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09/07/1998 | CANADA | N°[1998]_2_R.C.S._129

Canada | Eli Lilly & Co. c. Novopharm Ltd., [1998] 2 R.C.S. 129 (9 juillet 1998)


Eli Lilly & Co. c. Novopharm Ltd., [1998] 2 R.C.S. 129

Novopharm Limited Appelante

c.

Eli Lilly and Company et Eli Lilly Canada Inc. Intimées

et

Le ministre de la Santé nationale et du Bien-être social Intimé

et entre

Apotex Inc. Appelante

c.

Eli Lilly and Company et Eli Lilly Canada Inc. Intimées

et

Le ministre de la Santé nationale et du Bien-être social Intimé

Répertorié: Eli Lilly & Co. c. Novopharm Ltd.

Nos du greffe: 25402, 25348.

1998: 21 janvier; 1998: 9 juillet.

P

résents: Les juges L’Heureux‑Dubé, Gonthier, Cory, McLachlin, Iacobucci, Major et Bastarache.

en appel de la cour d’appel fédérale

POURVOI (Eli L...

Eli Lilly & Co. c. Novopharm Ltd., [1998] 2 R.C.S. 129

Novopharm Limited Appelante

c.

Eli Lilly and Company et Eli Lilly Canada Inc. Intimées

et

Le ministre de la Santé nationale et du Bien-être social Intimé

et entre

Apotex Inc. Appelante

c.

Eli Lilly and Company et Eli Lilly Canada Inc. Intimées

et

Le ministre de la Santé nationale et du Bien-être social Intimé

Répertorié: Eli Lilly & Co. c. Novopharm Ltd.

Nos du greffe: 25402, 25348.

1998: 21 janvier; 1998: 9 juillet.

Présents: Les juges L’Heureux‑Dubé, Gonthier, Cory, McLachlin, Iacobucci, Major et Bastarache.

en appel de la cour d’appel fédérale

POURVOI (Eli Lilly and Co. c. Novopharm Ltd., C.S.C., no 25402) contre un arrêt de la Cour d’appel fédérale (1996), 67 C.P.R. (3d) 377, 197 N.R. 291, [1996] A.C.F. no 576 (QL), qui a accueilli l’appel d’un jugement du juge McGillis (1995), 60 C.P.R. (3d) 181, 91 F.T.R. 161, [1995] A.C.F. no 238 (QL), qui avait fait droit à une demande de contrôle judiciaire et interdit au Ministre de délivrer un avis de conformité. Pourvoi accueilli.

POURVOI (Eli Lilly and Co. c. Apotex Inc., C.S.C., no 25348) contre un arrêt de la Cour d’appel fédérale (1996), 66 C.P.R. (3d) 329, 195 N.R. 378, [1996] A.C.F. no 425 (QL), qui a rejeté l’appel d’un jugement du juge McGillis (1995), 60 C.P.R. (3d) 206, 91 F.T.R. 181, [1995] A.C.F. no 237 (QL), qui avait rejeté une demande de contrôle judiciaire. Pourvoi accueilli.

Harry B. Radomski, Richard Naiberg et David Scrimger, pour l’appelante Apotex Inc.

Donald N. Plumley, c.r., Mark Mitchell et Stephanie Chong, pour l’appelante Novopharm Limited.

Anthony G. Creber et David Watson, c.r., pour les intimées Eli Lilly and Company et Eli Lilly Canada Inc.

Version française du jugement de la Cour rendu par

1 Le juge Iacobucci -- Un seul et même accord intervenu entre Novopharm Limited («Novopharm») et Apotex Inc. («Apotex»), des concurrents dans l’industrie pharmaceutique, est à l’origine d’une litige ayant entraîné pas moins de trois pourvois devant notre Cour. Outre les deux présents pourvois, que je vais appeler «Novopharm» et «Apotex no 1», des motifs sont également déposés aujourd’hui dans l’affaire Apotex Inc. c. Merck Frosst Canada Inc., [1998] 2 R.C.S. 193 («Apotex no 2»). La question litigieuse commune aux trois pourvois est de savoir si l’accord en cause est un simple accord d’approvisionnement, comme le prétendent les deux parties qui l’ont signé, ou s’il s’agit, comme l’allèguent les divers intimés, d’une sous-licence permettant d’exercer les droits que Novopharm a acquis en vertu de licences obligatoires obtenues avant les récentes modifications apportées au régime législatif applicable aux médicaments brevetés. La décision à ce sujet est la clef de la solution des questions en litige dans ces pourvois parce que, comme nous le verrons, l’attribution d’une sous-licence par Novopharm pourrait justifier l’annulation, par le breveté, de la licence obligatoire en cause et rendre inutile l’accord d’approvisionnement.

2 Comme les décisions des tribunaux d’instance inférieure dans les affaires Novopharm et Apotex no 1 se recoupent, je vais statuer sur ces deux pourvois dans les mêmes motifs. Outre la question commune d’interprétation, chacun de ces pourvois soulève un certain nombre d’autres questions que je vais m’efforcer de régler de manière appropriée au fur et à mesure qu’elles se présenteront.

I. Contexte

A. Les brevets et la licence obligatoire

3 Avant février 1993, il y avait, au Canada, un régime de licences obligatoires applicable aux brevets portant sur des médicaments. Aux termes du par. 39(4) de la Loi sur les brevets, L.R.C. (1985), ch. P‑4, en vigueur à l’époque, une personne pouvait présenter une demande de licence à l’égard d’un brevet portant sur une invention destinée à des médicaments ou à la préparation ou à la production de médicaments, ou susceptible d’être utilisée à de telles fins:

39. . . .

(4) . . .

a) lorsque l’invention consiste en un procédé, utiliser l’invention pour la préparation ou la production de médicaments, importer tout médicament dans la préparation ou la production duquel l’invention a été utilisée ou vendre tout médicament dans la préparation ou la production duquel l’invention a été utilisée;

b) lorsque l’invention consiste en autre chose qu’un procédé, importer, fabriquer, utiliser ou vendre l’invention pour des médicaments ou pour la préparation ou la production de médicaments . . .

Selon le par. 39(4), le commissaire aux brevets était tenu d’accorder au requérant ou demandeur une licence pour faire les choses spécifiées dans la demande, sauf s’il avait de bonnes raisons de ne pas accorder une telle licence.

4 Les présents pourvois concernent les deux brevets canadiens relatifs au médicament nizatidine, que possède Eli Lilly and Company («Eli Lilly»): l’un pour le médicament lui-même, l’autre pour le procédé de fabrication du médicament. Le 31 décembre 1987, le ministère de la Santé nationale et du Bien-être social a délivré un avis de conformité («ADC») à Eli Lilly Canada Inc. («Eli Lilly Canada»), conformément à l’art. C.08.004 du Règlement sur les aliments et drogues, C.R.C., ch. 870, autorisant ainsi Eli Lilly Canada à mettre en marché pour fins de consommation au Canada des gélules de nizatidine sous forme posologique définitive de 150 mg et de 300 mg. Jusqu’à maintenant, aucune autre société n’a obtenu un ADC à l’égard de la nizatidine.

5 Le 17 janvier 1990, Novopharm a présenté, conformément au par. 39(4) de la Loi sur les brevets, une demande de licence obligatoire en vertu des brevets d’Eli Lilly. La demande a été vigoureusement contestée par Eli Lilly, mais il a été jugé qu’aucune des objections soulevées ne représentait une raison valable de rejeter la demande et le commissaire aux brevets a donc accordé la licence, comme la Loi l’obligeait à le faire à l’époque. La licence, qui est toujours en vigueur, à moins d’être annulée validement par Eli Lilly (point fort controversé dans les présents pourvois), permet à Novopharm de recourir au procédé breveté pour fabriquer de la nizatidine aux fins de la préparation ou de la production de médicaments, et d’importer et de vendre les médicaments obtenus grâce à ce procédé. Elle autorise également Novopharm à fabriquer, utiliser, vendre et importer l’invention pour des médicaments de même que l’invention pour la préparation ou la production de médicaments. La redevance due par Novopharm à Eli Lilly Canada pour la vente du médicament sous forme posologique définitive est fixée à six pour cent du prix de vente. Dans une décision en date du 21 octobre 1991, le commissaire aux brevets a conclu que la licence ne se limite pas aux formes de médicament énumérées par Novopharm dans sa demande, étant donné que [traduction] «cela restreindrait indûment les activités [de Novopharm] en vertu de la licence».

6 Certaines autres modalités particulières de la licence sont aussi pertinentes. L’article 1 énonce les modalités de calcul de la redevance pour les ventes de nizatidine à des acquéreurs sans lien de dépendance et prévoit la vente par Novopharm du médicament sous forme posologique définitive et en vrac, fixant le taux de la redevance pour l’une et l’autre forme. Aux termes des articles 3 et 4, Novopharm est aussi obligée de se procurer des états trimestriels qui donnent la description, la quantité, le prix de vente net et les montants de redevance découlant des activités des acquéreurs, sans lien de dépendance, du médicament, des acquéreurs, avec lien de dépendance, du médicament sous forme posologique définitive et de tout acquéreur subséquent ayant un lien de dépendance avec ces derniers.

7 L’article 9 de la licence, qui revêt une importance primordiale en l’espèce, confère à Eli Lilly la faculté d’annuler la licence par préavis écrit, dans le cas où Novopharm en violerait les conditions. Si jamais Novopharm ne remédie pas à la violation dans un délai de 30 jours, la licence est annulée automatiquement. Toutefois, suivant l’article 10, si Novopharm conteste l’existence de la violation au moyen d’un avis écrit à Eli Lilly, la licence demeure en vigueur en attendant qu’une décision soit prise par une cour de justice ou à la suite d’une procédure d’arbitrage convenue par les parties. Finalement, l’article 12 prévoit que la licence est incessible et qu’il est interdit à Novopharm d’accorder [traduction] «une sous-licence».

B. L’accord d’approvisionnement entre Novopharm et Apotex

8 Le 27 novembre 1992, Novopharm et Apotex ont conclu ce qu’elles ont appelé un «accord d’approvisionnement» en prévision des modifications proposées à la Loi sur les brevets dans le projet de loi C‑91. On s’attendait à ce que, s’il était adopté, ce projet de loi éliminerait le régime de licences obligatoires alors existant et compromettrait les licences existantes et les demandes de licence des deux sociétés. Le président d’Apotex, Bernard Sherman, et le président de Novopharm, Leslie Dan, ont rédigé l’accord sans recourir, semble‑t‑il, aux services d’un conseiller juridique. Voici le texte de cet accord:

[traduction] ATTENDU QUE le gouvernement fédéral a déposé le projet de loi C-91 qui, s’il est adopté, aura pour effet de supprimer l’octroi de licences obligatoires aux termes de la Loi sur les brevets;

ATTENDU QU’Apotex et Novopharm sont titulaires de différentes licences et qu’elles ont présenté différentes demandes de licence qui sont compromises par le projet de loi C-91;

ATTENDU QUE, selon les dates limites qui s’appliqueront une fois la version finale du projet de loi C-91 adoptée, il est prévu que chacune des parties aux présentes pourra détenir des licences valides à l’égard de certains produits, à l’exclusion de l’autre, plus de précisions ne pouvant actuellement être données à ce sujet;

ATTENDU QUE, dans leur intérêt commun face aux autres concurrents, les parties souhaitent prendre des mesures afin de pouvoir utiliser des licences visant le plus de produits possible;

ATTENDU QUE les parties ont convenu de partager leurs droits aux termes de licences à l’égard de tout produit pour lequel une seule d’entre elles détient une licence utilisable.

En contrepartie de ce qui précède, des engagements pris de part et d’autre et par ailleurs à titre onéreux, LES PARTIES AUX PRÉSENTES CONVIENNENT DE CE QUI SUIT:

1. À tout moment après l’adoption et la proclamation du projet de loi C-91 ou de tout projet de loi qui en découle, pour tout produit à l’égard duquel une partie (ci-après la «partie titulaire d’une licence») détient une licence utilisable et l’autre partie (ci-après la «partie non titulaire») n’en détient pas, la partie titulaire d’une licence, à la demande de la partie non titulaire, utilise sa licence au bénéfice de cette dernière suivant les modalités énoncées aux présentes.

2. Dans le cas d’une licence d’importation, la partie titulaire d’une licence se conforme aux instructions de la partie non titulaire quant à la source, à la quantité et aux conditions de l’importation et revend la marchandise importée à la partie non titulaire au prix coûtant majoré de la redevance payable aux termes de la licence.

3. Dans le cas d’une licence de fabrication au Canada, la partie titulaire d’une licence conclut des contrats avec des fabricants canadiens de produits chimiques selon les instructions de la partie non titulaire pour la fabrication de la substance en cause et vend les substances fabriquées à la partie non titulaire au prix coûtant majoré de la redevance payable aux termes de la licence.

4. Lorsque la partie titulaire d’une licence dispose d’une source d’importation de la substance ou si elle fabrique cette substance en application d’une licence de fabrication et que la partie non titulaire ne peut trouver une autre source d’importation de la substance ou un endroit où prendre des arrangements pour la fabrication de celle-ci, la partie titulaire d’une licence fournit la substance à la partie non titulaire à partir de la source dont elle dispose, à un prix égal au juste prix de la substance sur le marché, majoré de la redevance due aux termes de la licence. Tout désaccord concernant le juste prix du marché est réglé par voie d’arbitrage obligatoire.

5. En sus des paiements exigés aux articles 2, 3 et 4, la partie non titulaire verse à la partie titulaire d’une licence des droits équivalant à 4 % de ses ventes nettes d’un produit acheté à cette dernière et couvert par un brevet non expiré visé par la licence de la partie titulaire d’une licence.

Au plus tard 60 jours après l’expiration d’un trimestre, la partie non titulaire remet à la partie titulaire d’une licence les droits payables sur les ventes réalisées au cours du trimestre précédent ainsi que des états vérifiés par un vérificateur indépendant qui précisent les quantités vendues, les ventes nettes en dollars et les droits exigibles à leur égard.

6. La partie titulaire d’une licence se conforme aux conditions de la licence.

7. La partie titulaire d’une licence n’est pas dispensée d’accomplir un acte conformément aux instructions données par la partie non titulaire en application des articles 2, 3 ou 4 pour le motif qu’un doute subsiste quant à savoir si la licence est toujours valide ou permet l’acte en question, non plus que sur le fondement d’une contestation, actuelle ou éventuelle, de la part du breveté, dans la mesure où la partie non titulaire s’engage à assurer la défense de la partie titulaire d’une licence dans le cadre de toute poursuite judiciaire intentée contre celle‑ci en raison de l’acte accompli et à la dédommager des frais de justice qu’elle engage et des dommages-intérêts auxquels elle est condamnée.

8. Il est entendu que les articles qui précèdent ne sont pas limitatifs et que la partie titulaire d’une licence collabore pleinement avec la partie non titulaire et se conforme aux instructions de cette dernière afin de lui permettre d’utiliser la licence tout comme si elle en était elle-même titulaire, dans la mesure où la partie titulaire d’une licence est protégée quant aux actes ainsi accomplis.

9. La partie non titulaire revend tout produit acheté à la partie titulaire d’une licence uniquement sous sa propre étiquette et elle s’interdit de vendre le produit en vue de sa revente sous une autre étiquette que la sienne.

10. Les parties s’abstiennent de faire obstacle à l’obtention d’une autorisation de la DGPS visant toute substance à l’état brut relative à des produits pharmaceutiques existants ou ultérieurs.

11. Le présent accord expire le 31 décembre 1994, sauf prorogation avec le consentement des parties.

12. Malgré l’article 11, si le projet de loi C-91 est adopté à l’issue d’un amendement qui permet aux sociétés de continuer de demander et d’obtenir des licences obligatoires à l’égard de tout produit pour lequel une licence a été délivrée à un ou plusieurs titulaires avant le 20 décembre 1991, le présent accord est résilié.

13. Malgré l’article 11, en ce qui concerne toute licence particulière à l’égard de laquelle la partie non titulaire informe la partie titulaire d’une licence, au plus tard le 31 décembre 1994, de son intention d’utiliser cette licence, le présent accord demeure en vigueur jusqu’à l’expiration du dernier brevet visé par cette licence.

9 Le 15 février 1993, la plupart des dispositions de la Loi de 1992 modifiant la Loi sur les brevets, L.C. (1993), ch. 2, sont entrées en vigueur par proclamation. Le 12 mars 1993, le Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité), DORS/93-133 (le «Règlement»), est entré en vigueur et a modifié radicalement la procédure régissant la délivrance des ADC en renforçant le monopole exercé par le breveté, en abolissant le régime de licences obligatoires et en réduisant la capacité des fabricants de médicaments génériques d’obtenir l’autorisation de mettre en marché un médicament breveté avant l’expiration de tous les brevets pertinents visant un produit et une utilisation. Le nouveau régime d’ADC est résumé avec clarté dans l’extrait suivant des motifs rédigés par le juge Teitelbaum dans l’affaire Glaxo Wellcome Inc. c. Canada (Ministre de la Santé nationale et du Bien-être social) (1997), 75 C.P.R. (3d) 129 (C.F. 1re inst.), aux pp. 131 et 132:

Le ministre délivre un avis de conformité, lequel autorise officiellement la vente d’un médicament, après que le fabricant de ce médicament a rempli deux conditions. La première condition concerne la sécurité et l’efficacité générales du médicament (voir l’article C.08.004 du Règlement sur les aliments et drogues, C.R.C. 1978, ch. 870). La seconde condition concerne la non-contrefaçon par le fabricant du médicament de certains brevets incorporés dans le médicament. Cette seconde condition plutôt inattendue qui se rapporte au brevet a été créée après que des changements eurent été apportés au régime d’octroi de licences obligatoires. Auparavant, le fabricant de médicaments génériques qui détenait une licence obligatoire pouvait obtenir du breveté la fourniture sous licence d’une certaine quantité d’un médicament breveté. La procédure de délivrance de l’avis de conformité ne se préoccupait alors pas de questions de contrefaçon de brevet. Toutefois, par suite de l’abolition du régime d’octroi de licences obligatoires décrétée par la Loi de 1992 modifiant la Loi sur les brevets [. . .] (la «Loi sur les brevets»), le régime d’obtention d’un avis de conformité a également été modifié. Les fabricants de médicaments génériques qui cherchent à obtenir un avis de conformité doivent maintenant déposer ce qu’on appelle un avis d’allégation, conformément à l’article 5 du Règlement.

. . .

De fait, aux termes du paragraphe 5(3) du Règlement, dans un «avis d’allégation», le fabricant du médicament générique, «la seconde personne», indique qu’il respecte les brevets incorporés dans le médicament qu’il fabrique. Aux termes de l’article 4 du Règlement, le propriétaire du brevet ou le titulaire d’une licence, habituellement le fabricant d’un médicament d’origine comme les requérantes, soumet une liste des brevets qui comportent des revendications pour le médicament en soi ou des revendications pour l’utilisation du médicament. Aux termes de l’article 3 du Règlement, le ministre inscrit les listes de brevets dans un registre public appelé «registre des brevets».

10 Conformément au par. 4(1) du nouveau règlement, Eli Lilly Canada a soumis au ministre de la Santé nationale et du Bien-être social une liste de brevets, en date du 6 avril 1993, qui incluait les brevets relatifs à la nizatidine pour laquelle un ADC lui avait été délivré.

11 Apotex s’est efforcée d’obtenir un ADC fondé sur le nouveau régime pour les gélules de 150 mg et de 300 mg de nizatidine, et a donc fait parvenir à Eli Lilly Canada une lettre datée du 28 avril 1993, qui constituait un avis d’allégation («ADA») au sens de l’al. 5(3)b) du Règlement. Dans cet ADA, Apotex prétendait qu’aucune revendication pour le médicament breveté lui-même ou pour l’utilisation du médicament ne serait contrefaite advenant l’utilisation, la fabrication, la construction ou la vente par elle des gélules de nizatidine en cause. À l’appui de cette allégation, Apotex invoquait la licence délivrée à Novopharm pour la nizatidine et l’«entente mutuelle» aux termes de laquelle Novopharm, la titulaire de la licence, fournirait à Apotex les substances à l’état brut obtenues en vertu de sa licence. Apotex a précisé qu’elle avait avisé Novopharm de son intention d’obtenir la nizatidine et s’est engagée à s’abstenir d’obtenir, d’utiliser ou de vendre de la nizatidine ne provenant pas de Novopharm, jusqu’à l’expiration des brevets.

12 Dans la lettre d’intention mentionnée, elle aussi datée du 28 avril 1993, il était indiqué que, comme Apotex ne disposait toujours pas d’un ADC lui permettant de mettre en marché la nizatidine au Canada, elle ne pouvait pas donner à Novopharm les détails de ses exigences, mais qu’elle lui communiquerait en temps utile la quantité requise et l’identité du fabricant auquel la substance devrait être achetée. Bien qu’Apotex ait apparemment trouvé une source pour la nizatidine, elle n’en avait pas communiqué l’identité à Novopharm à la date de l’audition du présent pourvoi, et la preuve est demeurée sous scellés en tant que renseignement confidentiel.

13 Eli Lilly et Eli Lilly Canada ont présenté, en application du par. 6(1) du Règlement, une demande d’ordonnance interdisant au Ministre de délivrer un ADC à Apotex ou, subsidiairement, de le lui délivrer avant le 31 décembre 1997, soit dix ans après la délivrance de l’ADC à Eli Lilly Canada, qui, aux termes de l’art. 39.11 de la Loi sur les brevets, représenterait la première date à laquelle Apotex aurait le droit, sans ADC, d’importer le médicament breveté pour fins de consommation au Canada. Cette demande est à l’origine du litige dans Apotex no 1, sur lequel je vais revenir un peu plus loin.

14 Le 15 juillet 1993, Eli Lilly a voulu exercer sa faculté d’annuler la licence obligatoire de Novopharm en lui donnant un préavis écrit de 30 jours. À l’appui de son avis d’annulation, Eli Lilly a allégué que Novopharm avait violé les conditions de la licence en accordant une sous-licence à Apotex. Novopharm a nié cette allégation, affirmant que l’accord commercial intervenu entre elle et Apotex ne constituait ni une sous-licence ni une cession de droits aux termes de la licence. Elle a prévenu le commissaire aux brevets de l’annulation projetée et de sa contestation des allégations de violation.

C. L’affaire Novopharm

15 Le 30 juillet 1993, Novopharm a déposé un ADA à l’appui de sa propre demande d’ADC relativement aux gélules de 150 mg et de 300 mg de nizatidine. Elle a invoqué sa propre licence obligatoire pour dire qu’il n’y avait pas eu de violation des brevets d’Eli Lilly. Le 15 septembre 1993, Eli Lilly et Eli Lilly Canada ont présenté à la Cour fédérale, Section de première instance, une demande d’ordonnance d’interdiction visant à empêcher le Ministre de délivrer l’ADC demandé à Novopharm, pour le motif que la licence de cette dernière avait été annulée et que Novopharm ne pouvait donc pas obtenir le médicament en vrac d’une manière n’emportant pas contrefaçon.

16 Entre‑temps, Eli Lilly a, de son côté, saisi la Cour de justice de l’Ontario (Division générale) d’une demande de jugement déclarant que la licence de Novopharm était annulée parce qu’elle avait accordé une sous-licence à Apotex, contrairement aux conditions de la licence. Le juge Forget a conclu que la cour où il siégeait et la Cour fédérale du Canada, Section de première instance, avaient compétence concurrente pour accorder le redressement demandé, mais appliquant le critère du forum conveniens, il a décidé que l’affaire devait être tranchée par la Cour fédérale dans le cadre des procédures relatives à la demande d’ordonnance d’interdiction. Eli Lilly et Eli Lilly Canada ont alors déposé devant la Cour fédérale une requête interlocutoire en vue de modifier l’avis de requête par l’ajout d’une demande de jugement déclaratoire. Le juge Pinard a rejeté la requête en affirmant que, en examinant l’avis de requête (c’est‑à‑dire la demande d’interdiction), la cour avait compétence pour conclure, de manière accessoire, que la licence obligatoire en question avait été annulée, ce qui suffirait à justifier une ordonnance interdisant au Ministre de délivrer un ADC.

17 Le 20 juillet 1993, M. Dan, de Novopharm, a écrit à M. Sherman, d’Apotex, pour l’informer que les deux sociétés n’avaient conclu aucun accord de cession de licences ou d’attribution de sous-licences, et pour demander à Apotex de s’abstenir de préciser dans ses demandes d’ADC que des licences seraient cédées. Il a confirmé que l’accord d’approvisionnement prévoyait que Novopharm fournirait certains produits autorisés à Apotex, en tant que tiers client, mais il a précisé que Novopharm n’avait jamais eu l’intention de créer une sous-licence, vu que cela serait [traduction] «contraire aux conditions types de toutes les licences obligatoires». Le lendemain, M. Sherman a répondu, par lettre, qu’Apotex n’avait jamais laissé entendre que des droits seraient cédés ou que des sous-licences seraient accordées, mais seulement que Novopharm fournirait des substances à Apotex, en tant que tiers acquéreur.

18 Monsieur Dan a également déposé un affidavit au sujet de ses intentions quant à la nature de l’accord avec Apotex. Au cours de son contre-interrogatoire, il a témoigné que Novopharm et Apotex avaient voulu créer un accord d’approvisionnement et que l’énoncé du préambule quant au partage des droits était mal formulé. Il a ajouté qu’Apotex n’avait pas encore demandé à Novopharm de lui fournir de la nizatidine, mais que, si jamais une demande était faite en vue d’obtenir de la nizatidine auprès d’une source étrangère, ce serait Novopharm qui s’adresserait à différentes sources, obtiendrait des propositions de prix, importerait la substance en vrac pour enfin la vendre à Apotex aux conditions convenues avec le fournisseur. Il a précisé que, dans le cas où il n’y aurait qu’un seul fournisseur d’une substance donnée, la pratique commerciale reconnue serait la suivante: [traduction] «si nous avons accès, ils devraient avoir accès». De même, interrogé au sujet des dispositions de la Loi sur les brevets qui interdiraient l’importation et la fabrication de nizatidine jusqu’au 31 décembre 1997 et au 31 décembre 1994 respectivement, M. Dan a répondu: [traduction] «[n]ous devons nous conformer au règlement».

19 Le juge McGillis de la Cour fédérale, Section de première instance, a rejeté la demande de contrôle judiciaire présentée par Eli Lilly, concluant que l’accord entre Novopharm et Apotex n’était pas une sous-licence, qu’Eli Lilly ne pouvait donc pas annuler la licence pour ce motif et, en conséquence, qu’Eli Lilly n’avait pas prouvé que l’avis d’allégation de Novopharm n’était pas fondé. Cette décision a été infirmée par une formation unanime de la Cour d’appel fédérale, qui, s’appuyant sur son arrêt antérieur Apotex no 1, infra, a décidé que l’accord d’approvisionnement avait en réalité conféré une sous‑licence.

D. L’affaire Apotex no 1

20 Lors de son contre-interrogatoire pendant l’audition de la demande d’ordonnance d’interdiction dans l’affaire Apotex no 1, dont le contexte est exposé en détail plus haut, M. Sherman, d’Apotex, a témoigné que l’accord d’approvisionnement conclu avec Novopharm permettait non pas à Apotex d’importer ou de fabriquer de la nizatidine, mais seulement de demander à Novopharm d’importer ou de fabriquer le médicament conformément à sa licence et de vendre la substance à Apotex. Il a déclaré qu’Apotex acquerrait en fait de la nizatidine auprès de Novopharm et que, si l’ADC était délivré, elle en ferait des gélules de 150 mg et de 300 mg destinées à la vente au Canada. Il était d’avis que cela ne violerait pas les brevets d’Eli Lilly étant donné qu’aucune autre licence ne serait nécessaire une fois que la substance autorisée serait achetée à Novopharm. Toutefois, il a paru mentionner, à un moment donné, qu’Apotex «avait des droits» en vertu de la licence.

21 Se fondant sur son analyse dans l’affaire Novopharm, le juge McGillis de la Cour fédérale, Section de première instance, a statué que l’accord d’approvisionnement entre Novopharm et Apotex n’était pas une sous-licence. Néanmoins, elle a accordé l’ordonnance d’interdiction pour le motif que les allégations de non‑contrefaçon d’Apotex n’étaient pas fondées, puisque sa préparation de gélules de nizatidine pour fins de consommation au Canada violerait les brevets d’Eli Lilly.

22 La Cour d’appel fédérale (le juge Pratte étant dissident) a rejeté l’appel d’Apotex, mais pour des raisons différentes. Elle a conclu que, malgré l’intention apparente des parties d’éviter de s’accorder mutuellement des sous-licences, tel était en réalité l’effet juridique du contrat écrit qu’elles avaient passé. En conséquence, la licence de Novopharm avait été annulée à bon droit et Apotex ne disposait donc d’aucun moyen n’emportant pas contrefaçon d’obtenir de la nizatidine. Même s’il n’était pas nécessaire de trancher cette question, il a été néanmoins décidé à l’unanimité que, contrairement au point de vue du juge McGillis, la préparation par Apotex de la nizatidine sous forme posologique définitive n’aurait pas violé les brevets.

II. Les dispositions législatives pertinentes

23 Loi sur les brevets, L.R.C. (1985), ch. P‑4

39.11 (1) Sous réserve des autres dispositions du présent article et par dérogation à l’article 39 ou à toute licence délivrée sous son régime, il est interdit de se prévaloir d’une licence, peu importe la date de délivrance, accordée sous son régime relativement à un brevet portant sur une invention liée à un médicament pour revendiquer ou exercer le droit, si l’invention est un procédé, d’importer pour vente au Canada le médicament dans la préparation ou la production duquel l’invention a été utilisée, ou, si elle n’est pas un procédé, d’importer l’invention pour des médicaments ou pour la préparation ou la production de médicaments pour vente à la consommation au Canada.

(2) L’interdiction est levée à l’expiration des délais suivants:

. . .

c) dix ans après la délivrance du premier avis de conformité, si elle survient après le 27 juin 1986.

39.14 (1) Par dérogation à l’article 39 ou à toute licence délivrée sous son régime, lorsque le premier avis de conformité pour le médicament est délivré après le 27 juin 1986, il est interdit de se prévaloir d’une licence accordée sous le régime de cet article relativement à un brevet portant sur une invention liée à un médicament pour revendiquer ou exercer le droit d’utiliser l’invention si elle est un procédé, pour la préparation ou la production de médicaments pour vente à la consommation au Canada ou, si elle n’est pas un procédé, de réaliser ou d’utiliser celle‑ci pour des médicaments ou pour la préparation ou la production de médicaments pour telle vente. L’interdiction est levée à l’expiration des sept ans qui suivent la délivrance du premier avis de conformité en cause.

Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité), DORS/93‑133

5. (1) Lorsqu’une personne dépose ou, avant la date d’entrée en vigueur du présent règlement, a déposé une demande d’avis de conformité à l’égard d’une drogue et souhaite comparer cette drogue à une drogue qui a été commercialisée au Canada aux termes d’un avis de conformité délivré à la première personne et à l’égard duquel une liste de brevets a été soumise ou qu’elle souhaite faire un renvoi à la drogue citée en second lieu, elle doit indiquer sur sa demande, à l’égard de chaque brevet énuméré dans la liste:

a) soit une déclaration portant qu’elle accepte que l’avis de conformité ne sera pas délivré avant l’expiration du brevet;

b) soit une allégation portant que, selon le cas:

(i) la déclaration faite par la première personne aux termes de l’alinéa 4(2)b) est fausse,

(ii) le brevet est expiré,

(iii) le brevet n’est pas valide,

(iv) aucune revendication pour le médicament en soi ni aucune revendication pour l’utilisation du médicament ne seraient contrefaites advenant l’utilisation, la fabrication, la construction ou la vente par elle de la drogue faisant l’objet de la demande d’avis de conformité.

(2) Lorsque, après le dépôt par la seconde personne d’une demande d’avis de conformité mais avant la délivrance de cet avis, une liste de brevets est soumise ou modifiée aux termes du paragraphe 4(5) à l’égard d’un brevet, la seconde personne doit modifier la demande pour y inclure, à l’égard de ce brevet, la déclaration ou l’allégation exigée par le paragraphe (1).

(3) Lorsqu’une personne fait une allégation visée à l’alinéa (1)b) ou au paragraphe (2), elle doit:

a) fournir un énoncé détaillé du droit et des faits sur lesquels elle se fonde;

b) signifier un avis d’allégation à la première personne et une preuve de cette signification au ministre.

6. (1) La première personne peut, dans les 45 jours suivant la signification d’un avis d’allégation aux termes de l’alinéa 5(3)b), demander au tribunal de rendre une ordonnance interdisant au ministre de délivrer un avis de conformité avant l’expiration de un ou plusieurs des brevets visés par une allégation.

(2) Le tribunal rend une ordonnance en vertu du paragraphe (1) à l’égard du brevet visé par une ou plusieurs allégations si elle (sic) conclut qu’aucune des allégations n’est fondée.

(3) La première personne signifie au ministre, dans la période de 45 jours visée au paragraphe (1), la preuve que la demande visée à ce paragraphe a été faite.

(4) Lorsque la première personne n’est pas le propriétaire de chaque brevet visé dans la demande mentionnée au paragraphe (1), le propriétaire de chaque brevet est une partie à la demande.

7. (1) Le ministre ne peut délivrer un avis de conformité à la seconde personne avant la plus tardive des dates suivantes:

a) la date qui suit de 30 jours la date d’entrée en vigueur du présent règlement;

b) la date à laquelle la seconde personne se conforme à l’article 5;

c) sous réserve du paragraphe (3), la date d’expiration de tout brevet énuméré dans la liste de brevets qui n’est pas visé par une allégation;

d) sous réserve du paragraphe (3), la date qui suit de 45 jours la réception de la preuve de signification de l’avis d’allégation visé à l’alinéa 5(3)b) à l’égard de tout brevet énuméré dans la liste de brevets;

e) sous réserve des paragraphes (2), (3) et (4), la date qui suit de 30 mois la date à laquelle est faite une demande au tribunal visée au paragraphe 6(1);

f) la date d’expiration de tout brevet faisant l’objet d’une ordonnance rendue aux termes du paragraphe 6(1).

(2) L’alinéa (1)e) ne s’applique pas si, à l’égard de chaque brevet visé par une demande au tribunal aux termes du paragraphe 6(1):

a) soit le brevet est expiré;

b) soit le tribunal a déclaré que le brevet n’est pas valide ou qu’aucune revendication pour le médicament en soi ni aucune revendication pour l’utilisation du médicament ne seraient contrefaites.

(3) Les alinéas (1)c), d) et e) ne s’appliquent pas à l’égard d’un brevet si le propriétaire de celui‑ci a consenti à ce que la seconde personne utilise, fabrique, construise ou vende la drogue au Canada.

(4) L’alinéa (1)e) cesse de s’appliquer à l’égard de la demande visée au paragraphe 6(1) si celle‑ci est retirée ou est rejetée par le tribunal de façon définitive.

(5) Le tribunal peut abréger ou proroger le délai visé à l’alinéa (1)e) à l’égard d’une demande lorsqu’elle (sic) n’a pas encore rendu d’ordonnance aux termes du paragraphe 6(1) à l’égard de cette demande et qu’elle (sic) constate qu’une partie à la demande n’a pas collaboré de façon raisonnable au traitement expéditif de celle‑ci.

III. Historique des procédures judiciaires

A. Novopharm Ltd. c. Eli Lilly and Co.

(1) Cour fédérale, Section de première instance (1995), 60 C.P.R. (3d) 181

24 À titre préliminaire, le juge McGillis a étudié la nature des procédures dont la cour était saisie. Elle a fait observer qu’une demande d’interdiction fondée sur le par. 6(1) du Règlement est une procédure de contrôle judiciaire visant à déterminer promptement s’il y a lieu de délivrer un ADC. À cet égard, elle a cité l’affaire David Bull Laboratories (Canada) Inc. c. Pharmacia Inc., [1995] 1 C.F. 588 (C.A.), dans laquelle le juge Strayer a statué que les questions qui doivent être examinées dans le cadre de ces procédures sont de nature limitée ou préliminaire, et ne doivent l’être qu’à la seule fin limitée mentionnée précédemment et que, si un examen complet des questions de validité ou de contrefaçon est nécessaire, il faut procéder de la façon habituelle en intentant une action.

25 Quant à la question de savoir si les allégations de non-contrefaçon que Novopharm a faites en demandant l’ADC étaient fondées, le juge McGillis a souligné que, puisque le point de vue de Novopharm était fondé sur sa licence, la question clé qui se posait était celle de l’interprétation à donner à l’accord de novembre 1992 intervenu entre Apotex et Novopharm. Si l’accord était essentiellement une sous‑licence, la licence aurait alors été annulée à bon droit par Eli Lilly, et Novopharm n’aurait disposé d’aucun moyen n’emportant pas contrefaçon d’obtenir le médicament pour lequel l’ADC était demandé.

26 Invoquant l’arrêt de notre Cour Exportations Consolidated Bathurst Ltée c. Mutual Boiler and Machinery Insurance Co., [1980] 1 R.C.S. 888, le juge McGillis a affirmé (à la p. 197) qu’il incombait alors de décider quelle était «l’intention véritable des parties au moment où elles ont contracté». Elle a repoussé les arguments d’Eli Lilly voulant que le témoignage de M. Dan, à la fois dans son affidavit et en contre‑interrogatoire, concernant l’intention qu’il avait au moment de la rédaction de l’accord d’approvisionnement soit inadmissible compte tenu de la règle d’exclusion de la preuve extrinsèque. Selon elle, M. Dan pouvait présenter une preuve directe concernant l’intention qu’il avait à l’époque de la rédaction. Quant aux lettres échangées entre M. Dan et M. Sherman, le juge McGillis a refusé de se prononcer sur leur admissibilité vu que, même si ces lettres avaient été admissibles, elle ne leur aurait accordé aucune importance pour le motif qu’elles ont été rédigées dans le but de clarifier l’intention des parties longtemps après la signature de l’accord et, apparemment, seulement pour répondre à la menace d’annulation de la licence détenue par Novopharm.

27 Quant aux intentions de M. Dan à l’époque de la rédaction, le juge McGillis a statué, sur la foi de sa preuve directe, qu’il avait voulu conclure un accord d’approvisionnement avec Apotex. Toutefois, elle a reconnu (à la p. 199) la nécessité d’examiner l’accord dans son ensemble afin de déterminer si les termes employés par les parties traduisaient raisonnablement leur intention, en gardant à l’esprit qu’«une sous‑licence n’aurait pu voir le jour que si Novopharm avait accordé tous ses droits aux termes de la licence, ou certains d’entre eux, à Apotex». Quant à la nature véritable de l’accord, elle a estimé, à la p. 199, qu’il s’agissait d’un «accord d’approvisionnement déguisé en sous-licence». Autrement dit, malgré la présence, dans l’accord d’approvisionnement, de termes qui pouvaient laisser croire à l’attribution d’une sous-licence, le dispositif de cet accord n’équivalait pas à l’attribution à Apotex de droits que Novopharm possédait en vertu de sa licence.

28 De l’avis du juge McGillis, le simple fait que l’accord d’approvisionnement prévoyait que Novopharm conclurait des contrats avec des tiers sur l’ordre d’Apotex n’était pas en soi une attribution de sous-licence. En réalité, si les droits conférés par la licence avaient été cédés sous forme de sous-licence à Apotex, la participation de Novopharm aux opérations n’aurait plus été nécessaire. Tout bien pesé, le juge McGillis était d’avis qu’aucune des dispositions de l’accord ne conférait à Apotex les droits que Novopharm possédait en vertu de sa licence, et que l’article 6, en stipulant que le titulaire d’une licence doit se conformer aux conditions de sa licence, notamment à l’interdiction d’attribuer une sous-licence, laisse fortement entendre que les parties n’avaient pas l’intention de créer une sous-licence.

29 En conséquence, le juge McGillis a décidé que Novopharm n’avait accordé aucune sous-licence à Apotex. À son avis, cette interprétation contribuait à promouvoir l’intention véritable des parties au moment de la conclusion de l’accord d’approvisionnement et à engendrer un résultat commercial raisonnable à leur point de vue, qu’elle percevait comme un objectif d’interprétation important, compte tenu de l’arrêt Consolidated Bathurst, précité. En fait, elle a dit que la conclusion qu’une sous‑licence avait été créée aurait contrecarré en entier l’objectif que les parties poursuivaient en concluant l’accord d’approvisionnement, étant donné que les brevetés auraient alors pu annuler les licences obligatoires. Elle a également précisé que, même si elle n’avait pas pris en considération la preuve extrinsèque de M. Dan quant à l’intention qu’il avait, elle serait arrivée à la même conclusion, compte tenu du texte clair de l’accord dans son ensemble. Le juge McGillis a conclu, pour ce motif, qu’Eli Lilly et Eli Lilly Canada n’avaient pas établi, selon la prépondérance des probabilités, que l’allégation de Novopharm, dans son ADA, n’était pas fondée au sens du par. 6(2) du Règlement. Elle a donc rejeté la demande d’ordonnance d’interdiction.

30 Quant à savoir si la licence avait été annulée, le juge McGillis s’est déclarée non compétente pour trancher cette question, en dépit des ordonnances antérieures des juges Forget et Pinard. Elle se sentait liée par l’arrêt subséquent David Bull Laboratories, précité, selon lequel la cour n’a pas compétence, dans le contexte d’une procédure de contrôle judiciaire relative à une demande d’ordonnance d’interdiction de cette nature, pour trancher des questions accessoires ou incidentes qui portent uniquement sur les droits de deux parties privées. Cependant, au cas où elle aurait tort de tirer cette conclusion, elle a exprimé l’avis que sa décision que Novopharm n’avait pas accordé une sous-licence à Apotex menait nécessairement à la conclusion que la licence n’avait pas été violée.

(2) Cour d’appel fédérale (1996), 67 C.P.R. (3d) 377

31 Dans des motifs oraux prononcés à l’audience, le juge Stone (avec l’appui des juges MacGuigan et McDonald) a rejeté l’appel. Cet appel a été entendu trois semaines après l’audition de l’appel Apotex no 1, infra, et à l’audience, la cour a invité les parties à présenter des arguments sur l’application possible de cet arrêt à l’issue de l’appel dont elle était saisie. Eli Lilly a fait valoir que l’arrêt était décisif en ce sens que la cour y avait décidé que l’accord d’approvisionnement transgressait l’interdiction, stipulée dans la licence obligatoire, d’accorder une sous-licence et qu’Eli Lilly avait réussi à annuler la licence au moyen d’un préavis. Novopharm a soutenu, pour sa part, qu’il n’y avait pas lieu d’appliquer l’arrêt parce que les faits de l’appel différaient sensiblement de ceux de l’affaire antérieure et aussi parce que, bien qu’une décision sur une demande d’ordonnance d’interdiction lie les parties au litige en cause, elle a peu de valeur comme précédent.

32 La cour a décidé que, bien que la décision antérieure n’ait pas eu valeur de chose jugée, elle la liait néanmoins, sauf si elle pouvait faire l’objet d’une distinction fondée sur ses faits ou si elle était manifestement erronée en raison de l’omission de tenir compte d’une règle de droit pertinente. Ce dernier argument n’a pas été avancé. Quant au premier, bien que la cour ait reconnu que les faits étaient différents à certains égards et que certains éléments de preuve soumis à la cour dans Apotex no 1 ne faisaient pas partie du dossier dans l’affaire qui l’occupait, la même licence obligatoire et le même accord d’approvisionnement étaient en cause et avaient été soumis en preuve dans les deux cas. Dans la mesure où elle n’était pas influencée par des éléments de preuve propres à l’affaire, l’analyse de l’accord d’approvisionnement dans Apotex no 1 pouvait donc être appliquée à Novopharm. Même s’il était vrai que l’article 6 de l’accord d’approvisionnement obligeait Novopharm à se conformer aux conditions de sa licence, la cour a décidé que cette clause devait être interprétée de concert avec les autres clauses de l’accord, ce qui l’a amenée à conclure qu’une sous-licence avait de fait été accordée. En conséquence, l’appel a été accueilli.

B. Apotex Inc. c. Eli Lilly and Co.

(1) Cour fédérale, Section de première instance (1995), 60 C.P.R. (3d) 206

33 Dans cette instance, Eli Lilly a prétendu que l’allégation n’était pas fondée parce que la licence que Novopharm détenait à l’égard de la nizatidine avait été annulée en raison de son attribution d’une sous-licence à Apotex et parce qu’Apotex ne disposait donc d’aucun moyen n’emportant pas contrefaçon d’obtenir de la nizatidine en vrac pour préparer les gélules visées par la demande d’ADC. Subsidiairement, elle a soutenu que la préparation des gélules violerait elle-même les droits que possédait Eli Lilly en vertu de ses brevets.

34 En concluant, dans Novopharm, précité, que l’entente entre Apotex et Novopharm était non pas une sous-licence mais un simple accord d’approvisionnement, le juge McGillis avait tenu compte du témoignage de M. Dan, de Novopharm, quant à l’intention qu’il avait au moment de rédiger l’accord avec M. Sherman. Même si ce témoignage ne faisait pas partie du dossier dont elle était alors saisie, le juge McGillis avait indiqué, dans Novopharm, qu’elle aurait tiré la même conclusion même indépendamment de celui-ci. En conséquence, elle estimait que sa conclusion sur la nature de l’accord, à laquelle elle en était arrivée dans Novopharm, s’appliquait également à l’affaire dont elle était saisie.

35 Quant à la question de savoir si la préparation de gélules à partir de la substance en vrac violerait les droits qu’Eli Lilly possédait en vertu de ses brevets, le juge McGillis a examiné la décision du juge MacKay dans l’affaire Merck & Co. c. Apotex Inc. (1994), 59 C.P.R. (3d) 133 (C.F. 1re inst.), et a souscrit à sa conclusion que cette activité de transformation constituerait en fait de la contrefaçon car «un tiers acquéreur non titulaire d’une licence n’acquiert aucun des droits exclusifs accordés à un breveté du simple fait qu’il a acheté la matière en vrac à un fournisseur qui est lui-même titulaire d’une licence» (p. 218).

36 En conséquence, le juge McGillis a conclu qu’Eli Lilly avait établi, selon la prépondérance des probabilités, que l’allégation de non-contrefaçon d’Apotex contenue dans l’avis d’allégation n’était pas fondée au sens du par. 6(2) du Règlement. Par conséquent, elle a fait droit à la demande de contrôle judiciaire et a interdit au Ministre de délivrer un ADC à Apotex avant l’expiration des brevets d’Eli Lilly.

(2) Cour d’appel fédérale (1996), 66 C.P.R. (3d) 329

a) Le juge MacGuigan (avec l’appui du juge Robertson)

37 Au cours de son examen des faits et de la preuve, le juge MacGuigan a fait observer que M. Sherman avait souligné, à maintes reprises, que toutes les décisions fondées sur l’accord d’approvisionnement seraient prises par Apotex et communiquées à Novopharm. L’intention explicite d’Apotex était de faire affaire avec un fabricant canadien, indépendant de Novopharm, et, en fait, Apotex a refusé de communiquer à Novopharm l’identité de ce fabricant jusqu’à ce qu’il lui convienne de le faire. Mais M. Sherman a insisté pour que ce soit Novopharm, et non Apotex, qui achète la substance et la vende à Apotex, conformément aux conditions de sa licence.

38 Le juge MacGuigan a souligné que la conclusion que le juge McGillis a tirée, dans Novopharm, sur la bonne façon de qualifier l’accord entre Apotex et Novopharm reposait, jusqu’à un certain point, sur le témoignage de M. Dan quant à l’intention au moment de la rédaction de l’accord. Il a fait observer non seulement que ce témoignage ne faisait pas partie du dossier dont il était saisi, mais encore que, en vertu de la règle d’exclusion de la preuve extrinsèque, toute preuve directe relative à l’intention des parties ne pouvait pas être prise en considération. À son avis, la question du sens de l’accord était une question de droit qui devait être résolue en fonction du texte de cet accord. Quoique le juge McGillis ait précisé qu’elle en serait venue à la même conclusion même en l’absence de la preuve extrinsèque, le juge MacGuigan a fait remarquer que sa décision semblait avoir été influencée par deux thèses juridiques en particulier: celle voulant qu’une sous-licence ne puisse avoir été créée que si Novopharm avait cédé à Apotex une partie ou l’ensemble de ses droits aux termes de la licence, et l’autre thèse selon laquelle, les tribunaux devraient, en interprétant un contrat, privilégier une interprétation qui favorise un résultat commercial raisonnable: voir Consolidated Bathurst, précité.

39 Le juge MacGuigan s’est appuyé sur l’arrêt de la Cour suprême du Delaware E.I. du Pont de Nemours & Co. c. Shell Oil Co., 227 USPQ 233 (1985) («du Pont»), qui, malgré un contexte factuel quelque peu différent, portait essentiellement, selon lui, sur le même genre d’opération en ce sens que le produit breveté était fabriqué non pour le titulaire de la licence mais pour une partie non titulaire de la licence. Dans cette affaire, invoquant la décision Carey c. United States, 326 F.2d 975 (Ct. Cl. 1964), décidé que le critère applicable à une sous-licence consiste à déterminer si la production de l’article autorisé est faite par le titulaire de la licence originale ou destinée à son propre usage, ou encore si elle est destinée à celui du prétendu titulaire d’une sous‑licence. Elle a jugé que l’application de ce critère révélait l’existence d’une sous‑licence dans un cas où une partie non titulaire d’une licence était censée fabriquer un article breveté à titre de mandataire du titulaire de la licence, pour ensuite acheter cet article au titulaire de la licence immédiatement après sa fabrication, chaque cession du droit de propriété n’étant rien de plus qu’une opération fictive.

40 Selon le juge MacGuigan, un tel «tour de passe-passe» a eu lieu dans le cas qui nous occupe. Il a conclu que, d’après l’accord d’approvisionnement, les contrats distincts entre Novopharm et ses fournisseurs et entre Novopharm et Apotex ne devaient être maintenus que pour faire en sorte qu’il n’y ait aucun lien contractuel direct entre Apotex et les fournisseurs. Il percevait cela comme une question de forme seulement. Étant donné qu’Apotex était, en réalité, l’âme dirigeante et que Novopharm se servait de sa licence au profit d’Apotex, il a statué que, contrairement au point de vue du juge McGillis, l’accord intervenu entre les deux était «une sous-licence déguisée en accord d’approvisionnement» (p. 338). Tout en reconnaissant que l’intention subjective des parties était d’éviter la création d’une sous-licence, il a conclu que cela contrastait avec l’intention objective du document qu’elles avaient signé. En d’autres termes, le contrat a eu pour effet juridique de créer une sous-licence.

41 Le juge MacGuigan a aussi statué que, selon son interprétation de l’arrêt Consolidated Bathurst, précité, tout examen de la question de savoir si cette interprétation favoriserait un «résultat commercial raisonnable» ne doit occuper qu’une «troisième place», derrière la «première» règle d’interprétation -- l’analyse objective des termes utilisés par les parties -- et l’application de la règle contra proferentem, qui consiste à interpréter toute ambiguïté d’un texte au détriment de la partie qui l’a rédigé. Selon lui (à la p. 338), la première règle s’appliquait en l’espèce étant donné qu’il n’y avait aucune ambiguïté dans «les mots qu’[elles] ont utilisés, selon l’interprétation que je donne à la réalité qu’ils dissimulent».

42 Le juge MacGuigan a donc rejeté l’appel d’Apotex, concluant qu’Eli Lilly avait annulé à bon droit la licence de Novopharm. Même s’il jugeait inutile de trancher la question de la contrefaçon découlant de la préparation, il a affirmé qu’il aurait souscrit aux motifs du juge Pratte sur ce point.

b) Le juge Pratte, dissident

43 Le juge Pratte a exprimé son désaccord avec les juges majoritaires sur la question de l’interprétation du contrat. Il a estimé qu’il n’y avait rien d’obscur dans le texte de l’accord d’approvisionnement, qui n’avait donc pas besoin d’être interprété davantage. Même si le contrat avait à la fois pour but et pour effet d’accorder aux parties, dans la mesure du possible, les mêmes avantages qu’elles auraient obtenus en s’accordant mutuellement des sous-licences, l’accord d’approvisionnement ne prévoyait pas l’attribution de sous-licences. Quant à l’argument d’Eli Lilly selon lequel les parties n’avaient pas dévoilé la nature véritable de l’accord -- que chaque partie accorderait des sous-licences à l’autre et alors, pour sauver les apparences, agirait à titre de mandataire du titulaire de la sous‑licence en obtenant le médicament --, il n’y avait, selon le juge Pratte (à la p. 342), «absolument aucune preuve que les parties aient jamais eu l’intention de conclure un arrangement aussi surréaliste». À son avis, Eli Lilly n’avait pas réussi à prouver que l’entente était un subterfuge en montrant simplement que les parties auraient pu obtenir les mêmes avantages en signant une entente différente. Par conséquent, il a conclu que Novopharm n’avait pas violé les conditions de sa licence.

44 Quant à savoir si les activités réelles d’Apotex n’emportaient pas contrefaçon, le juge Pratte était d’avis, aux pp. 342 et 343, qu’«Apotex, en achetant de Novopharm de la nizatidine en vrac fabriquée ou importée par cette société en vertu de sa licence obligatoire, acquerrait le droit d’utiliser ce médicament et, accessoirement, le droit de fabriquer des gélules à partir de celui-ci». Il a conclu que, si le titulaire d’un brevet vend l’objet breveté, il cède à l’acheteur le droit de propriété relatif à cet article. Le titulaire du brevet ne jouit plus d’aucun droit à l’égard de cet objet, et l’acheteur, à titre de nouveau propriétaire, «jouit du droit exclusif de posséder cet objet, de l’utiliser, d’en jouir, de le détruire ou de l’aliéner» (p. 343), sans crainte de violer le brevet du vendeur. Autrement dit, le titulaire du brevet a renoncé implicitement à son droit exclusif d’usage et de vente. Selon le juge Pratte, à l’avis duquel ont souscrit les juges majoritaires sur ce point, les mêmes principes s’appliquent à la vente d’un article breveté par le titulaire d’une licence qui, en vertu de cette dernière, est autorisé à vendre sans restriction et, en conséquence, Apotex avait le droit de fabriquer des gélules à partir de la nizatidine obtenue de Novopharm sans violer le brevet de Lilly. Pour ces motifs, le juge Pratte aurait accueilli l’appel.

IV. Les questions en litige

45 Comme nous l’avons vu, la question commune aux deux pourvois est de savoir si l’accord d’approvisionnement entre Apotex et Novopharm est une sous‑licence, de manière à justifier l’annulation par Eli Lilly de la licence obligatoire accordée à Novopharm relativement à la nizatidine. Dans l’affirmative, les ADA déposés par Novopharm et Apotex n’étaient pas fondés et il y a lieu de rendre l’ordonnance d’interdiction demandée. Toutefois, chaque pourvoi soulève d’autres questions distinctes que je vais examiner à tour de rôle.

46 Plus précisément, dans le pourvoi Novopharm, notre Cour est appelée à décider (1) si la Cour d’appel fédérale a commis une erreur en appliquant à l’affaire Novopharm son arrêt Apotex no 1, que ce soit à titre de chose jugée ou pour un autre motif, (2) si l’ADA de Novopharm était non fondé, peu importe que sa licence obligatoire ait ou non été annulée pour cause de violation, parce que la licence n’autorisait pas les activités qui y étaient proposées, et (3) si la Cour fédérale avait compétence pour rendre un jugement déclaratoire dans le cadre d’une telle procédure de contrôle judiciaire limité. Dans Apotex no 1, il est aussi allégué que, outre la question principale de la contrefaçon, la préparation de la nizatidine sous forme posologique définitive proposée par Apotex constituerait elle-même une violation des brevets d’Eli Lilly et qu’il y a donc lieu de rendre une ordonnance d’interdiction peu importe que l’accord d’approvisionnement constitue ou non une sous‑licence.

V. Analyse

A. L’accord entre Apotex et Novopharm

47 Le principal argument avancé par Eli Lilly veut que l’accord d’approvisionnement représente l’attribution d’une sous-licence par Novopharm à Apotex, ce qui est directement contraire à l’article 12 de la licence obligatoire de Novopharm à l’égard de la nizatidine. Tous s’accordent pour dire qu’une telle violation donnerait à Eli Lilly, en vertu de l’article 8 de la licence, le droit d’annuler la licence, ce qui aurait pour effet d’empêcher Novopharm de fabriquer, d’utiliser, d’importer ou de vendre de la nizatidine sans violer le brevet d’Eli Lilly. Dans un tel cas, ni l’ADA de Novopharm ni celui d’Apotex ne seraient fondés.

(1) La nature d’une sous-licence

48 On a soumis relativement peu d’arguments au sujet de la définition d’une sous‑licence. En général, une sous-licence représente l’attribution par le titulaire d’une licence de certains droits conférés par celle‑ci à un tiers, le titulaire de la sous-licence. Autrement dit, le titulaire de la licence cède effectivement la totalité ou une partie de ses droits au titulaire de la sous-licence, ce qui signifie que la sous‑licence comporte des attributs semblables à ceux de la licence principale, dont le droit d’exercer de façon indépendante certains droits que la licence confère à son titulaire. En réalité, on a dit qu’[traduction] «une sous‑licence est simplement un autre nom donné à l’attribution indirecte d’une licence»: voir Leslie W. Melville, Forms and Agreements on Intellectual Property and International Licensing, vol 1 (3e éd. rév. 1997 (feuilles mobiles)), au § 3.18.

49 Pour comprendre la nature d’une sous‑licence, il est donc nécessaire de commencer par saisir la nature d’une licence. Dans Harold G. Fox, The Canadian Law and Practice Relating to Letters Patent for Inventions (4e éd. 1969), le concept est exprimé ainsi (à la p. 285):

[traduction] Une licence, quoiqu’exclusive, ne confère pas à son titulaire tous les droits du breveté. Elle n’investit pas son titulaire de droits opposables au grand public, mais lui permet seulement de faire ce qui lui serait par ailleurs interdit de faire. Il n’obtient qu’un droit d’usage. Mais une licence est une attribution d’un droit et ne fait pas que conférer à son titulaire un simple intérêt en equity. Une licence représente une cession de droit à titre bénéficiaire dans une certaine mesure, par laquelle le cessionnaire acquiert un droit en equity sur le brevet. Une licence empêche d’être illégal ce qui, sans elle, serait illégal; elle est un consentement du titulaire d’un droit à ce qu’une autre personne accomplisse un acte qui, sans la licence, violerait le droit de la personne qui accorde la licence. Une licence confère tout au plus le droit de faire la chose qu’elle permet vraiment de faire. [Je souligne.]

En d’autres termes, par l’attribution d’une licence, le breveté accorde au titulaire de cette licence le droit d’agir d’une certaine façon relativement à l’article breveté, droit dont le titulaire de la licence ne jouirait pas sans celle‑ci. Toutefois, les droits du titulaire d’une licence n’équivalent pas nécessairement à ceux du breveté; ils sont plutôt limités aux conditions explicites de la licence et nuancés par celles-ci.

50 De plus, je devrais souligner, en passant, que, sauf si cette intention est explicite ou implicite dans la licence, le titulaire de cette dernière n’est pas libre d’accorder une sous‑licence sans la permission du donneur de licence: voir, par exemple, Howard and Bullough, Ld. c. Tweedales and Smalley (1895), 12 R.P.C. 519, à la p. 528. Cela peut‑être perçu comme une tentative de la loi de protéger les droits de propriété du titulaire du bien, même si l’attribution d’une licence a compromis la nature exclusive de ces droits. Ainsi, même si la licence obligatoire n’interdisait pas expressément d’accorder une sous-licence, Novopharm n’aurait pas été autorisée à accorder une sous‑licence à Apotex. Toutefois, il découle de l’interdiction expresse, compte tenu de la licence dans son ensemble, que l’attribution d’une sous‑licence par Novopharm engendrerait une violation susceptible d’entraîner l’annulation de la licence obligatoire à la demande d’Eli Lilly.

51 Pour que Novopharm ait accordé une sous‑licence à Apotex au moyen de l’accord d’approvisionnement, elle doit lui avoir cédé une partie ou la totalité des droits qu’elle possédait en vertu de sa licence obligatoire. Il s’agit simplement de savoir si Novopharm a, expressément ou implicitement, accordé à Apotex le droit de faire quelque chose qu’il lui aurait par ailleurs été interdit de faire et que Novopharm n’aurait été autorisée à faire qu’en vertu de sa licence obligatoire relative à la nizatidine. Cela a pu se produire de deux manières: soit qu’une seule ou plusieurs dispositions explicites, qui se dégagent à la lecture de l’accord, puissent révéler que les parties avaient l’intention de créer une entente de sous‑licence, soit que l’effet juridique du document peut être tel qu’une sous‑licence a été créée malgré les intentions contraires des parties. Je vais examiner chacune de ces possibilités à tour de rôle.

(2) Interprétation des contrats et intentions des parties

52 Pour vérifier si l’accord d’approvisionnement a conféré ou a eu pour effet de conférer une sous-licence à Apotex, il faut tout d’abord décider quelle est la méthode d’interprétation qui convient pour ce type de contrat et, en particulier, quelle preuve peut être prise en considération à cet égard. Dans Consolidated Bathurst, précité, à la p. 901, le juge Estey fait l’analyse suivante, en son propre nom et en celui des juges Pigeon, Dickson et Beetz:

Même indépendamment de la doctrine contra proferentem dans la mesure où elle est applicable à l’interprétation des contrats, les règles normales d’interprétation amènent une cour à rechercher une interprétation qui, vu l’ensemble du contrat, tend à traduire et à présenter l’intention véritable des parties au moment où elles ont contracté. Dès lors, on ne doit pas utiliser le sens littéral lorsque cela entraînerait un résultat irréaliste ou qui ne serait pas envisagé dans le climat commercial dans lequel l’assurance a été contractée. Lorsque des mots sont susceptibles de deux interprétations, la plus raisonnable, celle qui assure un résultat équitable, doit certainement être choisie comme l’interprétation qui traduit l’intention des parties. De même, une interprétation qui va à l’encontre des intentions des parties et du but pour lequel elles ont à l’origine conclu une opération commerciale doit être écartée en faveur d’une interprétation [. . .] qui favorise un résultat commercial raisonnable.

53 Un certain nombre de principes importants en matière d’interprétation des contrats se dégagent de ce passage. Toutefois, ils ne s’appliquent pas tous au présent pourvoi. Un principe qui ne s’applique sûrement pas est la règle contra proferentem. Cette règle a pour effet de protéger une partie à un contrat contre les conditions ambiguës ou déroutantes introduites d’une façon détournée par l’autre partie, en privilégiant une interprétation de l’ambiguïté au détriment de la partie qui les a rédigées. Toutefois quand les deux parties s’entendent sur la façon d’interpréter le contrat, il n’est pas loisible à un tiers d’affirmer que la règle contra proferentem devrait être appliquée pour interpréter le contrat au détriment des deux parties contractantes. En fait, un tiers n’a aucune raison d’invoquer la règle contra proferentem: voir G. H. L. Fridman, The Law of Contract in Canada (3e éd. 1994), à la p. 471. En conséquence, je suis d’avis, à titre préliminaire, de repousser la proposition selon laquelle cette règle devrait s’appliquer de manière à interpréter toute ambiguïté du contrat au détriment des parties qui l’on rédigé, en l’occurrence tant Novopharm qu’Apotex.

54 Le juge de première instance semble avoir considéré que, d’après l’arrêt Consolidated Bathurst, l’interprétation du contrat devrait viser en définitive à vérifier l’intention véritable des parties au moment de conclure le contrat et que, ce faisant, le juge des faits peut admettre des éléments de preuve extrinsèques concernant les intentions subjectives des parties à ce moment-là. À mon avis, cela n’est pas tout à fait exact. L’intention des parties contractantes doit être déterminée en fonction des mots qu’elles ont employés en rédigeant le document, éventuellement interprétés à la lumière des circonstances du moment. La preuve de l’intention subjective d’une partie n’occupe aucune place indépendante dans cette décision.

55 En fait, il n’est pas nécessaire de prendre en considération quelque preuve extrinsèque que ce soit lorsque le document est, à première vue, clair et sans ambiguïté. Pour reprendre les propos de lord Atkinson dans Lampson c. City of Quebec (1920), 54 D.L.R. 344 (C.P.), à la p. 350:

[traduction] . . . l’intention qu’il faut rechercher en interprétant l’acte est celle des parties telle qu’elle se dégage des termes qu’elles ont utilisés dans l’acte lui-même. [. . .] [S]i la signification de l’acte, selon le sens ordinaire des mots qui y sont employés, est claire et sans ambiguïté, il n’est pas permis aux parties à cet acte, aussi longtemps qu’il n’est pas modifié, de venir affirmer devant une cour de justice: «Notre intention était tout à fait différente de celle qui est exprimée par les termes de l’acte . . .»

56 Quand le texte du document est sans ambiguïté, l’idée exprimée dans Consolidated Bathurst, selon laquelle il y a lieu de retenir l’interprétation qui assure un «résultat équitable» ou un «résultat commercial raisonnable», n’est pas déterminante. Certes, il serait absurde d’adopter une interprétation nettement incompatible avec les intérêts commerciaux des parties, si l’objectif est de vérifier leur véritable intention au moment de contracter. Toutefois, il n’est pas difficile d’interpréter un document clair conformément à l’intention véritable des parties contractantes, si l’on présume que les parties voulaient les conséquences juridiques des mots qu’elles ont employés. Cela est conforme à l’opinion incidente de notre Cour dans Joy Oil Co. c. The King, [1951] R.C.S. 624, à la p. 641:

[traduction] . . . en interprétant un document, il s’agit non pas de chercher à comprendre ce que les mots seulement veulent dire, ni ce que le rédacteur seulement a voulu dire, mais plutôt de chercher ce que les mots employés par le rédacteur veulent dire.

57 À mon sens, le contrat intervenu entre Apotex et Novopharm ne comporte aucune ambiguïté. Aucune tentative n’a été faite pour camoufler l’objet véritable de l’entente ou les circonstances ayant entouré sa rédaction. De toute évidence, l’accord visait à réduire au minimum les effets préjudiciables des modifications apportées à la Loi sur les brevets, qui étaient censées imposer, et ont imposé en définitive, des restrictions considérables au régime antérieur de licences obligatoires, en portant au maximum l’accès de chaque partie à la plus grande variété possible de médicaments brevetés. Cela a été fait en obligeant chaque partie à obtenir de telles substances pour l’autre partie dans le cas où cette partie possédait une licence que l’autre n’avait pas et ne pourrait plus facilement acquérir. Tout cela ressort du texte clair des considérants de l’accord d’approvisionnement. Mis à part la question de contourner la loi, qui n’a rien à voir avec l’interprétation du contrat, les intentions des parties ressortent clairement à la lecture de l’accord. En conséquence, j’estime qu’on ne saurait affirmer à juste titre que l’accord d’approvisionnement comporte des ambiguïtés que son texte même ne permet pas de résoudre. Aucun autre outil d’interprétation n’est nécessaire.

58 Plus précisément, il n’est pas nécessaire de recourir à l’un ou l’autre élément de preuve soumis par Apotex ou Novopharm relativement aux intentions subjectives de leurs mandants au moment de rédiger l’accord. Par conséquent, j’estime que cette preuve est irrecevable en vertu de la règle d’exclusion de la preuve extrinsèque: voir Indian Molybdenum Ltd. c. The King, [1951] 3 D.L.R. 497 (C.S.C.), aux pp. 502 et 503.

59 De plus, même si cette preuve était nécessaire, telle n’est pas la nature de la preuve soumise en l’espèce, qui n’élucide aucunement les circonstances de la rédaction. Elle ne concernait que les intentions subjectives des parties: l’intention subjective de M. Dan au moment de la rédaction et l’intention subjective de M. Sherman d’exécuter l’accord d’une certaine manière.

60 En conséquence, je suis d’avis que le juge de première instance a commis une erreur, dans l’affaire Novopharm, en tenant compte du témoignage de M. Dan quant à l’intention qu’il avait au moment de conclure le contrat. Toutefois, je reconnais aussi qu’elle a affirmé clairement qu’elle aurait tiré la même conclusion même indépendamment de ce témoignage, et je ne rejetterais donc pas son interprétation de l’accord d’approvisionnement pour ce seul motif. À juste titre, le juge McGillis n’a pas paru tenir compte du témoignage de M. Sherman dans Apotex no 1, bien qu’on ne puisse pas en dire autant du juge MacGuigan dans la façon dont il a statué sur cette affaire. En fait, il a semblé avoir été fortement influencé par ce témoignage, ce qui met nécessairement en doute la validité de ses conclusions.

61 Une fois qu’il est établi qu’aucune preuve extrinsèque n’est recevable, que dit le texte de l’accord au sujet de l’intention des parties? Malgré les arguments contraires quelque peu percutants avancés par Eli Lilly, une chose que l’accord ne dit sûrement pas c’est qu’Apotex a le droit d’utiliser de manière indépendante, à son propre profit, toute licence obligatoire que possède Novopharm. Il ne dit pas non plus qu’Apotex a le droit d’exercer tout droit conféré à Novopharm par une telle licence. Il ne fait plutôt que prévoir, à l’article 1, que Novopharm va, sur l’ordre d’Apotex, «utilise[r] sa licence au bénéfice» d’Apotex. À mon sens, cela ne correspond pas à la définition de la sous‑licence, donnée précédemment. Le seul droit acquis par Apotex, en vertu de cette disposition, est celui de demander à Novopharm d’exercer d’une certaine manière les droits que lui confère sa licence, c’est-à-dire de manière à l’habiliter à déclencher l’exercice par Novopharm de ses propres droits d’obtenir et de vendre certains médicaments brevetés, et à profiter de cet exercice. Apotex n’acquiert aucun droit d’obtenir ces médicaments indépendamment de Novopharm. En fait, il reste tout à fait clair que Novopharm est toujours la seule partie ayant réellement le droit d’agir conformément à la licence.

62 Ainsi, il est vraiment sans importance que l’accord donne à Apotex le droit de dire à Novopharm qui devrait fabriquer le médicament, à qui il devrait être acheté et à quel prix, ou que Novopharm soit tenue, en vertu du contrat, de suivre ces directives. Il n’importe pas non plus que Novopharm doive toucher une redevance pour la fourniture à Apotex des substances autorisées ainsi obtenues. À certains égards, ces dispositions créent tout au plus un engagement détaillé à conclure un accord. Autrement dit, l’accord établit une procédure par laquelle la partie non titulaire de la licence peut contraindre la partie titulaire de la licence à conclure un autre contrat, à savoir un contrat de vente, dont les conditions précises peuvent être fixées en grande partie par la partie non titulaire, sauf que la partie titulaire de la licence a toujours droit au même taux de rendement: quatre pour cent du prix de la substance vendue. De cette façon, la redevance ne fait que garantir à la partie titulaire de la licence une certaine marge bénéficiaire en contrepartie de son rôle dans ces futures opérations prévues. Malgré les arguments de l’intimée, je ne vois pas comment cela peut indiquer soit l’intention d’attribuer une sous-licence, soit l’attribution réelle d’une sous-licence.

63 Il est vrai que, dans les considérants, les parties parlent d’une volonté commune de «partager leurs droits», ce qui pourrait bien être interprété en soi comme une intention de créer une sous-licence. Cependant, cette disposition doit être interprétée en fonction du reste de l’accord, qui révèle clairement l’intention de ne pas créer une sous‑licence. En particulier, la condition, à l’article 6, que la partie titulaire d’une licence se conforme aux conditions de sa licence milite contre la conclusion que les parties voulaient, par cet accord, s’accorder mutuellement des sous‑licences. Il serait simplement impossible à Novopharm d’accorder une sous‑licence tout en respectant les conditions de sa licence obligatoire relative à la nizatidine, étant donné l’interdiction expresse qui y est faite d’attribuer des sous‑licences. D’après la preuve, il n’y a aucune raison de conclure que Novopharm a voulu violer à la fois l’accord d’approvisionnement et sa licence obligatoire en accordant une sous-licence à Apotex.

64 En outre, selon moi, à l’article 7 de l’accord, qui prévoit que «[l]a partie titulaire d’une licence n’est pas dispensée d’accomplir un acte conformément aux instructions données par la partie non titulaire [. . .] pour le motif qu’un doute subsiste quant à savoir si la licence [. . .] permet l’acte en question» (je souligne), pourvu également que la partie non titulaire soit tenue d’assurer la défense de la partie titulaire de la licence dans le cadre de toute poursuite judiciaire qui peut s’ensuivre, ne permet pas ou n’exige pas l’attribution d’une sous‑licence en l’espèce. Pour que l’article 6 ait un sens, il doit à tout le moins être interprété comme interdisant les actes qui contreviendraient clairement à la licence de la partie qui en est titulaire. Je ne puis imaginer de violation plus claire que l’attribution d’une sous-licence. Il n’y a aucun «doute» quant à savoir si la licence permet un tel acte; il est interdit expressément par l’article 12 de la licence. En conséquence, je ne crois pas que l’article 7 soit applicable dans les circonstances; il n’écarte certes pas l’effet de l’article 6.

65 L’article 8 qui oblige la partie titulaire d’une licence à «collabore[r] pleinement avec la partie non titulaire et [à] se conforme[r] aux instructions de cette dernière afin de lui permettre d’utiliser la licence tout comme si elle en était elle-même titulaire» (je souligne) est certes une clause inhabituelle et, pourrait‑on soutenir, rédigée de façon malencontreuse. En effet, si quelqu’un devait douter que l’accord d’approvisionnement a vraiment été rédigé sans l’aide d’un conseiller juridique, comme l’ont fait valoir Novopharm et Apotex, cet article tendrait fortement à corroborer cette assertion. Toutefois, il doit lui aussi être interprété en fonction du reste de l’accord, qui ne permet simplement pas à la partie non titulaire d’une licence d’«utiliser la licence» au sens actif, c’est-à-dire de l’utiliser réellement. Il ne permet plutôt qu’une utilisation indirecte: tirer profit de l’utilisation de la licence par la partie qui en est titulaire. Il est sûrement vrai que la partie titulaire d’une licence est tenue de suivre les directives de la partie non titulaire et de faire toutes les démarches juridiques possibles pour permettre à cette dernière de profiter de l’existence de la licence, à sa demande. Toutefois, cela ne va pas jusqu’à permettre à la partie non titulaire d’une licence d’exercer les droits conférés par la licence indépendamment de la partie qui en est titulaire, ce qui représente l’essence d’une sous‑licence.

66 Bref, je ne trouve rien dans le texte du document qui laisse supposer que les parties voulaient s’accorder mutuellement des sous-licences. Tout indique au contraire qu’elles voulaient créer une entente commerciale en vertu de laquelle la partie non titulaire d’une licence aurait le droit de demander à la partie titulaire d’utiliser ses diverses licences à son profit pour acquérir, peut-être sur son ordre, divers médicaments brevetés, pour ensuite les lui revendre. En fait, il vaut la peine de souligner que la création de sous‑licences n’aurait pas vraiment été commercialement avantageuse pour les parties, car cela aurait justifié l’annulation des diverses licences obligatoires détenues par chaque société, et aurait ainsi non seulement rendu inutile l’accord d’approvisionnement lui‑même, mais encore compromis les opérations commerciales des deux sociétés. S’il est vrai, comme le soutient Eli Lilly, qu’il n’est pas nécessaire de prévoir expressément la création d’une sous‑licence, il est évident que, pour constituer une sous‑licence, l’accord d’approvisionnement doit avoir cédé à Apotex davantage que le simple droit d’obliger Novopharm à utiliser sa licence d’une certaine manière. Mais il appert que, dans le contexte de l’ensemble de l’accord, l’expression «partager leurs droits» ne signifiait rien de plus.

(3) L’effet juridique de l’accord d’approvisionnement

67 Eli Lilly prétend que l’accord a eu pour effet juridique d’entraîner l’attribution mutuelle de sous-licences par les parties, malgré l’intention qu’elles ont pu avoir. Compte tenu de l’analyse qui précède, je ne vois cependant pas comment cet argument peut être retenu. Apotex et Novopharm voulaient créer un certain type d’accord d’approvisionnement et non pas une sous‑licence, et je crois qu’elles sont parvenues à le faire. Toutefois, dans la mesure où l’argument d’Eli Lilly peut reposer sur une certaine confusion quant à la distinction entre une sous-licence et un contrat de vente ordinaire, il convient, à ce stade, d’examiner brièvement cette distinction.

(i) Sous-licence versus contrat de vente

68 En vertu de sa licence obligatoire, Novopharm a le droit de fabriquer ou d’importer de la nizatidine en vrac, ou de faire les deux, à la condition de respecter les délais prescrits par la Loi sur les brevets, et de vendre la nizatidine ainsi obtenue à Apotex ou à tout autre tiers. Après avoir acquis la nizatidine de Novopharm, Apotex était ensuite libre de l’utiliser d’une manière qui ne violait pas les brevets d’Eli Lilly. Par conséquent, aucune sous-licence n’aurait pu être créée par un accord qui confirmait ces droits et accordait simplement à Apotex le droit supplémentaire de demander à Novopharm d’acquérir et de lui vendre de la nizatidine en vrac à un certain tarif. En d’autres mots, pour prouver l’existence d’une sous-licence, il faut établir que l’accord était, sur le plan du fond sinon de la forme, plus qu’une entente détaillée aux termes de laquelle de futurs contrats de vente pourraient être signés.

69 Je le répète, pour qu’il y ait sous-licence, il doit y avoir attribution par le titulaire d’une licence à un tiers, titulaire de la sous-licence, des droits conférés par la licence. Cela peut cependant générer une certaine confusion entre une sous‑licence et un contrat de vente ordinaire, vu qu’un tiers peut acquérir des droits semblables en vertu de chacune de ces ententes. Autrement dit, tout comme le titulaire d’une sous‑licence peut obtenir le droit d’utiliser et de vendre un article breveté si le titulaire de la licence possède ce droit et le lui cède en conséquence, de même la vente par le titulaire d’une licence d’un article breveté est présumée conférer à l’acheteur le droit [traduction] «d’utiliser, de vendre ou d’aliéner les marchandises à son gré»: voir Badische Anilin und Soda Fabrik c. Isler, [1906] 1 Ch. 605, à la p. 610; voir aussi Gillette c. Rea (1909), 1 O.W.N. 448 (H.C.); Betts c. Willmott (1871), L.R. 6 Ch. App. 245. En d’autres termes, sauf stipulation contraire de la licence, le titulaire de celle‑ci a généralement le droit de céder à un acheteur le droit d’utiliser ou de revendre l’article breveté sans crainte de violer le brevet.

70 Mais, de toute évidence, la vente d’un article autorisé n’a pas automatiquement pour effet de faire de l’acheteur un titulaire de sous-licence et, par conséquent, le fait qu’un tiers jouisse de droits d’utilisation et d’aliénation ne saurait indiquer en soi l’existence d’une sous-licence. En réalité, comme Apotex le souligne, il existe, selon la jurisprudence et le bon sens, un certain nombre de manières dont le titulaire d’une licence peut vendre un article autorisé à un tiers avec l’éventail complet des attributs ordinaires de la propriété, sans pour autant faire de ce dernier un titulaire de sous-licence. Cela va de l’achat imprévu ordinaire à la fabrication par le titulaire d’une licence, à la demande et sur l’ordre de l’acheteur, et suivant ses propres spécifications, de produits qui incorporent l’objet de la licence: voir Intel Corp. c. ULSI System Technology Inc., 995 F.2d 1566 (Fed. Cir. 1993).

71 Ainsi, en pratique, les droits d’utilisation et d’aliénation ne peuvent être déterminants quant à l’existence d’une sous-licence que lorsqu’il est évident qu’il n’y a eu aucune cession de droits de propriété, c’est-à-dire qu’il n’y a eu aucune vente au tiers de l’article autorisé. En pareil cas, un droit d’utilisation ne pourrait découler que d’une sous‑licence quelconque et il ne pourrait pas y avoir de droit d’aliénation illimité, car il serait impossible à un tiers de céder un titre valable sans d’abord posséder un droit de propriété sur l’article. Toutefois, quand les droits de la partie non titulaire d’une licence découlent de la vente d’une substance autorisée, il serait trompeur de se fonder sur les droits d’utilisation et d’aliénation pour conclure qu’une sous-licence a été ou va être accordée.

72 Dans la présente affaire, c’est clairement la dernière situation qu’envisage l’accord d’approvisionnement entre Novopharm et Apotex. Aux termes de l’accord, tout droit que pourrait posséder Apotex de vendre de la nizatidine émanerait, de toute évidence, de son achat préalable de cette substance à Novopharm. Comme nous l’avons vu, la possibilité que la substance puisse être acquise par Novopharm, sur l’ordre ou sous réserve des directives d’Apotex, est sans importance. Ce qui importe, c’est plutôt que l’accord d’approvisionnement ne permet nullement à Apotex d’exercer les droits conférés par la licence à Novopharm pour fabriquer ou autrement acquérir indépendamment la substance brevetée pour laquelle elle ne détient elle-même aucune licence. Si l’accord était essentiellement une sous-licence, la participation de Novopharm serait totalement inutile; Apotex pourrait négocier directement avec le fabricant ou l’exportateur de la substance, ou fabriquer elle-même les médicaments. Mais l’accord d’approvisionnement ne confère en fait aucun droit de cette nature.

73 Un certain nombre de précédents américains récents étayent le point de vue selon lequel, pour établir l’existence d’une sous-licence dans des situations analogues à celle qui nous occupe, il faut habituellement démontrer que la partie non titulaire d’une licence exerce le droit de la partie titulaire de la licence de fabriquer ou d’importer la substance autorisée. Par exemple, dans l’affaire Intel, précitée, il a été décidé que la vente de micropuces par le titulaire d’une licence, Hewlett-Packard («HP»), à un tiers, ULSI, ne constituait pas une sous-licence, même si les puces étaient fabriquées par HP conformément aux devis et aux spécifications de USLI, puis revendues par USLI. La cour a cependant reconnu dans cette affaire qu’en permettant à ULSI de fabriquer les puces elle-même, HP lui aurait alors accordé une sous-licence.

74 Dans les présents pourvois, la Cour d’appel fédérale s’est appuyée sur la décision du Pont, précitée, pour affirmer qu’en fait une sous-licence est créée chaque fois qu’un produit breveté est fabriqué au profit de la partie non titulaire d’une licence plutôt que de la partie titulaire de la licence. Toutefois, en toute déférence, j’estime qu’il est facile d’établir une distinction entre l’affaire du Pont et celles dont nous sommes saisis, et je ne crois pas, de toute façon, qu’elle permet de faire valoir le principe de droit préconisé. Dans du Pont, ce qui a été plus significatif c’est que la partie non titulaire d’une licence fabriquait réellement l’article autorisé, censément à titre de mandataire du titulaire de la licence, pour ensuite «acheter» cet article au titulaire de la licence immédiatement après sa fabrication. Cette entente a été qualifiée, à juste titre, de subterfuge par la Cour suprême du Delaware. Le seul facteur qui différenciait cette situation du cas patent de la partie non titulaire d’une licence qui fabrique un article breveté strictement à son propre profit était une série d’opérations fictives réalisées entre une filiale et sa société mère dans le but de masquer la nature véritable de l’entente.

75 Mais la situation est manifestement différente lorsque le fabricant et l’utilisateur final sont deux personnes morales distinctes et que des cessions légitimes de droit de propriété ont effectivement lieu. Dans Cyrix Corp. c. Intel Corp., 77 F.3d 1381 (Fed. Cir. 1996), la partie titulaire d’une licence s’était engagée à fournir à un tiers des microprocesseurs qu’elle avait le droit de fabriquer en vertu d’une licence que lui avait accordé le breveté. La partie titulaire de la licence avait, à son tour, fait fabriquer les processeurs par une autre société (associée mais non une filiale) qui les lui a vendues pour qu’elle les revende au tiers. On a soutenu que cette entente était essentiellement une sous‑licence accordée au tiers fabricant par la partie titulaire de la licence, et que les droits de cette dernière de «faire fabriquer» en vertu de la licence ne visaient que la fabrication de marchandises à son propre profit. La cour a rejeté cet argument, concluant que la partie titulaire d’une licence avait le droit de confier à un mandataire la fabrication des produits autorisés et de les revendre à son gré. Elle a établi une distinction d’avec l’affaire du Pont, précitée, en faisant valoir que le fabricant et l’utilisateur final étaient deux entités complètement distinctes, de sorte que l’entente ne pouvait pas être qualifiée de subterfuge.

76 À mon avis, Cyrix ressemble beaucoup plus que du Pont à la présente affaire, où il est question de deux sociétés sans lien de dépendance, l’une titulaire d’une licence et l’autre non titulaire d’une licence, qui ont conclu un accord en vue de l’achat et de la vente éventuels de marchandises brevetées. Elles ont convenu que la partie titulaire d’une licence, en l’occurrence Novopharm, allait, sur l’ordre et suivant les directions d’Apotex, la partie non titulaire d’une licence, fabriquer ou importer les marchandises, acquérir les droits de propriété relatifs à celles‑ci et les vendre à Apotex. La seule différence véritable réside dans le fait que, tandis que dans Cyrix, le titulaire d’une licence a vraisemblablement fait fabriquer les puces à des conditions qui garantiraient la réalisation d’un bénéfice sur le contrat de vente signé antérieurement avec le tiers, dans le cas qui nous occupe, le bénéfice que Novopharm est assurée de réaliser n’est pas fondé sur l’entente qu’elle a conclue avec son fournisseur, mais découle de la redevance garantie de quatre pour cent que doit verser Apotex. Cette distinction ne saurait à elle seule transformer l’accord d’approvisionnement en une sous‑licence.

77 Comme l’accord d’approvisionnement n’a pas encore été exécuté, la preuve n’établit certainement pas qu’il s’agit d’un cas où la partie non titulaire d’une licence fabrique elle-même les marchandises, comme dans du Pont. En conséquence, je n’ai pas à décider si une sous-licence serait accordée dans cette situation hypothétique. En réalité, on n’a pas fait valoir, et je ne saurais simplement présumer, que l’accord d’approvisionnement a été ou est destiné à être exécuté de cette manière. De plus, je souligne encore une fois que cet accord prévoit expressément, à l’article 6, que la partie titulaire d’une licence doit se conformer aux conditions de la licence, qui lui interdisent notamment d’accorder des sous-licences. Par conséquent, s’il est théoriquement possible que cette entente soit un jour exécutée d’une manière qui entraînerait l’attribution d’une sous-licence, il faut présumer, pour les présentes fins, que, si l’accord est jamais exécuté, les parties agiront conformément à la loi.

78 Aux termes du contrat tel que rédigé, Apotex est simplement autorisée à guider Novopharm vers le tiers fabricant qu’elle préfère et avec qui elle a négocié des conditions, obligeant ainsi Novopharm à traiter avec ce fabricant et à acquérir le médicament breveté aux conditions négociées. Malgré l’importance du contrôle exercé par Apotex, il n’en reste pas moins que des entités distinctes sont en cause, qu’Apotex n’est aucunement responsable, en fin de compte, de la fourniture des marchandises que Novopharm lui vendra éventuellement et qu’une cession de biens légitime et de fait doit survenir entre Novopharm et le tiers pour qu’Apotex puisse acquérir des droits de propriété. Par conséquent, c’est seulement si la désignation par Apotex d’une source ou d’un fabricant qu’elle préfère en faisait nécessairement la titulaire d’une sous-licence accordée par Novopharm, que l’accord entre les deux sociétés violerait les conditions de la licence obligatoire. Étant donné qu’Apotex peut exercer ce droit contractuel sans jouir des droits conférés par une licence qui lui seraient cédés par Novopharm, il serait inexact de dire que l’accord d’approvisionnement viole nécessairement la licence.

79 Comme je l’ai déjà précisé, l’accord d’approvisionnement conclu avec Novopharm ne confère à Apotex aucun droit qui lui soit propre en vertu de la licence, peu importe l’intention apparente des parties de «partager leurs droits». Au fond, l’accord n’est rien de plus qu’un engagement à conclure un accord, une obligation mutuelle des parties à conclure, à l’avenir, des contrats entre elles. Ni le texte de l’accord ni la manière dont les parties étaient censées l’exécuter ne justifient de conclure qu’il constitue essentiellement une sous-licence.

(4) L’argument du mandat

80 Subsidiairement, Eli Lilly a soutenu que l’accord d’approvisionnement devait être considéré comme une sous-licence parce que le contrôle qu’Apotex exercerait vraisemblablement sur l’acquisition de nizatidine ferait en sorte que Novopharm se trouverait, en réalité, à agir en qualité de mandataire d’Apotex. En procédant à cette acquisition, Novopharm agirait non pas pour son propre compte mais pour celui d’Apotex, ce qui impliquerait que cette dernière aurait obtenu de Novopharm des droits conférés par une licence. Dans le même ordre d’idées, on affirme que, en réalité, Novopharm ne serait pas autorisée à faire ces acquisitions parce qu’elle se trouverait à prendre la place d’Apotex qui n’est pas titulaire d’une licence. Le dernier argument est donc un argument subsidiaire par rapport à l’argument de la sous-licence et il subsiste même si l’accord d’approvisionnement n’est pas considéré comme une sous-licence.

81 À mon sens, cet argument doit être rejeté sous ses deux formes, pour une raison très simple. Il est tout à fait clair qu’aux termes de l’accord d’approvisionnement tout rapport contractuel qui pourrait être établi pour l’achat de nizatidine serait entre Novopharm et le tiers fournisseur. Apotex ne serait pas partie au contrat; Novopharm ne conclurait pas le contrat «pour le compte» d’Apotex de quelque manière que ce soit. L’idée qu’un mandataire établisse un rapport contractuel avec le tiers va à l’encontre du concept même de mandat, qui suppose que le mandataire lie le mandant et ne se lie pas lui-même par des rapports et des obligations contractuels. La signature d’un contrat entre Novopharm et un tiers fournisseur empêcherait la formation d’un rapport mandant-mandataire parce que, même si un tel rapport était envisagé, il ne pourrait pas être réalisé par une opération aboutissant à un contrat entre le tiers et le mandataire plutôt que le mandant.

(5) Conclusion sur la nature de l’accord d’approvisionnement

82 L’entente conclue entre Apotex et Novopharm n’est pas une sous-licence. Peu importe l’importance du contrôle qu’Apotex pourrait exercer sur les mesures prises pour organiser et faciliter l’acquisition à son propre profit des substances autorisées, aucune acquisition réelle n’est possible sans la participation de Novopharm. L’accord ne confère pas à Apotex le droit de faire indépendamment de Novopharm quelque chose que seule Novopharm est autorisée à faire, et il n’implique pas ou ne traduit pas l’intention des parties contractantes de conférer un tel droit. Autrement dit, Novopharm ne cède à Apotex aucun droit conféré par sa licence. Ainsi, bien qu’il en résulte peut‑être une situation peu conventionnelle sur le plan commercial, l’entente est, en fin de compte, essentiellement incompatible avec l’attribution d’une sous-licence. Dans la mesure où la Cour d’appel fédérale a conclu le contraire, elle a, en toute déférence, commis une erreur.

83 Cependant, cela ne signifie pas qu’il serait impossible d’exécuter l’accord de manière à créer une sous-licence. Par exemple, quoique je n’aie pas à trancher cette question hypothétique, je ferais observer une fois de plus que, si le fournisseur canadien auprès duquel Apotex a demandé à Novopharm de se procurer la nizatidine se trouvait à être Apotex elle-même, l’accord serait vraisemblablement considéré comme un subterfuge, tout comme dans l’affaire du Pont, précitée. De même, si Novopharm devait manquer de vigilance en exécutant l’accord et permettre à Apotex de contracter directement avec le tiers fournisseur pour acheter la nizatidine, il pourrait bien se révéler que cet assouplissement des conditions entraînerait en fait l’attribution d’une sous‑licence. Mais ce sont là des hypothèses et non pas les faits dont nous sommes saisis. À vrai dire, la manière dont l’accord a été exécuté par les parties est absolument impossible à prouver en l’espèce, parce qu’à la date de l’audience il n’avait toujours pas été exécuté. En revanche, si l’accord a été exécuté par la suite de manière à créer une sous-licence, ou s’il l’est à l’avenir, il sera certainement loisible au breveté de demander l’annulation de la licence obligatoire ou tout autre redressement qui pourrait convenir en vertu de la Loi sur les brevets notamment. Toutefois, cela n’a rien à voir avec le caractère fondé des ADA en cause dans la présente affaire.

84 En conséquence, je soulignerais qu’il ne faudrait pas interpréter les conclusions tirées en l’espèce comme prévoyant que tout accord d’approvisionnement semblable à celui qui nous occupe protège les parties à cet accord contre toute allégation d’attribution d’une sous-licence. La présente décision doit plutôt être limitée pour l’essentiel à ses faits: une affaire dans laquelle un accord a été conclu entre deux sociétés sans lien de dépendance, qui, à première vue, n’est pas une sous-licence et qui n’avait pas été exécuté à quelque époque pertinente relativement au litige. Tout dépendant de l’exécution de l’accord, de l’identité des parties ou d’un certain nombre d’autres facteurs distinctifs, il se pourrait fort bien que les faits particuliers d’une autre affaire donnent lieu à un résultat différent.

B. Autres questions en litige dans le pourvoi Novopharm

(1) La Cour d’appel fédérale a-t-elle commis une erreur en appliquant son arrêt Apotex no 1 à l’affaire Novopharm?

85 Novopharm soutient que, même si la Cour d’appel fédérale avait eu raison d’interpréter l’accord d’approvisionnement comme attribuant une sous-licence à Apotex, cet accord ne devrait pas cependant être considéré comme une sous‑licence aux fins du pourvoi Novopharm. On fait valoir, à l’appui de cette distinction, que l’accord ne peut pas être considéré, à première vue, comme une sous-licence et que, tandis que la conclusion de la cour dans Apotex no 1 peut avoir reposé en partie sur le témoignage de M. Sherman au sujet de la manière dont Apotex s’attendait à ce que l’accord soit exécuté, aucune mesure n’avait encore été prise pour l’exécuter. On soutient donc que, alors qu’il aurait pu être loisible à la cour d’accorder l’ordonnance d’interdiction demandée dans Apotex no 1 si l’exécution proposée par M. Sherman avait entraîné l’attribution d’une sous‑licence, la cour ne disposait pas de ce témoignage dans Novopharm et, en fait, celui‑ci était incompatible avec le témoignage de M. Dan quant à sa compréhension de l’accord. Dans la mesure où la Cour d’appel fédérale n’a pas tenu compte de cette différence majeure sur le plan de la preuve, cela, affirme‑t‑on, constitue une erreur de droit.

86 Il est sûrement vrai que chaque cas doit être examiné en fonction de ses propres faits, et j’ai déjà exprimé l’avis que l’exécution de l’accord d’une certaine manière pourrait bien entraîner hypothétiquement la création d’une sous-licence. Pour ce motif, je suis d’accord pour dire qu’il n’aurait pas convenu que la Cour d’appel fédérale applique au second pourvoi son arrêt dans le premier pourvoi, que ce soit à titre de chose jugée ou autrement, sans prendre en considération toute différence factuelle importante qui pouvait exister entre les deux affaires. Toutefois, vu ma conclusion antérieure sur la nature de l’accord d’approvisionnement et compte tenu du fait que cet accord n’avait pas été exécuté à l’époque pertinente, il n’est pas nécessaire de statuer sur ce point. Aucun des éléments de preuve extrinsèque examinés par la Cour d’appel fédérale n’a eu quelque influence que ce soit sur les conclusions que j’ai tirées.

(2) L’avis d’allégation de Novopharm était-il prématuré et donc non fondé?

87 Même la conclusion sans équivoque sur la nature de l’accord d’approvisionnement ne met pas fin à l’affaire Novopharm. Il reste à décider si, comme l’allègue Eli Lilly, l’ADA de Novopharm n’était pas fondé indépendamment de la question de savoir si on avait réussi à annuler sa licence obligatoire pour la nizatidine.

88 Selon l’al. 39.11(2)c) de la Loi sur les brevets, il était interdit à Novopharm d’importer, en vertu de sa licence obligatoire, un médicament à l’égard duquel un ADC avait été délivré après le 27 juin 1986, jusqu’à l’expiration d’un délai de 10 ans après la date de délivrance de cet ADC. Bien que cette disposition ait été abrogée par la Loi de 1992 modifiant la Loi sur les brevets, le par. 11(1) de cette loi prévoit que les licences accordées en vertu de l’ancien art. 39, avant le 20 décembre 1991, restent valides dans les limites de leurs conditions, et que les art. 39 à 39.14 de la loi antérieure s’appliquent à elles comme s’ils n’avaient pas été abrogés.

89 Un ADC relatif à la nizatidine a été délivré à Eli Lilly Canada le 31 décembre 1987. En conséquence, Eli Lilly soutient que l’ADA de Novopharm qui a été déposé le 30 juillet 1993 n’aurait pas pu être fondé avant le 31 décembre 1997, la première date à laquelle elle aurait eu le droit, en vertu de sa licence obligatoire, d’importer de la nizatidine. Eli Lilly fait donc valoir que, même si aucune sous-licence n’a été accordée et que l’annulation de la licence de Novopharm n’était donc pas fondée, Novopharm aurait néanmoins violé les brevets d’Eli Lilly si elle avait reçu un ADC à l’égard de la nizatidine, car elle ne disposait d’aucun moyen n’emportant pas contrefaçon d’obtenir le médicament en vrac.

90 Toutefois, cet argument ne tient apparemment pas compte du fait que l’ADA de Novopharm ne semble pas révéler l’intention précise d’importer de la nizatidine. Il s’agit plutôt d’une demande d’ADC pour la fabrication, l’exécution, l’utilisation ou la vente de gélules de 150 mg et de 300 mg de nizatidine. Il n’y est pas fait état de la manière dont Novopharm se propose d’obtenir le médicament en vrac et on n’a produit aucun élément de preuve laissant entendre qu’il devrait être importé. En fait, quoique M. Dan ait reconnu, dans ses réponses écrites à des engagements en contre‑interrogatoire, qu’au moment de l’audition les fournisseurs de Novopharm étaient à l’étranger, il a aussi indiqué que Novopharm savait qu’il lui était interdit d’importer de la nizatidine avant le 31 décembre 1997 et qu’elle avait l’intention de respecter les dispositions pertinentes de la Loi sur les brevets. En outre, il a indiqué que Novopharm pourrait trouver un fournisseur canadien entre le 31 décembre 1994 et le 31 décembre 1997, et il a expressément nié toute intention d’importer de la nizatidine avant cette dernière date.

91 Selon l’art. 39.14 de la Loi sur les brevets, Novopharm avait le droit d’utiliser l’invention brevetée pour préparer ou produire un médicament -- c’est-à-dire pour fabriquer le médicament elle-même ou par l’intermédiaire de mandataires canadiens -- à l’expiration des sept années suivant la date de délivrance du premier ADC à Eli Lilly Canada. Ce délai de sept ans a expiré le 31 décembre 1994 et, bien que Novopharm ait signifié son ADA à Eli Lilly Canada le 30 juillet 1993, la demande n’a été entendue que le 30 janvier 1995. Par conséquent, Novopharm avait, à la date de l’audition, le droit de fabriquer ou de faire fabriquer le médicament pour son propre usage, dans le but de le vendre à des fins de consommation au Canada.

92 Dans Apotex no 2, précité, l’affaire connexe aux présents pourvois, j’ai décidé que la date appropriée pour évaluer un ADA, lorsqu’une ordonnance d’interdiction est demandée par le breveté, est celle de l’audition et non celle du dépôt de l’ADA. En conséquence, je ne puis conclure que l’ADA de Novopharm était prématuré et donc non fondé. À la date de l’audition, elle disposait en réalité d’un moyen n’emportant pas contrefaçon d’obtenir de la nizatidine en vrac et, en l’absence de preuve contraire, je présume qu’elle avait l’intention, comme l’a affirmé M. Dan, de respecter les restrictions de la Loi sur les brevets en se procurant exclusivement le médicament chez un fournisseur canadien.

(3) Compétence pour accorder un jugement déclaratoire

93 La dernière question qui doit être tranchée en ce qui concerne le pourvoi Novopharm est de savoir si, dans le cadre d’une procédure sommaire de contrôle judiciaire relative à une demande d’ordonnance interdisant la délivrance d’un ADC, notre Cour a compétence pour accorder un jugement déclaratoire. Plus précisément, Novopharm demande à notre Cour de déclarer (1) qu’Eli Lilly n’a pas démontré que l’avis d’allégation n’était pas fondé, (2) qu’Eli Lilly n’a pas démontré qu’elle avait le droit d’annuler la licence obligatoire, et (3) que l’accord d’approvisionnement ne constitue ni une sous-licence ni une cession de la licence obligatoire de Novopharm à Apotex.

94 À mon avis, les deux premières demandes sont inutiles. La conclusion que l’accord d’approvisionnement n’était pas une sous-licence nous amène nécessairement à conclure, du moins pour les fins du présent pourvoi, qu’Eli Lilly n’avait pas le droit d’annuler la licence obligatoire de Novopharm. En fait, on n’a allégué l’existence d’aucune autre violation susceptible de déclencher l’application de l’article 9 de la licence. De même, cette conclusion, conjuguée à celle que l’ADA de Novopharm n’était pas prématuré, amène à conclure qu’Eli Lilly n’a pas démontré que l’ADA n’était pas fondé. Je ne vois aucune raison d’accorder ce qui serait un jugement déclaratoire superflu à l’égard de ces questions, quand il suffit de décider si la Cour d’appel fédérale a commis une erreur en rendant les ordonnances d’interdiction demandées.

95 Quant à la troisième demande, j’estime qu’il ne conviendrait pas que notre Cour accorde le redressement demandé étant donné la nature des présentes procédures. Comme le juge McGillis l’a fait observer à juste titre, le contrôle judiciaire sommaire auquel donne lieu une demande d’ordonnance d’interdiction fondée sur le Règlement dépend énormément des faits de l’espèce et est généralement considéré comme ne liant que les parties au litige. Cela est seulement indiqué vu la nature limitée des procédures, la question à trancher et le dossier constitué à cette fin limitée. Dans Merck Frosst Canada Inc. c. Canada (Ministre de la Santé nationale et du Bien‑être social) (1994), 55 C.P.R. (3d) 302 (C.A.F.), aux pp. 319 et 320, le juge Hugessen a fait la remarque suivante, à laquelle je souscris:

Pour décider si les allégations sont «fondées» (paragraphe 6(2)), la Cour doit examiner si, à la lumière de ces faits tels qu’ils sont présumés ou prouvés, ces allégations engageraient en droit à conclure que le brevet ne serait pas contrefait par la partie intimée.

À ce sujet, il y a lieu de noter que si l’alinéa 7(2)b) semble prévoir que la Cour rend un jugement déclarant que le brevet n’est pas valide ou qu’il n’est pas contrefait, il ne fait aucun doute que ce jugement déclaratoire ne peut être rendu dans le cadre de la procédure fondée sur l’article 6 elle‑même. Cette procédure est après tout engagée par le breveté pour demander une interdiction contre le ministre; puisqu’elle revêt la forme d’un recours sommaire en contrôle judiciaire, il est impossible de concevoir qu’elle puisse donner lieu à une demande reconventionnelle de la part de l’intimé en vue de pareil jugement déclaratoire. L’invalidité de brevet, tout comme la contrefaçon de brevet, n’est pas une question relevant d’une procédure de ce genre. [Je souligne.]

96 Cette remarque a été renforcée plus récemment par le juge Strayer dans l’arrêt David Bull Laboratories, précité, à la p. 600:

Si, en prenant ce Règlement, le gouverneur en conseil avait eu l’intention de prévoir le prononcé d’une décision définitive sur la validité et la contrefaçon d’un brevet, qui lierait toutes les parties privées et empêcherait tout litige ultérieur visant les mêmes questions, il l’aurait sûrement exprimée. Le tribunal n’est pas disposé à accepter l’hypothèse voulant que les brevetés et les sociétés génériques soient forcés de faire valoir leurs droits privés uniquement au moyen de la procédure sommaire de demande de contrôle judiciaire. Étant donné que le Règlement dispose que les questions qui peuvent être tranchées à cette étape seront examinées dans le cadre d’une telle procédure, il est donc assez clair que ces questions sont obligatoirement de nature limitée ou préliminaire. Si l’instruction complète des questions de validité et de contrefaçon est nécessaire, on peut procéder de la façon habituelle en intentant une action. [Je souligne.]

97 Même si le redressement demandé à la Cour d’appel fédérale dans ces affaires concernait des questions touchant la violation ou l’invalidité des brevets eux-mêmes, et non pas l’effet d’un accord externe, je crois que le raisonnement adopté est aussi applicable au pourvoi Novopharm. La nature de l’examen relatif à la présente procédure de contrôle judiciaire exige seulement de décider si l’ADA était fondé dans les circonstances de la présente affaire. Bien que pour répondre à cette question il faille nécessairement décider si, dans ces circonstances particulières, l’accord d’approvisionnement constituait une sous-licence et justifiait donc l’annulation de la licence, ce ne doit pas être interprété comme une décision définitive sur la nature de l’accord à toutes fins. En rendant un jugement déclaratoire sur les droits et les obligations privés des parties à l’accord, notre Cour irait bien au‑delà de la portée limitée de la procédure. En conséquence, je suis d’avis de refuser le jugement déclaratoire demandé par Novopharm.

C. Autres questions en litige dans le pourvoi Apotex no 1

(1) La préparation par Apotex de la nizatidine sous forme posologique définitive violerait-elle le brevet d’Eli Lilly?

98 Même en supposant que l’accord d’approvisionnement ne constituait pas une sous-licence, que la licence de Novopharm est toujours valide et qu’Apotex peut donc acheter de la nizatidine en vrac, en vertu de l’accord d’approvisionnement, à titre de tiers acquéreur, il demeure possible que l’utilisation qu’Apotex propose, dans son ADA, de faire du médicament viole le brevet d’Eli Lilly. Dans la même veine, Eli Lilly soutient que la Cour d’appel fédérale a commis une erreur en décidant que la préparation par Apotex des gélules sous forme posologique définitive ne violerait pas le brevet. Plus précisément, on fait valoir que les droits d’utilisation et de vente inhérents à l’achat sans restriction d’un article autorisé ne permettent pas de fabriquer un nouvel article.

99 Le juge Pratte de la Cour d’appel fédérale, avec l’appui de la majorité sur ce point, a répondu, à la p. 343, à cet argument dans le passage concis et utile ci-après, auquel je souscris:

Si le titulaire d’un brevet fabrique un objet breveté, il a, outre ce monopole, la propriété de cet article. Et la propriété d’une chose implique, comme chacun sait, [traduction] «le droit de posséder la chose et de l’utiliser, le droit de jouir des produits et des accessoires de la chose, ainsi que le droit de la détruire, de la grever ou de l’aliéner» [. . .] Si le titulaire du brevet vend l’objet breveté qu’il a fabriqué, il cède à l’acheteur le droit de propriété relatif à cet article. Cela signifie qu’à partir de ce moment, le titulaire du brevet ne jouit plus d’un droit quelconque à l’égard de l’objet qui appartient maintenant à l’acheteur, lequel, à titre de nouveau propriétaire, jouit du droit exclusif de posséder cet objet, de l’utiliser, d’en jouir, de le détruire ou de l’aliéner. Il s’ensuit qu’en vendant l’objet breveté qu’il a fabriqué, le titulaire du brevet renonce implicitement, pour ce qui est de cet objet, au droit exclusif qu’il possède d’utiliser et de vendre l’invention en vertu du brevet. Par conséquent, après la vente, l’acheteur peut faire ce qu’il veut de l’objet breveté sans craindre de contrefaire le brevet de son vendeur.

Les mêmes principes s’appliquent manifestement lorsqu’un article breveté est vendu à un titulaire de licence qui, en vertu de cette dernière, est autorisé à vendre sans restriction. Il s’ensuit que si Apotex devait acheter de la nizatidine en vrac fabriquée ou importée par Novopharm en vertu de sa licence, Apotex pourrait, sans contrefaire les brevets de Lilly, fabriquer des gélules à partir de cette substance ou l’utiliser de toute autre manière possible. [Je souligne.]

100 Peut-être convient-il d’expliquer brièvement les principes qui sous‑tendent cet énoncé légitime du droit. Comme je l’ai déjà fait remarquer au sujet de la distinction entre une sous‑licence et un contrat de vente ordinaire d’un article breveté ou autorisé, la vente d’un article breveté est présumée conférer à l’acheteur le droit [traduction] «d’utiliser, de vendre ou d’aliéner les marchandises à son gré»: voir Badische Anilin und Soda Fabrik c. Isler, précité, à la p. 610. Sauf stipulation contraire de la licence autorisant la vente d’un article breveté, le titulaire de cette licence est ainsi en mesure de céder aux acheteurs le droit d’utiliser ou de revendre l’article en cause sans crainte de violer le brevet. En outre, toute restriction imposée au titulaire d’une licence, qui est destinée à toucher les droits des acheteurs subséquents, doit être exprimée clairement et sans équivoque; les conditions restrictives imposées par un breveté à un acheteur ou au titulaire d’une licence ne sont pas rattachées aux marchandises sauf si elles sont portées à l’attention de l’acheteur au moment de l’acquisition de ces dernières: voir National Phonograph Co. of Australia, Ltd. c. Menck, [1911] A.C. 336 (C.P.).

101 Par conséquent, il est clair que, en l’absence de conditions contraires expresses, l’acheteur d’un article autorisé a le droit d’en disposer à son gré pourvu que, ce faisant, il ne viole pas les droits conférés par le brevet. À cet égard, Eli Lilly allègue qu’en l’espèce la préparation de la nizatidine sous une autre forme irait au‑delà de la portée des droits obtenus par l’acheteur parce qu’elle reviendrait non pas simplement à revendre la substance achetée, mais plutôt à créer un nouvel article contrairement au brevet qu’elle détient. Toutefois, j’estime que cet argument n’est justifié ni par la preuve, ni par la jurisprudence citée par Eli Lilly. À mon avis, la préparation de la nizatidine sous forme posologique définitive n’a pas pour effet de créer un nouvel article. Elle s’apparente plutôt davantage à un nouveau conditionnement de la substance sous une forme commercialement utilisable, ce qui, à mon sens, ne viole aucun droit conféré par les brevets.

102 Aucun élément de preuve particulier n’a été produit en l’espèce au sujet de la nature du procédé par lequel le médicament en vrac est préparé sous forme posologique définitive. Toutefois, dans l’affaire Merck & Co. c. Apotex Inc., précitée, à la p. 155, le juge MacKay a fait un résumé utile du procédé. Bien qu’il soit possible que le procédé employé pour préparer la nizatidine sous une autre forme diffère légèrement de celui utilisé pour la préparation sous une autre forme du médicament en cause dans cette affaire, à savoir le maléate d’énalapril, l’essentiel de la description qu’en a fait le juge MacKay est néanmoins pertinent: le composé de base breveté en cause, c’est-à-dire le médicament en vrac produit par le breveté ou le titulaire d’une licence, reste inchangé pendant tout le processus de préparation sous une autre forme. Il existe, dans le produit sous forme posologique définitive, sous la même forme chimique que dans le produit en vrac. Toutefois, les deux produits sont fondamentalement différents du fait que le produit en vrac est essentiellement une poudre informe alors que, sous forme posologique définitive, il s’agit d’un comprimé coloré qui est composé du médicament en vrac et d’autres ingrédients et dont la forme correspond à un dosage donné. En fait, le juge MacKay a estimé que le procédé ainsi décrit représentait une transformation tellement importante que le maléate d’énalapril sous forme posologique définitive vendu par Apotex n’était pas protégé par l’art. 56 de la Loi sur les brevets, lequel permet l’utilisation et la vente de l’article «spécifique» breveté par la personne qui l’a acheté, exécuté ou acquis avant que la demande de brevet devienne accessible à l’inspection du public. Autrement dit, le juge MacKay n’était pas disposé à admettre que la forme posologique définitive était le même «article spécifique» que le maléate d’énalapril en vrac acheté par Apotex avant la date à laquelle la demande de brevet de Merck est devenue accessible à l’inspection.

103 Toutefois, cette conclusion a été rejetée par la Cour d’appel fédérale dans un arrêt publié à [1995] 2 C.F. 723. À la page 738, le juge MacGuigan a exprimé l’avis, au nom de la cour à l’unanimité, que «le droit d’utiliser ou de vendre l’«article» etc., ne dépend pas de la forme sous laquelle l’invention est achetée: l’invention sous toutes ses formes peut être utilisée ou vendue avec l’immunité conférée par l’article 56» (souligné dans l’original). En tirant cette conclusion, le juge MacGuigan s’est appuyé sur l’énoncé suivant du juge Hall dans Libbey-Owens-Ford Glass Co. c. Ford Motor Co. of Canada, Ltd., [1970] R.C.S. 833, à la p. 839, confirmant le jugement du juge Thurlow (plus tard Juge en chef) (publié à [1969] 1 R.C. de l’É. 529):

Dans cette affaire, la question a trait à l’étendue du sens à donner au terme «utiliser», et elle se pose parce que, en ce qui a trait au terme «vendre», le droit du propriétaire de la machine spécifique, ou autre chose, est exprimé comme étant celui de la vendre, et non celui de vendre sa production. Cependant, dans le cas d’une machine conçue pour la production de biens, il est évident que l’art. 58 [56] n’accorderait vraiment aucune protection valable si le propriétaire ne pouvait en faire le seul usage auquel elle peut servir, sans se rendre coupable de contrefaçon. [Je souligne.]

104 En conséquence, le juge MacGuigan a conclu, à la p. 741:

L’utilisation et la vente du produit d’une machine, en particulier si la production est le seul usage possible auquel la machine peut servir, sont protégées par l’article 56 à titre d’utilisation de la machine elle-même. [. . .] À mon avis, il faut attribuer le même sens à l’utilisation dans le cas d’une invention chimique. [Je souligne.]

105 La décision Merck & Co. c. Apotex Inc. met en évidence le fait qu’il n’y a vraiment, pour le médicament en vrac, aucun autre usage commercial que sa préparation sous forme posologique définitive destinée au consommateur. Pour que son acquisition ait quelque utilité, l’acheteur doit donc prendre des mesures pour le transformer sous cette forme commercialement utilisable. À mon avis, la conclusion du juge MacGuigan selon laquelle le droit d’utiliser et de vendre un article inclut celui d’utiliser et de vendre les choses produites au moyen de cet article, quoiqu’elle ait été tirée dans le contexte particulier d’un moyen de défense fondé sur l’art. 56, s’applique avec la même vigueur dans le cas qui nous occupe. En d’autres termes, le droit d’utilisation et de vente qui est inhérent à l’acquisition par Apotex de la nizatidine de Novopharm doit être interprété comme englobant le droit d’utiliser et de vendre les choses produites au moyen de cette nizatidine, y compris les gélules sous forme posologique définitive. Il s’ensuit donc qu’Apotex ne violerait pas les brevets d’Eli Lilly simplement en vendant le médicament sous la forme envisagée par l’ADA. Cela est particulièrement vrai lorsque, comme en l’espèce, les droits exclusifs conférés au breveté par le brevet sont limités essentiellement à la préparation du médicament en vrac suivant le procédé breveté. Le procédé de préparation sous une autre forme ne peut aucunement être considéré comme violant ce droit.

106 Tout doute concernant cette conclusion de non‑contrefaçon doit, selon moi, être dissipé par l’examen de la licence obligatoire de Novopharm, qui prévoit explicitement la vente en vrac de la substance autorisée, en établissant une formule de calcul des redevances sur le produit ainsi vendu. Si je comprends bien, étant donné l’absence de tout autre usage pratique pour le médicament en vrac, la licence doit aussi être interprétée comme envisageant et permettant implicitement la préparation par l’acheteur du produit sous forme posologique définitive. Cette conclusion est seulement renforcée, à mon sens, par le fait que les taux de redevance prévus sont fixés en fonction des montants perçus par les acquéreurs subséquents pour la vente aux détaillants des produits sous forme posologique définitive. Si le commissaire aux brevets avait voulu restreindre cette utilisation du médicament, il l’aurait dit expressément ou, du moins, il n’aurait pas énoncé explicitement la méthode de rémunération du breveté pour cette utilisation.

107 En conséquence, Eli Lilly a tort d’affirmer que la préparation sous une autre forme proposée par Apotex devrait être réalisée conformément à une sous‑licence accordée par Novopharm, ce qui justifierait l’annulation de la licence obligatoire de Novopharm et, par conséquent, de la sous-licence, ou encore serait absolument interdite et violerait les brevets qu’elle détient. Il vaut mieux considérer, je le répète, que le droit de préparation sous une autre forme est basé sur le droit inhérent du propriétaire d’un bien d’en disposer à son gré. En l’absence, dans la licence obligatoire, de quelque condition expresse interdisant aux acheteurs de nizatidine en vrac de Novopharm de préparer le médicament sous forme posologique définitive, la jurisprudence penche en faveur du point de vue selon lequel Apotex, après avoir validement acquis le médicament en vrac, serait libre de le préparer sous une autre forme pour le revendre sans crainte de violer quelque droit conféré par les brevets d’Eli Lilly.

108 Je soulignerais, toutefois, que cette conclusion n’est aucunement fondée sur les règles établies concernant les limites acceptables de la réparation d’un article breveté et qu’elle ne doit pas être interprétée comme ayant un rapport avec ces règles: voir, par exemple, Rucker Co. c. Gavel’s Vulcanizing Ltd. (1985), 7 C.P.R. (3d) 294 (C.F. 1re inst.). En l’espèce, il est question non pas de la réparation d’un article breveté, mais de sa revente sous une forme quelque peu différente. J’ajouterais également que je ne suis pas convaincu par la jurisprudence citée par Eli Lilly à l’appui de son assertion que les droits de l’acheteur ne comprennent pas le droit de préparation sous une autre forme.

109 Compte tenu de ce qui précède, je suis d’accord avec le juge Pratte et avec la Cour d’appel fédérale à la majorité, et je conclus que la préparation de la nizatidine en vrac sous forme posologique définitive ne violerait pas le brevet d’Eli Lilly. En conséquence, je statue donc que, malgré ses divers efforts en ce sens, Eli Lilly n’a pas réussi à établir que l’ADA d’Apotex n’était pas fondé et qu’il y avait donc lieu de rendre une ordonnance d’interdiction.

VI. Dispositif

A. Novopharm Ltd. c. Eli Lilly and Co.

110 Pour les motifs qui précèdent, je suis d’avis d’accueillir le pourvoi, d’infirmer l’arrêt de la Cour d’appel fédérale et de rétablir le jugement de la Cour fédérale, Section de première instance, avec dépens en faveur de l’appelante dans toutes les cours. Toutefois, je suis d’avis de refuser la demande de jugement déclaratoire de l’appelante.

B. Apotex Inc. c. Eli Lilly and Co.

111 Également pour les motifs qui précèdent, et après examen complet des différences factuelles entre les deux pourvois dont nous sommes saisis en l’espèce, je suis d’avis d’accueillir le pourvoi, d’infirmer l’arrêt de la Cour d’appel fédérale et de rejeter la demande d’ordonnance d’interdiction. L’appelante a droit à ses dépens dans toutes les cours.

Pourvois accueillis avec dépens.

Procureurs de l’appelante Apotex Inc.: Goodman, Phillips & Vineberg, Toronto.

Procureurs de l’appelante Novopharm Limited: Ridout & Maybee, Toronto.

Procureurs des intimées Eli Lilly and Company et Eli Lilly Canada Inc.: Gowling, Strathy & Henderson, Ottawa.


Synthèse
Référence neutre : [1998] 2 R.C.S. 129 ?
Date de la décision : 09/07/1998
Sens de l'arrêt : Les pourvois sont accueillis

Analyses

Brevets - Contrefaçon - Sous-licence - Titulaire d’une licence acceptant de fournir un médicament breveté à un tiers non titulaire d’une licence - Licence interdisant expressément d’accorder une sous-licence -- Violation des conditions de la licence justifiant son annulation - L’accord d’approvisionnement intervenu entre le titulaire d’une licence et un tiers constitue-t-il une sous-licence ou a-t-il pour effet juridique de créer une sous-licence?.

Mandat -- Accord d’approvisionnement -- Partie titulaire d’une licence devant obtenir un médicament breveté en vrac auprès d’une partie non titulaire d’une licence -- La partie titulaire d’une licence agit-elle à titre de mandataire de la partie non titulaire en remplissant des obligations contractuelles?

Brevets -- Avis d’allégation (ADA) -- Date pertinente pour évaluer l’ADA.

Compétence -- Jugement déclaratoire -- Un jugement déclaratoire devrait-il être rendu au sujet de l’omission du titulaire du brevet de démontrer que l’ADA n’était pas fondé ou qu’il avait le droit d’annuler la licence obligatoire? -- Convient-il de déclarer que l’accord d’approvisionnement ne constitue ni une sous-licence ni une cession de licence obligatoire?

Brevets -- Médicament -- Préparation sous une autre forme d’un produit breveté -- Médicament en vrac préparé sous forme posologique définitive -- La préparation sous une autre forme du produit breveté constitue-t-elle une violation de brevet?

Eli Lilly and Co. (“Eli Lilly”) possédait les brevets canadiens relatifs à la nizatidine et à son procédé de fabrication. Elle seule détenait un avis de conformité (ADC) qui l’autorisait à produire et à mettre en marché le médicament sous certaines formes posologiques définitives. Novopharm détenait une licence obligatoire, délivrée en vertu de la Loi sur les brevets (la «Loi») en vigueur avant février 1993, qui l’autorisait à recourir au procédé breveté pour fabriquer de la nizatidine aux fins de la préparation ou de la production de médicaments, et d’importer et de vendre les médicaments obtenus grâce à ce procédé. La licence prévoyait qu’elle était incessible, interdisait à Novopharm d’accorder une sous-licence et conférait à Eli Lilly la faculté de l’annuler en cas de violation de ses conditions.

En prévision des modifications devant être apportées à la Loi en 1993, qui ont modifié radicalement la procédure de délivrance des ADC et aboli complètement le régime de licences obligatoires, Novopharm et Apotex ont conclu un «accord d’approvisionnement» en novembre 1992. Cet accord prévoyait que, lorsqu’une partie détenait, à l’égard d’un médicament breveté, une licence non détenue par l’autre partie, la partie titulaire de la licence se procurerait, à la demande et sur l’ordre de la partie non titulaire, certaines quantités de ce médicament et le fournirait à la partie non titulaire au prix coûtant auquel s’ajouterait une redevance de quatre pour cent. En avril 1993, Apotex s’est efforcée d’obtenir un ADC pour certaines formes posologiques définitives de nizatidine et a déposé un avis d’allégation («ADA») dans lequel elle prétendait qu’aucune revendication pour la nizatidine elle-même ou pour son utilisation ne serait contrefaite. À l’appui de cette allégation, Apotex invoquait la licence délivrée à Novopharm et l’«entente mutuelle» intervenue avec cette dernière. Le même jour, Apotex a signifié à Novopharm son intention de demander à cette dernière de lui fournir de la nizatidine. Cependant, Apotex a aussi indiqué que, parce qu’elle ne disposait toujours pas d’un ADC lui permettant de mettre en marché la nizatidine au Canada, elle ne pouvait pas donner à Novopharm les détails de ses exigences, mais qu’elle lui communiquerait en temps utile la quantité requise et l’identité du fabricant auquel la substance devrait être achetée.

Eli Lilly et Eli Lilly Canada Inc. (“Eli Lilly Canada”) ont présenté, en application du par. 6(1) du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité) (le «Règlement»), une demande d’ordonnance (Eli Lilly and Co. c. Apotex Inc., C.S.C., no 25348 (Apotex no 1)) interdisant au Ministre de délivrer un ADC à Apotex ou, subsidiairement, de le lui délivrer avant le 31 décembre 1997, soit dix ans après la délivrance de l’ADC à Eli Lilly Canada, qui, aux termes de la nouvelle Loi sur les brevets, représenterait la première date à laquelle Apotex aurait le droit, sans ADC, d’importer la nizatidine pour fins de consommation au Canada. Le 15 juillet 1993, Eli Lilly a voulu exercer sa faculté d’annuler la licence obligatoire de Novopharm pour le motif que Novopharm avait violé les conditions de la licence en accordant une sous-licence à Apotex. Novopharm a nié cette allégation, affirmant que l’accord commercial intervenu entre elle et Apotex ne constituait ni une sous-licence ni une cession de droits aux termes de la licence. La Cour fédérale, Section de première instance, a statué que l’accord d’approvisionnement entre Novopharm et Apotex n’était pas une sous-licence, mais a néanmoins accordé l’ordonnance d’interdiction en faisant valoir que, parce que la préparation de la nizatidine sous une autre forme pour fins de consommation au Canada violerait les brevets d’Eli Lilly, l’ADA n’était pas fondé. La Cour d’appel fédérale a rejeté l’appel d’Apotex, mais pour le motif que l’accord en question constituait une sous-licence.

En juillet 1993, Novopharm a déposé un ADA à l’appui de sa propre demande d’ADC relativement à la nizatidine, et a invoqué sa propre licence obligatoire pour dire qu’il n’y avait pas eu de violation des brevets en cause. Eli Lilly et Eli Lilly Canada ont présenté à la Cour fédérale, Section de première instance, une demande d’ordonnance d’interdiction (Eli Lilly and Co. c. Novopharm Ltd., C.S.C., no 25402 (Novopharm)) visant à empêcher le Ministre de délivrer l’ADC demandé à Novopharm, pour le motif que la licence de cette dernière avait été annulée et que Novopharm ne pouvait donc pas obtenir le médicament en vrac d’une manière n’emportant pas contrefaçon. La demande a été rejetée en première instance, mais cette décision a été infirmée par la Cour d’appel fédérale.

La question commune aux deux pourvois est de savoir si l’accord d’approvisionnement entre Apotex et Novopharm est une sous‑licence, de manière à justifier l’annulation voulue par Eli Lilly de la licence obligatoire de Novopharm. Dans l’affirmative, les ADA déposés par Novopharm et Apotex n’étaient pas fondés et il y a lieu de rendre l’ordonnance d’interdiction demandée. Chaque pourvoi soulève également d’autres questions distinctes. Plus précisément, dans l’affaire Novopharm, notre Cour est appelée à décider (1) si la Cour d’appel fédérale a commis une erreur en appliquant à l’affaire Novopharm son arrêt Apotex no 1, que ce soit à titre de chose jugée ou pour un autre motif, (2) si l’ADA de Novopharm était non fondé, peu importe que sa licence obligatoire ait ou non été annulée pour cause de violation, parce que la licence n’autorisait pas les activités proposées dans l’ADA, et (3) si la Cour fédérale avait compétence pour rendre un jugement déclaratoire dans le cadre d’une telle procédure de contrôle judiciaire limité. Dans Apotex no 1, il est aussi allégué que, outre la question principale de la contrefaçon, la préparation sous forme posologique définitive proposée par Apotex constituerait elle-même une violation des brevets d’Eli Lilly et qu’il y a donc lieu de rendre une ordonnance d’interdiction peu importe que l’accord d’approvisionnement constitue ou non une sous‑licence.

Arrêt: Les pourvois sont accueillis.

Une sous-licence représente l’attribution par le titulaire d’une licence de certains droits conférés par celle‑ci à un tiers, le titulaire de la sous-licence. Par l’attribution d’une licence, le breveté accorde au titulaire de cette licence le droit d’agir d’une certaine façon relativement à l’article breveté, droit dont le titulaire de la licence ne jouirait pas sans celle‑ci. Ainsi, pour que Novopharm ait accordé une sous-licence à Apotex, elle doit avoir, expressément ou implicitement, accordé à Apotex le droit de faire quelque chose qu’il lui aurait par ailleurs été interdit de faire et que Novopharm n’aurait été autorisée à faire qu’en vertu de sa licence obligatoire. Cela peut avoir été accompli soit en vertu d’une seule ou de plusieurs dispositions explicites de l’accord, soit en vertu de son effet juridique réel (même s’il est contraire aux intentions subjectives des parties).

L’interprétation du contrat devrait viser en définitive à vérifier l’intention véritable des parties au moment de conclure le contrat. L’intention des parties contractantes doit être déterminée en fonction des mots qu’elles ont employés en rédigeant le document, éventuellement interprétés à la lumière des circonstances du moment. La preuve de l’intention subjective d’une partie n’occupe aucune place indépendante dans cette décision. Il n’est pas nécessaire de prendre en considération quelque preuve extrinsèque que ce soit lorsque le document est, à première vue, clair et sans ambiguïté. En l’espèce, le contrat intervenu entre Apotex et Novopharm ne comportait aucune ambiguïté et aucun autre outil d’interprétation n’était donc nécessaire. La preuve relative aux intentions subjectives des mandants au moment de la rédaction était donc irrecevable en vertu de la règle d’exclusion de la preuve extrinsèque, étant donné, particulièrement, qu’elle ne touchait pas les circonstances de la signature du contrat.

Rien dans le texte du document ne laissait supposer que les parties voulaient s’accorder mutuellement des sous-licences. Tout indiquait au contraire qu’elles voulaient créer une entente commerciale en vertu de laquelle la partie non titulaire d’une licence aurait le droit de demander à la partie titulaire d’utiliser ses diverses licences à son profit pour acquérir, peut-être sur son ordre, divers médicaments brevetés, pour ensuite les lui revendre. Bien qu’il ne soit pas nécessaire de prévoir expressément la création d’une sous‑licence, il est évident que, pour constituer une sous‑licence, l’accord d’approvisionnement doit avoir cédé à Apotex davantage que le simple droit d’obliger Novopharm à utiliser sa licence d’une certaine manière. Cependant, rien n’indiquait qu’Apotex acquérait d’autres droits indépendants conférés par la licence obligatoire. En réalité, pareille interprétation serait incompatible avec l’effet conjugué de certaines dispositions explicites de l’accord.

Pour prouver l’existence d’une sous-licence, il faut établir que l’accord était, sur le plan du fond sinon de la forme, plus qu’une entente détaillée aux termes de laquelle de futurs contrats de vente pourraient être signés. Bien qu’elle transfère à l’acquéreur les droits d’utilisation et d’aliénation, la vente d’un article autorisé n’a pas automatiquement pour effet de faire de l’acheteur un titulaire de sous-licence; par conséquent, le fait qu’un tiers jouisse de ces droits ne saurait indiquer en soi l’existence d’une sous-licence. Il existe un certain nombre de manières dont le titulaire d’une licence peut vendre un article autorisé à un tiers avec l’éventail complet des attributs ordinaires de la propriété, sans pour autant faire de ce dernier un titulaire de sous-licence. Les droits d’utilisation et d’aliénation ne peuvent être déterminants quant à l’existence d’une sous-licence que lorsqu’il n’y a eu aucune vente au tiers de l’article autorisé. En pareil cas, un droit d’utilisation ne pourrait découler que d’une sous‑licence quelconque. Quand les droits de la partie non titulaire d’une licence découlent de la vente d’une substance autorisée, il serait trompeur de se fonder sur les droits d’utilisation et d’aliénation pour conclure qu’une sous-licence a été ou va être accordée. En l’espèce, cette situation était nettement envisagée par l’accord d’approvisionnement aux termes duquel la seule façon dont Apotex pouvait acquérir de la nizatidine en vrac était auprès de Novopharm et non pas directement auprès du fournisseur de Novopharm.

En outre, parce que des cessions légitimes devaient avoir lieu entre des entités distinctes qui n’avaient entre elles aucun lien de dépendance, les opérations envisagées ne pouvaient pas être qualifiées ex ante de subterfuges. S’il était théoriquement possible que l’accord soit exécuté d’une manière emportant contrefaçon, il n’avait toujours pas été exécuté et toute proposition selon laquelle il y avait contrefaçon était conjecturale. Cet accord ne constituait une sous-licence ni à première vue ni en vertu de son effet juridique réel.

Le contrôle qu’Apotex exercerait vraisemblablement sur l’acquisition de nizatidine ne ferait pas en sorte que Novopharm se trouverait, en réalité, à agir en qualité de mandataire d’Apotex. Novopharm ne deviendrait pas non plus une entité non titulaire d’une licence parce qu’elle semblerait avoir pris la place d’Apotex. Aux termes de l’accord d’approvisionnement tout rapport contractuel qui pourrait être établi pour l’achat de nizatidine serait entre Novopharm et le tiers fournisseur. Apotex ne serait pas partie au contrat; Novopharm ne conclurait pas le contrat «pour le compte» d’Apotex de quelque manière que ce soit. L’idée qu’un mandataire établisse un rapport contractuel avec le tiers va à l’encontre du concept même de mandat, qui suppose que le mandataire lie le mandant et ne se lie pas lui-même par des rapports et des obligations contractuels.

Étant donné que l’accord a été qualifié à juste titre d’accord d’approvisionnement et qu’il n’avait pas été exécuté à l’époque pertinente, il n’était pas nécessaire de décider si la Cour d’appel fédérale a commis une erreur en appliquant son arrêt Apotex no 1 à l’affaire Novopharm.

Puisque la date appropriée pour évaluer un ADA, lorsqu’une ordonnance d’interdiction est demandée par le breveté, est celle de l’audition et non celle du dépôt de l’ADA (voir Merck Frosst Canada Inc. c. Canada (Ministre de la Santé nationale et du Bien‑être social), C.S.C., no 25419 (Apotex no 2)), l’ADA de Novopharm n’était pas prématuré et n’était donc pas non fondé. Selon l’art. 39.14 de la Loi sur les brevets, Novopharm aurait le droit de fabriquer le médicament elle-même ou par l’intermédiaire de mandataires canadiens sept ans après la date de délivrance du premier ADC à Eli Lilly Canada. Vu que ce délai de sept ans avait expiré avant la date d’audition de la demande, Novopharm avait, à la date de l’audition, le droit de fabriquer ou de faire fabriquer le médicament pour son propre usage, dans le but de le vendre à des fins de consommation au Canada. L’ADA ne précisait pas que la nizatidine devait être importée et non produite au Canada et ainsi, à la date de l’audition, Apotex disposait d’au moins un moyen n’emportant pas contrefaçon d’obtenir le médicament requis.

Compte tenu de ses autres conclusions, il n’était pas nécessaire à la Cour d’accorder un jugement déclarant qu’Eli Lilly n’avait pas démontré que l’ADA n’était pas fondé ou qu’elle avait le droit d’annuler la licence obligatoire. En outre, en raison de la nature limitée des présentes procédures de contrôle judiciaire, il ne conviendrait pas que notre Cour déclare péremptoirement, et à des fins autres que celles des présents pourvois, que l’accord d’approvisionnement ne constituait ni une sous-licence ni une cession de la licence obligatoire de Novopharm à Apotex. En conséquence, le jugement déclaratoire demandé a été refusé.

En l’absence de conditions contraires expresses, l’acheteur d’un article autorisé a le droit d’en disposer à son gré pourvu que, ce faisant, il ne viole pas les droits conférés par le brevet. La préparation de la nizatidine sous forme posologique définitive n’aurait pas pour effet de créer un nouvel article de manière à violer le brevet d’Eli Lilly. La préparation sous une autre forme s’apparente plutôt davantage à un nouveau conditionnement de la substance sous une forme commercialement utilisable, ce qui ne viole aucun droit conféré par les brevets. Le droit d’utilisation et de vente qui est inhérent à l’acquisition par Apotex de la nizatidine de Novopharm englobe le droit d’utiliser et de vendre les choses produites au moyen de cette nizatidine, y compris les gélules sous forme posologique définitive. Cela représente, en réalité, le seul usage pratique qu’un acheteur peut faire du médicament en vrac, ce qui peut expliquer pourquoi la préparation sous une autre forme était implicitement envisagée par la licence obligatoire de Novopharm. Apotex ne violerait donc pas les brevets d’Eli Lilly simplement en vendant le médicament sous la forme envisagée par l’ADA. Cela est particulièrement vrai lorsque les droits exclusifs conférés au breveté par le brevet sont limités essentiellement à la préparation du médicament en vrac suivant le procédé breveté. Le procédé de préparation sous une autre forme ne peut aucunement être considéré comme violant ce droit. Ainsi, en l’absence de quelque interdiction expresse dans la licence obligatoire, le droit de préparation sous une autre forme devrait être considéré comme inhérent au droit de l’acheteur de disposer à son gré de la substance autorisée. En conséquence, malgré ses divers efforts en ce sens, Eli Lilly n’a pas réussi à établir que l’ADA d’Apotex n’était pas fondé et qu’il y avait donc lieu de rendre une ordonnance d’interdiction.


Parties
Demandeurs : Eli Lilly & Co.
Défendeurs : Novopharm Ltd.

Références :

Jurisprudence
Distinction d’avec l’arrêt: E.I. du Pont de Nemours & Co. c. Shell Oil Co., 227 USPQ 233 (1985)
arrêts mentionnés: Apotex Inc. c. Merck Frosst Canada Inc., [1998] 2 R.C.S. 193
Glaxo Wellcome Inc. c. Canada (Ministre de la Santé nationale et du Bien‑être social) (1997), 75 C.P.R. (3d) 129
David Bull Laboratories (Canada) Inc. c. Pharmacia Inc., [1995] 1 C.F. 588
Exportations Consolidated Bathurst Ltée c. Mutual Boiler and Machinery Insurance Co., [1980] 1 R.C.S. 888
Merck & Co. c. Apotex Inc. (1994), 59 C.P.R. (3d) 133, inf. en partie par [1995] 2 C.F. 723
Carey c. United States, 326 F.2d 975 (1964)
Howard and Bullough, Ld. c. Tweedales and Smalley (1895), 12 R.P.C. 519
Lampson c. City of Quebec (1920), 54 D.L.R. 344
Joy Oil Co. c. The King, [1951] R.C.S. 624
Indian Molybdenum Ltd. c. The King, [1951] 3 D.L.R. 497
Badische Anilin und Soda Fabrik c. Isler, [1906] 1 Ch. 605
Gillette c. Rea (1909), 1 O.W.N. 448
Betts c. Willmott (1871), L.R. 6 Ch. App. 245
Intel Corp. c. ULSI System Technology Inc., 995 F.2d 1566 (1993)
Cyrix Corp. c. Intel Corp., 77 F.3d 1381 (1996)
Merck Frosst Canada Inc. c. Canada (Ministre de la Santé nationale et du Bien‑être social) (1994), 55 C.P.R. (3d) 302
National Phonograph Co. of Australia, Ltd. c. Menck, [1911] A.C. 336
Libbey‑Owens‑Ford Glass Co. c. Ford Motor Co. of Canada, Ltd., [1970] R.C.S. 833, conf. [1969] 1 R.C. de l’É. 529
Rucker Co. c. Gavel’s Vulcanizing Co. (1985), 7 C.P.R. (3d) 294.
Lois et règlements cités
Loi de 1992 modifiant la Loi sur les brevets, L.C. 1993, ch. 2, art. 11(1).
Loi sur les brevets, L.R.C. (1985), ch. P‑4, art. 39(4), 39.11 [aj. ch. 33 (3e suppl.), art. 15], 39.14 [idem].
Règlement sur les aliments et drogues, C.R.C., ch. 870, art. C.08.004.
Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité), DORS/93-133, art. 4(1), 5, 6, 7.
Doctrine citée
Fox, Harold G. The Canadian Law and Practice Relating to Letters Patent for Inventions, 4th ed. Toronto: Carswell, 1969.
Fridman, G. H. L. The Law of Contract in Canada, 3rd ed. Scarborough, Ont.: Carswell, 1994.
Melville, Leslie W. Forms and Agreements on Intellectual Property and International Licensing, vol. 1, 3rd ed. rev. New York: West Group, 1997 (loose-leaf updated August 1997, release 29).

Proposition de citation de la décision: Eli Lilly & Co. c. Novopharm Ltd., [1998] 2 R.C.S. 129 (9 juillet 1998)


Origine de la décision
Date de l'import : 06/04/2012
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;1998-07-09;.1998..2.r.c.s..129 ?
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