne conteste pas que le sinistre a résulté de sa négligence, mais elle fait valoir qu’elle ne saurait être tenue responsable dans ce qui est, en réalité, une action subrogatoire intentée par les assureurs de Fraser River.

3 Fraser River est un fournisseur de services de dragage et de battage de pieux, et de services connexes. Elle possède une cinquantaine de navires qu’elle utilise à ces fins. Elle frète parfois des navires dont elle n’a pas besoin dans l’immédiat. En 1990, Can-Dive a entrepris des travaux de sous-traitance sur un gazoduc en construction entre l’île de Vancouver et la partie continentale de la Colombie‑Britannique. Pour exécuter les travaux requis, Can-Dive a passé avec Fraser River un contrat d’affrètement du «Sceptre Squamish» et s’est arrangée pour que le personnel de Fraser River fasse fonctionner la grue et les treuils qui se trouvaient sur le navire. Le contrat d’affrètement visait également une péniche à fond plat. Can-Dive assumait l’entière responsabilité du remorquage de la barge pour l’amener au chantier et pour l’en ramener, ainsi que de la sécurité et du maintien en bon état de celle-ci. Le «Sceptre Squamish» a été remorqué jusqu’au chantier le 30 octobre 1990 et il y est demeuré jusqu’à son naufrage lors d’une tempête pendant la nuit du 16 novembre 1990.

4 Au cours de l’affrètement du «Sceptre Squamish» et au moment du sinistre qui est survenu, Fraser River était, en tout temps pertinent, titulaire d’une police de coassurance sur corps de navire (la «police») datée du 28 juin 1990. À la suite de la perte du navire et de son équipement, les assureurs ont versé à Fraser River la somme de 1 128 365,57 $, qui représentait le montant forfaitaire prévu par la police en cas de sinistre semblable. Le 4 juin 1991, Fraser River et les assureurs ont conclu une autre entente dans laquelle ils exprimaient leur intention commune d’intenter une action fondée sur la négligence contre Can-Dive pour le naufrage du «Sceptre Squamish». Le préambule de cette entente se lisait notamment ainsi:

[traduction]

C) Les assureurs ont accepté de payer les réclamations (les réclamations) de F.R.P.D. pour la perte de la barge et de la grue, et ils souhaitent intenter une action contre Can‑Dive Services Ltd. et possiblement contre d’autres personnes ou entités dans le but de recouvrer la totalité ou une partie des sommes qu’ils ont versées;

D) F.R.P.D. a accepté de renoncer à tout droit que peut lui conférer, relativement à Can‑Dive Services Ltd., la clause de renonciation à la subrogation contenue dans la police susmentionnée . . .

5 Fraser River a par la suite intenté, en juin 1991, la présente action en dommages-intérêts pour ses pertes résultant du naufrage de la barge-grue. Non seulement Can-Dive a‑t‑elle nié avoir fait preuve de négligence, mais encore elle a fait valoir que l’action en cause était une action subrogatoire intentée par les assureurs exclusivement à leur profit, en ce sens que, puisque les assureurs avaient versé à Fraser River le montant prévu par la police (qui excédait d’un peu plus de 300 000 $ le montant réel de la perte subie), l’action était entièrement subrogatoire malgré le fait qu’elle avait été intentée par Fraser River. Par conséquent, les assureurs étaient dans l’impossibilité de poursuivre Can-Dive pour le motif que cette compagnie était incluse dans la catégorie des [traduction] «autres assurés», qui est ainsi définie dans la police:

[traduction]

CONDITIONS GÉNÉRALES

1. CLAUSE DES AUTRES ASSURÉS

Il est entendu que la présente police protège également l’assuré et ses sociétés apparentées, peu importe qu’il s’agisse de propriétaires, de filiales ou de sociétés étroitement liées, en tant qu’affréteurs en coque nue, affréteurs, sous-affréteurs, exploitants ou à quelque titre que ce soit, et continue de les protéger malgré toute disposition de la présente police concernant un transfert de propriétaire ou un changement au sein de la direction. Toutefois, si une réclamation est présentée par des sociétés apparentées, des filiales ou des sociétés étroitement liées au sens de la présente clause, l’auteur de la réclamation n’a ni le droit d’être indemnisé à l’égard d’une responsabilité à laquelle il serait exposé s’il était le propriétaire, ni le droit de toucher une indemnité supérieure à celle à laquelle un propriétaire aurait droit dans un tel cas.

. . .

Nonobstant le contenu de la clause des autres assurés ci-dessus, il est par les présentes entendu et convenu qu’il est permis d’affréter ces navires et que l’affréteur est considéré comme un autre assuré au sens des présentes.

. . .

Clause de fiducie

Il est entendu et convenu que la présente police est contractée par l’assuré en son nom personnel et en sa qualité de mandataire des autres assurés qui, en vertu des présentes, comprennent ceux visés par la description générale.

6 À titre subsidiaire, Can-Dive a prétendu qu’à supposer qu’elle ne soit pas incluse dans la catégorie des «autres assurés» de la police, il n’en demeure pas moins que les assureurs ont expressément renoncé à tout droit de subrogation qu’ils auraient pu opposer à la défenderesse, selon la clause de renonciation à la subrogation qui était ainsi libellée:

[traduction]

17. CLAUSE DE SUBROGATION ET DE RENONCIATION À LA SUBROGATION

En cas de paiement effectué en vertu de la présente police, les assureurs seront subrogés dans tous les droits de recouvrement de l’assuré à cet égard, et l’assuré signera tous les documents requis et fera toute chose qui pourra être nécessaire pour garantir ces droits, mais il est convenu que les assureurs renoncent à tout droit de subrogation contre:

. . .

b) un ou des affréteurs, exploitants, preneurs à bail ou créanciers hypothécaires. . .

II. Les décisions des tribunaux d’instance inférieure

A. Cour suprême de la Colombie-Britannique (1995), 9 B.C.L.R. (3d) 260

Le juge Warren

7 Après avoir conclu que la perte subie par Fraser River était imputable à la négligence de Can-Dive, le juge Warren a néanmoins convenu avec Can-Dive que l’action équivalait à une action subrogatoire et il a ensuite examiné les moyens de défense, fondés sur les dispositions de la police, qui étaient invoqués par Can-Dive. Cette dernière invoquait trois moyens de défense: a) en acceptant de fréter le «Sceptre Squamish» à Can-Dive, Fraser River avait également accepté d’accorder à Can-Dive, pendant la durée du contrat d’affrètement, la protection dont elle bénéficiait en vertu de sa propre police d’assurance, b) Can-Dive relevait de la catégorie des «autres assurés» mentionnée dans la police, ce qui empêchait les assureurs d’intenter une action subrogatoire contre leur propre assuré, et c) les assureurs avaient expressément renoncé à tout droit de subrogation contre Can-Dive en sa qualité d’«affréteur», conformément à la clause de renonciation à la subrogation contenue dans la police.

8 En ce qui concerne l’argument de Can-Dive selon lequel la protection conférée par la police d’assurance de Fraser River était une condition du contrat d’affrètement, le juge Warren a décidé qu’il n’existait pas suffisamment d’éléments de preuve clairs et convaincants pour qu’il puisse conclure, selon la prépondérance des probabilités, que Fraser River avait accepté d’étendre sa propre assurance à tout risque de perte par Can-Dive durant la période d’affrètement. Le juge Warren a également rejeté l’argument de Can-Dive selon lequel les assureurs étaient dans l’impossibilité d’intenter une action subrogatoire contre elle pour le motif que Can-Dive, en tant qu’«affréteur», relevait de la définition contractuelle des «autres assurés». Le juge Warren a fait remarquer que, pour que cet argument soit retenu, Can-Dive devrait invoquer une stipulation de la police et donc commencer par surmonter la règle du lien contractuel qui prévoit généralement qu’un étranger à un contrat ne peut ni faire exécuter ce contrat ni en invoquer les clauses.

9 Le juge Warren a ensuite examiné l’argument de Can-Dive voulant que, malgré qu’elle fût un tiers au contrat, les assureurs étaient liés par la clause de renonciation à la subrogation contenue dans le contrat puisque la règle du lien contractuel ne s’applique pas lorsqu’un tiers bénéficiaire invoque la renonciation pour se défendre contre une action intentée par les assureurs. Après avoir examiné la jurisprudence censée porter sur la règle du lien contractuel dans ce contexte et après avoir invoqué notamment l’arrêt du Conseil privé Vandepitte c. Preferred Accident Insurance Corp. of New York, [1933] A.C. 70, le juge Warren a conclu que cette règle était toujours applicable, sauf dans la mesure où elle avait été progressivement abrogée par la création d’exceptions judiciaires précises ou, plus fondamentalement, par voie de réforme législative, comme c’est généralement le cas dans le domaine de l’assurance automobile. Il a jugé que l’arrêt de notre Cour London Drugs Ltd. c. Kuehne & Nagel International Ltd., [1992] 3 R.C.S. 299, était déterminant à cet égard; la clause de renonciation à la subrogation, à l’instar de toute autre disposition contractuelle, est assujettie à la règle du lien contractuel, sauf si une exception traditionnelle s’applique ou s’il existe un motif suffisant de l’assouplir dans certaines circonstances. Le juge Warren a décidé que, dans les présentes circonstances, assouplir la règle du lien contractuel excéderait les modifications progressives envisagées par le raisonnement de l’arrêt London Drugs.

10 Enfin, le juge Warren a examiné la question de savoir si Can-Dive pouvait invoquer les principes de la fiducie ou du mandat, que la jurisprudence reconnaît comme des exceptions possibles à la règle du lien contractuel. Il a vite rejeté l’application des principes de la fiducie en concluant que la police ne révélait l’existence d’aucune intention que Fraser River agisse comme fiduciaire de Can-Dive en souscrivant l’assurance en question. Quant à l’exception du mandat, le juge Warren a d’abord mentionné que, à titre de mandataire apparent de Can-Dive, Fraser River devait avoir eu l’intention d’agir au nom de Can-Dive, en sa qualité de mandant ou de membre d’une catégorie vérifiable de mandants. Comme il était d’avis que l’affaire pouvait être tranchée en fonction d’autres moyens, le juge Warren était disposé à présumer, pour les fins du débat, l’existence de l’intention requise.

11 Toutefois, l’obstacle plus important à l’application des principes du mandat était l’exigence de ratification. Le juge Warren a conclu que pour bénéficier de la police, Can-Dive, en sa qualité de mandant, devrait ratifier les mesures prises en son nom par Fraser River pour que la police protège Can-Dive en tant que membre de la catégorie des «autres assurés». Pour qu’il y ait ratification subséquente, trois conditions initiales doivent être remplies: a) le mandataire apparent doit avoir déclaré au tiers qu’il agissait au nom du mandant apparent, b) le mandant apparent devait avoir la capacité d’agir au moment où l’acte a été accompli, et c) le mandant apparent doit avoir la capacité juridique d’accomplir l’acte au moment de la ratification. Le juge Warren a conclu que ces trois conditions initiales étaient remplies dans les circonstances. La première condition était remplie par l’inclusion de la «Clause de fiducie», qui indiquait aux assureurs que Fraser River pourrait agir comme mandataire de certaines parties non désignées nommément qui pourraient ultérieurement ratifier l’acte et devenir d’«autres assurés» au sens de la police. Les deuxième et troisième conditions étaient remplies du fait que Fraser River et Can-Dive étaient des personnes morales dotées de la capacité d’agir pendant toute la période pertinente.

12 Cependant, à supposer que tous ces obstacles initiaux aient été surmontés, il restait à accomplir comme dernière condition un acte véritable de ratification expresse ou implicite. Le juge Warren a décidé que le seul acte de ratification de Can-Dive avait consisté à modifier sa défense en apprenant l’existence de la police et l’étendue possible de la protection qu’elle offrait. Sans avoir conclu que Can-Dive ne pouvait pas, après le sinistre, ratifier son inclusion dans la catégorie des «autres assurés» au sens de la police, le juge Warren a décidé que la possibilité d’une ratification s’était dissipée lorsque Fraser River et les assureurs avaient convenu, dans l’entente de juin 1991, d’intenter une action en dommages‑intérêts contre Can-Dive. Cette entente avait eu pour effet de modifier les stipulations de la police, étant donné qu’une action contre Can-Dive aurait été fondamentalement incompatible avec la portée existante de la clause des «autres assurés». Par conséquent, aucune ratification valide de la police n’aurait été possible après cette date.

13 L’argument de Can-Dive a également reçu un coup fatal en raison de la conclusion du juge Warren que, même à supposer que les conditions d’une ratification aient été remplies, Can-Dive n’avait fourni aucune contrepartie aux assureurs; le simple affrètement du navire de Fraser River était insuffisant pour constituer une contrepartie qui permettrait de considérer que Can‑Dive était, en application des principes du mandat, légalement partie au contrat intervenu entre Fraser River et les assureurs. En définitive, le juge Warren a fait droit à l’action pour négligence intentée par Fraser River.

B. Cour d’appel de la Colombie-Britannique (1997), 39 B.C.L.R. (3d) 187

Les juges Esson, Huddart et Proudfoot

14 Le juge Esson, qui a rédigé les motifs de la cour, a convenu que l’action était entièrement subrogatoire puisque Fraser River avait déjà reçu des assureurs le montant fixé dans la police, lequel excédait de plus de 300 000 $ la perte réelle de Fraser River. Il a toutefois rejeté l’argument de Can-Dive selon lequel le juge de première instance avait commis une erreur en concluant que Fraser River n’avait pas convenu, comme condition du contrat d’affrètement, d’assurer Can-Dive. Le juge Esson a plutôt décidé de trancher l’appel en fonction de la règle du lien contractuel et de la clause de renonciation à la subrogation contenue dans la police.

15 Le juge Esson s’est d’abord demandé si Can-Dive, en tant qu’étranger au contrat d’assurance intervenu entre Fraser River et les assureurs, pouvait invoquer la clause de renonciation à la subrogation pour se défendre contre l’action subrogatoire. Il a exprimé son désaccord avec la conclusion du juge de première instance sur ce point, préférant statuer que l’arrêt Vandepitte, précité, avait été implicitement renversé par la Cour suprême du Canada qui ne l’avait pas pris en considération dans des affaires où il aurait bien pu s’appliquer: voir, par exemple, l’arrêt Scott c. Wawanesa Mutual Insurance Co., [1989] 1 R.C.S. 1445, où la Cour a statué, sans mentionner la règle du lien contractuel, que le fils de l’assuré désigné nommément relevait de la catégorie des [traduction] «Assurés» définie dans la police du propriétaire occupant. Le juge Esson a également fait remarquer que peu après le prononcé de l’arrêt Vandepitte, son incidence possible sur les contrats d’assurance automobile avait été supprimée dans chaque ressort pertinent. Selon lui, cet arrêt n’était pas valable en droit soit parce qu’il avait été supplanté par une mesure législative, comme dans le cas de l’assurance automobile, soit parce qu’il avait été largement laissé de côté au profit d’un raisonnement qui reflétait mieux la réalité commerciale.

16 En plus de mentionner le renversement implicite de l’arrêt Vandepitte, le juge Esson a également conclu que la jurisprudence étayait l’argument de Can‑Dive selon lequel les clauses de «renonciation à la subrogation» contenues dans des contrats d’assurance constituent une exception à la règle du lien contractuel dans le cas où le tiers bénéficiaire n’est pas partie à la police, mais est néanmoins visé par la définition contractuelle des personnes auxquelles la protection est accordée. Par exemple, dans Commonwealth Construction Co. c. Imperial Oil Ltd., [1978] 1 R.C.S. 317, des sous‑traitants qui n’étaient pas parties à une assurance des risques de l’entrepreneur de construction, mais qui répondaient à la définition d’«entrepreneur» pour les fins d’application de la protection, ont été en mesure de surmonter la règle du lien contractuel. Pour statuer que la subrogation n’était pas opposable au sous‑traitant, le juge de Grandpré s’est fondé sur la nature de la relation entre les divers entrepreneurs sur un chantier de construction: par leurs efforts conjoints, les parties contribuaient à la réalisation d’un objectif commun. Il aurait été commercialement déraisonnable d’appliquer la règle du lien contractuel dans ces circonstances puisque toute perte qui aurait pu être causée par l’une des parties sur le chantier de construction aurait forcément donné naissance à un litige entre les parties, contrairement aux intérêts de l’entreprise commune. En plus de la jurisprudence relative aux risques de l’entrepreneur, le juge Esson a également relevé de façon plus générale une exception à la règle du lien contractuel dans le domaine du droit des assurances, laquelle exception avait son origine dans un courant jurisprudentiel remontant à la décision du juge Mathew dans l’affaire Thomas & Co. c. Brown (1899), 4 Com. Cas. 186.

17 Le juge Esson a ensuite examiné la question de savoir si cette exception reconnue, qui peut être invoquée dans le cas où un tiers bénéficiaire apparent relève de la catégorie des personnes auxquelles la protection est accordée, a néanmoins été supplantée par l’arrêt London Drugs, précité, de notre Cour. En d’autres termes, l’exception en faveur des clauses de renonciation à la subrogation ne demeure valable en droit que dans la mesure où elle n’est pas incompatible avec les principes juridiques ou le cadre analytique exposés dans l’arrêt London Drugs. Le juge Esson a décidé qu’une exception de cette nature était tout à fait compatible du fait que, si un assuré cherchait à échapper à la responsabilité pour des motifs identiques à ceux invoqués dans l’arrêt Vandepitte, précité, il n’y parviendrait pas en vertu de l’analyse plus récente faite dans l’arrêt London Drugs. Bien des facteurs utiles pour trancher l’affaire London Drugs s’appliquaient à la présente affaire: par exemple, le tiers ou l’étranger au contrat cherchait à invoquer une disposition contractuelle pour se défendre contre une action au lieu de chercher de sa propre initiative à opposer les clauses contractuelles à l’une des parties initiales au contrat. En outre, il était expressément mentionné dans London Drugs que les motifs prononcés dans cette affaire ne devraient pas être interprétés comme touchant de quelque manière les exceptions existantes à la règle du lien contractuel, comme les principes de la fiducie ou du mandat. Par conséquent, étant donné que l’arrêt London Drugs de notre Cour n’avait pas supplanté la jurisprudence étayant l’existence d’une exception à la règle du lien contractuel en faveur de tiers bénéficiaires visés par la définition contractuelle de la catégorie des assurés pour les fins de la police d’assurance, le juge Esson a conclu que Can-Dive pouvait invoquer la clause de renonciation à la subrogation contenue dans la police.

18 Le juge Esson était également d’avis que Can-Dive pourrait avoir gain de cause en invoquant l’exception du mandat. Il a statué que le juge de première instance avait commis une erreur en ne concluant pas à l’existence d’un acte clair de ratification de la part de Can-Dive. Plus particulièrement, il ne partageait pas la conclusion du juge de première instance que la modification des actes de procédure de Can-Dive en février 1994 ne pouvait constituer une ratification parce que, en raison de l’entente dans laquelle ils avaient convenu, en juin 1991, de poursuivre Can-Dive, Fraser River et ses assureurs avaient en réalité modifié les stipulations de la police de manière à supprimer la disposition accordant les droits d’un tiers à Can-Dive. Le juge Esson a conclu que, bien que les parties à un contrat puissent subséquemment supprimer des dispositions en faveur de tiers bénéficiaires, les clauses contractuelles qui protègent les tiers en cas de sinistre ne peuvent pas être modifiées au détriment de ces tiers une fois survenu le sinistre même prévu par la police.

19 Par conséquent, le juge Esson a accueilli l’appel et rejeté l’action intentée contre Can-Dive.

III. Les questions en litige

20 Comme nous l’avons vu, le présent pourvoi concerne la question de savoir si un tiers bénéficiaire peut invoquer la clause de renonciation à la subrogation contenue dans un contrat d’assurance pour se défendre contre une action subrogatoire intentée par l’assureur. Dans le contexte du présent pourvoi, cette question soulève les questions suivantes:

a. En tant que tiers bénéficiaire au sens de la clause de renonciation à la subrogation contenue dans la police d’assurance, Can-Dive a‑t-elle le droit d’invoquer cette clause pour se défendre contre l’action subrogatoire intentée par l’assureur, compte tenu de l’exception fondée sur le mandat à la règle du lien contractuel?

b. En tant que tiers bénéficiaire au sens de la clause de renonciation à la subrogation contenue dans la police d’assurance, Can-Dive a‑t-elle le droit d’invoquer cette clause pour se défendre contre l’action subrogatoire intentée par l’assureur, compte tenu de l’exception fondée sur des principes à la règle du lien contractuel, que notre Cour a établie dans l’arrêt London Drugs?

IV. Analyse

A. En tant que tiers bénéficiaire au sens de la clause de renonciation à la subrogation contenue dans la police d’assurance, Can-Dive a‑t‑elle le droit d’invoquer cette clause pour se défendre contre l’action subrogatoire intentée par l’assureur, compte tenu de l’exception fondée sur le mandat à la règle du lien contractuel?

21 Le différend qui oppose les parties porte entièrement sur l’effet juridique qui doit être donné à la renonciation à la subrogation contenue dans la clause 17 du contrat d’assurance de l’appelante Fraser River, dont voici le libellé:

[traduction]

17. CLAUSE DE SUBROGATION ET DE RENONCIATION À LA SUBROGATION

En cas de paiement effectué en vertu de la présente police, les assureurs seront subrogés dans tous les droits de recouvrement de l’assuré à cet égard, et l’assuré signera tous les documents requis et fera toute chose qui pourra être nécessaire pour garantir ces droits, mais il est convenu que les assureurs renoncent à tout droit de subrogation contre:

. . .

b) un ou des affréteurs, exploitants, preneurs à bail ou créanciers hypothécaires. . .

22 L’intimée Can-Dive cherche à invoquer la clause de renonciation à la subrogation contenue dans la police pour se défendre contre la présente action subrogatoire fondée sur la négligence. En règle générale, toutefois, la règle du lien contractuel prévoit qu’un contrat ne peut ni conférer des droits ni imposer des obligations à des tiers. Le présent pourvoi vise uniquement la première situation, c’est-à-dire celle où un tiers cherche à obtenir un avantage ou un droit établi en sa faveur conformément au contrat. La Cour n’est pas invitée à examiner le cas du contrat qui impose des obligations à un tiers, et je souligne que rien dans les présents motifs ne doit être interprété comme s’appliquant au droit dans ce domaine.

23 Quoique la règle du lien contractuel lui serait normalement fatale, Can‑Dive soutient que le principe du mandat permet de la considérer comme étant une partie au contrat en droit, voire dans les faits, de sorte que le lien contractuel n’est plus un problème. En raison de la façon dont j’entends aborder la présente affaire, je juge inutile d’examiner l’argument selon lequel Can-Dive peut invoquer la clause de renonciation à la subrogation pour ce motif. En affirmant cela, je ne veux pas que l’on croie que j’approuve ou que je rejette les conclusions du juge Esson sur ce point. Je préfère plutôt adopter la méthode énoncée dans l’arrêt London Drugs, précité, et examiner s’il y a lieu d’assouplir la règle du lien contractuel dans les circonstances.

B. En tant que tiers bénéficiaire au sens de la clause de renonciation à la subrogation contenue dans la police d’assurance, Can-Dive a‑t‑elle le droit d’invoquer cette clause pour se défendre contre l’action subrogatoire intentée par l’assureur, compte tenu de l’exception fondée sur des principes à la règle du lien contractuel, que notre Cour a établie dans l’arrêt London Drugs?

1. L’arrêt London Drugs et l’exception fondée sur des principes à la règle du lien contractuel

24 Comme nous l’avons vu, la position de Can-Dive est celle d’un tiers bénéficiaire qui serait normalement dans l’impossibilité de faire exécuter ou d’invoquer les stipulations de la police en vigueur entre Fraser River et ses assureurs. Il est donc nécessaire d’examiner le statut juridique de la clause de renonciation à la subrogation compte tenu de l’arrêt London Drugs de notre Cour. Dans cette affaire, la Cour a énoncé ce qui se voulait une exception fondée sur des principes à la règle de common law du lien contractuel.

25 Le débat portait sur le statut d’une clause de limitation de responsabilité contenue dans le contrat type que l’appelante et l’intimée avaient conclu relativement à l’entreposage du transformateur de l’appelante. La clause limitait la responsabilité de [traduction] «l’entreposeur» à 40 $ par colis. Pendant l’entreposage, le transformateur a été endommagé à cause de la négligence des employés de l’intimée. L’appelante a poursuivi à la fois la compagnie d’entreposage et ses employés, et le juge de première instance a tenu les employés personnellement responsables du montant intégral des dommages. En appel, les juges majoritaires ont permis aux employés d’invoquer la clause de limitation de responsabilité contenue dans le contrat liant leur employeur à l’appelante, même si ceux-ci n’étaient pas parties au contrat. Les juges majoritaires de notre Cour ont confirmé la décision de la Cour d’appel en concluant que, lorsque les exceptions traditionnelles à la règle du lien contractuel comme le mandat ou la fiducie ne s’appliquent pas, les tribunaux peuvent néanmoins procéder à l’analyse voulue, en s’appuyant sur le bon sens et la réalité commerciale, pour décider si, dans les circonstances, il y a lieu d’assouplir la règle du lien contractuel en ce qui concerne les tiers bénéficiaires.

26 La Cour s’est longuement attardée à l’historique des procédures judiciaires et à l’application de la règle du lien contractuel en ce qui concerne les tiers bénéficiaires, soulignant l’ampleur du mécontentement de la magistrature, les dérogations législatives et les nombreuses critiques formulées par des auteurs de doctrine. Tout en reconnaissant que la règle du lien contractuel est un principe reconnu du droit des contrats, la Cour a conclu, à la p. 423, que les craintes exprimées au sujet de l’application de ce principe à des tiers bénéficiaires indiquaient que le temps était venu de procéder à un examen judiciaire dans ce contexte particulier:

Il ressort de ces commentaires, notamment, que le principe du lien contractuel soulève de nombreuses préoccupations dans la mesure où il concerne des tiers bénéficiaires. Aux fins du présent pourvoi, je crois qu’il suffit de formuler les observations suivantes. Bien des personnes ont souligné que l’application du principe aux fins d’empêcher un tiers d’invoquer une clause de limitation de la responsabilité qui était destinée à lui profiter est contraire à la pratique commerciale et à la justice. Elle ne respecte pas la répartition et l’acceptation des risques par les parties au contrat et elle fait fi des réalités pratiques de la garantie d’assurance. Elle permet essentiellement à une partie de modifier unilatéralement le contrat en contournant ses dispositions et l’intention expresse ou implicite des parties. En outre, elle est incompatible avec les attentes raisonnables de chacune des parties à l’opération, y compris le tiers bénéficiaire qui doit alors assumer l’entière responsabilité. On a également reproché au principe de rendre le droit incertain. Bien que la plupart des commentateurs soient favorables, du moins en principe, aux diverses exceptions reconnues par les tribunaux à l’égard du principe du lien contractuel, on s’est interrogé sur la prévisibilité de leur utilisation. De plus, on affirme que, dans les cas où les exceptions reconnues ne semblent pas s’appliquer, les intérêts sous-jacents de la réalité commerciale et de la justice militent encore en faveur de la reconnaissance d’un droit aux tiers bénéficiaires.

27 Les employés intimés dans London Drugs n’étaient pas en mesure d’invoquer les principes existants de la fiducie ou du mandat. Au lieu d’adapter ces principes reconnus de manière à tenir compte d’une autre exception particulière à la règle du lien contractuel, il a été décidé d’adopter une méthode plus directe pour des raisons de principe. La Cour a statué que, lorsque les exceptions traditionnelles ne s’appliquent pas, la question pratique pertinente est de savoir s’il y a lieu d’assouplir la règle dans les circonstances en cause.

28 Pour établir une distinction entre de simples étrangers à un contrat et des tiers bénéficiaires, la Cour a d’abord fixé la condition préliminaire selon laquelle les parties au contrat doivent avoir voulu que la disposition pertinente confère un avantage au tiers. En d’autres termes, un employeur et son client peuvent convenir d’étendre expressément ou implicitement aux employés l’application d’une clause de limitation de responsabilité. Dans l’affaire London Drugs, le client savait parfaitement que les services d’entreposage prévus au contrat seraient fournis non seulement par l’employeur, mais aussi par les employés. En l’absence d’indications contraires manifestes, la Cour a conclu que l’intention nécessaire d’inclure la protection des employés ressortait implicitement du texte de l’entente. Les employés pouvaient donc, en tant que tiers bénéficiaires, chercher à invoquer la clause de limitation de responsabilité en vue d’échapper à toute responsabilité pour la perte du bien du client.

29 La Cour a toutefois ajouté que l’intention d’étendre l’application d’une disposition contractuelle aux actes d’un tiers bénéficiaire n’était pertinente que si les actes en question étaient visés par l’entente intervenue entre les parties initiales. Par conséquent, le deuxième aspect de la question pratique était de savoir si les employés agissaient dans l’exercice de leurs fonctions au moment où la perte est survenue et si, ce faisant, ils fournissaient les services mêmes qui étaient mentionnés dans le contrat intervenu entre leur employeur et son client. Selon des conclusions de fait non contestées, il était clair que, au moment où le transformateur du client a été endommagé, les employés agissaient dans l’exercice de leurs fonctions consistant à fournir les services mêmes d’entreposage prévus au contrat.

30 Compte tenu de toutes ces circonstances, la Cour a considéré que le terme «entreposeur» utilisé dans la clause de limitation de responsabilité incluait les employés aux fins de l’application de cette clause, ce qui avait pour effet de limiter à 40 $ leur responsabilité pour la perte survenue. La Cour a conclu que cette dérogation à la règle traditionnelle du lien contractuel relevait bel et bien de sa compétence, puisqu’elle représentait une modification progressive de la common law et non pas un rejet systématique de principes existants. Comme cette exception était subordonnée à l’intention stipulée au contrat, l’assouplissement de la règle du lien contractuel dans les circonstances en cause ne déjouait pas les attentes des parties.

2. Application de l’exception fondée sur des principes aux circonstances du présent pourvoi

31 Tout d’abord, je souligne que, dans l’arrêt London Drugs, précité, la Cour n’avait pas l’intention de limiter l’application de la méthode fondée sur des principes aux cas où il n’est question que d’une relation employeur-employé. Le fait que l’analyse a porté sur la nature de cette relation traduit simplement le principe jurisprudentiel prudent qui veut qu’une affaire soit décidée strictement en fonction de son contexte factuel immédiat.

32 Pour ce qui est d’élargir la méthode fondée sur des principes de manière à créer une nouvelle exception à la règle du lien contractuel qui s’applique aux circonstances du pourvoi, il faut tenir compte de l’accent mis, dans London Drugs, sur le fait qu’une nouvelle exception doit d’abord et avant tout être subordonnée à l’intention des parties contractantes. Par conséquent, si on extrapole à partir des exigences particulières énoncées dans l’arrêt London Drugs, la décision générale repose sur deux facteurs cruciaux et cumulatifs: a) les parties au contrat avaient-elles l’intention d’accorder le bénéfice en question au tiers qui cherche à invoquer la disposition contractuelle? et b) les activités exercées par le tiers qui cherche à invoquer la disposition contractuelle sont-elles les activités mêmes qu’est censé viser le contrat en général, ou la disposition en particulier, là encore compte tenu des intentions des parties?

a) Les intentions des parties

33 En ce qui concerne la première question, Can-Dive dispose d’un argument très convaincant en faveur de l’assouplissement de la règle du lien contractuel dans les circonstances de la présente affaire, en raison de la mention expresse des «affréteurs» dans la clause de renonciation à la subrogation, lesquels représentent une catégorie de tiers bénéficiaires visés qui, selon le sens clair du contrat, comprend Can‑Dive. En fait, les parties ne contestent pas le sens de ce terme dans la clause de renonciation à la subrogation; il y a désaccord uniquement sur la question de savoir si cette clause a un effet juridique. Il est donc indubitable que les parties avaient l’intention d’accorder le bénéfice en question à une catégorie de tiers bénéficiaires comprenant Can-Dive. Comme cette disposition est sans équivoque à première vue, il n’est pas nécessaire de recourir à une preuve extrinsèque pour statuer autrement. Si les parties n’avaient pas eu l’intention d’étendre à des tiers bénéficiaires l’application de la clause de renonciation à la subrogation, elles n’auraient pas eu à inclure ces mots dans leur entente.

34 En ce qui concerne l’intention des parties, Fraser River fait valoir essentiellement non pas que la clause de renonciation à la subrogation est inapplicable à des tiers comme Can-Dive, mais plutôt que c’est Fraser River au nom de Can-Dive, et non pas Can-Dive de façon indépendante, qui peut la faire exécuter. Toutefois, le sens clair de la disposition n’étaye pas cette conclusion. Le libellé de cette clause n’indique pas que la renonciation à la subrogation est censée dépendre de l’adoption par Fraser River d’une mesure en faveur d’un tiers bénéficiaire en particulier. Il me semble que Fraser River a confondu les arguments touchant les intentions des parties lorsqu’elles ont rédigé la disposition en cause et l’effet juridique qu’il faut lui donner. La clause de renonciation à la subrogation précise en termes non équivoques que les assureurs sont dans l’impossibilité d’intenter une action contre des tiers bénéficiaires qui relèvent de la catégorie des «affréteurs», et la question pertinente est de savoir s’il faut réaliser ces intentions en faisant exécuter la disposition contractuelle, en dépit de la règle du lien contractuel.

35 À mon avis, les arguments en faveur de l’assouplissement de la règle du lien contractuel sont, dans les circonstances du présent pourvoi, encore plus solides qu’ils ne l’étaient dans l’affaire London Drugs, précitée, où les parties n’avaient pas expressément étendu aux employés l’application d’une clause de limitation de la responsabilité visant un «entreposeur». Dans cette affaire, il a plutôt fallu, pour justifier l’application implicite de cette clause, s’appuyer sur la relation entre l’employeur et ses employés, c’est‑à‑dire la communauté d’intérêts de l’employeur et de ses employés sur le plan de l’exécution des obligations contractuelles. Par contre, vu la mention expresse du terme «affréteurs» dans la clause de renonciation à la subrogation contenue dans la police, il n’est pas nécessaire en l’espèce de chercher d’autres facteurs pour justifier la qualification de Can‑Dive de tiers bénéficiaire au lieu de simple étranger au contrat.

36 Ayant conclu que les parties avaient l’intention d’étendre à des tiers comme Can-Dive l’application de la clause de renonciation à la subrogation, il faut examiner l’argument de Fraser River voulant que l’entente dans laquelle elle a convenu avec les assureurs d’intenter une action contre Can‑Dive ait néanmoins effectivement supprimé du contrat l’avantage conféré à des tiers. Une crainte importante que suscite l’assouplissement de la règle du lien contractuel est qu’il pourrait éventuellement résulter des restrictions à la liberté contractuelle si les parties à l’entente initiale devaient tenir compte des intérêts d’un tiers bénéficiaire avant de remanier le contrat. Toutefois, il importe de souligner que l’entente en question a été conclue après le moment auquel ce qu’on pourrait appeler le droit virtuel conféré à Can-Dive par le contrat s’est cristallisé en un avantage réel sous la forme d’un moyen de défense opposable dans une action pour négligence intentée par les assureurs de Fraser River. Puisqu’ils ont contracté en faveur de Can-Dive en tant que membre de la catégorie des tiers bénéficiaires éventuels, Fraser River et les assureurs ne peuvent pas supprimer unilatéralement les droits de Can‑Dive une fois qu’ils se sont cristallisés sous la forme d’un avantage réel. Au moment où les droits de Can‑Dive se sont cristallisés, celle‑ci est devenue à tous égards une partie au contrat initial dans le but limité d’invoquer la clause de renonciation à la subrogation. Toute modification subséquente de la clause de renonciation doit faire l’objet de nouvelles négociations et d’un accord entre toutes les parties intéressées, y compris Can‑Dive.

37 Toutefois, je suis conscient que le principe de la liberté contractuelle ne doit pas être écarté à la légère. Par conséquent, en ce qui concerne la capacité des parties initiales de modifier ultérieurement les dispositions contractuelles, rien dans les présents motifs ne doit être interprété comme s’appliquant à d’autres situations que celle du tiers qui cherche à invoquer un avantage conféré par le contrat pour se défendre contre une action intentée par l’une des parties, et ce, uniquement lorsque le droit contractuel virtuel s’est cristallisé avant toute prétendue modification. Dans le cadre de cette exception restreinte, la règle du lien contractuel ne fait toutefois pas obstacle à l’exercice de droits contractuels conférés à des tiers bénéficiaires.

b) Le tiers bénéficiaire exerce les activités prévues au contrat

38 En ce qui concerne la deuxième condition, à savoir que le tiers bénéficiaire visé doit invoquer une disposition contractuelle relativement aux activités mêmes prévues au contrat en général, ou dans la clause pertinente en particulier, Fraser River a fait valoir qu’il y a une distinction importante entre la situation qui existait dans l’affaire London Drugs, précitée, et les circonstances du présent pourvoi. Dans London Drugs, la relation entre les parties contractantes et le tiers bénéficiaire était régie par un seul contrat de louage de services, tandis que, dans le présent pourvoi, il n’existe pas de tel [traduction] «lien contractuel», pour reprendre l’expression utilisée par Fraser River. En d’autres termes, la clause de renonciation à la subrogation que Can-Dive cherche à invoquer figure dans un contrat qui n’a rien à voir avec le contrat d’affrètement intervenu entre Fraser River et Can-Dive.

39 En toute déférence, je ne juge pas cet argument convaincant puisqu’on pourrait affirmer qu’il existait une relation contractuelle similaire dans l’affaire London Drugs, vu le contrat de louage de services conclu par les parties et le contrat de travail qui liait vraisemblablement l’employeur et les employés. Il s’agit de savoir si le prétendu tiers bénéficiaire participe à l’activité même que prévoit le contrat contenant la disposition qu’il cherche à invoquer. Dans la présente affaire, les activités pertinentes s’inscrivaient dans le contexte de la relation entre Fraser River et Can-Dive en sa qualité d’affréteur, soit l’activité même prévue par la police selon la clause de renonciation à la subrogation. Je conclus donc que la deuxième condition applicable à l’assouplissement de la règle du lien contractuel est remplie.

c) Raisons de principe en faveur d’une exception dans les circonstances de la présente affaire

40 Bien que j’aie conclu que Can-Dive a rempli les deux conditions préliminaires cumulatives aux fins de l’adoption d’une nouvelle exception fondée sur des principes à la règle du lien contractuel applicable aux tiers bénéficiaires, je tiens néanmoins à ajouter qu’il existe également des raisons de principe valables en faveur de l’assouplissement de cette règle dans les présentes circonstances. À cet égard, il est temps de mettre fin à l’application déraisonnable de la règle du lien contractuel aux contrats d’assurance que le Conseil privé a établie dans l’arrêt Vandepitte, précité, que les législatures et les juges considèrent, depuis le début, comme coupé de la réalité commerciale. Comme le juge Esson l’a souligné, on s’est peu attardé à l’arrêt Vandepitte en dehors du domaine de l’assurance automobile, où il a vite été renversé par voie de modification législative en Colombie-Britannique et dans d’autres provinces. De plus, le juge Esson a statué à bon droit que l’arrêt Vandepitte a été renversé implicitement dans des arrêts de la Cour, étant donné qu’elle n’en a pas tenu compte dans des affaires où la règle du lien contractuel aurait peut-être pu s’appliquer: Scott, précité. L’arrêt Commonwealth Construction Co., précité, de notre Cour est particulièrement intéressant. Il y était question d’une assurance des «risques de l’entrepreneur de construction» qui avait été souscrite par un entrepreneur général et qui était censée s’appliquer à des sous‑traitants qui n’étaient pas des parties au contrat initial. En statuant que la subrogation n’était pas opposable aux sous-traitants, le juge de Grandpré, qui a rédigé les motifs de la Cour, a fait les remarques suivantes concernant les clauses intitulées [traduction] «Autres assurés» et «fiducie», à la p. 324:

Ces conditions peuvent avoir été introduites pour éviter les pièges dont ont été victimes les assurés non nommés dans Vandepitte v. Preferred Accident Insurance Corpn. of New York [renvois omis], précaution superflue à mon avis, mais elles ont indubitablement une portée additionnelle.

41 À la lumière de l’analyse par la Cour de l’interdépendance nécessaire des divers entrepreneurs qui participent à une entreprise de construction commune, ces remarques reflètent la reconnaissance par la Cour du fait que la règle du lien contractuel énoncée dans l’arrêt Vandepitte était incompatible avec la réalité commerciale. D’une façon similaire, Fraser River a été incapable, dans le cadre du présent pourvoi, de fournir quelque raison commerciale que ce soit de ne pas faire exécuter un marché conclu par des acteurs commerciaux avertis. En l’absence d’indication contraire, force m’est de conclure que l’assouplissement de la règle du lien contractuel dans ces circonstances crée une règle par défaut qui correspond très étroitement à la réalité commerciale, comme l’atteste l’inclusion de la clause de renonciation à la subrogation dans le contrat même.

42 D’après le sens clair de la clause de renonciation à la subrogation, l’avantage conféré à des tiers bénéficiaires n’est assujetti à aucune restriction ni à aucune condition limitative. Lorsque des parties commerciales averties concluent un contrat d’assurance qui étend expressément l’application d’une clause de renonciation à la subrogation à une catégorie vérifiable de tiers bénéficiaires, toute condition censée limiter l’étendue de cette application ou ses modalités doit être clairement exprimée. La raison d’être de cette exigence est que l’obligation d’inclure des clauses exceptionnelles dans un contrat incombe très logiquement aux parties dont les intentions sont incompatibles avec ce que je présume être la pratique commerciale normale. Sinon, malgré la règle du lien contractuel, les tribunaux feront exécuter le marché conclu par les parties et n’entreprendront pas de récrire les modalités de l’entente.

43 Fraser River a également soutenu que l’assouplissement de la règle du lien contractuel dans les circonstances du présent pourvoi entraînerait une modification importante du droit, qu’il vaut mieux laisser au législateur le soin d’apporter. Tel que souligné dans l’arrêt London Drugs, précité, la règle du lien contractuel est un principe reconnu du droit des contrats, et ne devrait pas être écartée à la légère par voie de décision judiciaire. L’abolition pure et simple de cette règle aurait des répercussions complexes que les tribunaux sont incapables de prévoir et d’examiner. Il existe un principe maintenant bien établi selon lequel les tribunaux n’entreprendront pas une réforme judiciaire de cette envergure, préférant reconnaître que le législateur est mieux placé pour évaluer et prendre en considération les questions économiques et de principe que soulève l’adoption de changements juridiques profonds.

44 Cela dit, le principe corollaire est tout aussi convaincant: dans les circonstances appropriées, les tribunaux ne doivent pas renoncer à leur devoir de décider d’apporter à la common law les modifications progressives nécessaires pour qu’elle reflète l’évolution des besoins et des valeurs dans la société: Watkins c. Olafson, [1989] 2 R.C.S. 750, aux pp. 760 et 761, et R. c. Salituro, [1991] 3 R.C.S. 654, aux pp. 665 à 670. En l’espèce, je n’accepte pas l’argument de Fraser River que permettre à des tiers bénéficiaires d’invoquer une clause de renonciation à la subrogation représente autre chose qu’un changement progressif. Au contraire, les facteurs qui, dans l’arrêt London Drugs étayaient la nature progressive de l’exception sont également présents dans le présent pourvoi. Comme c’était le cas dans London Drugs, un tiers bénéficiaire cherche à invoquer une disposition contractuelle pour se défendre contre une action intentée par l’une des parties contractantes. Les préoccupations de Fraser River concernant le risque de double indemnisation sont dénuées de fondement car l’assouplissement de la règle dans la mesure envisagée par les présents motifs ne permet pas à Can-Dive d’invoquer une disposition de la police pour établir la validité d’une réclamation distincte. De plus, cette exception est subordonnée à l’intention expresse des parties, qui ressort du libellé de la clause de renonciation à la subrogation, d’étendre l’application de la disposition à certaines catégories désignées de tiers bénéficiaires.

V. Conclusion et dispositif

45 Je conclus que les circonstances du présent pourvoi satisfont néanmoins aux conditions prescrites dans l’arrêt London Drugs pour qu’un tiers bénéficiaire puisse invoquer les clauses d’un contrat dans le but de se défendre contre une action intentée par l’une des parties contractantes. En tant que tiers bénéficiaire de la police, Can-Dive a le droit d’invoquer la clause de renonciation à la subrogation dans laquelle les assureurs ont expressément renoncé à tout droit de subrogation contre Can-Dive en tant qu’«affréteur» d’un navire visé par la police.

46 Par conséquent, je suis d’avis de rejeter le pourvoi avec dépens.

Pourvoi rejeté avec dépens.

Procureurs de l’appelante: McEwen, Schmitt & Co., Vancouver.

Procureurs de l’intimée: Owen, Bird, Vancouver.


Sens de l'arrêt : Le pourvoi est rejeté

Analyses

Contrats - Lien contractuel - Police d’assurance -- Théorie de l’exception fondée sur des principes à la règle du lien contractuel - Police d’assurance comportant une clause de renonciation à la subrogation - Assurance protégeant les affréteurs - Négligence de la part de l’affréteur dans le naufrage d’une barge - Propriétaire de la barge indemnisé de la perte subie et acceptant de poursuivre l’affréteur - L’affréteur peut‑il invoquer une clause de renonciation à la subrogation pour se défendre contre une action subrogatoire intentée par les assureurs du propriétaire de la barge en vertu d’une exception fondée sur des principes à la règle du lien contractuel?.

Une barge appartenant à l’appelante a coulé alors qu’elle était affrétée à l’intimée. La police d’assurance de l’appelante comportait des clauses de renonciation à la subrogation et protégeait les sociétés affiliées et les affréteurs. Les assureurs ont versé à l’appelante le montant forfaitaire prévu par la police pour la perte de la barge. L’appelante a conclu une autre entente avec les assureurs en vue d’intenter une action fondée sur la négligence contre l’intimée et de renoncer à tout droit susceptible de découler de la clause de renonciation à la subrogation. L’action pour négligence contre l’intimée a été accueillie en première instance, mais rejetée en appel. Il s’agit en l’espèce de savoir si un tiers bénéficiaire peut invoquer une clause de renonciation à la subrogation pour se défendre contre une action subrogatoire intentée en vertu d’une exception fondée sur des principes à la règle du lien contractuel.

Arrêt: Le pourvoi est rejeté.

En règle générale, la règle du lien contractuel prévoit qu’un contrat ne peut ni conférer des droits ni imposer des obligations à des tiers. Par conséquent, un tiers bénéficiaire serait normalement dans l’impossibilité d’invoquer les stipulations de la police d’assurance en vigueur entre le propriétaire de la barge et ses assureurs. Toutefois, une exception fondée sur des principes à la règle du lien contractuel s’applique dans les circonstances du présent pourvoi. Une nouvelle exception est subordonnée à l’intention des parties contractantes. Cette intention peut être établie en fonction de deux facteurs cruciaux et cumulatifs: a) les parties au contrat doivent avoir l’intention d’accorder le bénéfice au tiers qui cherche à invoquer la disposition contractuelle, et b) les activités exercées par le tiers qui cherche à invoquer la disposition contractuelle doivent être les activités mêmes qu’est censé viser le contrat en général, ou la disposition en particulier, compte tenu des intentions des parties.

La première condition relative à l’intention requise a été remplie, puisque la clause de renonciation à la subrogation mentionnait expressément une catégorie de bénéficiaires visés qui comprenait l’intimée. L’application de cette clause ne dépendait pas de l’adoption par l’appelante d’une mesure en faveur d’un tiers bénéficiaire en particulier, de sorte que l’intimée peut la faire exécuter de façon indépendante. L’entente dans laquelle l’appelante a convenu avec les assureurs d’intenter une action contre l’intimée n’a pas eu pour effet de supprimer du contrat l’avantage conféré à des tiers. La liberté contractuelle des parties n’a fait l’objet d’aucune restriction puisque l’entente entre l’appelante et les assureurs est survenue après que le droit virtuel de l’intimée se fut cristallisé en un avantage réel. À ce moment, l’intimée est devenue une partie au contrat initial dans le but limité d’invoquer la clause de renonciation à la subrogation, et l’appelante et les assureurs ne peuvent pas supprimer unilatéralement les droits cristallisés de l’intimée. La deuxième condition applicable à l’assouplissement de la règle du lien contractuel a également été remplie. Les activités pertinentes s’inscrivaient dans le contexte de l’activité même prévue par la police selon la clause de renonciation à la subrogation. Cette clause ne figurait pas dans un contrat n’ayant rien à voir avec le contrat d’affrètement.

Il existe des raisons de principe valables en faveur de l’assouplissement de la règle du lien contractuel dans les présentes circonstances. Une telle exception crée une règle par défaut qui correspond étroitement à la réalité commerciale. Lorsque des parties commerciales averties concluent un contrat d’assurance qui étend expressément l’application d’une clause de renonciation à la subrogation à une catégorie vérifiable de tiers bénéficiaires, toute condition censée limiter l’étendue de cette application doit être clairement exprimée. L’assouplissement de la règle du lien contractuel en l’espèce n’entraînerait pas une modification importante du droit, qu’il vaudrait mieux laisser au législateur le soin d’apporter. Les facteurs étayant la nature progressive de l’exception étaient présents. Les préoccupations de l’appelante concernant le risque de double indemnisation étaient dénuées de fondement puisque l’intimée ne peut invoquer aucune disposition de la police pour établir la validité d’une réclamation distincte.


Parties
Demandeurs : Fraser River Pile & Dredge Ltd.
Défendeurs : Can-Dive Services Ltd.

Références :

Jurisprudence
Arrêt appliqué: London Drugs Ltd. c. Kuehne & Nagel International Ltd., [1992] 3 R.C.S. 299
arrêt critiqué: Vandepitte c. Preferred Accident Insurance Corp. of New York, [1933] A.C. 70
arrêt examiné: Commonwealth Construction Co. c. Imperial Oil Ltd., [1978] 1 R.C.S. 317
arrêts mentionnés: Scott c. Wawanesa Mutual Insurance Co., [1989] 1 R.C.S. 1445
Thomas & Co. c. Brown (1899), 4 Com. Cas. 186
Watkins c. Olafson, [1989] 2 R.C.S. 750
R. c. Salituro, [1991] 3 R.C.S. 654.

Proposition de citation de la décision: Fraser River Pile & Dredge Ltd. c. Can-Dive Services Ltd., [1999] 3 R.C.S. 108 (10 septembre 1999)


Origine de la décision
Date de la décision : 10/09/1999
Date de l'import : 06/04/2012

Numérotation
Référence neutre : [1999] 3 R.C.S. 108 ?
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;1999-09-10;.1999..3.r.c.s..108 ?
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