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22/04/1999 | CANADA | N°[1999]_1_R.C.S._619

Canada | M.J.B. Enterprises Ltd. c. Construction de Défense (1951) Ltée, [1999] 1 R.C.S. 619 (22 avril 1999)


M.J.B. Enterprises Ltd. c. Construction de Défense (1951) Ltée, [1999] 1 R.C.S. 619

M.J.B. Enterprises Ltd. Appelante

c.

Construction de Défense (1951) Limitée

et ladite Construction de Défense (1951) Limitée

faisant affaire sous l’appellation

Construction de Défense Canada et

ladite Construction de Défense Canada Intimée

Répertorié: M.J.B. Enterprises Ltd. c. Construction de Défense (1951) Ltée

No du greffe: 25975.

1998: 6 novembre; 1999: 22 avril.

Présents: Le juge en chef Lamer et les juges Cory, Mc

Lachlin, Iacobucci, Major, Bastarache et Binnie.

en appel de la cour d’appel de l’alberta

Contrats -- Appel d’offres -- Matéria...

M.J.B. Enterprises Ltd. c. Construction de Défense (1951) Ltée, [1999] 1 R.C.S. 619

M.J.B. Enterprises Ltd. Appelante

c.

Construction de Défense (1951) Limitée

et ladite Construction de Défense (1951) Limitée

faisant affaire sous l’appellation

Construction de Défense Canada et

ladite Construction de Défense Canada Intimée

Répertorié: M.J.B. Enterprises Ltd. c. Construction de Défense (1951) Ltée

No du greffe: 25975.

1998: 6 novembre; 1999: 22 avril.

Présents: Le juge en chef Lamer et les juges Cory, McLachlin, Iacobucci, Major, Bastarache et Binnie.

en appel de la cour d’appel de l’alberta

Contrats -- Appel d’offres -- Matériaux devant être inclus dans une soumission valide définis dans le dossier d’appel d’offres -- Clause de réserve portant que la soumission la plus basse ne sera pas nécessairement retenue ni non plus aucune soumission -- Soumission la plus basse mais non conforme aux exigences de l’appel d’offres retenue -- Inclusion de la «clause de réserve» dans le dossier d’appel d’offres permet-elle à la personne qui lance l’appel d’offres d’écarter la soumission la plus basse pour en retenir une autre, y compris une soumission non conforme?

L’intimée a lancé un appel d’offres et a attribué le contrat à l’auteur de la plus basse des quatre soumissions qui ont été présentées en dépit du fait que la soumission n’était pas conforme au devis descriptif. Le dossier d’appel d’offres comportait une «clause de réserve» qui stipulait que la soumission la plus basse ne serait pas nécessairement retenue ni non plus aucune soumission. L’offre retenue contenait une note manuscrite établissant un barème de prix définitifs même si des modifications apportées au dossier d’appel d’offres obligeaient les soumissionnaires à ne spécifier qu’un seul prix dans leurs offres. Les autres soumissionnaires ont objecté que cette note constituait une modification qui invalidait la soumission. L’intimée a néanmoins décidé que la note était une simple clarification et elle a retenu la soumission. L’appelante, qui avait présenté la deuxième soumission la plus basse, a intenté une action pour rupture de contrat en faisant valoir que la soumission retenue aurait dû être éliminée et que la sienne aurait dû être retenue à titre de soumission valide la plus basse.

Les parties se sont entendues sur le montant des dommages-intérêts avant le procès, sous réserve d’une déclaration de responsabilité. Le juge de première instance a conclu que la note constituait une modification mais, étant donné la présence de la clause de réserve, il a jugé que l’intimée n’était pas tenue d’attribuer le contrat à l’appelante à titre de soumissionnaire ayant présenté la deuxième offre la plus basse. La Cour d’appel de l’Alberta a rejeté l’appel. La question en litige en l’espèce est de savoir si l’insertion par l’intimée d’une «clause de réserve» dans le dossier d’appel d’offres lui permet d’écarter la soumission la plus basse pour en retenir une autre, y compris une soumission non conforme.

Arrêt: Le pourvoi est accueilli.

La présentation d’une soumission en réponse à un appel d’offres peut donner naissance à des obligations contractuelles (contrat A) tout à fait distinctes des obligations découlant du contrat d’entreprise qui doit être conclu dès l’acceptation de la soumission (contrat B), selon l’intention des parties.

Il y a eu formation du contrat A en l’espèce. En sollicitant des soumissions au moyen d’un processus officiel d’appel d’offres comportant de la documentation et des conditions complexes, l’intimée a, à tout le moins, offert d’examiner des soumissions en vue de la conclusion du contrat B. En présentant sa soumission, l’appelante a accepté cette offre. La présentation de la soumission est une contrepartie valable de la promesse de l’intimée, puisque la soumission, préparée à grands frais par l’appelante et accompagnée de la garantie de soumission, représentait un avantage pour l’intimée.

Le dossier d’appel d’offres régit les conditions du contrat A, s’il en est, et il ne contient aucune condition explicite imposant l’obligation d’attribuer le contrat B à l’auteur de la soumission valide la plus basse. Cependant, il peut y avoir introduction, dans un contrat, de conditions implicites: 1) fondées sur la coutume ou l’usage; 2) en tant que particularités juridiques d’une catégorie ou d’un type particuliers de contrats; ou 3) fondées sur l’existence d’une intention présumée des parties lorsque l’introduction de la condition implicite est nécessaire pour donner à un contrat l’efficacité commerciale ou pour permettre de quelque autre manière de satisfaire au critère de «l’observateur objectif», et que les parties diraient, si on leur posait la question, qu’elles avaient évidemment tenu son inclusion pour acquise. Dans les circonstances de la présente espèce, il y a lieu de conclure à l’existence d’une condition implicite conformément à l’intention présumée des parties. Cette obligation était de ne retenir qu’une soumission conforme, bien que l’intimée ne soit pas tenue de retenir la soumission conforme la plus basse.

La détermination de l’intention présumée des parties vise essentiellement l’intention des parties elles-mêmes. Lorsqu’il est appelé à se pencher effectivement sur des conditions implicites, le tribunal doit se garder de chercher à déterminer l’intention de parties raisonnables. L’introduction de la condition implicite doit aller de pair avec un certain degré d’évidence et en présence d’une preuve d’intention contraire de la part de l’une ou l’autre des parties, l’on ne peut conclure à l’existence d’une condition implicite.

Aux termes des Instructions à l’intention des soumissionnaires et du formulaire de soumission, qui étaient des documents décisifs pour déterminer les conditions du contrat A, 1) l’entrepreneur devait présenter une soumission valide et 2) il ne lui était pas loisible de négocier les conditions du dossier d’appel d’offres. Il ressort également de ces documents que l’appel d’offres peut être qualifié d’offre d’examiner une soumission si cette soumission est valide. La soumission invalide est notamment celle qui apporte des changements au formulaire de soumission. L’acceptation par l’intimée d’une soumission non conforme serait contraire aux termes exprès des Instructions à l’intention des soumissionnaires et cela irait à l’encontre de toute la teneur du formulaire de soumission qui ne permet aucune modification des plans ni du devis descriptif du dossier d’appel d’offres. L’intimée n’a pas lancé d’invitation à négocier les conditions du contrat A ni celles du contrat B. L’appel d’offres remplace la négociation par la concurrence ce qui comporte certains risques pour l’appelante qui doit consacrer des efforts et des sommes d’argent à préparer sa soumission et à déposer la garantie de soumission. Il serait déraisonnable de s’exposer à de tels risques si l’intimée peut, dans les faits, contourner ce processus et accepter une soumission non conforme. Il était raisonnable, sur le fondement de l’intention présumée des parties, de conclure à l’existence d’une condition implicite portant que seule une soumission conforme sera acceptée.

La clause de réserve n’est qu’une condition du contrat A et elle doit être interprétée de façon à s’harmoniser avec le reste du dossier d’appel d’offres. Agir autrement, ce serait saper le reste de l’entente entre les parties. Cette clause n’écarte pas l’obligation de n’accepter que les soumissions conformes puisque, au contraire, il y a compatibilité entre la clause de réserve et cette obligation. La décision de rejeter la soumission «basse» peut en fait être motivée par la prise en compte de facteurs qui ont une incidence sur le coût final du projet.

L’on a concédé que la soumission retenue n’était pas conforme. En attribuant le contrat à l’auteur de cette soumission, l’intimée a manqué à l’obligation à laquelle elle était tenue, envers l’appelante et les autres soumissionnaires, de n’accepter qu’une soumission conforme. Le fait d’agir de bonne foi ou le fait de penser avoir interprété correctement le contrat ne constituent pas des moyens de défense valables dans une action pour rupture de contrat.

La base d’évaluation des dommages-intérêts pour rupture de contrat est généralement le profit espéré. Selon la prépondérance des probabilités, le dossier appuie la prétention de l’appelante selon laquelle elle aurait obtenu le contrat B si la soumission non conforme avait été éliminée. La perte du contrat B, bien qu’elle ait été causée par la rupture du contrat A, n’est pas trop indirecte. En l’espèce, les deux parties savaient que si l’intimée attribuait le contrat B à l’auteur d’une soumission non conforme, l’un des soumissionnaires ayant présenté une soumission conforme subirait la perte du contrat B et que ce soumissionnaire pouvait être l’appelante. L’appelante a donc droit à des dommages-intérêts correspondant au montant des profits qu’elle aurait réalisés si elle avait obtenu le contrat B.

Jurisprudence

Arrêt suivi: Cornwall Gravel Co. Ltd. c. Purolator Courier Ltd. (1978), 83 D.L.R. (3d) 267, conf. par (1979), 115 D.L.R. (3d) 511, [1980] 2 R.C.S. 118; arrêt examiné: R. du chef de l’Ontario c. Ron Engineering & Construction (Eastern) Ltd., [1981] 1 R.C.S. 111; arrêts mentionnés: Megatech Contracting Ltd. c. Carleton (Regional Municipality) (1989), 34 C.L.R. 35; Bate Equipment Ltd. c. Ellis-Don Ltd. (1992), 132 A.R. 161, conf. par (1994), 157 A.R. 274, autorisation de pourvoi refusée, [1995] 2 R.C.S. v; Martselos Services Ltd. c. Arctic College, [1994] 3 W.W.R. 73, autorisation de pourvoi refusée, [1994] 3 R.C.S. viii; Blackpool and Fylde Aero Club Ltd. c. Blackpool Borough Council, [1990] 3 All E.R. 25; Hughes Aircraft Systems International c. Airservices Australia (1997), 146 A.L.R. 1; Pratt Contractors Ltd. c. Palmerston North City Council, [1995] 1 N.Z.L.R. 469; Société hôtelière Canadien Pacifique Ltée c. Banque de Montréal, [1987] 1 R.C.S. 711; Wallace c. United Grain Growers Ltd., [1997] 3 R.C.S. 701; Machtinger c. HOJ Industries Ltd., [1992] 1 R.C.S. 986; Cartwright & Crickmore, Ltd. c. MacInnes, [1931] R.C.S. 425; Acme Building & Construction Ltd. c. Newcastle (Town) (1992), 2 C.L.R. (2d) 308; Glenview Corp. c. Canada (1990), 34 F.T.R. 292; Chinook Aggregates Ltd. c. Abbotsford (Municipal District) (1987), 28 C.L.R. 290, conf. par (1989), 35 C.L.R. 241; Kencor Holdings Ltd. c. Saskatchewan, [1991] 6 W.W.R. 717; Fred Welsh Ltd. c. B.G.M. Construction Ltd., [1996] 10 W.W.R. 400; George Wimpey Canada Ltd. c. Hamilton-Wentworth (Regional Municipality) (1997), 34 C.L.R. (2d) 123; Twin City Mechanical c. Bradsil (1967) Ltd. (1996), 31 C.L.R. (2d) 210; Thompson Bros. (Const.) Ltd. c. Wetaskiwin (City) (1997), 34 C.L.R. (2d) 197; Hadley c. Baxendale (1854), 9 Ex. 341, 156 E.R. 145; Riggins c. Alberta (Workers’ Compensation Board) (1992), 5 Alta. L.R. (3d) 66.

Doctrine citée

Blom, Joost. “Mistaken Bids: The Queen in Right of Ontario v. Ron Engineering & Construction Eastern Ltd.” (1981-82), 6 Can. Bus. L.J. 80.

Fridman, G. H. L. The Law of Contract in Canada, 3rd ed. Scarborough, Ont.: Carswell, 1994.

Fridman, G. H. L. “Tendering Problems” (1987), 66 R. du B. can. 582.

Goldsmith, Immanuel. Goldsmith on Canadian Building Contracts, 4th ed. By Immanuel Goldsmith and Thomas G. Heintzman. Toronto: Carswell, 1988 (loose-leaf updated 1998, release 2).

Nozick, R. S. Comment on The Province of Ontario and The Water Resources Commission v. Ron Engineering and Construction (Eastern) Ltd. (1982), 60 R. du B. can. 345.

Swan, John. Comment on The Queen v. Ron Engineering & Construction (Eastern) Ltd. (1981), 15 U.B.C. L. Rev. 447.

Waddams, S. M. Le droit des contrats, vol. 1. Vanier, Ont.: Centre franco-ontarien de ressources pédagogiques, 1992.

POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de l’Alberta (1997), 196 A.R. 124, 141 W.A.C. 124, 33 C.L.R. (2d) 1, [1997] A.J. No. 238 (Q.L.), qui a confirmé un jugement de la Cour du Banc de la Reine (1994), 164 A.R. 399, 18 C.L.R. (2d) 120, [1994] A.J. No. 993 (Q.L.), rejetant la demande de l’appelante. Pourvoi accueilli.

W. Donald Goodfellow, c.r., et Eugene Meehan, pour l’appelante.

Larry M. Huculak, pour l’intimée.

Version française du jugement de la Cour rendu par

Le juge Iacobucci —

I. Introduction

1 La question centrale soulevée dans le présent pourvoi est de savoir si l’insertion d’une «clause de réserve» dans le dossier d’appel d’offres permet à la personne qui lance l’appel d’offres (le «propriétaire») d’écarter la soumission la plus basse pour en retenir une autre, y compris une soumission non conforme. L’arrêt faisant autorité au Canada en matière d’appels d’offres est R. du chef de l’Ontario c. Ron Engineering & Construction (Eastern) Ltd., [1981] 1 R.C.S. 111, qui porte sur les obligations de l’entrepreneur qui présente une soumission en réponse à un appel d’offres. Notre Cour a conclu que, dès la présentation de la soumission dans cette affaire, il y avait eu formation entre l’entrepreneur et le propriétaire d’un contrat aux termes duquel l’entrepreneur était assujetti à certaines obligations. Le contrat, appelé «contrat A», se distinguait du contrat d’entreprise, appelé «contrat B», qui devait être conclu si la soumission était acceptée. Le contrat A imposait certaines obligations à l’entrepreneur. Le présent pourvoi pose plutôt la question de savoir s’il y a eu formation du contrat A en l’espèce et quelles obligations, s’il en est, il impose au propriétaire. M.J.B. Enterprises Ltd. («l’appelante») prétend que dans les circonstances de la présente espèce, Construction de Défense (1951) Limitée («l’intimée») était tenue d’accepter la soumission valide la plus basse. L’intimée soutient que la clause de réserve empêche de conclure à l’existence d’une telle obligation.

II. Les faits

2 L’intimée a lancé un appel d’offres pour la construction d’une station de pompage, l’installation d’un réseau de distribution d’eau et la démolition d’un réservoir d’eau à la Base des Forces canadiennes à Suffield, en Alberta. Quatre soumissions ont été reçues, dont celle de l’appelante. Le contrat a été attribué à Sorochan Enterprises Ltd. («Sorochan»), qui a présenté la soumission la plus basse, et les travaux ont été exécutés. L’appelante avait présenté la deuxième soumission la plus basse.

3 L’intimée avait fourni des directives détaillées aux soumissionnaires dans les 11 documents qui composaient le dossier d’appel d’offres conformément au formulaire de soumission. Y figurait le document intitulé [traduction] «Instructions à l’intention des soumissionnaires», lequel comportait la clause suivante, au paragraphe 13: [traduction] «La soumission la plus basse ne sera pas nécessairement retenue ni non plus aucune soumission». Les parties ont appelé cette stipulation la «clause de réserve». L’intimée a en outre apporté deux modifications au dossier avant la clôture de l’appel d’offres.

4 Selon le devis descriptif original du dossier d’appel d’offres, les soumissionnaires devaient établir un prix forfaitaire pour la construction de la station de pompage et la démolition du réservoir d’eau, mais soumettre un prix au mètre linéaire pour la construction du réseau de distribution d’eau. Trois types différents de matériaux pouvaient servir à l’installation de la canalisation et au remplissage des tranchées pratiquées pour l’installer: le type 2 (essentiellement du gros gravier), le type 3 (déblais) ou le type 4 (béton maigre). L’ingénieur de chantier devait déterminer le type de matériau qui serait nécessaire à divers endroits du réseau de distribution d’eau. Comme les coûts linéaires de ces divers types de matériaux de remplissage différaient considérablement, le devis descriptif comprenait à l’origine un tableau des quantités qui permettait aux soumissionnaires d’établir leurs soumissions de telle façon que le coût final dépende des quantités respectives des différents types de matériaux de remplissage nécessaires; le soumissionnaire pouvait ainsi établir des prix au mètre linéaire différents pour chacun des types 2, 3 et 4. Toutefois, des modifications ont été apportées au dossier d’appel d’offres et le tableau des quantités a été supprimé, ce qui a forcé les soumissionnaires à ne proposer qu’un seul prix au mètre linéaire pour le réseau de distribution d’eau sans égard au type de matériau de remplissage qui serait finalement exigé par l’ingénieur au moment de la construction. Selon l’appelante, cette façon de procéder fait supporter à l’entrepreneur attributaire le risque consistant à établir avec exactitude les quantités de matériaux de types 2, 3 et 4 qui seraient requises, puisque l’entrepreneur ne recevrait que ce prix unitaire au mètre linéaire quels que soient les coûts réels qu’il aura dû engager.

5 La soumission présentée par Sorochan comportait la note manuscrite suivante:

[traduction] Veuillez prendre note:

Les prix unitaires au mètre sont fondés sur l’utilisation des déblais (type 3). S’il est nécessaire d’utiliser du matériau de type 2 pour la couche entre le dessus de la canalisation et la fondation inférieure des aires revêtues de gravier ou de pavage, il faut ajouter 60 $ le mètre.

En dépit des protestations de l’appelante et d’autres soumissionnaires qui ont objecté que cette note de Sorochan constituait une modification qui invalidait sa soumission, l’intimée a conclu que la note n’était qu’une clarification et elle a accepté la soumission de Sorochan. L’appelante a intenté une action pour rupture de contrat, en faisant valoir que la soumission de Sorochan aurait dû être éliminée et que la sienne aurait dû être retenue à titre de soumission valide la plus basse.

6 Avant le procès, les parties se sont entendues sur le montant des dommages‑intérêts qu’elles ont fixé à 398 121,27 $, sous réserve d’une déclaration de responsabilité. Il subsiste toutefois deux points sur lesquels les parties n’ont pas réussi à s’entendre, à savoir le coût d’un directeur des travaux et le coût du matériau de remplissage de type 2 qui était inclus dans la soumission de l’appelante et qui, si l’appelante avait obtenu le contrat de construction, n’aurait pas été exigé par l’ingénieur. La somme en litige totale est 251 056,89 $.

7 Le juge de première instance a conclu que la note constituait une modification, mais, étant donné la présence de la clause de réserve, il a jugé que l’intimée n’était pas tenue d’attribuer le contrat à l’appelante à titre de soumissionnaire ayant présenté la deuxième offre la plus basse. La Cour d’appel de l’Alberta a rejeté l’appel.

III. Les tribunaux d’instance inférieure

A. La Cour du Banc de la Reine de l’Alberta (1994), 164 A.R. 399

8 Le juge Rowbotham a noté que l’appelante demandait des dommages‑intérêts pour la rupture du contrat A auquel fait allusion le juge Estey dans l’arrêt Ron Engineering, précité. Toutefois, en se fondant sur Megatech Contracting Ltd. c. Carleton (Regional Municipality) (1989), 34 C.L.R. 35 (H.C. Ont.), et Bate Equipment Ltd. c. Ellis-Don Ltd. (1992), 132 A.R. 161 (B.R.), conf. par (1994), 157 A.R. 274 (C.A.), autorisation de pourvoi refusée, [1995] 2 R.C.S. v, le juge Rowbotham a conclu que la présentation d’une soumission ne crée pas un contrat et qu’il ne pouvait donc y avoir en l’espèce rupture de contrat ouvrant à l’appelante un recours en dommages‑intérêts.

9 Le juge Rowbotham a toutefois statué que la note jointe à la soumission de Sorochan constituait une modification, et non une clarification, qui invalidait la soumission. Il a indiqué que puisque la soumission retenue n’était pas une soumission valide, il pouvait y avoir «quasi‑manquement» à l’obligation de traiter tous les soumissionnaires équitablement. Par conséquent, le juge Rowbotham a déclaré que les autres soumissionnaires devraient être remboursés des dépenses engagées dans la préparation et la présentation de leurs soumissions, sans toutefois rendre une ordonnance en ce sens. Il a rejeté l’action et refusé de tirer quelque conclusion de fait sur les points en litige relatifs aux dommages‑intérêts.

10 Le juge Rowbotham a subséquemment rejeté la demande d’autorisation de présenter de nouvelles observations. Au cours de l’audience, il a toutefois reconnu avoir commis une erreur en concluant qu’il n’y avait pas eu formation d’un contrat A dès la présentation de la soumission.

B. La Cour d’appel de l’Alberta (1997), 196 A.R. 124

11 Le juge McClung a conclu au nom de la cour qu’une disposition expresse comme la clause de réserve ne pouvait être écartée par une disposition implicite, tirée des coutumes ou des usages commerciaux et portant que la soumission valide la plus basse doit être acceptée: Martselos Services Ltd. c. Arctic College, [1994] 3 W.W.R. 73 (C.A.T.N.‑O.), autorisation de pourvoi refusée, [1994] 3 R.C.S. viii, et d’autres décisions.

12 Le juge McClung a statué que le sens de la clause de réserve n’était pas ambigu, et que cette clause avait été incluse dans la procédure d’appel d’offres afin de contrôler les dépenses de fonds publics qui appartiennent collectivement à la population du Canada. Même si le guide des méthodes de la construction de l’Alberta prévoit que le contrat de construction doit être attribué à l’entrepreneur qui présente la soumission conforme la plus basse, ces règles ne s’appliquent que lorsqu’elles n’entrent pas en conflit avec les conditions du dossier d’appel d’offres fédéral. Dans la présente espèce, [traduction] «la clause de réserve, l’article 13, règle complètement le sort de l’action de M.J.B.» (p. 127).

13 La Cour d’appel a donc rejeté l’appel. Elle a toutefois confirmé la recommandation du juge de première instance qui avait estimé qu’en toute équité, l’appelante devrait être dédommagée des frais prouvables exposés pour la préparation de la soumission rejetée, même si la question n’avait pas été soulevée expressément.

IV. Les questions en litige

14 La principale question en litige dans le présent pourvoi peut se résumer ainsi: l’insertion par l’intimée d’une «clause de réserve» dans le dossier d’appel d’offres en cause en l’espèce permet‑elle à l’intimée d’écarter la soumission la plus basse pour en retenir une autre, y compris une soumission non conforme?

V. L’analyse

A. Principes généraux

15 Ainsi qu’il a été mentionné plus haut, tout examen des obligations contractuelles et des règles de droit régissant les appels d’offres doit commencer par l’arrêt de notre Cour Ron Engineering, précité. Il s’agissait dans cette affaire de déterminer si le propriétaire était tenu de remettre à l’entrepreneur une somme de 150 000 $ versée à titre de dépôt de soumission. Les modalités et conditions applicables à l’appel d’offres comprenaient, aux pp. 113 et 114, la stipulation suivante:

[traduction] Sauf exception prévue aux présentes, le soumissionnaire convient que si sa soumission est retirée avant que la Commission ait examiné les soumissions ou avant ou après qu’il ait été avisé que l’acceptation de sa soumission a été recommandée à la Commission ou si, pour une raison quelconque, la Commission ne reçoit pas, dans les sept jours mentionnés et prescrits aux présentes, le contrat signé par le soumissionnaire, la garantie d’exécution et la garantie de paiement signées par le soumissionnaire et la société de cautionnement ainsi que les autres documents exigés par les présentes, la Commission pourra conserver le dépôt de soumission pour son bénéfice et accepter toute offre, faire un nouvel appel d’offres, négocier un contrat ou n’accepter aucune des offres, selon que la Commission le jugera à propos.

D’autres conditions prévoyaient la possibilité de retirer une soumission, portant un sceau, à tout moment avant l’heure limite fixée (p. 120). Dans sa précipitation à établir sa soumission, l’entrepreneur a omis d’ajouter ses propres coûts de main‑d’œuvre, erreur qu’il n’a découverte qu’après la clôture de l’appel d’offres. Sa soumission était la plus basse des huit qui avaient été présentées. L’entrepreneur n’a pas cherché à retirer sa soumission; il a plutôt fait valoir que, puisqu’il avait donné avis de cette erreur au propriétaire avant l’acceptation de sa soumission, le propriétaire ne pouvait pas, en droit, accepter sa soumission et devait donc lui remettre le dépôt de 150 000 $ qu’il avait versé.

16 Dans les motifs qu’il a prononcés au nom de la Cour, le juge Estey a conclu qu’il y avait eu naissance d’un contrat dès la présentation de la soumission de l’entrepreneur. Ce contrat, que le juge Estey a appelé «contrat A», était distinct du contrat d’entreprise, appelé «contrat B» par le juge Estey, qui devait être conclu dès l’acceptation de l’une des soumissions. Les conditions du contrat A étaient régies par les conditions de l’appel d’offres, qui prévoyaient notamment le versement par l’entrepreneur d’un dépôt qui ne pouvait être recouvré qu’à certaines conditions. Le juge Estey a dit, à la p. 119:

À mon avis, il faut déterminer la révocabilité de l’offre d’après les «Conditions générales» et les «Renseignements à l’usage des soumissionnaires» et les pièces accessoires en vertu desquelles la soumission a été faite. Il ressort manifestement de l’examen des conditions auxquelles la soumission a été faite que sa présentation a donné lieu à un contrat entre l’entrepreneur et la propriétaire, en vertu duquel le soumissionnaire ne pouvait retirer la soumission pendant les soixante jours suivant la date d’ouverture des soumissions. Plus loin dans les présents motifs, j’appellerai ce premier contrat le contrat A pour le distinguer du contrat d’entreprise lui‑même qui résulte de l’acceptation de la soumission et que j’appellerai le contrat B. Parmi les autres conditions de ce contrat unilatéral qui découle de la présentation d’une soumission en réponse à l’appel d’offres aux conditions susmentionnées, se trouve le droit de recouvrer le dépôt de soumission soixante jours après l’ouverture des soumissions si la propriétaire n’a pas accepté la soumission. Ce contrat prend naissance automatiquement par la présentation d’une soumission. [Je souligne.]

Comme les conditions de l’appel d’offres n’avaient pas été remplies, le dépôt ne pouvait être recouvré par l’entrepreneur.

17 Notre Cour a par conséquent conclu qu’il est possible qu’un contrat prenne naissance dès la présentation d’une soumission et que les conditions de ce contrat sont prévues dans le dossier d’appel d’offres. Les prétentions des parties dans le présent pourvoi semblent laisser entendre que l’arrêt Ron Engineering permet d’affirmer que la présentation d’une soumission entraîne toujours la formation d’un contrat A et qu’une des conditions de ce contrat est l’irrévocabilité de la soumission. En effet, la plupart des tribunaux de juridiction inférieure ont interprété l’arrêt Ron Engineering dans ce sens. À n’en pas douter, bien des passages de l’arrêt Ron Engineering appuient ce point de vue. Certains autres permettent toutefois d’affirmer que le juge Estey n’a pas dit qu’une soumission est irrévocable dans tous les appels d’offres et que son analyse reposait en fait sur les modalités et les conditions de l’appel d’offres en cause dans cette affaire. Voici ce qu’il a dit, aux pp. 122 et 123:

L’aspect important de l’enchère, en droit, est qu’elle devient immédiatement irrévocable si elle est présentée conformément aux conditions générales de l’appel d’offres et si ces conditions le prévoient. Il n’y a pas de désaccord entre les parties quant à la formule utilisée et à la procédure suivie par l’intimée pour présenter la soumission ni quant à la conformité de celle‑ci aux conditions générales de l’appel d’offres. En conséquence, il y a eu formation du contrat A. La condition principale du contrat A est l’irrévocabilité de l’offre, et la condition qui en découle est l’obligation pour les deux parties de former un autre contrat (le contrat B) dès l’acceptation de la soumission. Les autres conditions comportent l’obligation, sous certaines réserves, pour la propriétaire d’accepter la soumission la plus basse, obligation dont l’étendue est déterminée par les conditions générales mentionnées à l’appel d’offres. [Je souligne.]

Par conséquent, il est toujours possible que le contrat A ne soit pas formé dès la présentation d’une soumission, ou qu’il y ait formation du contrat A mais que l’irrévocabilité de la soumission n’en soit pas une condition; cela dépend des conditions de l’appel d’offres. Dans la mesure où l’arrêt Ron Engineering donne à penser le contraire, je m’abstiens de le suivre.

18 Je ne veux pas que l’on pense que je fais mienne la qualification de contrat unilatéral donnée au contrat A par le juge Estey dans l’arrêt Ron Engineering. Son analyse a été critiquée sévèrement: voir R. S. Nozick, Comment on The Province of Ontario and the Water Resources Commission v. Ron Engineering and Construction (Eastern) Ltd. (1982), 60 R. du B. can. 345, à la p. 350; J. Swan, Comment on The Queen v. Ron Engineering & Construction (Eastern) Ltd. (1981), 15 U.B.C. L. Rev. 447, à la p. 455; G. H. L. Fridman, «Tendering Problems» (1987), 66 R. du B. can 582, à la p. 591; J. Blom, «Mistaken Bids: The Queen in Right of Ontario v. Ron Engineering & Construction Eastern Ltd.» (1981‑82), 6 Can. Bus. L.J. 80, à la p. 91; S. M. Waddams, Le droit des contrats (1992), vol. 1, aux pp. 118 et 119. Toutefois, chaque cas est un cas d’espèce et puisque la question de la révocabilité de la soumission n’est pas soulevée dans le présent pourvoi, je ne vois aucune raison de réexaminer l’analyse des faits effectuée dans l’arrêt Ron Engineering.

19 L’important, donc, c’est que la présentation d’une soumission en réponse à un appel d’offres peut donner naissance à des obligations contractuelles tout à fait distinctes des obligations découlant du contrat d’entreprise qui doit être conclu dès l’acceptation de la soumission, selon que les parties auront voulu établir des rapports contractuels par la présentation d’une soumission. Advenant la formation d’un tel contrat, ses modalités sont régies par les conditions de l’appel d’offres.

20 Je note que la jurisprudence d’autres ressorts de common law appuie l’idée que, selon l’intention des parties, l’appel d’offres peut donner naissance à des obligations contractuelles dès la présentation d’une soumission: voir Blackpool and Fylde Aero Club Ltd. c. Blackpool Borough Council, [1990] 3 All E.R. 25 (C.A.); Hughes Aircraft Systems International c. Airservices Australia (1997), 146 A.L.R. 1 (F.C.); et Pratt Contractors Ltd. c. Palmerston North City Council, [1995] 1 N.Z.L.R. 469 (H.C.).

21 Cela nous amène à la question de savoir s’il y a eu formation du contrat A en l’espèce et dans l’affirmative, quelles en étaient les conditions?

B. Le contrat A

22 Les deux parties au présent pourvoi sont d’accord avec l’analyse contrat A/ contrat B énoncée dans l’arrêt Ron Engineering et reconnaissent que les conditions du contrat A, s’il en est, doivent être déterminées par l’examen des conditions de l’appel d’offres. Plus particulièrement, elles s’entendent pour dire qu’il y a eu formation du contrat A, mais elles diffèrent sur ses conditions. Toutefois, comme cet accord prend appui sur une interprétation de Ron Engineering que j’ai rejetée, il est important de se demander s’il y a eu formation du contrat A en l’espèce.

23 Comme je l’ai déjà dit, la naissance du contrat A est subordonnée à la volonté des parties d’établir des rapports contractuels par la présentation d’une soumission en réponse à l’appel d’offres. En l’espèce, je suis convaincu que c’était bien l’intention des parties. En sollicitant des soumissions au moyen d’un processus officiel d’appel d’offres comportant de la documentation et des conditions complexes, l’intimée a, à tout le moins, offert d’examiner des soumissions en vue de la conclusion du contrat B. En présentant sa soumission, l’appelante a accepté cette offre. La présentation de la soumission est une contrepartie valable de la promesse de l’intimée, puisque la soumission, préparée à grands frais par l’appelante et accompagnée de la garantie de soumission, représentait un avantage pour l’intimée. La question qu’il faut résoudre ensuite est celle de la nature précise des obligations contractuelles de l’intimée.

24 La prétention principale de l’appelante est que l’intimée avait l’obligation d’attribuer le contrat B à l’auteur de la soumission conforme la plus basse. Comme la soumission de Sorochan était invalide, le contrat B aurait dû être attribué à l’appelante. L’appelante présente deux arguments à ce sujet: premièrement, l’attribution du contrat de construction à l’auteur de la soumission conforme la plus basse constitue une condition explicite du contrat A, et deuxièmement, même en supposant qu’une telle condition ne soit pas expressément incorporée dans le dossier d’appel d’offres, elle constitue une condition implicite du contrat A.

1. Condition explicite du contrat A

25 En ce qui a trait au premier argument, l’appelante fait valoir que l’avis annonçant l’appel d’offres au secteur de la construction indiquait que les Règles normatives fédérales des bureaux de dépôt des soumissions s’appliquaient et que ces Règles normatives fédérales incorporaient les règles locales lorsque celles‑ci n’entraient pas en conflit avec les Règles normatives fédérales. L’appelante fait valoir que l’intimée a confirmé que le guide des méthodes de la construction de l’Alberta et le guide décrivant le processus d’obtention de soumissions et d’attribution des contrats de construction du Comité canadien des documents de construction (CCDC 23) faisaient partie des règles locales, qu’ils s’appliquaient au projet en cause et que ces règles locales prévoyaient que le contrat serait attribué à l’auteur de la soumission conforme la plus basse.

26 Cet argument ne me convainc pas. L’avis au secteur de la construction est ambigu en ce qui a trait à la question de savoir si les Règles normatives fédérales des bureaux de dépôt des soumissions s’appliquent aux entrepreneurs généraux ou aux gens de métier sous-traitants qui présentent leurs soumissions aux entrepreneurs généraux par l’intermédiaire du système de soumissions de la construction de l’Alberta. Selon moi, cette ambiguïté est levée par le formulaire de soumission que les soumissionnaires étaient tenus de présenter, lequel comporte la mention suivante:

[traduction] Nous certifions que les soumissions pour les métiers nommés aux alinéas a) et b) plus bas ont été reçues par l’intermédiaire d’Alberta Bid Depository Ltd., [. . .] conformément aux Règles normatives des bureaux de dépôt des soumissions (projets de travaux de construction de l’administration fédérale) ainsi que l’exige la présente soumission.

Le dossier d’appel d’offres ne comprend pas l’avis au secteur de la construction et ne fait aucun renvoi aux Règles normatives des bureaux de dépôt des soumissions (projets de travaux de construction de l’administration fédérale). Puisque c’est le dossier d’appel d’offres qui régit les conditions du contrat A, s’il en est, je conclus que les Règles normatives des bureaux de dépôt des soumissions (projets de travaux de construction de l’administration fédérale) ne lient pas l’intimée envers les soumissionnaires; elles lient les soumissionnaires à l’égard des sous‑traitants. Je conclus donc qu’il n’existe dans le contrat A aucune condition explicite imposant l’obligation d’attribuer le contrat B à l’auteur de la soumission valide la plus basse.

2. Condition implicite du contrat A

27 Selon le deuxième argument de l’appelante, le contrat A comporte une condition implicite prévoyant que la soumission conforme la plus basse doit être retenue. Les principes généraux permettant de déterminer l’existence de conditions contractuelles implicites ont été énoncés par notre Cour dans l’arrêt Société hôtelière Canadien Pacifique Ltée c. Banque de Montréal, [1987] 1 R.C.S. 711. Le juge Le Dain a conclu, au nom de la majorité, qu’il pouvait y avoir introduction, dans un contrat, de conditions implicites: 1) fondées sur la coutume ou l’usage; 2) en tant que particularités juridiques d’une catégorie ou d’un type particuliers de contrats; ou 3) fondées sur l’existence d’une intention présumée des parties, soit la condition implicite dont l’introduction est nécessaire «pour donner à un contrat de l’efficacité commerciale ou pour permettre de quelque autre manière de satisfaire au critère de “l’observateur objectif”, [condition] dont les parties diraient, si on leur posait la question, qu’elles avaient évidemment tenu son inclusion pour acquise» (p. 775). Voir également les arrêts Wallace c. United Grain Growers Ltd., [1997] 3 R.C.S. 701, au par. 137, motifs du juge McLachlin, et Machtinger c. HOJ Industries Ltd., [1992] 1 R.C.S. 986, à la p. 1008, motifs du juge McLachlin.

28 Bien que dans une affaire de contrat ayant pris naissance dans le cadre d’un processus normalisé d’appel d’offres il puisse y avoir un important chevauchement entre des éléments comme la coutume ou l’usage, les exigences du processus d’appel d’offres et l’intention présumée des parties, dans les circonstances de la présente espèce, il y a lieu de conclure à l’existence d’une condition implicite conformément à l’intention présumée des parties.

29 Ainsi qu’il a été mentionné plus haut, le juge Le Dain a dit, dans l’arrêt Société hôtelière Canadien Pacifique Ltée, précité, qu’il est possible d’introduire dans un contrat des conditions implicites fondées sur l’intention présumée des parties lorsque cela est nécessaire pour donner au contrat l’efficacité commerciale ou que cela satisfait au critère de «l’observateur objectif». Il ne ressort pas clairement qu’on doive comprendre ces éléments comme deux critères distincts, mais c’est là une question que je n’ai pas à trancher en l’espèce. Ce qui importe dans l’une et l’autre des formulations, c’est l’accent mis sur l’intention des parties elles‑mêmes. Lorsqu’elle est appelée à se pencher effectivement sur des conditions implicites, la Cour doit se garder de chercher à déterminer l’intention de parties raisonnables. C’est pourquoi l’introduction de la condition implicite doit aller de pair avec un certain degré d’évidence et qu’en présence d’une preuve d’intention contraire de la part de l’une ou l’autre des parties, l’on ne peut conclure à l’existence d’une condition implicite sur ce fondement. Comme le note G. H. L. Fridman dans son ouvrage intitulé The Law of Contract in Canada (3e éd. 1994), à la p. 476:

[traduction] Lorsqu’il s’agit d’établir l’intention des parties, il faut porter attention aux conditions expresses du contrat afin de déterminer si la condition implicite proposée est nécessaire et si elle s’harmonise avec ce qui a clairement été convenu, ainsi qu’à la nature exacte de ce qui devrait, le cas échéant, être ainsi introduit.

30 À cet égard, il m’est difficile d’admettre que l’appelante, ou que l’un des autres entrepreneurs, aurait décidé de présenter une soumission s’il n’avait pas été entendu que seule une soumission conforme serait acceptée. Je ne vois toutefois aucun fondement à la prétention selon laquelle, eu égard à une clause de réserve comme celle qui est en cause dans la présente espèce, il fallait que la soumission la plus basse soit acceptée. Un examen du dossier d’appel d’offres, y compris la clause de réserve, et de la déposition des témoins de l’intimée au procès indique qu’il est raisonnable de conclure, sur le fondement de l’intention présumée des parties, à l’existence d’une obligation implicite de n’accepter que les soumissions conformes. Je passe maintenant à l’examen du dossier d’appel d’offres, de l’effet de la clause de réserve et des dépositions au procès.

a) Dossier d’appel d’offres

31 Le dossier d’appel d’offres comprend, ainsi qu’il a été mentionné plus haut, le paragraphe 13, qui est ainsi libellé: [traduction] «La soumission la plus basse ne sera pas nécessairement retenue ni non plus aucune soumission». J’aborderai l’effet de cette clause après avoir examiné de façon générale le dossier d’appel d’offres, puisque cette clause doit être interprétée dans son contexte.

32 Dans le présent pourvoi, les documents du dossier d’appel d’offres sont énumérés dans le formulaire de soumission:

[traduction]

a) Instructions à l’intention des soumissionnaires -- Formulaire CDL 193 (R‑7‑90)

b) Soumission -- Formulaire CDL 150

c) Articles de convention -- Formulaire CDL 24 (R‑7‑90)

d) Modalités de paiement «B» -- Formulaire CDL 25 (R‑7‑90)

e) Conditions générales «C» -- Formulaire CDL 32 (R‑7‑90)

f) Dessins, devis descriptif, et leurs addenda -- Projet no C‑S380‑9304/4

g) Conditions et instructions spéciales -- Dossier: SD16310

h) Conditions de travail 180 (rév. 01/88) 7540‑21‑900‑0766

j) Conditions d’assurance «E» Dossier: SD16310

k) Attestation d’assurance -- CDL 232

l) Conditions de garantie du contrat «F» -- Formulaire CDL 32‑F (R‑7‑90)

La plupart de ces documents énoncent les conditions du contrat de construction qui sera passé, à savoir le contrat B. Toutefois, les Instructions à l’intention des soumissionnaires et le formulaire de soumission constituent les documents décisifs pour ce qui est de déterminer les conditions du contrat A. Les traits saillants de l’accord des parties qui ressortent de l’examen de ces documents se résument en deux points: l’entrepreneur doit fournir une soumission conforme et il ne peut négocier les conditions du dossier d’appel d’offres.

33 Les Instructions à l’intention des soumissionnaires comportent d’importantes dispositions sur les cas susceptibles d’entraîner l’invalidité d’une soumission. Par exemple, l’alinéa 1a) stipule que les soumissions reçues après la date et l’heure de clôture sont invalides. Le paragraphe 2 prévoit notamment que [traduction] «[t]outes les soumissions doivent être présentées sur le Formulaire CDL 150(S)» et l’alinéa 7b) exige que seuls le formulaire de soumission et la garantie de soumission soient présentés avec la soumission. Le paragraphe 4 porte:

[traduction] Tout changement apporté au texte imprimé du formulaire CDL 150(S) ou toute omission de fournir les renseignements demandés dans le formulaire peut invalider la soumission.

L’alinéa 6a) stipule ce qui suit:

[traduction] Les soumissions doivent être fondées sur les plans, le devis descriptif et les documents d’appel d’offres qui sont fournis. [. . .] Pour qu’une soumission soit valable, il faut que le prix fixé dans la soumission soit fondé sur des matériaux reconnus comme acceptables pour le projet avant la date et l’heure de clôture de l’appel d’offres.

Le paragraphe 9 stipule que la soumission est invalide si elle n’est pas accompagnée de la garantie de soumission prescrite.

34 Le formulaire de soumission qui, ainsi qu’il a été mentionné plus haut, est le seul document qui doit être présenté avec la garantie de soumission, oblige le soumissionnaire à faire la déclaration suivante:

[traduction] Nous [nom] possédant tous les renseignements sur les conditions relatives aux travaux à exécuter, ayant fait une inspection de l’emplacement et ayant examiné attentivement les plans, le devis descriptif ainsi que toutes les conditions et conventions du dossier d’appel d’offres (ÉTANT ENTENDU ET CONVENU QUE L’OMISSION D’AGIR AINSI NE NOUS LIBÉRERA PAS DE NOTRE OBLIGATION DE CONCLURE UN MARCHÉ ET D’EXÉCUTER LES TRAVAUX, MOYENNANT LA CONTREPARTIE INDIQUÉE CI‑DESSOUS) soumissionnons par les présentes et offrons d’exécuter lesdits travaux en nous conformant strictement aux dispositions desdits documents et à tous les autres détails, plans et instructions qui pourront nous être fournis et de fournir à Sa Majesté la Reine du chef du Canada tous les matériaux, l’équipement de chantier, la machinerie, les outils, la main‑d’œuvre et autres articles nécessaires à la construction (ou à l’exécution) et à l’achèvement approprié desdits travaux pour les sommes indiquées ci‑après en monnaie légale du Canada. . .

Ce certificat souligne l’importance que revêt l’obligation des soumissionnaires de respecter les conditions figurant dans le dossier d’appel d’offres. En d’autres termes, le certificat est une preuve de plus de la nécessité de s’assurer que les soumissions sont conformes.

35 Le formulaire de soumission fait mention d’autres circonstances susceptibles d’entraîner l’invalidité de la soumission. Il oblige le soumissionnaire à convenir qu’un écart entre les prix unitaires et les prix forfaitaires ou entre des prix unitaires particuliers [traduction] «serait considéré comme une cause d’invalidité de la soumission» (par. 3). Le soumissionnaire doit certifier que les soumissions des gens de métier sous-traitants qu’il énumère sur son formulaire de soumission ont été reçues par l’intermédiaire d’Alberta Bid Depository Ltd., conformément aux Règles normatives des bureaux de dépôt des soumissions (projets de travaux de construction de l’administration fédérale) et que le défaut de respecter ces règles peut invalider la soumission (par. 8).

36 Il ressort clairement de cet examen des Instructions à l’intention des soumissionnaires et du formulaire de soumission que l’appel d’offres peut être qualifié d’offre d’examiner une soumission si cette soumission est valide. Ainsi que l’énoncent ces documents, la soumission invalide est la soumission tardive, celle qui n’est pas présentée sur le formulaire de soumission prescrit, qui apporte des changements au formulaire de soumission ou ne fournit pas les renseignements demandés, n’est pas accompagnée de la garantie de soumission, comporte un écart entre les prix, ne respecte pas les règles applicables à l’égard des sous-contrats conclus avec les gens de métier ou n’est pas conforme aux plans et au devis descriptif.

37 Outre le fait d’être une réponse à un appel d’offres, la soumission est aussi une offre d’exécuter les travaux décrits dans les plans et le devis descriptif en contrepartie d’un prix donné. L’appel d’offres est par conséquent une invitation lancée afin d’obtenir des offres de conclure le contrat B, selon les conditions stipulées par le propriétaire et à un prix établi par l’entrepreneur. Le but visé par les entrepreneurs est de présenter la soumission la plus concurrentielle possible tout en respectant les plans et le devis descriptif stipulés dans le dossier d’appel d’offres.

38 À cet égard, il importe de souligner que l’intimée n’a pas lancé d’invitation à négocier les conditions du contrat A ni celles du contrat B. Les seuls éléments qui pouvaient être ajoutés au formulaire de soumission par le soumissionnaire, en plus de son nom et de ses prix étaient les suivants: le numéro d’enregistrement de la TPS, les noms des sous‑traitants, celui de son fabricant d’acier de charpente et de son monteur de charpentes, le nombre de jours nécessaires pour entreprendre les travaux après la notification de l’attribution du contrat, la signature, les témoins de la signature et l’adresse ainsi que la date et les numéros de téléphone et de télécopieur. De plus, l’alinéa 12b) des Instructions à l’intention des soumissionnaires prévoit ce qui suit:

[traduction] Avis est donné aux soumissionnaires que les modifications qu’ils proposent d’apporter au dossier d’appel d’offres doivent parvenir au gestionnaire, Section des appels d’offres, au moins quatorze jours civils avant la date et l’heure limites de réception des soumissions.

Cette directive indique que toute négociation doit suivre une procédure spéciale, probablement pour faire en sorte que si la modification proposée est acceptée, tous les soumissionnaires puissent en être avisés de façon à être en mesure de présenter une soumission de remplacement.

39 Cette interprétation est appuyée par la déposition au procès de M. Enders, directeur du Service des marchés pour l’intimée, au sujet des soumissions de remplacement:

[traduction]

R Nous suivons la pratique du secteur. Tant qu’elle est valide, la soumission peut être accompagnée d’un prix de remplacement, et si cela se produit avant la clôture de l’appel d’offres et que l’on juge que c’est -‑ que c’est intéressant, nous rédigeons une modification demandant à tous les soumissionnaires d’établir un prix pour cette variante. Si cela se produit plus tard, nous attribuons le contrat puis traitons de la variante après le fait.

Q Pourquoi ne faites‑vous pas ‑- après la clôture de l’appel d’offres, lorsque vous recevez ce que vous considérez comme une soumission de remplacement, pourquoi ne communiquez‑vous pas avec les entrepreneurs pour leur dire: quelqu’un nous a présenté ceci. Quel est votre prix?

R Encore une fois, cela défavoriserait le soumissionnaire le plus bas et cela pourrait être perçu comme du marchandage de soumissions.

40 Par conséquent, aux termes des Instructions à l’intention des soumissionnaires et du formulaire de soumission, l’entrepreneur qui présente une soumission doit présenter une soumission valide, et, dans la présentation de cette soumission, il ne lui est pas loisible de négocier les conditions du dossier d’appel d’offres. Compte tenu de ce fait, il est raisonnable de déduire que l’intimée n’aurait examiné que les soumissions valides. L’acceptation par l’intimée d’une soumission non conforme serait contraire aux Instructions à l’intention des soumissionnaires qui mentionnent expressément que toute négociation en vue de faire apporter une modification doit se faire conformément aux dispositions de l’alinéa 12b). Cela irait aussi à l’encontre de toute la teneur du formulaire de soumission, qui est le seul formulaire qu’il faut présenter en plus de la garantie de soumission et qui ne permet aucune modification des plans ni du devis descriptif du dossier d’appel d’offres.

41 L’idée qui sous‑tend l’appel d’offres, ainsi qu’il ressort de ces documents, c’est de remplacer la négociation par la concurrence. Cette concurrence comporte certains risques pour l’appelante. L’appelante doit consacrer des efforts et des sommes d’argent à préparer sa soumission conformément à un devis descriptif strict sans être certaine de se voir attribuer le contrat B. Elle doit déposer sa garantie de soumission qui, même si elle lui sera remise si la soumission n’est pas acceptée, représente une somme importante à réunir et à immobiliser pour la période entre la présentation de la soumission et la décision prise au sujet du contrat B. Le lord juge Bingham a dit dans Blackpool and Fylde Aero Club Ltd., précité, à l’égard d’un appel d’offres semblable, que cette procédure [traduction] «favorise grandement celui qui lance l’appel d’offres» (p. 30). Il me semble évident qu’il serait déraisonnable de s’exposer à de tels risques si l’intimée peut, dans les faits, contourner ce processus et accepter une soumission non conforme. J’estime donc qu’il est raisonnable, en se fondant sur l’intention présumée des parties, de conclure à l’existence d’une condition implicite portant que seule une soumission conforme sera acceptée.

42 Après avoir conclu à l’existence, dans le contrat A, d’une condition implicite exigeant que l’intimée n’accepte que les soumissions conformes, il me faut examiner l’argument selon lequel la clause de réserve écarte cette condition implicite.

b) Effet de la clause de réserve

43 Même si l’intimée n’a pas attaqué la conclusion du juge de première instance selon laquelle la soumission de Sorochan n’était pas conforme, l’intimée prétend que la clause de réserve lui donne le pouvoir discrétionnaire d’attribuer le contrat à n’importe qui, y compris l’auteur d’une soumission non conforme, voire de ne pas attribuer le contrat, à la seule charge de traiter tous les soumissionnaires équitablement. Elle soutient que parce qu’elle a retenu la soumission de Sorochan en croyant de bonne foi qu’il s’agissait d’une soumission conforme, elle n’a pas manqué à son devoir d’équité.

44 Le libellé de la clause de réserve est clair et non équivoque. Comme notre Cour l’a dit dans l’arrêt Cartwright & Crickmore, Ltd. c. MacInnes, [1931] R.C.S. 425, à la p. 431, [traduction] «aucune coutume reconnue ne saurait être opposée à un contrat véritable, et l’entente particulière intervenue entre les parties doit l’emporter». Toutefois, la clause de réserve n’est qu’une condition du contrat A et elle doit être interprétée de façon à s’harmoniser avec le reste du dossier d’appel d’offres. Agir autrement, ce serait saper le reste de l’entente entre les parties.

45 Je ne conclus pas que la clause de réserve écarte l’obligation de n’accepter que les soumissions conformes, puisque, au contraire, il y a compatibilité entre la clause de réserve et cette obligation. Je crois que les commentaires de I. Goldsmith dans son ouvrage intitulé Goldsmith on Canadian Building Contracts (4e éd. (feuilles mobiles)), à la p. 1‑20, au sujet de l’importance du pouvoir discrétionnaire dans l’acceptation d’une soumission sont particulièrement utiles pour expliquer cette compatibilité:

[traduction] Le système [d’appel d’offres] a pour objet d’assurer la concurrence, et partant, de réduire les coûts, même si cela ne signifie aucunement que la soumission la plus basse mènera nécessairement aux travaux les moins chers. Il arrive souvent que l’auteur d’une soumission «basse» s’aperçoive qu’il a fixé ses prix trop bas et qu’il éprouve des difficultés financières, ce qui entraîne inévitablement des coûts additionnels pour le propriétaire, qui ne dispose que de droits bien souvent théoriques pour se faire rembourser par l’entrepreneur en défaut. Par conséquent, le propriétaire prudent tiendra compte non seulement du prix de la soumission, mais aussi de l’expérience et de la capacité de l’entrepreneur, et déterminera si la soumission est réaliste dans les circonstances en cause. Afin d’éliminer les soumissions irréalistes, certaines autorités publiques et certaines sociétés propriétaires exigent que les soumissionnaires aient fait l’objet d’une sélection préalable.

En d’autres termes, la décision de rejeter la soumission «basse» peut en fait être motivée par la prise en compte de facteurs qui ont une incidence sur le coût final du projet.

46 Par conséquent, même dans les cas où, comme en l’espèce, presque rien d’autre que les prix respectifs proposés ne distingue les soumissionnaires, le rejet de la soumission la plus basse ne voudrait pas nécessairement dire que la décision de retenir une soumission peut être fondée sur un critère de sélection non divulgué. Le pouvoir discrétionnaire de ne pas retenir nécessairement la soumission la plus basse que s’est ménagé le propriétaire grâce à la clause de réserve, est un pouvoir qui lui permet d’avoir une vision plus nuancée des «coûts» qui ne s’arrête pas aux prix établis dans les soumissions. À cet égard, je suis d’accord avec le résultat auquel la cour est arrivée dans l’arrêt Acme Building & Construction Ltd. c. Newcastle (Town) (1992), 2 C.L.R. (2d) 308 (C.A. Ont.). Dans cette affaire, le contrat B a été attribué au deuxième soumissionnaire le plus bas parce qu’il pouvait achever le projet dans un délai plus court que le soumissionnaire le plus bas, ce qui permettait de faire d’importantes économies et de réduire les inconvénients pour les commerces, tous les entrepreneurs ayant été invités à préciser une date d’achèvement des travaux dans leurs soumissions. Il se peut aussi que le propriétaire inclue d’autres critères que le coût dans le dossier d’appel d’offres. Toutefois, la nécessité d’envisager les «coûts » de cette manière n’exige pas et ne signifie pas qu’on doive être investi du pouvoir discrétionnaire d’accepter une soumission non conforme.

47 Le pouvoir discrétionnaire supplémentaire de ne pas attribuer le contrat est vraisemblablement important pour couvrir les imprévus, mais ce point n’est pas soulevé dans le présent pourvoi. Dans l’affaire Glenview Corp. c. Canada (1990), 34 F.T.R. 292, par exemple, il y avait eu lancement d’un appel d’offres dont le devis descriptif a été jugé inadéquat après la présentation des soumissions et leur examen par le ministère des Travaux publics. Plutôt que d’attribuer un contrat en se fondant sur un devis descriptif inadéquat, le ministère a repris le processus d’appel d’offres avec un devis descriptif amélioré. Néanmoins, le fait de conclure que dans la mesure où l’intimée décide de retenir une soumission, ce doit être une soumission conforme n’a pas d’incidence sur ce pouvoir discrétionnaire.

48 Je conclus donc que la clause de réserve est compatible avec l’obligation de n’accepter qu’une soumission conforme. Par contre, ainsi qu’il devrait ressortir clairement du présent examen, la clause de réserve est incompatible avec l’obligation de ne retenir que la soumission la plus basse. Eu égard à cette dernière affirmation, c’est la clause de réserve qui doit l’emporter.

49 L’appelante conteste cette conclusion et fait valoir que la jurisprudence canadienne appuie majoritairement la reconnaissance de l’obligation pour la personne qui lance l’appel d’offres d’attribuer le contrat B à l’auteur de la soumission la plus basse malgré la présence d’une clause de réserve semblable à celle qui est en cause dans le présent pourvoi. Dans la mesure où ces décisions ne correspondent pas à l’analyse qui vient d’être exposée, je m’abstiendrai de les suivre. J’ai néanmoins examiné les décisions soumises à notre Cour et je conclus qu’elles n’appuient pas la proposition selon laquelle la soumission la plus basse doit être retenue. Les décisions qui portent effectivement sur l’interprétation de la clause de réserve dans les cas où il y a eu naissance d’un contrat A entre les parties sont plutôt généralement compatibles avec l’analyse exposée plus haut.

50 Ainsi, un certain nombre des décisions rendues par des tribunaux d’instance inférieure concluent que le propriétaire ne peut invoquer une clause de réserve lorsqu’il n’a pas énoncé expressément toutes les conditions essentielles de l’appel d’offres: voir Chinook Aggregates Ltd. c. Abbotsford (Municipal District) (1987), 28 C.L.R. 290 (C. cté C.‑B.), conf. par (1989), 35 C.L.R. 241 (C.A.C.-B.); Kencor Holdings Ltd. c. Saskatchewan, [1991] 6 W.W.R. 717 (B.R. Sask.); Fred Welsh Ltd. c. B.G.M. Construction Ltd., [1996] 10 W.W.R. 400 (C.S.C.‑B.); George Wimpey Canada Ltd. c. Hamilton-Wentworth (Regional Municipality) (1997), 34 C.L.R. (2d) 123 (H.C. Ont.); Martselos Services Ltd., précité. De même, il a été décidé qu’une clause de réserve ne permet ni le marchandage de soumissions ni les procédés qui s’y apparentent: voir Twin City Mechanical c. Bradsil (1967) Ltd. (1996), 31 C.L.R. (2d) 210 (C. Ont. (Div. gén.)), et Thompson Bros. (Const.) Ltd. c. Wetaskiwin (City) (1997), 34 C.L.R. (2d) 197 (B.R. Alb.).

c) Dépositions au procès

51 Je note enfin que ma conclusion quant à l’intention des parties, qui allait dans le sens d’une obligation de n’accepter que les soumissions conformes, trouve appui dans la déposition des témoins mêmes de l’intimée. M. Enders, susmentionné, a répondu de la façon suivante aux questions de l’avocat de l’appelante:

[traduction]

Q Ce que je dis, Monsieur, c’est que, au moment où Construction de Défense Canada a communiqué son dossier d’appel d’offres, il n’y avait aucune condition non divulguée, que Construction de Défense Canada entendait suivre pour l’adjudication, qui n’était pas comprise dans le dossier d’appel d’offres. En d’autres termes, le dossier d’appel d’offres était exhaustif?

R C’est exact.

Q Et vous conviendrez avec moi qu’il serait inéquitable de maintenir des conditions non divulguées à l’insu des soumissionnaires?

R C’est exact.

. . .

Q Ma question est tout simplement la suivante, Monsieur. Si vous, Construction de Défense Canada, aviez conclu que la note jointe à la soumission de Sorochan était une modification, reconnaîtriez‑vous avec moi que Construction de Défense Canada aurait rejeté la soumission de Sorochan sans la prendre en considération?

R Si nous avions conclu qu’il s’agissait d’une modification, oui, et si Sorochan avait continué à refuser de la retirer, oui, nous l’aurions rejetée.

Donc, au procès, les propres témoins de l’intimée ont révélé que l’intention de l’intimée avait toujours été de n’accepter que les soumissions conformes, évaluées selon les conditions énoncées dans le dossier d’appel d’offres.

C. Rupture du contrat A

52 Lorsque j’applique l’analyse qui précède à la présente espèce, je conclus que l’intimée n’était aucunement soumise à l’obligation contractuelle d’attribuer le contrat à l’appelante, que toutes les parties reconnaissent comme l’auteur de la soumission conforme la plus basse. Cela ne signifie pas pour autant qu’il n’y a pas eu rupture du contrat A.

53 Sorochan n’était le soumissionnaire le plus bas que parce qu’elle avait omis d’accepter et d’intégrer dans sa soumission le risque relatif à la quantité de matériaux de types 2, 3 et 4 qui serait nécessaire. Comme la Cour d’appel l’a souligné, ce risque incombait à l’entrepreneur. Par conséquent, la soumission de Sorochan était fondée sur un devis descriptif différent. En effet, l’on a concédé que la soumission de Sorochan n’était pas conforme. Par conséquent, en attribuant le contrat à Sorochan, l’intimée a manqué à l’obligation à laquelle elle était tenue, envers l’appelante et les autres soumissionnaires, de n’accepter que des soumissions conformes.

54 L’intimée allègue qu’elle était de bonne foi lorsqu’elle a considéré la soumission de Sorochan comme conforme, mais ce n’est pas une défense dans une action pour rupture de contrat: cela revient à dire que parce qu’elle a pensé qu’elle avait interprété correctement le contrat, elle ne peut commettre de manquement. Le fait d’agir de bonne foi ou le fait de penser avoir interprété correctement le contrat ne constituent pas des moyens de défense valables dans une action pour rupture de contrat.

D. Dommages‑intérêts

55 Comme il y a eu rupture du contrat A, la Cour doit maintenant se pencher sur la question des dommages‑intérêts. La base d’évaluation des dommages‑intérêts pour rupture de contrat est généralement le profit espéré. Dans le présent pourvoi, nous savons que l’intimée avait l’intention d’attribuer le contrat B, ce qu’elle a d’ailleurs fait, bien qu’irrégulièrement, à Sorochan. Il n’existe donc aucune incertitude quant à la question de savoir si l’intimée aurait exercé son pouvoir discrétionnaire de ne pas attribuer le contrat B. De plus, l’attribution du contrat à Sorochan était fondée sur le fait qu’il s’agissait de la soumission la plus basse. Il reste à savoir si l’appelante peut à bon droit prétendre que, n’eût été de l’attribution du contrat B à Sorochan, ce contrat lui aurait été attribué parce qu’elle a présenté la deuxième soumission la plus basse.

56 À mon avis, selon la prépondérance des probabilités, le dossier appuie la prétention de l’appelante selon laquelle elle aurait obtenu le contrat B si la soumission de Sorochan avait été éliminée. Le témoignage de M. Enders sur ce point lors de l’interrogatoire préalable du 1er avril 1992 est le suivant:

[traduction]

Q Convenez‑vous avec moi, Monsieur, que si vous étiez arrivé à la conclusion que la soumission de Sorochan Enterprises Limited comprenait en fait une modification, convenez‑vous avec moi que vous auriez jugé cette soumission invalide?

R Si nous avions conclu que --

Q La note était une modification.

R Oui. Je pense que nous les aurions éliminés.

Q Et par éliminer, vous voulez dire ne pas tenir compte de la soumission et ne pas l’examiner dans les délibérations destinées à établir qui recevrait le contrat?

R C’est exact.

Q Et vous auriez ensuite attribué le contrat au deuxième soumissionnaire le plus bas?

R Sous réserve de vérification.

Q Et à cette étape, lorsque vous parlez de vérification, vous parlez de la personne qu’ils ont nommée comme directeur des travaux et du caractère acceptable de leur dossier en ce qui concerne l’expérience.

R Je pense que dans le cas de M.J.B., c’est juste, parce que nous les connaissions déjà, je pense, de sorte que la vérification -‑ mais il m’aurait fallu vérifier si les gens de métier sous-traitants qui sont nommés dans la soumission ont soumissionné par l’intermédiaire du système de soumissions.

Q Si je comprends bien, vous n’êtes jamais arrivé à la conclusion que quelque chose n’allait pas dans la soumission de M.J.B. si ce n’est que le prix n’était pas le plus bas?

R Je -- tant que je n’en avais pas fini avec Sorochan, je n’ai pas pensé du tout à la soumission de M.J.B. Je -- notre méthode consiste à examiner la soumission la plus basse, si nous attribuons, nous attribuons. Si nous ne le faisons pas, nous éliminons la soumission ou nous prenons toute mesure appropriée avant de commencer à examiner la deuxième soumission.

Q Je suppose que lors de la préparation du présent interrogatoire préalable, vous avez eu amplement l’occasion de passer en revue toute la documentation relative à ce projet, tout spécialement en ce qui a trait à la question des soumissions. Est‑ce le cas?

R Oui. C’est juste.

Q Et êtes‑vous tombé sur quelque chose à ce jour, jusqu’à aujourd’hui, qui indique que la soumission de M.J.B. était non conforme, comportait une modification ou était invalide?

R Non.

Q Et je comprends qu’en juillet 1991, vous êtes arrivé à la conclusion que M.J.B. avait déjà fait des travaux pour Construction de Défense Canada, de sorte que vous ne vous demandiez pas s’il s’agissait d’un entrepreneur qualifié ‑ par «qualifié» j’entends un entrepreneur qualifié pour exécuter les travaux?

R Je comprends ce que vous voulez dire.

Q Mais vous conviendrez avec moi qu’ils étaient qualifiés pour exécuter les travaux?

R Oui, Monsieur.

57 Même si la preuve établit, selon la prépondérance des probabilités, que le contrat B aurait été attribué à l’appelante, il faut encore déterminer si la perte du contrat B, même si elle a été causée par la rupture du contrat A, ne demeure pas malgré tout trop indirecte. Le critère classique pour apprécier le caractère indirect des dommages est celui qui a été énoncé par le baron Alderson dans la décision Hadley c. Baxendale (1854), 9 Ex. 341, 156 E.R. 145, à la p. 151:

[traduction] Lorsque deux parties ont passé un contrat que l’une d’elles a rompu, les dommages doivent être envisagés comme étant ceux qu’on peut considérer justement et raisonnablement soit comme ceux découlant naturellement, c’est‑à‑dire selon le cours normal des choses, de cette rupture du contrat, soit comme ceux que les deux parties pouvaient raisonnablement et probablement envisager, lors de la passation du contrat, comme conséquence probable de sa rupture.

58 Dans la présente affaire, l’on peut supposer que l’intimée savait que si elle décidait d’attribuer le contrat B et qu’elle l’accordait à l’auteur d’une soumission non conforme, l’un des soumissionnaires ayant présenté une soumission conforme subirait la perte du contrat B. Dans ce contexte, il suffit que l’intimée ait su que ce soumissionnaire pouvait être l’appelante.

59 Cette conclusion est compatible avec la décision Cornwall Gravel Co. Ltd. c. Purolator Courier Ltd. (1978), 83 D.L.R. (3d) 267 (H.C. Ont.), conf. par (1979), 115 D.L.R. (3d) 511 (C.A. Ont.) et [1980] 2 R.C.S. 118. Dans cette décision, Cornwall Gravel a obtenu des dommages-intérêts pour rupture de contrat par Purolator en raison de la livraison tardive d’une soumission préparée par la demanderesse. L’on avait admis que si la soumission avait été livrée à temps, Cornwall Gravel aurait obtenu un contrat qui lui aurait permis de réaliser un profit de 70 000 $. Le juge R. E. Holland a statué à la p. 274 que puisque Purolator savait qu’elle avait pour mission de livrer une soumission qui devait parvenir à destination dans un délai précis, elle [traduction] «devait se rendre compte que si elle était livrée en retard, la soumission serait sans valeur et qu’il se pourrait bien qu’il y ait perte d’un contrat» (je souligne). Le manque à gagner relatif au contrat était par conséquent visé par la règle énoncée dans l’affaire Hadley c. Baxendale. Le pourvoi devant notre Cour a été rejeté à l’audience, au motif suivant, prononcé par le juge en chef Laskin: «[n]ous ne sommes pas persuadés qu’il y a eu une erreur dans la décision prise par les cours d’instance inférieure» (p. 118). Si le manque à gagner était raisonnablement prévisible pour la messagerie chargée de livrer la soumission, je pense qu’il faut conclure que le manque à gagner était raisonnablement prévisible dans la présente espèce.

60 L’appelante a par conséquent droit à des dommages‑intérêts correspondant au montant des profits qu’elle aurait réalisés si elle avait obtenu le contrat B. Sous réserve d’une déclaration de responsabilité, les parties se sont entendues sur la somme de 398 121,27 $ au titre des dommages‑intérêts, laissant deux montants en litige. Il s’agit de savoir, en ce qui a trait au premier point litigieux, si l’appelante a droit à la somme de 21 600 $ pour le coût d’un directeur des travaux et, en ce qui a trait au deuxième point litigieux, si l’appelante a droit à la somme de 229 456,89 $, soit la somme qu’elle prétend avoir incluse dans sa soumission pour l’achat de matériaux de type 2 qu’elle n’aurait pas été obligée d’acheter et d’utiliser à la demande de l’ingénieur si elle avait obtenu le contrat de construction. L’intimée prétend que toute la question des dommages‑intérêts devrait être renvoyée à la Cour du Banc de la Reine de l’Alberta pour évaluation.

61 Je suis d’avis de confirmer l’entente entre les parties et de renvoyer uniquement les deux points en litige pour évaluation devant la cour de première instance. Pour tirer cette conclusion, je fais mienne la remarque suivante faite par le juge Major, alors juge de la Cour d’appel de l’Alberta, dans l’arrêt Riggins c. Alberta (Workers’ Compensation Board) (1992), 5 Alta. L.R. (3d) 66, à la p. 77:

[traduction] Il est regrettable que les ententes conclues entre avocats devant le juge de première instance s’obscurcissent par la suite. Le juge de première instance a le droit de se fonder sur de telles ententes. Elles sont courantes et aident le processus judiciaire. Les engagements et les ententes des avocats ne devraient pas être souscrits à la légère car ils ont force obligatoire.

VI. Dispositif

62 Pour les motifs qui précèdent, je suis d’avis d’accueillir le pourvoi, d’infirmer l’arrêt de la Cour d’appel ainsi que l’ordonnance du juge Rowbotham au procès et d’y substituer jugement en faveur de l’appelante pour la somme de 398 121,27 $. L’appelante a droit à ses dépens dans toutes les cours. La question des deux derniers points litigieux relatifs aux dommages‑intérêts est renvoyée devant la Cour du Banc de la Reine de l’Alberta pour qu’elle la tranche.

Pourvoi accueilli avec dépens.

Procureur de l’appelante: W. Donald Goodfellow, Calgary.

Procureur de l’intimée: Le ministère de la Justice Canada, Edmonton.


Synthèse
Référence neutre : [1999] 1 R.C.S. 619 ?
Date de la décision : 22/04/1999

Parties
Demandeurs : M.J.B. Enterprises Ltd.
Défendeurs : Construction de Défense (1951) Ltée
Proposition de citation de la décision: M.J.B. Enterprises Ltd. c. Construction de Défense (1951) Ltée, [1999] 1 R.C.S. 619 (22 avril 1999)


Origine de la décision
Date de l'import : 06/04/2012
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;1999-04-22;.1999..1.r.c.s..619 ?
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