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14/12/1995 | CANADA | N°[1995]_4_R.C.S._725

Canada | MacMillan Bloedel Ltd. c. Simpson, [1995] 4 R.C.S. 725 (14 décembre 1995)


MacMillan Bloedel Ltd. c. Simpson, [1995] 4 R.C.S. 725

J.P. Appelant

c.

MacMillan Bloedel Limited Intimée

et

Le procureur général de la Colombie-Britannique Intimé

et

Le procureur général du Canada Intervenant

Répertorié: MacMillan Bloedel Ltd. c. Simpson

No du greffe: 24171.

1995: 12 juin; 1995: 14 décembre.

Présents: Le juge en chef Lamer et les juges La Forest, L'Heureux‑Dubé, Sopinka, Gonthier, Cory, McLachlin, Iacobucci et Major.

en appel de la cour d'appel de la colombie-britannique

PO

URVOI contre un arrêt de la Cour d'appel de la Colombie‑Britannique (1994), 90 B.C.L.R. (2d) 24, 113 D.L.R. (4th) 368, 89 C.C.C. (3d) 217,...

MacMillan Bloedel Ltd. c. Simpson, [1995] 4 R.C.S. 725

J.P. Appelant

c.

MacMillan Bloedel Limited Intimée

et

Le procureur général de la Colombie-Britannique Intimé

et

Le procureur général du Canada Intervenant

Répertorié: MacMillan Bloedel Ltd. c. Simpson

No du greffe: 24171.

1995: 12 juin; 1995: 14 décembre.

Présents: Le juge en chef Lamer et les juges La Forest, L'Heureux‑Dubé, Sopinka, Gonthier, Cory, McLachlin, Iacobucci et Major.

en appel de la cour d'appel de la colombie-britannique

POURVOI contre un arrêt de la Cour d'appel de la Colombie‑Britannique (1994), 90 B.C.L.R. (2d) 24, 113 D.L.R. (4th) 368, 89 C.C.C. (3d) 217, 21 C.R.R. (2d) 116, 43 B.C.A.C. 1, 69 W.A.C. 1, qui a rejeté l'appel interjeté par l'adolescent contre sa déclaration de culpabilité d'outrage au tribunal (1993), 12 C.E.L.R. (N.S.) 81. Pourvoi rejeté, les juges L'Heureux‑Dubé, McLachlin, Iacobucci et Major sont dissidents.

Marilyn E. Sandford, pour l'appelant.

Peter W. Ewert, c.r., pour l'intimé le procureur général de la Colombie-Britannique.

John R. Haig, c.r., pour l'intervenant.

Version française du jugement du juge en chef Lamer et des juges La Forest, Sopinka, Gonthier et Cory rendu par

Le juge en chef Lamer —

I. Introduction

1 La question que nous devons trancher, en l'espèce, est de savoir si le législateur fédéral peut, conformément à sa compétence en matière de droit criminel, conférer au tribunal pour adolescents le pouvoir exclusif de juger des adolescents pour outrage commis en dehors des audiences d'une cour supérieure. En d'autres termes, une cour supérieure doit‑elle conserver le pouvoir de connaître de tout outrage, qu'il ait été commis au cours des audiences d'un tribunal ou en dehors de ses audiences. Le problème que pose la disposition législative attaquée est précisément l'exclusivité de la compétence conférée. En raison de l'évolution historique des cours supérieures provinciales et de leur importance pour notre régime constitutionnel, ces cours supérieures doivent conserver l'éventail complet de leurs pouvoirs inhérents en matière d'outrage. Bien qu'une cour supérieure n'ait pas à jouir d'une compétence exclusive, restreindre le pouvoir qu'elle a de contrôler sa propre procédure a pour effet d'en transformer la nature même, la réduisant à quelque chose de moins qu'une cour supérieure. En l'absence d'une modification de la Constitution, une telle transformation est inacceptable au Canada.

2 Pour résoudre la question soulevée, nous devons examiner s'il est acceptable, d'une part, d'attribuer compétence au tribunal pour adolescents et, d'autre part, de retirer la compétence correspondante à la cour supérieure. La jurisprudence portant sur l'art. 96 de la Loi constitutionnelle de 1867 est utile pour examiner la question de l'attribution de compétence. Celle du retrait de compétence s'analyse mieux dans un contexte constitutionnel plus large, en examinant cette jurisprudence conjointement avec le préambule de la Loi constitutionnelle de 1867, le principe de la primauté du droit et le rôle primordial que les cours supérieures jouent dans notre régime de gestion publique.

II. La question constitutionnelle

3 La question constitutionnelle suivante a été formulée:

Le Parlement a-t-il, en vertu du par. 47(2) de la Loi sur les jeunes contrevenants, L.R.C. (1985), ch. Y-1, le pouvoir de conférer aux tribunaux pour adolescents la compétence exclusive en matière d'outrage au tribunal commis par un adolescent envers une cour supérieure en dehors de ses audiences?

III. Le contexte factuel

4 Le 19 juillet 1993, l'appelant a été arrêté et accusé d'outrage au tribunal pour avoir participé à des manifestations d'opposition dans la région de Clayoquot Sound, sur l'île de Vancouver. En compagnie d'un grand nombre de manifestants, dont plusieurs ont également été arrêtés, l'appelant s'est tenu sur un chemin d'exploitation et a refusé de bouger, empêchant ainsi des employés de MacMillan Bloedel Limited de se rendre à leur lieu de travail. Cette manifestation contrevenait à une injonction de la Cour suprême de la Colombie‑Britannique interdisant de gêner l'exploitation de MacMillan Bloedel. L'appelant était âgé de 17 ans au moment de son arrestation.

5 Au procès, l'avocat de l'appelant a demandé que ce dernier soit jugé devant un tribunal pour adolescents. Le juge Bouck a rejeté cette demande en se fondant sur la décision British Columbia (Attorney-General) c. Mount Currie Indian Band (1991), 64 C.C.C. (3d) 172 (C.S.C.‑B.). Le 6 octobre 1993, l'appelant a été déclaré coupable et, le 13 octobre 1993, il a été condamné à 45 jours d'emprisonnement ainsi qu'à une amende de 1 000 $: (1993), 12 C.E.L.R. (N.S.) 81 et 104.

IV. Les dispositions législatives

6 Voici le libellé de la disposition législative contestée en l'espèce:

Loi sur les jeunes contrevenants, L.R.C. (1985), ch. Y‑1

47. . . .

(2) Le tribunal pour adolescents a compétence exclusive pour connaître de tout outrage au tribunal commis par un adolescent soit envers le tribunal pour adolescents au cours de ses audiences ou en dehors de ses audiences, soit envers tout autre tribunal en dehors des audiences de celui‑ci.

Les autres dispositions utiles pour trancher le présent pourvoi sont les suivantes:

Loi sur les jeunes contrevenants

2. (1) Les définitions qui suivent s'appliquent à la présente loi.

. . .

«infraction» Toute infraction créée par une loi fédérale ou par sestextes d'application: règlement, règle, ordre, décret, arrêté, règlement administratif ou ordonnance, à l'exclusion des ordonnances du territoire du Yukon ou des Territoires du Nord‑Ouest.

5. (1) Nonobstant toute autre loi fédérale mais sous réserve de la Loi sur la défense nationale et de l'article 16, le tribunal pour adolescents a compétence exclusive pour toute infraction imputée à une personne et qu'elle aurait commise en cours d'adolescence; cette personne bénéficie des dispositions de la présente loi.

Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C‑46

9. Nonobstant toute autre disposition de la présente loi ou de quelque autre loi, nul ne peut être déclaré coupable ou absous en vertu de l'article 736 des infractions suivantes:

a) une infraction en common law;

. . .

Toutefois, le présent article n'a pas pour effet de porter atteinte au pouvoir, à la juridiction ou à l'autorité qu'un tribunal, juge, juge de paix ou juge de la cour provinciale possédait, immédiatement avant le 1er avril 1955, d'imposer une peine pour outrage au tribunal.

V. La Cour d'appel de la Colombie‑Britannique

7 La question en litige en l'espèce est l'une des nombreuses questions examinées dans l'arrêt de la Cour d'appel. Nous avons refusé l'autorisation de pourvoi relativement aux diverses autres questions. La Cour d'appel avait été appelée à se prononcer sur de nombreuses questions concernant le procès conjoint pour outrage au tribunal de 44 personnes qui avaient contrevenu à l'injonction. Trente et une personnes en avaient appelé de leur déclaration de culpabilité, et un autre groupe de personnes avaient interjeté un appel distinct contre les peines qui leur avaient été infligées. Bien que la violation de l'injonction ait donné lieu à d'autres procès par la suite, J.P. était le seul adolescent concerné dans l'appel en cause. La Cour d'appel de la Colombie‑Britannique a confirmé, à l'unanimité, les déclarations de culpabilité d'outrage au tribunal: (1994), 90 B.C.L.R. (2d) 24, 113 D.L.R. (4th) 368, 89 C.C.C. (3d) 217, 21 C.R.R. (2d) 116, 43 B.C.A.C. 1, 69 W.A.C. 1. Les appels contre les peines ont été accueillis dans la mesure où toutes les amendes ont été supprimées des peines infligées: (1994), 47 B.C.A.C. 264.

8 Le juge en chef McEachern a rédigé les motifs de la cour. En réponse à l'argument selon lequel J.P. devrait être jugé devant un tribunal pour adolescents conformément au par. 47(2) de la Loi sur les jeunes contrevenants, il a annulé cette disposition pour cause d'inconstitutionnalité. Dans ses motifs, le juge en chef McEachern a, à l'instar du juge Bouck en première instance, suivi les principes énoncés par le juge Macdonald dans la décision Mount Currie Indian Band, précitée. Le juge en chef McEachern a examiné à la fois la nature du pouvoir en matière d'outrage et la jurisprudence qui reconnaît que les cours supérieures possèdent une compétence «fondamentale» ou «inhérente» hors de portée du législateur fédéral et des législatures provinciales en l'absence d'une modification de la Constitution. Il a mentionné en particulier les arrêts de notre Cour McEvoy c. Procureur général du Nouveau‑Brunswick, [1983] 1 R.C.S. 704, et Renvoi relatif à la Loi sur les jeunes contrevenants (Î.‑P.‑É.), [1991] 1 R.C.S. 252, le premier établissant que les cours supérieures sont indépendantes des deux ordres de gouvernement, et le deuxième, que les cours supérieures ont une compétence fondamentale qui, pour reprendre les termes du juge en chef McEachern, est [traduction] «intouchable». Tout au long de ses motifs, le juge en chef McEachern a pris soin de faire une distinction entre la compétence en matière de droit criminel et le pouvoir en matière d'outrage que possèdent les cours supérieures. Il a conclu que, puisque le pouvoir en matière d'outrage fait partie de la compétence fondamentale des cours supérieures, aucune partie de ce pouvoir ne saurait être transférée aux tribunaux pour adolescents.

VI. Analyse

9 Je souscris en partie à l'analyse du juge en chef McEachern, tout particulièrement à l'examen qu'il fait de la compétence inhérente des cours supérieures et de la nature du pouvoir en matière d'outrage. Néanmoins, conformément à ma conclusion que le problème dont nous sommes saisis est essentiellement celui de l'exclusivité de la compétence conférée au tribunal pour adolescents, je suis d'avis que notre jurisprudence en la matière exige que nous procédions à une analyse en deux étapes. Après avoir passé en revue notre jurisprudence sur l'art. 96, je vais d'abord examiner si cette attribution de compétence est possible, et ensuite, s'il est possible d'écarter la compétence de la cour supérieure. Le premier volet comporte l'examen de la nature du pouvoir en matière d'outrage; le deuxième commande un examen détaillé de la compétence inhérente des cours supérieures et une reconnaissance de leur importance pour notre régime constitutionnel.

A. La jurisprudence relative à l'art. 96

10 Dans l'arrêt McEvoy, précité, notre Cour établit que l'art. 96 de la Loi constitutionnelle de 1867 restreint à la fois la compétence du législateur fédéral et celle des législatures provinciales. La première étape de l'analyse consiste donc à examiner la jurisprudence relative à l'art. 96 pour déterminer comment s'applique cette restriction.

11 S'exprimant au nom de notre Cour dans le Renvoi relatif à la Loi de 1979 sur la location résidentielle, [1981] 1 R.C.S. 714, le juge Dickson (plus tard Juge en chef) a examiné la jurisprudence qui existait à l'époque relativement à l'art. 96 et en a formulé les principes sous la forme d'un critère à trois volets, applicable pour déterminer quels pouvoirs peuvent être transférés aux tribunaux inférieurs ou aux tribunaux administratifs et dans quelles circonstances ils peuvent l'être, sans qu'il ne soit porté atteinte à la garantie d'indépendance judiciaire dont est devenu synonyme l'art. 96. Le juge Dickson soutient que les articles sur le système judiciaire dans la Loi constitutionnelle de 1867 restreignent la compétence que les législatures provinciales possèdent, en vertu du par. 92(14), sur l'administration de la justice dans la province et confèrent une force unificatrice au système judiciaire canadien (à la p. 728):

Le paragraphe 92(14) et les art. 96 à 100 représentent un des compromis importants des Pères de la Confédération. Il est clair qu'on détruirait l'objectif visé par ce compromis et l'effet qu'on voulait donner à l'art. 96 si une province pouvait adopter une loi créant un tribunal, nommer ses juges et lui attribuer la compétence des cours supérieures. Ce qu'on concevait comme un fondement constitutionnel solide de l'unité nationale, au moyen d'un système judiciaire unitaire, serait gravement sapé à sa base.

Après avoir examiné la jurisprudence, le juge Dickson a conclu qu'on avait tendance à appliquer un critère de constitutionnalité de plus en plus large, sauf dans les cas où la fonction judiciaire en question est isolée du reste de la structure administrative de la loi pertinente. Après avoir exposé ainsi sa perception de l'objet des dispositions constitutionnelles et de l'orientation de la jurisprudence, le juge Dickson a formulé le critère qui est la norme que nous appliquons maintenant à l'analyse de l'attribution de compétence à des tribunaux qui ne sont pas présidés par des juges nommés en vertu de l'art. 96.

12 Le premier volet du critère consiste à effectuer une recherche historique pour déterminer «si le pouvoir ou la compétence correspondent au pouvoir ou à la compétence qu'exerçaient les cours supérieures, de district ou de comté au moment de la Confédération» (p. 734). Il a fait ressortir que cette étape comporte un isolement temporaire du pouvoir ou de la compétence en question, qu'il faut examiner dans son contexte aux deuxième et troisième étapes du critère. Certes, si le pouvoir en question n'est pas conforme à celui exercé par une cour supérieure en 1867, l'enquête s'arrête là. La deuxième étape consiste à se demander si la fonction en question est «judiciaire» dans son cadre institutionnel, et le juge Dickson met les fonctions «judiciaires» en opposition avec les fonctions d'établissement de politiques. La dernière étape consiste à examiner la «fonction globale du tribunal afin d'évaluer dans tout son contexte institutionnel la fonction attaquée» (p. 735). En vertu de ce volet du critère, les tribunaux administratifs et les tribunaux inférieurs peuvent exercer des pouvoirs qui appartenaient historiquement aux cours présidées par des juges nommés en vertu de l'art. 96, à condition que ces pouvoirs judiciaires soient «simplement complémentaires ou accessoires» aux fonctions administratives générales attribuées au tribunal (à la p. 736).

13 Après avoir appliqué ce critère à trois volets au régime législatif établi dans la loi dont la Cour était saisie, le juge Dickson a conclu que la création de la Commission du logement contrevenait à l'art. 96. La mesure législative ne pouvait être sauvegardée par les deuxième ou troisième volets du critère. Dans son analyse du troisième volet, le juge Dickson a précisé que le rôle principal de la Commission n'était pas d'appliquer une politique ni de remplir une fonction administrative. Même si la mesure législative visait à résoudre un problème social reconnu, le juge Dickson affirme (à la p. 750):

. . . si louables que soient les objectifs de politique, il faut reconnaître qu'il n'est pas donné à cette Cour de choisir qui, de l'autorité provinciale ou fédérale, doit s'occuper de ce problème. Nous devons chercher à appliquer la Constitution comme nous la comprenons, en respectant la façon suivant laquelle les tribunaux l'ont interprétée dans le passé. Si le pouvoir attaqué viole l'art. 96, il faut l'écarter.

Selon l'arrêt McEvoy, précité, cette conclusion s'applique également à l'attribution de pouvoirs à un tribunal judiciaire ou administratif créé par le fédéral. Les fonctions historiques essentielles des cours supérieures ne peuvent leur être retirées et conférées à d'autres organismes décisionnels afin de répondre à des objectifs de politique sociale, si le transfert qui s'ensuit contrevient à notre Constitution.

14 Un ajout important au critère établi dans le Renvoi sur la location résidentielle a été formulé dans l'arrêt Sobeys Stores Ltd. c. Yeomans, [1989] 1 R.C.S. 238, où le juge Wilson a dit qu'il fallait qualifier le pouvoir transféré avant de passer au premier volet ou volet historique du critère. Puisqu'elle était d'avis que les deuxième et troisième volets du critère servaient à préserver certaines attributions de pouvoirs, en dépit du fait qu'ils relevaient de la compétence exclusive des cours supérieures au moment de la Confédération, le juge Wilson a conclu que le critère exige d'adopter un point de vue strict ou étroit en matière de qualification afin d'empêcher d'importants accroissements de compétence (à la p. 254). Puisque de nombreuses mesures de redressement contemporaines n'existaient pas en 1867, la qualification devrait faire ressortir la nature du litige plutôt que le type de redressement recherché. Le juge Wilson affirme aussi qu'il faut utiliser la même qualification à chaque étape du critère. La complexité de la question de la qualification est illustrée dans le Renvoi relatif à la Loi sur les jeunes contrevenants.

15 Le Renvoi relatif à la Loi sur les jeunes contrevenants est important pour mon analyse en l'espèce parce qu'il constitue un autre jalon dans l'évolution de la jurisprudence relative à l'art. 96, et qu'il porte d'une façon générale sur la même loi que celle dont nous sommes maintenant saisis. Dans le Renvoi relatif à la Loi sur les jeunes contrevenants, j'ai commencé mon analyse en affirmant (à la p. 264):

L'article 96 de la Loi constitutionnelle de 1867 est considéré comme un moyen de protéger la compétence fondamentale des cours supérieures afin d'assurer une certaine uniformité du système judiciaire dans tout le pays. La jurisprudence a dégagé des principes permettant d'empêcher que l'art. 96 ne perde tout son sens par suite de l'exercice par les provinces de leur compétence pour créer, maintenir et organiser des cours provinciales présidées par des juges nommés par les provinces qui auraient les mêmes compétences et pouvoirs que les cours supérieures.

. . . si la compétence conférée aux tribunaux pour adolescents par le Parlement constitue un élément fondamental de la compétence des cours supérieures, le Parlement ne peut attribuer une telle compétence à des tribunaux présidés par des juges qui ne sont pas nommés conformément à l'art. 96.

Même si trois séries de motifs ont été rédigés dans ce renvoi, aucun de mes collègues n'a contesté mon énoncé du droit relatif à la compétence fondamentale des cours supérieures. Les cours supérieures possèdent une compétence fondamentale ou inhérente qui fait partie intégrante de leur fonctionnement. Aucun des ordres de gouvernement ne peut retirer à une cour supérieure cette compétence fondamentale, sans que ne soit modifiée la Constitution. Sans cette compétence fondamentale, on ne pourrait dire que l'art. 96 garantit l'uniformité du système judiciaire dans tout le pays ou qu'il protège l'indépendance de la magistrature. De plus, le pouvoir qu'a une cour supérieure de contrôler pleinement sa propre procédure est essentiel au maintien de la primauté du droit à l'intérieur de notre système où la cour supérieure de compétence générale joue un rôle de premier plan. J'examinerai plus loin le contenu et les particularités de cette compétence fondamentale.

16 Le deuxième aspect du Renvoi relatif à la Loi sur les jeunes contrevenants, que je retiens aux fins de mon analyse en l'espèce, est la question qui avait justement été tranchée dans ce renvoi. Voici les quatre questions constitutionnelles qui avaient alors été examinées:

1.La Loi sur les jeunes contrevenants [. . .] est‑elle inconstitutionnelle dans la mesure où elle n'exige pas expressément que le tribunal pour adolescents soit présidé par un juge nommé conformément à l'art. 96 de la Loi constitutionnelle de 1867?

2.L'établissement par une province d'un tribunal pour adolescents au sens de l'art. 2 de la Loi sur les jeunes contrevenants relève‑t‑il de la compétence législative de la province, conformément à l'art. 92 de la Loi constitutionnelle de 1867?

3.a)La nomination d'un juge du tribunal pour adolescents doit‑elle être faite par le gouverneur en conseil, conformément à l'art. 96 de la Loi constitutionnelle de 1867?

b)Si la réponse donnée à a) est négative,

(i) Le juge d'une cour provinciale peut‑il être nommé juge du tribunal pour adolescents par le lieutenant‑gouverneur en conseil?

(ii) Le juge d'une cour suprême peut‑il être nommé juge du tribunal pour adolescents par le lieutenant‑gouverneur en conseil?

Ces questions montrent que nous avons alors examiné la loi en cause sous un angle général, en fonction de l'ensemble de ses objectifs de principe. En particulier, notre examen avait porté sur la nomination des juges et la constitution de tribunaux pour adolescents. Notre approbation de la Loi sur les jeunes contrevenants à l'époque ne nous empêche pas de procéder, en l'espèce, à une analyse distincte de la question de savoir si une disposition particulière de cette loi satisfait aux exigences de la Constitution.

17 De plus, dans ma qualification de la question en litige, que mes collègues ont acceptée, j'affirme (à la p. 268):

Je suis d'avis que la compétence en cause devrait être définie comme la compétence à l'égard d'adolescents inculpés d'une infraction criminelle. Je ne veux pas dire que la compétence des tribunaux pour adolescents se limite aux infractions criminelles, mais j'estime qu'il convient de restreindre l'analyse de notre Cour aux faits de l'espèce. La Cour n'a pas eu l'occasion d'entendre des arguments au sujet de la compétence des tribunaux inférieurs et des cours supérieures sur d'autres questions que les infractions criminelles, pas plus d'ailleurs que ce point n'a été examiné dans les mémoires. [Je souligne.]

Dans la Loi sur les jeunes contrevenants, le terme «infraction» s'entend de «[t]oute infraction créée par une loi fédérale ou par ses textes d'application: règlement, règle, ordre, décret, arrêté, règlement administratif ou ordonnance, à l'exclusion des ordonnances du territoire du Yukon ou des Territoires du Nord‑Ouest». En tant que création de la common law, l'outrage au tribunal ne constitue donc pas une infraction au sens de la Loi. Suivant cette interprétation stricte, on ne saurait dire que le Renvoi relatif à la Loi sur les jeunes contrevenants nous empêche d'examiner si les dispositions en matière d'outrage au tribunal, contenues dans cette loi, contreviennent à l'art. 96. D'une manière plus générale, ma qualification de la question précisait clairement que certains aspects de la compétence des tribunaux pour adolescents n'ont pas, à l'époque, été examinés par notre Cour. Les pouvoirs en matière d'outrage au tribunal conférés par l'art. 47 sont un de ces aspects.

18 Le Renvoi relatif à la Loi sur les jeunes contrevenants mentionne explicitement que les cours supérieures possèdent une compétence fondamentale qu'un ordre ou l'autre de gouvernement ne peut leur retirer sans une modification de la Constitution. Ce renvoi laisse également entière la question précise de savoir si certaines dispositions de la Loi peuvent contrevenir à l'art. 96, même si l'économie générale de la Loi n'y contrevient pas. Même s'il n'était pas nécessaire de procéder à une analyse en deux étapes dans le Renvoi relatif à la Loi sur les jeunes contrevenants, ce renvoi commande une telle analyse dans des cas comme la présente affaire. Conformément au Renvoi sur la location résidentielle et à l'arrêt Sobeys Stores, la première étape consiste à examiner si l'attribution de compétence est acceptable. Compte tenu de l'accent mis sur la compétence fondamentale dans le Renvoi relatif à la Loi sur les jeunes contrevenants, la deuxième étape consiste à décider si la compétence de la cour supérieure peut être écartée. En d'autres termes, à la deuxième étape, on examine si une attribution exclusive de compétence est acceptable.

B. L'attribution de compétence est‑elle acceptable?

(1)La qualification

19 En examinant si une attribution de compétence empiète sur l'art. 96, la première étape consiste à bien qualifier la disposition en question. La qualification que j'ai faite dans le Renvoi relatif à la Loi sur les jeunes contrevenants ne décrit pas bien la disposition dont il est question en l'espèce. Dans ce renvoi, la compétence en cause était «la compétence à l'égard d'adolescents inculpés d'une infraction criminelle» (p. 268). En plus d'être trop générale pour les fins de la présente affaire, cette qualification ne convient pas si on considère la nature de l'outrage criminel au tribunal. Contrairement à ma collègue, je conclus que l'historique de l'outrage au tribunal, la doctrine et, en fait, les dispositions de la Loi sur les jeunes contrevenants et du Code criminel renforcent tous le point de vue selon lequel l'outrage criminel au tribunal est un crime unique en son genre. Il se pourrait même qu'il ne convienne pas de le qualifier de crime. Il est essentiel de faire un examen approfondi de la nature de l'outrage criminel au tribunal pour bien qualifier le pouvoir transféré par le par. 47(2) de la Loi sur les jeunes contrevenants.

20 C'est sir John Fox qui a rédigé, en 1927, l'historique de l'outrage au tribunal, qui fait autorité (The History of Contempt of Court: The Form of Trial and the Mode of Punishment (réimprimé 1972)). Dans ses remarques préliminaires, l'auteur affirme que l'outrage au tribunal existe en droit anglais depuis le douzième siècle, et il poursuit (à la p. 1):

[traduction] La peine pour outrage est le fondement de toutes les poursuites judiciaires et sous‑entend l'existence de deux fonctions distinctes que doit remplir le tribunal: a) l'exécution des actes de procédure et des ordonnances du tribunal, dont le non‑respect peut être décrit comme un «outrage civil», et b) la peine infligée pour d'autres actes qui entravent l'administration de la justice, comme perturber les procédures du tribunal pendant qu'il siège (outrage commis au cours des audiences du tribunal), diffamer un juge ou publier des commentaires sur une affaire en instance (outrage en dehors des audiences du tribunal), qui sont tous deux perçus comme «un outrage criminel».

La distinction que l'auteur fait entre l'outrage civil et l'outrage criminel ne correspond pas exactement à la distinction qui est faite dans le droit canadien contemporain; cependant, cela n'a pas beaucoup d'importance compte tenu des difficultés d'établir cette distinction. L'auteur fait aussi remarquer que certains outrages sont à la fois civils et criminels. L'ouvrage de Fox montre que l'outrage au tribunal était puni avant même que le droit criminel existe.

21 Dans son examen du droit en matière d'outrage en Angleterre, qui a été codifié en partie par la Contempt of Court Act 1981 (R.-U.), 1981, ch. 49, C. J. Miller affirme:

[traduction] Bien que l'outrage criminel au tribunal soit une infraction criminelle punissable, devant les cours supérieures, d'une amende indéterminée ou d'un emprisonnement maximal de deux ans, il possède de nombreuses caractéristiques qui le distinguent des crimes ordinaires. En fait, ces caractéristiques sont si prononcées que l'on peut dire que l'outrage criminel est une infraction sui generis.

(Contempt of Court (1989), à la p. 5.)

Parmi les caractéristiques exceptionnelles de l'outrage que souligne Miller, il y a les poursuites par procédure sommaire auxquelles donnent lieu certains outrages, la façon de déclencher des procédures, la façon de présenter la preuve et la détermination de la peine. Borrie et Lowe examinent également le rapport entre l'outrage criminel et d'autres crimes:

[traduction] Dans la mesure où l'outrage constitue un crime, il vaut mieux le considérer comme un crime sui generis puisqu'il comporte un certain nombre de particularités dont l'illustration peut‑être la plus frappante est qu'il donne lieu à des poursuites par procédure sommaire.

(Borrie and Lowe's Law of Contempt (2e éd. 1983), à la p. 3.)

22 Dans le commentaire qu'il fait, en contexte canadien, sur les parallèles qui existent entre certaines dispositions du Code criminel qui créent des infractions relatives à l'administration de la justice, Adrian Popovici écrit:

Le rôle parallèle et complémentaire de l'outrage au tribunal dans notre système s'explique par la qualification de pouvoir que nous lui avons donnée. L'outrage au tribunal ne peut être compris qu'en faisant la part de ce qui est pouvoir et de ce qui est infraction. En définitive on pourrait concevoir un système dans lequel l'outrage au tribunal serait complètement supprimé pour être remplacé par un certain nombre d'infractions criminelles ou de sanctions pénales. La suppression de l'outrage au tribunal serait la suppression de la procédure sommaire, qui ne s'explique historiquement que par l'aspect pouvoir de l'outrage au tribunal. [En italique dans l'original.]

(L'outrage au tribunal (1977), à la p. 130.)

Même s'il est effectivement possible de concevoir un système dans lequel tous les pouvoirs en matière d'outrage seraient transformés en des infractions codifiées, ce système serait complètement différent du nôtre, où c'est la cour supérieure de juridiction générale qui joue le rôle central.

23 Le Code criminel et la Loi sur les jeunes contrevenants traitent, tous les deux, l'outrage au tribunal différemment des infractions criminelles. Lors de l'abolition des infractions de common law en 1955, les tribunaux ont expressément conservé le pouvoir de punir l'outrage au tribunal. Cela est encore prévu à l'art. 9 de notre Code. L'article 47 de la Loi sur les jeunes contrevenants, qui traite de diverses dispositions en matière d'outrage au tribunal, figure séparément de la partie principale de la Loi qui porte sur des infractions criminelles. Bien qu'il y ait, à l'art. 5, une attribution générale de compétence exclusive aux tribunaux pour adolescents, on trouve, au par. 47(2), une attribution distincte de compétence exclusive. Comme je l'ai déjà mentionné, la définition du terme «infraction» dans la Loi ne comprend pas l'outrage au tribunal.

24 Compte tenu de l'historique de l'outrage au tribunal, de la doctrine et de l'économie générale du Code criminel et de la Loi sur les jeunes contrevenants, je suis convaincu que l'outrage criminel au tribunal possède des caractéristiques distinctes de celles des autres crimes. De plus, de par son historique et sa procédure, et de par ses liens avec la compétence inhérente des cours supérieures, que j'examinerai plus loin, l'outrage criminel au tribunal peut également se distinguer des autres infractions criminelles. Bien qu'il existe, dans notre société, d'autres crimes que la loi ne fait que définir ou criminaliser, il n'y a pas d'outrage au tribunal en l'absence du tribunal. Après avoir examiné la nature de l'outrage criminel au tribunal, je passe maintenant à la qualification du pouvoir transféré par le par. 47(2) de la Loi sur les jeunes contrevenants et j'appliquerai le critère exposé dans le Renvoi sur la location résidentielle.

25 Une bonne qualification aux fins de l'art. 96 doit être restrictive et tenir compte de la nature du litige. Même si j'ai fait remarquer dans le Renvoi relatif à la Loi sur les jeunes contrevenants que la nature du litige est de peu d'utilité en droit criminel, ce n'est pas le cas en l'espèce puisque l'outrage au tribunal est distinct. Le litige est entre la personne et le tribunal même. L'outrage criminel commis en dehors des audiences d'une cour supérieure par un adolescent comporte certains aspects d'un crime et certains aspects d'un pouvoir judiciaire sui generis. Une bonne qualification doit être suffisamment restrictive pour refléter ces deux aspects. Je suis en conséquence d'avis de qualifier la compétence transférée par le par. 47(2) comme étant le pouvoir de punir des adolescents pour outrage commis en dehors des audiences d'une cour supérieure.

(2)Le critère du Renvoi sur la location résidentielle

26 Une fois réglée la question de la qualification du pouvoir transféré, il est possible de statuer rapidement sur les trois volets du critère du Renvoi sur la location résidentielle. À l'époque de la Confédération, le pouvoir de punir des adolescents pour outrage commis en dehors des audiences d'une cour supérieure relevait de la compétence des cours supérieures. Selon le deuxième volet du critère, ce pouvoir continue manifestement d'être de nature judiciaire même dans son nouveau cadre institutionnel. Néanmoins, compte tenu de la fonction institutionnelle des tribunaux pour adolescents, un transfert de ce pouvoir est acceptable. Comme nous l'avons précisé dans le Renvoi relatif à la Loi sur les jeunes contrevenants, les objectifs de principe du régime de tribunaux pour adolescents sont clairs et louables. Notre société souhaite traiter différemment des adultes les adolescents accusés d'avoir commis une infraction criminelle. Les tribunaux pour adolescents possèdent une expertise pour ce qui est d'offrir des garanties procédurales propres aux adolescents et de décider des peines à imposer aux jeunes contrevenants déclarés coupables. Le pouvoir de punir des adolescents pour outrage commis en dehors des audiences d'une cour supérieure est, en fait, simplement accessoire à ces fonctions principales. En conséquence, l'attribution de compétence pour punir des adolescents pour outrage commis en dehors des audiences d'une cour supérieure ne viole pas l'art. 96. Cependant, il reste à examiner si cette compétence peut être conférée de façon à exclure celle des cours supérieures.

C. La compétence des cours supérieures peut‑elle être retirée?

27 Dans le cas des transferts de compétence qui relèvent des pouvoirs inhérents d'une cour supérieure, on ne peut se servir du critère du Renvoi sur la location résidentielle pour analyser l'aspect le plus important de la violation de la Constitution. Le véritable problème en l'espèce est celui de l'exclusivité de l'attribution. La disposition attaquée de la Loi sur les jeunes contrevenants précise clairement que la compétence exclusive en matière d'outrage commis en dehors des audiences d'un tribunal est transférée au tribunal pour adolescents. Cette disposition signifie nettement que la partie correspondante de la compétence de la cour supérieure est retirée, sinon le terme «exclusive» utilisé dans cette phrase n'aurait aucun sens. En fait, ce terme n'est pas utilisé au par. 47(3) qui traite de l'outrage commis au cours des audiences d'un tribunal. Comme ma collègue le juge McLachlin le fait remarquer, dans la plupart des cas où il y a recours à une analyse fondée sur l'art. 96, la compétence accordée est exclusive. Ce n'est que lorsque la compétence fondamentale des cours supérieures est touchée que naît l'obligation d'examiner la validité du retrait correspondant de compétence. En conséquence, dans bien des cas, le critère du Renvoi sur la location résidentielle fournit une réponse complète à la question constitutionnelle.

28 Pour déterminer si le législateur fédéral ou une législature provinciale peut retirer une partie de la compétence d'une cour supérieure, nous devons examiner les particularités et le contenu de la compétence «fondamentale» ou «inhérente» des cours supérieures. D'après les faits du présent pourvoi, étant donné que la cour supérieure en cause est la Cour suprême de la Colombie‑Britannique, il nous faut seulement examiner s'il est possible de retirer cette compétence aux cours supérieures de juridiction générale, c'est-à-dire les cours supérieures provinciales. La réponse à la question de savoir s'il est possible de retirer à une cour supérieure créée par la loi la compétence pour punir des adolescents pour outrage commis en dehors de ses audiences est reportée à une autre occasion, puisque ni les parties ni les tribunaux d'instance inférieure n'ont abordé la question de savoir s'il pourrait y avoir une différence entre ces deux genres de cour supérieure.

29 L'article de principe sur la compétence fondamentale ou inhérente des cours supérieures est celui de I. H. Jacob, intitulé «The Inherent Jurisdiction of the Court» (1970), 23 Current Legal Problems 23. L'article de Jacob, qui est le point de départ de nombreuses analyses de la question, occupe une place importante dans les analyses de l'outrage au tribunal et a été cité et approuvé par le juge en chef Dickson dans l'arrêt B.C.G.E.U. c. Colombie‑Britannique (Procureur général), [1988] 2 R.C.S. 214. Bien que l'article de Jacob porte sur la Haute Cour de justice d'Angleterre, il souligne que [traduction] «[l]a règle anglaise de la compétence inhérente de la cour se reflète dans pratiquement tous les autres ressorts de common law, mais pas dans une aussi large mesure aux États‑Unis» (p. 23, renvoi 1). De plus, le système judiciaire anglais est le fondement historique de notre système et il est explicitement incorporé dans le contexte canadien par le préambule de la Loi constitutionnelle de 1867. Les cours supérieures de juridiction générale sont la pierre angulaire autant de notre système judiciaire que du système auquel Jacob fait expressément référence.

30 En analysant l'historique de la compétence inhérente, Jacob dit (à la p. 25):

[traduction] . . . les cours supérieures de common law exercent depuis toujours le pouvoir que l'on en est venu à qualifier de «compétence inhérente», et [. . .] l'exercice du pouvoir s'est fait de deux façons, à savoir en punissant pour outrage au tribunal et à sa procédure, et en réglementant la pratique de la cour et en empêchant que l'on abuse de sa procédure.

Quant au fondement de la compétence inhérente, Jacob affirme (à la p. 27):

[traduction] . . . la compétence pour exercer ces pouvoirs émanait non pas d'une loi ou d'une règle de droit, mais de la nature même de la cour en tant que cour supérieure de justice, et c'est pour ce motif que l'on a qualifié cette compétence d'«inhérente». On a reproché à cette description d'être «métaphysique» [renvoi omis], mais je crois néanmoins qu'elle permet de décrire la qualité de cette compétence. En raison de son caractère essentiel, une cour supérieure de justice doit nécessairement être investie du pouvoir de maintenir son autorité et d'empêcher qu'on fasse obstacle à sa procédure ou qu'on en abuse. Il s'agit d'un pouvoir intrinsèque d'une cour supérieure; c'est son âme et son essence mêmes, son attribut immanent. Dénuée de ce pouvoir, la cour serait une entité ayant une forme mais aucune substance. La compétence inhérente d'une cour supérieure est celle qui lui permet de se réaliser en tant que cour de justice. [Je souligne.]

Bien que la compétence inhérente puisse être difficile à définir, elle revêt une importance majeure pour l'existence d'une cour supérieure. L'ensemble des pouvoirs compris dans la compétence inhérente d'une cour supérieure constitue «son caractère essentiel» ou son «attribut immanent». Lui retirer une partie de cette compétence fondamentale affaiblit la cour, en en faisant quelque chose d'autre qu'une cour supérieure.

31 Jacob affirme aussi qu'un tribunal inférieur d'archives a compétence inhérente pour punir par voie de procédure sommaire l'outrage commis au cours de ses audiences, mais que la compétence pour punir pour l'outrage commis en dehors de ses audiences doit lui être conférée explicitement par la loi. Cela est important dans la formulation de la question dont notre Cour est saisie, puisque le problème que pose le par. 47(2) de la Loi sur les jeunes contrevenants est non pas l'attribution de compétence au tribunal pour adolescents, mais le fait de retirer compétence à la cour supérieure.

32 Au sujet plus particulièrement des cours supérieures canadiennes, T. A. Cromwell affirme, dans le cadre d'une analyse du contrôle judiciaire fondé sur la Constitution:

[traduction] On trouve, au c{oe}ur de la conception canadienne du contrôle judiciaire fondé sur la Constitution, la notion des cours supérieures de juridiction générale des provinces, qui descendent directement des cours supérieures anglaises. L'importance de ces tribunaux a été soulignée et renforcée dans divers contextes. Par exemple, on dit que les cours supérieures possèdent une «compétence inhérente» et qu'elles ont compétence en première instance pour connaître de toute affaire, sauf si une loi leur retire clairement cette compétence.

(«Aspects of Constitutional Judicial Review in Canada» (1995), 46 S.C. L. Rev. 1027, aux pp. 1030 et 1031.)

33 Bien que la compétence inhérente d'une cour supérieure soit difficile à définir, il n'y a pas de doute que le pouvoir de contrôler sa procédure et de mettre à exécution ses ordonnances, notamment en punissant l'outrage, relève de cette compétence. Dans un article qui conclut que la compétence inhérente des cours supérieures prend de l'ampleur, tout au moins en Australie, Keith Mason affirme que la [traduction] «nature omniprésente» de la compétence inhérente [traduction] «empêche toute énumération exhaustive des pouvoirs qui sont ainsi exercés par les tribunaux» («The Inherent Jurisdiction of the Court» (1983), 57 A.L.J. 449, à la p. 449). Après avoir formulé cette réserve, Mason tente de classifier les fonctions de la compétence inhérente qui sont clairement identifiables, en les regroupant sous quatre rubriques: (i) assurer la commodité et l'équité des procédures judiciaires, (ii) empêcher la prise de mesures qui rendraient inefficaces les procédures judiciaires, (iii) empêcher l'abus de procédure, et (iv) aider les cours supérieures, et aider les tribunaux inférieurs et administratifs ou exercer un contrôle sur ceux‑ci. Il situe sous la première rubrique le pouvoir de punir l'outrage commis au cours des audiences d'un tribunal ou en dehors de celles‑ci (à la p. 452). Autrement dit, Mason reconnaît que le pouvoir d'un tribunal de punir toutes les formes d'outrage fait partie intégrante de sa procédure.

34 Le pouvoir de surveillance que les cours supérieures exercent sur les tribunaux inférieurs, quatrième catégorie de Mason, mérite d'être souligné ici parce que le par. 47(2) de la Loi sur les jeunes contrevenants restreint aussi l'aptitude de la cour supérieure d'exercer son pouvoir de surveillance sur le tribunal pour adolescents, en lui interdisant de punir l'outrage au tribunal pour adolescents et à d'autres tribunaux inférieurs. Borrie et Lowe, op. cit., affirment que [traduction] «[l]es cours supérieures d'archives ont une compétence inhérente de surveillance, qui leur permet de punir l'outrage lié à des procédures devant des tribunaux inférieurs» (p. 316).

35 La jurisprudence de notre Cour a également permis de souligner les particularités de la compétence inhérente des cours supérieures. Dans l'arrêt Crevier c. Procureur général du Québec, [1981] 2 R.C.S. 220, notre Cour a examiné si une législature provinciale pouvait accorder à un tribunal d'appel, constitué en vertu du Code des professions du Québec, le pouvoir de rendre des décisions finales sur des questions de compétence. Le juge en chef Laskin affirme, au nom de notre Cour (aux pp. 236 et 237):

C'est la première fois, il est vrai, que cette Cour déclare sans équivoque qu'un tribunal créé par une loi provinciale ne peut être constitutionnellement à l'abri du contrôle de ses décisions sur des questions de compétence. À mon avis, cette limitation, qui découle de l'art. 96, repose sur le même fondement que la limitation reconnue du pouvoir des tribunaux créés par des lois provinciales de rendre des décisions sans appel sur des questions constitutionnelles. Il peut y avoir des divergences de vues sur ce que sont des questions de compétence, mais, dans mon vocabulaire, elles dépassent les erreurs de droit, dont elles diffèrent, que celles‑ci tiennent à l'interprétation des lois, à des questions de preuve ou à d'autres questions. [. . .] [C]omme l'art. 96 fait partie de l'Acte de l'Amérique du Nord britannique et que ce serait le tourner en dérision que de l'interpréter comme un pouvoir de nomination simple et sans portée, je ne puis trouver de marque plus distinctive d'une cour supérieure que l'attribution à un tribunal provincial du pouvoir de délimiter sa compétence sans appel ni autre révision. [Je souligne.]

En conséquence, cet arrêt établit qu'un pouvoir qui constitue une «marque [. . .] distinctive d'une cour supérieure» ne peut être retiré à ce tribunal.

36 Dans l'arrêt Procureur général du Canada c. Law Society of British Columbia, [1982] 2 R.C.S. 307, notre Cour a examiné si la Loi sur la Cour fédérale, S.R.C. 1970 (2e suppl.), ch. 10, écartait la compétence des cours supérieures provinciales pour examiner la constitutionnalité des lois fédérales. Le juge Estey, s'exprimant au nom de notre Cour, donne la description suivante des cours supérieures (aux pp. 326 et 327):

Les cours supérieures des provinces ont toujours occupé une position de premier plan à l'intérieur du régime constitutionnel de ce pays. Ces cours de compétence générale sont les descendantes des cours royales de justice. [. . .] [E]lles franchissent, pour ainsi dire, la ligne de partage des compétences fédérale et provinciale.

En concluant que le Parlement n'a pas le pouvoir de retirer aux cours supérieures le pouvoir de statuer sur la validité de lois fédérales, le juge Estey affirme (à la p. 328):

S'il en était autrement, ces organismes judiciaires de base qu'a établis la Constitution de ce pays, notamment les cours supérieures des provinces, seraient dépouillés d'un pouvoir judiciaire fondamental dans un régime fédéral comme celui décrit dans la Loi constitutionnelle.

Cet arrêt fait ressortir le rôle crucial que les cours supérieures jouent à l'intérieur de notre régime constitutionnel et de notre système judiciaire. Pour qu'elles puissent s'acquitter de ce rôle crucial, les cours supérieures doivent avoir les pouvoirs qui constituent leur essence même.

37 Commentant la jurisprudence constitutionnelle relative aux tribunaux, Cromwell, loc. cit., conclut (à la p. 1032):

[traduction] Ainsi, grâce à une interprétation libérale des dispositions constitutionnelles régissant la nomination et l'indépendance des juges des cours supérieures provinciales, et à une interprétation restrictive des limites de la compétence de la Cour fédérale sur le plan constitutionnel, on a maintenu la primauté des cours supérieures provinciales en matière de contrôle judiciaire fondé sur la Constitution. Fondamentalement, la conception canadienne du contrôle judiciaire fondé sur la Constitution accorde une importance considérable au rôle de surveillance des cours supérieures provinciales, c'est-à-dire les tribunaux de première instance de juridiction générale dans chaque province.

Selon les ententes constitutionnelles qui nous ont été transmises par l'Angleterre et qui sont reconnues dans le préambule de la Loi constitutionnelle de 1867, les cours supérieures provinciales constituent le fondement de la primauté du droit. Pour assurer le maintien de la primauté du droit à l'intérieur du système de gestion publique, il doit exister un système judiciaire qui peut garantir l'exécution de ses ordonnances ainsi que le respect de sa procédure. Au Canada, la cour supérieure provinciale est la seule cour de juridiction générale et est de ce fait au c{oe}ur du système judiciaire. Aucune de nos cours créées par la loi ne possède la même compétence fondamentale que la cour supérieure et, en conséquence, aucune d'elles n'est aussi importante pour le maintien de la primauté du droit. Retirer le pouvoir de punir des adolescents pour outrage commis en dehors des audiences d'un tribunal mutilerait l'institution qui est au c{oe}ur de notre système judiciaire. Détruire une partie de la compétence fondamentale reviendrait à abolir les cours supérieures de juridiction générale, ce qui est inacceptable en l'absence d'une modification de la Constitution.

38 La compétence fondamentale des cours supérieures provinciales comprend les pouvoirs qui sont essentiels à l'administration de la justice et au maintien de la primauté du droit. Il est inutile en l'espèce d'énumérer les pouvoirs précis qui composent cette compétence inhérente, puisque le pouvoir de punir l'outrage commis en dehors des audiences du tribunal en fait partie de toute évidence. Le pouvoir de punir toutes les formes d'outrage est l'une des caractéristiques essentielles des cours supérieures. Le pouvoir de punir l'outrage commis au cours des audiences du tribunal n'est pas plus indispensable à l'autorité de la cour que celui de punir l'outrage commis en dehors des audiences. La cour supérieure ne doit pas avoir à s'en remettre au procureur général de la province ou à un tribunal inférieur, agissant de sa propre initiative, pour ce qui est d'exécuter ses ordonnances. De plus, l'outrage commis en dehors des audiences du tribunal ne se limite pas à l'exécution d'ordonnances. Il peut consister notamment à menacer des témoins ou à refuser de se présenter à une audience (voir R. c. Vermette, [1987] 1 R.C.S. 577). En outre, il n'est pas toujours facile de distinguer l'outrage commis en dehors des audiences du tribunal, de celui commis au cours de ses audiences (voir B.C.G.E.U., précité), ce qui rend encore plus difficile de dire si l'un est plus essentiel que l'autre à la procédure de la cour.

39 Borrie et Lowe, op. cit., affirment que [traduction] «[l]e pouvoir de punir l'outrage que les cours d'archives possèdent fait partie de leur compétence inhérente» (p. 314 (en italique dans l'original)). Après avoir mentionné l'article de Jacob, que j'ai déjà analysé, les auteurs poursuivent en disant:

[traduction] Ce pouvoir [de punir l'outrage] ne tire pas son origine de la loi ni véritablement de la common law, mais découle plutôt du concept même d'une cour de justice.

Miller, op. cit., relie aussi directement le pouvoir en matière d'outrage à la compétence fondamentale des cours supérieures (à la p. 18):

[traduction] Depuis son apparition, l'outrage au tribunal a évolué au fil des ans comme une création des cours supérieures, fondée sur leurs pouvoirs inhérents.

Puis il ajoute (aux pp. 49 et 50):

[traduction] Dans le cas de l'outrage, cette compétence inhérente était historiquement liée à la notion d'un affront envers la justice du Roi, la notion d'équivalence entre le souverain et les cours de justice étant relativement simple en matière d'outrage.

40 La jurisprudence canadienne relative à l'outrage au tribunal témoigne également du lien étroit entre la compétence fondamentale des cours supérieures et le pouvoir en matière d'outrage. S'exprimant au nom de notre Cour dans l'arrêt Vermette, précité, une affaire d'outrage commis en dehors des audiences d'un tribunal, le juge McIntyre affirme (à la p. 581):

Le pouvoir de traiter l'outrage dans le cadre de la compétence inhérente et essentielle des tribunaux existe, dit‑on, depuis aussi longtemps que les tribunaux eux‑mêmes [. . .] Ce pouvoir était nécessaire et le demeure encore pour assurer la bonne marche des tribunaux et pour empêcher que l'on intervienne dans les procédures de la cour.

Dans l'arrêt United Nurses of Alberta c. Alberta (Procureur général), [1992] 1 R.C.S. 901, le juge Sopinka, dissident sur un autre point, affirme (à la p. 944):

La common law a toujours jalousement restreint le pouvoir de punir pour outrage criminel. Cela est particulièrement vrai pour l'outrage ex facie qui est réservé aux cours de juridiction supérieure.

S'exprimant au nom de notre Cour à la majorité, relativement à la question de l'outrage, dans l'arrêt Chrysler Canada Ltd. c. Canada (Tribunal de la concurrence), [1992] 2 R.C.S. 394, le juge Gonthier précise (à la p. 405):

Sous réserve de considérations constitutionnelles, si une loi, interprétée dans son contexte et selon son sens ordinaire, confère clairement à un tribunal inférieur une compétence dont une cour supérieure jouit en common law, sans priver cette dernière de sa compétence, cette loi doit avoir effet. [Je souligne.]

Plus loin dans ses motifs, il affirme (à la p. 414):

Même si le Tribunal exerce des pouvoirs qui, en common law, appartiennent à une cour supérieure, il est quand même entièrement assujetti au contrôle de la Cour d'appel fédérale. Le Tribunal ne possède aucune des caractéristiques qui feraient craindre pour l'intégrité des pouvoirs des cours supérieures.

Ces arrêts montrent que le pouvoir en matière d'outrage est un attribut essentiel des cours supérieures.

41 Vu l'importance que ce pouvoir revêt quant à l'existence même des cours supérieures, aucun aspect de ce pouvoir ne peut leur être retiré sans contrevenir à toutes les dispositions de notre Constitution qui renvoient au système judiciaire dont nous avons hérité de l'Angleterre, y compris les art. 96 à 101 et l'art. 129, et au principe de la primauté du droit reconnu à la fois dans le préambule et dans toutes nos conventions de gestion publique. Je suis d'accord avec l'affirmation suivante que le juge Macdonald fait au sujet de la même question:

[traduction] En l'espèce, il faudrait déterminer si le législateur fédéral peut retirer à notre cour sa compétence inhérente pour assurer le maintien de son autorité au moyen des procédures en matière d'outrage. Je ne verrais aucun problème à ce que le tribunal pour adolescents possède une compétence concurrente en la matière lorsque des adolescents sont concernés. La philosophie sous‑jacente de la Loi est digne d'appui, et elle a certainement reçu celui de la Cour suprême du Canada. De même que les contrevenants adultes pourraient faire l'objet d'accusations devant les cours provinciales, en vertu du Code criminel, parce qu'ils ont omis de se conformer à une ordonnance judiciaire, les adolescents devraient pouvoir être accusés en vertu de la Loi et jugés par le tribunal pour adolescents.

C'est une tout autre chose que de priver la cour du droit de maintenir sa propre autorité.

(Mount Currie Indian Band, précité, aux pp. 177 et 178.)

42 Même si, dans la plupart des cas, il sera préférable que le tribunal pour adolescents juge et punisse un adolescent pour outrage commis en dehors des audiences d'une cour supérieure, on ne peut écarter la compétence de la cour supérieure provinciale. Il appartiendra toujours à la cour supérieure de décider d'engager des procédures en matière d'outrage contre un adolescent afin d'exercer un contrôle sur sa procédure, ou de s'en remettre au tribunal pour adolescents. De plus, dans les cas où le tribunal pour adolescents juge un adolescent pour outrage commis en dehors des audiences d'une cour supérieure, la cour supérieure provinciale conserve son pouvoir de surveillance qui lui permet de garantir que la décision du tribunal d'instance inférieure est correcte. L'éventail complet des pouvoirs en matière d'outrage est si important pour la cour supérieure que même le fait de retirer la compétence en cause en l'espèce, pour la transférer à un autre tribunal dont les juges sont nommés conformément à l'art. 96, serait contraire à notre Constitution.

VII. Dispositif

43 Je suis d'avis de rejeter le pourvoi pour le motif que le par. 47(2) est inconstitutionnel dans la mesure où il a pour objet de conférer compétence exclusive au tribunal pour adolescents et de priver une cour supérieure de juridiction générale de son pouvoir en matière d'outrage commis en dehors des audiences d'un tribunal. Le paragraphe 47(2) est valide dans la mesure où il confère compétence au tribunal pour adolescents. La disposition devrait donc recevoir une interprétation atténuée. Interprétée de façon atténuée, elle est sans effet pour ce qui est de priver la cour supérieure de son pouvoir de condamner l'appelant pour outrage en l'espèce.

44 À la lumière de cette conclusion, je répondrais à la question constitutionnelle de la façon suivante:

Le Parlement a-t-il, en vertu du par. 47(2) de la Loi sur les jeunes contrevenants, L.R.C. (1985), ch. Y-1, le pouvoir de conférer aux tribunaux pour adolescents la compétence exclusive en matière d'outrage au tribunal commis par un adolescent envers une cour supérieure en dehors de ses audiences?

Réponse:Non, pas la compétence exclusive.

Version française des motifs des juges L'Heureux-Dubé, McLachlin, Iacobucci et Major rendus par

45 Le juge McLachlin (dissidente) — J.P., âgé de 16 ans, a désobéi à une ordonnance judiciaire interdisant la tenue de manifestations d'opposition gênant les opérations forestières à Clayoquot Sound, en Colombie‑Britannique. Au terme d'un procès devant la Cour suprême de la Colombie‑Britannique, il a été déclaré coupable et condamné à 45 jours d'emprisonnement ainsi qu'à une amende de 1 000 $: (1993), 12 C.E.L.R. (N.S.) 81 et 104. Il a interjeté appel contre cette déclaration de culpabilité en faisant valoir que la Cour suprême de la Colombie‑Britannique n'était pas compétente pour le juger, puisque le par. 47(2) de la Loi sur les jeunes contrevenants, L.R.C. (1985), ch. Y‑1, confère aux tribunaux pour adolescents des provinces la compétence exclusive en matière d'outrage commis en dehors des audiences d'un tribunal.

46 La question dont nous sommes saisis est précise. Le Parlement peut‑il habiliter les tribunaux pour adolescents à juger des adolescents pour l'infraction d'outrage commis en dehors des audiences du tribunal? Ou encore, les cours supérieures créées par l'art. 96 de la Loi constitutionnelle de 1867 ont‑elles le pouvoir exclusif de connaître de toutes les accusations d'outrage, que celui‑ci ait été commis ou non au cours des audiences du tribunal?

Les textes de loi

47 Le paragraphe 91(27) de la Loi constitutionnelle de 1867 confère au Parlement la compétence exclusive en droit criminel ainsi qu'en procédure en matière criminelle:

91. . . . il est par les présentes déclaré que [. . .] l'autorité législative exclusive du Parlement du Canada s'étend à toutes les matières tombant dans les catégories de sujets énumérés ci‑dessous, à savoir:

. . .

27. le droit criminel, sauf la constitution des tribunaux de juridiction criminelle, mais y compris la procédure en matière criminelle;

48 Conformément à son pouvoir en droit criminel et en procédure en matière criminelle, le Parlement a adopté l'art. 47 de la Loi sur les jeunes contrevenants, qui confère aux tribunaux pour adolescents la compétence exclusive pour connaître de l'outrage au tribunal commis par un adolescent en dehors des audiences du tribunal, quel que soit ce tribunal:

47. . . .

(2) Le tribunal pour adolescents a compétence exclusive pour connaître de tout outrage au tribunal commis par un adolescent soit envers le tribunal pour adolescents au cours de ses audiences ou en dehors de ses audiences, soit envers tout autre tribunal en dehors des audiences de celui‑ci. [Je souligne.]

49 La Cour d'appel a décidé que la partie du par. 47(2) que j'ai soulignée est invalide puisqu'on y retire aux cours supérieures, pour les attribuer aux tribunaux pour adolescents, des pouvoirs qui ne peuvent être transférés que par voie de modification constitutionnelle, étant donné que les cours supérieures visées à l'art. 96 sont protégées par la Constitution: (1994), 90 B.C.L.R. (2d) 24, 113 D.L.R. (4th) 368, 89 C.C.C. (3d) 217, 21 C.R.R. (2d) 116, 43 B.C.A.C. 1, 69 W.A.C. 1.

50 L'article 96 de la Loi constitutionnelle de 1867 crée les cours supérieures et leur confère un statut constitutionnel:

96. Le gouverneur général nommera les juges des cours supérieures, de district et de comté dans chaque province, sauf ceux des cours de vérification en Nouvelle‑Écosse et au Nouveau‑Brunswick.

Analyse

1.Le critère applicable pour déterminer quand un pouvoir de cour supérieure peut être transféré

a) Le problème

51 L'un des piliers de la Constitution canadienne est un système judiciaire national unifié. Ce pilier, lui, est le fruit d'un compromis fait en 1867 par les Pères de la Confédération. Le paragraphe 92(14) de la Loi constitutionnelle de 1867 attribue aux provinces la responsabilité de l'administration de la justice, mais l'art. 96 confère au gouverneur général le pouvoir de nommer les juges des cours supérieures, de district et de comté dans chaque province. L'article 100 oblige le Parlement du Canada à fixer et à payer les traitements de ces juges. L'ensemble de ces dispositions impose un régime de coopération obligatoire qui, depuis plus d'un siècle, contribue au maintien d'une solide présence judiciaire unifiée dans tout le Canada. Les provinces établissent et administrent les cours visées à l'art. 96, cours qui, à l'époque de la Confédération, ont succédé aux cours supérieures provinciales de chaque territoire. Quant à ces tribunaux, ils ont en commun le fait qu'ils exercent une compétence similaire, que les juges qui les président sont nommés et rémunérés par le fédéral, et que leurs décisions peuvent faire l'objet d'un pourvoi devant notre Cour, d'où une influence unificatrice. Il en résulte un réseau de tribunaux canadiens connexes qui garantit l'indépendance judiciaire, l'uniformité entre les provinces et l'existence de normes minimales en matière décisionnelle partout au pays, ce qui offre un «fondement constitutionnel solide de l'unité nationale»: Renvoi relatif à la Loi de 1979 sur la location résidentielle, [1981] 1 R.C.S. 714, à la p. 728, le juge Dickson.

52 C'est ainsi que la Constitution canadienne confère un statut spécial et inaliénable à ce qu'on en est venu à appeler les «cours visées à l'art. 96». Le système judiciaire national unifié ainsi créé ne peut être ni détruit ni affaibli. En même temps, la Constitution n'empêche pas le Parlement ou les législatures d'adopter des lois régissant les pouvoirs et les activités des cours visées à l'art. 96; la Constitution canadienne n'est pas caractérisée par une séparation stricte des pouvoirs judiciaire et législatif:

[traduction] La Loi constitutionnelle de 1867 ne prévoit pas une «séparation [générale] des pouvoirs». Elle ne sépare pas les fonctions législative, exécutive et judiciaire, et n'insiste pas pour que chaque secteur de gouvernement n'exerce que «ses propres» fonctions.

(P. W. Hogg, Constitutional Law of Canada (3e éd. 1992), à la p. 184.)

De plus, les art. 96 à 100 n'empêchent pas le Parlement ou les législatures de créer d'autres tribunaux judiciaires et administratifs, pourvu qu'ils ne compromettent pas la position des cours visées à l'art. 96.

53 Depuis la Confédération, le Parlement et les législatures ont créé de nombreux tribunaux spécialisés qui viennent compléter la tâche des cours visées à l'art. 96. De nouveaux problèmes ont donné lieu à de nouveaux régimes de réglementation. Ces nouveaux régimes ont ensuite donné naissance à de nouveaux problèmes décisionnels. Et, ces nouveaux problèmes décisionnels ont donné lieu à la création de nouveaux tribunaux administratifs. On a cerné un certain nombre de raisons pour lesquelles le Parlement et les législatures préfèrent les tribunaux administratifs investis de pouvoirs décisionnels: le désir de mettre sur pied un organisme spécialisé, le désir d'innover, le désir d'établir une méthode complète en matière d'enquête, de décision et d'établissement de politiques, et le problème du volume de travail: voir Hogg, op. cit., à la p. 190. Pour être en mesure de s'acquitter de leurs tâches, les tribunaux administratifs doivent nécessairement être investis de pouvoirs qui, auparavant, étaient exercés exclusivement par les cours visées à l'art. 96.

54 Cela nous amène au c{oe}ur du problème soulevé en l'espèce: quand le Parlement ou les législatures provinciales peuvent‑ils conférer à des tribunaux inférieurs, constitués à des fins particulières, des pouvoirs exercés par les cours visées à l'art. 96? De toute évidence, le Parlement et les législatures ne sauraient être autorisés à constituer des cours de justice parallèles qui exerceraient tous les pouvoirs des cours visées à l'art. 96, ou une partie seulement de ceux-ci. Comme le juge Dickson le fait remarquer dans le Renvoi sur la location résidentielle, précité, à la p. 728:

. . . on détruirait [. . .] l'effet qu'on voulait donner à l'art. 96 si une province pouvait adopter une loi créant un tribunal, nommer ses juges et lui attribuer la compétence des cours supérieures. Ce qu'on concevait comme un fondement constitutionnel solide de l'unité nationale, au moyen d'un système judiciaire unitaire, serait gravement sapé à sa base.

Par contre, rien dans la Constitution ne laisse entendre que le Parlement ne peut pas conférer à des tribunaux inférieurs des pouvoirs visés à l'art. 96, qui sont accessoires ou nécessaires à leur fonctionnement, pourvu que cela n'affaiblisse pas les cours visées à l'art. 96. De plus, bien des problèmes complexes créés par la société moderne exigent une réglementation par des organismes administratifs spécialisés. En revanche, une réglementation efficace peut nécessiter un régime d'application interne par des tribunaux spécialisés qui exercent certains pouvoirs traditionnels des cours visées à l'art. 96.

55 Initialement, les cours de justice n'acceptaient pas que le Parlement ou les législatures puissent transférer à des tribunaux inférieurs des pouvoirs visés à l'art. 96. Cependant, au fil des ans, elles en sont venues à reconnaître qu'une attitude aussi radicale n'était ni nécessaire pour préserver le rôle des cours visées à l'art. 96 de la Constitution, ni souhaitable dans une société où les problèmes exigent de plus en plus une réglementation spécialisée. Ce qu'il faut, c'est appliquer au transfert de pouvoirs visés à l'art. 96 un critère qui établisse un équilibre entre la nécessité de maintenir les cours visées à l'art. 96 dans une position constitutionnelle solide et celle de laisser suffisamment de latitude pour pouvoir créer des tribunaux administratifs efficaces.

b) L'établissement du critère actuel

56 En 1938, le Comité judiciaire du Conseil privé a statué que la législature de l'Ontario ne pouvait conférer des pouvoirs judiciaires à la Commission municipale de l'Ontario: Toronto c. York, [1938] A.C. 415. Lord Atkin a décrit l'art. 96 comme l'un des [traduction] «trois piliers principaux du temple de la justice» (p. 426). Il est parti de l'hypothèse que toute tentative d'attribuer une fonction visée à l'art. 96 à un tribunal administratif est inconstitutionnelle.

57 On a vite reconnu qu'il était impossible de mettre en {oe}uvre une telle interdiction de transférer des pouvoirs visés à l'art. 96. Dans Reference re Adoption Act, [1938] R.C.S. 398, le juge en chef Duff a conclu à la p. 418, au nom de notre Cour, que la compétence des cours inférieures n'était pas [traduction] «fixée définitivement dans l'état où elle se trouvait le jour de la Confédération». Les pouvoirs dont jouissaient les cours visées à l'art. 96 à l'époque de la Confédération pouvaient leur être retirés pour être transférés à des cours de juridiction inférieure, à la condition que le pouvoir retiré [traduction] «correspond[e] [. . .] à la compétence généralement exercée par les cours de juridiction sommaire» (p. 421). Considérant que les pouvoirs en matière d'adoption étaient semblables aux pouvoirs exercés par les cours de juridiction sommaire anglaises en vertu des lois sur les pauvres, le juge en chef Duff a conclu que le transfert du pouvoir en la matière à des magistrats était constitutionnel.

58 La formulation du juge en chef Duff dans l'arrêt Reference re Adoption Act s'est révélée trop restrictive. Elle figeait la compétence de transférer des pouvoirs visés à l'art. 96 à celle des cours de juridiction sommaire en Angleterre. Dans l'arrêt Labour Relations Board of Saskatchewan c. John East Iron Works, Ltd., [1949] A.C. 134 (C.P.), lord Simonds a affirmé qu'il n'était pas nécessaire d'établir une analogie avec la compétence des cours de juridiction sommaire; il suffisait de montrer que le pouvoir ne relevait pas traditionnellement des cours visées à l'art. 96.

59 On a finalement jugé que le critère de l'arrêt John East restreignait trop lui aussi la prérogative du législateur. Dans l'arrêt Tomko c. Labour Relations Board (Nouvelle‑Écosse), [1977] 1 R.C.S. 112, on contestait la validité d'une ordonnance de ne pas faire délivrée par la Commission des relations de travail de la Nouvelle‑Écosse, en faisant valoir que le pouvoir de délivrer une telle ordonnance était analogue à la compétence qu'ont les cours visées à l'art. 96 pour délivrer des injonctions de faire, et était inconstitutionnel suivant le critère de l'arrêt John East. Notre Cour a rétracté le critère de l'arrêt John East. De toute évidence, les ordonnances de faire en cause relevaient de la compétence des cours visées à l'art. 96. Cependant, la question n'était pas réglée pour autant. Le pouvoir transféré doit être considéré dans le contexte de la tâche globale du tribunal: «il ne faut pas considérer la juridiction dans l'abstrait ou les pouvoirs en dehors du contexte, mais plutôt la façon dont ils s'imbriquent dans l'ensemble des institutions où ils se situent et s'exercent en vertu de la loi provinciale» (p. 120).

60 L'arrêt Tomko marque l'avènement du critère moderne confirmé par notre Cour dans le Renvoi sur la location résidentielle. Notre Cour l'a appliqué dans l'arrêt Ville de Mississauga c. Municipalité régionale de Peel, [1979] 2 R.C.S. 244, pour confirmer les pouvoirs conférés à la Commission municipale de l'Ontario pour résoudre certains conflits en matière de biens, question relevant de la compétence traditionnelle des cours visées à l'art. 96. Notre Cour s'est demandé quel rôle jouait ce pouvoir dans l'ensemble des fonctions de la Commission municipale, et elle a conclu que si l'on considère [traduction] «leur cadre institutionnel, les "pouvoirs judiciaires" de préciser les droits et les obligations [. . .] ont été validement conférés à la Commission municipale» (Renvoi sur la location résidentielle, précité, à la p. 732).

61 Notre Cour a de nouveau été saisie de cette question en 1980 dans le Renvoi sur la location résidentielle. Le juge Dickson a conclu, au nom de notre Cour, à la p. 733, que «[l]es arrêts John East, Tomko et Mississauga nous enseignent qu'il faut examiner "le cadre institutionnel" afin de décider si une compétence ou un pouvoir précis peuvent être valablement attribués à un organisme provincial». Il formule ensuite le critère suivant (aux pp. 733 et 734):

Un tribunal administratif peut exercer un pouvoir réservé auparavant aux cours visées à l'art. 96 pourvu que ce pouvoir ne soit qu'un complément ou un accessoire à un organisme administratif ou de réglementation plus vaste. Cependant, si le pouvoir attaqué constitue un aspect dominant de la fonction du tribunal de sorte qu'il faille considérer que ce tribunal agit «comme une cour», alors l'attribution de ce pouvoir est ultra vires.

Suivant cette méthode, une «loi ne sera invalide que si la seule fonction ou la fonction principale du tribunal est de juger [. . .] et qu'on puisse dire que le tribunal fonctionne «comme une cour visée à l'art. 96»» (p. 736).

62 Le juge Dickson a proposé une méthode à trois volets pour déterminer la validité du transfert à un tribunal inférieur d'un pouvoir d'une cour visée à l'art. 96. Le premier volet, qui fait suite à l'arrêt John East, consiste à se demander s'il s'agit d'un pouvoir qui appartenait historiquement aux cours visées à l'art. 96. Le deuxième volet consiste à se demander s'il s'agit d'un pouvoir judiciaire ou administratif. On peut considérer que ces deux volets servent à déterminer s'il existe en fait un transfert de pouvoir visé à l'art. 96. Si la réponse aux deux premiers volets est affirmative, on passe au dernier volet. On doit alors examiner le cadre institutionnel et législatif dans lequel est employé le pouvoir judiciaire pour déterminer si son exercice est (i) «complémentaire ou accessoire» à une fonction qui est surtout administrative, ou (ii) «nécessairement inséparable» de la réalisation de l'objectif de principe général de la législature. Dans l'affirmative, le transfert de pouvoirs visés à l'art. 96 sera valide. Par contre, si «le pouvoir attaqué constitue un aspect dominant de la fonction du tribunal de sorte qu'il faille considérer que ce tribunal agit «comme une cour», alors l'attribution de ce pouvoir est ultra vires» (Renvoi sur la location résidentielle, précité, aux pp. 733 et 734). Bref, un transfert de fonctions accessoires limitées est permis. Les cours de justice parallèles ne le sont pas.

63 Notre Cour a clarifié le premier volet du critère du Renvoi sur la location résidentielle dans les arrêts Procureur général du Québec c. Grondin, [1983] 2 R.C.S. 364, et Sobeys Stores Ltd. c. Yeomans, [1989] 1 R.C.S. 238, ainsi que le Renvoi relatif à la Loi sur les jeunes contrevenants (Î.‑P.‑É.), [1991] 1 R.C.S. 252. Dans l'arrêt Grondin, notre Cour a statué qu'il s'agissait de savoir si la question relevait de la compétence exclusive des cours visées à l'art. 96 à l'époque de la Confédération; si la compétence en cause pouvait alors être exercée par des tribunaux inférieurs, elle pourrait certainement l'être par des tribunaux contemporains. Dans l'arrêt Sobeys, le juge Wilson a dit que la question ne concernait pas les redressements particuliers qui étaient accordés par les cours supérieures à l'époque de la Confédération; il s'agissait plutôt de savoir si le litige aurait relevé de leur compétence exclusive. On doit définir le litige de façon circonscrite pour éviter d'empêcher les transferts légitimes au départ. Dans le Renvoi relatif à la Loi sur les jeunes contrevenants, le juge en chef Lamer a ajouté une autre réserve. À son avis, dans la qualification du pouvoir aux fins du premier volet du critère, il y a lieu de tenir compte de l'objectif législatif de son attribution et de la nature du régime dont il fait partie. À ce sujet, il a conclu que l'on pouvait considérer que les pouvoirs conférés aux tribunaux pour adolescents et le régime administratif établi en vertu de la Loi sur les jeunes contrevenants créaient une «compétence nouvelle» qui ne relevait pas des cours supérieures à l'époque de la Confédération. Selon cette perception, il fallait répondre négativement à la question de savoir si le pouvoir en cause était exercé par les cours supérieures en 1867; le transfert de pouvoir a donc été jugé valide.

64 Les parties en l'espèce admettent que les deux premiers volets du critère du Renvoi sur la location résidentielle sont respectés. Je n'ajouterai rien à ce sujet, sauf pour souligner leur fonction par rapport à l'ensemble du critère. On peut considérer que les premier et deuxième volets du critère visent à déterminer s'il y a un empiétement sur les pouvoirs des cours visées à l'art. 96. Si les pouvoirs en cause ne relevaient pas historiquement de la compétence exclusive des cours visées à l'art. 96, leur attribution à un tribunal inférieur ne pose aucun problème. De même, s'il ne s'agit pas d'un pouvoir judiciaire, il n'y a pas de problème. Cependant, une fois qu'on a franchi les deux premières étapes et qu'on a établi l'existence d'une atteinte aux pouvoirs visés à l'art. 96, la question n'est pas réglée. Certaines atteintes sont permises. Pour déterminer si le transfert d'un pouvoir visé à l'art. 96 est permis, il faut examiner ce pouvoir dans son cadre institutionnel pour établir s'il est accessoire ou nécessaire aux objectifs de principe du régime dans lequel il est exercé. Dans l'affirmative, [traduction] «le pouvoir dans son cadre institutionnel a suffisamment changé de caractère pour ne plus correspondre de façon générale à la compétence d'une cour supérieure, d'une cour de district ou d'une cour de comté» (Hogg, op. cit., à la p. 191). Pour employer les termes de notre Cour dans l'arrêt McEvoy c. Procureur général du Nouveau‑Brunswick, [1983] 1 R.C.S. 704, à la p. 717, «le caractère judiciaire [. . .] change[. . .] selon le contexte dans lequel [le tribunal] va fonctionner». L'atteinte aux pouvoirs visés à l'art. 96, établie par les premier et deuxième volets du critère, est validée par sa fonction administrative.

65 Si l'on satisfait au troisième volet de l'examen en vertu du critère du Renvoi sur la location résidentielle, on ne saurait craindre que le statut constitutionnel des cours visées à l'art. 96 ne soit compromis. Un tribunal exerçant un pouvoir judiciaire accessoire ou nécessaire à un vaste régime administratif exerce toujours une fonction administrative. Dans l'exercice de ce pouvoir, il «[n'agira pas] "comme une cour"», pour employer les termes du juge Dickson dans le Renvoi sur la location résidentielle.

66 On peut donc considérer le critère du Renvoi sur la location résidentielle comme un critère fonctionnel. Il ne tente pas de définir les transferts interdits en fonction de la qualification du pouvoir en question, par exemple, en disant qu'il s'agit d'un pouvoir en matière de droit criminel, d'un pouvoir de nature contractuelle ou de l'exercice d'une compétence inhérente. Le critère identifie plutôt les transferts interdits par la façon dont le pouvoir fonctionne dans le cadre proposé par le Parlement ou la législature. Le tribunal se sert‑il simplement du pouvoir pour atteindre un objectif administratif plus large, ou l'utilise‑t‑il pour devenir une sorte de cour de justice parallèle?

67 Cette approche fonctionnelle qui sert à déterminer la validité du transfert d'un pouvoir visé à l'art. 96 se défend mieux qu'une approche catégorique. Le problème fondamental qui se pose lorsque l'on tente de cerner des domaines protégés de la compétence visée à l'art. 96, en fonction du type de pouvoir conféré, est que tout critère retenu risque d'avoir une portée à la fois insuffisante et excessive. Par exemple, si l'on affirme que d'importants domaines de la common law, comme le droit criminel, le droit des contrats ou les pouvoirs inhérents des tribunaux judiciaires, ne peuvent être retirés aux cours visées à l'art. 96, il faut reconnaître que certains aspects de ces domaines occupent déjà une place importante dans l'appareil administratif au Canada, sans préjudice apparent pour les cours visées à l'art. 96. Par contre, si l'on réduit le noyau de pouvoirs non transférables en laissant ainsi entendre que seuls sont sacro‑saints les pouvoirs inhérents que les cours visées à l'art. 96 ont de contrôler leur procédure, on risque alors que de vastes domaines de la compétence en matière contractuelle, délictuelle et criminelle soient transférés impunément à des cours de justice parallèles, ce qui détruirait le compromis des Pères de la Confédération et l'effet voulu de l'art. 96. Par contre, du fait qu'il soit axé sur le rôle du pouvoir dans le contexte administratif plutôt que sur la nature du pouvoir conféré, le critère du Renvoi sur la location résidentielle fournit une souplesse suffisante pour doter les tribunaux administratifs des pouvoirs dont ils ont besoin pour s'acquitter de leur tâche, tout en préservant la position constitutionnelle des cours visées à l'art. 96.

68 Avec le recul du temps, on peut constater que le critère du Renvoi sur la location résidentielle a évolué au fil des ans de manière à répondre aux besoins de la société canadienne. Sans laisser entendre que d'autres clarifications ne seront peut‑être pas souhaitables dans l'avenir, j'affirme que ce critère satisfait aux exigences fondamentales de la Constitution et de la société d'une façon que ne permettent pas les solutions de rechange proposées, comme l'établissement d'une règle interdisant tout transfert de pouvoirs «fondamentaux» figurant sur une liste nébuleuse et imprécise.

69 Ces considérations m'amènent à conclure que l'on ne devrait pas écarter à la légère le critère du Renvoi sur la location résidentielle, qui a évolué au cours des 50 dernières années afin de répondre aux changements de conditions sociales au Canada. C'est dans ce contexte que j'aborde l'examen d'une autre approche préconisée par la Cour d'appel de la Colombie‑Britannique et par le Juge en chef de notre Cour.

c)Les modifications proposées du critère du Renvoi sur la location résidentielle

70 Le critère du Renvoi sur la location résidentielle repose sur la prémisse que tout pouvoir judiciaire peut être transféré d'une cour visée à l'art. 96 à un tribunal inférieur pourvu que ce pouvoir soit accessoire au mandat général du tribunal. Sont interdites les cours de justice parallèles dont la fonction serait exclusivement ou principalement de rendre des jugements traditionnellement rendus par des cours visées à l'art. 96. Ce n'est que si la fonction principale du tribunal a une portée plus large, et si l'on peut dire que les pouvoirs perdent leur caractère judiciaire dans le contexte administratif, que le tribunal sera autorisé à exercer accessoirement des pouvoirs judiciaires traditionnellement exercés par les cours visées à l'art. 96.

(i)Le critère proposé de la «compétence fondamentale»

71 La Cour d'appel et le Juge en chef de notre Cour proposent une modification de ce critère. Reconnaissant que l'on satisfait, en l'espèce, au critère du Renvoi sur la location résidentielle, le Juge en chef soutient qu'il faut se poser une autre question: le pouvoir transféré est‑il un pouvoir «fondamental» des cours visées à l'art. 96? Les limites et les composantes de ce pouvoir fondamental ne sont pas mentionnées, mais semblent englober au moins les pouvoirs inhérents des cours visées à l'art. 96. À mon avis, ce nouveau critère s'écarte inutilement de l'approche fonctionnelle du critère du Renvoi sur la location résidentielle. Selon mon interprétation du critère proposé, il ne suffirait plus que le transfert du pouvoir judiciaire traditionnellement exercé par les cours visées à l'art. 96 soit accessoire à la fonction générale du tribunal inférieur; il serait également nécessaire de démontrer que le pouvoir transféré ne fait pas partie des pouvoirs «fondamentaux» des cours visées à l'art. 96. Ce pouvoir «fondamental» est défini non pas par rapport aux fonctions du tribunal, mais en fonction de la nature du pouvoir visé à l'art. 96 qui est transféré. Il est proposé d'établir une catégorie de pouvoirs «fondamentaux» qui, de par leur nature même, sont essentiels aux cours visées à l'art. 96 et ne sauraient être transférés à d'autres cours de justice, même si l'on satisfait aux trois volets du critère du Renvoi sur la location résidentielle. Cela s'écarte de la façon fonctionnelle dont le critère du Renvoi sur la location résidentielle aborde le transfert de pouvoirs visés à l'art. 96 et constitue un virage vers une approche plus catégorique.

72 Cette version révisée du critère du Renvoi sur la location résidentielle a son origine dans un passage des motifs du juge en chef Lamer dans le Renvoi relatif à la Loi sur les jeunes contrevenants, précité. En considérant les limites imposées par l'art. 96, il affirme (à la p. 264):

. . . si la compétence conférée aux tribunaux pour adolescents par le Parlement constitue un élément fondamental de la compétence des cours supérieures, le Parlement ne peut attribuer une telle compétence à des tribunaux présidés par des juges qui ne sont pas nommés conformément à l'art. 96.

Cependant, on doit considérer cette mention de la compétence «fondamentale» conjointement avec le paragraphe qui la suit:

Le critère permettant de déterminer si, suivant la Constitution, un pouvoir peut être attribué à un tribunal inférieur ou à un tribunal administratif a été dégagé [. . .] dans le Renvoi sur la location résidentielle . . .

Interprétée dans ce contexte, la mention de la compétence «fondamentale» par le juge en chef Lamer dans le Renvoi relatif à la Loi sur les jeunes contrevenants aurait pu être perçue simplement comme une brève allusion aux transferts inacceptables selon le critère du Renvoi sur la location résidentielle, c'est‑à‑dire ceux où «la seule fonction ou la fonction principale du tribunal est de juger [. . .] et [où] on [peut] dire que le tribunal fonctionne "comme une cour visée à l'art. 96"» (le juge Dickson, dans le Renvoi sur la location résidentielle, précité, à la p. 736).

73 Cependant, dans les motifs de la Cour d'appel en l'espèce, la notion de compétence «fondamentale» est interprétée différemment. On considère qu'elle désigne une catégorie de pouvoirs judiciaires ─ en matière d'outrage et autres du genre ─ qui ne peuvent en aucun cas être transférés à des tribunaux inférieurs. Il ne faudrait pas sous‑estimer ce changement. S'il était accepté, ce nouveau critère constituerait une nouvelle entrave importante à la capacité du Parlement et des législatures provinciales de créer des tribunaux efficaces pour assurer le respect de régimes de réglementation. Cette nouvelle entrave est d'autant plus importante du fait qu'elle est de nature constitutionnelle et qu'elle ne peut donc être écartée par voie législative, et que les composantes de la compétence fondamentale demeurent en grande partie non définies.

74 Comme j'ai affirmé que les motifs de la Cour d'appel et ceux du Juge en chef de notre Cour représentent une dérogation importante au critère qui s'applique actuellement au transfert à un tribunal inférieur d'un pouvoir judiciaire visé à l'art. 96, il reste à déterminer si notre Cour devrait approuver cette dérogation. Cependant, avant de répondre à cette question, il peut être utile d'examiner deux notions connexes qui peuvent par ailleurs embrouiller l'analyse.

75 La première concerne l'observation du Juge en chef selon laquelle que le problème réside dans la nature exclusive du transfert au tribunal inférieur du pouvoir conféré par l'art. 96. La deuxième concerne son insistance sur le fait que ce n'est pas l'attribution d'un pouvoir au tribunal inférieur qui pose un problème, mais plutôt son retrait des cours visées à l'art. 96. Je suis d'accord avec ces deux observations. Il est rare que le Parlement ou une législature offre à une personne le choix d'être jugée par une cour visée à l'art. 96 ou par un tribunal administratif. Si un régime administratif doit fonctionner efficacement avec un minimum de confusion procédurale, il est habituellement essentiel que le tribunal administratif ait le pouvoir exclusif de statuer sur les questions qui lui sont soumises. Comme le démontrent les faits des affaires portant sur la question des transferts de pouvoirs visés à l'art. 96, il s'agit presque toujours de savoir si le Parlement ou les législatures peuvent transférer au tribunal inférieur le pouvoir visé à l'art. 96 et retirer aux cours visées à l'art. 96 le pouvoir de juger dans le domaine en question. En toute déférence, cette constatation ne fait pas avancer l'analyse, mais revient simplement à définir le problème qui préoccupe les cours de justice depuis l'opinion exprimée par lord Atkin dans l'arrêt Toronto c. York, précité. Sous cet angle, il devient évident que les questions de savoir si un pouvoir peut être retiré à une cour visée à l'art. 96 et s'il peut ensuite être attribué à un tribunal indépendant — que le Juge en chef cherche à examiner séparément — sont en fait les deux côtés de la même médaille. Le geste posé par le Parlement en attribuant au tribunal pour adolescents un pouvoir exclusif en matière d'outrage commis par des adolescents en dehors des audiences du tribunal n'a rien d'exceptionnel à cet égard. L'attribution au tribunal pour adolescents d'un pouvoir exclusif en la matière fait plutôt en sorte que le présent pourvoi touche directement le problème fondamental examiné dans le Renvoi sur la location résidentielle et les autres arrêts qui l'ont précédé.

76 C'est dans ce contexte que je passe à l'examen de la principale question soulevée dans le présent pourvoi: notre Cour devrait‑elle modifier le critère du Renvoi sur la location résidentielle pour y ajouter le concept d'un noyau immuable de pouvoirs qui ne peuvent jamais être transférés d'une cour visée à l'art. 96 à un tribunal inférieur? En toute déférence pour la Cour d'appel et le Juge en chef de notre Cour, je suis d'avis de répondre par la négative à cette question.

(ii)L'argument de principe en faveur d'un critère de la «compétence fondamentale»

77 Le Juge en chef soutient essentiellement qu'une cour supérieure ne peut jamais être privée de ses pouvoirs «fondamentaux», notamment son pouvoir de régir sa procédure, dont l'outrage commis en dehors des audiences du tribunal.

78 Le problème que pose cet argument est qu'il est établi depuis longtemps que le Parlement et les législatures peuvent, en vertu de la primauté du droit, restreindre et structurer les façons dont les cours supérieures exercent leurs pouvoirs. Ces pouvoirs inhérents des cours supérieures sont de simples pouvoirs innés de réglementation interne que les cours de justice acquièrent en raison de leur statut de tribunaux judiciaires. Le pouvoir inhérent des cours supérieures de régir leur procédure n'empêche pas des assemblées élues d'adopter des mesures législatives touchant cette procédure. Les pouvoirs inhérents de la cour sont là pour compléter les pouvoirs précis conférés par la loi, et non pour les supplanter ou les remplacer: [traduction] «Ces deux sources de pouvoirs sont généralement cumulatives et ne s'excluent pas mutuellement» (I. H. Jacob, «The Inherent Jurisdiction of the Court» (1970), 23 Current Legal Problems 23, à la p. 25).

79 En fait, les cours supérieures au Canada sont régies par un ensemble complexe de lois et de règlements qui restreignent la façon dont elles exercent leurs pouvoirs de régir leur procédure. Des lois empiètent sur un certain nombre de domaines qui relevaient traditionnellement de la compétence inhérente de ces cours, y compris des questions comme l'outrage au tribunal, la contrainte à témoigner, la présence de spectateurs, les heures d'audience et l'interdiction de publication relative à des procédures judiciaires. Le Parlement et les législatures adoptent couramment des règles qui limitent l'exercice des pouvoirs inhérents des cours supérieures dans ces domaines notamment. Dans chaque province, les règles de pratique restreignent et définissent les façons dont les cours supérieures peuvent exercer leurs pouvoirs inhérents. La Loi de l'impôt sur le revenu restreint les cas où une cour supérieure peut exercer sa compétence inhérente pour ordonner au ministre du Revenu national de divulguer des renseignements confidentiels: Glover c. Glover (No. 1) (1980), 113 D.L.R. (3d) 161 (C.A. Ont.), conf. par [1981] 2 R.C.S. 561. En matière criminelle, le par. 486(4) du Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C‑46, retire aux juges le pouvoir qu'ils auraient en common law de refuser une interdiction de publication demandée par un plaignant ou poursuivant dans le cas où l'accusé est inculpé de l'une des infractions énumérées. La façon dont une cour de justice doit traiter l'outrage commis dans certaines circonstances est maintenant exposée de manière assez détaillée (voir, par exemple, les par. 127(1), 708(1), 605(2), l'art. 484 et les par. 486(1) et (5)). Fait intéressant, afin de préserver la compétence de la cour en matière d'outrage, le Code, à l'art. 9, soustrait expressément cette infraction au retrait général de compétence sur les infractions de common law. Les rédacteurs avaient clairement reconnu que le Parlement a compétence pour retirer un aspect de la compétence inhérente, et qu'il était donc nécessaire d'isoler l'outrage de la disposition générale qui supprime ces infractions, si les cours devaient conserver ce pouvoir.

80 Tout ceci revient à reformuler le principe général voulant que les tribunaux judiciaires soient tenus d'observer la primauté du droit. Ils peuvent, à l'égard de leur procédure, exercer de différentes façons un pouvoir de contrôle plus grand que ce qui leur est expressément conféré par la loi, mais ils doivent généralement respecter la volonté du législateur. Il s'ensuit que le Parlement et les législatures peuvent légiférer pour restreindre et définir les pouvoirs des cours supérieures, y compris leurs pouvoirs en matière d'outrage, pourvu que la mesure législative adoptée ne soit pas par ailleurs inconstitutionnelle. Si tel est le cas, il est alors erroné de dire que les cours supérieures possèdent des pouvoirs inhérents fondamentaux de réglementer leur procédure auxquels le législateur ne peut toucher. Le transfert, par le Parlement, d'un aspect du pouvoir en matière d'outrage de la cour supérieure au tribunal pour adolescents peut être considéré comme un exemple de restriction législative du pouvoir inhérent de la cour supérieure, en ce sens que la cour supérieure posséderait ce pouvoir n'eût été le transfert. Cependant, cela n'invalide pas pour autant le transfert de pouvoir. Cela n'écarte pas non plus le pouvoir d'une cour supérieure de réagir face à des situations exceptionnelles qui compromettent son statut par l'exercice de son pouvoir inhérent, ce qui complète les pouvoirs précis conférés par la loi: [traduction] «un ensemble de pouvoirs complète et renforce l'autre», pour employer l'expression de Jacob (Jacob, loc. cit., à la p. 50). Je conclus que le Parlement peut adopter une disposition prévoyant que le tribunal pour adolescents connaît de tout outrage commis par un adolescent en dehors des audiences du tribunal, pourvu que les conditions du critère du Renvoi sur la location résidentielle soient remplies. Il n'est pas nécessaire d'avoir un autre critère pour que soient préservés, comme il se doit, les pouvoirs inhérents des cours supérieures.

(iii)L'argument de politique générale en faveur d'un critère de la «compétence fondamentale»

81 J'ai conclu que l'on ne saurait dire, en principe, que le Parlement ne peut jamais légiférer relativement à une question susceptible d'être tranchée en vertu de la compétence inhérente de la cour. Cependant, on a avancé un autre argument à l'appui de l'existence d'un noyau intouchable de compétence visée à l'art. 96, que ne pourrait pas restreindre le législateur. Ce n'est pas un argument de principe, mais un argument de politique générale. On soutient que, sans un noyau intouchable de compétence inhérente, la position constitutionnelle des cours visées à l'art. 96 sera minée en pratique. L'approche fonctionnelle du critère du Renvoi sur la location résidentielle est insuffisante pour protéger les cours visées à l'art. 96. Nous devons, soutient‑on, aller plus loin et protéger jalousement les pouvoirs fondamentaux des cours supérieures si l'on veut préserver la position de ces tribunaux.

82 On peut tout d'abord faire remarquer que la façon dont le Renvoi sur la location résidentielle aborde le transfert de pouvoirs visés à l'art. 96 représente l'état du droit au Canada depuis l'arrêt Tomko en 1977. On ne dit pas qu'il s'est produit une diminution du rôle des cours visées à l'art. 96 au cours des 18 années qui ont suivi, malgré la création de toute une série de tribunaux administratifs qui exercent divers pouvoirs en matière de fond et de procédure, qui sont traditionnellement exercés par les cours visées à l'art. 96.

83 En fait, on pourrait soutenir que les cours supérieures ont amélioré leur position de choix au cours de cette période en protégeant jalousement leurs droits de contrôler les décisions de tribunaux inférieurs. Lorsqu'il y a transfert au tribunal inférieur d'un aspect des pouvoirs qui appartenait traditionnellement à une cour supérieure, celle‑ci se réserve le droit de contrôler toute décision du tribunal inférieur en découlant pour s'assurer qu'elle est conforme à la loi et aux règles de justice naturelle. Même si les tentatives du Parlement ou des législatures de soustraire les décisions des tribunaux administratifs à la surveillance des cours supérieures, par le recours à des clauses ayant pour objet d'écarter le contrôle judiciaire, ont offert une protection contre le contrôle des décisions sur les faits et de l'exercice d'un pouvoir discrétionnaire, elles n'ont pas dissuadé les cours de justice d'insister pour que les décisions de tribunaux administratifs respectent les exigences fondamentales de légalité et d'équité: voir l'arrêt Crevier c. Procureur général du Québec, [1981] 2 R.C.S. 220. Sous cet angle, les transferts de compétence visée à l'art. 96 à des tribunaux inférieurs n'ont pas écarté le pouvoir des cours supérieures, mais l'ont simplement élevé d'un degré. Les tribunaux administratifs examinent les menus détails factuels d'innombrables litiges; les cours supérieures assurent le respect de la loi et l'équité de la procédure.

84 Si l'on examine la question du point de vue du pouvoir dont il est question en l'espèce, la conclusion demeure la même. Les faits de la présente affaire ne permettent tout simplement pas de prétendre que les pouvoirs essentiels au bon fonctionnement des cours visées à l'art. 96 risquent d'être minés. La Cour d'appel a accepté sans grande discussion la thèse suivant laquelle le pouvoir de juger des adolescents pour outrage commis en dehors des audiences du tribunal est essentiel au maintien de l'autorité des cours supérieures. Or, en toute déférence, cela est loin d'être évident. Ce qui est essentiel au maintien de l'autorité d'une cour c'est que des conséquences se rattachent au non‑respect de son ordonnance. Il semblerait sans importance que les conséquences proviennent de la cour même qui a rendu l'ordonnance initiale ou d'un autre tribunal. Ce sont les conséquences sur le plan criminel qui donnent sa force à l'ordonnance initiale, non pas leur source. Je conviens avec le procureur général du Canada que le tribunal pour adolescents est tout aussi en mesure que la cour supérieure de préserver la validité et l'efficacité de l'ordonnance d'une cour supérieure. Aucune preuve laissant entendre le contraire n'a été produite par le procureur général de la Colombie‑Britannique ni citée par la Cour d'appel. Si le tribunal pour adolescents commet une erreur ou s'il omet d'agir là où il devrait le faire, il est sujet à l'exercice du pouvoir correctif de la cour supérieure dans le cadre d'un contrôle judiciaire, ou du pouvoir correctif de la Cour d'appel dans le cadre d'un appel.

85 On a fait valoir qu'il se pourrait que des accusations d'outrage ne soient pas portées devant un tribunal pour adolescents, de sorte que l'ordonnance de la cour supérieure demeurerait inexécutée. Dans de telles circonstances, a‑t‑on fait valoir, la cour supérieure doit avoir le pouvoir de porter et de juger des accusations d'outrage commis en dehors des audiences du tribunal.

86 On peut répondre à cet argument de plusieurs façons. Premièrement, l'avocat du jeune contrevenant a reconnu que le par. 47(2) ne prive pas la cour supérieure du pouvoir d'engager des procédures en déférant au tribunal pour adolescents une accusation d'outrage commis en dehors des audiences du tribunal.

87 Deuxièmement, à l'instar de tout autre crime, l'outrage commis en dehors des audiences d'un tribunal donne généralement lieu à des poursuites par le procureur général, qui recueille les éléments de preuve et les soumet à la cour. Cela découle du fait que l'outrage n'est pas commis en présence du tribunal. Contrairement à l'outrage commis au cours des audiences du tribunal, que le Parlement a laissé à la compétence du tribunal visé, le tribunal dont l'ordonnance aurait été transgressée ne dispose normalement d'aucune preuve qu'un outrage a été commis en dehors de ses audiences et ne peut intenter de poursuite à cet égard sans l'intervention du procureur général. Par exemple, dans l'affaire qui nous occupe, le juge de la cour supérieure ne savait pas personnellement qui avait manifesté, encore moins quand et où il y aurait eu violation de l'injonction. À l'instar de tout autre crime, le procès pour outrage reposait sur une preuve présentée par la poursuite. Cela affaiblit considérablement l'argument voulant que la cour supérieure doive conserver le pouvoir de porter des accusations pour outrage commis en dehors des audiences du tribunal parce qu'il se pourrait que le procureur général ne porte pas ces accusations devant le tribunal pour adolescents. Quel que soit le tribunal, la décision de porter ou non des accusations appartiendra presque toujours au procureur général.

88 La compétence résiduelle inhérente qu'ont les cours supérieures pour prendre les mesures nécessaires pour préserver l'intégrité de leur procédure constitue la dernière garantie que la procédure des cours supérieures ne sera pas minée par un transfert au tribunal pour adolescents du pouvoir de juger des adolescents pour outrage commis en dehors des audiences du tribunal. Si l'administration de la justice exige qu'une affaire donnée soit jugée devant une cour supérieure, cette cour a le pouvoir inhérent de tenir un tel procès. Comme nous l'avons vu, toutes les règles de pratique doivent être interprétées comme étant assujetties au pouvoir inhérent des cours supérieures de faire ce qui est nécessaire pour préserver l'intégrité de leur procédure. Dans le cas où le recours à une disposition législative ou à une règle de pratique constitue lui‑même un abus de la procédure de la cour, la cour peut invoquer sa compétence inhérente pour veiller à ce que justice soit rendue. Le paragraphe 47(2) de la Loi sur les jeunes contrevenants ne fait pas exception.

89 En conclusion, je constate que l'argument de politique générale aurait plus de force si le Parlement avait retiré aux cours supérieures tout pouvoir de juger l'infraction d'outrage. En fait, seul le pouvoir de juger l'outrage commis par un adolescent en dehors des audiences du tribunal a été retiré aux cours supérieures. Pour emprunter les termes de l'arrêt McEvoy, précité, à la p. 722, il s'agit là d'une «simple modification ou restriction de la compétence en matière criminelle», entièrement différente de la suppression totale de cette compétence.

90 Le Parlement paraît avoir examiné et soupesé soigneusement ce qui est nécessaire pour que les cours supérieures puissent maintenir leur autorité. Il a laissé aux cours supérieures le pouvoir de juger des adolescents pour outrage commis pendant les audiences d'un tribunal, pouvoir qui, pourrait‑on soutenir, est nécessaire pour permettre à un tribunal de maintenir l'ordre dans ses procédures. Du même coup, il a transféré au tribunal pour adolescents la compétence en matière d'outrage commis par des adolescents en dehors des audiences du tribunal. Cette dernière compétence, contrairement à la première, concerne l'exécution d'ordonnances plutôt que le maintien de l'ordre dans des procédures. Ce régime soigneusement calibré ne constitue pas une menace pour l'autorité des cours supérieures, qui demeure solide.

91 Avant de clore l'examen de l'argument de politique générale, il peut être utile de se demander si, tout compte fait, on peut affirmer qu'il se pourrait que le critère du Renvoi sur la location résidentielle ne maintienne pas la protection des cours visées à l'art. 96, comme l'exige la Constitution. Je n'irais pas jusqu'à dire que le critère du Renvoi sur la location résidentielle est à jamais coulé dans le béton, ni qu'il ne peut se présenter des situations qui influeront sur le prestige et l'intégrité des cours supérieures, auquel cas la cour pourrait avoir à invoquer son pouvoir inhérent pour préserver l'intégrité de sa procédure d'une façon non envisagée par le critère du Renvoi sur la location résidentielle. Ceci dit, le critère actuel applicable en matière de transfert, qui a été développé pour répondre aux besoins des Canadiens au fil de plusieurs décennies, établit un équilibre raisonnable entre la nécessité de permettre au Parlement et aux législatures d'annexer des tribunaux administratifs efficaces à leurs régimes législatifs, et celle de maintenir la position constitutionnelle des cours visées à l'art. 96. Ce critère ne permet que des retraits accessoires de pouvoirs des cours visées à l'art. 96, et ce, uniquement dans la mesure où la nature judiciaire de ces pouvoirs est transformée par le contexte administratif dans lequel ils sont exercés. Plus importants sont les pouvoirs que l'on cherche à transférer, plus importante sera la diminution des pouvoirs inhérents des cours visées à l'art. 96, et plus les pouvoirs seront susceptibles d'être perçus comme étant judiciaires plutôt qu'administratifs, ce qui ferait obstacle à leur transfert d'une cour visée à l'art. 96 à un tribunal inférieur.

92 Par contre, le critère révisé de la «compétence fondamentale», qui est proposé, imposerait de nouvelles restrictions importantes au pouvoir que le Parlement et les législatures ont de doter des tribunaux spécialisés des pouvoirs suffisants pour résoudre des problèmes particuliers et priver de nombreux tribunaux de pouvoirs qu'ils exercent depuis longtemps. La solution des doubles pouvoirs exercés par les tribunaux administratifs et judiciaires encouragerait la recherche d'un tribunal favorable et engendrerait des dépenses et des retards relativement au règlement de problèmes dans ces domaines spécialisés. Du même coup, l'ajout de la notion qu'il existe une catégorie de pouvoirs inhérents fondamentaux non susceptibles d'être transférés créerait un nouvel élément d'incertitude en droit. Comme le Juge en chef le reconnaît, la compétence inhérente «p[eut] être difficile à définir» (par. 30). Il refuse naturellement «d'énumérer les pouvoirs précis qui composent cette compétence inhérente» (par. 38). Il est évident que ce concept de compétence inhérente englobe une partie des fonctions actuelles des tribunaux administratifs. Ce qui n'est pas clair c'est la mesure dans laquelle cette zone grise de pouvoirs inhérents peut s'étendre au‑delà de ce point.

93 Pour ces motifs, je ne suis pas encore convaincue que le critère du Renvoi sur la location résidentielle, qui s'applique au transfert à des tribunaux inférieurs de pouvoirs judiciaires visés à l'art. 96, devrait être complété par le concept des pouvoirs fondamentaux immuables qui, du point de vue constitutionnel, ne peuvent jamais être retirés aux cours visées à l'art. 96, quel qu'accessoire que puisse être leur rôle dans l'ensemble du régime administratif. Je confirmerais le critère du Renvoi sur la location résidentielle.

d)Application du critère du Renvoi sur la location résidentielle en l'espèce

94 Comme le Juge en chef le reconnaît, l'application en l'espèce du critère du Renvoi sur la location résidentielle fait en sorte que le transfert aux tribunaux pour adolescents du pouvoir que les cours supérieures visées à l'art. 96 ont de juger des adolescents pour outrage commis en dehors des audiences du tribunal est valide et constitutionnel. Le pouvoir en question appartenait historiquement aux cours visées à l'art. 96, il est de nature judiciaire et n'est qu'accessoire au rôle plus large que les tribunaux pour adolescents jouent relativement aux problèmes et aux besoins particuliers des jeunes contrevenants.

95 On a formulé un certain nombre de critiques au sujet de la thèse voulant que l'attribution de ce pouvoir ne soit qu'accessoire. À mon avis, aucune ne saurait être retenue.

96 Le procureur général de la Colombie‑Britannique cherche à appliquer à son cas le critère du Renvoi sur la location résidentielle en qualifiant le pouvoir en question de simple [traduction] «compétence inhérente que possède une cour supérieure d'archives pour maintenir et faire respecter son autorité à l'aide de procédures en matière d'outrage à l'égard d'un [. . .] outrage commis en dehors des audiences du tribunal». Ce pouvoir, soutient‑il, n'a rien à voir avec les objectifs de la Loi sur les jeunes contrevenants, et ne satisfait donc pas au troisième volet du critère. Il s'agit là toutefois d'une qualification erronée du pouvoir en question. Le Parlement n'a pas transféré aux tribunaux pour adolescents le pouvoir de connaître de tous les outrages commis en dehors des audiences du tribunal, mais seulement celui de connaître de ceux qui sont commis par de jeunes contrevenants. Ce n'est que s'il exclut du par. 47(2) la mention des jeunes contrevenants que le procureur général peut faire valoir que le pouvoir n'est pas lié aux objectifs de la Loi sur les jeunes contrevenants. Si le pouvoir transféré est qualifié correctement, il n'y a pas de raison de déroger à l'analyse proposée dans le Renvoi relatif à la Loi sur les jeunes contrevenants et le Renvoi sur la location résidentielle.

97 Le procureur général de la Colombie‑Britannique fait également valoir que le par. 47(2) n'est pas nécessairement accessoire aux objectifs de principe de la Loi sur les jeunes contrevenants, parce que l'outrage commis en dehors des audiences du tribunal diffère des autres crimes en ce sens qu'il constitue un crime de common law et le seul crime dont l'actus reus est la désobéissance à une ordonnance judiciaire. À mon avis, ces caractéristiques ne suffisent pas à soustraire au domaine de la Loi sur les jeunes contrevenants l'outrage commis par un adolescent en dehors des audiences du tribunal. À l'instar des autres crimes, il donne généralement lieu à des poursuites par le procureur général, qui recueille les éléments de preuve et les soumet à la cour qui, elle, doit siéger en toute impartialité et conclure à l'innocence ou à la culpabilité en se fondant sur le dossier qui lui est soumis. À l'instar des autres crimes, il comporte un actus reus, une mens rea et l'emprisonnement comme conséquence en cas de déclaration de culpabilité. À l'instar des autres crimes, la déclaration de culpabilité engendre un dossier criminel. Toutes ces considérations portent à croire qu'il devrait être traité comme n'importe quel autre crime. Les objectifs particuliers de la Loi sur les jeunes contrevenants s'appliquent autant à l'outrage qu'à tout autre crime. Les parents devraient être avisés des accusations portées. La réhabilitation devrait être le facteur prédominant. L'incarcération dans des établissements adaptés aux besoins particuliers des adolescents devrait être la norme. L'argument voulant que le transfert du pouvoir en matière d'outrage criminel commis par un adolescent en dehors des audiences du tribunal ne soit pas accessoire aux pouvoirs exercés par les tribunaux pour adolescents ne saurait être retenu.

2. Conclusion

98 Je conclus à la validité du transfert par le Parlement aux tribunaux pour adolescents du pouvoir que les cours supérieures visées à l'art. 96 possèdent en matière d'outrage commis par des adolescents en dehors des audiences du tribunal. Le critère applicable au transfert, établi dans le Renvoi sur la location résidentielle et approuvé dans le Renvoi relatif à la Loi sur les jeunes contrevenants, est respecté. À mon avis, on n'a pas établi la nécessité d'un critère modifié qui proposerait un noyau inviolable de pouvoirs, dont celui en matière d'outrage commis par un adolescent en dehors des audiences du tribunal, qui ne pourraient pas faire l'objet d'un transfert.

99 J.P. est accusé d'avoir commis un outrage criminel en dehors des audiences du tribunal, en contrevenant à une ordonnance judiciaire. Le paragraphe 47(2) de la Loi sur les jeunes contrevenants exige qu'il soit jugé par un tribunal pour adolescents. Pour les motifs que j'ai exposés, la constitutionnalité du par. 47(2) n'a pas été contestée avec succès. Il s'ensuit que J.P. aurait dû être jugé devant un tribunal pour adolescents. J'accueillerais le pourvoi, j'annulerais la déclaration de culpabilité prononcée contre lui par une cour supérieure et je renverrais les accusations devant le tribunal pour adolescents en vue d'un procès devant la juridiction que le Parlement a choisie.

100 En conséquence, je répondrais ainsi à la question constitutionnelle formulée par le Juge en chef:

Le Parlement a‑t‑il, en vertu du par. 47(2) de la Loi sur les jeunes contrevenants, L.R.C. (1985), ch. Y‑1, le pouvoir de conférer aux tribunaux pour adolescents la compétence exclusive en matière d'outrage au tribunal commis par un adolescent envers une cour supérieure en dehors de ses audiences?

Réponse:Oui.

Pourvoi rejeté, les juges L'Heureux‑Dubé, McLachlin, Iacobucci et Major sont dissidents.

Procureurs de l'appelant: Ritchie & Company, Vancouver.

Procureur de l'intimé le procureur général de la Colombie‑Britannique: Le ministère du Procureur général, Victoria.

Procureur de l'intervenant: Le ministère de la Justice, Vancouver.


Synthèse
Référence neutre : [1995] 4 R.C.S. 725 ?
Date de la décision : 14/12/1995
Sens de l'arrêt : Le pourvoi est rejeté

Analyses

Droit constitutionnel - Tribunaux - Transfert de pouvoirs d'une cour supérieure à un tribunal inférieur - Attribution aux tribunaux pour adolescents de la compétence exclusive pour juger des adolescents pour outrage commis en dehors des audiences d'une cour supérieure - L'attribution de compétence exclusive est-elle constitutionnelle? - Loi constitutionnelle de 1867, art. 96 - Loi sur les jeunes contrevenants, L.R.C. (1985), ch. Y‑1, art. 47(2).

L'appelant, un adolescent, a contrevenu à une injonction de la Cour suprême de la Colombie‑Britannique interdisant la tenue de manifestations d'opposition gênant les opérations forestières de l'intimée dans la région de Clayoquot Sound, sur l'île de Vancouver. Il a été accusé d'outrage au tribunal et, à son procès, il a demandé à être jugé devant un tribunal pour adolescents, conformément au par. 47(2) de la Loi sur les jeunes contrevenants. Cette disposition précise que la compétence exclusive en matière d'outrage commis par un adolescent en dehors des audiences d'un tribunal est transférée au tribunal pour adolescents. La demande a été rejetée et l'appelant a, par la suite, été déclaré coupable et condamné à 45 jours d'emprisonnement ainsi qu'à une amende. Il a interjeté appel contre sa déclaration de culpabilité en faisant valoir que la Cour suprême de la Colombie-Britannique n'était pas compétente pour le juger. La Cour d'appel a confirmé la déclaration de culpabilité. Elle a jugé le par. 47(2) inconstitutionnel, concluant que le pouvoir en matière d'outrage fait partie de la compétence fondamentale des cours supérieures et que le Parlement n'a pas compétence pour leur retirer quelque partie que ce soit de ce pouvoir. En l'espèce, il s'agit principalement de savoir si le Parlement peut, conformément à sa compétence en matière de droit criminel, conférer au tribunal pour adolescents le pouvoir exclusif de juger des adolescents pour outrage commis en dehors des audiences d'une cour supérieure.

Arrêt (les juges L'Heureux‑Dubé, McLachlin, Iacobucci et Major sont dissidents): Le pourvoi est rejeté.

Le juge en chef Lamer et les juges La Forest, Sopinka, Gonthier et Cory: L'approbation par notre Cour de la Loi sur les jeunes contrevenants, dans le Renvoi relatif à la Loi sur les jeunes contrevenants, n'empêche pas de procéder à une analyse distincte de la question de savoir si une disposition particulière de cette loi satisfait aux exigences de la Constitution. Ce renvoi a laissé entière la question précise de savoir si certaines dispositions de la Loi sur les jeunes contrevenants peuvent contrevenir à l'art. 96 de la Loi constitutionnelle de 1867, même si l'économie générale de la Loi sur les jeunes contrevenants n'y contrevient pas. Pour déterminer la validité du transfert de pouvoir dont il est question en l'espèce, il est nécessaire de procéder à une analyse en deux étapes: premièrement, la Cour doit, à l'aide du critère du Renvoi sur la location résidentielle, décider si l'attribution de compétence est acceptable; et deuxièmement, dans l'affirmative, elle doit décider si la compétence de la cour supérieure peut être écartée. Ce n'est que lorsque la compétence fondamentale ou inhérente des cours supérieures est touchée que l'on passe à la deuxième étape de l'analyse. Cette compétence fait partie intégrante de leur fonctionnement et aucune partie de celle-ci ne peut leur être retirée par un ordre ou l'autre de gouvernement sans une modification de la Constitution.

L'historique de l'outrage au tribunal, la doctrine et l'économie générale du Code criminel et de la Loi sur les jeunes contrevenants renforcent tous le point de vue selon lequel l'outrage criminel au tribunal possède des caractéristiques distinctes de celles des autres crimes. Le litige est entre la personne et le tribunal même. L'outrage criminel commis en dehors des audiences d'une cour supérieure par un adolescent comporte certains aspects d'un crime et certains aspects d'un pouvoir judiciaire sui generis. Pour refléter ces deux aspects, la compétence transférée par le par. 47(2) de la Loi sur les jeunes contrevenants devrait être qualifiée comme étant le pouvoir de punir des adolescents pour outrage commis en dehors des audiences d'une cour supérieure. Une fois que le par. 47(2) est bien qualifié, l'application du critère à trois volets exposé dans le Renvoi sur la location résidentielle montre qu'il est possible d'attribuer constitutionnellement ce pouvoir ou cette compétence à un tribunal inférieur. Même si, à l'époque de la Confédération, le pouvoir de punir des adolescents pour outrage commis en dehors des audiences d'une cour supérieure relevait de la compétence des cours supérieures et que ce pouvoir continue manifestement d'être de nature judiciaire même dans son nouveau cadre institutionnel, un transfert de ce pouvoir est acceptable compte tenu de la fonction institutionnelle des tribunaux pour adolescents. Les objectifs de principe du régime de tribunaux pour adolescents sont clairs et louables. Notre société souhaite traiter différemment des adultes les adolescents accusés d'avoir commis une infraction criminelle. Les tribunaux pour adolescents possèdent une expertise pour ce qui est d'offrir des garanties procédurales propres aux adolescents et de décider des peines à imposer aux jeunes contrevenants déclarés coupables. Le pouvoir de punir des adolescents pour outrage commis en dehors des audiences d'une cour supérieure est simplement accessoire à ces fonctions principales. En conséquence, l'attribution de compétence pour punir des adolescents pour outrage commis en dehors des audiences d'une cour supérieure ne viole pas l'art. 96 de la Loi constitutionnelle de 1867.

Toutefois, cette compétence ne peut être conférée au tribunal pour adolescents de façon à exclure celle des cours supérieures provinciales. Bien que la compétence inhérente d'une cour supérieure soit difficile à définir, il n'y a pas de doute que le pouvoir de punir toutes les formes d'outrage relève de cette compétence. Pour assurer le maintien de la primauté du droit, il doit exister un système judiciaire qui peut garantir l'exécution de ses ordonnances ainsi que le respect de sa procédure. Au Canada, la cour supérieure provinciale est la seule cour de juridiction générale. Retirer le pouvoir de punir des adolescents pour outrage commis en dehors des audiences d'un tribunal mutilerait l'institution qui est au c{oe}ur de notre système judiciaire. En l'absence d'une modification de la Constitution, une telle transformation est inacceptable au Canada. Ainsi, vu l'importance que le pouvoir en matière d'outrage revêt quant à l'existence même des cours supérieures, aucun aspect de ce pouvoir ne peut leur être retiré sans contrevenir à notre Constitution et au principe de la primauté du droit reconnu à la fois dans le préambule de la Loi constitutionnelle de 1867 et dans toutes nos conventions de gestion publique. Même si, dans la plupart des cas, il sera préférable que le tribunal pour adolescents juge et punisse un adolescent pour outrage commis en dehors des audiences d'une cour supérieure, on ne peut écarter la compétence de la cour supérieure provinciale. Il appartiendra toujours à la cour supérieure de décider d'engager des procédures en matière d'outrage contre un adolescent afin d'exercer un contrôle sur sa procédure, ou de s'en remettre au tribunal pour adolescents. De plus, dans les cas où le tribunal pour adolescents juge un adolescent pour outrage commis en dehors des audiences d'une cour supérieure, la cour supérieure provinciale conserve son pouvoir de surveillance qui lui permet de garantir que la décision du tribunal d'instance inférieure est correcte.

Par conséquent, le par. 47(2) de la Loi sur les jeunes contrevenants est inconstitutionnel dans la mesure où il a pour objet de conférer compétence exclusive au tribunal pour adolescents et de priver une cour supérieure de juridiction générale de son pouvoir en matière d'outrage commis en dehors des audiences du tribunal. Le paragraphe 47(2) est valide dans la mesure où il confère compétence au tribunal pour adolescents. La disposition devrait recevoir une interprétation atténuée. Le paragraphe 47(2) est donc sans effet pour ce qui est de priver la cour supérieure de son pouvoir de condamner l'appelant pour outrage en l'espèce.

Les juges L'Heureux‑Dubé, McLachlin, Iacobucci et Major (dissidents): L'application du critère à trois volets exposé dans le Renvoi sur la location résidentielle est la bonne façon de procéder pour déterminer la validité du transfert à un tribunal inférieur d'un pouvoir d'une cour visée à l'art. 96. Ce critère ne permet que des retraits accessoires de pouvoirs des cours visées à l'art. 96, et ce, uniquement dans la mesure où la nature judiciaire de ces pouvoirs est transformée par le contexte administratif dans lequel ils sont exercés. Du fait qu'il soit axé sur le rôle du pouvoir dans le contexte administratif plutôt que sur la nature du pouvoir conféré, ce critère fournit une souplesse suffisante pour doter les tribunaux administratifs des pouvoirs dont ils ont besoin pour s'acquitter de leur tâche, tout en préservant la position constitutionnelle des cours visées à l'art. 96. Il n'est pas nécessaire d'avoir une autre condition selon laquelle le transfert ne doit viser aucun aspect des pouvoirs «fondamentaux» inhérents de la cour supérieure. Le critère proposé de la «compétence fondamentale» s'écarte inutilement de l'approche fonctionnelle du critère du Renvoi sur la location résidentielle, en raison du virage qu'il fait vers une approche plus catégorique. Ce nouveau critère constituerait une nouvelle entrave importante à la capacité du Parlement et des législatures provinciales de créer des tribunaux efficaces pour assurer le respect de régimes de réglementation.

L'attribution au tribunal pour adolescents d'un pouvoir exclusif en matière d'outrage commis en dehors des audiences du tribunal par des adolescents, et son retrait des cours visées à l'art. 96, fait en sorte que le critère du Renvoi sur la location résidentielle s'applique directement à la présente affaire. La nature exclusive du transfert au tribunal inférieur du pouvoir conféré par l'art. 96 n'a rien d'exceptionnel. Si un régime administratif doit fonctionner efficacement avec un minimum de confusion procédurale, il est habituellement essentiel que le tribunal administratif ait le pouvoir exclusif de statuer sur les questions qui lui sont soumises.

De plus, le pouvoir inhérent des cours supérieures de régir leur procédure n'empêche pas des assemblées élues d'adopter des mesures législatives touchant cette procédure. Les pouvoirs inhérents de la cour sont là pour compléter les pouvoirs précis conférés par la loi, et non pour les supplanter ou les remplacer. Les tribunaux doivent observer la primauté du droit et, bien qu'ils puissent, à l'égard de leur procédure, exercer un pouvoir de contrôle plus grand que ce qui leur est expressément conféré par la loi, ils doivent généralement respecter la volonté du législateur. Il s'ensuit que le Parlement et les législatures peuvent légiférer pour restreindre et définir les pouvoirs inhérents des cours supérieures, y compris leurs pouvoirs en matière d'outrage, pourvu que la mesure législative adoptée ne soit pas par ailleurs inconstitutionnelle. Le Parlement peut ainsi adopter le par. 47(2) de la Loi sur les jeunes contrevenants, pourvu que les conditions du critère du Renvoi sur la location résidentielle soient remplies.

L'approche fonctionnelle du critère du Renvoi sur la location résidentielle est suffisante pour protéger les cours visées à l'art. 96. Les transferts à des tribunaux inférieurs de la compétence visée à l'art. 96 n'ont pas écarté le pouvoir des cours supérieures. Ces cours conservent leurs droits de contrôler les décisions de tribunaux inférieurs et continuent d'assurer le respect de la loi et l'équité de la procédure. De plus, les faits de la présente affaire ne permettent pas de prétendre que les pouvoirs essentiels au bon fonctionnement des cours visées à l'art. 96 risquent d'être minés. Ce qui est essentiel au maintien de l'autorité d'un tribunal, c'est que des conséquences se rattachent au non‑respect de son ordonnance, et non la source de ces conséquences. À l'instar de tout autre crime, l'outrage commis en dehors des audiences d'un tribunal donne généralement lieu à des poursuites par le procureur général, qui recueille les éléments de preuve et les soumet à la cour, et le tribunal pour adolescents est tout aussi en mesure que la cour supérieure de préserver la validité et l'efficacité de l'ordonnance d'une cour supérieure. Si le tribunal pour adolescents commet une erreur ou s'il omet d'agir là où il devrait le faire, il est sujet à l'exercice du pouvoir correctif de la cour supérieure dans le cadre d'un contrôle judiciaire, ou du pouvoir correctif de la Cour d'appel dans le cadre d'un appel. La cour supérieure elle-même peut engager des procédures en déférant au tribunal pour adolescents une accusation d'outrage commis en dehors des audiences du tribunal. Qui plus est, la compétence résiduelle inhérente qu'ont les cours supérieures pour prendre les mesures nécessaires pour préserver l'intégrité de leur procédure garantit que la procédure des cours supérieures ne sera pas minée par un transfert au tribunal pour adolescents du pouvoir de juger des adolescents pour outrage commis en dehors des audiences du tribunal. Si l'administration de la justice exige qu'une affaire donnée soit jugée devant une cour supérieure, cette cour a le pouvoir inhérent de tenir un tel procès. Dans le cas où le recours à une disposition législative ou à une règle de pratique constitue lui-même un abus de la procédure de la cour, la cour peut invoquer sa compétence inhérente pour veiller à ce que justice soit rendue. Le paragraphe 47(2) de la Loi sur les jeunes contrevenants ne fait pas exception. Toutefois, ce paragraphe ne constitue pas une menace pour l'autorité des cours supérieures. En laissant aux cours supérieures le pouvoir de juger des adolescents pour outrage commis pendant les audiences du tribunal, le Parlement a examiné et soupesé soigneusement ce qui est nécessaire pour que les cours supérieures puissent préserver leur autorité.

Le transfert par le Parlement aux tribunaux pour adolescents du pouvoir que les cours supérieures visées à l'art. 96 ont de juger des adolescents pour outrage commis en dehors des audiences du tribunal est valide. Le critère applicable au transfert, établi dans le Renvoi sur la location résidentielle, est respecté et ce critère suffit à lui seul pour statuer sur le présent pourvoi. Le pouvoir en question appartenait historiquement aux cours visées à l'art. 96, il est de nature judiciaire et n'est qu'accessoire au rôle plus large que les tribunaux pour adolescents jouent relativement aux problèmes et aux besoins particuliers des jeunes contrevenants. Étant donné que la constitutionnalité du par. 47(2) de la Loi sur les jeunes contrevenants n'a pas été contestée avec succès, il s'ensuit que l'appelant aurait dû être jugé devant un tribunal pour adolescents. Sa déclaration de culpabilité prononcée par une cour supérieure devrait être annulée et les accusations devraient être renvoyées devant le tribunal pour adolescents en vue d'un procès.


Parties
Demandeurs : MacMillan Bloedel Ltd.
Défendeurs : Simpson

Références :

Jurisprudence
Citée par le juge en chef Lamer
Arrêt appliqué: Renvoi relatif à la Loi de 1979 sur la location résidentielle, [1981] 1 R.C.S. 714
arrêt examiné: Renvoi relatif à la Loi sur les jeunes contrevenants (Î.‑P.‑É.), [1991] 1 R.C.S. 252
arrêts mentionnés: Sobeys Stores Ltd. c. Yeomans, [1989] 1 R.C.S. 238
McEvoy c. Procureur général du Nouveau‑Brunswick, [1983] 1 R.C.S. 704
B.C.G.E.U. c. Colombie‑Britannique (Procureur général), [1988] 2 R.C.S. 214
Crevier c. Procureur général du Québec, [1981] 2 R.C.S. 220
Procureur général du Canada c. Law Society of British Columbia, [1982] 2 R.C.S. 307
R. c. Vermette, [1987] 1 R.C.S. 577
United Nurses of Alberta c. Alberta (Procureur général), [1992] 1 R.C.S. 901
Chrysler Canada Ltd. c. Canada (Tribunal de la concurrence), [1992] 2 R.C.S. 394
British Columbia (Attorney‑General) c. Mount Currie Indian Band (1991), 64 C.C.C. (3d) 172.
Citée par le juge McLachlin (dissidente)
Renvoi relatif à la Loi de 1979 sur la location résidentielle, [1981] 1 R.C.S. 714
Toronto c. York, [1938] A.C. 415
Reference re Adoption Act, [1938] R.C.S. 398
Labour Relations Board of Saskatchewan c. John East Iron Works, Ltd., [1949] A.C. 134
Tomko c. Labour Relations Board (Nouvelle-Écosse), [1977] 1 R.C.S. 112
Ville de Mississauga c. Municipalité régionale de Peel, [1979] 2 R.C.S. 244
Procureur général du Québec c. Grondin, [1983] 2 R.C.S. 364
Sobeys Stores Ltd. c. Yeomans, [1989] 1 R.C.S. 238
Renvoi relatif à la Loi sur les jeunes contrevenants (Î.‑P.‑É.), [1991] 1 R.C.S. 252
McEvoy c. Procureur général du Nouveau-Brunswick, [1983] 1 R.C.S. 704
Glover c. Glover (No. 1) (1980), 113 D.L.R. (3d) 161, conf. par [1981] 2 R.C.S. 561
Crevier c. Procureur général du Québec, [1981] 2 R.C.S. 220.
Lois et règlements cités
Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C‑46, art. 9 [abr. & rempl. ch. 27 (1er suppl.), art. 6
mod. ch. 1 (4e suppl.), art. 18 (ann. I, no 3)], 127(1), 484 [mod. ch. 27 (1er suppl.), art. 203], 486(1) [idem], (4) [abr. & rempl. ch. 23 (4e suppl.), art. 1], (5), 605(2) [mod. ch. 27 (1er suppl.), art. 203], 708(1).
Loi constitutionnelle de 1867, art. 91(27), 92(14), 96, 97 à 101, 129.
Loi sur les jeunes contrevenants, L.R.C. (1985), ch. Y‑1, art. 2(1) «infraction», 5(1), 47.
Doctrine citée
Borrie and Lowe's Law of Contempt, 2nd ed. By Nigel Lowe. Consultant Editor, Sir Gordon Borrie. London: Butterworths, 1983.
Cromwell, T. A. «Aspects of Constitutional Judicial Review in Canada» (1995), 46 S.C. L. Rev. 1027.
Fox, Sir John C. The History of Contempt of Court: The Form of Trial and the Mode of Punishment. London: Professional Books Ltd., 1972.
Hogg, Peter W. Constitutional Law of Canada, 3rd ed. Scarborough, Ont.: Carswell, 1992.
Jacob, I. H. «The Inherent Jurisdiction of the Court» (1970), 23 Current Legal Problems 23.
Mason, Keith. «The Inherent Jurisdiction of the Court» (1983), 57 A.L.J. 449.
Miller, Christopher J. Contempt of Court. Oxford: Clarendon Press, 1989.
Popovici, Adrian. L'outrage au tribunal. Montréal: Thémis, 1977.

Proposition de citation de la décision: MacMillan Bloedel Ltd. c. Simpson, [1995] 4 R.C.S. 725 (14 décembre 1995)


Origine de la décision
Date de l'import : 06/04/2012
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;1995-12-14;.1995..4.r.c.s..725 ?
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