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26/01/1995 | CANADA | N°[1995]_1_R.C.S._85

Canada | Winnipeg Condominium Corporation No. 36 c. Bird Construction Co., [1995] 1 R.C.S. 85 (26 janvier 1995)


Winnipeg Condominium Corporation No. 36 c. Bird Construction Co., [1995] 1 R.C.S. 85

Winnipeg Condominium Corporation No. 36 Appelante

c.

Bird Construction Co. Ltd. Intimée

et

Smith Carter Partners Intervenante

Répertorié: Winnipeg Condominium Corporation No. 36 c. Bird Construction Co.

No du greffe: 23624.

1994: 12 octobre; 1995: 26 janvier.

Présents: Les juges La Forest, L'Heureux‑Dubé, Sopinka, Cory, McLachlin, Iacobucci et Major.

en appel de la cour d'appel du manitoba

POURVOI contre un arrêt de la Cour d'

appel du Manitoba (1993), 85 Man. R. (2d) 81, 41 W.A.C. 81, 101 D.L.R. (4th) 699, 15 C.C.L.T. (2d) 1, 6 C.L.R. (2d) 1, [1...

Winnipeg Condominium Corporation No. 36 c. Bird Construction Co., [1995] 1 R.C.S. 85

Winnipeg Condominium Corporation No. 36 Appelante

c.

Bird Construction Co. Ltd. Intimée

et

Smith Carter Partners Intervenante

Répertorié: Winnipeg Condominium Corporation No. 36 c. Bird Construction Co.

No du greffe: 23624.

1994: 12 octobre; 1995: 26 janvier.

Présents: Les juges La Forest, L'Heureux‑Dubé, Sopinka, Cory, McLachlin, Iacobucci et Major.

en appel de la cour d'appel du manitoba

POURVOI contre un arrêt de la Cour d'appel du Manitoba (1993), 85 Man. R. (2d) 81, 41 W.A.C. 81, 101 D.L.R. (4th) 699, 15 C.C.L.T. (2d) 1, 6 C.L.R. (2d) 1, [1993] 5 W.W.R. 673, qui a radié une déclaration en accueillant un appel contre un jugement du juge Galanchuk (1992), 84 Man. R. (2d) 23, qui avait rejeté une demande de radiation ou, subsidiairement, de jugement sommaire. Pourvoi accueilli.

Kevin T. Williams et Paul Forsyth, pour l'appelante.

Sidney Green, c.r., et Murdoch MacKay, c.r., pour l'intimée.

David I. Marr et Roger B. King, c.r., pour l'intervenante Smith Carter Partners.

Version française du jugement de la Cour rendu par

1 Le juge La Forest — L'entrepreneur général chargé de la construction d'un immeuble peut‑il être jugé responsable de négligence en matière délictuelle envers l'acquéreur subséquent de l'immeuble qui n'a aucun lien contractuel avec l'entrepreneur, et être tenu, en conséquence, de rembourser les frais engagés pour réparer les vices de l'immeuble résultant de la négligence dont il a fait preuve en le construisant? Telle est la question posée dans une motion en vue d'un jugement sommaire et une motion en radiation d'une demande pour le motif qu'elle ne révèle aucune cause d'action raisonnable, qui ont été présentées au juge Galanchuk de la Cour du Banc de la Reine du Manitoba en vertu des règles 20.01 et 25.11 des Règles de la Cour du Banc de la Reine du Manitoba, règl. du Man. 553/88. Le juge Galanchuk a rejeté ces motions, mais la Cour d'appel du Manitoba a accueilli l'appel interjeté contre cette décision et a radié la demande contre l'entrepreneur pour le motif qu'elle visait à obtenir des dommages‑intérêts pour une perte économique qui ne pouvait pas donner lieu à indemnisation dans les circonstances, et que la demande ne révélait donc pas une cause d'action raisonnable.

2 Pour les raisons exposées ci‑après, je ne puis en toute déférence souscrire à l'opinion de la Cour d'appel; je conviens avec le juge Galanchuk que l'action devrait être instruite en première instance. Les faits énoncés devant le juge Galanchuk figurent dans la déclaration modifiée de l'appelante ainsi que dans la défense et l'avis de motion de l'intimée. Ces faits sont les suivants.

Les faits

3 Le 19 avril 1972, un promoteur immobilier de Winnipeg, Tuxedo Properties Co. Ltd. («Tuxedo»), a conclu avec l'entrepreneur général Bird Construction Co. Ltd. («Bird») un contrat (le «contrat général») en vue de la construction d'un immeuble d'habitation de 15 étages dans lequel seraient aménagés 94 appartements. Bird s'engageait, dans le contrat général, à construire l'immeuble en conformité avec les plans et devis établis par le cabinet d'architectes Smith Carter Partners («Smith Carter»), avec lequel Tuxedo avait également signé un contrat. Le 5 juin 1972, Bird a passé avec un sous‑entrepreneur en maçonnerie, Kornovski & Keller Masonry Ltd. («Kornovski & Keller»), un contrat de sous‑traitance aux termes duquel celui‑ci s'engageait à effectuer les travaux de maçonnerie que prévoyait le contrat général. Les travaux visés au contrat général ont commencé en avril 1972 et la construction de l'immeuble était essentiellement achevée en décembre 1974.

4 Initialement destiné à la location et effectivement utilisé à cette fin, l'immeuble a été converti en condominium en octobre 1978, lorsque la Winnipeg Condominium Corporation No. 36 (la «société condominiale») est devenue propriétaire inscrite du terrain et de l'immeuble. Les parties étaient en désaccord quant aux faits entourant la conversion, mais au cours des plaidoiries, l'appelante a reconnu, pour les fins du présent pourvoi, que la société condominiale était un propriétaire subséquent de l'immeuble et non pas l'alter ego de la première propriétaire. Je vais donc examiner le pourvoi en tenant pour acquis qu'il en était effectivement ainsi.

5 En 1982, le conseil d'administration de la société condominiale s'est inquiété de l'état du revêtement extérieur de l'immeuble (composé de plaques de pierre de quatre pouces d'épaisseur) qu'avait installé le sous‑entrepreneur Kornovski & Keller. Les administrateurs ont constaté que le mortier s'était détaché par endroits et que des fissures commençaient à apparaître dans le revêtement de pierre. En raison de ces inquiétudes, la société condominiale a retenu les services d'un cabinet d'ingénieurs de structure ainsi que ceux du cabinet d'architectes initial Smith Carter, pour qu'ils inspectent l'immeuble. Les ingénieurs et Smith Carter ont recommandé certaines réparations mineures, mais se sont dits d'avis que l'armature de la maçonnerie était solide. Les réparations ont été effectuées en 1982 et la société condominiale en a assumé le coût de 8 100 $.

6 Le 8 mai 1989, une partie du revêtement, d'une hauteur d'un étage et d'une vingtaine de pieds de longueur, s'est détachée du neuvième étage de l'immeuble et est tombée sur le sol. La société condominiale a retenu les services d'ingénieurs‑conseils qui ont procédé à d'autres inspections, à la suite desquelles la société a fait remplacer complètement le revêtement au coût de plus de 1,5 million de dollars.

7 La société condominiale a intenté une action pour négligence contre Bird, Smith Carter et Kornovski & Keller. Dans sa déclaration, la société condominiale a énuméré les prétendus vices dans la conception de l'immeuble et dans l'exécution des travaux, sans toutefois blâmer expressément l'une ou l'autre partie défenderesse. Bird a répondu en déposant, devant la Cour du Banc de la Reine du Manitoba, une motion en vue d'un jugement sommaire et une motion en radiation de la demande de la société condominiale pour le motif qu'elle ne révélait aucune cause d'action raisonnable. Le juge Galanchuk a entendu les motions en même temps qu'une motion similaire de la part du sous‑entrepreneur. Smith Carter n'a pas présenté elle‑même de motion, mais elle a comparu et a été autorisée à appuyer celles de ses codéfenderesses, qui ont toutes les deux été rejetées. Bird, à la différence du sous‑entrepreneur, a interjeté appel devant la Cour d'appel qui a rejeté l'appel quant à la motion en vue d'un jugement sommaire, mais l'a accueilli relativement à la motion en radiation et a radié la déclaration relativement à Bird.

Les juridictions inférieures

Cour du Banc de la Reine du Manitoba (1992), 84 Man. R. (2d) 23 (le juge Galanchuk)

8 Le juge Galanchuk a rejeté la motion de Bird en vue d'un jugement sommaire et sa motion en radiation de la demande de la société condominiale pour le motif qu'elle ne révélait aucune cause d'action raisonnable, parce que la demande de la société condominiale révélait une cause d'action raisonnable et que les questions dont il était saisi étaient litigieuses. Il a fait remarquer que les parties avaient soulevé de véritables questions de crédibilité et avaient produit des éléments de preuve contradictoires suffisamment complexes pour justifier un procès. Quant à l'argument de Bird selon lequel la perte de la société condominiale était purement économique et, partant, non susceptible d'indemnisation par Bird, il a décidé que la question devait être examinée par un juge de première instance et qu'il faudrait répondre à la question suivante au procès (à la p. 28):

[traduction] Le préjudice était‑il suffisamment prévisible et existait‑il entre les parties un lien suffisamment étroit pour qu'il puisse y avoir imputation de responsabilité dans les circonstances de l'espèce et pour que soit justifiée la demande d'indemnisation de la demanderesse?

Cour d'appel (1993), 85 Man. R. (2d) 81 (le juge Huband, aux motifs duquel ont souscrit le juge en chef Scott et le juge Philp)

9 La Cour d'appel, comme nous l'avons vu, a accueilli l'appel et radié la demande de la société condominiale contre Bird. Le juge Huband a conclu, au nom d'une cour unanime, que les frais engagés par ladite société pour la réparation de l'immeuble constituaient une perte purement économique et n'étaient pas susceptibles d'indemnisation fondée sur la responsabilité délictuelle de Bird. En rendant cette décision, il a jugé directement pertinent l'arrêt de la Chambre des lords D & F Estates Ltd. c. Church Commissioners for England, [1988] 2 All E.R. 992, où les lords juges ont statué qu'en l'absence d'un lien contractuel, un acquéreur éloigné ne saurait intenter contre l'entrepreneur ou le constructeur initial une action pour négligence afin de se faire rembourser les frais engagés pour réparer une construction défectueuse lorsque le vice a été découvert avant qu'il ne cause des lésions corporelles ou encore des dommages à un autre bien. Appliquant ce raisonnement, le juge Huband a fait remarquer que, même si c'étaient les employés de Bird, et non pas ceux du sous‑entrepreneur Kornovski & Keller, qui avaient installé le revêtement extérieur, la société condominiale n'aurait pas pu intenter une action pour négligence parce que les dommages‑intérêts demandés pour les frais de réparation du revêtement auraient tout de même été de nature purement économique. À l'appui de cette conclusion, le juge Huband a cité, en l'approuvant, l'extrait suivant des motifs de lord Bridge dans D & F Estates, à la p. 1006:

[traduction] . . . la responsabilité ne peut être engagée que si le vice demeure caché jusqu'à ce que la structure défectueuse cause des lésions corporelles ou encore des dommages à un autre bien que la structure elle‑même. Si le vice est découvert avant qu'un dommage ne soit causé, il semblerait que la perte subie par le propriétaire de la structure, qui se voit obligé de la réparer ou de la démolir afin d'écarter un danger éventuel pour des tiers, soit purement économique. Ainsi, si je me porte acquéreur d'un bien‑fonds dont le mur du jardin comporte un vice dangereux imputable à la malfaçon du constructeur initial, il est difficile de voir sur quel motif de principe je pourrais me fonder pour intenter contre ce dernier une action délictuelle en remboursement du coût de réparation ou de démolition du mur. Aucun préjudice physique n'a été causé. Il est simplement arrivé que le vice du mur a été découvert à temps pour empêcher un préjudice de survenir.

10 Le juge Huband a conclu que la règle de droit énoncée dans l'arrêt D & F Estates s'accordait avec le droit canadien. Il a dit s'inquiéter quelque peu de ce que, dans cet arrêt, lord Bridge et lord Oliver aient critiqué expressément l'arrêt antérieur de la Chambre des lords Anns c. Merton London Borough Council, [1978] A.C. 728, dans lequel lord Wilberforce avait formulé un critère de négligence à deux volets et avait laissé entendre, dans une remarque incidente, que la responsabilité d'un entrepreneur pourrait être engagée dans des circonstances analogues à celles de la présente affaire. Le juge Huband a fait observer que l'application, par les tribunaux canadiens, du raisonnement de l'arrêt D & F Estates pourrait être problématique puisque cet arrêt a ouvert la voie au rejet total de l'arrêt Anns par les lords juges dans l'arrêt Murphy c. Brentwood District Council, [1990] 2 All E.R. 908 (H.L.). Par contre, a‑t‑il souligné, notre Cour a explicitement refusé d'abandonner l'arrêt Anns, dans l'arrêt Cie des chemins de fer nationaux du Canada c. Norsk Pacific Steamship Co., [1992] 1 R.C.S. 1021.

11 Le juge Huband a toutefois résolu le problème en décidant qu'en l'espèce l'issue serait identique, peu importe que l'on applique la méthode de l'arrêt Anns ou celle de l'arrêt Murphy. Le juge Huband conclut, en premier lieu, à la p. 90, que la notion caveat emptor annule tout lien étroit au sens du premier volet du critère énoncé par lord Wilberforce dans l'arrêt Anns:

[traduction] La maxime caveat emptor s'applique entre l'acquéreur et le vendeur. Mais, de par son existence même, ce principe enseigne à l'acheteur éventuel qu'il doit s'en remettre à ses propres investigations, inspections et enquêtes, plutôt que de s'en remettre au fait que le vendeur avait retenu les services des architectes Smith Carter Partners et de l'entrepreneur général Bird, et au fait que Kornovski & Keller était l'un des sous‑entrepreneurs, et plutôt que de supposer que la bonne réputation de ces entreprises permet de conclure en toute quiétude que l'immeuble est exempt de vices. La maxime «que l'acheteur prenne garde» enseigne à l'acheteur éventuel que s'il cherche une protection plus étendue que celle résultant de ses propres investigations, inspections et enquêtes, il devrait demander au vendeur les garanties voulues ou, s'il ne peut pas les négocier, demander à un assureur de couvrir les risques futurs prévus.

En deuxième lieu, le juge Huband conclut, à la p. 86, que, dans l'arrêt D & F Estates, la Chambre des lords a exprimé des préoccupations de principe suffisamment sérieuses pour justifier d'empêcher l'indemnisation en vertu du second volet du critère de l'arrêt Anns:

[traduction] La grande polémique persistera quant à savoir si l'arrêt Anns est juste et devrait être suivi, ou s'il faudrait préférer le raisonnement adopté dans l'arrêt Murphy. Mais je ne crois pas que, dans certains cas, ces approches différentes produiront des résultats différents. Dans l'arrêt D & F Estates, la Chambre des lords a, en fait, examiné s'il existait des facteurs qui devraient annihiler, réduire ou limiter la portée d'une obligation de diligence qu'un entrepreneur en bâtiments a envers le locataire subséquent de l'immeuble ou s'il y avait des limites quant aux dommages‑intérêts pouvant être accordés par suite du manquement à cette obligation. La cour a conclu qu'il existait effectivement des considérations qui devraient limiter la portée de la réparation. Lord Bridge a fait remarquer qu'en ce qui concerne les biens meubles défectueux, l'acheteur ou le locataire ayant droit au bénéfice d'une garantie de qualité pertinente peut, en vertu d'un contrat, se faire indemniser de la perte économique, mais pareille perte «ne permet pas à l'acheteur ou au locataire éloigné du bien meuble d'obtenir une indemnisation fondée sur la responsabilité délictuelle». Lord Bridge a conclu que la même règle de droit devrait s'appliquer en matière immobilière et ce besoin d'uniformité devrait effectivement limiter la portée de la réparation accordée pour manquement à une obligation de diligence.

Analyse

12 En l'espèce, notre Cour a de nouveau l'occasion d'aborder la question de la possibilité d'obtenir l'indemnisation d'une perte économique, fondée sur la responsabilité délictuelle. Dans l'arrêt Norsk, précité, à la p. 1049, je me suis référé à un article du professeur Feldthusen où il énumère cinq catégories différentes de cas dans lesquels s'est posée cette même question («Economic Loss in the Supreme Court of Canada: Yesterday and Tomorrow» (1990‑91), 17 Can. Bus. L.J. 356, aux pp. 357 et 358). Il s'agit des catégories suivantes:

[traduction]

1.La responsabilité indépendante des autorités publiques légales;

2.La déclaration inexacte faite par négligence;

3.La prestation négligente d'un service;

4.La fourniture négligente de marchandises ou de structures de mauvaise qualité;

5.La perte économique relationnelle.

J'ai souligné, dans l'arrêt Norsk, que la question de la possibilité d'obtenir l'indemnisation d'une perte économique doit être abordée en fonction des questions de principe uniques et distinctes qui se posent dans chacune de ces catégories. Cela tient à ce que, en dernière analyse, les questions touchant l'indemnisation d'une perte économique visent à déterminer la juste portée du droit de la responsabilité délictuelle, et il faut, à cette fin, tenir compte des différentes situations dans lesquelles la question peut se poser. Les questions soulevées en l'espèce diffèrent de celles de l'affaire Norsk, qui tombaient dans la cinquième catégorie. La présente affaire, qui met en cause la prétendue construction négligente d'un immeuble, relève en partie de la quatrième catégorie, sous réserve toutefois d'une importante restriction. La structure fournie avec négligence en l'espèce était non seulement de mauvaise qualité, mais encore dangereuse. Cela est important, selon moi, parce que la gravité du danger pour les personnes et d'autres biens résultant de la construction négligente d'un immeuble est une pierre angulaire de l'analyse de principe qui doit être effectuée pour déterminer si les frais de réparation de l'immeuble peuvent faire l'objet d'une indemnisation fondée sur la responsabilité délictuelle. Comme je vais tenter de le démontrer, une distinction peut être faite, en principe, entre un immeuble qui comporte des vices «dangereux» et une construction qui est simplement «de mauvaise qualité», et, du moins en ce qui concerne les vices dangereux, il existe de sérieuses raisons de principe d'imposer aux entrepreneurs une responsabilité délictuelle pour les frais de réparation de ces vices.

13 Traditionnellement, les tribunaux ont qualifié de «perte économique» les frais engagés par une partie demanderesse pour réparer un bien meuble ou un bâtiment défectueux, pour le motif que ces frais ne résultent pas de lésions corporelles ou d'un dommage causé à un bien autre que le bien meuble ou le bâtiment défectueux lui‑même: voir Rivtow Marine Ltd. c. Washington Iron Works, [1974] R.C.S. 1189, à la p. 1207. Pour ma part, je préférerais traiter directement des considérations de principe sous‑jacentes à cette catégorisation, comme on l'a fait dans une situation analogue dans l'arrêt Dutton c. Bognor Regis Urban District Council, [1972] 1 Q.B. 373 (C.A.), le maître des rôles lord Denning (aux pp. 396 à 398) et le lord juge Sachs (aux pp. 403 et 404). Je me contente toutefois d'examiner les questions litigieuses en fonction des arguments qui ont été formulés. Prenant cette catégorisation traditionnelle comme point de départ pratique pour mon analyse, je fais remarquer que les pertes visées par la réclamation de la société condominiale dans la présente affaire tombent très clairement dans la catégorie de la perte économique. Dans sa déclaration, la société condominiale réclame à l'intimée Bird, au sous‑entrepreneur Kornovski & Keller et au cabinet d'architectes Smith Carter des dommages‑intérêts de plus de 1,5 million de dollars, représentant le coût des réparations effectuées après que le revêtement extérieur de l'immeuble se fut effondré le 8 mai 1989. La société condominiale ne prétend pas que la chute du revêtement a causé des lésions corporelles à quiconque ou endommagé quelque autre bien lui appartenant. Elle demande plutôt simplement à se faire indemniser des frais engagés pour réparer la maçonnerie qu'elle prétendait défectueuse et pour remettre l'extérieur de l'immeuble dans un état où il ne présenterait plus de danger.

14 Bien que la plupart des arguments avancés devant notre Cour par la société condominiale aient visé à prouver que les frais de réparation constituaient une perte économique pouvant donner lieu à indemnisation, son avocat a fait valoir subsidiairement que les pertes en question pouvaient, en fait, être considérées comme des dommages causés à des biens, plutôt que comme une perte purement économique. Dans l'arrêt D & F Estates, précité, aux pp. 1006 et 1007, lord Bridge fait cette remarque incidente:

[traduction] . . . on pourrait fort bien soutenir que, dans le cas de structures complexes, [. . .] un élément de la structure devrait être considéré, aux fins de l'application des principes analysés, comme distinct d'un autre élément, de sorte que le dommage causé à une partie de la structure par le vice caché d'une autre partie pourrait être assimilé à un dommage à un «autre bien». . .

L'avocat de la société condominiale a fait valoir que la chute du revêtement pouvait avoir été imputable à l'installation négligente de certaines attaches métalliques. Suivant le raisonnement proposé par lord Bridge, l'avocat a soutenu que la perte subie était en fait non pas une perte économique, mais plutôt un dommage causé à un «autre bien», qui pouvait donc donner lieu à indemnisation en vertu des principes établis dans l'arrêt Donoghue c. Stevenson, [1932] A.C. 562 (H.L.). En d'autres termes, l'avocat a cherché à situer le vice dans une partie de la structure et à faire valoir que le dommage subi par le reste de la structure a été de quelque manière «causé» par ce vice.

15 Je souligne, au départ, que l'argument avancé par la société condominiale sur ce point subsidiaire ne me convainc guère. Dans l'arrêt Murphy, précité, aux pp. 926 à 928, lord Bridge a réexaminé et rejeté la théorie de la «structure complexe» qu'il avait proposée dans l'arrêt D & F Estates, formulant à l'égard de cette théorie la critique suivante (à la p. 928):

[traduction] En réalité, les éléments structurels de n'importe quel bâtiment forment un tout indivisible dont les différentes parties sont essentiellement interdépendantes. Si une partie de la structure comporte un vice, celui‑ci a nécessairement une incidence plus ou moins grande sur chacune des autres parties. Tout vice de la structure compromet donc la qualité de l'ensemble, et il est tout à fait artificiel, dans le but d'imposer une responsabilité que la loi n'imposerait pas par ailleurs, de considérer un vice d'une structure intégrale, dans la mesure où il affaiblit cette structure, comme dangereux et susceptible d'endommager un «autre bien».

Une distinction cruciale doit être faite ici entre une partie quelconque d'une structure complexe que l'on dit «dangereuse» du seul fait qu'elle ne remplit pas bien son rôle de soutien des autres parties, et quelque élément distinct incorporé dans la structure, qui fonctionne indéniablement mal au point de causer des dommages à la structure dans laquelle il est incorporé. Ainsi, si une chaudière défectueuse, dans un système de chauffage central, explose et endommage une maison, ou si une installation électrique défectueuse fonctionne mal et cause un incendie dans la maison, je ne vois aucune raison de douter que le propriétaire des lieux, pour peu qu'il soit en mesure de prouver que les dommages ont résulté de la négligence du fabriquant de la chaudière dans le premier cas, ou de l'entrepreneur électricien dans l'autre cas, peut obtenir une indemnisation fondée sur la responsabilité délictuelle selon les principes de l'arrêt Donoghue c. Stevenson.

Je souscris entièrement aux critiques formulées par lord Bridge à l'égard de la théorie de la «structure complexe». Dans les affaires concernant l'indemnisation d'une perte économique, fondée sur la responsabilité délictuelle, il vaut mieux que les tribunaux soupèsent ouvertement les questions de principe pertinentes. Puisque le recours à la théorie de la «structure complexe» sert surtout à contourner et à obscurcir les questions de principe sous‑jacentes, je l'écarte dans les affaires mettant en cause la responsabilité des entrepreneurs en ce qui concerne les frais de réparation de bâtiments défectueux.

16 Alors si on tient pour acquis que les pertes dont la société condominiale cherche à se faire indemniser en l'espèce sont purement économiques, notre Cour n'a qu'à décider s'il s'agit du type de pertes économiques qui devraient ouvrir droit à l'indemnisation fondée sur la responsabilité délictuelle. Pour conclure que les pertes visées par la réclamation de la société condominiale ne peuvent donner lieu à une telle indemnisation, la Cour d'appel du Manitoba, comme nous l'avons vu, a suivi le raisonnement adopté par la Chambre des lords dans l'affaire D & F Estates, où il a été décidé que le détenteur subséquent du titre de propriété ne saurait, en l'absence d'un lien contractuel ou d'une relation de confiance particulière, intenter contre l'entrepreneur une action pour négligence en vue de se faire indemniser des frais engagés pour réparer un vice d'un immeuble. Je devrais dire que la Cour d'appel aurait bien pu parvenir à la même conclusion en se fondant sur l'opinion majoritaire dans l'affaire Rivtow, précitée, point sur lequel je reviendrai plus loin. Pour le moment, je vais trancher les arguments relatifs à l'arrêt D & F Estates.

17 Les faits de l'affaire D & F Estates sont les suivants. Les défendeurs étaient les entrepreneurs principaux engagés par le propriétaire d'un terrain pour y construire un immeuble d'habitation entre 1963 et 1965. Les entrepreneurs ont engagé un sous‑entrepreneur pour exécuter les travaux de plâtrage dans l'immeuble, lesquels, comme on s'en est rendu compte par la suite, ont été exécutés de façon négligente. En 1965, une fois l'immeuble terminé, les demandeurs ont signé avec le propriétaire de l'immeuble un bail de 98 ans pour un appartement. En 1980, les demandeurs ont constaté qu'il y avait du jeu dans le plâtre recouvrant les plafonds et un mur et que du plâtre s'était détaché par endroits. Les demandeurs ont fait enlever le reste du plâtre et les surfaces en question ont été replâtrées et repeintes à leurs frais. Ils ont intenté contre l'entrepreneur initial une action délictuelle en paiement du coût des réparations effectuées et du coût estimatif de réparations futures. En première instance, le juge a condamné les entrepreneurs à payer des dommages‑intérêts pour le coût des travaux de réparation, pour le motif qu'ils s'étaient montrés négligents dans la surveillance des travaux de plâtrage. La Cour d'appel ayant infirmé la décision du juge de première instance, la partie demanderesse s'est pourvue devant la Chambre des lords.

18 La Chambre des lords a rejeté le pourvoi pour deux motifs principaux. En premier lieu, elle a décidé que toute obligation relative à la qualité de la construction d'un immeuble, que peut avoir un entrepreneur envers le propriétaire d'un logement, doit découler d'un contrat plutôt que d'une responsabilité délictuelle. Elle a fondé cette conclusion sur la crainte que permettre l'indemnisation des frais de réparation des vices d'un immeuble ait pour effet de créer une garantie non contractuelle de bon état; voir D & F Estates, à la p. 1007.

19 En deuxième lieu, elle a décidé qu'un entrepreneur ne peut être tenu responsable en matière délictuelle envers les acquéreurs subséquents d'un immeuble que si sa négligence cause des lésions corporelles à ces derniers ou des dommages à d'autres biens leur appartenant, ou s'il s'est développé entre l'entrepreneur et les acquéreurs un rapport de confiance particulier du genre de celui évoqué dans l'arrêt Hedley Byrne & Co. c. Heller & Partners Ltd., [1964] A.C. 465. Voir D & F Estates, à la p. 1014.

20 Dans l'affaire D & F Estates, il n'y avait aucun contrat entre la partie demanderesse et les défendeurs, et les lords juges n'ont dégagé des faits aucun rapport de confiance particulier. Ils ont donc estimé que les frais de réparation du plâtre défectueux tombaient dans la catégorie de la [traduction] «perte purement économique». Puisque la négligence dans cette affaire n'avait pas causé de lésions corporelles ni de dommages matériels, ils ont conclu que la partie demanderesse ne pouvait pas réclamer ces frais de l'entrepreneur. Lord Bridge formule ainsi cette conclusion, à la p. 1006:

[traduction] . . . la responsabilité ne peut être engagée que si le vice demeure caché jusqu'à ce que la structure défectueuse cause des lésions corporelles ou encore des dommages à un autre bien que la structure elle‑même. Si le vice est découvert avant qu'un dommage ne soit causé, il semblerait que la perte subie par le propriétaire de la structure, qui se voit obligé de la réparer ou de la démolir afin d'écarter un danger éventuel pour des tiers, soit purement économique.

Lord Oliver tire une conclusion analogue, à la p. 1014:

[traduction] . . . pareille perte ne peut, en principe, donner lieu à une indemnisation fondée sur la responsabilité délictuelle, à moins que ne s'applique le principe de confiance établi dans l'arrêt Hedley Byrne. En l'espèce, le plâtre défectueux n'a causé aucun dommage au reste de l'immeuble et, dans la mesure où il présentait un risque de dommage pour d'autres biens ou un risque de lésions corporelles pour un occupant, il suffisait simplement, pour y remédier, de l'enlever.

21 Le juge Huband a tenu pour impérieux et fort convaincant le raisonnement suivi dans l'arrêt D & F Estates et a conclu, pour ce motif, que la société condominiale ne pouvait, par voie d'action délictuelle, se faire indemniser par Bird des frais engagés pour réparer les vices de l'immeuble. En toute déférence, je parviens à une conclusion différente. À mon avis, lorsqu'un entrepreneur (ou toute autre personne) fait preuve de négligence dans la conception ou la construction d'un immeuble, et qu'on découvre dans cet immeuble des vices qui résultent de cette négligence et qui présentent un danger réel et important pour les occupants de l'immeuble, ces derniers peuvent intenter une action délictuelle en indemnisation des frais raisonnables engagés pour réparer les vices et pour remettre l'immeuble dans un état où il ne présente plus de danger. La raison d'être de cette conclusion est qu'une personne qui participe à la construction d'une grande structure permanente qui, si elle est construite de façon négligente, risque de causer un préjudice grave à d'autres personnes et à d'autres biens dans la collectivité, devrait se voir assujettie à une norme raisonnable de diligence. Sir Robin Cooke explique ainsi cette conclusion («An Impossible Distinction» (1991), 107 L.Q. Rev. 46, à la p. 70):

[traduction] Il reste simplement qu'à première vue on devrait s'attendre à ce que celui qui dote la collectivité d'une structure apparemment solide et durable, destinée, selon toute vraisemblance, à être utilisée successivement par plusieurs personnes, fasse preuve de diligence raisonnable pour que cette structure soit raisonnablement adaptée à cet usage et que personne ne soit induit en erreur à cet égard. Il ne fait pas qu'exercer sa liberté, en tant que citoyen, de poursuivre ses propres fins. Il se trouve à construire, à exploiter ou à sanctionner quelque chose qui est destiné à l'usage d'autrui. En l'absence de motifs sérieux de conclure le contraire et sous réserve de restrictions raisonnables notamment sur le plan des délais, on devrait accepter les conséquences naturelles de l'omission de faire preuve de diligence raisonnable.

22 Ma conclusion que le type de perte économique dont la société condominiale demande l'indemnisation en l'espèce ouvre effectivement droit à une indemnisation fondée sur la responsabilité délictuelle repose en grande partie sur ce qui me semble être de sérieuses considérations de principe, que je préciserai davantage plus loin. Cependant, je crois qu'il importe préalablement d'expliquer pourquoi l'arrêt D & F Estates ne devrait pas, selon moi, être considéré comme fort convaincant dans le droit canadien de la responsabilité délictuelle, tel qu'il évolue actuellement. Deux motifs m'incitent à tirer cette conclusion: premièrement, dans la mesure où il repose sur l'hypothèse selon laquelle l'obligation en matière délictuelle de payer les frais de réparation de maisons défectueuses représente un empiétement injustifiable de la responsabilité délictuelle sur le domaine contractuel, l'arrêt D & F Estates de la Chambre des lords est inconciliable avec de récentes décisions canadiennes qui reconnaissent que des obligations contractuelles et des obligations en matière délictuelle peuvent coexister. Deuxièmement, dans la mesure où il s'inscrit dans une suite de décisions anglaises qui ont abouti au rejet de l'arrêt Anns, l'arrêt D & F Estates, est incompatible avec l'application continue, par notre Cour, des principes établis dans l'arrêt Anns.

23 En ce qui concerne le premier de ces motifs, je fais remarquer qu'il est maintenant bien établi au Canada qu'une obligation de diligence en matière délictuelle et une obligation contractuelle peuvent coexister. Dans l'affaire Central Trust Co. c. Rafuse, [1986] 2 R.C.S. 147, aux pp. 204 et 205, le juge Le Dain explique ainsi le rapport entre ces deux types d'obligations:

1. L'obligation de diligence en common law qui, conformément au principe général énoncé par lord Wilberforce dans l'arrêt Anns v. Merton London Borough Council, résulte de l'existence de rapports suffisamment étroits entre les intéressés, ne se limite pas aux relations qui ne tirent pas leur origine d'un contrat. Bien que les liens dont il s'agissait dans les arrêts Donoghue v. Stevenson, Hedley Byrne et Anns aient été de nature non contractuelle et que l'on ait nécessairement parlé dans les jugements d'une obligation de diligence qui existe indépendamment d'un contrat, je ne vois rien dans les énoncés d'un principe général dans ces arrêts qui laisse entendre que l'application du principe devait se limiter à des liens qui prenaient naissance indépendamment d'un contrat. [. . .] [L]a question est de savoir s'il existe des rapports suffisamment étroits, et non pas de savoir comment ils ont pris naissance. Pour des raisons d'intérêt public, le principe de la responsabilité délictuelle est général.

Cela ne veut pas dire, évidemment, qu'une obligation en matière délictuelle découle d'une obligation contractuelle. Dans l'arrêt Rafuse, le juge Le Dain nous explique clairement que, si les obligations contractuelles et celles en matière délictuelle peuvent coexister, l'obligation en matière délictuelle doit prendre naissance indépendamment de l'obligation contractuelle. Voici ce qu'il affirme, à la p. 205:

2. Les engagements stipulés dans le contrat révèlent la nature des liens dont découle l'obligation de diligence en common law, mais la nature et la portée de l'obligation de diligence invoquée comme fondement de la responsabilité délictuelle ne doivent pas dépendre d'obligations ou de devoirs précis créés expressément par le contrat. C'est dans ce sens que l'obligation de diligence en common law doit être indépendante du contrat.

Pour la même situation sous le régime du droit québécois, voir l'arrêt Houle c. Banque Canadienne Nationale, [1990] 3 R.C.S. 122, le juge L'Heureux‑Dubé, aux pp. 165 à 167.

24 J'insiste sur le fait que les obligations contractuelles et celles en matière délictuelle peuvent coexister en droit canadien parce que, selon moi, l'arrêt D & F Estates est fondé, du moins en partie, sur l'hypothèse selon laquelle l'obligation des entrepreneurs de faire preuve de diligence raisonnable dans la construction d'immeubles ne peut découler que d'un contrat. En décidant, dans cette affaire, que l'entrepreneur ne pouvait être tenu responsable en matière délictuelle de payer les frais de réparation du plâtre défectueux, lord Bridge a dit craindre que l'imposition à l'entrepreneur d'une obligation en matière délictuelle envers les tiers reviendrait, en fait, à lui imposer une obligation contractuelle en matière de responsabilité délictuelle. Il dit, à la p. 1007:

[traduction] Imposer [à l'entrepreneur] une telle responsabilité reviendrait à lui imposer, au profit de personnes avec lesquelles il n'avait aucun lien contractuel, l'obligation qui incombe à celui qui se porte garant de la qualité du plâtre du point de vue des matériaux, de l'exécution du travail et de l'adaptation à son usage. Je suis heureux de conclure que ce n'est pas là la règle applicable.

25 Compte tenu toutefois de notre arrêt Rafuse, je ne crois pas que l'inquiétude exprimée par lord Bridge devrait nous empêcher d'envisager l'obligation de Bird sous l'angle de la responsabilité délictuelle. À mon avis, l'obligation de l'entrepreneur de faire preuve de diligence raisonnable prend naissance indépendamment de toute obligation contractuelle entre lui et le propriétaire initial. L'obligation contractuelle relativement aux matériaux et à l'exécution du travail découle des conditions du contrat intervenu entre l'entrepreneur et le propriétaire de la maison. Par contre, l'obligation en matière délictuelle à l'égard des matériaux et de l'exécution du travail résulte de l'obligation qu'a l'entrepreneur de veiller à ce que l'immeuble satisfasse à une norme de construction raisonnable et sûre. Pour ma part, j'ai peu de difficulté à admettre une distinction entre ces obligations. L'obligation en matière délictuelle s'applique seulement aux normes raisonnables de sécurité en matière de construction et les limites de cette obligation ne se définissent pas par référence au contrat initial. Il est certain, par exemple, que l'entrepreneur qui conclut avec le premier propriétaire de la maison un contrat stipulant l'utilisation de matériaux de haute qualité ou d'articles décoratifs spéciaux dans la construction de la maison ne sera pas déclaré responsable envers les acquéreurs subséquents si l'immeuble ne satisfait pas à ces normes particulières prévues au contrat. Ce contrat ne saurait toutefois dégager l'entrepreneur de l'obligation en matière délictuelle qu'il a envers les propriétaires subséquents de construire le bâtiment selon des normes raisonnables. Cela est important parce que, d'après moi, le raisonnement de l'arrêt D & F Estates a pour conséquence regrettable que les acquéreurs subséquents se verront sans recours face à l'entrepreneur qui, dans la construction d'un bâtiment, utilise des matériaux de qualité inférieure ou exécute les travaux d'une façon non conforme aux normes, et qui expose ainsi les acquéreurs subséquents à un risque considérable.

26 Donc, le fait que Bird ait négocié un contrat avec Tuxedo, le premier propriétaire de l'immeuble en cause, ne la soustrait pas à une obligation distincte envers les propriétaires actuels de l'immeuble. Cette obligation découle du danger résultant des travaux et non des stipulations du contrat. À cet égard, on peut faire un parallèle avec notre arrêt Edgeworth Construction Ltd. c. N. D. Lea & Associates Ltd., [1993] 3 R.C.S. 206, où un cabinet d'ingénieurs avait conclu avec la province de la Colombie‑Britannique un contrat pour l'établissement de plans et devis relativement à un projet de construction de route. Les plans et devis comportaient des erreurs et une société de construction, qui avait passé avec la province un contrat pour construire la route, a intenté contre le cabinet d'ingénieurs une action délictuelle pour déclaration inexacte faite par négligence. Notre Cour a décidé que le cabinet d'ingénieurs pouvait être jugé responsable envers la société de construction en l'absence d'un contrat. En décidant ainsi, le juge McLachlin dit ceci, aux pp. 217 et 218, concernant l'incidence d'une obligation contractuelle sur toute obligation en matière délictuelle envers des tiers:

Une autre façon d'énoncer l'argument selon lequel le contrat met fin à l'obligation de diligence entre l'entrepreneur et les ingénieurs consiste à affirmer qu'une fois que l'entrepreneur signe avec la province un contrat portant sur la question des plans, ce contrat élimine toutes les obligations en matière délictuelle. Lorsque les parties au contrat ont défini elles‑mêmes leurs obligations dans le contrat, on peut soutenir que le contrat doit l'emporter sur une obligation différente que le droit de la responsabilité délictuelle pourrait imposer, en tenant pour acquis que les gens sont libres de déterminer leurs propres droits et responsabilités civils. Sous réserve de cette restriction toutefois, l'existence d'un contrat n'empêche pas d'intenter une action fondée sur la responsabilité délictuelle: BG Checo International Ltd. c. British Columbia Hydro and Power Authority, [1993] 1 R.C.S. 12. En l'espèce, le contrat n'a pas été conclu entre la partie demanderesse et la partie défenderesse. En outre, pour les motifs susmentionnés, il n'a pas pour objet de limiter l'obligation en matière délictuelle que la partie défenderesse, le cabinet d'ingénieurs, a envers l'entrepreneur. Par conséquent, l'argument selon lequel les parties ont défini leurs obligations au moyen du contrat, éliminant ainsi leurs obligations en matière délictuelle, ne saurait tenir.

27 La deuxième raison pour laquelle l'arrêt D & F Estates ne devrait pas être considéré comme fort convaincant dans le contexte canadien tient à ce qu'au cours des dernières années les points de vue adoptés par les tribunaux anglais et canadiens ont divergé sensiblement en ce qui concerne la possibilité d'obtenir l'indemnisation de pertes économiques. L'arrêt D & F Estates de la Chambre des lords représente l'avant‑dernière étape d'un cheminement qui a abouti à l'arrêt Murphy, dans lequel les lords juges ont renversé leur précédent arrêt Anns et rétabli une large interdiction générale de l'indemnisation d'une perte purement économique, fondée sur la responsabilité délictuelle. C'est là une voie que notre Cour a choisi d'éviter.

28 La divergence des points de vue de notre Cour et de la Chambre des lords se rapporte dans une large mesure à la question de savoir s'il convient que les tribunaux imposent ce que j'ai appelé, dans l'arrêt Norsk, une «règle d'exclusion de portée générale» interdisant l'indemnisation d'une perte économique, fondée sur la responsabilité délictuelle. Dans l'arrêt Norsk, j'ai traité de l'évolution de la règle de common law interdisant l'indemnisation d'une perte économique, fondée sur la responsabilité délictuelle et j'ai fait remarquer qu'on disait que, dans sa formulation générale, cette règle excluait, en l'absence d'un préjudice matériel ou corporel, toute demande fondée sur la négligence visant à obtenir l'indemnisation d'une perte purement économique (aux pp. 1054 à 1061). Je fais ensuite l'observation suivante, aux pp. 1060 et 1061:

La grande affaire Hedley Byrne c. Heller, précitée, a marqué le début d'une nouvelle phase de l'évolution du droit en matière de perte économique. Les lords juges se sont principalement intéressés au problème de la responsabilité résultant de paroles négligentes, plutôt qu'à la question de la perte économique elle‑même. . .

Dans l'affaire Hedley Byrne, seulement deux des juges, lord Hodson et lord Devlin, ont traité expressément de la question de la perte économique. Tous les deux ont rejeté la règle d'exclusion de portée générale. Il était clair que dorénavant la perte économique pourrait donner lieu à indemnisation au moins dans certaines circonstances. Avec l'arrêt Hedley Byrne comme guide, la règle générale a été de plus en plus contestée dans diverses situations pendant cette troisième phase.

Les attaques divergentes lancées contre la règle de portée générale à la suite de l'arrêt Hedley Byrne ont été synthétisées dans les motifs bien connus et influents de lord Wilberforce dans l'affaire Anns, précitée, où la Chambre des lords a jugé un conseil local responsable envers le détenteur subséquent du titre de propriété parce que le conseil avait fait preuve de négligence en omettant d'inspecter les fondations d'un immeuble, construites de façon négligente, afin de s'assurer qu'elles étaient conformes aux règlements locaux. Lord Wilberforce rejette dans ses motifs, aux pp. 751 et 752, la règle d'exclusion traditionnelle de portée générale et propose de la remplacer par la façon générale suivante d'aborder les cas de perte économique en matière délictuelle:

[traduction] . . . [les arrêts en question] ont établi le principe selon lequel, lorsqu'il s'agit de prouver qu'il existe une obligation de diligence dans une situation donnée, il n'est pas nécessaire de démontrer que les faits de cette situation sont semblables aux faits de situations antérieures où il a été jugé qu'une telle obligation existait. Il faut plutôt aborder cette question en deux étapes. En premier lieu, il faut se demander s'il existe, entre l'auteur allégué de la faute et la personne qui a subi le préjudice, un lien suffisamment étroit de proximité ou de voisinage pour que le manque de diligence de la part de l'auteur de la faute puisse raisonnablement être perçu par celui‑ci comme étant susceptible de causer un préjudice à l'autre personne, auquel cas il existe à première vue une obligation de diligence. Si on répond par l'affirmative à la première question, il faut se demander en second lieu s'il existe des facteurs qui devraient annihiler, réduire ou limiter la portée de l'obligation, la catégorie de personnes qui en bénéficient ou les dommages-intérêts pouvant être accordés par suite du manquement à cette obligation . . .

29 Appliquant ce critère, lord Wilberforce en vient à la conclusion, aux pp. 759 et 760 de l'arrêt Anns, que les frais engagés pour réparer un vice dangereux dans un immeuble et remettre ce dernier dans un état où il ne présente plus de danger pouvaient en principe être qualifiés de perte économique susceptible de donner lieu à indemnisation en matière délictuelle. Lord Wilberforce a été influencé en cela par l'opinion dissidente du juge Laskin (plus tard Juge en chef) dans l'arrêt Rivtow, précité. Dans Rivtow, un affréteur de chaland, qui avait acheté à un distributeur plusieurs grues de chaland défectueuses, a intenté contre le fabricant une action fondée sur la négligence en vue de se faire indemniser des frais de réparation de deux grues défectueuses installées sur un de ses chalands. L'affréteur avait décidé de faire réparer les grues après qu'une de celles installées à bord d'un autre chaland se fut effondrée du fait que ses pieds arrière avaient cédé, accident qui avait coûté la vie au grutier. Le chaland a donc dû être mis hors service pour réparations pendant la période la plus active de l'année dans l'industrie du bois. La Cour à la majorité, dans l'affaire Rivtow, a conclu au bien‑fondé de la réclamation de la demanderesse parce que le fabricant, qui connaissait les défauts des grues, n'en avait pas informé la demanderesse avant l'accident. Par conséquent, la Cour à la majorité a déclaré le fabricant responsable en matière délictuelle du manque à gagner causé par son omission de prévenir promptement la demanderesse pendant une période creuse, mais elle a expressément rejeté la réclamation par la demanderesse des frais de réparation des grues défectueuses elles‑mêmes. Cependant, le juge Laskin, dissident, a adopté un point de vue différent. Tout en convenant avec la Cour à la majorité qu'il y avait eu manquement à l'obligation d'avertir, le juge Laskin a souligné qu'il aurait également déclaré le fabricant responsable des frais de réparation de l'article défectueux. Si, a‑t‑il fait remarquer, la grue défectueuse avait causé un préjudice corporel ou matériel, la responsabilité du fabricant aurait été alors engagée, selon l'analyse traditionnelle de l'arrêt Donoghue. Le juge Laskin pose alors la question suivante, à la p. 1217:

Devrait‑elle alors être moins responsable envers l'appelante de la perte économique directe résultant de la grue défectueuse pour le simple motif que la probabilité des dommages physiques, qu'ils soient sous forme de blessures causées à un tiers ou de dommages matériels à l'appelante, a été évitée par le retrait de la grue du service afin de la réparer?

Dans l'affaire Anns, lord Wilberforce a jugé convaincant le raisonnement du juge Laskin, en concluant lui‑même que les frais de réparation d'un vice dangereux d'un immeuble peuvent faire l'objet d'une indemnisation fondée sur la responsabilité délictuelle. Voici ce qu'il affirme, aux pp. 759 et 760:

[traduction] S'il faut le catégoriser, le dommage subi est, à mon sens, matériel, et ce qui peut faire l'objet d'une indemnisation est le montant qui a dû être dépensé pour remettre le logement dans un état où il ne présente plus de danger pour la santé ou la sécurité de ses occupants, et peut‑être aussi (selon les circonstances) les dépenses résultant de la nécessité de se loger ailleurs. En ce qui concerne la question des dommages‑intérêts en général, les motifs (exprimant une dissidence sur ce point, mais fort convaincants) du juge Laskin de la Cour suprême du Canada dans l'affaire Rivtow Marine Ltd. c. Washington Iron Works m'ont été d'un grand secours.

30 Il appert toutefois que l'arrêt Anns représente le point culminant en Angleterre pour ce qui est de l'indemnisation d'une perte économique, fondée sur la responsabilité délictuelle. Par la suite, les lords juges ont délaissé la façon générale, proposée par lord Wilberforce, d'aborder la possibilité d'obtenir l'indemnisation d'une perte économique, fondée sur la responsabilité délictuelle. Il est évident que l'arrêt D & F Estates a joué un rôle important à cet égard. Lord Oliver formule, aux pp. 1011 et 1012 de cet arrêt, la critique suivante relative à la méthode adoptée par lord Wilberforce dans l'arrêt Anns:

[traduction] . . . je crois qu'il ne fait plus aucun doute que le vendeur d'un bâtiment défectueux, qui en est aussi le constructeur, ne jouit d'aucune immunité contre les conséquences ordinaires de la négligence dont il a fait preuve dans la construction du bâtiment, mais outre cela et dans la mesure où l'affaire concernait l'étendue ou les limites de la responsabilité du vendeur résultant de sa négligence en common law, considérée indépendamment de l'obligation découlant de la loi, les observations de lord Wilberforce n'étaient, je crois, qu'une opinion incidente. Vos Seigneuries, pour autant que ces observations portent sur la responsabilité à l'égard du dommage qui a effectivement été causé par la structure défectueuse, mais qui ne constitue pas un préjudice subi directement par des personnes ou par d'autres biens, force m'est d'affirmer, en toute déférence pour leur auteur, que je les trouve difficilement conciliables avec toute analyse conventionnelle du fondement de la responsabilité délictuelle résultant de la négligence. C'est un nouveau concept que celui d'une cause d'action fondée sur la négligence en common law, qui ne prend naissance que dans un cas où l'unique préjudice consiste dans la seule existence du défaut dont résulte la possibilité d'un futur préjudice, et qui se concrétise seulement lorsque ce préjudice est imminent et relativement à laquelle les dommages‑intérêts se calculent non pas en fonction de la pleine valeur de la perte imputable au défaut, mais selon ce qu'il en coûte pour y remédier dans la seule mesure nécessaire pour écarter tout risque de préjudice physique. Si cette cause d'action est considérée comme découlant non pas de la négligence en common law, mais du manquement à une obligation légale, il y a une certaine logique à ce que sa portée soit limitée de manière à ce qu'il y ait conformité avec l'objet de l'imposition de l'obligation légale, c'est‑à‑dire la protection du public contre ce qui peut compromettre sa santé ou sa sécurité. Il n'y a toutefois, dans cette optique, aucune logique à étendre la responsabilité résultant du manquement à une obligation légale aux cas où le risque de préjudice ne porte que sur des biens, et il n'est pas non plus davantage logique, me semble‑t‑il, d'introduire, dans ce qui constitue purement une action de common law pour négligence intentée contre le constructeur, les restrictions qui ne se rapportent directement qu'au manquement à une obligation légale particulière. Quant à moi, j'estime donc qu'en principe l'analyse correcte est simplement la suivante: dans un cas où il n'est question d'aucun manquement à une obligation légale, le constructeur d'une maison ou d'une autre structure ne voit engager sa responsabilité pour négligence en common law que si un préjudice — corporel ou matériel — résulte effectivement de son manque de diligence dans la construction.

Dans l'affaire D & F Estates, lord Bridge a lui aussi exprimé des doutes concernant l'arrêt Anns, et il a explicitement préféré le raisonnement de la majorité au raisonnement dissident du juge Laskin dans l'arrêt Rivtow (à la p. 1006).

31 Les motifs de lord Oliver et de lord Bridge dans l'affaire D & F Estates annonçaient, que les jours du critère de l'arrêt Anns étaient comptés en Angleterre. Cela est devenu évident dans l'arrêt Murphy, précité, où les lords juges ont explicitement rejeté le critère à deux volets proposé par lord Wilberforce dans l'arrêt Anns et ont rétabli la règle d'exclusion traditionnelle de portée générale interdisant, en l'absence d'un rapport spécial de confiance, l'indemnisation d'une perte purement économique, fondée sur la responsabilité délictuelle. Dans les motifs qu'ils ont rédigés dans l'affaire Murphy, lord Keith et lord Bridge ont tous deux précisé que le raisonnement suivi dans l'arrêt D & F Estates de 1988 avait influé sur la décision des lords juges de renverser l'arrêt Anns. Dans l'arrêt Murphy, lord Bridge fait remarquer, à la p. 925, que [traduction] «le raisonnement des discours tenus dans l'affaire D & F Estates [. . .] met grandement en doute les principes sur lesquels repose le principe [de l'arrêt Anns]». De même, lord Keith dit, à la p. 923:

[traduction] À mon avis, il ne peut y avoir aucun doute que l'arrêt Anns est, depuis longtemps, généralement considéré comme insatisfaisant. En ce qui concerne la portée de l'obligation des autorités locales, il est fondé sur ce qui doit, en toute déférence pour le tribunal qui l'a rendu, être considéré comme un examen de principe quelque peu superficiel, et il s'est avéré extrêmement difficile, comme il est ressorti tout récemment des discours tenus dans l'affaire D & F Estates, de déterminer exactement sur quel principe l'arrêt Anns était en fait fondé.

32 Par contre, pour ce qui est du critère approprié concernant la possibilité d'obtenir l'indemnisation d'une perte économique et celle d'obtenir l'indemnisation des frais de réparation des défauts dangereux, notre Cour a décidé de ne pas suivre la voie empruntée par la Chambre des lords dans les arrêts D & F Estates et Murphy. En premier lieu, notre Cour, à la différence de la Chambre des lords, n'a pas rejeté le critère à deux volets établi par lord Wilberforce dans l'arrêt Anns. La méthode préconisée par lord Wilberforce a été adoptée par notre Cour dans l'arrêt Ville de Kamloops c. Nielsen, [1984] 2 R.C.S. 2, où le juge Wilson propose, aux pp. 10 et 11, cette version légèrement modifiée du critère de l'arrêt Anns:

1)y a‑t‑il des relations suffisamment étroites entre les parties [. . .] pour qu['une personne ait] pu raisonnablement prévoir que [son] manque de diligence pourrait causer des dommages à [l'autre] personne? Dans l'affirmative,

2) existe‑t‑il des motifs de restreindre ou de rejeter a) la portée de l'obligation et b) la catégorie de personnes qui en bénéficient ou c) les dommages auxquels un manquement à l'obligation peut donner lieu?

Par la suite, notre Cour a recouru à la méthode de l'arrêt Anns dans l'arrêt Rothfield c. Manolakos, [1989] 2 R.C.S. 1259, aux pp. 1266 et 1285, et tout récemment, dans l'arrêt Norsk, précité, où elle a décidé de ne pas suivre les lords juges dans leur abandon de la méthode adoptée dans les arrêts Anns et Kamloops. C'est ce que je précise, à la p. 1054 de l'arrêt Norsk:

. . . j'endosse pleinement le rejet par notre Cour de l'interdiction générale de l'indemnisation de la perte purement économique dans les affaires Rivtow et Kamloops. Je soulignerais de nouveau la nécessité de tenir compte des caractéristiques particulières de chaque cas.

De même, le juge McLachlin tient les propos suivants, à la p. 1155 de l'arrêt Norsk:

Je conclus que, du point de vue doctrinal, notre Cour devrait continuer dans la direction fixée dans l'arrêt Kamloops plutôt que de revenir à la règle stricte d'exclusion comme l'a fait la Chambre des lords dans l'arrêt Murphy.

33 En second lieu, au cours des dernières années, des membres de notre Cour ont, dans des opinions incidentes, manifesté beaucoup de sympathie pour le raisonnement du juge Laskin dans l'affaire Rivtow. Dans l'arrêt Kamloops, le juge Wilson fait observer que le raisonnement de l'arrêt Anns se concilie davantage avec le raisonnement adopté par le juge Laskin dans ses motifs de dissidence dans l'affaire Rivtow qu'avec le raisonnement de la Cour à la majorité. Elle affirme, à la p. 33:

De toute façon, cette Cour est liée par le jugement de la majorité dans l'arrêt Rivtow jusqu'à ce que la Cour siégeant au complet ait l'occasion de réétudier la question.

Peu après, dans l'arrêt Procureur général de l'Ontario c. Fatehi, [1984] 2 R.C.S. 536, aux pp. 544 et 545, notre Cour fait remarquer que le droit énoncé dans Rivtow est «incertain» et que «l'arrêt Rivtow a été appliqué ou rejeté de diverses manières par les tribunaux canadiens». Enfin, dans l'arrêt Norsk, j'ai eu l'occasion de commenter la dissidence du juge Laskin et j'ai affirmé, à la p. 1068, que «le juge Laskin a raison de se soucier de la sécurité et de la prévention d'autres dommages» et, à la p. 1065, que:

Selon le juge Laskin, les tribunaux doivent veiller à ne pas accorder de réparation fondée sur la responsabilité délictuelle pour des produits «sûrs mais de mauvaise de qualité». Lorsque les produits ne sont pas sûrs, cependant, la responsabilité délictuelle peut jouer un rôle: la prévention de la menace de préjudice entraînant directement une perte économique ne devrait pas faire l'objet d'un traitement différent de celui dont fait l'objet la perte économique survenant après un préjudice.

Le juge McLachlin fait une observation similaire, à la p. 1161:

On peut s'attacher au fait que les dommages causés au pont ont engendré le danger de causer un préjudice physique aux biens du CN. Les biens du CN — ses trains — empruntaient souvent le pont et risquaient d'être endommagés par un accident impliquant le pont. Le fait qu'ils aient été endommagés ou non est sans rapport avec la question de l'existence d'un lien étroit. Ce qui importe, c'est que ce danger indique un degré de proximité qui a habituellement été retenu pour établir l'existence du lien étroit nécessaire pour établir la responsabilité délictuelle pour perte purement économique. Cependant, fonder la décision sur ce critère reviendrait à entériner la position minoritaire des juges Laskin et Hall dans l'arrêt Rivtow, selon laquelle le danger de préjudice physique est suffisant pour établir la responsabilité. Je souligne que la restriction, par la majorité, de l'indemnisation de la perte économique aux cas où il y avait obligation d'avertir a été mise en doute. Dans l'arrêt Kamloops, le juge Wilson a fait observer que le problème de la responsabilité concurrente en matières contractuelle et délictuelle a peut‑être joué un rôle important dans l'opinion majoritaire de l'affaire Rivtow et (à la p. 34) que, «comme dans l'arrêt Hedley Byrne, il nous faudra attendre de voir dans quel sens ira l'évolution de la jurisprudence qui se développe autour de cette décision». Le juge MacGuigan de la Cour d'appel fédérale dit, à la p. 166: «Selon ce que j'ai pu observer, les tribunaux trouveront toujours un lien suffisamment étroit lorsqu'il y a un danger physique à l'égard des biens du demandeur.» Il n'est toutefois pas nécessaire d'aborder cette question en l'espèce vu que d'autres facteurs montrent clairement l'existence du lien étroit nécessaire.

34 Je conclus donc que l'arrêt D & F Estates n'est pas fort convaincant dans le contexte canadien. Par conséquent, la question qui se pose en l'espèce doit être tranchée en fonction du critère établi dans les arrêts Anns et Kamloops. Appliquant ce critère, je vais maintenant examiner si les frais de réparation réclamés par la société condominiale constituent le type de perte économique qui devrait pouvoir donner lieu à indemnisation en matière délictuelle.

Existait‑il entre les parties un lien suffisamment étroit pour que Bird eût pu raisonnablement prévoir qu'un manque de diligence de sa part serait susceptible de causer un préjudice à un acquéreur subséquent de l'immeuble, comme la société condominiale?

35 À mon avis, un entrepreneur peut raisonnablement prévoir que, s'il fait preuve de négligence dans la conception ou la construction d'un immeuble et si ce bâtiment renferme des vices latents résultant de cette négligence, un acquéreur subséquent de l'immeuble pourra subir des lésions corporelles ou que des dommages pourront être causés à d'autres biens lorsque ces vices se manifesteront. L'absence de lien contractuel entre l'entrepreneur et ceux qui occupent l'immeuble au moment où le vice se manifeste ne rend pas moins prévisible le risque de préjudice. Les immeubles sont des structures permanentes qui sont généralement habitées par bien des personnes différentes au cours de leur vie utile. En construisant l'immeuble de façon négligente, l'entrepreneur (ou toute autre personne responsable de la conception et de la construction d'un immeuble) crée un danger prévisible qui menacera non seulement le premier propriétaire, mais quiconque l'habitera au cours de sa vie utile. Comme l'a fait remarquer la Cour suprême de la Caroline du Sud dans la décision Terlinde c. Neely, 271 S.E.2d 768 (1980), à la p. 770:

[traduction] La question clé est celle de la prévisibilité et non pas celle de l'existence d'un lien contractuel. Dans notre société caractérisée par la mobilité, il est manifestement prévisible que ce n'est pas seulement le premier acquéreur qui cherchera à profiter des fruits du labeur du constructeur. Les demandeurs, en raison de leur appartenance à la catégorie de personnes pour lesquelles la maison a été construite, ont droit à ce que le constructeur soit soumis à une obligation de diligence proportionnée aux normes applicables dans le secteur en question. Comme la maison a été construite à des fins spéculatives, le constructeur ne saurait raisonnablement prétendre avoir envisagé autre chose qu'une catégorie d'acheteurs. Du moment qu'il met ce produit sur le marché, le constructeur a, envers les futurs usagers de son produit, une obligation de diligence qui engage sa responsabilité en cas de travaux d'exécution effectués de façon négligente.

36 Selon moi, la probabilité raisonnable qu'un vice dans un immeuble causera un préjudice à ses occupants est également suffisante pour que l'entrepreneur ait, envers les acquéreurs subséquents de l'immeuble, l'obligation en matière délictuelle de les indemniser des frais de réparation du vice, si ce vice est découvert avant qu'un préjudice ne soit causé et s'il présente un danger réel et important pour les occupants de cet immeuble. En arrivant à cette conclusion, j'adopte le raisonnement du juge Laskin dans l'affaire Rivtow, que je trouve fort convaincant. Si un entrepreneur peut voir engager sa responsabilité en matière délictuelle s'il fait preuve de négligence dans la construction d'un immeuble et que, par suite de cette négligence, l'immeuble cause des lésions corporelles ou des dommages matériels, il s'ensuit que sa responsabilité devrait également être engagée dans un cas où le vice dangereux est découvert et où le propriétaire de l'immeuble souhaite atténuer le danger en réparant ce vice et en remettant l'immeuble dans un état où il ne présente plus de danger. Dans l'un et l'autre cas, l'obligation en matière délictuelle sert à protéger l'intégrité physique ainsi que les intérêts matériels des occupants de l'immeuble. Voir l'arrêt Dutton, précité, à la p. 396, le maître des rôles lord Denning.

37 Outre l'importance logique de tenir les entrepreneurs responsables des frais de réparation de vices dangereux, il existe une solide raison de principe d'imposer la responsabilité dans ces cas. Suivant la règle de droit établie dans les arrêts D & F Estates et Murphy, le demandeur qui entreprend promptement et d'une façon responsable de réparer un vice avant qu'il ne cause des lésions corporelles ou des dommages matériels doit le faire à ses propres frais. Par contre, le demandeur qui, intentionnellement ou par négligence, permet qu'un vice dégénère en accident peut bénéficier, en droit, des conséquences coûteuses et éventuellement tragiques. Voilà, à mon sens, un principe de droit difficilement justifiable puisqu'il sert a encourager plutôt qu'à décourager un comportement inconsidéré et dangereux. Le maintien de l'impossibilité d'obtenir l'indemnisation des frais de réparation de vices dangereux n'incite aucunement les parties demanderesses à alléger les pertes éventuelles et tend à encourager un comportement économiquement inefficace. Dans l'affaire Drexel Properties, Inc. c. Bay Colony Club Condominium, Inc., 406 So.2d 515 (1981), à la p. 519, la Fourth District Court of Appeal de la Floride explique ainsi le problème:

[traduction] Pourquoi un acheteur devrait‑il avoir à attendre qu'il se produise une tragédie personnelle pour se faire indemniser des frais de réparation des vices? En dernière analyse, une tragédie résultant de ces vices risque de coûter bien plus cher au promoteur que ce qu'il lui aurait fallu payer pour y remédier.

Le juge Woodhouse, dans la décision Bowen c. Paramount Builders (Hamilton) Ltd., [1977] 1 N.Z.L.R. 394, à la p. 417, décrit le problème de façon analogue:

[traduction] Il semblerait seulement conforme au bon sens que l'on prenne des mesures pour éviter une perte grave en réparant un vice avant qu'il ne cause un dommage matériel. Il semblerait plutôt exceptionnel que le constructeur négligent puisse être tenu à l'indemnisation de la perte plus grande résultant de l'écroulement de l'immeuble, mais non du coût des réparations effectuées à temps.

Donc, permettre qu'un entrepreneur puisse être poursuivi en matière délictuelle pour le paiement des frais de réparation de vices dangereux joue un rôle de prévention important en encourageant une conduite socialement responsable.

38 Cette conclusion est étayée par les faits de la présente affaire qui tombent carrément dans la catégorie de ce que j'appellerais un «danger réel et important». Il est évident, d'après les faits qui nous ont été soumis, que la maçonnerie de l'immeuble appartenant à la société condominiale était en assez piètre état pour constituer un danger réel et important pour les occupants de cet immeuble et pour les passants. Le morceau de revêtement qui s'est détaché de l'immeuble était une plaque de pierre de Tyndall de quatre pouces d'épaisseur, d'une hauteur d'un étage, qui est tombée neuf étages plus bas. Nul doute que, si ce morceau de revêtement était tombé sur une personne ou sur un autre bien, il aurait causé un préjudice grave. En fait, ce n'est que par hasard que l'incident s'est produit au milieu de la nuit et qu'aucun préjudice n'a été causé. Dans ces circonstances, je crois que la société condominiale a agi de façon responsable et en propriétaire raisonnable de maison en faisant inspecter et réparer l'immeuble sur‑le‑champ. Bird ne devrait pas échapper à toute responsabilité du seul fait que la propriétaire actuelle de l'immeuble a agi rapidement pour atténuer le danger que Bird a peut‑être bien elle‑même contribué à créer.

39 L'avocat de Bird a fait valoir que, même si la société condominiale a agi raisonnablement en réparant les vices de la maçonnerie, Bird ne devrait pas être tenue responsable des frais de réparation ainsi engagés. L'avocat a invoqué, à l'appui de cet argument, le raisonnement de lord Keith qui a dit, dans l'arrêt Murphy, précité, que la décision de réparer un vice dangereux dans un immeuble est analogue à celle de se défaire d'un article défectueux. Dans un cas comme dans l'autre, souligne lord Keith, à la p. 918, les frais de réparation ne sauraient être qualifiés de perte susceptible de donner lieu à indemnisation parce que le propriétaire de l'article défectueux peut simplement s'en défaire et écarter ainsi le danger:

[traduction] Il est difficile d'établir une distinction de principe entre un article inutile ou sans valeur et un article ayant une défectuosité qui le rendrait dangereux à utiliser mais que l'acheteur découvre à temps pour éviter toute possibilité de blessure. L'acheteur peut engager des frais pour réparer le défaut ou, plus vraisemblablement, il peut se défaire de l'article en question. Dans les deux cas, il s'agit d'une perte purement économique.

40 Quoique l'argument de lord Keith présente un certain attrait sur le plan de la logique abstraite, je ne le crois pas suffisant pour soustraire un entrepreneur à la responsabilité d'indemniser les frais de réparation de vices dangereux. La faiblesse de cet argument réside dans le fait qu'il se fonde sur une conception irréaliste du choix qu'ont à faire les propriétaires de maison en décidant s'ils répareront un vice dangereux dans leur maison. En fait, le choix de «se défaire» d'une maison au lieu de la réparer n'est absolument pas un choix: la plupart des propriétaires acquièrent leur maison à titre de placement à long terme et rares sont ceux qui, après avoir découvert que leur maison comporte un vice dangereux, choisiront de l'abandonner ou de la vendre plutôt que de réparer le vice en question. Dans la plupart des cas, en effet, il en coûte moins — et de loin — de réparer le vice d'une maison ou d'un immeuble pendant sa vie utile raisonnable que de remplacer ce bâtiment ou d'en acheter un autre. C'est ce qu'a certainement démontré, en l'espèce, le fait que la société condominiale a engagé des frais de plus de 1,5 million de dollars pour réparer l'immeuble en cause plutôt que de l'abandonner ou de le vendre. Je conclus, en conséquence, qu'un entrepreneur devrait raisonnablement prévoir que les acquéreurs subséquents d'un immeuble engageront des dépenses pour réparer des vices dangereux qui résulteront de sa négligence et qui se manifesteront au cours de la vie utile de l'immeuble.

41 Comme il y avait manifestement un danger réel et important en l'espèce, je ne juge pas nécessaire d'examiner si un entrepreneur devrait en principe être assujetti également à une obligation envers les acquéreurs subséquents en ce qui concerne les frais de réparation des vices non dangereux d'un immeuble. Ce point n'a pas été soulevé par les parties. Je souligne toutefois que les tribunaux d'appel en Nouvelle‑Zélande (dans l'arrêt Bowen, précité), en Australie (Bryan c. Moloney, C.S. Tasmanie, no A77/1993, 6 octobre 1993) et dans de nombreux États américains (p. ex., Lempke c. Dagenais, 547 A.2d 290 (C.S.N.H. 1988), Richards c. Powercraft Homes, Inc., 678 P.2d 427 (C.S. Ariz. 1984) (in banco), Terlinde, précité) ont tous reconnu que les constructeurs et les entrepreneurs ont envers tous les acquéreurs subséquents une forme d'obligation générale de garantir qu'un immeuble est raisonnablement en bon état et habitable. Au Québec, il est maintenant bien établi que les entrepreneurs, sous‑entrepreneurs, ingénieurs et architectes ont envers les propriétaires successifs d'un bien immeuble une obligation relative à la perte économique résultant de vices de construction et de conception et de malfaçons (voir les art. 1442 et 2118 à 2120 du Code civil du Québec, L.Q. 1991, ch. 64; Pierre‑Gabriel Jobin, La vente dans le Code civil du Québec (1993), aux pp. 79 et 142). Toutefois, il est juste de signaler que, d'après le ton de ses motifs dans l'affaire Fraser‑Reid c. Droumtsekas, [1980] 1 R.C.S. 720, aux pp. 729 à 731, c'est là une idée à laquelle le juge Dickson n'était pas très réceptif, quoiqu'il n'ait pas estimé nécessaire d'examiner ce point. Pour ma part, il me faudrait une argumentation plus directement axée sur la question pour que je puisse envisager cette possibilité.

42 Sans me lancer dans un examen de la question, je fais remarquer que la présente affaire peut se distinguer, en principe, des cas où l'exécution des travaux est simplement de mauvaise qualité ou inférieure à la norme, mais ne comporte aucun vice dangereux. Pour ce qui est de cette dernière catégorie, le droit de la responsabilité délictuelle sert à encourager la réparation des vices dangereux et, partant, à protéger l'intégrité physique des occupants d'immeubles. Par contre, la première catégorie de cas soulève des questions de qualité de l'exécution des travaux et d'adaptation à la destination. Ces questions ne se posent pas en l'espèce. Il suffit donc, pour les présentes fins, de dire que, si Bird était jugée négligente en première instance, la société condominiale aurait droit, suivant ce raisonnement, à l'indemnisation des frais raisonnables engagés pour mettre l'immeuble dans un état où il ne présente aucun danger, mais non à l'indemnisation des frais des réparations qui ne serviraient qu'à améliorer l'immeuble sur le plan qualitatif, mais non sur celui de la sécurité.

43 Je conclus que le droit canadien en est rendu au stade où on peut affirmer que les entrepreneurs (ainsi que les sous‑entrepreneurs, architectes et ingénieurs) qui participent à la conception et à la construction d'un immeuble auront envers les acquéreurs subséquents de celui‑ci une obligation en matière délictuelle, s'il est possible de démontrer qu'il était prévisible que l'omission de faire preuve de diligence raisonnable lors de la construction de l'immeuble créerait des vices qui présentent un grave danger pour la santé et la sécurité de ses occupants. Lorsque l'existence de négligence est établie et que ces vices se manifestent avant que ne se produise un préjudice corporel ou matériel, ils devraient, à mon sens, être responsables des frais raisonnables engagés pour réparer les vices et pour remettre l'immeuble dans un état où il ne présente plus de danger.

Existe‑t‑il des facteurs qui devraient annihiler a) la portée de l'obligation et b) la catégorie de personnes qui en bénéficient ou c) les dommages‑intérêts pouvant être accordés par suite du manquement à cette obligation?

44 La reconnaissance qu'un entrepreneur a, envers les acquéreurs subséquents d'un immeuble, une obligation en matière délictuelle de les indemniser des frais de réparation des vices dangereux suscite deux craintes fondamentales et étroitement liées. La première est que les garanties relatives à la qualité de la construction ne soient de nature essentiellement contractuelle et ne puissent pas être facilement définies ou limitées en matière délictuelle. Dans «Recovery of Economic Loss in Tort for Construction Defects: A Critical Analysis» (1989), 40 S.C. L. Rev. 891, à la p. 941, Sidney Barrett formule cet argument de la manière suivante:

[traduction] Peut‑être plus que n'importe lequel autre, le secteur de la construction «s'intègre de façon vitale dans notre économie et dépend de l'existence d'attentes certaines.» Ceux qui participent à la réalisation d'un projet de construction comptent sur des contrats détaillés et fort complexes pour préciser les droits et responsabilités relatifs des nombreuses personnes — propriétaire, architecte, ingénieur, entrepreneur général, sous‑entrepreneur, fournisseur de matériaux — dont les efforts doivent être conjugués, et pour répartir entre eux les risques de problèmes, de retards, de frais supplémentaires, de conditions imprévues sur le chantier et de défauts. Imposer des obligations en matière délictuelle qui coupent à travers ces limites contractuelles a pour effet de perturber et de contrecarrer la répartition du risque effectuée par les parties dans leur contrat, et permet de contourner un équilibre contractuel soigneusement négocié entre le propriétaire, le constructeur et le concepteur professionnel.

45 La seconde crainte est que la reconnaissance d'une telle obligation ne s'oppose à la règle caveat emptor qui, comme l'affirme notre Cour dans l'arrêt Fraser‑Reid, précité, à la p. 723, «n'a guère perdu de sa force d'antan en ce qui a trait à la vente de biens‑fonds». Suivant la règle caveat emptor, en l'absence d'une garantie expresse, il n'existe pas de garantie implicite qu'une maison déjà parachevée au moment de la vente est habitable. Le juge Huband de la Cour d'appel du Manitoba s'est appuyé sur cette règle pour conclure à l'inexistence d'une obligation en matière délictuelle envers les acquéreurs subséquents d'un immeuble, point de vue qu'il a exposé de la façon suivante, à la p. 90:

[traduction] La maxime caveat emptor s'applique entre l'acquéreur et le vendeur. Mais, de par son existence même, ce principe enseigne à l'acheteur éventuel qu'il doit s'en remettre à ses propres investigations, inspections et enquêtes [. . .] La maxime «que l'acheteur prenne garde» enseigne à l'acheteur éventuel que s'il cherche une protection plus étendue que celle résultant de ses propres investigations, inspections et enquêtes, il devrait demander au vendeur les garanties voulues ou, s'il ne peut pas les négocier, demander à un assureur de couvrir les risques futurs prévus.

46 À mon sens, ces craintes ne sont que des variantes de celle plus générale et traditionnelle que, si l'indemnisation de la perte économique est permise en matière délictuelle, le défendeur ne se voie assujetti à ce que le juge en chef Cardozo, dans la décision Ultramares Corp. c. Touche, 174 N.E. 441 (C.A.N.Y. 1931), à la p. 444, qualifie de [traduction] «responsabilité pour un montant indéterminé pour un temps indéterminé à l'égard d'une catégorie indéterminée.» Étant donné que la plupart des immeubles ont une vie utile relativement longue, on craint que l'entrepreneur puisse être assujetti à une responsabilité pour un montant indéterminé envers un nombre indéterminé de propriétaires successifs pendant une période indéterminée. Or, les théories du lien contractuel et du caveat emptor constituent pour les tribunaux un moyen pratique de limiter la responsabilité délictuelle. Mais, comme je vais maintenant tenter de le démontrer, le problème réside dans le fait que, indépendamment de leur utilité comme moyens de limiter la responsabilité, l'application de ces théories dans le contexte délictuel est difficile à justifier sur le plan des principes.

La crainte de chevauchement des obligations contractuelles et de celles en matière délictuelle

47 En ce qui concerne la première crainte, l'obligation de l'entrepreneur de faire preuve de diligence raisonnable dans la construction d'un immeuble peut, à mon avis, se concevoir en l'absence d'un contrat et n'entraînera pas une responsabilité indéterminée de sa part. Comme je l'ai déjà mentionné, notre Cour a reconnu qu'une obligation en matière délictuelle peut coexister avec une obligation contractuelle, pour peu qu'elle prenne naissance indépendamment de celle‑ci; voir les arrêts Rafuse et Edgeworth, précités. D'après moi, l'obligation de construire un immeuble en conformité avec des normes raisonnables et de manière à ce qu'il soit exempt de tout vice dangereux existe indépendamment des stipulations contractuelles entre le premier propriétaire et l'entrepreneur, puisqu'elle découle de l'obligation de construire un immeuble conformément aux exigences de la sécurité et non pas simplement aux normes de qualité contractuelles. Il faut se rappeler qu'il est question ici de l'obligation de construire l'immeuble selon des normes raisonnables de sécurité et de telle manière qu'il ne comporte aucun vice dangereux. Puisque cette obligation existe indépendamment de tout contrat, il n'y a aucune raison logique de permettre que l'entrepreneur invoque son contrat avec le premier propriétaire pour se soustraire à toute responsabilité envers les acquéreurs subséquents, découlant du fait que l'immeuble a été construit d'une manière qui le rend dangereux. C'est ce que souligne vigoureusement le président Richmond dans l'arrêt Bowen, précité, à la p. 407:

[traduction] De toute évidence, un constructeur ou un architecte ne saurait invoquer, comme défense à une action pour négligence intentée contre lui par un tiers, qu'il exécutait un contrat conclu avec le propriétaire du terrain. Il ne saurait affirmer qu'il n'a aucune autre obligation que son obligation contractuelle envers le propriétaire. Il ne saurait non plus soutenir que la nature de ses obligations contractuelles envers le propriétaire vient limiter la portée de son obligation de diligence envers des tiers. Pour ce qui est de ce dernier point, il est évident, par exemple, que le constructeur qui s'est engagé à construire une maison d'une manière qui, il le sait ou devrait le savoir, constituera un danger pour des tiers ne saurait opposer à une réclamation par des tiers qu'il a fait tout ce qu'avait exigé le propriétaire du terrain.

À la page 419 de la même affaire, le juge Woodhouse exprime un point de vue analogue:

[traduction] . . . je ne crois pas que les tribunaux doivent, du simple fait que les travaux ont été mal exécutés conformément à un plan ou à une entente délibérés, s'ingénier à protéger, contre les réclamations raisonnables de tiers innocents, les personnes disposées à effectuer des travaux de construction bon marché ou de mauvaise qualité. La reconnaissance qu'une situation fait naître une obligation ne tient pas au fait d'écarter quelque parti pris initial contre l'existence d'une obligation. Au contraire, le principe de lord Atkin «. . . devrait s'appliquer sauf s'il existe une raison ou une explication valable justifiant son exclusion»: Dorset Yacht Co Ltd c Home Office [1970] AC 1004, à la p. 1027 [. . .] Selon moi, une entente contractuelle privée prévoyant une conception inefficace, la malfaçon ou un type de construction inadéquat ne constitue d'aucune manière «une raison ou une explication valable» justifiant de dégager le constructeur de son obligation envers ceux qui autrement pourraient se tourner vers lui pour se faire dédommager.

48 L'obligation en matière délictuelle de construire un immeuble conformément aux exigences de la sécurité est donc une obligation de portée restreinte qui n'est tributaire d'aucune obligation contractuelle de l'entrepreneur envers le premier propriétaire. Considérée ainsi, cette obligation en matière délictuelle ne présente aucun risque grave d'entraîner une responsabilité indéterminée. En premier lieu, il n'y a pas de risque de responsabilité envers une catégorie indéterminée, parce que la catégorie de demandeurs éventuels se limite aux personnes mêmes pour lesquelles l'immeuble est construit, soit ses occupants. Le fait que la catégorie de demandeurs puisse comprendre des propriétaires subséquents qui n'ont aucun lien contractuel avec les entrepreneurs n'a pas pour résultat, à mon avis, de rendre indéterminée la catégorie de demandeurs éventuels. Comme l'a fait remarquer la Cour suprême du New Jersey dans l'affaire Aronsohn c. Mandara, 484 A.2d 675 (1984), à la p. 680, [traduction] «[l]'entrepreneur ne devrait pas se voir dégagé de toute responsabilité découlant de la malfaçon du simple fait que le hasard a voulu que le bien‑fonds sur lequel il a effectué les travaux de construction a changé de mains».

49 En deuxième lieu, il n'existe aucun risque de responsabilité pour un montant indéterminé puisque le montant de la responsabilité sera toujours limité par ce qu'il en coûte raisonnablement pour réparer le vice dangereux que comporte l'immeuble et pour remettre cet immeuble dans un état où il ne présente plus de danger. L'avocat de Bird a fait valoir que le coût des réparations effectuées pour parer à un danger résultant d'un vice de construction pouvait, dans certains cas, être disproportionné au préjudice corporel ou matériel qui pourrait être réellement subi si ce vice n'était pas réparé. L'avocat a dit s'inquiéter, par exemple, de ce qu'un demandeur donné puisse réclamer des dommages‑intérêts s'élevant à des milliers de dollars pour un vice qui, s'il n'était pas réparé, ne causerait que pour quelques dollars de dommages à ses autres biens. J'estime cependant que tout risque d'indétermination des dommages est écarté par l'exigence que le vice à l'origine de la demande de remboursement de frais de réparation présente un danger réel et important pour les occupants de l'immeuble, et par le fait que ces derniers ne peuvent réclamer que les frais raisonnables de réparation engagés pour réparer le vice et atténuer le danger. Il incombera toujours au demandeur de prouver qu'il existe un risque grave pour la sécurité, que ce risque résulte de la négligence de l'entrepreneur et que des réparations s'imposent pour atténuer le risque.

50 Enfin, il y a peu de risque de responsabilité pour une période indéterminée puisque l'entrepreneur ne sera responsable des frais de réparation des vices dangereux que pendant la vie utile de l'immeuble. Du point de vue pratique, je crois que la période au cours de laquelle l'entrepreneur peut voir engager sa responsabilité pour négligence sera beaucoup plus courte que la vie utile de l'immeuble. Les propriétaires d'un immeuble éprouveront, au fil des ans, de plus en plus de difficulté à établir au procès qu'une détérioration de leur immeuble est attribuable à la négligence initiale de l'entrepreneur et non pas simplement à l'usure inévitable que subit n'importe quel bâtiment; pour un point de vue analogue, voir les propos du lord juge Sachs dans l'arrêt Dutton, précité, à la p. 405.

La crainte relative à la règle caveat emptor

51 En ce qui concerne la deuxième crainte, la règle caveat emptor ne saurait, selon moi, soustraire complètement à la responsabilité délictuelle les entrepreneurs qui ont construit un immeuble. Dans l'arrêt Fraser‑Reid, précité, notre Cour s'est fondée sur la règle caveat emptor pour rejeter la demande de l'acheteur d'une maison visant à faire reconnaître l'existence d'une garantie implicite que la maison était habitable. La Cour a toutefois expressément refusé d'aborder la question de savoir si la règle caveat emptor sert à annuler toute obligation en matière délictuelle (aux pp. 726 et 727). Par conséquent, cette question reste entière en droit canadien et c'est sur le plan des principes qu'il faut la trancher.

52 Dans l'arrêt Fraser‑Reid, le juge Dickson (plus tard Juge en chef) a fait remarquer que la règle caveat emptor découle des attitudes de laisser‑faire des XVIIIe et XIXe siècles et de la notion que les acheteurs doivent se débrouiller tout seuls en cherchant à se protéger au moyen d'une garantie expresse ou d'un examen des lieux par un expert (à la p. 723). L'hypothèse sous‑jacente à la règle caveat emptor veut que l'acquéreur d'un immeuble soit mieux placé que le vendeur ou le constructeur pour l'inspecter et pour assumer le risque que ne se manifestent des vices latents qui nécessiteront l'engagement de frais pour les réparer. Je suis cependant d'avis que cette hypothèse (si jamais elle est valable) ne tient tout simplement pas compte des réalités du marché moderne du logement. Dans la décision Lempke, précitée, la Cour suprême du New Hampshire évoque, à la p. 295, un certain nombre de considérations de principe qui militent fortement contre l'application stricte de la règle caveat emptor aux demandes relatives à des vices de construction, fondées sur la responsabilité délictuelle:

[traduction] Premièrement, «(l)'expérience commune démontre que les vices latents d'une maison ne se manifestent qu'à long terme [. . .] après que le premier acheteur a vendu la propriété à un preneur qui ne se doute de rien» . . .

Deuxièmement, nous vivons dans une société qui évolue rapidement.

«Nous sommes un peuple de plus en plus mobile; un constructeur‑vendeur devrait savoir qu'une maison qu'il construit pourrait être revendue à relativement brève échéance et ne devrait pas s'attendre à ce que la garantie soit limitée par le nombre de jours pendant lesquels la propriété est détenue par le premier propriétaire.»

. . . Qui plus est, «la nature de notre société a changé, si bien que le premier acquéreur n'est pas en mesure de déceler des vices cachés. . .»

Troisièmement, tout comme le premier acquéreur, l'acquéreur subséquent n'a guère l'occasion de procéder à une inspection et n'a que peu d'expérience et de connaissances en construction. «Il est impératif, pour la protection du consommateur, que celui qui achète une maison puisse se fier à la compétence d'un constructeur et que la maison soit construite de manière à être raisonnablement adaptée à sa destination.» . . .

Quatrièmement, le constructeur-entrepreneur ne sera pas indûment pris au dépourvu si la garantie est étendue à un acquéreur subséquent. «Il incombe déjà au constructeur de construire la maison selon les règles de l'art. . .» [. . .] Cette obligation fondamentale ne change pas du fait que la garantie est transférée à un acquéreur subséquent dans un délai raisonnable.

Cinquièmement, si on retenait arbitrairement comme empêchement à l'indemnisation le fait qu'il ne s'agit pas du premier propriétaire, cela «risquerait de favoriser des ventes initiales factices destinées à écarter la responsabilité du constructeur.»

De plus, Philip H. Osborne signale dans «A Review of Tort Decisions in Manitoba 1990‑1993», [1993] R.D. Man. 191, à la p. 196, que les entrepreneurs et les constructeurs sont, en raison de leurs connaissances, compétence et expertise, les mieux placés pour garantir l'intégrité structurelle raisonnable des immeubles et leur exemption de tout vice latent. À cet égard, le fait que leur responsabilité soit engagée incite grandement les constructeurs à faire preuve de diligence dans la construction d'immeubles et contribue à décourager la malfaçon.

53 Les faits de la présente affaire viennent confirmer ma conclusion que ce n'est pas l'acquéreur subséquent qui est le mieux placé pour assumer le risque que des vices latents ne se manifestent. Il est révélateur que, lorsque des fissures ont commencé à apparaître dans le mortier de l'immeuble en 1982, la société condominiale a en fait retenu les services de Smith Carter, soit le cabinet d'architectes qui avait conçu l'immeuble, et d'un cabinet d'ingénieurs de structure, pour évaluer l'état du mortier et du revêtement extérieur. Ces experts n'ont pas décelé les vices latents qui semblent avoir été à l'origine de la chute d'une partie du revêtement en 1989. Donc, bien qu'il soit évident que la société condominiale a agi diligemment en cherchant à déceler les vices cachés de l'immeuble, elle a néanmoins été incapable de les déceler ou de prévoir la chute du revêtement qui s'est produite en 1989. Voilà qui, à mon avis, démontre combien il est irréaliste de supposer que l'acheteur est mieux placé pour déceler les vices latents et en assumer le risque. Si notre Cour appliquait la règle caveat emptor pour annuler l'obligation de Bird en matière délictuelle, elle se trouverait à appliquer une règle qui, dans ce contexte du moins, n'a plus aucun rapport avec sa raison d'être fondamentale.

Conclusion

54 Je conclus donc à l'absence de considérations de principe suffisantes pour annuler l'obligation en matière délictuelle qu'un entrepreneur a, envers les acquéreurs subséquents d'un immeuble, de faire preuve de diligence raisonnable en le construisant, et de veiller à ce qu'il ne renferme aucun vice qui présente un danger prévisible et important pour la santé et la sécurité de ses occupants. Selon moi, c'est à tort que la Cour d'appel du Manitoba a conclu que Bird ne pouvait, en principe, être jugée responsable en matière délictuelle envers la société condominiale, relativement aux frais raisonnables engagés pour réparer les vices et remettre l'immeuble dans un état où il ne présenterait plus de danger. Suivant le droit canadien de la responsabilité délictuelle, ces frais représentent une perte économique susceptible de donner lieu à indemnisation.

55 La Cour d'appel du Manitoba a confirmé le rejet, par le juge de première instance, de la motion en vue d'un jugement sommaire, mais elle a accueilli l'appel interjeté contre sa décision relative à la motion en radiation pour le motif que la demande de Bird ne révélait aucune cause d'action raisonnable. Comme j'ai décidé que la demande de Bird révèle une cause d'action raisonnable, je suis d'avis d'ordonner que l'affaire soit instruite en première instance. Je conviens également avec le juge de première instance et la Cour d'appel que l'affaire ne devrait pas être tranchée en fonction d'une motion en vue d'un jugement sommaire. Dans l'arrêt Podkriznik c. Schwede, [1990] 4 W.W.R. 220 (C.A. Man.), le juge Twaddle précise, à la p. 224, qu'un tribunal saisi d'une motion en vue d'un jugement sommaire, fondée sur la règle 20 des Règles de la Cour du Banc de la Reine du Manitoba doit [traduction] «s'interroger sérieusement sur le bien‑fondé de l'action» (citant la décision Vaughan c. Warner Communications Inc. (1986), 56 O.R. (2d) 242 (H.C.), à la p. 247) et déterminer s'il existe une [traduction] «possibilité réelle» que l'action soit couronnée de succès. D'après moi, le juge Galanchuk a eu raison de conclure à l'existence de questions litigieuses en l'espèce. En particulier, il y a des allégations contradictoires concernant la participation de Bird à la construction et à la conception de l'immeuble, ce qui règle l'argument principal avancé pour le compte de l'intimée à l'audience. Il est possible d'examiner notamment, au procès, si les travaux relatifs à l'immeuble ont été exécutés avec négligence, si Bird a fait preuve de négligence dans le choix de sous‑entrepreneurs compétents, ou encore si le danger était important et prévisible. Notre Cour n'est pas en mesure de résoudre ces questions à ce stade des procédures. Quoi que prétende l'intimée, il n'est pas non plus nécessaire de reconsidérer les principes bien établis concernant la responsabilité du fait d'autrui des entrepreneurs relativement aux travaux exécutés par les sous‑entrepreneurs. L'appelante n'a, à aucun moment, soulevé cette question devant nous. La question qu'elle a soulevée était de savoir si la Cour d'appel avait commis une erreur en concluant que l'action délictuelle de l'appelante devait être rejetée pour le motif qu'elle visait à obtenir des dommages‑intérêts pour une perte économique qui ne pouvait pas donner lieu à indemnisation.

56 Je suis d'avis d'accueillir le pourvoi, d'infirmer l'arrêt de la Cour d'appel et de rendre les deux ordonnances suivantes: que les pertes alléguées dans la déclaration puissent donner lieu à indemnisation par l'intimée, dans la mesure où il est possible de conclure qu'elles constituent une perte purement économique qui découle de la négligence de cette dernière, et que soit rétablie l'ordonnance du juge des requêtes que l'action contre l'intimée Bird Construction Co. Ltd. soit instruite en première instance relativement aux autres questions soulevées dans la déclaration. L'appelante a droit à ses dépens dans toutes les cours.

Pourvoi accueilli.

Procureurs de l'appelante: Taylor, McCaffrey, Winnipeg.

Procureurs de l'intimée: Inkster, Christie, Hughes, MacKay, Winnipeg.

Procureurs de l'intervenante: Campbell, Marr, Winnipeg.


Synthèse
Référence neutre : [1995] 1 R.C.S. 85 ?
Date de la décision : 26/01/1995
Sens de l'arrêt : Le pourvoi est accueilli

Analyses

Responsabilité délictuelle - Négligence - Perte économique - Immeuble vendu par le promoteur après sa construction - Immeuble comportant un vice dangereux - Vice réparé afin de prévenir un préjudice ou un accident grave - Responsabilité à l'égard des frais de réparation - L'entrepreneur est‑il responsable, sur le plan délictuel, d'une perte économique envers un acquéreur subséquent?.

Un promoteur immobilier a conclu avec l'intimée un contrat en vue de la construction d'un immeuble d'habitation en conformité avec les plans et devis établis par l'intervenante (un cabinet d'architectes). L'intimée a confié les travaux de maçonnerie à un sous‑entrepreneur. L'immeuble a été converti en condominium en octobre 1978, lorsque l'appelante est devenue propriétaire subséquente inscrite du terrain et de l'immeuble. En 1982, les administrateurs de l'appelante se sont inquiétés de la maçonnerie constituant le revêtement extérieur de l'immeuble. Ils ont retenu les services des architectes (l'intervenante) et d'un cabinet d'ingénieurs‑conseils pour qu'ils inspectent l'immeuble. Les architectes et les ingénieurs se sont dits d'avis que l'armature de l'immeuble était solide. En 1989, une partie du revêtement, d'une hauteur d'un étage, est tombée du neuvième étage de l'immeuble. L'appelante a fait procéder à d'autres inspections qui ont révélé des vices dans l'armature de la maçonnerie. À la suite de ces inspections, le revêtement a été complètement remplacé aux frais de l'appelante.

L'appelante a intenté une action pour négligence contre l'intimée, l'intervenante et le sous‑entrepreneur. La déclaration énumérait les prétendus vices dans la conception de l'immeuble et dans l'exécution des travaux, sans toutefois blâmer expressément l'une ou l'autre partie défenderesse. L'intimée et le sous‑entrepreneur ont déposé, devant la Cour du Banc de la Reine du Manitoba, des avis de motion en vue d'un jugement sommaire et des avis de motion en radiation de la demande pour le motif qu'elle ne révélait aucune cause d'action raisonnable. Les deux motions ont été rejetées. L'intimée, à la différence du sous‑entrepreneur, a interjeté appel devant la Cour d'appel qui a rejeté l'appel quant à la motion en vue d'un jugement sommaire, mais l'a accueilli relativement à la motion en radiation et a radié la déclaration relativement à l'intimée. Il s'agit, en l'espèce, de savoir si l'entrepreneur général chargé de la construction d'un immeuble peut être jugé responsable de négligence en matière délictuelle envers l'acquéreur subséquent de l'immeuble qui n'a aucun lien contractuel avec l'entrepreneur, et être tenu, en conséquence, de rembourser les frais engagés pour réparer les vices de l'immeuble résultant de la négligence dont il a fait preuve en le construisant.

Arrêt: Le pourvoi est accueilli.

La Cour d'appel a eu tort de conclure que, suivant le droit canadien de la responsabilité délictuelle, les frais de réparation réclamés par l'appelante ne représentent pas une perte économique susceptible de donner lieu à indemnisation. Le droit en est rendu au stade où les entrepreneurs (ainsi que les sous‑entrepreneurs, architectes et ingénieurs) qui participent à la conception et à la construction d'un immeuble auront envers les acquéreurs subséquents de celui‑ci une obligation en matière délictuelle, s'il est possible de démontrer qu'il était prévisible que l'omission de faire preuve de diligence raisonnable lors de la construction de l'immeuble créerait des vices qui présentent un grave danger pour la santé et la sécurité de ses occupants. Lorsque l'existence de négligence est établie et que ces vices se manifestent avant que ne se produise un préjudice corporel ou matériel, ils peuvent être tenus responsables des frais raisonnables engagés pour réparer les vices et pour remettre l'immeuble dans un état où il ne présente plus de danger.

Pour conclure que les pertes visées par la réclamation de l'appelante ne pouvaient donner lieu à une indemnisation fondée sur la responsabilité délictuelle, la Cour d'appel a suivi le raisonnement adopté par la Chambre des lords dans l'arrêt D & F Estates Ltd. c. Church Commissioners for England. Cet arrêt ne devrait plus être considéré comme fort convaincant dans le droit canadien de la responsabilité délictuelle. Premièrement, il est inconciliable avec de récentes décisions canadiennes qui reconnaissent que des obligations contractuelles et des obligations en matière délictuelle peuvent coexister. Deuxièmement, il est incompatible avec l'application continue, au Canada, des principes régissant la possibilité d'obtenir l'indemnisation d'une perte économique, fondée sur la responsabilité délictuelle, établis dans l'arrêt Anns c. Merton London Borough Council et adoptés par notre Cour dans l'arrêt Ville de Kamloops c. Nielsen.

Les pertes réclamées par l'appelante satisfont au critère à deux volets établi, dans les arrêts Anns et Kamloops, pour déterminer la possibilité d'obtenir l'indemnisation d'une perte économique. En premier lieu, un entrepreneur peut raisonnablement prévoir que, s'il fait preuve de négligence dans la conception ou la construction d'un immeuble et si ce bâtiment renferme des vices latents résultant de cette négligence, un acquéreur subséquent de l'immeuble pourra subir des lésions corporelles ou que des dommages pourront être causés à d'autres biens lorsque ces vices se manifesteront. La probabilité raisonnable qu'un vice dans un immeuble causera un préjudice à ses occupants est également suffisante pour que l'entrepreneur ait, envers les acquéreurs subséquents de l'immeuble, l'obligation en matière délictuelle de les indemniser des frais de réparation du vice, si ce vice est découvert avant qu'un préjudice ne soit causé et s'il présente un danger réel et important pour les occupants de cet immeuble. En arrivant à cette conclusion, notre Cour adopte le raisonnement du juge Laskin dans l'affaire Rivtow Marine Ltd. c. Washington Iron Works. Si un entrepreneur peut voir engager sa responsabilité en matière délictuelle s'il fait preuve de négligence dans la construction d'un immeuble et que, par suite de cette négligence, l'immeuble cause des lésions corporelles ou des dommages matériels, il s'ensuit que sa responsabilité devrait également être engagée dans un cas où le vice dangereux est découvert et où le propriétaire de l'immeuble souhaite atténuer le danger en réparant ce vice et en remettant l'immeuble dans un état où il ne présente plus de danger. Dans l'un et l'autre cas, l'obligation en matière délictuelle sert à protéger l'intégrité physique ainsi que les intérêts matériels des occupants de l'immeuble.

Outre l'importance logique de tenir les entrepreneurs responsables des frais de réparation de vices dangereux, il existe une solide raison de principe d'imposer la responsabilité dans ces cas. Le maintien de l'impossibilité d'obtenir l'indemnisation des frais de réparation de vices dangereux n'incite aucunement les parties demanderesses à alléger les pertes éventuelles et tend à encourager un comportement économiquement inefficace. Donc, permettre qu'un entrepreneur puisse être poursuivi en matière délictuelle pour le paiement des frais de réparation de vices dangereux joue un rôle de prévention important en encourageant une conduite socialement responsable.

La présente affaire peut se distinguer, en principe, des cas où l'exécution des travaux est simplement de mauvaise qualité ou inférieure à la norme, mais ne comporte aucun vice dangereux. Le droit de la responsabilité délictuelle sert à encourager la réparation des vices dangereux et, partant, à protéger l'intégrité physique des occupants d'immeubles. Par contre, les cas où l'exécution des travaux est de mauvaise qualité ou inférieure à la norme soulèvent des questions de qualité de l'exécution des travaux et d'adaptation à la destination. Ces questions ne se posent pas en l'espèce. Donc, si l'intimée était jugée négligente en première instance, l'appelante aurait droit à l'indemnisation des frais raisonnables engagés pour mettre l'immeuble dans un état où il ne présente aucun danger, mais non à l'indemnisation des frais des réparations qui ne serviraient qu'à améliorer l'immeuble sur le plan qualitatif, mais non sur celui de la sécurité.

En second lieu, il n'y a pas de considérations de principe suffisamment sérieuses pour annuler l'obligation. Il n'y a pas de risque de responsabilité envers une catégorie indéterminée, parce que la catégorie de demandeurs éventuels se limite aux personnes mêmes pour lesquelles l'immeuble est construit, soit ses occupants. Il n'existe aucun risque de responsabilité pour un montant indéterminé puisque le montant de la responsabilité sera toujours limité par ce qu'il en coûte raisonnablement pour réparer le vice dangereux que comporte l'immeuble et pour remettre cet immeuble dans un état où il ne présente plus de danger. Il y a peu de risque de responsabilité pour une période indéterminée puisque l'entrepreneur ne sera responsable des frais de réparation des vices dangereux que pendant la vie utile de l'immeuble. Du point de vue pratique, la période au cours de laquelle l'entrepreneur peut voir engager sa responsabilité pour négligence sera beaucoup plus courte que la vie utile de l'immeuble. Les propriétaires d'un immeuble éprouveront, au fil des ans, de plus en plus de difficulté à établir au procès qu'une détérioration de leur immeuble est attribuable à la négligence initiale de l'entrepreneur et non pas simplement à l'usure inévitable que subit n'importe quel bâtiment. Enfin, étant donné que ce n'est pas l'acquéreur subséquent qui est le mieux placé pour assumer le risque que des vices latents ne se manifestent, la règle caveat emptor ne devrait pas servir à annuler l'obligation en matière délictuelle qu'a l'entrepreneur envers les acquéreurs subséquents.


Parties
Demandeurs : Winnipeg Condominium Corporation No. 36
Défendeurs : Bird Construction Co.

Références :

Jurisprudence
Arrêts examinés: Anns c. Merton London Borough Council, [1978] A.C. 728
Cie des chemins de fer nationaux du Canada c. Norsk Pacific Steamship Co., [1992] 1 R.C.S. 1021
Central Trust Co. c. Rafuse, [1986] 2 R.C.S. 147
Edgeworth Construction Ltd. c. N. D. Lea & Associates Ltd., [1993] 3 R.C.S. 206
Ville de Kamloops c. Nielsen, [1984] 2 R.C.S. 2
arrêts non suivis: D & F Estates Ltd. c. Church Commissioners for England, [1988] 2 All E.R. 992
Murphy c. Brentwood District Council, [1990] 2 All E.R. 908
arrêts mentionnés: Rivtow Marine Ltd. c. Washington Iron Works, [1974] R.C.S. 1189
Dutton c. Bognor Regis Urban District Council, [1972] 1 Q.B. 373
Donoghue c. Stevenson, [1932] A.C. 562
Hedley Byrne & Co. c. Heller & Partners Ltd., [1964] A.C. 465
Houle c. Banque Canadienne Nationale, [1990] 3 R.C.S. 122
Rothfield c. Manolakos, [1989] 2 R.C.S. 1259
Procureur général de l'Ontario c. Fatehi, [1984] 2 R.C.S. 536
Terlinde c. Neely, 271 S.E.2d 768 (1980)
Drexel Properties, Inc. c. Bay Colony Club Condominium, Inc., 406 So.2d 515 (1981)
Bowen c. Paramount Builders (Hamilton) Ltd., [1977] 1 N.Z.L.R. 394
Bryan c. Moloney, C.S. Tasmanie, no A77/1993, 6 octobre 1993
Lempke c. Dagenais, 547 A.2d 290 (1988)
Richards c. Powercraft Homes, Inc., 678 P.2d 427 (1984)
Fraser‑Reid c. Droumtsekas, [1980] 1 R.C.S. 720
Ultramares Corp. c. Touche, 174 N.E. 441 (1931)
Aronsohn c. Mandara, 484 A.2d 675 (1984)
Podkriznik c. Schwede, [1990] 4 W.W.R. 220
Vaughan c. Warner Communications Inc. (1986), 56 O.R. (2d) 242.
Lois et règlements cités
Code civil du Québec, L.Q. 1991, ch. 64, art. 1442, 2118 à 2120.
Règles de la Cour du Banc de la Reine, règl. du Man. 553/88, règles 20.01, 25.11.
Doctrine citée
Barrett, Sidney R., Jr. «Recovery of Economic Loss in Tort for Construction Defects: A Critical Analysis» (1989), 40 S.C. L. Rev. 891.
Cooke, Sir Robin. «An Impossible Distinction» (1991), 107 L.Q. Rev. 46.
Feldthusen, Bruce. «Economic Loss in the Supreme Court of Canada: Yesterday and Tomorrow» (1990‑91), 17 Can. Bus. L.J. 356.
Jobin, Pierre‑Gabriel. La vente dans le Code civil du Québec. Cowansville: Yvon Blais, 1993.
Osborne, Philip H. «A Review of Tort Decisions in Manitoba 1990‑1993», [1993] R.D. Man. 191.

Proposition de citation de la décision: Winnipeg Condominium Corporation No. 36 c. Bird Construction Co., [1995] 1 R.C.S. 85 (26 janvier 1995)


Origine de la décision
Date de l'import : 06/04/2012
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;1995-01-26;.1995..1.r.c.s..85 ?
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