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09/04/1998 | CANADA | N°[1998]_1_R.C.S._626

Canada | Canada (Commission des droits de la personne) c. Canadian Liberty Net, [1998] 1 R.C.S. 626 (9 avril 1998)


Canada (Commission des droits de la personne) c. Canadian Liberty Net, [1998] 1 R.C.S. 626

Commission canadienne des droits de la personne Appelante

c.

Canadian Liberty Net et Tony McAleer

(alias Derek J. Peterson) Intimés

et entre

Canadian Liberty Net et Tony McAleer

(alias Derek J. Peterson) Appelants

c.

Commission canadienne des droits de la personne Intimée

et

Le procureur général du Canada et la

Ligue des droits de la personne B’Nai Brith Canada Intervenants

Répertorié: Canada (Commission de

s droits de la personne) c. Canadian Liberty Net

No du greffe: 25228.

1997: 10 décembre; 1998: 9 avril.

Présents: Les juges L’Heur...

Canada (Commission des droits de la personne) c. Canadian Liberty Net, [1998] 1 R.C.S. 626

Commission canadienne des droits de la personne Appelante

c.

Canadian Liberty Net et Tony McAleer

(alias Derek J. Peterson) Intimés

et entre

Canadian Liberty Net et Tony McAleer

(alias Derek J. Peterson) Appelants

c.

Commission canadienne des droits de la personne Intimée

et

Le procureur général du Canada et la

Ligue des droits de la personne B’Nai Brith Canada Intervenants

Répertorié: Canada (Commission des droits de la personne) c. Canadian Liberty Net

No du greffe: 25228.

1997: 10 décembre; 1998: 9 avril.

Présents: Les juges L’Heureux‑Dubé, Gonthier, McLachlin, Major et Bastarache.

en appel de la cour d’appel fédérale

Tribunaux -- Compétence -- Injonctions interlocutoires -- Cour fédérale du Canada -- Tribunal des droits de la personne constitué pour décider si certains messages téléphoniques enregistrés violaient la Loi canadienne sur les droits de la personne -- Injonction demandée par la Commission canadienne des droits de la personne pour interdire les messages jusqu’à ce que le tribunal ait prononcé son ordonnance finale -- La Cour fédérale avait-elle compétence pour accorder l’injonction demandée? -- Loi sur la Cour fédérale, L.R.C. (1985), ch. F-7, art. 3, 44 -- Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. (1985), ch. H-6, art. 13(1).

Outrage au tribunal -- Injonction -- Violation -- Ordonnance de la Cour fédérale interdisant aux intéressés de donner accès à certains messages téléphoniques jusqu’à ce que le tribunal des droits de la personne ait décidé de façon définitive si ces messages violaient la Loi canadienne sur les droits de la personne -- Les intéressés ont-ils à bon droit été déclarés coupables d’outrage au tribunal pour avoir violé les conditions de l’injonction?

La Commission canadienne des droits de la personne a reçu plusieurs plaintes concernant des messages téléphoniques transmis par une organisation s’annonçant sous le nom de «Canadian Liberty Net». Les personnes qui composaient le numéro de Liberty Net se faisaient offrir un menu de messages présentés par sujet, y compris des messages de nature raciste. Après avoir fait enquête sur la teneur des messages, la Commission a demandé qu’un tribunal des droits de la personne soit constitué pour décider si les messages constituaient l’acte discriminatoire prévu au par. 13(1) de la Loi canadienne sur les droits de la personne. La Commission a ensuite demandé à la Section de première instance de la Cour fédérale une injonction interdisant à Liberty Net et à Tony McAleer de permettre la communication de tels messages téléphoniques jusqu’à ce que le tribunal des droits de la personne rende son ordonnance définitive. L’injonction a été accordée. Par la suite, un enquêteur de la Commission a composé le numéro de Liberty Net et a entendu un message invitant les intéressés à composer un nouveau numéro de téléphone, aux États‑Unis, donnant accès à des messages dont la teneur était interdite par l’ordonnance. Liberty Net et Tony McAleer ont été reconnus coupables d’outrage au tribunal pour avoir contrevenu à l’injonction. La Cour d’appel fédérale, dans deux arrêts distincts, a confirmé la condamnation pour outrage au tribunal, mais a annulé l’injonction interlocutoire au motif que la Section de première instance n’avait pas compétence pour l’accorder.

Arrêt (les juges McLachlin et Major sont dissidents à l’égard du pourvoi relatif à la compétence): Le pourvoi contre l’arrêt de la Cour d’appel fédérale concernant la compétence est accueilli. Le pourvoi contre l’arrêt de la Cour d’appel fédérale concernant la déclaration de culpabilité pour outrage au tribunal est rejeté.

1. Le pourvoi relatif à l’injonction: compétence de la Cour fédérale

Les juges L’Heureux-Dubé, Gonthier et Bastarache: La Cour fédérale a compétence pour accorder une injonction visant à faire respecter les interdictions énoncées par la Loi canadienne sur les droits de la personne. En vertu de l’art. 44 de la Loi sur la Cour fédérale, la cour peut accorder une injonction «[i]ndépendamment de toute autre forme de réparation», même s’il incombe à une autre juridiction de statuer sur le fond du litige. Les premiers mots de l’art. 44 n’ont pas pour effet de limiter la portée de cet article. Il ressort de l’énoncé général de l’art. 3 de la Loi sur la Cour fédérale sur le statut de la Cour fédérale, qui décrit celle‑ci comme «une cour supérieure d’archives ayant compétence en matière civile et pénale», conjugué aux nombreux pouvoirs de surveillance, de contrôle et d’exécution dont elle est investie à l’égard du Tribunal et de maints autres tribunaux, que l’art. 44 est un article attributif de compétence.

La théorie de la compétence inhérente a pour effet de garantir qu’il y aura toujours un tribunal habilité à statuer sur un droit, indépendamment de toute attribution législative de compétence. Le tribunal qui jouit de cette compétence inhérente est la juridiction de droit commun, c’est‑à‑dire la cour supérieure de la province. Toutefois, rien dans la notion -- par ailleurs essentiellement réparatrice -- de compétence inhérente ne peut être invoqué pour justifier une interprétation étroite des lois fédérales qui confèrent compétence à la Cour fédérale. La proposition légitime -- selon laquelle la situation institutionnelle et constitutionnelle des cours supérieures provinciales justifie de leur reconnaître une compétence résiduelle sur toute matière fédérale en cas de «lacune» dans l’attribution législative des compétences -- est entièrement différente de l’argument selon lequel il faut conclure à l’existence d’une «lacune» dans une loi fédérale à moins que le texte de cette loi ne comble explicitement la lacune en question. Comme l’indique clairement le texte de la Loi sur la Cour fédérale et le confirme le rôle additionnel qui est confié à cette cour par d’autres lois fédérales, le Parlement a voulu conférer à la Cour fédérale une compétence administrative générale sur les tribunaux administratifs fédéraux. Pour ce qui concerne son rôle de surveillance des décideurs administratifs, les pouvoirs confiés par une loi à la Cour fédérale à cet égard doivent recevoir une interprétation juste et libérale. Lorsqu’une question relève clairement de son rôle de surveillance d’un organisme administratif, ce qui inclut la prise de mesures provisoires visant à régir des différends dont l’issue finale est laissée au décideur administratif concerné, la Cour fédérale peut être considérée comme ayant plénitude de compétence.

Dans le présent cas, il ressort clairement de l’objet de la Loi sur la Cour fédérale et de la Loi canadienne sur les droits de la personne que l’art. 44 confère à la Cour fédérale la compétence d’accorder une injonction dans le cadre de l’application de la Loi canadienne sur les droits de la personne. La Cour fédérale a le pouvoir d’accorder toute «autre forme de réparation» dans les affaires soumises au Tribunal des droits de la personne, et ce pouvoir n’est pas altéré du seul fait que le Parlement a confié à un décideur administratif spécialisé le rôle de statuer sur le fond de ces affaires. Les décisions et le fonctionnement du Tribunal sont assujettis de façon étroite aux pouvoirs de surveillance et de contrôle de la Cour fédérale, y compris son pouvoir de transformer les ordonnances du tribunal en ordonnances de la cour. Ces pouvoirs équivalent à une «autre forme de réparation» pour l’application de l’art. 44. Cette compétence d’origine législative est une compétence concurrente par rapport à la compétence inhérente des cours supérieures des provinces. Le paragraphe 13(1) de la Loi canadienne sur les droits de la personne permet de satisfaire la condition relative à l’existence d’une règle de droit fédérale constituant le fondement de l’attribution législative de compétence.

Il n’y a pas d’attribution implicite de compétence dans la Loi canadienne sur les droits de la personne. L’existence du pouvoir d’accorder une injonction n’a été inférée que dans les cas où ce pouvoir était vraiment nécessaire à l’application du texte de loi concerné; la cohérence, ainsi que le caractère logique et souhaitable ne suffisent pas. Le pouvoir d’accorder des injonctions pour interdire les violations du par. 13(1) n’est pas un accessoire nécessaire à l’exercice de quelque fonction ou pouvoir du tribunal.

Pour décider si la compétence a été exercée de façon appropriée, le critère établi dans l’arrêt Cyanamid ne doit pas être appliqué dans les affaires de liberté d’expression seulement. Le pourvoi relatif à l’injonction est devenu théorique puisque le Tribunal des droits de la personne a rendu une décision définitive sur la question de fond de la violation du par. 13(1) et rendu une ordonnance écartant l’injonction interlocutoire. Il n’est donc pas nécessaire d’appliquer les principes appropriés en l’espèce.

Les juges McLachlin et Major (dissidents): Ni la Loi canadienne sur les droits de la personne ni la Loi sur la Cour fédérale ne confèrent à la Cour fédérale le pouvoir de prononcer une injonction en faveur de la Commission des droits de la personne pendant qu’un tribunal des droits de la personne statue sur une plainte. L’économie de la Loi canadienne sur les droits de la personne ne prévoit pas que la Cour fédérale a le pouvoir d’accorder une injonction dans le cadre d’une plainte pour violation de la Loi. Les articles attributifs de compétence de la Loi sur la Cour fédérale énumèrent de façon exhaustive tous les cas relevant de la compétence de la Section de première instance de la Cour fédérale. Aucune de ces dispositions ne confère à la Cour fédérale le pouvoir de prononcer l’injonction. L’article 25 n’a pour effet que de conférer une compétence limitée, en première instance, sur les affaires dont aucun autre tribunal ne peut être saisi, mais la cour supérieure de la province a compétence pour prononcer l’injonction en cause. Bien que la Cour fédérale et les cours supérieures des provinces exercent une compétence concurrente dans certaines circonstances limitées, les interprétations reconnaissant l’existence d’une compétence concurrente ne sont pas souhaitables, car non seulement dérogent‑elles à notre système judiciaire unitaire, mais elles donnent en plus inévitablement lieu à la recherche d’un tribunal favorable. En ce qui concerne l’art. 44 de la Loi sur la Cour fédérale, les mots «[i]ndépendamment de toute autre forme de réparation qu’elle peut accorder» indiquent qu’il s’agit d’une disposition accessoire qui n’est pas elle‑même attributive de compétence à la Cour fédérale. Cette dernière n’a pas compétence pour connaître des plaintes fondées sur la Loi canadienne sur les droits de la personne, car cette tâche est confiée en exclusivité à la Commission canadienne des droits de la personne.

2. Le pourvoi relatif à l’outrage au tribunal

Les juges L’Heureux-Dubé, Gonthier et Bastarache: Liberty Net et Tony McAleer ont sciemment contrevenu à l’injonction prononcée et ont, à juste titre, été condamnés pour outrage au tribunal. On a annoncé un message contrevenant aux conditions de l’ordonnance, annonce qui a été faite au Canada au moyen de la ligne téléphonique même par laquelle les messages offensants étaient communiqués. Cette annonce a été faite en toute connaissance de la teneur de ces messages et du fait que ceux-ci violaient les conditions de l’ordonnance. Comme la Cour fédérale avait compétence pour rendre l’ordonnance, on pouvait tout au plus prétendre que cette compétence avait été mal exercée. Une telle ordonnance n’est ni nulle ni futile, et toute violation de ses conditions constitue un outrage au tribunal.

Les juges McLachlin et Major: Même si l’injonction a été accordée par une cour incompétente, Liberty Net et Tony McAleer ont à juste titre été condamnés pour outrage au tribunal.

Jurisprudence

Citée par le juge Bastarache

Arrêts mentionnés: ITO--International Terminal Operators Ltd. c. Miida Electronics Inc., [1986] 1 R.C.S. 752; Fraternité des préposés à l’entretien des voies -- Fédération du réseau Canadien Pacifique c. Canadien Pacifique Ltée, [1996] 2 R.C.S. 495; Rhine c. La Reine, [1980] 2 R.C.S. 442; Canada (Commission des droits de la personne) c. Taylor, [1990] 3 R.C.S. 892; Commission d’énergie électrique du Nouveau-Brunswick c. Maritime Electric Co., [1985] 2 C.F. 13; Cooper c. Canada (Commission des droits de la personne), [1996] 3 R.C.S. 854; Banque nationale du Canada c. Granda (1984), 60 N.R. 201; Parti de la loi naturelle du Canada c. Société Radio-Canada, [1994] 1 C.F. 580; Channel Tunnel Group Ltd. c. Balfour Beatty Construction Ltd., [1993] A.C. 334; Siskina (Cargo Owners) c. Distos Compania Naviera S.A., [1979] A.C. 210; Roberts c. Canada, [1989] 1 R.C.S. 322; Procureur général du Canada c. Law Society of British Columbia, [1982] 2 R.C.S. 307; Renvoi relatif à la Loi de 1979 sur la location résidentielle, [1981] 1 R.C.S. 714; McEvoy c. Procureur général (Nouveau-Brunswick), [1983] 1 R.C.S. 704; MacMillan Bloedel Ltd. c. Simpson, [1995] 4 R.C.S. 725; Valin c. Langlois (1879), 3 R.C.S. 1; Ontario (Procureur général) c. Pembina Exploration Canada Ltd., [1989] 1 R.C.S. 206; Board c. Board, [1919] A.C. 956; Idziak c. Canada (Ministre de la Justice), [1992] 3 R.C.S. 631; Pringle c. Fraser, [1972] R.C.S. 821; American Cyanamid Co. c. Ethicon Ltd., [1975] A.C. 396; Manitoba (Procureur général) c. Metropolitan Stores Ltd., [1987] 1 R.C.S. 110; RJR -- MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général), [1994] 1 R.C.S. 311; Herbage c. Pressdram Ltd., [1984] 1 W.L.R. 1160; Rapp c. McClelland & Stewart Ltd. (1981), 34 O.R. (2d) 452; Champagne c. Collège d’enseignement général et professionnel (CEGEP) de Jonquière, [1997] R.J.Q. 2395; R. c. Keegstra, [1990] 3 R.C.S. 697; Libman c. La Reine, [1985] 2 R.C.S. 178.

Citée par les juges McLachlin et Major (dissidents en partie)

ITO--International Terminal Operators Ltd. c. Miida Electronics Inc., [1986] 1 R.C.S. 752; Fraternité des préposés à l’entretien des voies -- Fédération du réseau Canadien Pacifique c. Canadien Pacifique Ltée, [1996] 2 R.C.S. 495; Renvoi relatif à la Loi de 1979 sur la location résidentielle, [1981] 1 R.C.S. 714; Commission d’énergie électrique du Nouveau-Brunswick c. Maritime Electric Co., [1985] 2 C.F. 13; Canada (Commission des droits de la personne) c. Taylor, [1990] 3 R.C.S. 892; Syndicat canadien de la Fonction publique c. Société Radio-Canada, [1991] 2 C.F. 455; Roberts c. Canada, [1989] 1 R.C.S. 322; Valin c. Langlois (1879), 3 R.C.S. 1; Board c. Board, [1919] A.C. 956; Procureur général du Canada c. Law Society of British Columbia, [1982] 2 R.C.S. 307.

Lois et règlements cités

Acte à l’effet de modifier l’Acte des cours Suprême et de l’Échiquier, et d’établir de meilleures dispositions pour l’instruction des réclamations contre la Couronne, S.C. 1887, ch. 16.

Acte de la Cour Suprême et de l’Échiquier, S.C. 1875, ch. 11, art. 58.

Acte modificatif de la cour de l’Échiquier, 1891, S.C. 1891, ch. 26, art. 4.

Charte canadienne des droits et libertés, art. 2b).

Colonial Courts of Admiralty Act, 1890 (R.-U.), 53 & 54 Vict., ch. 27.

Law and Equity Act, R.S.B.C. 1979, ch. 224, art. 36.

Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. (1985), ch. H-6, art. 2, 3, 13(1), 57, 58.

Loi constitutionnelle de 1867, art. 92(14), 96, 101, 129.

Loi sur la Cour fédérale, L.R.C. (1985), ch. F-7, art. 3 [mod. 1993, ch. 34, art. 68], 17(6) [abr. & rempl. 1990, ch. 8, art. 3], 18(1)a) [abr. & rempl. idem, art. 4], 18.1 [aj. idem., art. 5], 23c), 25, 26, 44.

Règles de la Cour fédérale, C.R.C., ch. 663, r. 469(3).

Doctrine

Bushnell, Ian. The Federal Court of Canada: A History, 1875-1992. Toronto: University of Toronto Press, 1997.

Cromwell, T. A. «Aspects of Constitutional Judicial Review in Canada» (1995), 46 S.C. L. Rev. 1027.

Hogg, Peter W. Constitutional Law of Canada, vol. 1, loose-leaf ed. Scarborough, Ont.: Carswell, 1992 (updated 1997, release 1).

Hogg, Peter W. «Federalism and the Jurisdiction of Canadian Courts» (1981), 30 R.D.U.N.-B. 9.

Laskin, Bora. The British Tradition in Canadian Law. London: Stevens, 1969.

Sharpe, Robert J. Injunctions and Specific Performance, 2nd ed. Aurora, Ont.: Canada Law Book, 1992 (loose-leaf updated December 1997, release 5).

POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel fédérale, [1996] 1 C.F. 804, 192 N.R. 298, 132 D.L.R. (4th) 95, 38 Admin. L.R. (2d) 27, [1996] A.C.F. no 104 (QL), qui a infirmé une décision du juge Muldoon, [1992] 3 C.F. 155, 48 F.T.R. 285, 90 D.L.R. (4th) 190, 14 Admin. L.R. (2d) 294, 9 C.R.R. (2d) 330, [1992] A.C.F. no 207 (QL), accordant une injonction interlocutoire. Pourvoi accueilli, les juges McLachlin et Major sont dissidents.

POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel fédérale, [1996] 1 C.F. 787, 192 N.R. 313, [1996] A.C.F. no 100 (QL), qui a confirmé la déclaration de culpabilité pour outrage au tribunal prononcée par le juge Teitelbaum, [1992] 3 C.F. 504, 56 F.T.R. 42. Pourvoi rejeté.

William F. Pentney et Eddie Taylor, pour l’appelante/intimée la Commission canadienne des droits de la personne.

Douglas H. Christie, pour les intimés/appelants Canadian Liberty Net et Tony McAleer.

David Sgayias, c.r., et Brian Saunders, pour l’intervenant le procureur général du Canada.

David Matas, pour l’intervenante la Ligue des droits de la personne B’Nai Brith Canada.

Version française du jugement des juges L’Heureux-Dubé, Gonthier et Bastarache rendu par

//Le juge Bastarache//

1 Le juge Bastarache -- Le présent pourvoi soulève la question de l’existence et de l’exercice approprié du pouvoir de la Cour fédérale d’accorder des injonctions dans le cadre de l’application d’une loi fédérale, en l’occurrence la Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. (1985), ch. H‑6 (la «Loi sur les droits de la personne»). Comme l’injonction demandée dans la présente affaire interdirait un certain discours, elle soulève aussi d’importantes questions relatives à la liberté d’expression garantie par l’al. 2b) de la Charte canadienne des droits et libertés. Finalement, se pose la question de savoir si la personne qui désobéit à une injonction peut, en tant que moyen de défense à une poursuite pour outrage au tribunal, invoquer que la cour ayant prononcé l’injonction n’avait pas compétence pour le faire ou qu’elle a mal exercé sa compétence à cet égard.

Les faits

2 Au mois de décembre 1991, la Commission canadienne des droits de la personne (la «Commission») a reçu cinq plaintes concernant des messages téléphoniques transmis par une organisation s’annonçant sous le nom de «Canadian Liberty Net». Les personnes qui composaient le numéro de Liberty Net se faisaient offrir un menu de messages, présentés par sujet. Certains de ces messages niaient l’existence ou l’ampleur de l’Holocauste, affirmaient que les «étrangers» non blancs apportent avec eux au Canada la criminalité et d’autres problèmes, et suggéraient implicitement que le recours à la violence pourrait être utile pour [traduction] «rectifier la situation». Ils critiquaient une prétendue [traduction] «taxe kasher» qui serait appliquée pour garantir qu’un pourcentage de certains aliments soit kasher, protestaient contre la prétendue domination de l’industrie du divertissement par les Juifs et s’indignaient de la prétendue persécution de dirigeants bien connus du mouvement d’affirmation de la suprématie blanche. Après avoir fait enquête sur la teneur des messages, la Commission a demandé, le 20 janvier 1992, qu’un tribunal des droits de la personne soit constitué (le «Tribunal») pour décider si les messages contrevenaient au par. 13(1) de la Loi sur les droits de la personne, aux termes duquel «[c]onstitue un acte discriminatoire le fait [. . .] d’utiliser ou de faire utiliser un téléphone [. . .] pour aborder ou faire aborder des questions susceptibles d’exposer à la haine ou au mépris des personnes [. . .] sur la base des critères énoncés à l’article 3». Sont compris parmi les motifs de distinction illicite prévus à l’art. 3 la race, l’origine nationale ou ethnique, la couleur et la religion.

3 Le 27 janvier 1992, une semaine après le dépôt de la demande auprès du Tribunal, la Commission a présenté à la Section de première instance de la Cour fédérale du Canada un avis de requête introductive d’instance dans lequel elle sollicitait une injonction interdisant à Liberty Net ainsi qu’à Tony McAleer et à toute autre personne associée à l’organisation visée de permettre la communication de messages téléphoniques «susceptibles d’exposer à la haine ou au mépris des personnes appartenant à un groupe identifiable du fait de la race, de l’origine nationale ou ethnique, de la couleur ou de la religion» jusqu’à ce que le Tribunal rende son ordonnance définitive. La requête a été débattue les 5 et 6 février et, le 3 mars 1992, le juge Muldoon a accordé l’injonction demandée: [1992] 3 C.F. 155. Après avoir entendu des observations supplémentaires des parties, le juge a modifié quelque peu la teneur de son ordonnance, mais ces changements ne concernent aucune des questions en litige dans le présent pourvoi.

4 Un tribunal des droits de la personne a été constitué à la suite de la demande de la Commission et a siégé pendant cinq jours en tout, en mai et en août 1992. Le Tribunal a pris l’affaire en délibéré pendant plus d’un an et a finalement rendu sa décision le 9 septembre 1993. L’injonction du juge Muldoon a donc été en vigueur pendant presque 18 mois, soit du 3 mars 1992 au 9 septembre 1993.

5 Le 5 juin 1992, un enquêteur de la Commission a composé le numéro de Liberty Net et a entendu un message enregistré indiquant que Canadian Liberty Net pouvait être rejoint [traduction] «en exil» à un nouveau numéro de téléphone, à un endroit où l’organisation pouvait «dire exactement ce qu’elle voulait sans critiques ni sanctions importunes». Ce nouveau numéro était fourni par une entreprise téléphonique de l’État de Washington aux États‑Unis. Les personnes composant ce numéro avaient accès à un menu de messages analogues à ceux disponibles avant l’injonction accordée par le juge Muldoon le 3 mars. De fait, Liberty Net a admis, devant la Cour d’appel, que certains de ces messages étaient expressément visés par l’ordonnance, mais a prétendu qu’ils n’enfreignaient pas l’injonction parce qu’ils étaient diffusés de l’extérieur du Canada, donc hors du ressort de la Cour fédérale.

Les questions litigieuses

6 Deux affaires distinctes entendues par la Cour fédérale ont été réunies dans le cadre du pourvoi devant notre Cour. Dans un cas, il s’agit de l’appel de l’ordonnance initiale du juge Muldoon accordant l’injonction (que je vais appeler le «pourvoi relatif à l’injonction»), dans l’autre, il s’agit de l’appel de la condamnation pour outrage au tribunal prononcée par le juge Teitelbaum ([1992] 3 C.F. 504), découlant du message diffusé au moyen de la ligne téléphonique du Canadian Liberty Net qui invitait les intéressés à composer le nouveau numéro de téléphone aux États‑Unis qui donnait accès à des messages dont la teneur était interdite par l’ordonnance (le «pourvoi relatif à l’outrage au tribunal»). Le pourvoi relatif à l’injonction soulève deux questions. Premièrement, la Cour fédérale avait‑elle compétence pour accorder l’injonction? Deuxièmement, si elle avait compétence pour accorder l’injonction demandée, était-il approprié d’accorder une injonction en l’espèce? Le pourvoi relatif à l’outrage au tribunal a été inextricablement lié à l’essence du pourvoi relatif à l’injonction par les défendeurs dans la présente affaire. La troisième question que notre Cour doit trancher, qui découle du pourvoi relatif à l’outrage au tribunal, est la suivante: si l’injonction a été accordée à tort pour l’une ou l’autre des raisons susmentionnées, les défendeurs peuvent-ils être condamnés d’outrage au tribunal pour avoir enfreint l’ordonnance?

7 À strictement parler, le pourvoi relatif à l’injonction est devenu théorique puisque le Tribunal a rendu une décision définitive sur la question de fond de la violation du par. 13(1) et qu’il a rendu une ordonnance écartant celle du juge Muldoon. Toutefois, vu la façon dont les questions ont été soumises à notre Cour, il est impossible d’aborder la question de l’outrage au tribunal sans examiner, dans une certaine mesure, celle de l’injonction. Comme il serait difficile et peu pratique de distinguer dès le départ les principes relatifs à l’injonction qui sont nécessaires à la solution du pourvoi relatif à l’outrage au tribunal de ceux qui ne le sont pas, je me propose d’exposer ces principes de la façon la plus complète possible compte tenu des faits de la présente espèce, et d’examiner ensuite le pourvoi relatif à l’outrage au tribunal. À mon avis, cette démarche est particulièrement importante, car les tribunaux de juridiction inférieure semblent avoir eu beaucoup de mal à distinguer les critères permettant de statuer sur l’existence de la compétence de ceux qui permettent d’apprécier l’opportunité de l’exercice de cette compétence dans une affaire donnée. Cependant, une fois que ces principes auront été énoncés et distingués, je suis d’avis qu’il ne sera pas nécessaire d’appliquer les principes ayant trait à l’opportunité de l’injonction accordée en l’espèce, car le pourvoi relatif à l’outrage au tribunal ne porte aucunement sur cette question, qui a indiscutablement un caractère théorique. Je propose donc de remettre à une affaire ultérieure l’examen de la question de l’application de ces principes à des faits particuliers.

Première question: La Cour fédérale a-t-elle compétence?

8 La Cour fédérale a-t‑elle compétence pour accorder une injonction visant à faire respecter les interdictions énoncées par la Loi sur les droits de la personne? C’est dans les motifs du juge McIntyre dans l’arrêt ITO--International Terminal Operators Ltd. c. Miida Electronics Inc., [1986] 1 R.C.S. 752, qu’on trouve dans la jurisprudence contemporaine l’énoncé classique concernant la compétence de la Cour fédérale. Le juge a énuméré trois exigences, à la p. 766:

1. Il doit y avoir attribution de compétence par une loi du Parlement fédéral.

2. Il doit exister un ensemble de règles de droit fédérales qui soit essentiel à la solution du litige et constitue le fondement de l’attribution légale de compétence.

3. La loi invoquée dans l’affaire doit être «une loi du Canada» au sens où cette expression est employée à l’art. 101 de la Loi constitutionnelle de 1867.

À mon avis, c’est la première de ces trois conditions qui présente l’obstacle le plus sérieux pour la Commission. Elle a tenté de fonder l’attribution législative de compétence sur trois motifs découlant de l’interrelation entre la Loi sur la Cour fédérale, L.R.C. (1985), ch. F‑7, et la Loi sur les droits de la personne.

(i) L’article 25 de la Loi sur la Cour fédérale

9 25. La Section de première instance a compétence, en première instance, dans tous les cas -- opposant notamment des administrés -- de demande de réparation ou de recours exercé en vertu du droit canadien ne ressortissant pas à un tribunal constitué ou maintenu sous le régime d’une des Lois constitutionnelles de 1867 à 1982.

Le juge Muldoon a conclu qu’aucun autre tribunal n’avait compétence pour rendre une ordonnance interlocutoire visant à donner effet à la Loi sur les droits de la personne (à la p. 168) et que l’article en question attribuait donc compétence à la Cour fédérale. Le Tribunal n’était pas compétent pour rendre des ordonnances interlocutoires, mais seulement des ordonnances finales. Par contraste, le juge Strayer, dans les motifs qu’il a exposés au nom des juges majoritaires de la Cour d’appel ([1996] 1 C.F. 804), a analysé en profondeur les dispositions de la Loi sur les droits de la personne, et a conclu que le Parlement avait implicitement voulu que le Tribunal dispose d’un ensemble exhaustif de mesures réparatrices. Par conséquent, un autre tribunal (le Tribunal) avait, de fait, été investi d’une compétence qui supplantait celle dont dispose la Cour fédérale en vertu de l’art. 25. Le juge Strayer a également affirmé, dans une remarque incidente, qu’une cour supérieure provinciale n’avait pas compétence pour accorder l’injonction.

10 Devant notre Cour, l’appelante a abandonné son argument fondé sur l’art. 25. Elle a agi ainsi en raison de l’arrêt récent de notre Cour Fraternité des préposés à l’entretien des voies -- Fédération du réseau Canadien Pacifique c. Canadien Pacifique Ltée, [1996] 2 R.C.S. 495, dans lequel la Cour a statué qu’une cour supérieure provinciale créée en vertu de l’art. 96 de la Loi constitutionnelle de 1867 a effectivement compétence pour accorder une injonction pour donner effet au Code canadien du travail, L.R.C. (1985), ch. L‑2, malgré le caractère détaillé des dispositions de ce texte de loi. Le juge McLachlin a présenté succinctement le droit applicable (aux par. 5 et 7):

Le principe directeur dans le présent litige est celui suivant lequel, nonobstant l’existence d’un code détaillé conçu pour le règlement des conflits de travail, les cours de justice conservent, en «l’absence de tout autre recours», leur pouvoir discrétionnaire résiduel d’accorder un redressement interlocutoire tel que les injonctions, pouvoir qui découle de la compétence inhérente des cours en matière de recours interlocutoires . . .

. . . [l]a retenue à l’égard des tribunaux du travail et l’exclusivité des compétences de l’arbitre ne sont pas incompatibles avec la compétence résiduelle des cours de justice pour accorder un redressement qui n’est pas prévu par la loi régissant les relations du travail. Il n’a aucunement été contesté en l’espèce qu’il revient à l’arbitre, et à l’arbitre seul, de régler le conflit entre l’employeur et les employés.

Les «cours de justice» auxquelles le juge McLachlin fait allusion sont les cours supérieures des provinces et, dans l’affaire en question, la Cour suprême de la Colombie‑Britannique «[dans l’exercice] de sa compétence inhérente» (au par. 6). Les caractéristiques du Code canadien du travail en litige dans l’arrêt Fraternité sont, dans leurs principaux aspects, identiques à celles de la Loi sur les droits de la personne: un tribunal administratif investi du pouvoir de statuer de façon définitive sur les demandes présentées en vertu d’une loi; l’absence de mention de l’existence d’un recours en injonction dans la loi; un ensemble structuré d’autres recours, qui a été jugé comme n’ayant pas pour effet d’écarter implicitement l’existence du recours en injonction. L’appelante a conclu que ces éléments étaient présents en l’espèce et que, par conséquent, il y avait un «autre tribunal» possédant une compétence faisant obstacle à l’application de l’art. 25.

11 L’article 25 n’a pas été invoqué devant notre Cour dans l’affaire Fraternité, et le rapport entre cet article et la compétence inhérente des cours supérieures des provinces n’était pas l’objet de cet arrêt. La concession faite par l’appelante devant nous concerne ce rapport. Compte tenu des conclusions que je tire plus loin relativement à l’interprétation qu’il faut donner à l’art. 44 de la Loi sur la Cour fédérale, et en l’absence d’argumentation par les parties sur ce point, je préfère faire montre de prudence et m’abstenir d’exprimer quelque opinion à cet égard.

(ii) L’attribution implicite dans la Loi sur les droits de la personne

12 Devant nous, la Commission a invoqué l’arrêt Rhine c. La Reine, [1980] 2 R.C.S. 442, au soutien de l’argument selon lequel il n’est pas nécessaire, pour qu’une compétence existe en vertu d’une loi fédérale, que le texte de cette loi l’attribue expressément. Toutefois, dans cette affaire, la Loi sur la Cour fédérale attribuait clairement compétence, et la question à trancher était celle de savoir si la cause d’action tirait son fondement du droit fédéral existant, pour paraphraser l’arrêt ITO, précité. Les principes formulés dans l’arrêt Rhine ne s’appliquent donc pas lorsqu’il s’agit de statuer sur l’existence d’une attribution implicite de compétence.

13 Même si le juge Muldoon n’a pas examiné la question de l’attribution implicite de compétence dans la Loi sur les droits de la personne, le juge Strayer y consacre une partie importante de son analyse. Il s’inspire des commentaires faits par le juge en chef Dickson dans Canada (Commission des droits de la personne) c. Taylor, [1990] 3 R.C.S. 892, à la p. 924, au sujet de la «nature conciliatoire» de la procédure prévue par la Loi, dont l’objectif est d’«encourager le diffuseur de propagande haineuse à s’amender». Il cite également les observations suivantes du juge en chef Dickson: «le par. 13(1) a peu d’effet sur l’imposition de sanctions morales, financières ou d’incarcération, son but premier étant de profiter directement à ceux qui sont susceptibles d’être exposés aux maux de la propagande haineuse» (p. 940). Le juge Strayer affirme ceci (aux pp. 822 et 823):

L’arrêt de la Cour suprême explique, à mon avis, la raison qui sous‑tend l’approche très prudente du Parlement à l’égard de l’article 13 en vue de remédier aux messages haineux dans le contexte des dispositions réparatrices de la Loi canadienne sur les droits de la personne. Il écarte aussi toute idée voulant que la Cour ait implicitement le pouvoir de décerner des injonctions interlocutoires pour mettre fin aux communications incriminées avant qu’un tribunal administratif n’ait pleinement entendu la cause. [. . .] La violation d’une injonction fondée sur pareil témoignage entraîne des sanctions pénales, ce que la Loi n’envisage pas avant qu’un tribunal n’ait pleinement entendu la cause et constaté l’infraction au paragraphe 13(1), l’émission de l’ordonnance d’interdiction et la violation de celle‑ci.

14 Avec égards, ce raisonnement comporte deux lacunes. Premièrement, il serait possible de tenir compte des préoccupations exprimées dans cet extrait dans les critères servant à décider de l’opportunité d’accorder l’injonction. L’application d’un test rigoureux permettrait de dissiper le souci exprimé par le juge Strayer quant au respect des garanties constitutionnelles dans le cadre de l’exercice du pouvoir judiciaire prévu au par. 13(1). Je suis d’avis que le fait de supposer que ces préoccupations ont une incidence sur la question de la compétence implicite procède d’une confusion entre la question de l’opportunité de l’exercice du pouvoir d’accorder une injonction et celle de l’existence de ce pouvoir.

15 Deuxièmement, le juge Strayer ne mentionne pas les facteurs qu’il considère nécessaires pour conclure à l’existence d’une compétence implicite. Le procureur général du Canada intervenant a préconisé une démarche relativement souple pour décider si l’existence d’une compétence implicite doit être dégagée des dispositions d’un texte de loi fédéral, et il a suggéré que la Loi sur les droits de la personne comporte une telle compétence implicite. De fait, même si le juge Strayer a conclu à l’absence de compétence de la Cour fédérale dans le présent cas, la méthodologie qu’il a suivie étaye en fait l’idée de l’application d’une démarche relativement souple à la question de la compétence implicite.

16 Je suis d’avis que la norme appliquée dans la jurisprudence actuelle pour statuer sur l’existence d’une compétence implicite est en réalité beaucoup plus rigoureuse. L’existence du pouvoir d’accorder une injonction n’a été inférée que dans les cas où ce pouvoir était vraiment nécessaire à l’application du texte de loi concerné; la cohérence, ainsi que le caractère logique et souhaitable ne suffisent pas. Le procureur général a cité deux affaires: Commission d’énergie électrique du Nouveau‑Brunswick c. Maritime Electric Co., [1985] 2 C.F. 13, et Cooper c. Canada (Commission des droits de la personne), [1996] 3 R.C.S. 854. Dans ce dernier arrêt, la question de la «compétence» implicite concernait non pas l’existence d’un recours mais plutôt l’existence du pouvoir de la Commission des droits de la personne de statuer sur la constitutionnalité de sa propre loi constitutive. Analysant cette question, le juge La Forest a écrit, au par. 59, que «[c]es considérations [d’ordre pratique] peuvent, dans un tel examen, servir à mettre en lumière l’intention du législateur, mais elles ne sont pas déterminantes». Toutefois, dans cet arrêt, cet «examen» ne visait pas l’ajout de recours à ceux déjà énumérés dans une loi, mais plutôt l’établissement de la norme de contrôle applicable par une cour de justice à l’égard des décisions d’un organisme administratif. L’ajout, par voie d’interprétation législative, d’un pouvoir de réparation dans une loi diffère radicalement de la détermination de l’intention du législateur quant à la norme de contrôle applicable et quant à la compétence respective d’une cour de justice et d’un organisme administratif de statuer sur la constitutionnalité de dispositions législatives. Dans le dernier cas, la fonction doit être exercée par l’une ou de l’autre des institutions, alors que, dans le premier, la question qui se pose est celle de savoir si le pouvoir lui-même existe lorsque la loi est muette à cet égard. Il ne faut pas inférer du fait que les règles visant à établir l’intention implicite du législateur ont été utilisées dans un cas qu’elles s’appliquent automatiquement dans l’autre.

17 L’arrêt de la Cour fédérale faisant autorité en matière de pouvoir «implicite» de réparation tend à indiquer que des principes d’interprétation beaucoup plus modérés s’appliquent. La Cour d’appel fédérale a conclu, dans Commission d’énergie électrique du Nouveau‑Brunswick, précité, (motifs du juge Stone, auxquels ont souscrit les juges Mahoney et Ryan), à l’existence du droit implicite d’ordonner qu’il soit sursis à l’exécution d’une ordonnance de l’Office national de l’énergie en attendant l’issue d’un appel, lorsqu’un droit d’appel était prévu par la loi. La cour (à la p. 27) a cité les remarques incidentes suivantes formulées par le juge Pratte dans Banque nationale du Canada c. Granda (1984), 60 N.R. 201, à la p. 202:

Il est clair que ces textes n’accordent pas expressément à la Cour le pouvoir de suspendre l’exécution des décisions qu’on lui demande de réviser. On peut prétendre, cependant, que le Parlement a conféré ce pouvoir à la Cour de façon implicite dans la mesure où l’existence et l’exercice de ce pouvoir sont nécessaires pour que la Cour puisse pleinement exercer la compétence que l’article 28 lui confère de façon expresse. Telle est, à mon sens, la seule source possible de pouvoir qu’aurait la Cour d’appel d’ordonner que l’on sursoie à l’exécution d’une décision faisant l’objet d’un pourvoi en vertu de l’article 28. Il s’ensuit logiquement que si la Cour peut ordonner que l’on sursoie à l’exécution de pareilles décisions, elle ne peut le faire que dans les rares cas où l’exercice de ce pouvoir est nécessaire pour lui permettre d’exercer la compétence que lui confère l’article 28. [Je souligne.]

Dans cette affaire, le fait de ne pas ordonner le sursis d’exécution aurait rendu futiles les dispositions autorisant l’appel. Au même effet, et par contraste avec la situation d’un tribunal possédant une compétence inhérente, les observations suivantes ont été formulées dans Parti de la loi naturelle du Canada c. Société Radio-Canada, [1994] 1 C.F. 580 (1re inst.) (le juge McKeown), aux pp. 583 et 584:

Celle‑ci [la Loi sur la radiodiffusion] ne renferme aucune disposition permettant d’obtenir un redressement de manière urgente. Il ne s’ensuit cependant pas que la Cour fédérale du Canada a compétence à cet égard. L’article 23 de la Loi sur la Cour fédérale [. . .] prévoit que la Cour fédérale peut connaître d’une demande, sauf attribution spéciale de compétence par ailleurs. Comme la Loi sur la radiodiffusion attribue la compétence au CRTC, la présente requête n’est pas du ressort de la Cour.

La Cour est un tribunal créé par une loi. Je ne peux me fonder sur la compétence inhérente des autres cours supérieures comme dans Green Party Political Assn. of British Columbia v. Canadian Broadcasting Corp. (CBC) [. . .], où le juge Collver conclut à la compétence du tribunal. Il s’agissait en l’occurrence de la Cour suprême de la Colombie‑Britannique, laquelle n’est pas un tribunal créé par une loi. Sa compétence ne faisait donc aucun doute.

Puisque l’art. 23 de la Loi sur la Cour fédérale renvoyait à la Loi sur la radiodiffusion pour la question de la compétence, la cour s’est attachée principalement à cette loi comme fondement de sa compétence. Faisant une distinction entre la situation de la cour et celle d’un tribunal possédant une compétence inhérente, le juge McKeown a refusé d’interpréter largement cette loi et d’en inférer l’existence d’une compétence implicite, même s’il a reconnu qu’un tribunal possédant une compétence inhérente aurait pu le faire. Sous réserve des propos qui suivront au sujet de l’application de l’art. 44, cette décision indique également qu’il n’est possible de combler une «lacune» dans un texte de loi fédéral que dans les cas où le pouvoir en question est nécessaire pour donner effet au régime établi par cette loi.

18 C’est loin d’être le cas en ce qui concerne le régime établi par la Loi sur les droits de la personne. Le pouvoir d’accorder des injonctions pour interdire les violations du par. 13(1) n’est pas un accessoire nécessaire à l’exercice de quelque fonction ou pouvoir du Tribunal. Qu’une «lacune» existe dans l’éventail des recours prévus par la Loi elle-même ne veut pas dire que le législateur voulait que la Cour fédérale soit investie du pouvoir d’accorder des injonctions. On pourrait tout aussi facilement considérer que le législateur entendait que la Loi comporte cette «lacune». Dans ces circonstances, il ne convient pas de procéder à une analyse fouillée pour déterminer ce qui serait souhaitable en vue de réaliser les objectifs de la Loi. Le juge Stone a formulé de façon précise le critère préliminaire applicable dans l’arrêt Commission d’énergie électrique du Nouveau‑Brunswick, précité, à la p. 27:

Ces observations montrent l’absurdité qui résulterait si, pendant un appel, l’exécution de l’ordonnance contestée rendait celui‑ci inopérant. Notre compétence en tant que cour d’appel serait alors futile et réduite à de simples mots vides de sens. [. . .] Le processus d’appel serait entravé. Il ne pourrait offrir, comme il le devrait, la possibilité d’un redressement à qui l’invoquerait. Ainsi la Cour serait incapable, contrairement à son objet, de résoudre véritablement un litige.

Il est impossible d’affirmer que les autres recours prévus par la Loi sur les droits de la personne deviendraient «futiles» si la Cour fédérale ne jouissait pas du pouvoir de prononcer des injonctions. Par conséquent, l’existence d’un tel pouvoir ne peut être inférée dans le régime établi par la Loi.

(iii) L’article 44 de la Loi sur la Cour fédérale

19 L’article 44 est ainsi rédigé:

44. Indépendamment de toute autre forme de réparation qu’elle peut accorder, la Cour peut, dans tous les cas où il lui paraît juste ou opportun de le faire, décerner un mandamus, une injonction ou une ordonnance d’exécution intégrale, ou nommer un séquestre, soit sans condition soit selon les modalités qu’elle juge équitables.

Un certain nombre d’autres dispositions de la Loi sur la Cour fédérale et de la Loi sur les droits de la personne sont utiles pour comprendre la portée de cet article. Il y a, premièrement, les dispositions qui énoncent les objets de la Loi sur les droits de la personne pertinents dans le cadre du présent pourvoi:

Loi sur les droits de la personne

2. La présente loi a pour objet de compléter la législation canadienne en donnant effet, dans le champ de compétence du Parlement du Canada, au principe suivant: le droit de tous les individus, dans la mesure compatible avec leurs devoirs et obligations au sein de la société, à l’égalité des chances d’épanouissement, indépendamment des considérations fondées sur la race, l’origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, l’âge, le sexe, l’état matrimonial, la situation de famille, l’état de personne graciée ou la déficience.

13. (1) Constitue un acte discriminatoire le fait, pour une personne ou un groupe de personnes agissant d’un commun accord, d’utiliser ou de faire utiliser un téléphone de façon répétée en recourant ou en faisant recourir aux services d’une entreprise de télécommunication relevant de la compétence du Parlement pour aborder ou faire aborder des questions susceptibles d’exposer à la haine ou au mépris des personnes appartenant à un groupe identifiable sur la base des critères énoncés à l’article 3.

Deuxièmement, il y a les dispositions qui définissent de façon générale le statut et le mandat de la Cour fédérale:

Loi sur la Cour fédérale

3. Tribunal de droit, d’équity et d’amirauté du Canada, la Cour fédérale du Canada est maintenue à titre de tribunal additionnel propre à améliorer l’application du droit canadien. Elle continue d’être une cour supérieure d’archives ayant compétence en matière civile et pénale.

Loi constitutionnelle de 1867

101. Nonobstant toute disposition de la présente loi, le Parlement du Canada pourra, de temps à autre, prévoir la constitution, le maintien et l’organisation d’une cour générale d’appel pour le Canada, ainsi que l’établissement d’autres tribunaux pour assurer la meilleure exécution des lois du Canada.

Troisièmement, les deux lois comptent un certain nombre de dispositions qui décrivent les pouvoirs de la Cour fédérale et l’interrelation entre cette cour et la fonction juridictionnelle prévue par la Loi sur les droits de la personne:

Loi sur les droits de la personne

57. Aux fins de leur exécution, les ordonnances [. . .] peuvent, selon la procédure habituelle ou dès que la Commission en dépose au greffe de la Cour fédérale une copie certifiée conforme, être assimilées aux ordonnances rendues par celle‑ci.

58. (1) Dans les cas où un ministre fédéral ou une autre personne intéressée s’opposent à la divulgation de renseignements demandée par l’enquêteur ou le tribunal, la Commission peut demander à la Cour fédérale de statuer sur la question.

Loi sur la Cour fédérale

17. . . .

(6) La Section de première instance n’a pas compétence dans les cas où une loi fédérale donne compétence à un tribunal constitué ou maintenu sous le régime d’une loi provinciale sans prévoir expressément la compétence de la Cour fédérale.

18. (1) Sous réserve de l’article 28 [qui concerne la compétence originale de la Cour d’appel fédérale], la Section de première instance a compétence exclusive, en première instance, pour:

a) décerner une injonction, un bref de certiorari, de mandamus, de prohibition ou de quo warranto, ou pour rendre un jugement déclaratoire contre tout office fédéral;

18.1 (1) Une demande de contrôle judiciaire peut être présentée par le procureur général du Canada ou par quiconque est directement touché par l’objet de la demande.

. . .

(3) Sur présentation d’une demande de contrôle judiciaire, la Section de première instance peut:

a) ordonner à l’office fédéral en cause d’accomplir tout acte qu’il a illégalement omis ou refusé d’accomplir ou dont il a retardé l’exécution de manière déraisonnable;

b) déclarer nul ou illégal, ou annuler, ou infirmer et renvoyer pour jugement conformément aux instructions qu’elle estime appropriées, ou prohiber ou encore restreindre toute décision, ordonnance, procédure ou tout autre acte de l’office fédéral.

20 La principale objection opposée au recours à l’art. 44 comme fondement du pouvoir d’accorder des injonctions est qu’il n’existe pas, en l’espèce, d’«autre forme de réparation qu[e la Cour fédérale] peut accorder». Cette objection est formulée de deux façons. Selon la première, le libellé de l’art. 44 n’étaye pas l’exercice du pouvoir d’accorder une injonction «autonome» -- c’est‑à‑dire une injonction accordée sans que la cour soit saisie d’une action à l’égard de laquelle elle est appelée à trancher définitivement quant au fond. Cette objection ne concerne pas le statut de la Cour fédérale par rapport aux cours supérieures provinciales. Elle revient plutôt à dire que, appliqués à quelque tribunal que ce soit, des mots analogues à ceux utilisés à l’art. 44 ne peuvent autoriser une injonction autonome, mais uniquement une injonction interlocutoire applicable jusqu’à ce que le tribunal concerné ait statué sur la cause d’action. L’objection découle d’une controverse à ce sujet en droit anglais, qui vient d’être réglée par l’arrêt récent de la Chambre des lords Channel Tunnel Group Ltd. c. Balfour Beatty Construction Ltd., [1993] A.C. 334. Dans cette affaire, il s’agissait de déterminer si un tribunal anglais avait compétence pour accorder une injonction, dans les cas où il était vraisemblable (mais non certain) que la décision finale à l’égard du différend ressortait à la compétence d’un organisme arbitral. Commentant un arrêt antérieur, Siskina (Cargo Owners) c. Distos Compania Naviera S.A., [1979] A.C. 210 (H.L.), qui semblait indiquer que cette compétence n’existait pas, lord Browne‑Wilkinson a déclaré ceci (aux pp. 342 et 343):

[traduction] Je ne vois rien dans les termes utilisés par lord Diplock (ou dans les arrêts de notre Chambre commentant l’arrêt Siskina) qui tende à indiquer qu’une cour doit être convaincue, au moment où elle accorde un redressement interlocutoire, que l’ordonnance définitive sera rendue, le cas échéant, par une cour d’Angleterre . . .

Même en appliquant le critère exposé dans l’arrêt Siskina, la cour a le pouvoir d’accorder un redressement interlocutoire en rapport avec une cause d’action reconnue par le droit anglais, contre le défendeur à l’égard de qui il y a eu signification régulière, lorsque ce redressement est accessoire à une ordonnance définitive, que cette dernière soit rendue par une cour d’Angleterre ou toute autre cour ou instance arbitrale.

Cette approche a été adoptée par notre Cour dans l’arrêt Fraternité, précité, où le juge McLachlin a fait les commentaires suivants (au par. 16):

Depuis, les cours canadiennes ont appliqué l’arrêt Channel Tunnel comme signifiant que les cours ont compétence pour décerner une injonction lorsqu’il y a une question justiciable, peu importe le ressort qui éventuellement la tranchera [. . .] Cela concorde avec la reconnaissance plus générale dans tout le Canada selon laquelle une cour de justice peut accorder un redressement provisoire même si le redressement définitif sera accordé par un autre tribunal . . .

Dans l’affaire Fraternité, le texte de la disposition qui attribuait compétence à la Cour suprême de la Colombie‑Britannique était virtuellement identique à celui en vigueur en Angleterre au moment de l’arrêt Siskina, précité. La disposition pertinente de la Law and Equity Act, R.S.B.C. 1979, ch. 224, est ainsi rédigée:

[traduction] 36. La cour peut, dans tous les cas où il lui paraît juste ou opportun de le faire, accorder un bref de mandamus ou une injonction, ou nommer un séquestre ou séquestre gérant, par ordonnance interlocutoire, soit sans condition, soit selon les modalités qu’elle juge équitables . . .

En raison de cette décision, il ne fait plus maintenant aucun doute que le pouvoir qu’a un tribunal possédant une compétence inhérente d’accorder des injonctions lui permet de le faire même s’il incombe à une autre juridiction de statuer sur le fond du litige. Conformément aux principes exposés dans l’arrêt Fraternité, il est clair que si l’injonction qui nous intéresse avait été demandée à la Cour suprême de la Colombie‑Britannique, cette dernière aurait pu l’accorder.

21 Cela nous amène à la seconde version, plus épineuse, de l’objection susmentionnée. On utilise, à l’art. 44, les mots «[i]ndépendamment de toute autre forme de réparation qu[e la Cour fédérale] peut accorder». Il est possible de donner à ces mots ordinaires deux interprétations assez divergentes. La Commission prétend qu’«indépendamment» signifie simplement «en outre» des autres redressements que la Cour fédérale peut accorder. Ces mots n’ont pas pour effet de limiter la portée de l’article, affirme-t-on, mais plutôt d’introduire une disposition attributive de compétence qui, à toutes fins utiles, est identique à l’art. 36 de la Law and Equity Act. À l’opposé, il est également possible de considérer le mot «indépendamment» comme une disposition limitative, créant le pouvoir de prononcer des injonctions, mais uniquement à titre «accessoire» aux autres redressements que la cour peut accorder. Comme la Cour fédérale ne peut accorder aucun autre redressement au stade interlocutoire, cette disposition n’autorise pas d’injonction. L’idée que l’interrelation entre la Loi sur les droits de la personne et la Loi sur la Cour fédérale habilite la Cour à accorder une «autre forme de réparation» est rejetée, principalement sur le fondement d’une interprétation stricte de l’art. 44. J’ajouterais que, même si nous adoptions la thèse du pouvoir «accessoire» préconisée par les intimés, il serait possible, en donnant un sens large à ce mot, d’interpréter les divers pouvoirs de surveillance exercés sur le Tribunal des droits de la personne comme ayant pour effet d’autoriser des ordonnances pouvant être assorties d’une injonction «accessoire» accordée en vertu de l’art. 44.

22 Je tiens tout d’abord à signaler que, à la lecture du texte de l’article, les deux interprétations -- tant celle qui préconise l’attribution de la compétence que l’interprétation contraire -- me paraissent plausibles. Lorsqu’on se heurte à un problème d’interprétation de cette nature, il faut examiner l’ensemble de la Loi pour dégager son objet et pour déterminer si son texte permet de distinguer la présente affaire de l’arrêt Fraternité. Les intimés affirment que l’interprétation niant l’existence du pouvoir d’accorder des injonctions est justifiée parce que la Cour fédérale n’est qu’un «tribunal créé par une loi», fait qui commande que toute attribution de compétence soit interprétée strictement. En revanche, la Cour suprême de Colombie‑Britannique est une cour supérieure possédant une compétence inhérente, et elle seule est habilitée à accorder une injonction en l’espèce.

23 Ce résultat semble anormal. Il ressort des dispositions de la Loi sur les droits de la personne et de la Loi sur la Cour fédérale que la Cour fédérale exerce une surveillance importante sur le Tribunal. Le contrôle judiciaire des décisions du Tribunal relève de la Cour fédérale (art. 18.1 de la Loi sur la Cour fédérale). Cette dernière peut décerner des injonctions contre le Tribunal (par. 18(1) de la Loi sur la Cour fédérale). Il faut s’adresser à elle pour obtenir la communication de renseignements nécessaires aux fins d’une enquête ou d’une audience du Tribunal (par. 58(1) de la Loi sur les droits de la personne). Les ordonnances du Tribunal peuvent être déposées au greffe de la Cour fédérale, auquel cas elles sont assimilées aux ordonnances de cette cour (art. 57 de la Loi sur les droits de la personne). Pourtant, on affirme qu’aucun de ces pouvoirs ne doit être considéré comme une «autre forme de réparation», parce que le redressement demandé au stade interlocutoire, ou avant le dépôt, serait conceptuellement distinct de celui qui peut être ordonné en vertu de ces dispositions. Par ailleurs, la cour supérieure provinciale serait compétente en tant que cour possédant une «compétence inhérente».

24 Il est évident que, même si les facteurs ressortissant à la politique poursuivie peuvent être utiles pour déterminer si le législateur avait l’intention d’attribuer une compétence, ils ne sont toutefois pas déterminants. Cependant, on peut se demander, à la lumière de l’énoncé général de l’art. 3 sur le statut de la Cour fédérale, qui décrit celle‑ci comme «une cour supérieure d’archives ayant compétence en matière civile et pénale», conjugué aux nombreux pouvoirs de surveillance, de contrôle et d’exécution dont elle est investie à l’égard du Tribunal et de maints autres tribunaux, pourquoi une autorisation d’origine législative ne pourrait être inférée de l’art. 44 compte tenu du fait que son libellé est analogue à celui utilisé pour décrire les pouvoirs de la cour supérieure à l’art. 36 de la Law and Equity Act.

25 Il est nécessaire, à ce stade-ci, d’examiner plus à fond la notion de «compétence inhérente» afin de déterminer comment elle confère à la cour supérieure provinciale son pouvoir de réparation, et pourquoi elle exigerait une interprétation très stricte et très étroite de la loi habilitante de la Cour fédérale -- cour décrite comme un «tribunal qui tire sa compétence de la loi» --, interprétation qui aurait pour effet de lui nier compétence sur un domaine à l’égard duquel elle est par ailleurs explicitement investie de vastes pouvoirs de surveillance. De fait, la théorie de la compétence inhérente a été utilisée, en l’espèce, comme corollaire de la proposition selon laquelle une loi fédérale attributive de compétence à la Cour fédérale doit recevoir une interprétation étroite. Il convient d’examiner de plus près si la théorie de la compétence inhérente étaye cette proposition.

26 Dans Roberts c. Canada, [1989] 1 R.C.S. 322, à la p. 331, le juge Wilson a exposé la conception étroite:

L’attribution de compétence à la Cour fédérale par le Parlement se trouve dans la Loi sur la Cour fédérale. Parce que la Cour fédérale n’a aucune compétence inhérente comme celle des cours supérieures des provinces, c’est le texte de la Loi qui détermine complètement l’étendue de la compétence de la cour.

Quelle est donc cette notion de compétence inhérente qui est invoquée pour justifier l’interprétation stricte de la Loi sur la Cour fédérale? La notion de compétence inhérente découle du rôle joué par les cours supérieures des provinces à l’intérieur du système juridique canadien. La caractéristique historique particulière qui distingue les cours supérieures des provinces et la Cour fédérale est que les premières ont traditionnellement exercé une compétence générale sur toutes les questions de nature civile ou criminelle. Cette fonction juridictionnelle générale au sein du système de justice canadien est antérieure à la Confédération et elle a été expressément maintenue par l’art. 129 de la Loi constitutionnelle de 1867, «comme si l’union n’avait pas eu lieu». Aux termes du par. 92(14), les provinces ont compétence sur «l’administration de la justice dans la province», y compris «la constitution, le maintien et l’organisation» des cours supérieures provinciales. La caractéristique institutionnelle particulière de ces cours est le fait que, aux termes de l’art. 96 de la Loi constitutionnelle de 1867, les juges y siégeant sont nommés par le gouverneur général, et non par les provinces. La responsabilité à l’égard des tribunaux visés à l’art. 96 est donc partagée par les deux niveaux de gouvernement, contrairement à ce qui est le cas pour les cours provinciales de juridiction inférieure ou pour les cours créées en vertu de l’art. 101. Dans l’arrêt Procureur général du Canada c. Law Society of British Columbia, [1982] 2 R.C.S. 307, aux pp. 326 et 327, le juge Estey a expliqué ainsi la nature unique des cours supérieures des provinces:

Les cours supérieures des provinces ont toujours occupé une position de premier plan à l’intérieur du régime constitutionnel de ce pays. Ces cours de compétence générale sont les descendantes des cours royales de justice. Constituées par les provinces en vertu du par. 92(14) de la Loi constitutionnelle [de 1867] et présidées par des juges nommés et rémunérés par le gouvernement fédéral (les art. 96 et 100 de la Loi constitutionnelle [de 1867]), elles franchissent, pour ainsi dire, la ligne de partage des compétences fédérale et provinciale.

27 Outre l’art. 129, qui pourvoit au maintien post-confédéral des cours supérieures des provinces, l’art. 96 prévoit aussi implicitement leur maintien. Le fait constitutionnel du maintien de ces cours étaye leur compétence générale et leur garantit, dans les faits, un noyau de compétence en tant que cours supérieures (Renvoi relatif à la Loi de 1979 sur la location résidentielle, [1981] 1 R.C.S. 714; McEvoy c. Procureur général (Nouveau-Brunswick), [1983] 1 R.C.S. 704; MacMillan Bloedel Ltd. c. Simpson, [1995] 4 R.C.S. 725). Voir également Valin c. Langlois (1879), 3 R.C.S. 1, aux pp. 19 et 20; Ontario (Procureur général) c. Pembina Exploration Canada Ltd., [1989] 1 R.C.S. 206, à la p. 217; Hogg, «Federalism and the Jurisdiction of Canadian Courts» (1981), 30 R.D.U.N.-B. 9).

28 Les origines historiques ainsi que les assises constitutionnelles de la Cour fédérale du Canada expliquent sa compétence plus particulière que générale. L’article 101 de la Loi constitutionnelle de 1867 autorise le Parlement à créer «d’autres tribunaux pour assurer la meilleure exécution des lois du Canada». C’est ce qu’il a fait, en 1875, en constituant la Cour de l’Échiquier, à laquelle il n’a conféré qu’une compétence très restreinte, qui se limitait aux «cas où demande sera faite ou recours sera cherché au sujet de toute matière qui pourrait, en Angleterre, faire le sujet d’une poursuite ou action devant la Cour de l’Échiquier en sa juridiction du revenu, contre la couronne ou quelque officier de la couronne» (Acte de la Cour Suprême et de l’Échiquier, S.C. 1875, ch. 11, art. 58). En 1887, puis en 1890 et en 1891, cette compétence a été légèrement élargie, pour y inclure la propriété intellectuelle, d’autres actions intentées par le gouvernement, l’amirauté et l’expropriation de terres par le gouvernement. (Acte à l’effet de modifier l’Acte des cours Suprême et de l’Échiquier, et d’établir de meilleures dispositions pour l’instruction des réclamations contre la Couronne, S.C. 1887, ch. 16; la Colonial Courts of Admiralty Act, 1890, 1890 (U.K.), 53 & 54 Vict., ch. 27; Acte modificatif de la cour de l’Échiquier, 1891, S.C. 1891, ch. 26, art. 4). Partant de l’interprétation que la Cour fédérale tire ses origines constitutionnelles de l’art. 101, le professeur Hogg formule les conclusions suivantes (dans Constitutional Law of Canada (éd. à feuilles mobiles), vol. 1, à la p. 7-15):

[traduction] L’article 101 n’autorise pas l’établissement de tribunaux de compétence générale semblables aux tribunaux provinciaux. Il ne permet que la constitution de tribunaux «pour assurer la meilleure exécution des lois du Canada». Ce fait entraîne deux conséquences importantes. Premièrement, cela signifie que la Cour fédérale du Canada ne possède pas une compétence inhérente; que sa compétence se limite aux sujets qui lui sont confiés par la Loi sur la Cour fédérale ou par une autre loi. Deuxièmement, cela signifie que la Cour fédérale ne peut se voir attribuer compétence que sur les sujets régis par «les lois du Canada».

Ainsi, même lorsqu’il s’agit d’une question relevant nettement d’une règle de droit fédérale valide, la Cour fédérale du Canada n’est pas présumée avoir compétence en l’absence d’un texte de loi fédéral exprès. En revanche, en raison de leur compétence générale sur toute question en matière civile, criminelle, provinciale, fédérale et constitutionnelle, les cours supérieures des provinces jouissent de cette présomption.

29 Cette présomption n’est pas un accessoire nécessaire de la structure de notre Constitution. L’article 101 habilite le Parlement à créer une cour fédérale dotée d’une compétence générale sur l’administration de toutes les lois fédérales. Pour une raison ou pour une autre, il n’a pas choisi de créer un tel tribunal. En outre, la présomption est le fruit d’une longue jurisprudence qui a suivi les indications constitutionnelles et historiques décrites précédemment, plutôt qu’une exigence constitutionnelle explicite. À cet égard, voici les commentaires pertinents de Bora Laskin, devenu plus tard Juge en chef du Canada, qui a décrit ainsi la situation en 1969 (dans The British Tradition in Canadian Law, aux pp. 113 et 114):

[traduction] Au Canada, le besoin d’établir un système judiciaire distinct pour le droit fédéral ne s’est pas fait sentir de façon très pressante, parce que, tout simplement, les tribunaux provinciaux ont, dès le début de la fédération canadienne, statué sur des litiges concernant des lois fédérales. Contrairement à l’Australie, où la Constitution habilite le Parlement fédéral à attribuer aux tribunaux des États compétence sur des matières fédérales, l’Acte de l’Amérique du Nord britannique ne renferme aucune disposition expresse sur la question. Par voie d’inférence, le pouvoir des provinces de légiférer sur l’administration de la justice sur leur territoire, y compris la constitution, le maintien et l’organisation de tribunaux provinciaux de juridiction tant civile que criminelle -- sans réserve visant les sujets de compétence fédérale -- est un indice de la possibilité de s’adresser aux tribunaux provinciaux pour faire valoir des causes d’action fondées sur les lois fédérales et pour faire appliquer le droit criminel fédéral [. . .] Ils peuvent être considérés, pro tanto, comme des tribunaux fédéraux, dans la mesure où ils appliquent le droit fédéral.

. . . Cette conception d’une omnicompétence des cours supérieures des provinces tire son origine d’une décision du Conseil privé qui semble reconnaître aux cours supérieures une compétence inhérente selon laquelle (pour reprendre ses termes) «si le droit existe, il faut présumer qu’il existe un tribunal pour en assurer l’exercice, car si aucun autre mode d’en assurer l’exercice n’est prescrit, cela en soi suffit pour conférer compétence aux cours royales de justice». [Je souligne.]

30 L’arrêt cité par Laskin, Board c. Board, [1919] A.C. 956 (C.P.), portait sur la compétence de la cour supérieure de l’Alberta de statuer sur des questions régies par la Matrimonial Causes Act, 1857 ((R.-U.), 20 & 21 Vict., ch. 85). Même si le mariage et le divorce sont mentionnés à l’art. 91 de la Loi constitutionnelle de 1867, et que le droit anglais applicable a été reçu en conséquence dans le droit fédéral, il a été jugé que la cour supérieure de la province avait compétence en l’absence de tout texte de loi fédéral attribuant expressément compétence. La raison de cette conclusion était très simple. En 1919, le Parlement n’avait conféré au système judiciaire fédéral qu’une compétence très restreinte, comme nous l’avons indiqué précédemment, laquelle n’incluait pas la compétence sur le mariage et le divorce. En revanche, la Supreme Court Act de l’Alberta, S.A. 1907, ch. 3, adoptée en 1907, conférait aux cours supérieures de la province une vaste compétence fondée sur

[traduction] la compétence dont jouissaient ou que pouvaient exercer, le 15 juillet 1870: (1) la Haute Cour de la chancellerie, en qualité de tribunal de common law et en qualité de tribunal d’equity, y compris la compétence du maître des rôles comme juge ou comme maître de la Cour de la chancellerie et toute autre compétence exercée par ce dernier relativement à la Cour de la chancellerie comme tribunal de common law; (2) la Cour du Banc de la Reine; (3) la Cour des plaids communs de Westminster; (4) la Cour de l’Échiquier en qualité de tribunal du revenu et en qualité de tribunal de common law; (5) la Cour des successions; (6) la Cour d’Oyer et Terminer, la Cour d’évacuation générale des prisons et les cours constituées par d’autres commissions du genre.

(Le vicomte Haldane, à la p. 960, relativement à l’art. 9 de la Loi.)

31 Peut‑être par suite d’un oubli, le tribunal anglais chargé de statuer en matière de divorce avait été omis de cette courte liste. Le Conseil privé n’en a pas moins conclu, sur le fondement de la compétence générale de la Cour suprême de l’Alberta, que [traduction] «cette Cour était tenue de connaître des procédures visant à donner effet au [droit au divorce]» (p. 962). Renvoyant à son interprétation de la disposition attributive de compétence de la Supreme Court Act de l’Alberta de 1907, le Conseil privé a expliqué ainsi les motifs qui l’amenaient à reconnaître la compétence à la Cour suprême de l’Alberta (aux pp. 962 et 963):

[traduction] . . . une règle bien connue établit clairement que le libellé en cause doit être interprété comme n’ayant pas pour effet d’exclure la compétence. Si le droit existe, il faut présumer qu’il existe un tribunal qui peut le faire respecter, car si aucun autre mode d’exercice n’est prescrit, ce fait à lui seul suffit pour conférer compétence aux cours de justice du Roi. Pour les priver de leur compétence, il est nécessaire, en l’absence de loi spéciale excluant cette compétence, de plaider que celle-ci a été conférée à quelque autre tribunal. Voilà l’effet des arrêts faisant autorité en la matière. [. . .] La loi [de l’Alberta] établit une cour supérieure et, selon la règle de la présomption de compétence de ces cours, telle que l’a énoncée le juge Willes dans London Corporation c. Cox ((1867) L.R. 2, H.L. 239, 259), rien n’est censé échapper à la compétence d’une cour supérieure sauf ce qui paraît en être spécialement exclu.

32 La notion de «compétence inhérente» découle de la présomption qui veut que, s’il existe un droit justiciable, il doit alors exister un tribunal compétent permettant de le faire valoir. La question examinée dans Board c. Board était celle de savoir si l’absence d’une attribution de compétence devait être interprétée comme une exclusion implicite de compétence. Dans ce contexte, suivant la théorie de la compétence inhérente, seule une exclusion explicite de la compétence peut priver la cour supérieure de la compétence sur une question. À mon avis, cet arrêt n’étaye pas la proposition fondamentalement différente voulant que les lois censées conférer compétence à un autre tribunal doivent être interprétées strictement de manière à protéger la compétence de la cour supérieure. Il ne s’agit pas là de l’objet de la théorie de la compétence inhérente, qui est tout simplement d’éviter qu’un droit ne puisse être exercé faute d’une cour supérieure où il peut être reconnu. Bien que certains passages de l’arrêt Board c. Board puissent être considérés comme ayant pour effet d’étayer la première proposition, la lecture de l’ensemble de la décision indique qu’on ne procédait pas à un choix entre la compétence du tribunal constitué en vertu de l’art. 96 et la compétence (extrêmement limitée à l’époque) de la cour fédérale. La possibilité que la Cour de l’Échiquier ait eu compétence n’a tout simplement pas été envisagée par le Conseil privé dans Board c. Board, où la question n’était pas «Quel tribunal a compétence?», mais plutôt «Existe-t-il un tribunal compétent?» La première question ne peut être tranchée que par l’examen des facteurs constitutionnels, législatifs et historiques analysés précédemment, alors que la seconde peut l’être en appliquant la simple présomption que seule une exclusion expresse prive la cour supérieure de la compétence de connaître d’une affaire.

33 Le statut législatif de la Cour fédérale a changé depuis Board c. Board, arrêt dans lequel la possibilité que la Cour de l’Échiquier ait eu compétence n’a même pas été prise en considération, étant donné que la compétence de cette cour était vraiment limitée à l’époque. L’adoption de la Loi sur la Cour fédérale, en 1971, a considérablement élargi la compétence de la Cour de l’Échiquier (qui a notamment été renommée Cour fédérale du Canada), et, par implication nécessaire, a eu pour effet de retirer aux cours supérieures des provinces la compétence sur de nombreux sujets. La nouvelle Cour fédérale du Canada s’est vu accorder une compétence élargie non seulement par l’ajout explicite de nouveaux sujets, par exemple celui mentionné à l’al. 23c) de la Loi, mais également de façon générale. Essentiellement, en vertu des art. 3, 18 et 18.1, la Cour est devenue un tribunal de révision et d’appel siégeant au sommet de l’ensemble des décideurs administratifs qui exercent des pouvoirs conférés par différentes lois fédérales. Avant l’adoption de la Loi, il régnait une confusion considérable par suite des décisions divergentes que rendaient les cours supérieures des provinces sur les demandes de contrôle judiciaire des décisions de ces décideurs administratifs, ainsi qu’à l’égard du critère approprié pour statuer sur la qualité pour agir et de la portée géographique de leurs décisions (I. Bushnell, The Federal Court of Canada: A History, 1875‑1992 (1997), à la p. 159). L’accroissement du nombre de décideurs administratifs rendant des décisions concernant une myriade de lois fédérales, sans qu’il existe un tribunal unique de juridiction inférieure à la Cour suprême du Canada chargé de surveiller cette structure, créait des difficultés que la Cour fédérale, dotée d’une compétence élargie, visait à écarter.

34 Ce sont ces facteurs historiques et constitutionnels qui ont entraîné l’élaboration de la notion de compétence inhérente des cours supérieures des provinces, qui a, dans une certaine mesure, été comparée et opposée à la compétence d’origine législative plus limitée de la Cour fédérale du Canada. Toutefois, je suis d’avis que rien dans cet exposé de la notion essentiellement réparatrice de compétence inhérente ne peut être invoqué pour justifier une interprétation étroite, plutôt qu’une interprétation juste et libérale, des lois fédérales qui confèrent compétence à la Cour fédérale. La proposition légitime -- selon laquelle la situation institutionnelle et constitutionnelle des cours supérieures provinciales justifie de leur reconnaître une compétence résiduelle sur toute matière fédérale en cas de «lacune» dans l’attribution législative des compétences -- est entièrement différente de l’argument selon lequel il faut conclure à l’existence d’une «lacune» dans une loi fédérale à moins que le texte de cette loi ne comble explicitement la lacune en question. La théorie de la compétence inhérente ne fait ressortir aucun motif valable, d’ordre constitutionnel ou autre, justifiant de protéger jalousement la compétence des cours supérieures des provinces contre la Cour fédérale du Canada.

35 À mon avis, la théorie de la compétence inhérente a pour effet de garantir que, une fois analysées les diverses attributions législatives de compétence, il y aura toujours un tribunal habilité à statuer sur un droit, indépendamment de toute attribution législative de compétence. Le tribunal qui jouit de cette compétence inhérente est la juridiction de droit commun, c’est‑à‑dire la cour supérieure de la province. Cette théorie n’a pas pour effet de limiter restrictivement une attribution législative de compétence; de fait, elle ne prévoit rien quant à la façon dont une telle attribution doit être interprétée. Comme l’a souligné le juge McLachlin dans l’arrêt Fraternité, précité, au par. 7, il s’agit d’une «compétence résiduelle». Dans un système fédéral, la théorie de la compétence inhérente ne justifie pas d’interpréter restrictivement les lois fédérales conférant compétence à la Cour fédérale.

36 Comme l’indique clairement le texte de la Loi sur la Cour fédérale et le confirme le rôle additionnel qui est confié à cette cour par d’autres lois fédérales, dans le présent cas la Loi sur les droits de la personne, le Parlement a voulu conférer à la Cour fédérale une compétence administrative générale sur les tribunaux administratifs fédéraux. Pour ce qui concerne son rôle de surveillance des décideurs administratifs, les pouvoirs confiés par une loi à la Cour fédérale à cet égard ne doivent pas être interprétés de façon restrictive. Cela signifie que, lorsqu’il s’agit d’une question relevant clairement de son rôle de surveillance d’un organisme administratif, ce qui inclut la prise de mesures provisoires visant à régir des différends dont l’issue finale est laissée au décideur administratif concerné, la Cour fédérale peut être considérée comme ayant plénitude de compétence.

37 En l’espèce, je suis d’avis qu’il ressort clairement de l’objet de la Loi sur la Cour fédérale et de la Loi sur les droits de la personne que l’art. 44 confère à la Cour fédérale la compétence d’accorder une injonction dans le cadre de l’application de la Loi sur les droits de la personne. Je fonde cette conclusion sur le fait que la Cour fédérale a le pouvoir d’accorder toute «autre forme de réparation» dans les affaires soumises au Tribunal des droits de la personne, et que ce pouvoir n’est pas altéré du seul fait que le Parlement a confié à un décideur administratif spécialisé le rôle de statuer sur le fond de ces affaires. Comme je l’ai souligné plus tôt, les décisions et le fonctionnement du Tribunal sont assujettis de façon étroite aux pouvoirs de surveillance et de contrôle de la Cour fédérale, y compris son pouvoir de transformer les ordonnances du tribunal en ordonnances de la cour. Ces pouvoirs équivalent à une «autre forme de réparation» pour l’application de l’art. 44.

38 À mon avis, conformément aux principes dégagés dans l’arrêt Fraternité, cette compétence d’origine législative est une compétence concurrente par rapport à la compétence inhérente des cours supérieures des provinces. L’idée qu’il puisse y avoir concurrence de compétences n’a rien d’inadmissible; de fait, une telle situation est courante dans notre structure judiciaire. Comme l’a fait remarquer un auteur (T. A. Cromwell, «Aspects of Constitutional Judicial Review in Canada» (1995), 46 S.C. L. Rev. 1027, à la p. 1030):

[traduction] Les cours supérieures des provinces et les cours purement provinciales exercent une compétence concurrente considérable dans certains domaines, particulièrement en droit criminel. Par ailleurs, bien qu’à un degré considérablement moindre, il y a aussi un chevauchement assez important de compétence entre les cours supérieures des provinces et la Cour fédérale en matière civile.

La norme justifiant l’exclusion complète de la compétence d’une cour visée à l’art. 96 est beaucoup plus exigeante que celle applicable pour déterminer s’il y a eu attribution de compétence. Il doit en être ainsi, car, en vertu de la répartition des compétences au Canada, l’exercice d’une compétence à l’égard d’une même matière est fondé sur des chefs de compétence qui ne s’excluent pas mutuellement. Un exemple d’absence d’exclusion mutuelle est l’arrêt Idziak c. Canada (Ministre de la Justice), [1992] 3 R.C.S. 631, de notre Cour, qui portait sur la contestation de la décision du ministre de la Justice de ne pas exercer son pouvoir discrétionnaire de refuser d’extrader l’appelant. Le pouvoir de contrôler une telle décision était attribué à la Cour fédérale par l’art. 18 de la Loi sur la Cour fédérale, qui accordait cette compétence sur le fondement de l’identité du décideur, en l’occurrence un ministre fédéral. L’appelant a sollicité un bref d’habeas corpus assorti d’un bref de certiorari auxiliaire pour faire annuler le mandat d’extradition en invoquant l’irrégularité de la procédure suivie par le ministre. La protection du droit à la liberté par la délivrance de brefs d’habeas corpus est une fonction traditionnelle des cours visées à l’art. 96. Je souligne qu’il existe, dans le présent cas, une asymétrie analogue: d’une part, la délivrance d’une injonction est généralement une fonction traditionnelle des cours visées à l’art. 96; d’autre part, la délivrance de l’injonction en litige dans la présente affaire fait partie intégrante du fonctionnement d’un tribunal administratif assujetti au pouvoir de surveillance de la Cour fédérale. Dans l’examen de la question de savoir si ce pouvoir avait été écarté ou exclu par la Loi sur la Cour fédérale, le juge Cory a dit ceci, au nom de la Cour unanime sur ce point, à la p. 651:

La Loi sur la Cour fédérale ne retire pas aux cours supérieures provinciales la compétence qu'elles possèdent depuis longtemps pour entendre une demande de bref d'habeas corpus. Pour retirer cette compétence aux cours supérieures, il faudrait un langage législatif clair et direct semblable à celui qui est utilisé dans l'article relatif aux membres des Forces armées en poste à l'étranger. Il s'ensuit que les intimés ne sauraient prétendre que la Cour fédérale possède une compétence exclusive en la matière. Il est plutôt évident que les cours supérieures provinciales et la Cour fédérale possèdent une compétence concurrente pour entendre toutes les demandes d'habeas corpus autres que celles visées au par. 17(6) [en ce qui concerne les Forces armées] de la Loi sur la Cour fédérale.

La même norme a été énoncée dans Pringle c. Fraser, [1972] R.C.S. 821, à la p. 826. En l’espèce, il n’est pas satisfait à cette norme du «langage législatif clair et direct» et, par conséquent, la Cour fédérale et la cour supérieure provinciale ont une compétence concurrente.

39 Comme on le voit clairement, j’ai appliqué à l’égard de l’art. 44 une approche différente de celle que j’ai suivie, dans la section précédente, à l’égard de l’attribution implicite dans la Loi sur les droits de la personne, interprétée isolément. Il convient que j’explique les raisons de cette décision. Bon nombre de lois fédérales ne pourvoient pas à l’exercice d’un pouvoir décisionnel en matière administrative. Dans de tels cas, le raisonnement adopté en l’espèce relativement au large pouvoir de surveillance de la Cour fédérale est inapplicable.

40 Je ne crois pas que cette approche porte atteinte à la situation particulière des cours visées à l’art. 96, ni qu’il y ait quelque risque que les tribunaux constitués sous le régime de l’art. 101 excèdent la compétence que leur confère la Constitution. D’un point de vue théorique, la troisième condition du critère établi dans l’arrêt ITO, précité, savoir que la loi soit une loi du Canada constitutionnellement valide -- garantit cela. D’un point de vue institutionnel, j’estime que la garantie ultime est fournie par notre Cour, qui a pour mission de servir de cour d’appel des décisions du système judiciaire fédéral et de chaque système de cour supérieure provinciale, et de veiller à ce que chaque juridiction respecte les limites de sa compétence. Rien non plus de ce que j’ai dit précédemment n’a pour effet d’affaiblir le principe établi depuis longtemps et selon lequel, lorsqu’une question relevant du fédéral n’est régie par aucune loi fédérale, les cours supérieures des provinces continuent d’avoir compétence en vertu de la théorie de la compétence inhérente. De plus, même lorsqu’une loi fédérale a été édictée, les tribunaux visés à l’art. 96 continuent d’exercer une compétence inhérente s’il n’existe aucun décideur administratif assujetti à l’application de la Loi sur la Cour fédérale ou si la loi en cause n’attribue aucune compétence à la Cour fédérale.

41 Devant notre Cour et devant les tribunaux de juridiction inférieure, il a été plaidé que le régime finement équilibré de redressements établi par la Loi sur les droits de la personne entraîne implicitement l’exclusion de la compétence de la Cour fédérale. Je souscris aux propos du juge McLachlin dans l’arrêt Fraternité qui, en réponse à des arguments similaires, a conclu que «[c]es arguments ne se rapportent pas à la compétence, mais à la question de savoir si, en supposant qu’il y ait compétence, il [est] approprié de décerner l’injonction provisoire» (par. 12). Je vais examiner cette question en temps utile. Qui plus est, je suis également d’accord avec l’observation qu’elle a formulée dans cette affaire et selon laquelle il n’y a pas lieu de prononcer une injonction lorsque la loi confère à un autre décideur le pouvoir d’accorder une autre réparation adéquate. Dans de tels cas, il ne convient pas de conclure que la Cour fédérale a compétence en vertu de l’art. 44.

(iv) L’alinéa 23c) de la Loi sur la Cour fédérale

42 À l’audience, l’appelante a soutenu que l’al. 23c) de la Loi sur la Cour fédérale pourrait constituer une autre source de la compétence de la Cour fédérale. Compte tenu des conclusions que j’ai formulées dans la section précédente et du fait que les parties n’ont présenté ni argumentation ni preuve au soutien de cet argument, j’estime prudent de ne pas exprimer d’opinion à cet égard.

Le droit fédéral constitue-t-il le fondement de l’attribution de compétence?

43 La condition relative à l’existence d’un ensemble de règles de droit fédérales constituant le fondement de l’attribution législative de compétence vise principalement à garantir le respect par les tribunaux fédéraux des limites constitutionnelles de leur compétence. Comme l’a souligné le juge Wilson dans Roberts, précité, les deuxième et troisième conditions énoncées dans l’arrêt ITO, précité -- règles de droit fédérales servant de fondement et validité constitutionnelle de ces règles de droit -- sont indispensables (aux pp. 330 et 331):

Bien qu’il y ait nettement un chevauchement entre les deuxième et troisième éléments du critère applicable pour établir la compétence de la Cour fédérale, le deuxième, tel que je le comprends, exige qu’il existe un ensemble de règles de droit fédérales applicables à l’objet de la contestation, en l’espèce le droit relatif aux Indiens et à leurs intérêts dans les terres des réserves . . . [Je souligne.]

Le différend à l’égard duquel on plaide l’existence d’une compétence doit être principalement et essentiellement fondé sur des règles de droit fédérales. Si le différend ne se rattache qu’indirectement à un ensemble de règles de droit fédérales, il est alors possible que, en exerçant compétence, la Cour fédérale outrepasse son rôle au regard de la Constitution.

44 Le présent pourvoi ne soulève aucune difficulté de cette nature. Les seules règles de droit pertinentes à l’égard des faits de l’espèce sont prévues par la Loi sur les droits de la personne et ne mettent en jeu que la compétence du fédéral sur la téléphonie. Le fondement invoqué par la Commission pour demander l’injonction est uniquement et exclusivement le par. 13(1) de la Loi sur les droits de la personne. Cette disposition est la source normative de sa demande, et elle constitue manifestement le fondement de l’attribution législative de compétence qui, ai-je conclu, est faite en faveur de la Cour fédérale. Il vaut mieux trancher la question de savoir si une règle de droit fédérale attribue un pouvoir interlocutoire de contrainte en appliquant exclusivement la jurisprudence plus nuancée et plus directe portant sur l’existence d’une attribution législative de compétence. Une fois cette question tranchée, la condition relative au fondement de la compétence ne doit pas être utilisée pour subvertir la conclusion tirée de cette analyse, mais elle doit plutôt être utilisée pour s’assurer que la compétence ainsi attribuée est exercée conformément à la Constitution. C’est clairement le cas en l’espèce, et je conclus que les dispositions substantielles de la Loi sur les droits de la personne constituent le fondement de l’attribution législative de compétence.

45 Le pourvoi visant la décision de la Cour d’appel sur la question de la compétence est par conséquent accueilli avec dépens.

Deuxième question: La compétence a‑t‑elle été exercée de manière appropriée?

46 Le paragraphe 469(3) des Règles de la Cour fédérale, C.R.C., ch. 663, prévoit ce qui suit:

Le demandeur ne peut faire une demande en vertu de la présente Règle avant le début de l’action qu’en cas d’urgence, et dans ce cas, l’injonction peut être accordée à des conditions prévoyant l’introduction de l’action et, le cas échéant, aux autres conditions qui semblent justes.

Dans l’argumentation soumise à notre Cour et aux juridictions inférieures, on a beaucoup extrapolé sur le sens de cette disposition en se fondant sur l’arrêt de principe American Cyanamid Co. c. Ethicon Ltd., [1975] A.C. 396 (H.L.), dont notre Cour a approuvé de façon générale la méthodologie dans Manitoba (Procureur général) c. Metropolitan Stores Ltd., [1987] 1 R.C.S. 110, aux pp. 128 et 129, méthodologie dont la validité a été réaffirmée dans l’arrêt RJR -- MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général), [1994] 1 R.C.S. 311, aux pp. 332 et 333. Dans ce dernier arrêt, le critère en trois volets a été formulé ainsi (les juges Sopinka et Cory, à la p. 334):

Premièrement, une étude préliminaire du fond du litige doit établir qu’il y a une question sérieuse à juger. Deuxièmement, il faut déterminer si le requérant subirait un préjudice irréparable si sa demande était rejetée. Enfin, il faut déterminer laquelle des deux parties subira le plus grand préjudice selon que l’on accorde ou refuse le redressement en attendant une décision sur le fond.

Les appelants ont voulu préciser chacun de ces éléments afin de dissiper la perception initiale qu’ils fixaient le seuil à un niveau passablement bas dans une affaire comme la présente espèce. De façon plus particulière, ils ont recommandé le relèvement du premier volet, celui de la «question sérieuse à juger», pour qu’il commande la preuve d’une «forte apparence de droit». Ils ont également préconisé que, dans l’examen de la prépondérance des inconvénients, on mette en balance l’intérêt public, d’une part, et l’intérêt individuel de celui qui s’exprime, d’autre part.

47 À mon avis, le critère énoncé dans Cyanamid ne convient pas aux circonstances de la présente espèce, même en lui apportant ces légères modifications. La principale raison de cet état de fait est que, dans cet arrêt ainsi que dans les deux autres mentionnés en même temps, le contexte commercial donnait une signification mesurable aux facteurs de la «prépondérance des inconvénients» et du «préjudice irréparable», en plus de varier d’une affaire à l’autre. De plus, lorsque le discours en cause n’est pas rattaché à une autre activité ou fin commerciale, il est virtuellement impossible d’appliquer les deuxième et troisième volets du critère sans porter gravement atteinte à la liberté d’expression garantie par l’al. 2b) de la Charte. Il en est ainsi parce que la personne qui s’exprime n’a habituellement aucun intérêt tangible ou mesurable outre le discours lui-même, alors que la partie qui sollicite l’injonction aura presque toujours un tel intérêt. Ce critère, élaboré en contexte commercial, joue contre celui qui s’exprime en dehors de ce contexte, lorsque le discours en cause n’a pas d’utilité concrète et directe à part la liberté d’expression elle‑même.

48 Tant au Canada qu’en Angleterre, la jurisprudence relative aux injonctions accordées à l’égard d’allégations de déclarations diffamatoires confirme le caractère inapproprié du critère établi dans l’arrêt Cyanamid. Dans les deux pays, les tribunaux ont refusé d’appliquer ce critère en matière d’injonctions interdisant la diffusion de déclarations diffamatoires. Bien que la diffamation ne présente pas exactement les mêmes caractéristiques que la propagande haineuse discriminatoire, elle s’y apparente beaucoup plus que la restriction d’une activité commerciale, même lorsque l’un des éléments de cette activité est un discours. La diffamation, il est vrai, ne cause habituellement de préjudice qu’à la réputation d’une seule personne et non de tout un groupe. Par contre, si on compare la large diffusion que beaucoup de déclarations diffamatoires peuvent avoir dans la presse ainsi que la cristallisation du préjudice qu’elles peuvent engendrer avec l’effet lent et pernicieux de commentaires intolérants relativement isolés, les deux situations ne sont pas nécessairement substantiellement différentes du point de vue de la condition relative à l’«urgence». Certainement du point de vue des droits de l’auteur du discours en cause en tout cas, les affaires d’intolérance ou de diffamation ne mettent en jeu que des propos de peu de valeur, voire d’aucune valeur, et en ce sens ces deux types d’affaires présentent une très grande similitude. Il est donc utile de voir comment la question de l’injonction est traitée dans les affaires de diffamation afin de déterminer comment la notion d’«urgence» doit être définie dans le contexte du par. 13(1) de la Loi sur les droits de la personne.

49 Dans son traité intitulé Injunctions and Specific Performance (2e éd. 1992 (feuilles mobiles)), Robert Sharpe écrit ce qui suit, aux par. 5.40 à 5.70 (pp. 5.2 à 5.4):

[traduction] La circulation libre et non censurée de l’information et l’important principe de la liberté d’expression revêtent un intérêt public considérable, qu’il convient de protéger . . .

Suivant la règle bien établie, aucune injonction interlocutoire n’est accordée lorsque le défendeur manifeste l’intention de justifier les déclarations reprochées [c’est‑à‑dire d’en prouver la véracité], à moins que le demandeur ne soit en mesure de convaincre le tribunal, au stade interlocutoire, que les propos sont à la fois clairement diffamatoires et impossibles à justifier.

. . . il semble clair que l’arrêt American Cyanamid n’a pas d’incidence sur la règle et que la prépondérance des inconvénients n’est pas un facteur.

L’un des arrêts de principe anglais en la matière, Herbage c. Pressdram Ltd., [1984] 1 W.L.R. 1160, présente une grande analogie avec la question soulevée par la Loi sur les droits de la personne en ce qu’il concernait une disposition législative interdisant un certain type de discours. Cet arrêt portait sur l’application de la Rehabilitation of Offenders Act 1974, que le Parlement avait édictée afin de prévenir qu’on fasse mention indéfiniment des antécédents criminels d’une personne, après que cette dernière a fini de purger sa peine. Sur le fondement de cette intention précise du législateur, le requérant prétendait qu’une injonction devait lui être accordée. Le lord juge Griffiths (pour la formation de deux juges composée du lord juge Kerr et de lui‑même) a rejeté cette thèse (à la p. 1163):

[traduction] Si la Cour devait accepter cet argument, j’estime que cela aurait pour effet pratique que, dans un très grand nombre de cas, le demandeur obtiendrait une injonction, car souvent, conformément aux principes énoncés dans l’arrêt American Cyanamid, il pourrait démontrer qu’il existe une question sérieuse à juger, que des dommages‑intérêts ne constituent pas une réparation efficace et que la prépondérance des inconvénients favorise qu’on fasse cesser le libelle jusqu’à l’instruction de l’action. Il s’agirait donc d’une altération considérable de la règle actuelle fondée sur la liberté d’expression.

Dans Rapp c. McClelland & Stewart Ltd. (1981), 34 O.R. (2d) 452, le juge Griffiths a tenté de définir, dans les termes suivants, le critère précis applicable pour statuer sur une demande d’injonction (aux pp. 455 et 456):

[traduction] Par conséquent, le principe directeur est que l’injonction ne devrait être accordée que lorsque les propos reprochés sont si manifestement diffamatoires que tout verdict à l’effet contraire d’un jury serait considéré abusif par la Cour d’appel. Autrement dit, lorsqu’il est impossible d’affirmer qu’un jury raisonnable conclura inévitablement que les propos sont diffamatoires, l’injonction ne doit pas être accordée.

. . . l’arrêt American Cyanamid [. . .] n’a pas modifié le principe bien établi en matière de libelle selon lequel une injonction interlocutoire ne doit pas être accordée à moins que le jury conclurait inévitablement que les propos sont diffamatoires. [Je souligne.]

La Cour d’appel du Québec a récemment cité ce passage en l’approuvant, dans Champagne c. Collège d’enseignement général et professionnel (CEGEP) de Jonquière, [1997] R.J.Q. 2395. Le juge Rothman qui, sur ce point, s’exprimait également au nom des juges Delisle et Robert, a fait quelques commentaires sur la dimension constitutionnelle de ces approches établies en common law relativement à l’application du pouvoir d’accorder des injonctions (aux pp. 2402 et 2403):

[traduction] Avec l’entrée en vigueur de la Charte canadienne et de la Charte du Québec, les garanties protégeant la liberté d’expression et la liberté de presse sont devenues encore plus impérieuses.

La jurisprudence de common law au Canada et au Royaume‑Uni a proposé le principe directeur voulant qu’une injonction interlocutoire visant à interdire des propos écrits ou oraux ne doit être accordée que dans les cas les plus manifestes, et extrêmement rares, où les propos sont si manifestement diffamatoires et impossibles à justifier qu’une poursuite en libelle serait presque certainement accueillie. Étant donné la valeur que nous accordons à la liberté d’expression, en particulier dans les affaires d’intérêt public, ce principe directeur a beaucoup en sa faveur. [Je souligne.]

Ces décisions indiquent clairement que le critère établi dans l’arrêt Cyanamid ne s’applique pas dans les affaires de liberté d’expression seulement et, par conséquent, les appelants ont tort de présumer que ce critère est applicable. Comme l’a souligné le lord juge Griffiths dans Herbage c. Pressdram, précité, un tel critère protégerait rarement des propos controversés, si tant est qu’il les protégerait. Je ne crois pas non plus que les modifications proposées par les appelants atténuent suffisamment la portée de ce problème. Les critères examinés en l’espèce en matière de limitation de propos potentiellement diffamatoires devraient être appliqués aux propos potentiellement intolérants, sous réserve des modifications susceptibles d’être nécessaires compte tenu de la nature particulière de l’intolérance par rapport à la diffamation. Comme la question dont nous sommes saisis est maintenant devenue théorique, et comme les parties n’ont pas débattu des critères appropriés, il ne conviendrait pas de formuler des hypothèses sur les répercussions que ces différences pourraient avoir, le cas échéant, sur l’analyse.

50 Le deuxième facteur touchant l’exercice de la compétence en l’espèce est que la validité constitutionnelle même du par. 13(1) repose sur l’absence de redressements de ce type dans la Loi. Une question importante dans l’arrêt Taylor, précité, qui a été rendu dans la foulée de l’arrêt R. c. Keegstra, [1990] 3 R.C.S. 697, lequel maintenait par une mince majorité la validité de la disposition du Code criminel relative à la propagande haineuse, était celle de savoir si le fait que le par. 13(1) de la Loi sur les droits de la personne n’exigeait pas la preuve de l’intention avait pour effet de conférer une portée trop large à cette disposition au regard du critère formulé dans Oakes. Sur cette question, le juge en chef Dickson a dit ceci (à la p. 932):

Je ne veux pas dire, par cette conclusion, que l’objectif d’éliminer la discrimination sous toutes ses formes peut justifier tout degré d’atteinte à la liberté d’expression, mais il ne faut pas oublier que le présent pourvoi concerne une atteinte à l’al. 2b) résultant d’une loi sur les droits de la personne. La paralysie de la libre expression dans un tel contexte sera normalement moins grave que s’il s’agissait d’une loi pénale, car toute déclaration de culpabilité, au pénal, s’accompagne de stigmates et de peines importants, alors que l’opprobre attaché à une conclusion de discrimination est beaucoup moins grand et qu’en outre les mesures réparatrices visent plutôt la compensation et la protection de la victime. [Deuxième soulignement ajouté.]

Les préoccupations constitutionnelles exprimées dans les affaires Rapp et CEGEP de Jonquière reflètent celles invoquées par le juge en chef Dickson. À mon avis, ces critères limiteraient la délivrance d’une injonction aux cas où cette réparation est constitutionnellement justifiable. Le raffinement du critère dans le contexte de l’application du par. 13(1) doit tenir compte de la liberté d’expression garantie par la Charte. Étant donné le caractère théorique que revêt cette question dans le présent pourvoi, je m’abstiens d’exprimer une opinion sur l’application de ces principes en l’espèce.

Troisième question: Liberty Net a‑t‑il commis un outrage au tribunal?

51 Sur cette question, les appelants affirment qu’ils n’ont pas commis d’outrage au tribunal, et ce pour deux motifs. Le premier motif concerne la validité de l’ordonnance. Comme j’ai conclu plus haut que la Cour fédérale avait compétence pour rendre l’ordonnance, les appelants peuvent tout au plus prétendre que cette compétence a été mal exercée. Dans un tel cas, l’ordonnance n’est ni nulle ni futile, et quiconque contrevient à ses conditions porte outrage à la cour qui l’a rendue. Le juge McLachlin s’est exprimée de façon décisive et éloquente sur ce point dans l’arrêt Taylor, précité, aux pp. 974 et 975:

À mon avis, tant qu’elle n’aura pas été annulée, l’ordonnance qui a été rendue en l’espèce par le Tribunal en 1979 et inscrite dans le livre des jugements et ordonnances de la Cour fédérale, demeure valide indépendamment de la violation de la Charte. Il doit en être ainsi. S’il est permis de désobéir aux ordonnances judiciaires parce qu’on croit que leur fondement est inconstitutionnel, on va vers l’anarchie. Le recours des citoyens est non pas de désobéir aux ordonnances illégales mais à demander en justice leur annulation.

. . . Pour les fins des procédures pour outrage au tribunal, l’ordonnance doit être considérée comme valide jusqu’à son annulation par les voies de justice. Par conséquent, l’invalidité éventuelle de l’ordonnance ne constitue pas un moyen de défense opposable à la déclaration de culpabilité d’outrage au tribunal.

52 Le deuxième motif invoqué par les appelants est que l’ordonnance relative à l’outrage au tribunal est inapplicable parce qu’elle vise à interdire des actes accomplis à l’extérieur du Canada et donc hors de la compétence territoriale de la Cour fédérale du Canada. Cet argument est mal fondé. La violation reprochée en l’espèce n’est pas seulement l’existence d’un numéro de téléphone aux États‑Unis, mais l’effet combiné de ce numéro et des messages offensants, et la mention de ce numéro dans le message transmis au moyen de l’ancienne ligne téléphonique de Liberty Net. C’est la communication des messages offensants qui constitue le fondement de la violation. Cette communication est faite par l’annonce relative à ces messages sur la ligne téléphonique au Canada et par la diffusion de ceux‑ci sur la ligne téléphonique aux États-Unis. Le premier élément a, suivant les termes de l’art. 13 de la Loi sur les droits de la personne, été accompli «en recourant ou en faisant recourir aux services d’une entreprise de télécommunication relevant de la compétence du Parlement». Dès qu’au moins une partie de l’infraction est commise au Canada, les tribunaux canadiens sont compétents pour connaître de l’affaire. Le juge La Forest a formulé ainsi ce principe dans l’arrêt Libman c. La Reine, [1985] 2 R.C.S. 178, aux pp. 212 et 213:

Selon moi, il suffit, pour soumettre une infraction à la compétence de nos tribunaux, qu’une partie importante des activités qui la constituent, se soit déroulée au Canada. Comme l’affirment les auteurs modernes, il suffit qu’il y ait un «lien réel et important» entre l’infraction et notre pays, ce qui est un critère bien connu en droit international public et privé . . .

La présente affaire ne constitue même pas un cas limite d’application de ce principe. Nous sommes en présence d’une annonce relative à un message qui contrevenait aux conditions de l’ordonnance, annonce faite au Canada au moyen de la ligne téléphonique même par laquelle les messages offensants étaient communiqués, et cette annonce a été faite en toute connaissance de la teneur de ces messages et du fait qu’ils violaient les conditions de l’ordonnance prononcée par le juge Muldoon.

53 Les défendeurs ont sciemment contrevenu à l’ordonnance du juge Muldoon et ont, à juste titre, été condamnés pour outrage au tribunal par le juge Teitelbaum.

54 Le second pourvoi est rejeté avec dépens.

Version française des motifs rendus par

//Les juges McLachlin et Major//

55 Les juges McLachlin et Major (dissidents en partie) — Nous avons lu les motifs du juge Bastarache. Nous convenons avec lui que la Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. (1985), ch. H‑6, n’attribue pas implicitement compétence à la Cour fédérale. Nous sommes nous aussi d’avis de rejeter le pourvoi formé contre la déclaration de culpabilité prononcée pour outrage au tribunal. Nous sommes toutefois en désaccord avec sa conclusion concernant l’art. 44 de la Loi sur la Cour fédérale, L.R.C. (1985), ch. F‑7.

I. Les faits

56 Les faits sont exposés dans les motifs du juge Bastarache.

II. Les questions en litige

57 Les présents pourvois soulèvent deux questions. La première découle de l’ordonnance initiale du juge Muldoon ([1992] 3 C.F. 155) qui interdisait à Canadian Liberty Net d’exploiter son service de messages téléphoniques. La deuxième concerne l’ordonnance pour outrage au tribunal rendue par le juge Teitelbaum ([1992] 3 C.F. 504) par suite du déménagement de Canadian Liberty Net dans l’État de Washington, aux États‑Unis.

A. La Cour fédérale avait‑elle compétence pour accorder une injonction?

58 La Cour fédérale du Canada est un tribunal créé par voie législative qui tire toute sa compétence de la Loi sur la Cour fédérale. Le critère classique permettant de déterminer la compétence de cette cour a été énoncé par le juge McIntyre dans l’arrêt ITO--International Terminal Operators Ltd. c. Miida Electronics Inc., [1986] 1 R.C.S. 752, à la p. 766:

1. Il doit y avoir attribution de compétence par une loi du Parlement fédéral.

2. Il doit exister un ensemble de règles de droit fédérales qui soit essentiel à la solution du litige et constitue le fondement de l’attribution légale de compétence.

3. La loi invoquée dans l’affaire doit être «une loi du Canada» au sens où cette expression est employée à l’art. 101 de la Loi constitutionnelle de 1867.

59 Suivant le premier volet du critère, la partie qui désire saisir la Cour fédérale d’une affaire doit être en mesure d’invoquer une attribution expresse ou implicite de compétence. Dans le cadre du présent pourvoi, si cette compétence existe, elle trouvera sa source dans la Loi canadienne sur les droits de la personne ou la Loi sur la Cour fédérale. Ni l’une ni l’autre de ces lois ne confèrent à la Cour fédérale du Canada le pouvoir de prononcer une injonction en faveur de la Commission des droits de la personne pendant qu’un tribunal des droits de la personne statue sur une plainte.

(1) L’attribution de compétence par l’art. 25 de la Loi sur la Cour fédérale

60 Les articles attributifs de compétence de la Loi sur la Cour fédérale énumèrent de façon exhaustive tous les cas relevant de la compétence de la Section de première instance de la Cour fédérale. À l’exception de l’art. 25, il est évident qu’aucune disposition ne confère à la Section de première instance le pouvoir de prononcer l’injonction demandée dans le présent pourvoi.

61 L’article 25 est ainsi rédigé:

25. La Section de première instance a compétence, en première instance, dans tous les cas -- opposant notamment des administrés -- de demande de réparation ou de recours exercé en vertu du droit canadien ne ressortissant pas à un tribunal constitué ou maintenu sous le régime d’une des Lois constitutionnelles de 1867 à 1982. [Nous soulignons.]

62 L’article 25 n’a pour effet que de conférer une compétence limitée, en première instance, sur les affaires dont aucun autre tribunal ne peut être saisi. Ce n’est qu’en l’absence d’un autre tribunal habilité à statuer sur un droit justiciable que la Cour fédérale peut invoquer l’art. 25. Le présent pourvoi ne constitue pas un tel cas. Dans l’arrêt Fraternité des préposés à l’entretien des voies -‑ Fédération du réseau Canadien Pacifique c. Canadien Pacifique Ltée, [1996] 2 R.C.S. 495, le juge McLachlin, exprimant l’opinion unanime des neuf juges de la Cour, a statué que les cours supérieures provinciales visées à l’art. 96 avaient, en vertu de leur compétence inhérente, le pouvoir d’accorder une injonction interlocutoire «autonome» pour suppléer à une lacune dans le Code canadien du travail.

63 L’article 25 n’étaye pas la prétention de l’appelante que la Cour fédérale a compétence, car une autre cour, la Cour suprême de la Colombie‑Britannique, a compétence pour prononcer l’injonction en cause. Bien que la Cour fédérale et les cours supérieures des provinces exercent une compétence concurrente dans certaines circonstances limitées, cette situation n’est pas conforme à notre système judiciaire de facture principalement unitaire. Dans le Renvoi relatif à la Loi de 1979 sur la location résidentielle, [1981] 1 R.C.S. 714, à la p. 728, le juge Dickson (plus tard Juge en chef) a souligné l’importance du maintien de ce système:

Le paragraphe 92(14) et les art. 96 à 100 représentent un des compromis importants des Pères de la Confédération [. . .] Ce qu’on concevait comme un fondement constitutionnel solide de l’unité nationale, au moyen d’un système judiciaire unitaire, serait gravement sapé à sa base.

Les interprétations reconnaissant l’existence d’une compétence concurrente ne sont pas souhaitables, car non seulement dérogent‑elles à notre système judiciaire unitaire, mais en plus elles donnent inévitablement lieu à la recherche d’un tribunal favorable.

(2) L’attribution implicite de compétence par la Loi canadienne des droits de la personne

64 La position de la Commission des droits de la personne est qu’il ressort d’un examen attentif de la Loi canadienne sur les droits de la personne que celle‑ci attribue de manière implicite le pouvoir de prononcer une injonction. Nous convenons avec le juge Bastarache que l’économie de la Loi canadienne sur les droits de la personne ne prévoit pas que la Cour fédérale a le pouvoir d’accorder une injonction dans le cadre d’une plainte pour violation de la Loi. Il est arrivé, dans le passé, que la Cour d’appel fédérale reconnaisse l’existence d’une attribution implicite de compétence, mais seulement lorsque le pouvoir d’accorder une injonction constituait un accessoire nécessaire de la fonction du tribunal (Commission d’énergie électrique du Nouveau‑Brunswick c. Maritime Electric Co., [1985] 2 C.F. 13). Ce n’est pas le cas en l’espèce.

65 Au contraire, il est possible de soutenir que la Loi canadienne sur les droits de la personne prive la Cour fédérale du pouvoir d’accorder une injonction interdisant une certaine forme d’expression avant qu’un tribunal ait conclu à la violation du par. 13(1) de la Loi. L’article 13 est la seule disposition de la Loi qui porte sur les communications. Il se limite aux communications téléphoniques qui sont faites de façon répétée et qui sont susceptibles d’exposer à la haine ou au mépris des personnes appartenant à un groupe identifiable sur la base d’un motif de distinction illicite. Notre Cour a confirmé la validité de l’art. 13 pour le motif qu’il a une portée restreinte: Canada (Commission des droits de la personne) c. Taylor, [1990] 3 R.C.S. 892. Le législateur fédéral a adopté une approche restreinte et mesurée à l’égard de la question de savoir dans quelles circonstances des considérations touchant les droits de la personne peuvent avoir préséance sur le droit à la liberté d’expression garanti par la Constitution. Même si nous convenons avec le juge Bastarache que de telles considérations pourraient à juste titre être soulevées au moment de la demande d’injonction, cela ne réfute pas l’argument que rien dans la Loi canadienne sur les droits de la personne ne tend à indiquer que le législateur fédéral entendait, par cette Loi, conférer à la Cour fédérale le droit d’interdire la forme d’expression qui, prétend-on, viole la Loi canadienne sur les droits de la personne avant la tenue d’une audience par la Commission. Au contraire, la Loi tend à indiquer que le législateur fédéral désirait qu’il ne soit porté atteinte à la liberté d’expression que dans des circonstances très particulières.

(3) L’article 44 de la Loi sur la Cour fédérale

66 Plusieurs des parties ont invoqué l’art. 44 comme source possible du pouvoir permettant à la Cour fédérale d’accorder l’injonction demandée.

44. Indépendamment de toute autre forme de réparation qu’elle peut accorder, la Cour peut, dans tous les cas où il lui paraît juste ou opportun de le faire, décerner un mandamus, une injonction ou une ordonnance d’exécution intégrale, ou nommer un séquestre, soit sans condition soit selon les modalités qu’elle juge équitables.

L’examen de la compétence se fait en deux temps: L’art. 44 confère‑t‑il la compétence de prononcer une injonction et l’art. 44 attribue‑t‑il la compétence d’accorder des injonctions «autonomes»? Les mots clés dans l’art. 44 sont «[i]ndépendamment de toute autre forme de réparation qu’elle peut accorder». Deux interprétations sont possibles. Les intimés plaident que le mot «indépendamment» évoque le pouvoir distinct de la cour d’accorder toute forme de réparation ou de redressement. Par contraste, l’appelante prétend que le mot «indépendamment» doit être considéré comme une disposition limitative, qui ne permet l’exercice du pouvoir de prononcer une injonction qu’à titre «accessoire» aux autres redressements que la cour est déjà habilitée à accorder. Nous sommes d’accord avec le juge Pratte sur ce point et nous préférons la deuxième interprétation.

67 À notre avis, les mots «[i]ndépendamment de toute autre forme de réparation qu’elle peut accorder» indiquent que l’art. 44 est une disposition accessoire, qui n’est pas elle‑même attributive de compétence à la Section de première instance de la Cour fédérale. Pour se prévaloir de l’art. 44, la Cour fédérale doit au préalable avoir compétence sur l’objet du litige à trancher. Le juge Rouleau a exprimé un point de vue analogue dans Syndicat canadien de la Fonction publique c. Société Radio‑Canada, [1991] 2 C.F. 455, où il a statué que l’art. 44 ne pouvait pas autoriser indépendamment la Cour fédérale à accorder une injonction lorsque la cour n’a pas compétence en vertu de la Loi sur la Cour fédérale.

68 Il est clair que la Section de première instance n’a pas compétence pour connaître des plaintes fondées sur la Loi canadienne sur les droits de la personne. Cette tâche est confiée en exclusivité à la Commission canadienne des droits de la personne. Il s’ensuit que l’art. 44 n’investit pas la Cour fédérale du pouvoir d’accorder une injonction interlocutoire.

69 La structure de la Loi sur la Cour fédérale indique l’intention du Parlement en ce qui concerne l’art. 44 et la compétence de la Cour fédérale. La Loi est divisée en sections, précédées chacune d’un intertitre en caractères saillants. L’article 44 se trouve dans la section de la Loi sur la Cour fédérale intitulée «Dispositions de fond», et non dans celle intitulée «Compétence de la Section de première instance». Nous sommes saisis en l’espèce d’une question de compétence. Si le pouvoir d’accorder des injonctions dans un cas comme celui‑ci doit trouver sa source dans la Loi sur la Cour fédérale, on pourrait s’attendre à ce que ce pouvoir soit prévu aux art. 17 à 26 et non à l’art. 44, lequel se trouve parmi les articles de la Loi qui traitent de régie interne.

70 Étant donné que la Section de première instance de la Cour fédérale est un tribunal créé par une loi, il n’y a aucune raison convaincante de donner une interprétation large à l’art. 44. Dans ses motifs, le juge Bastarache fait état de nombreuses autres dispositions législatives qui, raisonne-t-il, aident à dégager la bonne interprétation de l’art. 44. Contrairement à la compétence dont disposent les cours supérieures des provinces, la compétence de la Cour fédérale est limitée par sa loi constitutive et n’est pas assortie d’une compétence résiduelle ou inhérente. Dans l’arrêt Roberts c. Canada, [1989] 1 R.C.S. 322, à la p. 331, le juge Wilson a déclaré ceci:

L’attribution de compétence à la Cour fédérale par le Parlement se trouve dans la Loi sur la Cour fédérale. Parce que la Cour fédérale n’a aucune compétence inhérente comme celle des cours supérieures des provinces, c’est le texte de la Loi qui détermine complètement l’étendue de la compétence de la cour.

71 De toute évidence, il serait contraire au libellé explicite de la Loi sur la Cour fédérale ainsi qu’à la jurisprudence bien établie de notre Cour de reconnaître à la Cour fédérale une compétence qui ne lui a pas été conférée par le Parlement. Bien que tant les cours supérieures provinciales que la Cour fédérale aient été créées par voie législative, la compétence inhérente des cours supérieures visées à l’art. 96 est une caractéristique distinctive importante. Leur compétence inhérente ou résiduelle a été reconnue dans l’arrêt Valin c. Langlois (1879), 3 R.C.S. 1, ainsi que par le Conseil privé dans Board c. Board, [1919] A.C. 956, et par le juge Estey, en 1982, dans l’arrêt Procureur général du Canada c. Law Society of British Columbia, [1982] 2 R.C.S. 307, aux pp. 326 et 327, où ce dernier a déclaré ce qui suit:

Les cours supérieures des provinces ont toujours occupé une position de premier plan à l’intérieur du régime constitutionnel de ce pays. Ces cours de compétence générale sont les descendantes des cours royales de justice. Constituées par les provinces en vertu du par. 92(14) de la Loi constitutionnelle et présidées par des juges nommés et rémunérés par le gouvernement fédéral (les art. 96 et 100 de la Loi constitutionnelle), elles franchissent, pour ainsi dire, la ligne de partage des compétences fédérale et provinciale.

72 Les appelants ne sont pas dans l’impossibilité de demander une injonction. La seule question qui se pose est celle de savoir devant quelle juridiction ils doivent le faire. Il ressort clairement de l’arrêt Fraternité, précité, que la cour supérieure d’une province a compétence pour accorder une injonction dans les circonstances de l’espèce.

73 Étant donné la conclusion à laquelle nous arrivons, il n’est pas nécessaire de décider si la Cour fédérale est habilitée à accorder des injonctions interlocutoires «autonomes». Nous sommes d’avis de rejeter le présent pourvoi pour le motif que la Cour fédérale n’a pas compétence pour accorder une injonction dans les circonstances de l’espèce.

B. Liberty Net a‑t‑il commis un outrage au tribunal?

74 Les appelants ont été déclarés coupables d’outrage au tribunal par le juge Teitelbaum pour avoir contrevenu à l’injonction prononcée par le juge Muldoon. McAleer et Canadian Liberty Net ont plaidé que, si l’injonction a été accordée par une cour incompétente, elle est nulle, et que, par conséquent, la déclaration de culpabilité doit être annulée. Nous ne sommes pas d’accord avec cet argument et nous souscrivons au résultat auquel arrive le juge Bastarache. Nous sommes d’avis de rejeter le pourvoi.

Pourvoi relatif à la compétence accueilli avec dépens, les juges McLachlin et Major sont dissidents. Pourvoi relatif à la déclaration de culpabilité pour outrage au tribunal rejeté avec dépens.

Procureurs de l’appelante/intimée la Commission canadienne des droits de la personne: William Pentney et Eddie Taylor, Ottawa.

Procureur des intimés/appelants Canadian Liberty Net et Tony McAleer: Douglas H. Christie, Victoria.

Procureur de l’intervenant le procureur général du Canada: George Thomson, Ottawa.

Procureur de l’intervenant la Ligue des droits de la personne B’Nai Brith Canada: David Matas, Winnipeg.


Synthèse
Référence neutre : [1998] 1 R.C.S. 626 ?
Date de la décision : 09/04/1998

Parties
Demandeurs : Canada (Commission des droits de la personne)
Défendeurs : Canadian Liberty Net
Proposition de citation de la décision: Canada (Commission des droits de la personne) c. Canadian Liberty Net, [1998] 1 R.C.S. 626 (9 avril 1998)


Origine de la décision
Date de l'import : 06/04/2012
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;1998-04-09;.1998..1.r.c.s..626 ?
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