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29/05/1997 | CANADA | N°[1997]_2_R.C.S._299

Canada | Construction Gilles Paquette ltée c. Entreprises Végo ltée, [1997] 2 R.C.S. 299 (29 mai 1997)


Construction Gilles Paquette ltée c. Entreprises Végo ltée, [1997] 2 R.C.S. 299

Construction Gilles Paquette ltée Appelante

c.

Les Entreprises Végo ltée Intimée

Répertorié: Construction Gilles Paquette ltée c. Entreprises Végo ltée

No du greffe: 25090.

1997: 12 février; 1997: 29 mai.

Présents: Le juge en chef Lamer et les juges La Forest, L’Heureux‑Dubé, Gonthier et McLachlin.

en appel de la cour d’appel du québec

POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel du Québec, [1995] R.J.Q. 2853, qui a rejeté la re

quête de l’appelante en rétractation d’un certificat de désertion d’appel. Pourvoi accueilli.

Bernard Faribault, pour l’appelan...

Construction Gilles Paquette ltée c. Entreprises Végo ltée, [1997] 2 R.C.S. 299

Construction Gilles Paquette ltée Appelante

c.

Les Entreprises Végo ltée Intimée

Répertorié: Construction Gilles Paquette ltée c. Entreprises Végo ltée

No du greffe: 25090.

1997: 12 février; 1997: 29 mai.

Présents: Le juge en chef Lamer et les juges La Forest, L’Heureux‑Dubé, Gonthier et McLachlin.

en appel de la cour d’appel du québec

POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel du Québec, [1995] R.J.Q. 2853, qui a rejeté la requête de l’appelante en rétractation d’un certificat de désertion d’appel. Pourvoi accueilli.

Bernard Faribault, pour l’appelante.

Personne n’a comparu pour l’intimée.

Le jugement de la Cour a été rendu par

1 Le juge Gonthier -- Le 16 mars 1995 est entré en vigueur l’art. 503.1 du Code de procédure civile, L.R.Q., ch. C-25 («C.p.c.»), qui impose la désertion automatique des appels lorsque le mémoire de la partie appelante n’est pas signifié et produit dans le délai imparti à l’art. 503 C.p.c., à moins qu’une demande de prolongation n’ait été déposée dans ce délai. Le présent pourvoi donne l’occasion à notre Cour de déterminer si la Cour d’appel a la compétence pour remédier à la désertion imposée par cette disposition et, le cas échéant, dans quelles circonstances.

I -- Les faits

2 L’appelante poursuit l’intimée en dommages-intérêts pour la somme de 159 042,86 $ devant la Cour supérieure. L’intimée présente une demande reconventionnelle en dommages-intérêts pour la somme de 45 525,28 $. Le 3 mars 1995, le juge Ivan St-Julien de la Cour supérieure rend jugement, rejetant la demande principale et accueillant la demande reconventionnelle pour la somme de 40 734,02 $. Le 28 mars 1995, l’appelante inscrit cette décision en appel. Le 6 juillet 1995, l’avocat de l’appelante envoie une lettre à l’avocat de l’intimée pour l’informer qu’il sera en mesure de lui transmettre le texte final de son mémoire, au plus tard, le 15 août 1995. Il lui suggère également la possibilité de procéder par requête devant la Cour d’appel afin de prolonger le délai imparti pour la signification de son mémoire. La lettre demeure sans réponse. Finalement, l’appelante néglige de signifier et produire son mémoire dans les 120 jours de l’inscription de la cause en appel, prévu à l’art. 503 C.p.c., si bien que, conformément à l’art. 503.1 C.p.c., l’appel est réputé déserté. Le 27 juillet 1995, le greffier de la Cour d’appel constate le défaut de l’appelante de produire son mémoire dans le délai imparti et délivre un certificat attestant que l’appel est déserté. Le 29 juillet 1995, l’avocat de l’appelante prend connaissance dudit certificat lorsque la firme chargée de la confection de son mémoire l’avise que la Cour d’appel a demandé que le dossier lui soit retourné en raison de la désertion d’appel.

3 Le 1er août 1995, l’appelante dépose devant la Cour d’appel une requête pour être relevée de son défaut et pour prolonger le délai de production de son mémoire ou, subsidiairement, pour que lui soit accordée une permission spéciale d’appel (art. 2, 20, 503.1 et 523 C.p.c.). L’avocat de l’appelante plaide l’erreur, c’est-

à-dire sa propre ignorance de la nouvelle disposition. La Cour d’appel à la majorité rejette la requête. Le juge Chamberland est dissident; il aurait accordé à l’appelante la permission spéciale d’appel prévue à l’art. 523 C.p.c.

II -- La décision de la Cour d’appel, [1995] R.J.Q. 2853

Le juge Tourigny (avec le concours du juge Chouinard)

4 Le juge Tourigny conclut que seul l’art. 523 C.p.c. peut être invoqué pour remédier à la désertion imposée par l’art. 503.1 C.p.c. Quant à l’application de l’art. 523 C.p.c., elle écrit, à la p. 2855:

[O]n a plaidé tant la compétence de la Cour de rendre toutes ordonnances propres à sauvegarder les droits des parties que la permission spéciale d’appeler prévue à cet article et aux conditions qui y sont mentionnées.

Pour envisager la première hypothèse, il faudrait que subsiste encore un appel devant la Cour, ce qui n’est plus le cas depuis la désertion de l’appel. L’appel n’existe plus et je ne vois pas, pour ma part, où notre cour prendrait la compétence pour rendre une telle ordonnance. Le texte même de l’article 503.1 C.P. crée une présomption juris et de jure de la désertion de l’appel.

Le législateur a employé le mot «réputé»; il aurait pu dire «présumé» ou un autre mot n’ayant pas, en droit, une finalité aussi particulière que celui qu’il a choisi et qui exclut toute possibilité de preuve contraire.

Selon elle, seule la permission spéciale d’appel peut être utilisée par la Cour d’appel pour contourner la désertion imposée par l’art. 503.1 C.p.c. Elle décide cependant qu’en l’espèce, il n’y a pas lieu d’accorder la permission spéciale d’appel. Selon elle, les circonstances particulières entourant l’adoption de l’art. 503.1 C.p.c. permettent de conclure que l’ignorance de la loi de la part du procureur de l’appelante ne peut être interprétée comme donnant ouverture au remède demandé.

Le juge Chamberland (dissident)

5 Le juge Chamberland souscrit au raisonnement du juge Tourigny quant aux pouvoirs de la cour. Toutefois, il est d’avis qu’en l’espèce, la Cour d’appel devrait exercer sa discrétion et accorder à l’appelante la permission spéciale d’appel: d’une part, en raison du principe énoncé par notre Cour selon lequel l’erreur d’un procureur ne doit pas priver de ses droits la partie qu’il représente s’il est possible de remédier à cette erreur sans injustice envers la partie adverse, d’autre part, parce que l’appel ne présente pas de caractère abusif ou dilatoire.

III -- Analyse

A. L’article 503.1 C.p.c.

6 Avant l’entrée en vigueur de l’art. 503.1 C.p.c., lorsqu’un appelant négligeait de signifier et de produire son mémoire dans le délai prévu au Code de procédure civile, l’intimé pouvait signifier et produire au greffe un avis de défaut sommant l’appelant dans les 30 jours soit de produire son mémoire, soit de demander un délai pour la production de son mémoire. Si l’appelant était toujours en défaut à l’expiration de ce délai, l’intimé pouvait demander verbalement au greffier de la Cour d’appel qu’il constate le défaut et délivre un certificat attestant la désertion de l’appel (ancien art. 503.1 C.p.c., L.Q. 1993, ch. 30, art. 13). Cette procédure était lourde et exigeait que la partie adverse en prenne l’initiative. Elle incitait donc à un certain laxisme de la part des avocats, ce qui causait des délais inutiles et encombrait le rôle de la Cour d’appel.

7 En mars 1994, les juges de la Cour d’appel ont recommandé au législateur diverses mesures afin d’apporter une solution au problème des délais existant à la Cour d’appel: Rapport de la Cour d’appel du Québec, mars 1994. L’un des moyens proposés était d’imposer le rejet administratif des pourvois lorsqu’un avocat ne respectait pas les délais pour produire et déposer son mémoire. Ce rejet aurait lieu sans l’intervention de la partie adverse. La recommandation était ainsi formulée en partie, à la p. 70:

[Q]u’à défaut par l’appelant de produire son mémoire dans le délai imparti, l’appel soit réputé déserté à moins que l’appelant, avant l’expiration du délai [accordé pour produire son mémoire], ait produit une requête pour obtenir une prorogation de ce délai, telle prorogation ne devant pas excéder 30 jours à moins de circonstances exceptionnelles inhérentes à la nature de la cause; [Souligné dans l’original.]

8 Suite à cette recommandation, le législateur a adopté et sanctionné en janvier 1995, l’art. 503.1 C.p.c. qui édicte:

503.1 Lorsque le mémoire n’est pas signifié et produit dans le délai prévu par l’article 503, l’appel est réputé déserté, à moins que l’appelant, avant l’expiration de ce délai, n’ait signifié et produit au greffe du tribunal une demande de prolongation de délai. Cette demande peut être accordée, sur requête, par l’un des juges de la Cour d’appel pour une période qui, à moins de circonstances exceptionnelles inhérentes à la nature de la cause, n’excède pas 30 jours.

Lorsque l’appelant, dans les délais impartis, n’a pas signifié et produit son mémoire et qu’aucune demande de prolongation de délai n’est pendante ni, le cas échéant, de requête visée à l’article 505.1, le greffier de la Cour d’appel constate le défaut et délivre un certificat attestant que l’appel est déserté avec dépens.

Cette disposition a clairement pour objectif de diminuer les délais en Cour d’appel. Elle permet d’épurer le rôle de la cour, d’une part, en empêchant que les appels ne traînent éternellement et, d’autre part, en éliminant les appels abusifs et dilatoires. Avec cette disposition, le législateur impose en termes non équivoques une désertion administrative des appels qui survient en raison du seul écoulement du temps. La Cour d’appel peut-elle user de sa discrétion pour mettre de côté cette désertion?

B. La possibilité de remédier à la désertion d’appel imposée à l’art. 503.1 C.p.c.

(1) L’esprit du Code de procédure civile

9 Lors de la réforme du Code de procédure civile en 1966, le législateur a voulu mettre un terme au formalisme excessif que revêtait l’ancien Code afin que la procédure serve d’abord à faire apparaître le droit et en assurer la sanction, non à le compromettre. Il a d’ailleurs été explicite à ce sujet à l’art. 2 C.p.c.:

2. Les règles de procédure édictées par ce code sont destinées à faire apparaître le droit et en assurer la sanction; et à moins d’une disposition contraire, l’inobservation de celles qui ne sont pas d’ordre public ne pourra affecter le sort d’une demande que s’il n’y a pas été remédié alors qu’il était possible de le faire. Ces dispositions doivent s’interpréter les unes par les autres et, autant que possible, de manière à faciliter la marche normale des procès, plutôt qu’à la retarder ou à y mettre fin prématurément.

Notre Cour a reconnu à plusieurs reprises cette intention du législateur, notamment dans l’arrêt Duquet c. Ville de Sainte-Agathe-des-Monts, [1977] 2 R.C.S. 1132, où le juge Pigeon a souligné, à la p. 1140: «En effet, la pensée dominante qui a inspiré tout le nouveau Code c’est le désir d’enterrer le vieil adage que «la forme emporte le fond»». (Voir: Québec (Communauté urbaine) c. Services de santé du Québec, [1992] 1 R.C.S. 426, aux pp. 433 à 436.)

10 Néanmoins, la réforme du Code de procédure civile ne dispense pas du respect des règles de procédure édictées par le Code. La procédure est nécessaire à la bonne administration de la justice; il ne faut cependant pas en tirer un formalisme excessif. Dans l’arrêt Québec (Communauté urbaine) c. Services de santé du Québec, précité, le juge L’Heureux-Dubé écrivait, à la p. 435:

[I]l est évident que, tout formalisme indu écarté, les dispositions impératives du Code de procédure civile doivent être respectées, la procédure judicieusement observée demeurant une garantie additionnelle du respect des droits des justiciables. Ceci est particulièrement vrai en matière d’appel où le droit d’appel est une création statutaire dont l’existence même est soumise à des règles précises ...

(2) L’alinéa 2 de l’art. 523 C.p.c.

11 En conformité avec l’esprit du Code de procédure civile, l’al. 2 de l’art. 523 C.p.c. accorde à la Cour d’appel un large pouvoir discrétionnaire aux fins de sauvegarder les droits des parties:

523. La Cour d’appel peut, si les fins de la justice le requièrent, permettre à une partie d’amender ses actes de procédure, de mettre en cause une personne dont la présence est nécessaire, ou encore, en des circonstances exceptionnelles, de présenter, selon le mode qu’elle indique, une preuve nouvelle indispensable.

Elle a tous les pouvoirs nécessaires à l’exercice de sa compétence, et peut rendre toutes ordonnances propres à sauvegarder les droits des parties; elle peut même, nonobstant l’expiration du délai prévu à l’article 494, mais pourvu qu’il ne se soit pas écoulé plus de six mois depuis le jugement, accorder une permission spéciale d’appeler à la partie qui démontre qu’elle a été, en fait, dans l’impossibilité d’agir plus tôt. Toutefois, un jugement rendu dans les circonstances prévues à l’article 198.1 ne peut faire l’objet d’une telle permission.

12 Je souscris à la conclusion de la Cour d’appel que c’est à cette disposition qu’il faut se reporter pour remédier à l’effet de l’art. 503.1 C.p.c. Plusieurs cas similaires à celui-ci se sont présentés en Cour d’appel. Dans certains cas, les procureurs ont demandé une prorogation de délai pour présenter la requête prévue à l’art. 503.1, c’est-à-dire la requête faite à un juge de la Cour d’appel afin de prolonger le délai prévu au Code de procédure civile pour déposer le mémoire. La désertion réputée de l’appel, qui est imposée par l’art. 503.1 C.p.c., clôt le dossier, ce qui nie ainsi à la cour la possibilité d’accorder pareille requête. Certains procureurs ont déposé devant la Cour d’appel une requête en rétractation de jugement. Cependant, comme le constate avec justesse le juge Tourigny dans ses motifs, le certificat de désertion atteste un fait; il ne constitue pas un jugement et ne peut donc pas faire l’objet d’une rétractation.

13 L’alinéa 2 de l’art. 523 C.p.c. a fait l’objet d’une abondante jurisprudence, notamment de la part de notre Cour. (Voir: Québec (Communauté urbaine) c. Services de santé du Québec, précité; St-Hilaire c. Bégin, [1981] 2 R.C.S. 79; Bowen c. Ville de Montréal, [1979] 1 R.C.S. 511; Cité de Pont Viau c. Gauthier Mfg. Ltd., [1978] 2 R.C.S. 516.) Notre Cour a interprété cette disposition de façon large et libérale, en harmonie avec l’esprit du Code de procédure civile, de manière à ce qu’elle atteigne son objet premier, soit la sauvegarde des droits des parties.

14 L’alinéa 2 de l’art. 523 C.p.c. accorde à la Cour d’appel un large pouvoir discrétionnaire de rendre «toutes ordonnances propres à sauvegarder les droits des parties» (pouvoir général) puis il limite ce pouvoir dans les cas où une partie demande à la Cour d’appel la permission d’appel après l’expiration du délai imposé à l’art. 494 C.p.c. (permission spéciale d’appel). Le libellé de l’al. 2 de l’art. 523 est clair, il faut que deux conditions soient remplies pour que la Cour d’appel puisse accorder une permission spéciale d’appel: (1) qu’il ne se soit pas écoulé plus de six mois depuis le jugement; (2) que la partie ait été dans l’impossibilité d’agir plus tôt. En outre, l’al. 2 de l’art. 523 spécifie que les jugements rendus dans les circonstances de l’art. 198.1 C.p.c. -- jugement rendu après avoir tenté sans succès de signifier la procédure introductive d’instance dans un État étranger -- ne peuvent faire l’objet d’une permission spéciale d’appel. L’une des raisons principales de limiter le pouvoir de la Cour d’appel d’accorder des permissions spéciales d’appel est sans doute d’assurer la stabilité des jugements. L’alinéa 2 de l’art. 523 C.p.c. le fait, tout en laissant une certaine marge de manoeuvre à la Cour d’appel lorsqu’une partie est dans l’impossibilité d’en appeler dans les délais, par l’exception qu’elle introduit à la règle de l’art. 494 C.p.c. qui veut que les délais pour porter une décision en appel «sont de rigueur et emportent déchéance». (Voir: Québec (Communauté urbaine) c. Services de santé du Québec, précité, aux pp. 440 et 441.)

15 Notre Cour a interprété largement les conditions permettant à la Cour d’appel d’accorder une permission spéciale d’appel. (Voir: St-Hilaire c. Bégin, précité; Cité de Pont Viau c. Gauthier Mfg., précité.) Cependant, puisqu’il s’agit d’une exception au pouvoir général de la Cour d’appel, notre Cour a interprété de manière stricte les cas où une permission spéciale d’appel est requise. Ainsi, dans l’arrêt Québec (Communauté urbaine) c. Services de santé du Québec, précité, les Services de santé du Québec avaient demandé à la Cour d’appel de corriger le défaut d’inscription de son appel incident. Cette dernière avait refusé d’acquiescer à la demande en affirmant que seul son pouvoir d’accorder des permissions spéciales d’appel lui permettait de corriger ce type de défaut et qu’il ne lui était pas possible de l’utiliser puisque six mois s’étaient écoulés depuis le jugement de première instance. Notre Cour, sous la plume du juge L’Heureux-Dubé, a souligné qu’il faut distinguer l’appel incident (art. 500 C.p.c.) de l’appel principal et du contre-appel, ce premier n’étant pas assujetti à l’art. 494 C.p.c. Notre Cour a donc renversé la décision de la Cour d’appel et conclu que cette dernière pouvait corriger le défaut en vertu de son pouvoir général. Le juge L’Heureux-Dubé écrit, à la p. 444:

[I]l y a lieu de souligner la discrétion que confère l’art. 523 C.p.c. à la Cour d’appel, discrétion aussi large que de «rendre toutes ordonnances propres à sauvegarder les droits des parties». C’est la règle générale. L’article 523 ne prévoit que deux exceptions: celle relative à l’art. 494 C.p.c. ainsi que celle qui a trait à l’art. 198.1 C.p.c.

Il va de soi que compte tenu de ce qui précède, la règle générale doit recevoir une interprétation large et libérale et l’exception, au contraire, une interprétation stricte. [Je souligne.]

(3) L’application de l’al. 2 de l’art. 523 C.p.c. à la désertion d’appel

16 En l’espèce, je conclus qu’en vertu du large pouvoir général accordé à la Cour d’appel à l’al. 2 de l’art. 523 C.p.c., cette dernière peut remédier à la désertion d’appel imposée à l’art. 503.1 C.p.c. afin de sauvegarder les droits des parties. Avec égards, je ne crois pas qu’il y a lieu dans le cas présent d’invoquer la permission spéciale d’appel.

17 Contrairement à l’art. 494 C.p.c. qui traite des délais pour porter une cause en appel, l’art. 503.1 C.p.c. n’édicte nullement que le délai pour signifier et produire le mémoire emporte déchéance. Cet article prévoit simplement que «l’appel est réputé déserté», ce qui signifie que l’appel est abandonné, et non pas que le droit d’appel est éteint. Le Code civil du Québec, L.Q. 1991, ch. 64, édicte expressément qu’on ne doit pas présumer la déchéance:

2878. Le tribunal ne peut suppléer d’office le moyen résultant de la prescription.

Toutefois, le tribunal doit déclarer d’office la déchéance du recours, lorsque celle-ci est prévue par la loi. Cette déchéance ne se présume pas; elle résulte d’un texte exprès.

Cette disposition trouve application au Code de procédure civile en l’absence de disposition contraire. La disposition préliminaire du Code civil du Québec énonce en effet:

Le Code civil du Québec régit, en harmonie avec la Charte des droits et libertés de la personne et les principes généraux du droit, les personnes, les rapports entre les personnes, ainsi que les biens.

Le code est constitué d’un ensemble de règles qui, en toutes matières auxquelles se rapportent la lettre, l’esprit ou l’objet de ses dispositions, établit, en termes exprès ou de façon implicite, le droit commun. En ces matières, il constitue le fondement des autres lois qui peuvent elles-mêmes ajouter au code ou y déroger.

Ainsi, en vertu de l’art. 503.1 C.p.c., lorsque l’appelant omet de produire et signifier son mémoire dans le délai prescrit sans demander une prolongation, l’appel est réputé déserté mais l’appelant n’est pas déchu de son droit. La situation n’est donc pas irrémédiable; la Cour d’appel peut user de son large pouvoir général de rendre toutes ordonnances propres à sauvegarder les droits des parties.

18 L’alinéa 2 de l’art. 523 C.p.c. n’exclut pas l’art. 503.1 C.p.c. de la portée du pouvoir général de la Cour d’appel. Elle le restreint dans le seul cas de la permission spéciale d’appel pour remédier le défaut d’inscrire en appel dans le délai prescrit. Or, on ne peut assimiler le défaut de l’appelant de signifier et produire son mémoire dans le délai prescrit au défaut de porter une cause en appel dans les délais. En effet, lorsqu’un appelant omet de signifier et produire son mémoire dans les délais, il a nécessairement déjà porté la cause en appel conformément au Code de procédure civile. Son droit d’appel est acquis. Le délai qui n’a pas été respecté en est un de procédure auquel le législateur attache une sanction procédurale (la désertion) et non la déchéance du droit d’appel.

19 Il est vrai que le législateur crée une présomption absolue de désertion en utilisant les termes «l’appel est réputé déserté» à l’art. 503.1 C.p.c. L’article 2847 du Code civil du Québec et l’art. 142 de la Loi sur l’application de la réforme du Code civil, L.Q. 1992, ch. 57, édictent:

2847. La présomption légale est celle qui est spécialement attachée par la loi à certains faits; elle dispense de toute autre preuve celui en faveur de qui elle existe.

Celle qui concerne des faits présumés est simple et peut être repoussée par une preuve contraire; celle qui concerne des faits réputés est absolue et aucune preuve ne peut lui être opposée.

142. La règle d’interprétation du second alinéa de l’article 2847, établissant que la présomption qui concerne un fait «présumé» est simple et que celle qui concerne un fait «réputé» est absolue, ne s’applique aux lois autres que le Code civil du Québec et le Code de procédure civile qu’à compter de la date fixée par le gouvernement.

Le législateur a voulu que la désertion de l’appel ait lieu sans intervention des parties ou de la cour, écartant ainsi une cause importante de retards dans la marche des dossiers et d’encombrement des rôles. Il n’a pas, toutefois, exclu le pouvoir discrétionnaire général de la cour de sauvegarder les droits des parties par une ordonnance qui remédie aux effets de la désertion. À cette fin, il n’est pas indiqué, ni utile, d’accorder une permission spéciale d’appel alors que la cause a déjà été régulièrement portée en appel. Il suffira d’ordonner la remise en état du dossier déjà constitué. Ce pouvoir n’est donc pas astreint aux restrictions de la permission spéciale d’appel mais la cour pourra s’en inspirer dans l’exercice de sa discrétion.

20 L’appelante a porté à notre attention les débats parlementaires entourant l’adoption de l’art. 503.1 C.p.c. alors que le ministre de la Justice a expliqué que, dans les cas qui le nécessiteront, la Cour d’appel pourra remédier à la désertion imposée à l’art. 503.1 C.p.c. en vertu des pouvoirs qui lui sont accordés à l’art. 9 et à l’al. 2 de l’art. 523 C.p.c. (Journal des débats de la Commission permanente des institutions, 13 décembre 1994, CI-3, aux pp. 17 et 22). Les débats parlementaires entourant l’adoption d’une loi sont à lire avec réserve puisqu’ils ne constituent pas toujours une source fidèle de l’intention du législateur (voir P.-A. Côté, Interprétation des lois (2e éd. 1990), aux pp. 414 à 418). En l’espèce, les débats parlementaires font état d’une lecture claire et non controversée de la part du législateur et comportent une confirmation de la justesse de l’interprétation donnée.

(4) L’erreur de l’avocat

21 Notre Cour a reconnu à plusieurs reprises «qu’une partie ne doit pas être privée de son droit par l’erreur de ses procureurs, lorsqu’il est possible de remédier aux conséquences de cette erreur sans injustice à l’égard de la partie adverse» (Bowen c. Ville de Montréal, précité, à la p. 519). Ce principe a généralement été énoncé dans le cadre du pouvoir de la Cour d’appel d’accorder une permission spéciale d’appel sous l’al. 2 de l’art. 523 C.p.c., lorsque la partie a été, en fait, dans l’impossibilité d’agir plus tôt (Cité de Pont Viau c. Gauthier Mfg., précité, à la p. 528; St-Hilaire c. Bégin, précité, aux pp. 86 à 88). Néanmoins, notre Cour a également appliqué ce principe dans le cadre du pouvoir général de la Cour d’appel (Québec (Communauté urbaine) c. Services de santé du Québec, précité, à la p. 448).

(5) La discrétion de la Cour d’appel

22 L’alinéa 2 de l’art. 523 C.p.c. accorde à la Cour d’appel un pouvoir discrétionnaire. Pour reprendre les termes de la disposition, la Cour d’appel «peut rendre toutes ordonnances propres à sauvegarder les droits des parties» (je souligne), elle n’a pas l’obligation de le faire.

23 Dans l’arrêt Cité de Pont Viau c. Gauthier Mfg., précité, le juge Pratte énonce certains critères pour guider l’exercice de la discrétion d’accorder une permission spéciale d’appel (à la p. 528):

Je suis également d’avis qu’il y a lieu dans les circonstances de l’espèce d’accorder à l’appelante la permission spéciale d’appeler qu’elle recherche. Aucune faute ou négligence ne lui est reprochée; la requête pour permission a été présentée avec diligence; l’intimée ne prétend pas qu’il s’agit d’un appel futile [...] Je n’ai aucune hésitation à dire qu’il s’agit bien ici d’un cas où la discrétion prévue à l’art. 523 C.p.c. doit être exercée de façon favorable à la partie forclose.

Ces critères sont tout aussi pertinents dans le cadre du pouvoir général de la Cour d’appel. (Voir: Québec (Communauté urbaine) c. Services de santé du Québec, précité, aux pp. 446 à 448.)

24 On se rappellera par ailleurs que cette disposition a été adoptée afin de favoriser la bonne administration de la justice. Ainsi, dans certains cas, la Cour d’appel pourrait refuser d’exercer sa discrétion eu égard au bon fonctionnement de la cour et aux exigences d’une saine administration de la justice. Je renvoie à cet égard aux propos du juge Fish dans l’arrêt D’Aragon & Associés inc. c. Gravel, [1996] R.D.J. 33, à la p. 42:

[traduction] Avant de conclure, je désire exprimer clairement mon accord total avec ceux qui croient que la cour devrait exiger de tous les appelants qu’ils agissent avec diligence ou qu’ils cèdent leur place à ceux qui sont disposés à le faire.

...

[S]i l’appel est manifestement sans fondement ou si le fait d’accorder à l’appelant un délai supplémentaire causerait un préjudice irréparable à l’intimé, il ne saurait, à mon avis, être question de quelque prorogation que ce soit.

Avec égards, cependant, le fait de souscrire à une politique de fermeté ne force pas la cour à radier systématiquement (ou à refuser de remettre en état) des appels apparemment sérieux pour le seul motif que l’avocat de l’appelant, par erreur ou par négligence, a demandé un peu après le 120e jour, au lieu, disons, du 119e, de déposer un mémoire qui a depuis été complété.

Le rejet d’un appel sérieux pour ce motif pourrait bien entraîner une injustice irréparable.

C. L’application du droit aux faits

25 Avec égards pour la majorité de la Cour d’appel, je conclus que la Cour d’appel aurait dû user de son pouvoir général accordé à l’al. 2 de l’art. 523 C.p.c. afin de remédier à l’effet de la désertion d’appel, et ainsi sauvegarder les droits de l’appelante. L’avocat de la partie appelante reconnaît avoir commis une erreur quant au droit applicable. Néanmoins, l’erreur de l’avocat ne doit pas empêcher la sauvegarde des droits de la partie qu’il représente lorsqu’il est possible d’y remédier sans injustice pour la partie adverse. En l’espèce, il n’apparaît pas que l’intimée subirait un quelconque préjudice. De plus, on ne prétend pas que l’appel soit futile, abusif ou dilatoire. De fait, le pourvoi devant notre Cour n’est pas contesté. Enfin, l’avocat de l’appelante, hormis son ignorance de la modification de la loi, a fait preuve de diligence. Avant l’expiration du délai imparti pour produire son mémoire, il a envoyé une lettre à son confrère, d’une part, pour l’informer du parachèvement prochain de son mémoire et, d’autre part, pour invoquer la possibilité de présenter une requête en prolongation de délai. Cette lettre est restée sans réponse. Averti de la désertion, le procureur de l’appelante a déposé promptement une requête pour y remédier.

IV -- Dispositif

26 Pour ces motifs, je suis d’avis d’accueillir le pourvoi, d’infirmer le jugement de la Cour d’appel, d’ordonner la remise en état de l’appel et d’autoriser l’appelante à signifier à la partie adverse et à produire au greffe de la Cour d’appel du Québec son mémoire dans les 15 jours du présent jugement, le tout sans frais.

Pourvoi accueilli.

Procureurs de l’appelante: Ross, Geraghty & Associés, Saint‑Jérôme.


Synthèse
Référence neutre : [1997] 2 R.C.S. 299 ?
Date de la décision : 29/05/1997
Sens de l'arrêt : Le pourvoi est accueilli

Analyses

Procédure civile - Appel - Désertion d’appel - La Cour d’appel a‑t‑elle compétence pour remédier à la désertion d’appel? - Code de procédure civile, L.R.Q., ch. C‑25, art. 503.1, 523.

Après avoir inscrit en appel un jugement de la Cour supérieure, l’appelante a omis de signifier et de produire son mémoire dans le délai prescrit à l’art. 503 C.p.c., si bien que, conformément à l’art. 503.1 C.p.c., son appel a été réputé déserté. Le greffier de la Cour d’appel a constaté le défaut et délivré un certificat attestant que l’appel était déserté. Quelques jours plus tard, l’avocat de l’appelante a pris connaissance du certificat et a déposé devant la Cour d’appel une requête pour être relevé de son défaut et pour proroger le délai de production de son mémoire ou, subsidiairement, pour que lui soit accordée une permission spéciale d’appel. L’avocat de l’appelante a plaidé l’erreur, soit sa propre ignorance de la nouvelle disposition. La Cour d’appel à la majorité a rejeté la requête, concluant que seule la permission spéciale d’appel prévue à l’art. 523 C.p.c. pouvait être utilisée par la cour pour contourner la désertion imposée par l’art. 503.1, mais qu’en l’espèce il n’y avait pas lieu d’accorder cette permission.

Arrêt: Le pourvoi est accueilli.

En vertu du large pouvoir général et discrétionnaire de «rendre toutes ordonnances propres à sauvegarder les droits des parties», accordé à la Cour d’appel à l’al. 2 de l’art. 523 C.p.c., cette dernière peut remédier à la désertion d’appel imposée à l’art. 503.1 C.p.c. L’article 503.1 impose une désertion administrative des appels qui survient en raison du seul écoulement du temps. Cet article n’indique pas que le délai imparti pour signifier et produire le mémoire emporte déchéance, mais prévoit simplement que «l’appel est réputé déserté», ce qui signifie que l’appel est abandonné, et non pas que le droit d’appel est éteint. Puisque l’appelant n’est pas déchu de son droit d’appel, la situation n’est pas irrémédiable. La Cour d’appel peut utiliser son large pouvoir général pour remédier à la désertion. Bien que le législateur ait créé une présomption absolue de désertion en utilisant les termes «l’appel est réputé déserté» à l’art. 503.1, il n’a pas exclu cet article de la portée du pouvoir général de la Cour d’appel. Pour remédier aux effets de la désertion, il n’est ni indiqué ni utile d’accorder une permission spéciale d’appel alors que la cause a déjà été régulièrement portée en appel. Il suffit d’ordonner la remise en état du dossier déjà constitué. Ce pouvoir n’est donc pas astreint aux restrictions de la permission spéciale d’appel mentionnées à l’al. 2 de l’art. 523 mais la Cour d’appel pourra s’en inspirer dans l’exercice de sa discrétion. En outre, les critères jurisprudentiels qui guident l’exercice de la discrétion d’accorder une permission spéciale d’appel sont également pertinents dans le cadre du pouvoir général de la Cour d’appel.

En l’espèce, la Cour d’appel aurait dû utiliser son pouvoir général prévu à l’al. 2 de l’art. 523 pour remédier à l’effet de la désertion d’appel, et ainsi sauvegarder les droits de la partie appelante. Bien que son avocat ait reconnu avoir commis une erreur quant au droit applicable, cette erreur ne doit pas empêcher la sauvegarde des droits de la partie qu’il représente lorsqu’il est possible d’y remédier, comme dans la présente affaire, sans injustice pour la partie adverse. De plus, on ne prétend pas que l’appel est futile, abusif ou dilatoire. Enfin, l’avocat de la partie appelante, hormis son ignorance de la modification de la loi, a fait preuve de diligence. La remise en état de l’appel est ordonnée.


Parties
Demandeurs : Construction Gilles Paquette ltée
Défendeurs : Entreprises Végo ltée

Références :

Jurisprudence
Arrêts mentionnés: Duquet c. Ville de Sainte‑Agathe‑des‑Monts, [1977] 2 R.C.S. 1132
Québec (Communauté urbaine) c. Services de santé du Québec, [1992] 1 R.C.S. 426
St‑Hilaire c. Bégin, [1981] 2 R.C.S. 79
Bowen c. Ville de Montréal, [1979] 1 R.C.S. 511
Cité de Pont Viau c. Gauthier Mfg. Ltd., [1978] 2 R.C.S. 516
D’Aragon & Associés inc. c. Gravel, [1996] R.D.J. 33.
Lois et règlements cités
Code civil du Québec, L.Q. 1991, ch. 64, disposition préliminaire, art. 2847, 2878.
Code de procédure civile, L.R.Q., ch. C‑25, art. 2, 9, 20, 198.1 [ad. 1985, ch. 29, art. 9], 494 [mod. 1982, ch. 32, art. 35
mod. 1983, ch. 28, art. 19
mod. 1989, ch. 41, art. 1
mod. 1992, ch. 57, art. 285
mod. 1993, ch. 30, art. 6
mod. 1995, ch. 2, art. 3], 500 [mod. 1993, ch. 30, art. 11], 503 [rempl. 1982, ch. 32, art. 39
mod. 1993, ch. 30, art. 12], 503.1 [ad. 1993, ch. 30, art. 13
rempl. 1995, ch. 2, art. 5], 523 [mod. 1985, ch. 29, art. 11
mod. 1992, ch. 57, art. 422].
Loi sur l’application de la réforme du Code civil, L.Q. 1992, ch. 57, art. 142.
Doctrine citée
Côté, Pierre‑André. Interprétation des lois, 2e éd. Cowansville: Yvon Blais, 1990.
Québec. Assemblée nationale. Commission permanente des institutions. Journal des débats, 13 décembre 1994, CI‑3, pp. 17 et 22.
Rapport de la Cour d’appel du Québec, mars 1994.

Proposition de citation de la décision: Construction Gilles Paquette ltée c. Entreprises Végo ltée, [1997] 2 R.C.S. 299 (29 mai 1997)


Origine de la décision
Date de l'import : 06/04/2012
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;1997-05-29;.1997..2.r.c.s..299 ?
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