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08/12/1994 | CANADA | N°[1994]_3_R.C.S._835

Canada | Dagenais c. Société Radio-Canada, [1994] 3 R.C.S. 835 (8 décembre 1994)


[1994] 3 R.C.S. Dagenais c. Société Radio-Canada 835 charte Version paginée (détails) /charte La Société Radio-Canada et l'Office national du film du Canada Appelants c. Lucien Dagenais, Léopold Monette, Joseph Dugas et Robert Radford Intimés et John Newton Smith et l'Association canadienne des journalistes Intervenants et Le procureur général de la province d'Ontario Intervenant

Répertorié: Dagenais c. Société Radio-Canada

No du greffe: 23403.

1994: 24 janvier; 1994: 8 décembre.

Présents: Le juge en chef Lamer et les juges La Forest, L'Heureux-Dubé

, Sopinka, Gonthier, Cory, McLachlin, Iacobucci et Major.

EN APPEL DE LA COUR D'APPEL D...

[1994] 3 R.C.S. Dagenais c. Société Radio-Canada 835 charte Version paginée (détails) /charte La Société Radio-Canada et l'Office national du film du Canada Appelants c. Lucien Dagenais, Léopold Monette, Joseph Dugas et Robert Radford Intimés et John Newton Smith et l'Association canadienne des journalistes Intervenants et Le procureur général de la province d'Ontario Intervenant

Répertorié: Dagenais c. Société Radio-Canada

No du greffe: 23403.

1994: 24 janvier; 1994: 8 décembre.

Présents: Le juge en chef Lamer et les juges La Forest, L'Heureux-Dubé, Sopinka, Gonthier, Cory, McLachlin, Iacobucci et Major.

EN APPEL DE LA COUR D'APPEL DE L'ONTARIO

Droit criminel -- Interdictions de publication -- Quatre membres d'un ordre catholique accusés d'avoir abusé physiquement et sexuellement de jeunes garçons dans des centres catholiques d'éducation surveillée -- Interdiction à la SRC par un juge d'une cour supérieure de diffuser partout au Canada un programme fictif portant sur les abus sexuels et physiques commis sur des enfants dans un orphelinat catholique jusqu'à la fin des procès tenus en Ontario -- La SRC peut-elle interjeter appel de l'ordonnance de non-publication? -- Dans l'affirmative, le juge a-t-il commis une erreur en ordonnant l'interdiction? -- Norme applicable.

Droit criminel -- Procédure -- Interdictions de publication -- Principes généraux régissant les interdictions de publication et leur application.

Appel -- Interdictions de publication -- Interdiction de publication ordonnée dans le cadre de procédures criminelles -- Interdiction prononcée par le juge en page 836 vertu de son pouvoir discrétionnaire issu de la common law ou d'origine législative -- Moyens de contestation de l'interdiction ouverts aux tiers.

Droit constitutionnel -- Charte des droits -- Liberté d'expression -- Procès équitable -- Interdictions de publication -- La règle de common law régissant les interdictions de publication est-elle incompatible avec les principes de la Charte? -- Charte canadienne des droits et libertés, art. 2b), 11d).

Tribunaux -- Cour suprême du Canada -- Compétence -- Interdictions de publication -- La Cour suprême a-t-elle compétence pour entendre la contestation d'un tiers à l'encontre d'une ordonnance de non-publication rendue dans le cadre de procédures criminelles? -- Loi sur la Cour suprême, L.R.C. (1985), ch. S-26, art. 40(1), (3) -- Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C-46, art. 674.

Les intimés, membres ou anciens membres d'un ordre religieux catholique, ont été accusés d'avoir abusé physiquement et sexuellement de jeunes garçons confiés à leurs soins dans des centres d'éducation surveillée de l'Ontario. Ils ont présenté une demande à un juge d'une cour supérieure visant à obtenir une injonction interdisant à la SRC de diffuser la mini-série intitulée Les garçons de Saint-Vincent, un drame fictif racontant les abus sexuels et physiques infligés à des enfants dans une institution catholique à Terre-Neuve, et de publier dans les médias toute information relative à la diffusion prévue de cette émission. Au moment de l'audition, les procès des quatre intimés étaient tenus ou devaient être tenus devant la Cour de justice de l'Ontario (Division générale) par un juge et un jury. Le procès de LD était à son dernier stade et un juge avait été désigné pour le procès de LM. Le juge de la cour supérieure a accordé l'injonction, interdisant la diffusion de la mini-série partout au Canada jusqu'à la fin des quatre procès, et il a accordé une ordonnance interdisant la publication de l'existence de la demande ou de tout document s'y rapportant. La Cour d'appel a confirmé la décision d'accorder l'injonction interdisant la diffusion, mais elle a limité sa portée à l'Ontario et à la station CBMT-TV à Montréal et a infirmé l'ordonnance interdisant toute publicité sur la diffusion prévue et sur l'existence même de la procédure ayant entraîné l'interdiction de publication.

Arrêt (les juges La Forest, L'Heureux-Dubé et Gonthier sont dissidents): Le pourvoi est accueilli et l'ordonnance de non-publication est annulée. Le juge en chef Lamer et les juges Sopinka, Cory, Iacobucci et Major: Pour qu'une ordonnance de non-publication soit rendue par un juge en vertu de son page 837 pouvoir discrétionnaire issu de la common law ou d'origine législative, le ministère public ou l'accusé devraient présenter une requête au juge de première instance s'il a été désigné ou à un juge de la juridiction devant laquelle l'affaire sera entendue. Si la juridiction n'a pas été déterminée et ne peut l'être définitivement par renvoi aux dispositions législatives, la requête devrait être présentée à un juge d'une cour supérieure. Dans un procès par jury, la requête doit être entendue en l'absence du jury. Pour contester une interdiction en appel, le ministère public et l'accusé devraient recourir aux moyens d'appel qu'offre le Code criminel. Lorsque l'ordonnance initiale est rendue par un juge autre que le juge du procès, on devrait admettre une certaine flexibilité de la règle interdisant les attaques indirectes.

Le juge qui entend la requête en interdiction de publication a le pouvoir discrétionnaire d'ordonner que des tiers soient avisés et de leur reconnaître qualité pour agir conformément aux règles provinciales de procédure en matière criminelle et aux principes de common law. Si des tiers souhaitent s'opposer à une requête, ils devraient assister à l'audition de la requête, présenter des observations afin d'obtenir qualité pour agir et, s'ils l'obtiennent, participer à la requête. Lorsque des tiers, en général les médias, contestent les ordonnances de non-publication rendues par les juges en vertu de leur pouvoir discrétionnaire issu de la common law ou d'origine législative, ils ne peuvent recourir au Code criminel pour interjeter un appel direct. Si l'ordonnance de non-publication est rendue par un juge d'une cour provinciale, les tiers devraient demander un bref de certiorari à un juge d'une cour supérieure. La règle de common law n'autorisant pas les interdictions de publication qui restreignent d'une manière injustifiable des droits garantis par la Charte, l'ordonnance qui met en application pareille interdiction de publication constitue une erreur de droit à la lecture du dossier. Si, traditionnellement, le certiorari a été limité du point de vue des redressements, lorsqu'un juge excède son pouvoir sous le régime de la règle de common law qui régit les interdictions de publication, les réparations qui peuvent être obtenues par suite d'une contestation par voie de certiorari contre l'action du juge devraient alors être élargies afin qu'elles soient les mêmes que celles qui peuvent être obtenues en vertu de la Charte. Pour contester le rejet d'une demande de certiorari, les tiers devraient interjeter appel de la décision du juge d'une cour supérieure à la cour d'appel en vertu du par. 784(1) du Code criminel. Pour contester le rejet d'un appel à la cour d'appel, ils devraient demander une autorisation d'appel à la Cour suprême du Canada en vertu du par. 40(1) de la Loi sur la Cour suprême. Si l'interdiction de page 838 publication est ordonnée par un juge d'une cour supérieure, les tiers devraient la contester en demandant l'autorisation à la Cour suprême en vertu du par. 40(1). Une ordonnance de non-publication rendue par un juge d'une cour supérieure peut être considérée comme un jugement, définitif ou autre, rendu par le plus haut tribunal de dernier ressort habilité, dans une province, à juger l'affaire en question, ou par l'un des juges de ces juridictions. Ni le par. 40(3) de la Loi ni l'art. 674 du Code criminel n'excluent l'appel à la Cour suprême fondé sur le par. 40(1) dans de tels cas.

Il est impossible de recourir au par. 24(1) de la Charte pour contester une ordonnance de non-publication puisque l'on peut invoquer l'erreur de droit pour contester pareille ordonnance et parce qu'il est possible de recourir au certiorari et au par. 40(1). En outre, étant donné que les requêtes en interdiction de publication présentées dans le cadre de procédures criminelles sont de nature criminelle, il est impossible de recourir aux moyens de contestation d'une interdiction qui sont fondés sur les procédures civiles.

Le juge de la cour supérieure qui a rendu l'ordonnance de non-publication dans la présente affaire avait compétence pour entendre seulement les demandes d'interdiction de JD et de RR, puisqu'un juge avait déjà été désigné pour les procès de LD et de LM. La Cour d'appel n'avait pas compétence pour entendre l'appel de la SRC, alors que notre Cour avait compétence pour autoriser l'appel contre la décision de la Cour d'appel et pour tirer les présentes conclusions sur la question de la compétence. Notre Cour avait également compétence, en vertu du par. 40(1), pour accorder l'autorisation d'en appeler de l'ordonnance rendue initialement par le juge d'une cour supérieure. Toutefois, la SRC n'a pas demandé l'autorisation d'en appeler de cette ordonnance. Parce qu'il serait injuste de pénaliser la SRC pour ne pas avoir suivi la bonne procédure alors que celle-ci n'était pas connue, parce que la question des ordonnances de non-publication est d'importance nationale et que personne ne subira de préjudice du fait de l'octroi de l'autorisation, il y a lieu d'accorder l'autorisation d'en appeler de l'ordonnance conformément au par. 40(1) proprio motu, nunc pro tunc, ex post facto.

En l'espèce, il s'agit d'une contestation, fondée sur une erreur de droit, d'une ordonnance de non-publication rendue en vertu d'une règle de common law discrétionnaire. Le pouvoir discrétionnaire conféré par une règle de common law doit être exercé dans les limites prescrites par la Charte; excéder ces limites constitue une erreur de droit justifiant l'annulation. La règle de common law qui, traditionnellement, régissait les page 839 ordonnances de non-publication -- l'existence d'un risque réel et important qu'il y ait entrave au droit à un procès équitable -- accordait une plus grande importance au droit à un procès équitable qu'à la liberté d'expression de ceux qui étaient touchés par l'interdiction et, dans le cadre de la société canadienne maintenant dotée d'une Charte, n'offre pas une protection suffisante à la liberté d'expression. Lorsque deux droits sont en conflit, les principes de la Charte commandent un équilibre qui respecte pleinement l'importance des deux droits. Il faut se garder d'adopter une conception hiérarchique des droits, tant dans l'interprétation de la Charte que dans l'élaboration de la common law. La règle de common law en matière d'ordonnances de non-publication doit donc être reformulée de manière à la rendre compatible avec les principes de la Charte et, en particulier, avec l'égalité de rang qu'accorde la Charte aux al. 2b) et 11d). Puisque, par définition même, les ordonnances de non-publication restreignent la liberté d'expression de tiers, la règle de common law doit être adaptée de façon à exiger l'examen, d'une part, des objectifs de l'ordonnance de non-publication et, d'autre part, de la proportionnalité de l'ordonnance quant à ses effets sur les droits garantis par la Charte. La règle modifiée pourrait être la suivante: une ordonnance de non-publication ne doit être rendue que si: a) elle est nécessaire pour écarter le risque réel et important que le procès soit inéquitable, vu l'absence d'autres mesures raisonnables pouvant écarter ce risque; et b) ses effets bénéfiques sont plus importants que ses effets préjudiciables sur la libre expression de ceux qui sont touchés par l'ordonnance. Si l'ordonnance ne satisfait pas à cette norme, alors, en la rendant, le juge a commis une erreur de droit et la contestation de l'ordonnance sur ce fondement doit être accueillie. Cette norme reflète l'essence du critère énoncé dans l'arrêt Oakes, qui lui-même devrait être reformulé de manière à reconnaître, à la troisième étape du volet proportionnalité, qu'il doit y avoir proportionnalité non seulement entre les effets préjudiciables des mesures restreignant un droit ou une liberté et leur objectif, mais également entre les effets préjudiciables des mesures et leurs effets bénéfiques.

Les ordonnances de non-publication ne devraient toutefois pas toujours être considérées comme créant un conflit entre la liberté d'expression des médias et le droit de l'accusé à un procès équitable. Le modèle du conflit convient mieux au cadre constitutionnel américain et devrait être rejeté au Canada. D'autres considérations importantes entrent en jeu à chaque étape de l'analyse qui est requise lorsqu'il s'agit de déterminer si une ordonnance de non-publication donnée est justifiée sous le régime de la règle de common law. L'efficacité d'une page 840 ordonnance de non-publication est également un facteur dont il faut tenir compte dans le cadre de cette analyse.

C'est à la partie qui fait valoir, en se fondant sur la règle de common law, qu'une interdiction de publication est nécessaire pour écarter le risque réel et grave pour l'équité du procès, qu'incombe la charge de justifier la restriction de la liberté d'expression. Elle doit prouver que l'interdiction proposée est nécessaire parce qu'elle vise un objectif important qui ne peut être atteint par d'autres mesures raisonnables et efficaces, que l'interdiction proposée est aussi limitée que possible et qu'il y a proportionnalité entre ses effets bénéfiques et ses effets préjudiciables. Pour déterminer si le critère de proportionnalité est respecté, il faut tenir compte du fait que la partie qui tente d'obtenir l'interdiction puisse chercher à protéger un droit constitutionnel. Le juge devrait, dans la mesure du possible, examiner l'interdiction en cause. Il doit examiner toutes les options autres que l'interdiction et conclure qu'il n'existe aucune autre solution raisonnable et efficace. Il doit également restreindre l'interdiction autant que possible. Enfin, le juge doit comparer l'importance des objectifs de l'interdiction et ses effets probables avec celle de l'expression qui sera restreinte, afin de veiller à ce que ses effets positifs et négatifs soient proportionnels.

L'interdiction de publication prononcée en l'espèce ne peut être confirmée. Même si elle visait nettement à écarter le risque réel et important que le procès des quatre intimés soit inéquitable, l'ordonnance initiale était beaucoup trop générale. Elle interdisait la diffusion partout au Canada et interdisait même tout commentaire sur l'ordonnance elle-même. En outre, il existait d'autres moyens raisonnables d'atteindre les objectifs sans restreindre les droits d'expression des tiers. En conséquence, l'interdiction de publication ne peut être maintenue en common law. En voulant rendre l'ordonnance en vertu de son pouvoir discrétionnaire issu de la common law, le juge de la cour supérieure a commis une erreur de droit.

Le juge McLachlin: Les ordonnances judiciaires rendues en matière criminelle qui portent atteinte aux droits garantis par la Charte à un accusé ou aux procédures par lesquelles ces droits peuvent être défendus sont elles-mêmes assujetties à l'application de la Charte. L'interdiction ordonnée en l'espèce entre dans cette catégorie. Elle visait à protéger le droit constitutionnel des intimés à un procès équitable et peut être considérée comme une affaire d'application du droit criminel pour défendre la primauté du droit et les libertés fondamentales garanties par la Charte. L'interdiction n'a pas été prononcée par le Parlement, ni par une législature, mais elle peut être page 841 considérée comme un acte du «gouvernement» relativement à un domaine qui relève du Parlement ou des législatures.

Les tribunaux doivent pouvoir accorder une réparation pleine et efficace relativement à toute violation de la Charte. Cette réparation signifie davantage que la possibilité de se présenter devant le tribunal de première instance avant la délivrance de l'interdiction; elle doit comprendre le recours à un tribunal d'appel. Les procédures d'appel proposées par le juge en chef Lamer à l'égard des contestations par les tiers d'ordonnances de non-publication répondent à cette exigence minimale. Bien que ces procédures demandent un certain élargissement de la réparation de common law qu'est le certiorari, cet élargissement est justifié dans le cas d'appels d'interdictions de publication et, par conséquent, justifié sous le régime du par. 24(1) de la Charte. L'élargissement est rendu légitime par l'absence de tout autre moyen de restreindre efficacement en appel les interdictions de publication excessivement larges. Comme la Charte est applicable à une ordonnance de non-publication rendue par un tribunal, cette ordonnance pourrait être contestée sur le fondement de l'erreur de droit parce qu'elle va directement à l'encontre de la Charte. Les procédures d'appel proposées ne devraient toutefois pas être considérées comme une dérogation au principe suivant lequel les procès criminels ne doivent pas être interrompus ni retardés à l'avantage des appels interlocutoires.

Le droit de diffuser un ouvrage cinématographique fictif relève clairement de la portée de l'al. 2b) de la Charte, et les restrictions à la liberté d'expression doivent être justifiées aux termes de l'article premier. L'interdiction visait à protéger le droit des intimés à un procès équitable et, en particulier, à éviter le risque qu'un jury impartial ne puisse être assermenté, ou s'il l'était, qu'il ne puisse rendre un verdict honnête en raison des incidences néfastes de la publication. Selon le volet proportionnalité du critère établi dans Oakes, l'interdiction de publication peut être justifiée lorsque des circonstances particulières indiquent qu'il y a un risque élevé (par opposition à une possibilité conjecturale) que le procès soit inéquitable, pour autant que l'interdiction se limite à ce qui est nécessaire pour éliminer le risque établi que le procès soit inéquitable. Il ne s'agit pas de déterminer où se situe l'équilibre entre un procès équitable et la liberté d'expression. Le droit à un procès équitable est fondamental et ne peut être sacrifié. En général, le principe du conflit est également tout à fait inadéquat. Appliqué correctement, le critère qui, en common law, régit la délivrance d'ordonnances de non-publication satisfait aux exigences de justification, aux page 842 termes de l'article premier, d'une mesure qui viole un droit. Il est nécessaire d'évaluer le risque qu'un procès soit inéquitable après avoir bien tenu compte de l'importance générale de la libre transmission des idées et avoir considéré des mesures susceptibles d'éliminer ou d'éviter le préjudice redouté. En l'espèce, le juge qui a ordonné l'interdiction ne s'est pas suffisamment penché sur les facteurs dont il faut tenir compte pour établir le lien rationnel et l'atteinte minimale. Il s'ensuit que l'interdiction ne peut être maintenue et doit être annulée.

Le juge Gonthier (dissident): Le juge de la cour supérieure avait compétence pour ordonner l'interdiction de publication dans les cas de JD et de RR. Dans l'exercice de sa compétence, elle était tenue d'appliquer la Charte, et sa décision était la mise en application d'une réparation fondée sur le par. 24(1) de la Charte. Elle n'avait toutefois pas compétence pour ordonner l'interdiction, à la demande de LD et de LM, qui auraient dû s'adresser au juge désigné de leur procès. La question de savoir s'il existe un droit de contrôle ou d'appel de l'ordonnance de non-publication, qui porte sur la justesse de la décision et sa conformité aux droits garantis par la Charte aux personnes touchées, est une question distincte. En faisant référence à un «tribunal compétent», le par. 24(1) ne crée aucun tribunal compétent, il confère uniquement des pouvoirs accrus aux tribunaux qui sont déjà réputés compétents indépendamment de la Charte. En outre, le par. 24(1) ne crée de lui-même aucun droit de contrôle ou d'appel de la décision d'un tribunal compétent lorsque ce droit est déjà prévu dans la loi. En l'espèce, l'opinion exprimée par le juge en chef Lamer relativement au droit de contrôle, par voie de certiorari, des ordonnances de non-publication rendues par un juge d'une cour provinciale conformément à la Charte et au droit d'appel prévu à l'art. 40 de la Loi sur la Cour suprême, est acceptée.

L'interdiction de publication peut être ordonnée en vue de préserver le caractère équitable d'un procès à venir ou en cours. Du fait qu'elle restreint la liberté d'expression et la liberté de presse, on ne doit y avoir recours que dans les cas exceptionnels. En common law, on a préservé le caractère exceptionnel des interdictions de publication en exigeant l'existence d'un risque réel et important d'atteinte au droit à un procès équitable. Bien qu'elle ne modifie pas directement le critère de common law, l'application de la Charte à l'examen d'une interdiction de publication modifie dans une certaine mesure la structure de l'analyse. Pour déterminer le juste équilibre entre le droit à un procès équitable et la liberté d'expression, on aura recours à l'analyse fondée sur l'article premier de la Charte. Dans le cadre de l'article premier, il incombe à chaque partie d'établir qu'il y a eu page 843 violation de la Charte. Une fois que l'on s'est acquitté de ce premier fardeau, aucun fardeau ne devrait être imposé à l'une ou l'autre partie dans le cadre de la pondération de droits opposés garantis par la Charte, et l'analyse fondée sur l'article premier ne devrait privilégier ou désavantager ni l'un ni l'autre droit. La validité d'une interdiction sera déterminée presque exclusivement suivant la seconde et la troisième étapes du volet proportionnalité du critère formulé dans l'arrêt Oakes, puisque les autres éléments de ce critère sont facilement respectés. La seconde étape, l'étape de l'atteinte minimale, requiert que l'interdiction soit soigneusement circonscrite dans le temps et quant aux endroits où elle s'applique, et commande également l'examen d'autres mesures susceptibles de garantir le droit à un procès équitable. La troisième étape commande la proportionnalité entre les effets de la mesure qui restreint les libertés en question et son objectif, et la proportionnalité entre les effets bénéfiques et les effets préjudiciables de cette mesure.

Par conséquent, dans l'analyse d'une interdiction de publication par le prisme de l'article premier, la décision d'ordonner ou non une interdiction repose essentiellement sur la pondération de divers facteurs en vue de déterminer si le recours à cette mesure préventive est nécessaire et raisonnable compte tenu des faits d'une affaire donnée. Le juge du procès doit considérer la nature de la menace posée à l'équité du procès, dont la possibilité que les jurés soient influencés, l'ampleur de la restriction à la liberté d'expression et l'existence d'autres mesures. Il n'est en revanche pas nécessaire que le juge du procès détermine avec certitude que les autres mesures ne suffiraient pas à garantir l'équité du procès. Il suffit qu'il soit convaincu que la publication engendrera un risque réel et important quant à l'équité du procès, risque que les autres mesures n'écarteront pas. Lorsque les circonstances le permettent, il est souhaitable que le juge du procès examine la publication prévue, à titre d'élément de preuve, avant de se prononcer sur l'interdiction. Enfin, la décision qu'un juge du procès rend après avoir pesé tous les facteurs ne devrait être modifiée que si elle est fondée sur une erreur de principe ou qu'elle ne peut être raisonnablement étayée par la preuve.

En l'espèce, le juge de la cour supérieure n'a pas commis d'erreur en interdisant la diffusion de la mini-série jusqu'à la fin des procès, soit quelque huit mois plus tard. La mini-série était une \oe\ uvre de fiction fondée sur de nombreuses affaires semblables, «pour ainsi dire interchangeables», et devait être présentée aux heures de grande écoute à un auditoire potentiellement énorme. Le juge pouvait conclure, sur le fondement de page 844 la preuve, que, même si la mini-série ne traitait directement d'aucun des intimés, elle aurait gravement compromis la sélection d'un jury impartial étant donné l'énorme publicité entourant déjà l'affaire, et que les autres mesures ne pouvaient qu'être inefficaces. Bien que ce critère diffère sur le plan formel de celui du «risque réel et important», sur le fond, ils s'équivalent. Bien que l'interdiction ait temporairement nié aux appelants leur liberté d'expression, cette atteinte était très mineure. La mini-série est une \oe\ uvre de fiction et non de l'information. Elle pouvait donc être présentée ultérieurement sans trop d'inconvénients. La perte commerciale ne peut justifier que l'on compromette le droit d'un accusé à un procès équitable, particulièrement lorsqu'une partie de cette perte peut être récupérée lors de la diffusion subséquente de la mini-série. Enfin, l'objectif de provoquer la discussion publique des questions de l'abus physique et sexuel d'enfants dans le cadre d'un processus de recherche de solutions n'a pas été frustré par l'interdiction temporaire. Ces questions auraient toujours été d'actualité à la fin des procès. La portée géographique de l'interdiction était toutefois nettement excessive. Puisqu'il était en droit impossible que les procès se déroulent à l'extérieur de l'Ontario, l'interdiction aurait dû être limitée à toute diffusion dans la province et par CBMT-TV à Montréal.

Le juge La Forest (dissident): Il n'existe pas de droit d'appel direct à notre Cour de la décision du juge de la cour supérieure en vertu de l'art. 40 de la Loi sur la Cour suprême. Suivant le raisonnement qui sous-tendrait un tel droit d'appel, il serait possible de présenter à notre Cour des demandes d'autorisation d'appel d'un grand nombre de décisions interlocutoires en matière criminelle. Les appelants ne sont toutefois pas sans recours. Outre les actions déclaratoires, il pourrait y avoir un recours en vertu du par. 24(1) de la Charte, même contre une décision d'un juge d'une cour supérieure. Puisqu'une décision rendue en vertu de cette disposition ne donne par ailleurs pas droit d'appel, il s'agit d'une ordonnance définitive au sens de l'art. 40 de la Loi sur la Cour suprême, et elle peut donc faire l'objet d'un appel, après autorisation, devant notre Cour. Les appelants ne disposaient d'aucun autre recours ou moyen d'appel pour contester l'interdiction.

L'ordonnance de non-publication n'est pas à l'abri de toute analyse fondée sur la Charte simplement parce qu'il s'agit d'une ordonnance judiciaire. L'ordonnance est rendue conformément à un pouvoir discrétionnaire qui vise un objectif gouvernemental, celui de garantir la tenue d'un procès équitable. Elle est un sous-produit, lequel en l'espèce se répercute à l'extérieur du processus criminel, des procédures entamées au criminel par le page 845 ministère public. Le fait que la règle en vertu de laquelle elle a été rendue est d'origine prétorienne n'importe pas. La Charte s'applique à la common law tout autant qu'aux lois. Puisque l'ordonnance a eu pour effet de porter atteinte à la liberté d'expression que la Charte garantit aux appelants pour servir un objectif gouvernemental, elle peut être analysée au regard de la Charte.

Si l'élargissement de la compétence en matière de certiorari est permis, lorsqu'une ordonnance de non-publication rendue par un juge d'une cour provinciale est contestée, le pouvoir discrétionnaire d'accorder cette réparation devrait être restreint de façon à éviter toute entrave déraisonnable au procès. Il se peut en fait qu'il soit tout aussi préférable de laisser simplement aux tiers le droit de demander une réparation en vertu du par. 24(1) de la Charte. Cette réparation est elle-même discrétionnaire. Elle s'apparente au pouvoir discrétionnaire d'un tribunal de prononcer un jugement déclaratoire et devrait être assujettie aux mêmes restrictions.

Bien qu'il ne soit pas nécessaire d'examiner la question de fond, il y a lieu de faire les commentaires suivants compte tenu de la façon dont la Cour tranche le pourvoi. L'opinion du juge en chef Lamer voulant que la règle de common law n'offrait pas suffisamment de protection à la liberté d'expression est acceptée, de même que, pour l'essentiel, la liste de facteurs qu'il énumère et qu'un juge devrait considérer pour déterminer s'il y a lieu d'ordonner l'interdiction. Un autre facteur à considérer est la mesure dans laquelle une interdiction est susceptible de perturber le procès.

Le juge L'Heureux-Dubé (dissidente): La liberté d'expression est une valeur fondamentale de notre société libre et démocratique. La question de compétence soulevée en l'espèce porte toutefois sur le droit d'appel et non sur le droit à la liberté d'expression. Celui-ci est garanti par la possibilité d'avoir accès à un remède initial. L'axiome suivant lequel «tout droit est assorti d'une réparation» n'est peut-être pas absolu, mais la personne qui allègue un tort a le droit de présenter sa cause devant un tribunal pour tenter d'obtenir réparation. La SRC a eu cette possibilité: elle a obtenu qualité pour agir et a été entendue par une cour de justice avant la délivrance de l'ordonnance de non-publication. Elle a donc eu accès à un remède initial, même si elle n'a pas réussi à empêcher que l'ordonnance de non-publication soit rendue. Par conséquent, la question de compétence soulevée en l'espèce n'est pas de savoir si la SRC devrait avoir accès à un remède, mais bien plutôt si elle devrait avoir le droit d'interjeter appel d'une décision dont elle n'est pas satisfaite. page 846

À cet égard, la question de compétence a des conséquences importantes. Si les médias peuvent en appeler d'une ordonnance de non-publication prononcée dans un contexte criminel, alors tous les tiers pourraient interjeter appel de toute ordonnance interlocutoire rendue en matière criminelle qui, à leur avis, porte atteinte aux droits que leur garantit la Charte. Un droit d'appel aussi général à l'encontre d'une ordonnance interlocutoire entraînera des délais importants dans le procès et portera préjudice d'une part, au droit de l'accusé, garanti par la Charte, d'être jugé dans un délai raisonnable et, d'autre part, à l'administration de la justice.

En gardant à l'esprit ce contexte général, notre Cour n'a pas compétence pour entendre le présent pourvoi. Il en est de même de la Cour d'appel. Dans une société libre et démocratique comme la nôtre, on ne peut se prévaloir d'un droit d'appel dans tous les cas. Sauf pour ce qui est de la possibilité qu'il existe en common law un droit d'appel limité en matière de compétence, le droit d'appel n'existe que s'il est explicitement prévu par une loi. En l'espèce, le Code criminel ne prévoit pas un tel droit d'appel. En outre, puisque le présent pourvoi est une procédure concernant un acte criminel, l'art. 674 du Code n'autorise aucune autre procédure de contestation de l'interdiction. Même en supposant toutefois que l'art. 674 ne restreigne pas la portée du par. 40(1) de la Loi sur la Cour suprême, le par. 40(1) ne confère quand même pas à notre Cour compétence pour entendre un pourvoi comme celui dont la Cour est saisie contre une ordonnance interlocutoire en matière criminelle. Conclure autrement irait à l'encontre de la jurisprudence de notre Cour. Bien que le par. 40(1) ait été destiné à conférer une compétence générale d'appel à notre Cour, il ne devait pas avoir pour effet de renverser le principe selon lequel les appels interlocutoires en matière criminelle sont interdits. Ce principe s'étend à l'accusé, au ministère public et aux tiers. Si l'ordonnance touchant un tiers, rendue au cours d'une procédure criminelle, peut être définitive quant au tiers, elle est toutefois interlocutoire quant à l'accusé. Puisque, dans les procédures criminelles, l'accent doit demeurer sur l'accusé et la détermination de sa culpabilité ou de son innocence, dans la mesure où elle est interlocutoire du point de vue de ce dernier, l'ordonnance ne devrait pas être assujettie à l'appel de la part d'un tiers, à moins que le droit à un tel appel ne soit explicitement et clairement prévu par une loi. Le paragraphe 40(1) ne satisfait pas à ce critère. Tout comme on ne l'a pas interprété comme accordant aux parties à une procédure criminelle le droit d'interjeter appel d'une ordonnance interlocutoire, on ne devrait pas l'interpréter ainsi relativement aux tiers. Enfin, la Charte ne confère pas de compétence en matière page 847 d'appel. Le paragraphe 24(1) ne peut conférer un droit d'appel lorsque aucune loi n'en prévoit. Ce n'est que lorsqu'il n'existe aucune possibilité quelconque de demander une réparation initiale que le par. 24(1) pourrait habiliter la cour à en accorder une, comme celle de donner aux tiers qualité pour soulever la question. Ce n'est toutefois pas le cas ici. Si des procédures d'appel interlocutoire en matière criminelle en faveur de tiers sont nécessaires, il appartient au législateur et non à la cour de les élaborer.

Pour ce qui est de l'applicabilité de la Charte aux ordonnances judiciaires, bien qu'une certaine activité judiciaire puisse être visée par la Charte, une ordonnance judiciaire ne l'est pas en soi. La Charte ne s'applique donc pas à l'ordonnance de non-publication contestée. En revanche, elle s'applique à la règle de common law à laquelle sont soumises les ordonnances de non-publication.

Dans la mesure du possible, la requête initiale visant à interdire la publication devrait être soumise au juge désigné pour le procès. Puisqu'un juge du procès avait déjà été désigné pour LD et LM, le juge de la cour supérieure n'avait pas compétence pour entendre leurs requêtes visant à obtenir une ordonnance de non-publication.

Quant à la question de fond, si notre Cour avait été jugée compétente pour entendre le pourvoi, les motifs du juge Gonthier auraient été acceptés. La règle de common law en matière d'ordonnances de non-publication dans le contexte de poursuites criminelles est compatible avec la Charte, et le juge de la cour supérieure n'a commis aucune erreur susceptible d'être révisée dans l'exercice de son pouvoir discrétionnaire dans son application aux faits de l'espèce de la règle de common law ou dans sa conclusion portant que l'interdiction de publication était nécessaire.

Jurisprudence

Citée par le juge en chef Lamer

Arrêts mentionnés: Steiner c. Toronto Star Ltd., [1956] O.R. 14; R. c. Begley (1982), 38 O.R. (2d) 549; Fraser c. Commission des relations de travail dans la Fonction publique, [1985] 2 R.C.S. 455; Mills c. La Reine, [1986] 1 R.C.S. 863; R. c. Meltzer, [1989] 1 R.C.S. 1764; Hill c. La Reine, [1977] 1 R.C.S. 827; R. c. Gardiner, [1982] 2 R.C.S. 368; R. c. Barnes, [1991] 1 R.C.S. 449; R. c. Vaillancourt (1990), 76 C.C.C. (3d) 384; R. c. Swietlinski, [1994] 3 R.C.S. 481; Kourtessis c. M.R.N., [1993] 2 R.C.S. 53; Nelles c. Ontario, [1989] 2 R.C.S. 170; Wilson c. La Reine, [1983] 2 R.C.S. 594; R. page 848 c. Litchfield, [1993] 4 R.C.S. 333; Slaight Communications Inc. c. Davidson, [1989] 1 R.C.S. 1038; R. c. Salituro, [1991] 3 R.C.S. 654; SDGMR c. Dolphin Delivery Ltd., [1986] 2 R.C.S. 573; Ford c. Québec (Procureur général), [1988] 2 R.C.S. 712; Irwin Toy Ltd. c. Québec (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 927; Rocket c. Collège royal des chirurgiens dentistes d'Ontario, [1990] 2 R.C.S. 232; R. c. Keegstra, [1990] 3 R.C.S. 697; R. c. Zundel, [1992] 2 R.C.S. 731; Canadian Newspapers Co. c. Canada (Procureur général), [1988] 2 R.C.S. 122; Edmonton Journal c. Alberta (Procureur général), [1989] 2 R.C.S. 1326; R. c. Généreux, [1992] 1 R.C.S. 259; R. c. Lippé, [1991] 2 R.C.S. 114; Ex parte Telegraph Plc., [1993] 2 All E.R. 971; R. c. Corbett, [1988] 1 R.C.S. 670; R. c. Vermette, [1988] 1 R.C.S. 985; R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103; Renvoi relatif à l'art. 193 et à l'al. 195.1(1)c) du Code criminel (Man.), [1990] 1 R.C.S. 1123; R. c. Hess, [1990] 2 R.C.S. 906.

Citée par le juge McLachlin

Arrêts mentionnés: SDGMR c. Dolphin Delivery Ltd., [1986] 2 R.C.S. 573; R. c. Rahey, [1987] 1 R.C.S. 588; B.C.G.E.U. c. Colombie-Britannique (Procureur général), [1988] 2 R.C.S. 214; Mills c. La Reine, [1986] 1 R.C.S. 863; R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103; Fraser c. Commission des relations de travail dans la Fonction publique, [1985] 2 R.C.S. 455.

Citée par le juge Gonthier (dissident)

Mills c. La Reine, [1986] 1 R.C.S. 863; Nebraska Press Assn. c. Stuart, 427 U.S. 539 (1976); R. c. Keegstra (No. 2) (1992), 127 A.R. 232; Re Global Communications Ltd. and Attorney-General for Canada (1984), 10 C.C.C. (3d) 97; Attorney-General c. Times Newspapers Ltd., [1974] A.C. 273; Cour eur. D. H., affaire Sunday Times, arrêt du 26 avril 1979, série A no 30; R. c. Parks (1993), 15 O.R. (3d) 324; Ex parte Telegraph Plc., [1993] 2 All E.R. 971; CBC c. Keegstra, [1987] 1 W.W.R. 719.

Citée par le juge La Forest (dissident)

SDGMR c. Dolphin Delivery Ltd., [1986] 2 R.C.S. 573; Kourtessis c. M.R.N., [1993] 2 R.C.S. 53; Mills c. La Reine, [1986] 1 R.C.S. 863; R. c. Rahey, [1987] 1 R.C.S. 588.

Citée par le juge L'Heureux-Dubé (dissidente)

R. c. S. (T.), [1994] 3 R.C.S. 952, conf. (1993), 109 Sask. R. 96; Reference re Alberta Statutes, [1938] R.C.S. 100; Boucher c. The King, [1951] R.C.S. 265; Switzman c. Elbling, [1957] R.C.S. 285; Edmonton page 849 Journal c. Alberta (Procureur général), [1989] 2 R.C.S. 1326; Comité pour la République du Canada c. Canada, [1991] 1 R.C.S. 139; Mills c. La Reine, [1986] 1 R.C.S. 863; R. c. Meltzer, [1989] 1 R.C.S. 1764; R. c. C. (T.L.), [1994] 2 R.C.S. 1012; Kourtessis c. M.R.N., [1993] 2 R.C.S. 53; R. c. Laba, [1994] 3 R.C.S. 965; R. c. Swietlinski, [1994] 3 R.C.S. 481; R. c. Vaillancourt (1990), 76 C.C.C. (3d) 384; R. c. Gardiner, [1982] 2 R.C.S. 368; Hill c. La Reine, [1977] 1 R.C.S. 827; R. c. Barnes, [1991] 1 R.C.S. 449; Barreau du Québec c. Ste-Marie, [1977] 2 R.C.S. 414; R. c. Morgentaler, Smoling and Scott (1984), 41 C.R. (3d) 262; R. c. Cranston (1983), 60 N.S.R. (2d) 269; Nelles c. Ontario, [1989] 2 R.C.S 170; SDGMR c. Dolphin Delivery Ltd., [1986] 2 R.C.S. 573; Young c. Young, [1993] 4 R.C.S. 3; R. c. Rahey, [1987] 1 R.C.S. 588; B.C.G.E.U. c. Colombie-Britannique (Procureur général), [1988] 2 R.C.S. 214; Slaight Communications Inc. c. Davidson, [1989] 1 R.C.S. 1038; R. c. Salituro, [1991] 3 R.C.S. 654; Schachter c. Canada, [1992] 2 R.C.S. 679; Watkins c. Olafson, [1989] 2 R.C.S. 750.

Lois et règlements cités

Charte canadienne des droits et libertés, art. 1, 2b), 7, 11b), d), 12, 13, 14, 24(1), 32.

Code criminel, 1892, S.C. 1892, ch. 29, art. 743.

Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C-46, art. 9 [abr. & rempl. ch. 1 (4e suppl.), art. 18 (ann. I, no 3)], 10, 468, 469 [mod. ch. 27 (1er suppl.), art. 62], 517, 539 [idem, art. 97], 553 [abr. & rempl. idem, art. 104; mod. 1992, ch. 1, art. 58(1) (ann. 1, art. 11)], 555 [mod. ch. 27 (1er suppl.), art. 106 et 203], 674, 784(1), 798.

Contempt of Court Act 1981 (R.-U.), 1981, ch. 49, art. 2(2).

Loi constitutionnelle de 1982, art. 52.

Loi sur l'accès à l'information et la protection de la vie privée, L.R.O. 1990, ch. F.31, art. 14(1)f).

Loi sur la Cour suprême, L.R.C. (1985), ch. S-26, art. 40(1) [abr. & rempl. 1990, ch. 8, art. 37], (3).

Loi sur les jeunes contrevenants, L.R.C. (1985), ch. Y-1, art. 5 [mod. ch. 24 (2e suppl.), art. 3].

Loi sur les tribunaux judiciaires, L.R.O. 1990, ch. C.43, art. 6.

Règles de procédure en matière criminelle de la Cour de justice de l'Ontario, TR/92-99, r. 6.04(1).

Doctrine

Bailey, S. H. «The Contempt of Court Act 1981» (1982), 45 Mod. L. Rev. 301. page 850

Canada. Commission de réforme du droit. Document de travail 56. L'accès du public et des médias au processus pénal. Ottawa: La Commission, 1987.

Ergec, Rusen. «La liberté d'expression, l'autorité et l'impartialité du pouvoir judiciaire», [1993] Rev. trim. dr. h. 171.

Harris, D. J. «Decisions on the European Convention on Human Rights During 1979» (1979), 50 Brit. Y.B. Int. L. 257.

Hogg, Peter W. Constitutional Law of Canada, vol. 2, 3rd ed. (Supplemented). Scarborough, Ont.: Carswell, 1992 (loose-leaf).

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Lepofsky, M. David. Open Justice: The Constitutional Right to Attend and Speak About Criminal Proceedings. Toronto: Butterworths, 1985.

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Sopinka, John, and Mark A. Gelowitz. The Conduct of an Appeal. Toronto: Butterworths, 1993.

Toronto Star, 29 novembre 1992, p. H1, «Film gives voice to abuse victims».

POURVOI contre un arrêt de la Cour d'appel de l'Ontario (1992), 12 O.R. (3d) 239, 59 O.A.C. 310, 99 D.L.R. (4th) 326, 12 C.R.R. (2d) 229, qui a modifié une ordonnance de non-publication rendue par le juge Gotlib. Le pourvoi est accueilli, les juges La Forest, L'Heureux-Dubé et Gonthier sont dissidents.

W. Ian C. Binnie, c.r., Malcolm Mercer et Daniel J. Henry, pour les appelants.

Peter A. E. Shoniker et Joseph J. Markson, pour les intimés.

James K. Stewart et Lori Sterling, pour l'intervenant le procureur général de l'Ontario. page 851

Julius H. Grey, pour l'intervenant John Newton Smith.

Richard G. Dearden et Randall J. Hofley, pour l'intervenante l'Association canadienne des journalistes.

Version française du jugement du juge en chef Lamer et des juges Sopinka, Cory, Iacobucci et Major rendu par

LE JUGE EN CHEF LAMER --

I. Les faits

Le présent pourvoi est formé à l'encontre de l'arrêt par lequel la Cour d'appel de l'Ontario a, le 5 décembre 1992, interdit au réseau anglais de la Société Radio-Canada («SRC») de diffuser une mini-série coproduite par l'Office national du film du Canada («ONF») partout en Ontario et par la station anglaise CBMT-TV à Montréal, jusqu'à ce que les procès criminels des quatre intimés soient terminés.

Ces derniers (Lucien Dagenais, Léopold Monette, Joseph Dugas et Robert Radford) sont membres ou anciens membres de l'ordre religieux catholique des Frères des écoles chrétiennes. Ils ont tous été accusés d'avoir, au moment où ils enseignaient dans des centres catholiques d'éducation surveillée, abusé physiquement et sexuellement de jeunes garçons alors confiés à leurs soins.

Au moment de l'audition sur l'interdiction de publication, les procès des quatre intimés étaient tenus ou devaient être tenus devant la Cour de justice de l'Ontario (Division générale) par un juge et un jury. Tous les intimés avaient subi leur enquête préliminaire et rien ne laissait prévoir un règlement préalable au procès. Cinq semaines s'étaient écoulées dans le procès de Dagenais devant le juge Soublière. Le procès de Monette devait être tenu devant le juge Cusson du 1er au 26 février 1993. Les juges du procès n'avaient pas encore été désignés dans les cas de Radford et Dugas, mais le procès de Radford devait se tenir du 5 avril au 4 mai 1993, et celui de Dugas devait commencer entre le 31 mai et le 2 juillet 1993.

Au début de novembre, l'appelante SRC a annoncé la diffusion partout au pays d'une page 852 mini-série de quatre heures intitulée The Boys of St. Vincent (Les garçons de Saint-Vincent), un récit fictif d'abus sexuels et physiques infligés à des enfants dans une institution catholique. La série devait être diffusée en deux épisodes de deux heures, le premier, le dimanche 6 décembre 1992 en soirée et le second, le lendemain soir.

Le juge Soublière devait présenter son exposé au jury le 7 décembre dans le procès de Dagenais. Le 3 du même mois, l'avocat de la défense a demandé au juge Soublière de s'adresser au jury le 4 décembre plutôt que le 7, ou d'isoler le jury pendant le week-end des 5 et 6 décembre. Le juge Soublière a refusé les deux demandes, ordonnant toutefois au jury de ne pas regarder la mini-série.

Le 4 décembre 1992, les intimés se sont adressés au juge Gotlib, une collègue du juge Soublière à la Cour de justice de l'Ontario (Division générale). Ils ont demandé une injonction interlocutoire en vertu de la Loi sur les tribunaux judiciaires de l'Ontario, L.R.O. 1990, ch. C.43, en vue d'empêcher la SRC de diffuser Les garçons de Saint-Vincent et de publier dans les médias toute information relative à la diffusion prévue de cette émission. À l'ouverture de l'audience, les intimés ont modifié la demande pour indiquer que l'injonction devait valoir jusqu'à ce que les quatre procès soient terminés. Le juge Gotlib de la Cour de justice de l'Ontario a accordé l'injonction interlocutoire, interdisant la diffusion de Les garçons de Saint-Vincent partout au Canada jusqu'à la fin des procès des intimés.

Les intimés ont également demandé et obtenu une ordonnance prévoyant l'audition de la demande à bref délai. En outre, ils ont demandé et obtenu une ordonnance interdisant la publication de l'existence de la demande ou de tout document s'y rapportant, jusqu'à ce que les quatre procès soient terminés (sans toutefois inclure les délais afférents à un appel).

L'ONF, John Newton Smith et Thomson Newspapers Company Limited ont été ajoutés à titre d'appelants en appel. Le 5 décembre 1992, la Cour d'appel a entendu l'appel du jugement du juge Gotlib, confirmé la décision de cette dernière page 853 d'accorder l'injonction interdisant la diffusion, mais limité sa portée à l'Ontario et à la station CBMT-TV à Montréal. Elle a infirmé l'ordonnance interdisant toute publicité sur la diffusion prévue et l'existence même de la procédure ayant entraîné l'interdiction de publication.

II. Décisions des instances inférieures

La Cour de justice de l'Ontario (Division générale)

Le juge Gotlib a rendu les ordonnances suivantes:

[TRADUCTION] 1.LA COUR ORDONNE que l'affaire soit entendue à bref délai.

2.LA COUR INTERDIT EN OUTRE toute publication sur l'existence de la présente demande ou sur tout document s'y rapportant, jusqu'à ce que les procès criminels des quatre requérants soient terminés, sans toutefois que ce délai ne s'applique aux appels découlant de ces procès.

3.LA COUR INTERDIT DE PLUS à l'intimée, la Société Radio-Canada, de diffuser l'émission «Les garçons de Saint-Vincent» et de publier dans les médias toute information relative à la diffusion prévue de l'émission jusqu'à ce que les procès criminels des quatre requérants soient terminés, sans toutefois que ce délai ne s'applique aux appels découlant de ces procès.

4.LA COUR ORDONNE ÉGALEMENT la mise sous scellés du dossier de la Cour jusqu'à ce que les procès criminels des quatre requérants soient terminés, sans toutefois que ce délai ne s'applique aux appels découlant de ces procès.

En interdisant la diffusion de la mini-série jusqu'à ce que les procès des intimés soient terminés, le juge Gotlib a dit:

[TRADUCTION] À l'instar des avocats devant moi, et tout comme l'indique la jurisprudence, je fais moi aussi grandement confiance au système de jury. Les jurés ne sont pas stupides. Ils sont pour la plupart issus de différents milieux avertis, et peuvent comprendre et suivre les directives d'un juge. Cependant, dans le cadre des accusations particulières qui sont portées en l'espèce page 854 contre les quatre [intimés], quatre jurys distincts sont en fait appelés à trancher dans quatre cours distinctes une question fort explosive et incendiaire.

Il y a déjà eu énormément de publicité et j'en prends connaissance d'office. Beaucoup de publicité a entouré les accusations portées contre Mount Cashel et d'autres institutions d'enseignement tenues par les Frères des écoles chrétiennes en Ontario, à Terre-Neuve et ailleurs. Il se peut fort bien que, dans des procès à venir (et j'ignore totalement comment, dans l'affaire dont est saisi le juge Soublière, la sélection du jury a été effectuée), les candidats jurés devront faire l'objet d'une récusation motivée d'une part, en raison de leur connaissance des publications déjà accessibles et, d'autre part, pour savoir si, s'ils ont vu ou lu les documents qui portent sur les autres procès de nature semblable, ils estiment pouvoir rendre un verdict impartial. Je ne vois toutefois aucune raison de jeter de l'huile sur le feu, particulièrement compte tenu des dates imminentes des procès des trois autres accusés. Ces procès seront pour la plupart terminés d'ici l'automne 1993.

Elle a résumé ainsi sa position:

[TRADUCTION] En définitive, je suis convaincue que la diffusion de ce film avant les procès par jury des trois autres accusés causerait un préjudice tel que la possibilité de sélectionner un jury impartial serait, pour ainsi dire partout au Canada, gravement compromise. Pour ce motif, j'accorde une injonction provisoire interdisant à la Société Radio-Canada de diffuser l'émission «Les garçons de Saint-Vincent» et de publier toute information dans les médias concernant la diffusion prévue jusqu'à ce que les trois autres procès criminels soient terminés.

La Cour d'appel de l'Ontario (1992), 12 O.R. (3d) 239

La Cour d'appel a rendu les ordonnances suivantes:

[TRADUCTION] 1.LA COUR ORDONNE la modification de la décision de madame le juge Gotlib rendue le 4 décembre 1992, comme suit:

a)Les paragraphes 2 et 4 de sa décision sont supprimés et les ordonnances qui y sont rendues sont annulées; page 855

b) Le paragraphe 3 de sa décision devrait se lire ainsi: «LA COUR INTERDIT DE PLUS à l'intimée, la Société Radio-Canada, de diffuser l'émission «Les garçons de Saint-Vincent» en Ontario et, par l'entremise de la station de télévision CBMT-TV, à Montréal, jusqu'à ce que les procès criminels des quatre requérants soient terminés, sans que ce délai ne s'applique aux appels découlant de ces procès.»

2.LA COUR ORDONNE EN OUTRE que tous les autres volets des appels des appelants soient rejetés.

Le juge en chef Dubin, au nom de la Cour, a signalé que ce sont les tribunaux de common law qui ont les premiers reconnu l'importance de la liberté d'expression et le rôle crucial de la presse pour informer le public dans une société libre et démocratique. Ce sont également les tribunaux de common law qui ont les premiers reconnu le caractère fondamental du droit d'un accusé à un procès équitable et de celui du public à l'accès à leurs procédures. Le juge en chef Dubin a en revanche indiqué que les tribunaux ont constamment donné préséance au droit à un procès équitable dans les cas où il y avait conflit entre les deux valeurs (Steiner c. Toronto Star Ltd., [1956] O.R. 14 (H.C.), et R. c. Begley (1982), 38 O.R. (2d) 549 (H.C.)). Depuis que ces deux valeurs ont obtenu un statut constitutionnel avec l'adoption de la Charte canadienne des droits et libertés, les tribunaux ont encore une fois trouvé un point d'équilibre entre elles et statué que le droit à un procès équitable doit avoir préséance sur la liberté de presse (Fraser c. Commission des relations de travail dans la Fonction publique, [1985] 2 R.C.S. 455). Après avoir mentionné les circonstances uniques en l'espèce, le juge en chef Dubin a conclu, aux pp. 247 et 248:

[TRADUCTION] Le risque de priver les intimés d'un procès équitable surpasse de loin tout inconvénient que l'appelante, la Société Radio-Canada, risque de subir en ne diffusant pas le film au moment où elle entendait le faire. On n'a démontré aucun besoin urgent de présenter le film avant la fin des quatre procès. Le film sera toujours opportun lorsqu'il sera diffusé ultérieurement et page 856 les intérêts de la justice nous commandent de reporter sa diffusion plutôt que de courir le risque que présenterait sa diffusion à la date prévue.

Pour garantir un procès équitable aux quatre intimés, le juge des requêtes jouissait d'un large pouvoir discrétionnaire, et je ne peux pas dire qu'elle a commis une erreur dans l'exercice de ce pouvoir en ordonnant le report de la diffusion du film.

Toutefois, j'estime, en toute déférence, qu'elle a commis une erreur en ordonnant son report partout au Canada et qu'elle aurait dû limiter son ordonnance à la province d'Ontario et à la station de télévision de l'appelante à Montréal, qui émet jusqu'à L'Orignal.

Je crois également que le juge des requêtes a commis une erreur en interdisant la publication dans tous les médias de toute information portant sur la diffusion prévue de l'émission jusqu'à ce que les procès criminels des quatre intimés soient terminés et en interdisant la publication de l'existence de la procédure dont elle était saisie.

III. Analyse

A. Introduction

La présente affaire porte en partie sur la question de la compétence -- quels sont les tribunaux qui ont compétence pour entendre la contestation par une tierce partie d'une ordonnance de non-publication demandée par le ministère public ou le(s) défendeur(s) dans une procédure criminelle et rendue par un juge d'une cour provinciale ou supérieure en vertu de son pouvoir discrétionnaire issu de la common law ou d'origine législative? La présente affaire porte également en partie sur la question des interdictions de publication -- pour quels motifs un juge devrait-il interdire la publication en vertu de son pouvoir discrétionnaire et sur quel fondement un tribunal supérieur devrait-il modifier ou infirmer cette ordonnance?

Je voudrais signaler en passant que, pour plus de commodité, j'ai utilisé l'expression «ordonnance de non-publication» ou «interdiction de publication» dans mes motifs pour désigner l'interdiction de publier par écrit et/ou de diffuser à la télévision, au cinéma ou à la radio. Je voudrais également signaler que j'analyserai les ordonnances de page 857 non-publication rendues en vertu d'un pouvoir discrétionnaire issu de la common law ou d'origine législative, mais non celles qui sont requises par la common law ou la loi.

B. La compétence

(1) Principes généraux

Le ministère public et l'accusé ont établi les moyens à utiliser lorsqu'une interdiction de publication est demandée ou contestée dans le cadre de procédures criminelles. Ces moyens sont fondés sur le principe de common law qui interdit les appels interlocutoires dans les affaires criminelles et y sont conformes (voir les motifs du juge McIntyre dans Mills c. La Reine, [1986] 1 R.C.S. 863, à la p. 959, et R. c. Meltzer, [1989] 1 R.C.S. 1764, à la p. 1774). S'ils souhaitent qu'un juge ordonne l'interdiction en vertu de son pouvoir discrétionnaire issu de la common law ou d'origine législative, le ministère public ou l'accusé doivent demander l'interdiction conformément à ce pouvoir. La demande devrait être soumise au juge de première instance (s'il est déjà désigné) ou à un juge de la juridiction dans laquelle l'affaire sera entendue (si l'on peut déterminer définitivement la juridiction par renvoi à des dispositions législatives tels les art. 468, 469, 553, 555 et 798 du Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C-46, et l'art. 5 de la Loi sur les jeunes contrevenants, L.R.C. (1985), ch. Y-1). Si la juridiction n'a pas été déterminée et ne peut l'être définitivement par renvoi à des dispositions législatives, alors la demande devrait être présentée à un juge d'une cour supérieure (c'est-à-dire au plus haut tribunal qui puisse entendre l'affaire, afin d'éviter ensuite qu'un juge d'une cour supérieure soit lié par l'ordonnance d'un juge d'une cour provinciale). Pour demander ou contester une interdiction en appel, le ministère public et l'accusé devraient recourir aux moyens d'appel réguliers offerts par le Code criminel (parties XXI et XXVI).

On a soutenu devant notre Cour que les tierces parties (en particulier les médias) disposent de divers moyens d'en appeler des interdictions de publication. On compte notamment les procédures criminelles, l'art. 40 de la Loi sur la Cour page 858 suprême, L.R.C. (1985), ch. S-26, les procédures civiles, les redressements extraordinaires et le par. 24(1) de la Charte. Après avoir analysé chacun d'eux, je conclus que c'est le bref de certiorari (un redressement extraordinaire) qui devrait être demandé à l'encontre des interdictions ordonnées par les juges des cours provinciales et que c'est l'art. 40 de la Loi sur la Cour suprême qui devrait être utilisé contre les interdictions ordonnées par les juges des cours supérieures.

Je remarque tout d'abord qu'aucun de ces moyens n'est absolument satisfaisant. Je suis contraint de choisir la moins insatisfaisante parmi des options insatisfaisantes. La vue d'ensemble de chaque moyen possible donnée ci-après vise à bien faire comprendre les difficultés d'ordre juridictionnel avec lesquelles les tribunaux et le barreau sont aux prises. J'ai espoir que mes propos amèneront le législateur à corriger la situation en adoptant une loi conférant un droit d'appel aux tierces parties (en général, les médias) qui contestent les ordonnances de non-publication rendues par les juges en vertu de leur pouvoir discrétionnaire issu de la common law ou d'origine législative.

(i) Le Code criminel

L'article 674 du Code criminel dispose:

674. Nulle procédure autre que celles qui sont autorisées par la présente partie et la partie XXVI ne peut être intentée par voie d'appel dans des procédures concernant des actes criminels.

Les parties XXI et XXVI n'autorisent aucune procédure permettant aux médias de contester une interdiction. Par conséquent, ces derniers ne peuvent recourir au Code criminel pour interjeter un appel direct.

(ii) La Loi sur la Cour suprême

Bien que l'on puisse inférer d'une interprétation littérale que l'art. 674 du Code criminel ne permet pas d'invoquer l'art. 40 de la Loi sur la Cour suprême «dans des procédures concernant des actes criminels», on ne saurait adopter pareille interprétation étant donné l'historique législatif et l'objectif de ces dispositions. page 859

Ce qui est maintenant l'art. 674 a été promulgué pour la première fois en 1892 pour abolir le bref d'erreur: Code criminel, 1892, S.C. 1892, ch. 29, art. 743. Il s'agissait de passer d'un système de contrôle qui, au nombre de ses procédures, comptait la possibilité pour le juge du procès de prendre une affaire en délibéré, les brefs de prérogative et le bref d'erreur, à la conception actuelle d'un système d'appel prescrit par la loi. L'objet de l'art. 743 et de ses successeurs était de préciser que les nouveaux moyens d'appel prévus par la loi remplaçaient l'ancienne procédure en matière d'erreur et ne venaient pas s'y ajouter.

L'article 40 de la Loi sur la Cour suprême a pour but de conférer à la Cour suprême du Canada une compétence générale en droit fédéral et provincial. Comme le juge Pigeon l'a exprimé dans l'arrêt Hill c. La Reine, [1977] 1 R.C.S. 827, à la p. 850:

L'article 41 [maintenant l'art. 40] a été promulgué essentiellement dans sa forme actuelle en même temps que les appels au Conseil privé étaient abolis et cette Cour devenait véritablement suprême. Le Conseil privé jouissait d'une juridiction illimitée par voie d'autorisation et il est évident que la nouvelle disposition visait à transformer la juridiction limitée de la Cour en une juridiction générale. À mon avis, rien ne permet de croire que les inconséquences résultant de cette modification majeure signifient qu'on a voulu laisser de grandes lacunes. Au contraire, la promulgation d'une disposition qui confère indubitablement en matière pénale une juridiction allant au-delà de celle qui existe en vertu du Code criminel, indique clairement la volonté du Parlement de remédier à l'omission d'étendre la juridiction de cette Cour en matière pénale lorsque la juridiction du Conseil privé en cette matière a été effectivement abolie après le Statut de Westminster.

Notre Cour à la majorité a cité et approuvé le même raisonnement dans l'arrêt R. c. Gardiner, [1982] 2 R.C.S. 368. Je remarque également que dans R. c. Barnes, [1991] 1 R.C.S. 449, où la Cour à la majorité a conclu qu'elle n'avait pas compétence, c'est le par. 40(3) de la Loi sur la Cour suprême, et non l'art. 674 du Code, qui lui a nié cette compétence.

L'article 40 de la Loi sur la Cour suprême contient, au par. 40(3), sa propre disposition page 860 limitative. Aux termes de ce paragraphe, il ne peut être accordé d'autorisation en vertu du par. 40(1) à l'encontre d'un jugement «prononçant un acquittement ou une déclaration de culpabilité ou annulant ou confirmant l'une ou l'autre de ces décisions dans le cas d'un acte criminel». Cependant, le par. 40(3) n'interdit pas à notre Cour d'accorder l'autorisation prévue au par. 40(1) afin d'analyser des questions de droit criminel qui ne sont pas exclues par le par. 40(3), comme celles qui se posent au cours du processus de détermination de la peine, comme dans l'arrêt Gardiner, précité, et celles qui procèdent des dispositions du Code criminel autorisant la révision de la date d'admissibilité à la libération conditionnelle des personnes déclarées coupables de haute trahison et de meurtre au premier ou au deuxième degré, comme dans R. c. Vaillancourt (1990), 76 C.C.C. (3d) 384 (C.S.C.), et R. c. Swietlinski, [1994] 3 R.C.S. 481.

Pour ces motifs, je suis d'avis que l'art. 674 du Code criminel ne limite pas notre compétence d'accorder une autorisation en vertu du par. 40(1) de la Loi sur la Cour suprême dans des cas comme la présente affaire.

À première vue, le par. 40(3) de la Loi sur la Cour suprême pourrait sembler exclure également l'appel à notre Cour fondé sur l'art. 40 de la Loi sur la Cour suprême. Le paragraphe 40(3) prévoit:

40. . . .

(3) Le présent article ne permet pas d'en appeler devant la Cour d'un jugement prononçant un acquittement ou une déclaration de culpabilité ou annulant ou confirmant l'une ou l'autre de ces décisions dans le cas d'un acte criminel ou, sauf s'il s'agit d'une question de droit ou de compétence, d'une infraction autre qu'un acte criminel.

Toutefois, l'appel interjeté contre une ordonnance de non-publication n'est pas un appel d'un jugement prononçant un acquittement ou une déclaration de culpabilité ou annulant ou confirmant l'une ou l'autre de ces décisions dans le cas d'un acte criminel. Par conséquent, il n'est pas écarté par le par. 40(3). page 861

Le paragraphe 40(1) porte:

40. (1) Sous réserve du paragraphe (3), il peut être interjeté appel devant la Cour de tout jugement, définitif ou autre, rendu par la Cour d'appel fédérale ou par le plus haut tribunal de dernier ressort habilité, dans une province, à juger l'affaire en question, ou par l'un des juges de ces juridictions inférieures, que l'autorisation d'en appeler ait ou non été refusée par une autre juridiction, lorsque la Cour estime, compte tenu de l'importance de l'affaire pour le public, ou de l'importance des questions de droit ou des questions mixtes de droit et de fait qu'elle comporte, ou de sa nature ou importance à tout égard, qu'elle devrait en être saisie et lorsqu'elle accorde en conséquence l'autorisation d'en appeler.

Une ordonnance de non-publication peut être considérée comme un jugement, définitif ou autre, rendu par le plus haut tribunal de dernier ressort habilité, dans une province, à juger l'affaire en question, ou par l'un des juges de ces juridictions. La Cour suprême du Canada peut donc accorder l'autorisation d'en appeler en vertu de l'art. 40 de la Loi sur la Cour suprême.

Ce moyen offre l'avantage de recourir à des procédures établies et de ne pas être contraire à la jurisprudence de la Cour suprême du Canada. On pourrait penser qu'il soulève des problèmes du fait qu'il est coûteux et lent. Toutefois, un appel direct à la Cour suprême du Canada peut être plus rapide qu'un appel à la plupart des cours d'appel du pays. En outre, il est moins coûteux de se présenter directement devant la Cour suprême du Canada que de passer par une cour d'appel pour ensuite se présenter devant la Cour suprême du Canada. Les préoccupations quant aux coûts et aux délais sont donc sans fondement.

Ce moyen pose des problèmes dans la mesure où l'appel ne peut être interjeté que sur autorisation de la Cour suprême du Canada. Il n'offre donc pas une protection optimale de droits importants (par exemple la liberté d'expression). Il pourrait également entraîner un accroissement du nombre de demandes d'autorisations soumises à notre Cour page 862 et des affaires que nous devons entendre -- il pourrait être possible de demander l'autorisation dans toutes les affaires mettant en cause des individus accusés d'actes criminels et des ordonnances de non-publication rendues par des juges de cours supérieures et, selon la durée et la portée des interdictions, un bon nombre de ces demandes pourraient soulever des questions d'importance nationale (on pourrait soutenir que des interdictions de publication importantes dépassent les limites de l'intérêt des parties immédiates et intéressent les Canadiens en général).

En dépit de ses difficultés, ce moyen est à mon avis le moins insatisfaisant, et je l'adopte par conséquent à l'égard des contestations par les tierces parties d'ordonnances de non-publication rendues par un juge d'une cour supérieure en vertu de son pouvoir discrétionnaire issu de la common law ou d'origine législative dans le cadre de procédures criminelles.

Certains craignent que le présent pourvoi n'incite des témoins à des procès criminels à se pourvoir directement devant notre Cour. Cette crainte n'est pas fondée. La plupart du temps, le problème qui se pose pour un témoin découle d'une assignation pour outrage au tribunal pour refus de témoigner. Certes, en vertu de l'art. 9 du Code criminel, un juge peut assigner des personnes, notamment des témoins, à comparaître pour outrage au tribunal. Cependant, l'art. 10 du Code fixe la procédure à suivre pour interjeter appel d'une déclaration de culpabilité à cet égard. La décision en l'espèce ne modifiera en rien cette procédure et ce droit d'appel prévus par la loi.

(iii) Les procédures civiles

Les lois provinciales sur l'organisation judiciaire confèrent aux tribunaux d'appel une compétence dans les affaires civiles. Ainsi, aux termes de l'art. 6 de la Loi sur les tribunaux judiciaires de l'Ontario: page 863

6 (1) Est du ressort de la Cour d'appel, l'appel:

a)d'une ordonnance de la Cour divisionnaire sur une question qui n'est pas une question de fait seulement, avec l'autorisation prévue aux règles de pratique;

b)d'une ordonnance définitive d'un juge de la Cour de l'Ontario (Division générale), à l'exception de celle visée à l'alinéa 19(1)a) [certaines réclamations de moins de 25 000 $ à l'exclusion des dépens];

c)d'un certificat de liquidation des dépens délivré dans le cadre d'une instance devant la Cour d'appel, s'il porte sur une question à l'égard de laquelle une objection a été signifiée aux termes des règles de pratique.

(2) La Cour d'appel a compétence pour entendre et juger un appel qui est du ressort de la Cour divisionnaire ou de la Cour de l'Ontario (Division générale), si un autre appel relatif à la même instance est du ressort de la Cour d'appel et est porté devant cette dernière.

(3) Pour l'application du paragraphe (2), la Cour d'appel peut, sur motion, déférer à la Cour d'appel l'appel qui a déjà été introduit à la Cour divisionnaire ou à la Cour de l'Ontario (Division générale).

Si la contestation de l'ordonnance de non-publication est qualifiée d'affaire criminelle, les lois sur l'organisation judiciaire n'attribuent pas la compétence. Si elle est qualifiée d'affaire civile, on peut alors soutenir que ces lois confèrent effectivement la compétence.

Ce moyen offre l'avantage de recourir à des procédures établies. De plus, il attire intuitivement ceux qui estiment que l'objet d'une demande par les médias est une réparation civile qui touche une liberté civile (le droit des médias à la liberté d'expression). Je rejette toutefois ce moyen.

Il est important, en premier lieu, de se rappeler les propos du juge La Forest dans l'arrêt Kourtessis c. M.R.N., [1993] 2 R.C.S. 53, à la p. 80:

Le mélange de procédure civile provinciale et de procédure criminelle pourrait, je le crains, engendrer un méli-mélo imprévisible s'il fallait constamment, en appliquant le droit fédéral en matière de procédure, examiner la procédure adoptée par les provinces (qui peut différer d'une province à l'autre) pour voir si un juge ou l'autre aimerait ajouter quelque chose dans le cas où il page 864 trouverait le droit fédéral inadéquat. De plus, je ne vois pas pourquoi, en principe, des appels ne pourraient pas être introduits dans d'autres procédures interlocutoires, ou même pourquoi d'autres règles de procédure provinciales ne pourraient pas être adoptées, comme on a tenté de le faire dans l'arrêt Lafleur. J'estime que, sauf s'il y a adoption par le fédéral, cela est inacceptable sur le plan constitutionnel. Ce n'est certainement pas pratique. En matière de procédure et, plus particulièrement en matière de procédure criminelle, il importe de savoir ce qui devrait être fait ensuite. C'est sans doute pourquoi le Parlement a adopté une procédure complète en vertu du Code criminel. . .

En deuxième lieu, nous sommes ici en présence de contestations par les médias d'ordonnances de non-publication rendues par des juges en vertu de leur pouvoir discrétionnaire issu de la common law ou d'origine législative en réponse à une demande d'interdiction présentée par le ministère public ou des individus accusés d'actes criminels (ou susceptibles de l'être). Ces contestations sont des affaires criminelles, non des affaires civiles.

En troisième lieu, les lois sur l'organisation judiciaire ne peuvent être utilisées pour conférer la compétence en matière de contrôle des ordonnances de non-publication rendues par les juges des cours provinciales parce que, sauf certaines exceptions, ces derniers (dans toutes les provinces, sauf le Québec) ne peuvent exercer qu'une compétence de nature criminelle. Les ordonnances qu'ils rendent en cette matière ne peuvent donc être qualifiées d'affaires civiles. Les lois sur l'organisation judiciaire ne peuvent être utilisées pour attribuer la compétence en matière de contrôle des ordonnances de non-publication rendues par les juges des cours supérieures parce qu'il n'est pas souhaitable d'avoir un cas où une ordonnance essentiellement identique, rendue pour les mêmes fins et touchant les mêmes droits puisse être qualifiée de civile lorsqu'elle est rendue par un juge d'une cour supérieure, mais doive être qualifiée de criminelle lorsqu'elle est rendue par un juge d'une cour provinciale.

(iv) Les redressements extraordinaires

Les cours supérieures des provinces ont compétence pour entendre des demandes visant page 865 l'obtention du redressement extraordinaire du certiorari à l'encontre de juges de cours provinciales pour excès de compétence et pour erreur de droit à la lecture du dossier. Ainsi que je l'expliquerai dans la partie C de mes motifs, la règle de common law qui commande la délivrance d'ordonnances de non-publication doit être compatible avec les principes qui sous-tendent la Charte. La règle de common law n'autorisant pas les interdictions de publication qui restreignent d'une manière injustifiable des droits garantis par la Charte, l'ordonnance qui met en application pareille interdiction de publication constitue une erreur de droit à la lecture du dossier. Par conséquent, si un juge d'une cour provinciale rend une ordonnance de non-publication, les médias peuvent demander à la cour supérieure un bref de certiorari et faire valoir que l'interdiction n'est pas autorisée par la règle de common law. Le cas échéant, l'interdiction constitue une erreur de droit à la lecture du dossier. Aux termes du par. 784(1) du Code criminel, il peut être interjeté appel à la cour d'appel d'une décision qui accorde ou refuse le recours demandé dans des procédures par voie de certiorari.

Ce moyen fait appel à des procédures établies et n'est pas contraire à la jurisprudence de la Cour suprême du Canada. En outre, le certiorari peut faire l'objet d'un appel (par l'entremise du par. 784(1) du Code criminel). Il ferme donc la porte à des situations indésirables comme: a) de dénuer des droits importants de la protection qu'offrent le contrôle et l'appel, et b) de voir un nombre accru de demandes d'autorisation à notre Cour et d'affaires devant être entendues par notre Cour. Le problème le plus important que pose ce moyen est qu'en common law, on ne peut demander un bref de certiorari contre la décision d'un juge d'une cour supérieure. Dans l'arrêt Kourtessis, précité, à la p. 90, certains membres de notre Cour ont laissé entière la possibilité qu'un bref de certiorari puisse être délivré contre la décision d'un juge d'une cour supérieure. Toutefois, je ne suis pas disposé à adopter une solution qui requiert qu'un juge d'une cour supérieure contrôle la décision d'un autre juge d'une cour supérieure. Par conséquent, on peut adopter cette solution à page 866 l'égard d'un juge d'une cour provinciale, mais on ne peut en faire autant à l'égard d'un juge d'une cour supérieure. Il en découle donc la situation étrange suivante: une ordonnance essentiellement identique, rendue pour les mêmes fins, touchant les mêmes droits (ceux du défendeur, du ministère public et des médias), fera l'objet de moyens de contrôle et d'appel différents selon qu'elle est rendue par un juge d'une cour supérieure ou par un juge d'une cour provinciale.

Les pouvoirs de redressement apparemment limités du certiorari soulèvent un autre problème si l'on utilise ce moyen. Traditionnellement, le certiorari a été limité du point de vue des redressements, et on ne pouvait l'utiliser que pour annuler une ordonnance. Ainsi, si les médias demandaient une réparation additionnelle ou subsidiaire, il semble qu'il ne serait pas possible d'obtenir la réparation souhaitée au moyen du certiorari.

Toutefois, notre Cour peut élargir les pouvoirs de redressement du certiorari, et c'est ce que je fais maintenant pour des circonstances limitées. Puisque la règle de common law qui permet les interdictions de publication doit être compatible avec les principes de la Charte, je suis d'avis que, lorsqu'un juge commet une erreur dans l'application de cette règle, les réparations qui peuvent être accordées doivent elles aussi être compatibles avec les pouvoirs de redressement fondés sur la Charte. Par conséquent, les pouvoirs de redressement du certiorari devraient être élargis pour inclure les réparations qu'offre le par. 24(1) de la Charte. Je tiens à insister sur le fait que, en l'espèce, notre Cour n'a pas à déterminer si la Charte s'applique directement aux ordonnances judiciaires. Je me contente de dire que, lorsqu'un juge excède son pouvoir sous le régime de la règle de common law qui régit les interdictions de publication, les réparations qui peuvent être obtenues par suite d'une contestation par voie de certiorari contre l'action du juge devraient alors être les mêmes que celles qui peuvent être obtenues en vertu de la Charte.

En dépit des difficultés que présente ce moyen, il est à mon avis le moins insatisfaisant, et je l'adopte par conséquent à l'égard des contestations par les tierces parties des ordonnances de page 867 non-publication rendues par un juge d'une cour provinciale en vertu de son pouvoir discrétionnaire dans le cadre de procédures criminelles.

(v) La Charte

Le paragraphe 24(1) de la Charte prévoit:

24. (1) Toute personne, victime de violation ou de négation des droits ou libertés qui lui sont garantis par la présente charte, peut s'adresser à un tribunal compétent pour obtenir la réparation que le tribunal estime convenable et juste eu égard aux circonstances.

Dans l'arrêt Nelles c. Ontario, [1989] 2 R.C.S. 170, j'ai écrit ceci au sujet du par. 24(1), à la p. 196:

Quand une personne peut démontrer qu'elle a été victime d'une atteinte à un droit garanti par la Charte, il est indispensable pour assurer la sanction de cette violation de la Constitution que la personne en question puisse s'adresser au tribunal compétent afin d'obtenir réparation. Créer un droit sans prévoir de redressement heurte de front l'un des objets de la Charte qui permet assurément aux tribunaux d'accorder une réparation en cas de violation de la Constitution.

Toutefois, dans l'arrêt Mills, précité, à la p. 971, le juge La Forest a écrit:

D'après ce qui précède, il doit être évident que je favorise le point de vue suivant lequel les réparations fondées sur la Charte doivent, d'une manière générale, être accordées dans le contexte normal des procédures dans lesquelles une question prend naissance. Je ne crois pas que l'art. 24 de la Charte exige que l'on invente de toutes pièces un système parallèle pour l'administration des droits conférés par celle-ci qui viendra s'ajouter aux mécanismes déjà existants d'administration de la justice.

Si l'on ne pouvait contester une ordonnance de non-publication sur le fondement de l'erreur de droit, le certiorari et la Loi sur la Cour suprême pourraient être exclus, et il serait alors possible de recourir au par. 24(1). Toutefois, puisque l'on peut invoquer l'erreur de droit pour contester une ordonnance de non-publication rendue par un juge en vertu de son pouvoir discrétionnaire issu de la common law ou d'origine législative, il est donc possible de recourir au certiorari et à la Loi sur la Cour suprême. Nous n'avons donc pas à trancher page 868 ici la question de l'application de la Charte aux ordonnances de non-publication rendues par les juges en vertu de leur pouvoir discrétionnaire issu de la common law ou d'origine législative, en particulier, et aux ordonnances judiciaires en général.

(2) Directives générales pour la pratique

(i) Commentaires préliminaires

J'ai trois commentaires à faire avant de me pencher sur les directives générales qui régissent dans la pratique les ordonnances de non-publication rendues par un juge en vertu de son pouvoir discrétionnaire issu de la common law ou d'origine législative.

Premièrement, dans un procès par jury, une requête en interdiction de publication doit être entendue en l'absence du jury. Prenons, par exemple, le cas où les médias proposent de diffuser une information qui serait inadmissible en preuve dans le cadre normal d'un procès criminel. L'accusé devra présenter cette information en preuve pour démontrer le risque quant à l'équité de son procès. Or, si le risque est démontré et substantiel, le jury ne devrait pas entendre cette preuve. L'accusé ne doit pas être placé dans la situation intolérable d'avoir à présenter l'information inadmissible au jury pour tenter d'obtenir un jury impartial. Prenons aussi le cas où les médias proposent de diffuser une information qui saperait une stratégie particulière de la défense. L'accusé devra révéler sa stratégie de défense pour démontrer le risque quant à l'équité de son procès. Or, il serait injuste d'exiger de la défense qu'elle révèle sa stratégie avant la fin de la présentation de la preuve du ministère public -- l'accusé ne doit pas avoir à risquer de subir un préjudice à l'égard d'un aspect de son droit à un procès équitable pour protéger un autre aspect du même droit.

Deuxièmement, la question de l'avis aux médias des requêtes en interdiction de publication peut paraître soulever certaines difficultés d'ordre pratique. Quels sont les médias qui doivent recevoir l'avis, et de quelle façon l'avis doit-il leur être donné? Les médias incluent-ils tous les journaux, les stations de télévision et les stations de radio page 869 susceptibles d'être visés par l'interdiction? De quelle façon cet avis doit-il être signifié? Comme j'ai conclu que les requêtes en interdiction de publication présentées dans le cadre de procédures criminelles sont de nature criminelle, la solution à ces problèmes pratiques doit être puisée dans les règles provinciales de procédure criminelle et dans la jurisprudence pertinente. Par exemple, la règle 6.04(1) des Règles de procédure en matière criminelle de la Cour de justice de l'Ontario, TR/92-99, prescrit:

6.04 (1) L'avis de demande est signifié à toutes les parties. En cas de doute quant à l'obligation de le signifier à une autre personne, le requérant peut demander des directives à un juge par voie de requête, sans préavis.

Le juge qui entend la demande a donc le pouvoir discrétionnaire d'ordonner que des tiers (par exemple les médias) soient avisés. La question de savoir qui, exactement, doit être avisé et de quelle façon l'avis doit être signifié devrait relever du pouvoir discrétionnaire du juge, exercé conformément aux règles de procédure provinciales en matière criminelle et à la jurisprudence pertinente.

Troisièmement, la question de la qualité pour agir peut également paraître soulever des difficultés. À quels membres des médias doit-on reconnaître qualité pour agir? Cette qualité permet-elle tous les actes suivants ou certains d'entre eux seulement: contre-interroger les témoins, produire des témoignages oraux et par affidavit et présenter des arguments oraux et écrits? Encore une fois, étant donné ma conclusion que les requêtes en interdiction de publication présentées dans le cadre de procédures criminelles sont de nature criminelle, la solution à ces problèmes pratiques doit être puisée dans les règles de procédure provinciales en matière criminelle et dans la jurisprudence pertinente. Le juge qui entend la demande a donc le pouvoir discrétionnaire d'accorder qualité pour agir aux tiers intéressés (par exemple les médias) et cette qualité peut viser l'un ou l'autre ou l'ensemble des actes énumérés ci-dessus.

Je me pencherai maintenant sur certaines directives générales de pratique à l'égard du ministère public, des accusés, des médias et des tribunaux respectivement. page 870

(ii) Le ministère public et les accusés

Pour qu'une ordonnance de non-publication soit rendue par un juge en vertu de son pouvoir discrétionnaire issu de la common law ou d'origine législative, le ministère public ou l'accusé devraient présenter une requête en interdiction de publication conformément à ce pouvoir. La requête devrait être présentée au juge de première instance (s'il a été désigné) ou à un juge de la juridiction devant laquelle l'affaire sera entendue (si l'on peut déterminer définitivement la juridiction par renvoi à des dispositions législatives tels les art. 468, 469, 553, 555 et 798 du Code criminel et l'art. 5 de la Loi sur les jeunes contrevenants). Si la juridiction n'a pas été déterminée et ne peut l'être définitivement par renvoi aux dispositions législatives, la requête devrait être présentée à un juge d'une cour supérieure (c'est-à-dire au plus haut tribunal qui puisse entendre l'affaire, afin d'éviter ensuite qu'un juge d'une cour supérieure soit lié par l'ordonnance d'un juge d'une cour provinciale). Pour demander ou contester une interdiction en appel, le ministère public et l'accusé devraient recourir aux moyens d'appel réguliers qu'offre le Code criminel (parties XXI et XXVI).

Une complication survient toutefois lorsque l'ordonnance initiale est rendue par un juge qui n'est pas le juge du procès (c'est-à-dire lorsque aucun juge du procès n'a encore été désigné). Dans ce cas, ni l'accusé, ni le ministère public ne pourraient ordinairement contester l'ordonnance initiale, au procès ou en recourant aux moyens réguliers d'appel, sans aller à l'encontre de la «règle interdisant les attaques indirectes»: Wilson c. La Reine, [1983] 2 R.C.S. 594, et Meltzer, précité. Suivant cette règle, l'ordonnance d'un tribunal ne peut être contestée «dans le cadre de procédures autres que celles visant précisément à obtenir l'infirmation, la modification ou l'annulation de l'ordonnance ou du jugement» (Wilson, précité, le juge McIntyre, à la p. 599). Puisque le procès n'a pas comme objectif précis l'annulation ou la modification de l'ordonnance de non-publication initiale, si la règle interdisant les attaques indirectes était appliquée rigoureusement, elle empêcherait page 871 l'examen de l'ordonnance initiale rendue par le juge de première instance et, par extension, le contrôle de l'ordonnance par les tribunaux d'appel en vertu des moyens réguliers d'appel (car la compétence des tribunaux d'appel se limite aux erreurs de droit commises au procès).

Dans l'arrêt R. c. Litchfield, [1993] 4 R.C.S. 333, notre Cour à la majorité a fait remarquer que la règle interdisant les attaques indirectes n'a pas été «conçue pour soustraire à tout contrôle les ordonnances judiciaires» (le juge Iacobucci, à la p. 349). Elle a conclu que, lorsque les objectifs qui sous-tendent la règle ne sont pas mis en cause, on devrait admettre une certaine flexibilité dans son application. Au nom de la majorité, le juge Iacobucci a analysé la raison d'être de la règle dans les termes suivants (à la p. 349):

La règle repose sur un solide raisonnement: elle vise à maintenir la primauté du droit et à préserver la considération dont jouit l'administration de la justice. L'incertitude résulterait si on permettait aux parties de gérer leurs affaires suivant la perception qu'ils ont de questions comme la compétence du tribunal qui rend l'ordonnance. De plus, [TRADUCTION] «l'administration ordonnée et pratique de la justice» exige que les ordonnances judiciaires soient considérées comme définitives et ayant force exécutoire à moins d'être annulées en appel (R. c. Pastro [(1988), 42 C.C.C. (3d) 485], à la p. 497).

Il a toutefois ajouté que l'ordonnance en question dans l'affaire dont il était saisi (une ordonnance de division et de séparation des chefs d'accusation, rendue avant le procès par un juge autre que le juge du procès) aurait été susceptible d'être contrôlée en appel si elle avait été rendue par un juge du procès. Il a déclaré, à la p. 350:

Permettre le maintien d'une ordonnance erronée au point d'entacher le procès d'un vice fondamental revient à faire prévaloir la procédure sur le fond, un résultat qui ne saurait être accepté.

Bien qu'il était question dans l'arrêt Litchfield d'ordonnances d'une nature autre que les ordonnances de non-publication qui sont en cause en l'espèce, je suis d'avis qu'il est tout aussi indiqué d'admettre une certaine flexibilité de la règle interdisant les attaques indirectes à l'égard des ordonnances de non-publication. page 872

Comme ce problème ne se pose évidemment pas en l'espèce, il est inutile d'approfondir la question à ce moment-ci. Si je l'ai soulevée, c'est simplement pour souligner le fait qu'aucun des moyens d'appel qui existent à l'heure actuelle n'est entièrement satisfaisant. Je le répète, jusqu'à ce que le législateur décide de corriger la situation en adoptant une loi appropriée, je suis contraint de choisir le moins insatisfaisant d'un certain nombre de moyens insatisfaisants.

(iii) Les médias

Si les médias souhaitent s'opposer à une requête en interdiction présentée en cour provinciale, ils devraient assister à l'audition de la requête, présenter des observations afin d'obtenir qualité pour agir et, s'ils l'obtiennent, participer à la requête. Pour contester l'interdiction, les médias devraient demander un bref de certiorari à un juge d'une cour supérieure. Si cette demande est refusée, ils devraient interjeter appel de cette décision à la cour d'appel en vertu du par. 784(1) du Code criminel. Pour contester le rejet d'un appel à la cour d'appel, les médias devraient demander une autorisation d'appel à la Cour suprême du Canada en vertu de l'art. 40 de la Loi sur la Cour suprême.

Si les médias souhaitent s'opposer à une requête en interdiction présentée devant une cour supérieure provinciale, ils devraient assister à l'audition de la requête, présenter des observations afin d'obtenir qualité pour agir et, s'ils l'obtiennent, participer à la requête. Pour contester l'interdiction, les médias devraient demander une autorisation d'appel à la Cour suprême du Canada en vertu de l'art. 40 de la Loi sur la Cour suprême.

(iv) Le tribunal

Sur requête en interdiction présentée en vertu de la règle de common law, le tribunal devrait accorder qualité pour agir aux médias qui le demandent (conformément aux règles de procédure en matière criminelle et aux principes de common law) et appliquer les directives générales de pratique énoncées à la partie C des présents motifs. page 873

(3) Application des principes et de la pratique à l'espèce

(i) Les faits

Toutes les affaires étaient entendues ou devaient être entendues en Cour de justice de l'Ontario (Division générale) devant un juge et jury. Tous les accusés avaient subi leur enquête préliminaire et rien ne laissait prévoir un règlement. Cinq semaines s'étaient écoulées dans le procès de Dagenais. Le jury devait entendre l'exposé trois jours après la requête en interdiction. Dans le cas de Monette, le juge du procès avait été désigné (le juge Cusson) et le procès devait se dérouler du 1er au 26 février 1993. Le procès de Radford devait se tenir du 5 avril au 4 mai 1993, et celui de Dugas devait commencer entre le 31 mai et le 2 juillet 1993.

(ii) L'application du droit aux faits

Dagenais aurait dû s'adresser au juge présidant son procès. Si l'interdiction avait été refusée, il n'aurait eu d'autre droit d'appel que celui dont il pouvait normalement se prévaloir à la fin du procès s'il était déclaré coupable.

Monette aurait dû lui aussi s'adresser au juge qui devait présider son procès. Si l'interdiction avait été refusée, il n'aurait eu d'autre droit d'appel que celui dont il pouvait normalement se prévaloir à la fin du procès s'il était déclaré coupable.

Toutefois, Radford et Dugas se sont à juste titre adressés à un juge d'une cour supérieure de la province. Si l'interdiction avait été refusée, ils n'auraient eu d'autre droit d'appel que celui dont ils pouvaient normalement se prévaloir à la fin du procès s'ils étaient déclarés coupables.

Lorsque l'ordonnance de non-publication a été rendue, la SRC aurait dû demander l'autorisation d'en appeler à la Cour suprême du Canada en vertu de l'art. 40 de la Loi sur la Cour suprême.

(iii) Conclusions sur la compétence

Le juge Gotlib n'avait pas compétence pour entendre les requêtes de Dagenais et de Monette, page 874 mais elle l'avait pour entendre celles de Radford et de Dugas. La Cour d'appel n'avait pas compétence pour entendre la SRC, alors que notre Cour avait compétence pour autoriser l'appel contre la décision de la Cour d'appel et pour tirer les présentes conclusions sur la question de la compétence. La Cour suprême du Canada avait compétence, en vertu de l'art. 40 de la Loi sur la Cour suprême, pour accorder l'autorisation d'en appeler de l'ordonnance du juge Gotlib. Toutefois, la SRC n'a pas demandé cette autorisation. Il semble donc à première vue que la Cour suprême du Canada n'ait pas compétence pour statuer sur l'ordonnance comme telle. J'ai toutefois décidé d'accorder l'autorisation d'en appeler de l'ordonnance du juge Gotlib conformément à l'art. 40 proprio motu, nunc pro tunc, ex post facto (de mon propre chef, rétrospectivement, à valoir pour alors). En effet, j'estime qu'il serait injuste de pénaliser la SRC pour ne pas avoir suivi la bonne procédure alors que celle-ci n'était pas connue avant que nous tranchions la présente affaire. En outre, la question des ordonnances de non-publication est d'importance nationale, l'affaire a été pleinement plaidée devant nous, et personne ne subira de préjudice du fait de l'octroi de l'autorisation.

Il est important de souligner, encore une fois, que la situation actuelle est déplorable. Des droits fondamentaux sont en jeu, mais aucun moyen véritablement satisfaisant d'appel n'a été établi par la loi. J'espère que le législateur songera bientôt à combler cette lacune et à établir des droits d'appel d'origine législative à l'égard de tiers comme les médias.

C. Les interdictions de publication

(1) La méthode analytique

La contestation d'une interdiction de publication peut prendre différentes formes, suivant la nature de l'opposition à l'interdiction. Si, aux termes d'une disposition législative, le juge doit rendre une ordonnance de non-publication, toute opposition à cette ordonnance devrait prendre la forme d'une contestation de la disposition législative, fondée sur la Charte. De même, si une règle de page 875 common law contraint un juge ou l'autorise à rendre une ordonnance de non-publication qui viole des droits garantis par la Charte d'une façon qui n'est pas raisonnable et qui ne peut se justifier dans une société libre et démocratique, toute opposition à cette ordonnance devrait revêtir la forme d'une contestation de la règle de common law, fondée sur la Charte.

En l'espèce, la règle de common law confère aux juges le pouvoir discrétionnaire de rendre une ordonnance de non-publication dans certaines circonstances. Le pouvoir discrétionnaire ne peut pas être illimité, ni ne peut-il être exercé arbitrairement. Plus précisément, comme je l'ai souligné dans Slaight Communications Inc. c. Davidson, [1989] 1 R.C.S. 1038, aux pp. 1077 et 1078, dans le contexte du pouvoir discrétionnaire conféré dans un texte de loi:

La Constitution étant la loi suprême du pays et rendant inopérantes les dispositions incompatibles de toute autre règle de droit, il est impossible d'interpréter une disposition législative attributrice de discrétion comme conférant le pouvoir de violer la Charte, à moins, bien sûr, que ce pouvoir soit expressément conféré ou encore qu'il soit nécessairement implicite. Une telle interprétation nous obligerait en effet, à défaut de pouvoir justifier cette disposition législative aux termes de l'article premier, à la déclarer inopérante.

J'élargirai ce raisonnement pour conclure que la règle de common law qui confère un pouvoir discrétionnaire ne peut donner le pouvoir d'enfreindre la Charte. Le pouvoir discrétionnaire doit être exercé dans les limites prescrites par les principes de la Charte; excéder ces limites constitue une erreur de droit justifiant l'annulation. En l'espèce, donc, il s'agit d'une contestation, fondée sur une erreur de droit, d'une ordonnance de non-publication rendue en vertu d'une règle de common law discrétionnaire.

La règle de common law à laquelle sont soumises les ordonnances de non-publication a toujours été interprétée comme obligeant ceux qui demandent une ordonnance à démontrer qu'il existe un risque réel et important qu'il y ait entrave au droit à un procès équitable. Cette règle accordait une certaine protection à la liberté d'expression, dans page 876 la mesure où elle empêchait que les ordonnances de non-publication soient rendues sans raison ou sur le fondement de craintes purement hypothétiques. Ce qu'il faut par contre se demander, c'est si la règle offre une protection suffisante à la liberté d'expression dans le cadre de la société canadienne maintenant dotée d'une Charte. Ainsi que l'a exprimé le juge Iacobucci au nom de la Cour dans R. c. Salituro, [1991] 3 R.C.S. 654, à la p. 675:

Lorsque les principes sous-tendant une règle de common law ne sont pas conformes aux valeurs consacrées dans la Charte, les tribunaux devraient examiner soigneusement cette règle. S'il est possible de la modifier de manière à la rendre compatible avec les valeurs de la Charte, [. . .] elle doit être modifiée.

Au même titre que le droit d'un accusé à un procès équitable, principe fondamental de notre système de justice maintenant expressément protégé par l'al. 11d) de la Charte, la liberté d'expression, qui comprend la liberté de la presse, est aujourd'hui reconnue comme une valeur de première importance dans la société canadienne puisqu'elle est inscrite comme droit constitutionnellement protégé à l'al. 2b) de la Charte. Cet alinéa garantit à tous les Canadiens la «liberté de pensée, de croyance, d'opinion et d'expression, y compris la liberté de la presse et des autres moyens de communication». Notre Cour a, à maintes reprises, reconnu l'importance des libertés garanties par l'al. 2b) (voir, par exemple, SDGMR c. Dolphin Delivery Ltd., [1986] 2 R.C.S. 573; Ford c. Québec (Procureur général), [1988] 2 R.C.S. 712; Irwin Toy Ltd. c. Québec (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 927; Rocket c. Collège royal des chirurgiens dentistes d'Ontario, [1990] 2 R.C.S. 232; R. c. Keegstra, [1990] 3 R.C.S. 697; et R. c. Zundel, [1992] 2 R.C.S. 731).

Comme je l'ai dit au nom de la Cour dans Canadian Newspapers Co. c. Canada (Procureur général), [1988] 2 R.C.S. 122, à la p. 129:

Certes, la liberté de la presse représente un attribut important et essentiel d'une société libre et démocratique et il est évident que des mesures interdisant aux médias de publier des renseignements estimés d'intérêt public limitent cette liberté. page 877

De même, dans Edmonton Journal c. Alberta (Procureur général), [1989] 2 R.C.S. 1326, le juge Cory a remarqué (aux pp. 1336 et 1337) :

Il est difficile d'imaginer une liberté garantie qui soit plus importante que la liberté d'expression dans une société démocratique. En effet, il ne peut y avoir de démocratie sans la liberté d'exprimer de nouvelles idées et des opinions sur le fonctionnement des institutions publiques. La notion d'expression libre et sans entraves est omniprésente dans les sociétés et les institutions vraiment démocratiques. On ne peut trop insister sur l'importance primordiale de cette notion.

. . .

. . . Le principe de la liberté de parole et d'expression a été accepté sans réserve comme une caractéristique nécessaire de la démocratie moderne.

Dans Zundel, précité, à la p. 752, le juge McLachlin a analysé la doctrine et la jurisprudence sur la liberté d'expression puis conclu que les droits que protège l'al. 2b) sont la «vérité, la participation politique ou sociale et l'accomplissement de soi».

La règle de common law qui, avant l'adoption de la Charte, régissait les ordonnances de non-publication, accordait une plus grande importance au droit à un procès équitable qu'à la liberté d'expression de ceux qui étaient touchés par l'interdiction. À mon sens, l'équilibre que cette règle fixe est incompatible avec les principes de la Charte, en particulier avec l'égalité de rang qu'accorde la Charte aux al. 2b) et 11d). Il ne conviendrait pas que les tribunaux continuent d'appliquer une règle de common law qui privilégie systématiquement les droits garantis à l'al. 11d) par rapport à ceux que garantit l'al. 2b). Il faut se garder d'adopter une conception hiérarchique qui donne préséance à certains droits au détriment d'autres droits, tant dans l'interprétation de la Charte que dans l'élaboration de la common law. Lorsque les droits de deux individus sont en conflit, comme cela peut se produire dans le cas d'une interdiction de publication, les principes de la Charte commandent un équilibre qui respecte pleinement l'importance des deux catégories de droits. page 878

Notre Cour peut «développer des principes de common law d'une façon compatible avec les valeurs fondamentales enchâssées dans la Constitution»: Dolphin Delivery, précité, à la p. 603 (le juge McIntyre). Je suis par conséquent d'avis qu'il est nécessaire de reformuler la règle de common law en matière d'ordonnance de non-publication de manière à la rendre compatible avec les principes de la Charte. Puisque, par définition même, les ordonnances de non-publication restreignent la liberté d'expression de tiers, j'estime que la règle de common law doit être adaptée de façon à exiger l'examen, d'une part, des objectifs de l'ordonnance de non-publication et, d'autre part, de la proportionnalité de l'ordonnance quant à ses effets sur les droits garantis par la Charte. La règle modifiée pourrait être la suivante :

Une ordonnance de non-publication ne doit être rendue que si:

a) elle est nécessaire pour écarter le risque réel et important que le procès soit inéquitable, vu l'absence d'autres mesures raisonnables pouvant écarter ce risque;

b) ses effets bénéfiques sont plus importants que ses effets préjudiciables sur la libre expression de ceux qui sont touchés par l'ordonnance.

Si l'ordonnance ne satisfait pas à cette norme (qui reflète nettement l'essence du critère énoncé dans l'arrêt Oakes, et utilisé pour juger une disposition législative en vertu de l'article premier de la Charte), alors, en rendant l'ordonnance, le juge a commis une erreur de droit et la contestation de l'ordonnance sur ce fondement doit être accueillie.

(2) L'application de la méthode analytique à la présente affaire

Pour juger de la validité de l'ordonnance rendue en l'espèce, il est nécessaire de considérer son objectif, de vérifier s'il existe d'autres mesures raisonnables qui permettent d'atteindre cet objectif et de déterminer si les effets bénéfiques de l'ordonnance de non-publication l'emportent sur ses effets préjudiciables sur la liberté d'expression. Si l'interdiction ne peut être justifiée dans le cadre de la règle de common law énoncée précédemment, le page 879 juge Gotlib a alors commis une erreur de droit en rendant l'ordonnance.

L'ordonnance rendue en l'espèce avait pour objectif de diminuer le risque qu'une publicité défavorable avant le procès rende le procès des quatre accusés inéquitable. Cet objectif reflète le droit, que les accusés partageaient avec le public et les tribunaux, à ce qu'un procès soit tenu et à ce qu'il soit équitable. Le droit de Dagenais, Monette, Radford et Dugas à un procès équitable est si important qu'il a obtenu le statut constitutionnel à l'art. 7 et à l'al. 11d) de la Charte. Outre le droit des accusés à un procès équitable, le public avait le droit à ce que ces individus soient acquittés ou déclarés coupables à la suite de procès équitables, et qui paraissaient l'être: R. c. Généreux, [1992] 1 R.C.S. 259, à la p. 283. De même, les tribunaux avaient le droit à ce que justice soit rendue et à ce que la considération dont jouit l'administration de la justice soit sauvegardée en faisant en sorte qu'on voit que justice est rendue.

Dans la plupart des cas où l'on demande une ordonnance de non-publication, comme en l'espèce notamment, l'attention est axée sur une source potentielle d'iniquité du procès -- la possibilité qu'une publicité défavorable avant le procès rende difficile, voire impossible, la sélection d'un jury impartial. Dans Généreux, précité, dans le contexte d'une analyse de l'al. 11d), j'ai signalé (aux pp. 282 et 283):

[L'un des objectifs de l'al. 11d) consiste à] s'assurer que la personne est jugée par un tribunal qui n'est aucunement partial et qui est apte à rendre une décision fondée seulement sur la preuve dont il est saisi, conformément à la loi. Le décideur ne devrait pas être influencé par les parties ni par des forces extérieures, sauf dans la mesure où il est convaincu par les arguments et les plaidoiries portant sur les questions de droit en litige.

Il y a lieu de remarquer toutefois que si la Charte offre des garanties contre des cas réels de partialité et contre des situations qui créent un risque grave que l'impartialité du jury soit compromise, elle ne requiert pas que l'on prenne toutes les mesures concevables pour éliminer même les risques les plus hypothétiques. Ainsi que je l'ai signalé dans page 880 l'arrêt R. c. Lippé, [1991] 2 R.C.S. 114, à la p. 142, «la Constitution ne garantit pas toujours la situation "idéale"». C'est un élément dont il faut tenir compte lorsque l'objectif d'une ordonnance de non-publication rendue en vertu de la règle de common law est précisé, puisque l'un des principaux buts de la règle de common law est la protection des droits constitutionnels de l'accusé. Comme la règle elle-même l'énonce, l'objectif d'une ordonnance de non-publication autorisée par la règle est d'écarter les risques réels et importants qu'un procès soit inéquitable -- les ordonnances de non-publication ne peuvent servir de bouclier contre les dangers incertains et hypothétiques.

Il importe également de signaler dans quelle mesure une ordonnance de non-publication empiète sur le droit des individus à la liberté d'expression. L'ordonnance de non-publication en cause en l'espèce touchait divers droits à la liberté d'expression, dont le droit du réalisateur du film de s'exprimer, le droit de la SRC de diffuser le film, le droit du public de voir le film et le droit de la société à ce que l'importante question de l'exploitation des enfants soit présentée au public. Tous ces droits ont été restreints par l'ordonnance de non-publication rendue en l'espèce.

À mon avis, cette interdiction visait nettement à écarter le risque réel et important que le procès des quatre accusés soit inéquitable. Pour déterminer si l'interdiction était justifiée sous le régime de la règle de common law, il faut ensuite vérifier s'il était nécessaire de rendre l'ordonnance de non-publication compte tenu des faits de l'affaire. Pour ce faire, il y a lieu d'examiner s'il existait d'autres mesures raisonnables qui auraient pu contrer le risque que le procès soit inéquitable sans restreindre les droits d'expression des tiers. Ainsi que je l'expliquerai, je n'estime pas nécessaire en l'espèce de déterminer si les effets bénéfiques de l'interdiction de publication excédaient ses effets préjudiciables sur la liberté d'expression puisque, en fait, je crois qu'on aurait pu avoir recours à d'autres mesures raisonnables.

L'ordonnance de non-publication rendue en l'espèce aurait passé avec succès la première étape page 881 de l'analyse effectuée dans le cadre de la règle de common law: (1) si l'interdiction avait été aussi circonscrite que possible (tout en servant les objectifs), et (2) s'il n'avait existé d'autres moyens efficaces d'atteindre les objectifs. Toutefois, l'ordonnance initiale en l'espèce était beaucoup trop générale. Elle interdisait la diffusion partout au Canada et interdisait même tout commentaire sur l'ordonnance elle-même. En outre, il existait d'autres moyens efficaces d'atteindre les objectifs visés. L'ordonnance de non-publication rendue par le juge Gotlib a, en fait, pris fin, ce qui annule la nécessité d'examiner en détail les autres mesures qui étaient disponibles en l'espèce. Parmi les possibilités qui viennent d'emblée à l'esprit, il y a l'ajournement des procès, le changement de lieu, l'isolement du jury, les récusations motivées et les voir-dire au cours de la sélection des jurés, ainsi que des directives fermes au jury. Dans le cas du procès de Dagenais, le juge pouvait isoler le jury et lui donner des directives. Quant aux trois autres accusés, on aurait pu, à part l'isolement, recourir à ces autres solutions. Pour cette raison, l'interdiction de publication prononcée en l'espèce ne peut être maintenue en common law. En conséquence, en voulant rendre l'ordonnance en vertu de son pouvoir discrétionnaire issu de la common law, le juge Gotlib a commis une erreur de droit.

(3) Commentaires généraux sur les interdictions de publication

Avant de conclure, j'aimerais apporter certains commentaires généraux sur les ordonnances de non-publication rendues en vertu de la règle de common law. En premier lieu, j'estime important d'admettre que ces ordonnances ne devraient pas toujours être considérées comme créant un conflit entre deux titans -- la liberté d'expression pour les médias versus le droit de l'accusé à un procès équitable. En second lieu, j'éprouve certains doutes quant à l'efficacité de certaines ordonnances de non-publication. On trouve des analyses utiles de certaines des questions que je soulève dans la présente partie dans A. M. Linden, «Limitations on Media Coverage of Legal Proceedings: A Critique and Some Proposals for Reform», dans P. Anisman et A. M. Linden, dir., The Media, the Courts and the Charter (1986), 301; M. D. page 882 Lepofsky, Open Justice: The Constitutional Right to Attend and Speak About Criminal Proceedings (1985), et la Commission de réforme du droit du Canada, Document de travail 56, L'accès du public et des médias au processus pénal (1987).

(i) Rejeter le modèle du conflit

Il existe au moins trois raisons de rejeter le modèle du conflit. Premièrement, il convient mieux à la jurisprudence américaine qu'à la jurisprudence canadienne puisqu'il n'y a dans la Constitution américaine aucun équivalent de l'article premier de notre Charte, qui, je l'ai mentionné précédemment, constitue également une des sources des principes fondamentaux qui sous-tendent l'évolution de la common law au Canada.

Deuxièmement, il est faux de dire que la liberté d'expression et le droit de l'accusé à un procès équitable sont toujours opposés. Il arrive parfois que la publicité serve d'importants droits dans le contexte d'un procès équitable. Ainsi, en matière d'interdictions de publication liées à des procédures criminelles, ces droits incluent celui de l'accusé à un examen public du processus judiciaire et celui de tous les participants à ce processus.

Troisièmement, l'analyse des ordonnances de non-publication devrait être beaucoup plus fertile que ne le suppose le modèle du conflit. Plutôt que de se borner à mettre l'accent sur le fait que ces ordonnances restreignent toujours la liberté d'expression et visent en général à protéger le droit de l'accusé à un procès équitable, on devrait reconnaître que rendre une ordonnance de non-publication peut:

- restreindre la liberté d'expression (et par conséquent saper les objectifs de l'al. 2b) analysés précédemment);

- soustraire le jury à l'influence de renseignements autres que ceux qui sont mis en preuve au cours du procès (par exemple, les renseignements offerts dans une émission de télévision de type tabloïd et la preuve analysée en l'absence du jury et jugée inadmissible); page 883

- accroître au maximum les chances que des personnes témoignent du fait qu'elles se sentent à l'abri des conséquences de la publicité;

- protéger les témoins vulnérables (par exemple les enfants, les indicateurs de police et les victimes de crimes sexuels);

- préserver la vie privée des personnes concernées dans le processus criminel (par exemple, l'accusé et sa famille de même que les victimes, les témoins et leurs familles);

- accroître au maximum les chances de réadaptation des «jeunes contrevenants»;

- inciter les gens à signaler les infractions de nature sexuelle;

- épargner à l'État, à l'accusé, aux victimes et aux témoins les coûts sur les plans financier et émotif des solutions de rechange aux ordonnances de non-publication (par exemple retarder le procès, en changer le lieu et faire des récusations motivées des jurés);

- maintenir la sécurité nationale.

On devrait également reconnaître que ne pas rendre une ordonnance de non-publication peut:

- accroître au maximum les chances que des individus porteurs de renseignements pertinents prennent connaissance de l'affaire et communiquent de nouveaux renseignements;

- éviter le parjure en soumettant les témoins à l'examen public.

- empêcher toute action préjudiciable par l'État ou les tribunaux en assujettissant le processus de justice criminelle à l'examen public;

- diminuer le crime au moyen de sa désapprobation publique;

- promouvoir la discussion en public de questions importantes.

Il s'agit là de listes indicatives et non exhaustives des motifs qui jouent pour ou contre les interdictions. Elles visent simplement à démontrer la portée des questions qui méritent d'être analysées, mais qui ne figurent que rarement dans l'analyse page 884 de la justification d'ordonnances de non-publication données. Ces considérations entrent en jeu à chaque étape de l'analyse requise par la règle de common law énoncée précédemment -- elles sont pertinentes quant à la première question, soit celle de savoir si l'interdiction est nécessaire pour protéger l'équité d'un procès, puis quant à savoir s'il existe d'autres solutions raisonnables et enfin, quant à la question de l'équilibre entre les effets bénéfiques et les effets préjudiciables d'une interdiction de publication. (ii) L'efficacité de certaines interdictions de publication

Il y a plusieurs raisons de douter de l'efficacité de certaines interdictions de publication (celles qui visent à soustraire le jury à l'influence des renseignements obtenus à l'extérieur des procédures criminelles).

Pour commencer, je doute que les jurés soient toujours défavorablement influencés par les publications. Il n'existe aucune donnée sur cette question. Toutefois, le bon sens nous force à croire que, dans certains cas, des jurés peuvent être défavorablement influencés. Malgré cela, les jurés sont, à mon avis, capables de suivre les directives du juge du procès et de faire abstraction de l'information qui ne leur est pas présentée dans le cadre des procédures criminelles. Comme le juge en chef Taylor l'a écrit dans Ex parte Telegraph Plc., [1993] 2 All E.R. 971 (C.A.), à la p. 978:

[TRADUCTION] Lorsqu'il doit déterminer si la publication risque fort de porter préjudice à un procès futur, le tribunal devrait prêter au jury la volonté et la capacité d'obéir aux directives du juge pour trancher une affaire sur le seul fondement de la preuve qui lui est présentée.

Notre Cour s'est également exprimée sur la fiabilité des jurys. Dans R. c. Corbett, [1988] 1 R.C.S. 670, le juge en chef Dickson a écrit, aux pp. 692 et 693:

Ce qui fait toute la force du jury, c'est que la question ultime de la culpabilité ou de l'innocence est tranchée par un groupe de citoyens ordinaires qui ne sont pas des juristes et qui apportent au processus judiciaire une saine mesure de bon sens. Le jury est évidemment tenu de respecter les principes de droit que lui explique le page 885 juge du procès. Les directives aux jurys sont souvent longues et ardues, mais l'expérience des juges confirme que les jurys s'acquittent de leurs obligations d'une manière conforme à la loi . . .

Bien entendu, il est tout à fait possible de concevoir un argument qui attaque la théorie du procès avec jury. Les jurys sont capables de commettre des erreurs énormes et ils peuvent parfois sembler mal adaptés aux exigences d'un droit criminel de plus en plus compliqué et subtile. Mais tant que le législateur n'aura pas modifié le modèle existant, la cour devra s'abstenir de mettre en doute la capacité des jurys d'accomplir la tâche qui leur est assignée. Toute expression de doute de ce genre risquerait d'avoir des conséquences incalculables. De plus, le droit fondamental à un procès avec jury a été souligné récemment par l'al. 11f) de la Charte. Or, si ce droit revêt une telle importance, il est tout à fait illogique de conclure que les jurys sont incapables de suivre les directives explicites d'un juge. [Souligné dans l'original.]

L'affaire Corbett soulevait la question de savoir si la preuve de déclarations antérieures de culpabilité pouvait être présentée au jury étant donné qu'il peut en être fait bon ou mauvais usage. La présente affaire vise en partie à déterminer si les jurys sont, de façon irrémédiable, défavorablement influencés par les publications. Toutefois, le fait que les questions ne soient pas les mêmes est sans pertinence en l'espèce. Ce qui compte, c'est que notre Cour a nettement confirmé la capacité des jurés de suivre les directives explicites d'un juge. Cette confirmation s'applique certainement tant à la directive de ne pas tenir compte de toute information qui ne leur est pas soumise dans le cadre des procédures criminelles qu'à celle d'utiliser la preuve de déclarations antérieures de culpabilité à une fin et non à une autre. Je me fonde, pour appliquer l'arrêt Corbett à la présente affaire, sur R. c. Vermette, [1988] 1 R.C.S. 985, où, aux pp. 993 et 994, le juge La Forest a écrit dans le contexte des répercussions de la publicité que «[c]ette Cour a eu récemment l'occasion de souligner la confiance qu'on peut avoir dans la capacité d'un jury de se dégager de l'information qu'il n'a pas le droit de prendre en considération; voir R. c. Corbett».

Ces observations sont particulièrement justes lorsque, comme en l'espèce, l'interdiction de publication se rapporte à des sources identifiables page 886 et définies d'une publicité antérieure au procès. Lorsque le procès est précédé d'une période intense de publicité relativement à des questions qui feront l'objet du procès, la situation est plus problématique. L'impact des directives est alors considérablement atténué. La publicité peut créer, dans l'esprit du jury, des impressions qui ne peuvent être consciemment dissipées. Le jury risque en fin de compte d'être incapable de distinguer la preuve entendue au procès de l'information implantée par un déversement continu de publicité.

Il y a également lieu de signaler que les récents progrès technologiques ont entraîné dans leur sillage des difficultés considérables pour ceux qui cherchent à faire valoir des interdictions. Leur efficacité a été réduite d'autant que s'est accru le nombre d'émissions télévisées et radiophoniques accessibles au niveau interprovincial et international par câblodiffusion, antenne parabolique orientable et radio à ondes courtes. Elles ont également souffert de l'avènement des échanges d'informations rendues possibles par les réseaux informatiques. En cette ère d'électronique globale, restreindre de façon significative la circulation de l'information devient de plus en plus difficile. Par conséquent, l'effet réel des interdictions sur l'impartialité du jury diminue considérablement.

Ces questions sur l'efficacité de certaines interdictions de publication relèvent, dans la méthode analytique effectuée en vertu de la règle de common law exposée précédemment, de plusieurs volets, puisque, avant de se prononcer sur la nécessité d'une interdiction de publication, il faut vérifier si elle sera efficace, si d'autres mesures arriveraient tout aussi bien à réprimer le risque que le procès soit inéquitable et si les effets bénéfiques de l'interdiction l'emportent sur ses effets préjudiciables sur la liberté d'expression.

S'il est possible d'éviter toute influence défavorable d'une publication sur les jurés par des moyens autres que l'interdiction, on pourrait très bien soutenir qu'il n'existe aucun lien rationnel entre l'ordonnance de non-publication et l'objectif qui consiste à soustraire le jury à l'influence défavorable des renseignements autres que ceux qui sont produits en preuve au cours du procès. Dans page 887 un tel cas, on ne saurait affirmer que l'interdiction était nécessaire pour protéger l'équité du procès. Je devrais signaler toutefois que, bien qu'il puisse arriver que l'ordonnance de non-publication ait une absence totale d'influence sur l'équité du procès, cela se produira rarement. En conséquence, il faudra en général pousser l'analyse plus loin et considérer l'existence d'autres mesures raisonnables pour déterminer si, dans un cas donné, une ordonnance de non-publication était nécessaire.

Si les effets bénéfiques réels des interdictions de publication sont limités, on peut très bien soutenir dans certains cas que les conséquences négatives de l'interdiction sur la liberté d'expression excèdent ses effets utiles. L'analyse, à cette étape de l'application de la règle de common law, ressemble beaucoup à la troisième partie du second volet de l'analyse requise dans le cadre de l'article premier de la Charte, énoncé par notre Cour dans l'arrêt R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103. Ainsi que l'a affirmé le juge en chef Dickson dans cet arrêt (à la p. 140), «[m]ême si un objectif est suffisamment important et même si on a satisfait aux deux premiers éléments du critère de proportionnalité, il se peut encore qu'en raison de la gravité de ses effets préjudiciables sur des particuliers ou sur des groupes, la mesure ne soit pas justifiée par les objectifs qu'elle est destinée à servir». Il arrive fréquemment qu'une mesure permette d'atteindre pleinement ou presque un objectif législatif. La troisième étape du critère de proportionnalité exige alors l'examen de l'équilibre qui a été atteint entre l'objectif en question et les effets préjudiciables que subissent des droits protégés par la Constitution du fait des moyens utilisés pour atteindre cet objectif. Il arrive par contre à l'occasion que, bien qu'elle ait un lien rationnel avec un objectif important, la mesure en question ne permette d'atteindre cet objectif que partiellement. Dans ce cas, j'estime que la troisième étape du second volet du critère formulé dans Oakes nécessite que l'objectif qui sous-tend la mesure et les effets bénéfiques qui résultent en fait de sa mise en application soient proportionnels à ses effets préjudiciables sur les libertés et droits fondamentaux. Un objectif législatif peut être urgent et réel, le moyen choisi peut avoir un lien rationnel avec cet objectif, et il se page 888 peut qu'il n'existe aucune autre mesure portant moins atteinte aux droits. Néanmoins, et bien que l'importance de l'objectif même (lorsqu'il est considéré dans l'abstrait) l'emporte sur les effets préjudiciables sur les droits garantis, il reste possible que les effets bénéfiques réels de la disposition législative ne soient pas suffisants pour justifier ces effets négatifs.

La troisième étape du volet de la proportionnalité du critère Oakes a fréquemment été formulée en fonction de la proportionnalité de l'objectif et des effets préjudiciables, mais notre Cour a reconnu que, dans les cas appropriés, il est nécessaire d'apprécier les effets bénéfiques réels de la disposition législative contestée par rapport à ses effets préjudiciables, plutôt que de simplement considérer la proportionnalité de l'objectif lui-même. Par exemple, dans le Renvoi relatif à l'art. 193 et à l'al. 195.1(1)c) du Code criminel (Man.), [1990] 1 R.C.S. 1123, le juge en chef Dickson (qui a qualifié l'objectif des dispositions contestées du Code criminel portant sur la sollicitation de restriction de la nuisance publique associée à l'étalage en public de la vente de services sexuels) a appliqué la troisième étape de l'analyse de la proportionnalité en se demandant (à la p. 1139) si «l'intrusion tenant à l'application de la disposition, évaluée par rapport à la diminution qu'elle entraîne de la nuisance sociale associée à la sollicitation de rue, peut se justifier conformément à l'article premier» (je souligne). Dans la même affaire, j'ai signalé que, dans le cadre de la troisième étape du second volet du critère formulé dans Oakes, il fallait prendre en considération le fait que le législateur avait pris des dispositions pour que l'efficacité de la disposition en question soit revue trois ans après son adoption.

De même, dans l'arrêt R. c. Hess, [1990] 2 R.C.S. 906, le juge Wilson (au nom de la Cour à la majorité) a exprimé l'opinion que, si l'imposition d'une responsabilité absolue relativement à l'infraction qui consiste à avoir des rapports sexuels avec une personne du sexe féminin de moins de 14 ans (prévue dans ce qui était alors le par. 146(1) du Code criminel, S.R.C. 1970, ch. C-34) a un lien rationnel avec l'objectif urgent et réel de protéger les jeunes filles contre les rapports sexuels page 889 précoces, la mesure ne satisfaisait cependant pas aux deuxième et troisième parties du second volet du critère formulé dans Oakes puisque «[l]es avantages qui pourraient découler du maintien de la responsabilité absolue sont beaucoup trop hypothétiques pour justifier une disposition qui envisage l'emprisonnement à perpétuité pour celui qui est moralement innocent» (p. 926).

À mon sens, la qualification de la troisième étape du second volet du critère formulé dans Oakes comme concernant uniquement l'équilibre entre l'objectif et les effets préjudiciables d'une mesure repose sur une conception trop étroite de la proportionnalité. À mon avis, même si un objectif est suffisamment important, même si on a satisfait aux deux premiers éléments du critère de proportionnalité et même si les effets préjudiciables sont proportionnels aux objectifs, il demeure possible qu'en raison de l'absence de proportionnalité entre ses effets nuisibles et ses effets bénéfiques, une mesure ne soit pas raisonnable et que sa justification ne puisse se démontrer dans une société libre et démocratique. Je reprendrais donc la troisième partie du critère Oakes comme suit: il doit y avoir proportionnalité entre les effets préjudiciables des mesures restreignant un droit ou une liberté et l'objectif, et il doit y avoir proportionnalité entre les effets préjudiciables des mesures et leurs effets bénéfiques.

La règle de common law qui régit les ordonnances de non-publication doit reposer sur une conception semblable de la proportionnalité (cela ressort évidemment de la façon dont j'ai formulé la seconde partie de la règle). Il en découle que si l'interdiction de publication a des effets préjudiciables graves sur la liberté d'expression et des effets bénéfiques négligeables sur l'équité du procès, elle ne sera pas autorisée en common law.

Cependant, il est également important de reconnaître que l'objectif qui sous-tend habituellement ces interdictions -- la diminution du risque que le procès soit entaché d'iniquité -- est directement lié au droit à un procès équitable, que la Constitution garantit à l'accusé. Bien que, comme je l'ai remarqué précédemment (aux pp. 881 à 883), il soit incorrect de simplifier à l'excès les rapports page 890 entre le droit à un procès équitable et le droit à la liberté d'expression en appliquant aveuglément le modèle du «conflit des droits», il arrive parfois que les droits de l'accusé entrent en conflit direct avec la liberté d'expression des médias. Dans de tels cas, j'estime nécessaire d'appliquer le critère de proportionnalité de la common law d'une manière qui reflète le fait que deux droits fondamentaux sont menacés. C'est qu'il est essentiel dans ces circonstances de reconnaître que l'objectif urgent et réel en question est lui-même un droit fondamental, et que, à ce titre, il revêt une importance exceptionnelle. Et cela sera d'autant plus important à l'étape où l'on doit déterminer s'il existe d'autres mesures raisonnables et juger de l'équilibre entre les effets bénéfiques et les effets préjudiciables d'une interdiction. Dans l'examen d'autres mesures, il sera important de considérer avec soin les deux droits en cause, de manière que toute autre mesure qui porte atteinte à la libre expression à un degré moindre que l'ordonnance de non-publication offre également une protection raisonnable au droit à un procès équitable. De même, dans l'analyse de la proportionnalité des effets de l'interdiction sur la libre expression et de ses effets bénéfiques sur l'équité du procès, il faudra tenir compte de l'importance fondamentale de l'équité du procès, tant pour l'accusé que pour la société en général.

(4) Directives générales

Afin d'offrir une certaine direction dans les affaires à venir, je propose les directives générales suivantes de pratique pour l'application de la règle de common law aux interdictions de publication:

a)Si une requête en interdiction est présentée, le juge devrait accorder aux médias la qualité pour agir (s'ils la demandent) conformément aux règles de procédure en matière criminelle et aux principes de common law relatifs à la qualité pour agir.

b)Le juge devrait, dans la mesure du possible, examiner la publication en cause.

c)C'est à la partie qui cherche à justifier la restriction d'un droit (dans le cas d'une interdiction de publication, la partie qui demande à restreindre la liberté d'expression) qu'incombe la page 891 charge de justifier cette restriction. La partie qui fait valoir, en se fondant sur la règle de common law, qu'une interdiction de publication est nécessaire pour écarter le risque réel et grave pour l'équité du procès, cherche à utiliser le pouvoir de l'État pour atteindre cet objectif. C'est à la partie qui utilise le pouvoir de l'État contre d'autres parties que doit incomber la charge de démontrer que l'utilisation de ce pouvoir est justifiée dans une société libre et démocratique. Par conséquent, la partie qui demande l'interdiction doit prouver que l'interdiction proposée est nécessaire parce qu'elle vise un objectif important qui ne peut être atteint par d'autres mesures raisonnables et efficaces, que l'interdiction proposée est aussi limitée (en portée, en durée, en contenu, etc.) que possible et qu'il y a proportionnalité entre ses effets bénéfiques et ses effets préjudiciables. De même, pour déterminer si le critère de proportionnalité est respecté, il faut tenir compte du fait que la partie qui tente d'obtenir l'interdiction puisse chercher à protéger un droit constitutionnel.

d)Le juge doit examiner toutes les options autres que l'interdiction et doit conclure qu'il n'existe aucune autre solution raisonnable et efficace.

e)Le juge doit considérer tous les moyens possibles de circonscrire l'interdiction et la restreindre autant que possible;

f)Le juge doit comparer l'importance des objectifs de l'interdiction et ses effets probables avec celle de l'expression qui sera restreinte, afin de veiller à ce que ses effets positifs et négatifs soient proportionnels.

IV. Dispositif

Pour ce qui est de la compétence, je suis d'avis que le juge Gotlib avait compétence pour entendre la requête de Radford et de Dugas. Quant à la Cour d'appel, elle n'avait pas compétence pour entendre l'appel de cette ordonnance. La Cour suprême du Canada a compétence en vertu de l'art. 40 de la Loi sur la Cour suprême pour entendre tant l'appel de la décision de la Cour d'appel que l'appel contre l'ordonnance rendue par le juge Gotlib. page 892

Quant à la question de l'interdiction de publication, je conclus que la Cour d'appel a commis une erreur en entendant l'appel. J'annule donc son ordonnance. Je conclus également que les modalités dont le juge Gotlib a assorti l'ordonnance ne peuvent être justifiées par la règle de common law qui régit la délivrance d'interdictions de publication. Elle a ainsi commis une erreur de droit. Par conséquent, j'annule son ordonnance.

Le pourvoi est accueilli.

Version française des motifs rendus par

LE JUGE LA FOREST (dissident) -- À l'instar du juge L'Heureux-Dubé, en toute déférence, je ne souscris pas à l'opinion selon laquelle il existe un droit d'appel direct à notre Cour de la décision du juge Gotlib, en vertu de l'art. 40 de la Loi sur la Cour suprême, L.R.C. (1985), ch. S-26. Suivant le raisonnement qui sous-tendrait un tel droit d'appel, je crains qu'il ne soit possible de présenter à notre Cour des demandes d'autorisation d'appel d'un grand nombre de décisions interlocutoires en matière criminelle. Cela ne veut pas dire que les appelants n'ont aucun recours. Outre les actions déclaratoires (ce qui est peut-être le recours approprié en l'espèce), il pourrait y avoir un recours en vertu du par. 24(1) de la Charte canadienne des droits et libertés, même contre une décision d'un juge d'une cour supérieure; voir R. c. Rahey, [1987] 1 R.C.S. 588. Puisqu'une décision rendue en vertu de cette disposition ne donne par ailleurs pas droit d'appel, il s'agit d'une ordonnance définitive au sens de l'art. 40 de la Loi sur la Cour suprême, et elle peut dont faire l'objet d'un appel, après autorisation, devant notre Cour (voir mes motifs dans Kourtessis c. M.R.N., [1993] 2 R.C.S. 53). Cette question particulière n'était pas soulevée dans Mills c. La Reine, [1986] 1 R.C.S. 863; en effet j'ai fait expressément mention de la possibilité qu'un appel puisse être interjeté devant notre Cour (p. 978).

Je ne crois pas que la décision du juge Gotlib soit à l'abri de toute analyse fondée sur la Charte parce qu'il s'agit d'une ordonnance judiciaire. La présente affaire se distingue de SDGMR c. Dolphin Delivery Ltd., [1986] 2 R.C.S. 573. En l'espèce, page 893 contrairement à l'affaire Dolphin Delivery, l'ordonnance est rendue conformément à un pouvoir discrétionnaire qui vise un objectif gouvernemental, celui de garantir la tenue d'un procès équitable. Elle ne découle pas du fait qu'un particulier invoque la loi. Elle est un sous-produit, lequel en l'espèce se répercute à l'extérieur du processus criminel, de procédures entamées au criminel par le ministère public. Le fait que la règle en vertu de laquelle elle a été rendue est d'origine prétorienne n'importe pas. L'élaboration de telles lois procède du rôle historiquement attribué aux juges nommés par la Reine. Ceux-ci exerçaient des pouvoirs découlant du souverain à titre de source de la justice. La Charte s'applique à la common law tout autant qu'aux lois. L'ordonnance rendue en l'espèce a eu pour effet de porter atteinte, pour servir un objectif gouvernemental, à la liberté d'expression que la Charte garantit aux appelants; elle doit donc être analysée au regard de la Charte. J'estime que les commentaires du juge McLachlin sur cette question sont particulièrement utiles.

Je ne crois pas que les appelants disposent de quelque autre moyen d'appel. En particulier, la proposition du juge McLachlin portant qu'il est permis de recourir au par. 24(1) de la Charte lui-même pour créer un droit d'appel est, à mon avis, inconciliable avec le fondement de l'arrêt Mills. De plus, je conviens avec le Juge en chef qu'il ne peut être interjeté appel au civil et que, dans les circonstances de l'espèce, on ne pourrait demander un bref de certiorari. Dans Kourtessis, où j'ai envisagé l'élargissement du certiorari pour couvrir la situation dans cette affaire, les faits étaient entièrement différents de ceux qui se posent en l'espèce; voir mes motifs dans cet arrêt aux pp. 90 à 92.

Je devrais toutefois ajouter que j'ai des réserves quant aux remarques incidentes du Juge en chef sur le certiorari. À mon avis, ce dont nous avons besoin, c'est d'une forme discrétionnaire de contrôle, de façon à éviter toute entrave déraisonnable au procès. Si le pouvoir discrétionnaire de délivrer un certiorari tel que le Juge en chef l'élargirait n'est pas exercé avec circonspection, il risque, de même que les appels en découlant, de retarder ou page 894 d'entraver sérieusement les procédures criminelles. Si cet élargissement de la compétence en matière de certiorari est permis, le pouvoir discrétionnaire de l'exercer devrait être restreint de la manière que j'ai indiquée dans Kourtessis, à la p. 92. Il se peut en fait qu'il soit préférable de laisser simplement aux appelants le droit de demander une réparation à un juge d'une cour supérieure en vertu du par. 24(1) de la Charte. Cette réparation est elle-même discrétionnaire. À mon sens, elle s'apparente au pouvoir discrétionnaire d'un tribunal de prononcer un jugement déclaratoire et devrait être assujettie aux mêmes restrictions; voir l'analyse de la nature du pouvoir discrétionnaire qui doit être exercé relativement aux actions en jugement déclaratoire dans Kourtessis, aux pp. 86 et 87.

Tout comme le Juge en chef, j'espère que le législateur instituera un appel à l'encontre des interdictions de publication devant les cours d'appel provinciales, bien qu'à mon avis un appel avec autorisation conviendrait mieux à la situation. Il ressort de ce que j'ai dit précédemment que je partage les préoccupations du juge L'Heureux-Dubé quant au risque qu'un accès illimité à un contrôle judiciaire ou à un appel d'ordonnances interlocutoires dans les procédures criminelles ne retarde ou n'entrave le procès.

Étant donné mon opinion sur la question de la compétence, je ne dirais ordinairement rien sur le fond. Toutefois, compte tenu de la façon dont la Cour tranche le pourvoi, je ferai les commentaires suivants. Je suis d'accord avec le Juge en chef pour dire que la règle de common law n'offrait pas suffisamment de protection à la liberté d'expression. Je souscris pour l'essentiel à la liste de facteurs qu'il énumère et qu'un juge devrait considérer pour déterminer s'il y a lieu d'ordonner l'interdiction. J'y ajouterais toutefois un autre facteur, soit la mesure dans laquelle une interdiction est susceptible de perturber le procès, particulièrement par rapport au risque que celui-ci ne se déroule pas dans un délai raisonnable.

Je suis d'avis de rejeter le pourvoi. page 895

Les motifs suivants ont été rendus par

LE JUGE L'HEUREUX-DUBÉ (dissidente) -- Ce pourvoi et le pourvoi connexe R. c. S. (T.), [1994] 3 R.C.S. 952, dont les jugements ont été rendus concurremment, concernent la contestation par un tiers de l'ordonnance de non-publication prononcée au cours d'une instance criminelle. Des questions semblables de procédure et de fond y sont soulevées.

Dans la présente instance, les appelants contestent l'ordonnance interlocutoire de non-publication rendue par le juge Gotlib de la Cour de l'Ontario (Division générale), confirmée par la Cour d'appel de l'Ontario qui y a apporté plusieurs modifications. Cette interdiction a empêché le réseau anglais de la Société Radio-Canada («SRC») de diffuser la mini-série de quatre heures intitulée The Boys of St. Vincent (Les garçons de Saint-Vincent) avant la fin des procès criminels des intimés Dagenais, Monette, Dugas et Radford.

Le pourvoi soulève deux questions principales, l'une de procédure et l'autre de fond. Du point de vue procédural, il s'agit de savoir si notre Cour a compétence pour entendre le pourvoi. À cette fin, il s'agit de déterminer si, dans le cadre de procédures criminelles, un tiers, telle la SRC, a un droit d'appel contre une ordonnance interlocutoire prononcée par un tribunal, et plus particulièrement contre une ordonnance de non-publication. La question de fond porte sur le bien-fondé de la contestation par les appelants de l'ordonnance de non-publication en cause pour le motif qu'elle porte atteinte à l'al. 2b) de la Charte canadienne des droits et libertés. Pour répondre à ces deux questions, notre Cour doit également déterminer si la Charte s'applique aux ordonnances judiciaires.

Avant d'analyser ces questions, il importe de signaler que la question de compétence soulevée ici ainsi que dans le pourvoi connexe R. c. S. (T.), a des conséquences beaucoup plus importantes. Si, strictement, elle ne pose que la question restreinte de savoir si un tiers peut en appeler d'une ordonnance de non-publication prononcée dans un contexte criminel, elle a en fait de vastes répercussions relativement à l'appel de tiers contre toute page 896 ordonnance interlocutoire en matière criminelle. Si les médias peuvent en appeler d'une ordonnance de non-publication prononcée dans un contexte criminel, alors tous les tiers, dont les témoins, les experts, les membres du public qui seraient exclus de la cour, les avocats, etc., pourraient interjeter appel de toute ordonnance interlocutoire rendue en matière criminelle qui, à leur avis, porte atteinte aux droits que leur garantit la Charte. Un droit d'appel aussi général à l'encontre d'une ordonnance interlocutoire entraînera des délais importants dans le procès et portera préjudice d'une part, au droit de l'accusé, garanti par la Charte, d'être jugé dans un délai raisonnable et, d'autre part, à l'administration de la justice. Bien que tant le Juge en chef que le juge McLachlin soient d'avis que de telles conséquences négatives n'en découleront pas nécessairement, leurs arguments ne me convainquent pas.

En premier lieu, le juge McLachlin soutient que le fait de permettre aux tiers d'interjeter appel d'ordonnances judiciaires interlocutoires rendues en matière criminelle n'entraînera pas nécessairement de délais dans le procès. Or, cela est incompatible avec sa proposition à l'effet qu'un tiers doit pouvoir avoir recours à une «réparation pleine et efficace» qui comprend un «recours à un tribunal d'appel» lorsque ce tiers allègue une violation des droits que lui garantit la Charte. Dans plusieurs, sinon dans tous les cas, l'appel interjeté par un tiers d'une ordonnance interlocutoire en matière criminelle ne sera «efficace» que si l'instance criminelle qui s'y rapporte est remise jusqu'à ce que l'appel soit décidé. Par conséquent, les conséquences négatives que je viens de décrire semblent inévitables.

Dans le même ordre d'idées, je trouve peu convaincante la suggestion du Juge en chef qu'il n'y a pas lieu de craindre que le fait de permettre aux tiers d'interjeter appel d'ordonnances de non-publication prononcées dans un contexte criminel suscitera un grand nombre d'appels d'ordonnances interlocutoires en matière criminelle interjetés par des témoins. Le Juge en chef observe (à la p. 862):

La plupart du temps, le problème qui se pose pour un témoin découle d'une assignation pour outrage au tribunal page 897 pour refus de témoigner. [. . .] [L'article] 10 du Code fixe la procédure à suivre pour interjeter appel d'une déclaration de culpabilité à cet égard. La décision en l'espèce ne modifiera en rien cette procédure et ce droit d'appel prévus par la loi.

Bien qu'il soit exact que les témoins ont, à l'heure actuelle, un droit d'appel prévu par la loi lorsqu'ils sont assignés pour outrage au tribunal, je dois souligner que seule une faible proportion des témoins qui sont effectivement assignés pour outrage au tribunal peuvent se prévaloir de ce droit d'appel. Toutefois, si les appelants sont autorisés à interjeter appel de l'ordonnance de non-publication contestée en l'espèce, il en résultera un large droit d'appel en matière interlocutoire de la part de tiers pour tous les témoins. Tous les témoins pourront ainsi, qu'ils soient ou non assignés pour outrage au tribunal, en appeler d'ordonnances interlocutoires en matière criminelle qui, à leur avis, enfreignent les droits que leur garantit la Charte.

Ainsi, malgré les propos à l'effet contraire du Juge en chef et du juge McLachlin, je suis d'avis que le fait d'autoriser les appelants à interjeter appel de l'ordonnance de non-publication contestée ici permettra à un grand nombre de tiers d'interjeter appel d'ordonnances interlocutoires en matière criminelle desquelles ils ne pourraient autrement en appeler, ce qui aura pour effet de porter préjudice au droit d'un accusé d'être jugé dans un délai raisonnable et de nuire à une saine administration de la justice. C'est en gardant à l'esprit ce contexte plus général que j'examinerai l'affaire qui est devant nous. J'ai eu l'occasion de lire les motifs de mes collègues. Contrairement au Juge en chef et aux juges Gonthier et McLachlin, je crois que notre Cour n'a pas la compétence nécessaire pour entendre ce pourvoi. Il n'est pas, par conséquent, absolument essentiel que j'examine la question de fond. Cependant, si j'en étais venue à la conclusion que notre Cour a compétence pour entendre le pourvoi, j'aurais souscrit aux motifs du juge Gonthier et j'aurais été en désaccord avec ceux du Juge en chef et des juges McLachlin et La Forest sur la question de fond. Aussi, mes motifs porteront-ils principalement sur la question de compétence. page 898

I. Compétence

Pour conclure, comme ils le font, que les appelants ont le droit d'interjeter appel en l'espèce, le Juge en chef et le juge McLachlin paraissent se fonder sur l'axiome selon lequel «tout droit est assorti d'une réparation». Même si cet axiome n'est pas nécessairement absolu, je conviens que lorsqu'une personne allègue un tort, qu'il soit d'ordre constitutionnel, civil ou criminel, elle a le droit, dans notre société libre et démocratique, de présenter sa cause devant un tribunal pour tenter d'obtenir réparation. C'est là le fondement sur lequel repose tout notre système judiciaire. Le fait qu'une personne ait qualité pour agir et puisse comparaître et être entendue devant une cour de justice ou tout autre forum judiciaire, comme c'est le cas ici, est la première étape du processus qui consiste à pouvoir obtenir réparation pour un tort allégué. La seconde consiste dans le fait pour une cour de justice ou tout autre forum judiciaire de rendre une décision. Réunies, ces deux étapes constituent la réparation. Que la décision soit favorable ou défavorable ne change rien au fait qu'il y a eu accès à un remède.

Si, dans la présente instance, la SRC avait convaincu le juge Gotlib de ne pas rendre l'ordonnance de non-publication, elle aurait obtenu réparation. Le fait qu'elle n'ait pas obtenu gain de cause ne change rien au fait qu'elle a eu accès à un remède. Ainsi, l'axiome suivant lequel «tout droit est assorti d'une réparation» est satisfait. Il y avait un remède disponible: la SRC a obtenu qualité pour agir, elle a été entendue et une décision a été rendue interdisant la publication, nonobstant ses arguments contraires. Par conséquent, la question de compétence soulevée en l'espèce n'est pas de savoir si la SRC devrait avoir accès à un remède, mais bien plutôt si elle devrait avoir le droit d'interjeter appel d'une décision dont elle n'est pas satisfaite.

Cette question, il est important de le noter, est distincte et indépendante de la question de fond touchant la liberté d'expression et les ordonnances de non-publication. Même si j'arrive à la conclusion que notre Cour n'a pas compétence pour entendre le pourvoi, cela ne signifie nullement que page 899 je remets en cause pour autant l'importance fondamentale de la liberté d'expression. La liberté d'expression constitue à mon avis un droit fondamental. Cette réalité a été reconnue en droit canadien avant même l'avènement de la Charte. Dans Reference re Alberta Statutes, [1938] R.C.S. 100, le juge en chef Duff écrivait (à la p. 133):

[TRADUCTION] . . . il est évident que l'usage de ce droit de libre discussion des affaires publiques [. . .] est au c\oe\ ur même de nos institutions parlementaires. Pour sa part, dans l'arrêt Boucher c. The King, [1951] R.C.S. 265, le juge Rand affirmait (à la p. 288):

[TRADUCTION] La liberté d'opinion et de parole et les divergences d'opinions en matière d'idées et de croyances sur tous les sujets concevables sont l'essence de notre vie.

Dans l'arrêt Switzman c. Elbling, [1957] R.C.S. 285, à la p. 306, le juge Rand a décrit la liberté d'expression politique comme n'étant [TRADUCTION] «pas moins essentielle à l'intelligence et à l'esprit de l'homme que la respiration ne l'est à son existence physique».

Depuis la proclamation de la Charte, la liberté d'expression jouit d'une protection constitutionnelle explicite et les tribunaux ont réitéré l'importance fondamentale de ce droit. Dans l'arrêt Edmonton Journal c. Alberta (Procureur général), [1989] 2 R.C.S. 1326, le juge Cory a affirmé (à la p. 1336) qu'il serait «difficile d'imaginer une liberté garantie qui soit plus importante que la liberté d'expression dans une société démocratique». Par ailleurs, dans l'arrêt Comité pour la République du Canada c. Canada, [1991] 1 R.C.S. 139, j'écrivais à la p. 174:

La liberté d'expression, comme la liberté de religion, sert à ancrer l'essence même de la structure politique et sociale de notre démocratie.

Ces déclarations qui, parmi d'autres, affirment l'importance fondamentale de la liberté d'expression, ne changent cependant rien au fait que la question de compétence soulevée en l'espèce porte sur le droit d'appel et non sur le droit à la liberté d'expression. Celui-ci est garanti par la possibilité d'avoir accès à un remède initial. Je ne saurais être page 900 d'accord avec les propos du juge McLachlin comme quoi une «réparation pleine et efficace» relativement à une violation du droit à la liberté d'expression «doit comprendre un recours à un tribunal d'appel». Le recours à une réparation et le droit d'en appeler du refus d'accorder une réparation sont deux choses bien différentes.

Dans une société libre et démocratique comme la nôtre, on ne peut se prévaloir d'un droit d'appel dans tous les cas. (Voir, par exemple, Mills c. La Reine, [1986] 1 R.C.S. 863; R. c. Meltzer, [1989] 1 R.C.S. 1764; R. c. C. (T.L.), [1994] 2 R.C.S. 1012, et Kourtessis c. M.R.N., [1993] 2 R.C.S. 53.) Comme Sopinka et Gelowitz l'ont signalé dans The Conduct of an Appeal (1993), à la p. vii:

[TRADUCTION] Les avocats qui songent à interjeter appel doivent d'abord vérifier s'ils ont un droit d'appel. Ce droit relève purement des lois et toute cour d'appel est régie par les lois et les règles applicables, assorties de leurs propres critères de compétence, délais et moyens d'appel.

Par ailleurs, même s'il existe, le droit d'appel est fréquemment tributaire d'une demande d'autorisation. Le terme «droit» d'appel est donc quelque peu illusoire puisqu'il ne s'agit pas d'un «droit» au sens où l'entend la Charte. Il s'agit plutôt d'un droit créé par le seul acte de la législature, qui peut être tout aussi facilement aboli de la même façon. Le juge La Forest, aux motifs duquel j'ai souscrit, a conclu dans l'arrêt Kourtessis, précité, aux pp. 69 et 70:

Les appels ne sont qu'une création de la loi écrite; voir l'arrêt R. c. Meltzer, [1989] 1 R.C.S. 1764, à la p. 1773. Une cour d'appel ne possède pas de compétence inhérente. De nos jours toutefois, on a parfois tendance à oublier ce principe fondamental. Les appels devant les cours d'appel et la Cour suprême du Canada sont devenus si courants que l'on s'attend généralement à ce qu'il existe un moyen quelconque d'en appeler de la décision d'un tribunal de première instance. Toutefois, il demeure qu'il n'existe pas de droit d'appel sur une question sauf si le législateur compétent l'a prévu. [Je souligne.]

À titre d'exception au principe portant qu'un droit d'appel doit être prévu par une loi, on a récemment laissé entendre qu'il existe peut-être en page 901 common law un droit d'appel limité en matière de compétence (voir M. Jamal et H. P. Glenn, «Selective Legality: The Common Law Jurisdictional Appeal» (1994), 73 R. du B. can. 142). Cependant, la compétence de la Cour de l'Ontario (Division générale) de rendre l'ordonnance de non-publication contestée n'est pas remise en cause en l'espèce. C'est pourquoi, s'il existe, le droit d'appel dont il est question ici ne peut être prévu que par une loi. Or, ni le Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C-46, ni la Loi sur la Cour suprême, L.R.C. (1985), ch. S-26, ni aucune autre loi applicable ne le prévoient. En outre, la Charte ne confère pas de compétence en matière d'appel. Par conséquent, ni la Cour d'appel ni notre Cour ne sont compétentes pour entendre le présent pourvoi.

Bien qu'il s'agisse là de l'assise générale de mon opinion sur la question de compétence, j'en analyserai les composantes de façon plus approfondie dans l'ordre suivant:

1.Le Code criminel ne confère pas à notre Cour la compétence pour entendre le pourvoi;

2.La Loi sur la Cour suprême ne confère pas à notre Cour la compétence pour entendre le pourvoi; 3.Le paragraphe 24(1) de la Charte ne confère pas de compétence en appel;

4.La Charte ne s'applique pas aux ordonnances judiciaires.

Je n'analyserai pas le bref de certiorari, dont les règles sont bien connues et, de toute évidence, sans application en l'espèce, comme le remarque lui-même le Juge en chef.

1. Le Code criminel

Comme je l'ai mentionné précédemment, il est bien établi que le droit d'appel n'existe que s'il est explicitement prévu par une loi. Puisque ce pourvoi est né d'une procédure criminelle, il convient logiquement de vérifier dans un premier temps si le Code criminel prévoit un droit d'appel. Il n'en est rien. En outre, l'art. 674 du Code criminel dispose: page 902

674. Nulle procédure autre que celles qui sont autorisées par la présente partie et la partie XXVI ne peut être intentée par voie d'appel dans des procédures concernant des actes criminels.

Je suis d'accord avec le Juge en chef lorsqu'il affirme (à la p. 864) que:

. . . nous sommes ici en présence de contestations par les médias d'ordonnances de non-publication rendues par des juges en vertu de leur pouvoir discrétionnaire issu de la common law ou d'origine législative en réponse à une demande d'interdiction présentée par le ministère public ou des individus accusés d'actes criminels (ou susceptibles de l'être). Ces contestations sont des affaires criminelles, non des affaires civiles. [Je souligne.] Le présent pourvoi est donc, à mon avis, une procédure concernant un acte criminel. Je remarque également que le juge en chef Bayda, au nom de la Cour d'appel de la Saskatchewan dans le pourvoi connexe R. c. S. (T.), a conclu:

[TRADUCTION] Personne, pas même la SRC, n'a mis en doute que le présent appel entre dans le cadre de «procédures concernant des actes criminels» au sens de l'art. 674.

((1993), 109 Sask. R. 96, à la p. 103.)

En conséquence, conformément à l'art. 674 du Code criminel, les appelants ne sont autorisés à contester l'ordonnance de non-publication en cause par voie d'appel que si ce droit est prévu au Code criminel, ce qui, je le répète, n'est pas le cas. Le Juge en chef soutient, par contre, que l'art. 674 du Code criminel ne restreint pas la compétence générale que confère à notre Cour le par. 40(1) de la Loi sur la Cour suprême. Il affirme, en outre, que le par. 40(1) de la Loi sur la Cour suprême habilite notre Cour à entendre le présent pourvoi, un argument dont je discuterai maintenant.

2. Le paragraphe 40(1) de la Loi sur la Cour suprême

En dépit du libellé explicite de l'art. 674 du Code criminel, le Juge en chef soutient que le par. 40(1) de la Loi sur la Cour suprême confère à notre Cour la compétence pour entendre le page 903 pourvoi. Comme il le fait dans l'arrêt R. c. Laba, [1994] 3 R.C.S. 965, le Juge en chef affirme (à la p. 860):

. . . l'art. 674 du Code criminel ne limite pas notre compétence d'accorder une autorisation en vertu du par. 40(1) de la Loi sur la Cour suprême dans des cas commela présente affaire. À l'appui de cette proposition, il invoque des arrêts tels R. c. Swietlinski, [1994] 3 R.C.S. 481; R. c. Vaillancourt (1990), 76 C.C.C. (3d) 384 (C.S.C.); R. c. Gardiner, [1982] 2 R.C.S. 368; Hill c. La Reine, [1977] 1 R.C.S. 827; et R. c. Barnes, [1991] 1 R.C.S. 449. Toutefois, comme je l'ai fait remarquer dans l'arrêt Laba, précité, à la p. 992:

. . . bien qu'ils paraissent tous conclure implicitement que le par. 40(1) de la Loi sur la Cour suprême n'est pas limité par l'art. 674 du Code criminel, aucun de ces arrêts ne renvoie explicitement, à cet égard, à l'art. 674 du Code criminel ou à son interaction avec le par. 40(1) de la Loi sur la Cour suprême. [Je souligne.]

Néanmoins, même en supposant que l'art. 674 du Code criminel ne restreigne pas la portée du par. 40(1) de la Loi sur la Cour suprême, il ne s'ensuit pas que celle-ci soit illimitée. Ainsi, bien qu'on ait jugé que le par. 40(1) de la Loi sur la Cour suprême confère à notre Cour compétence pour entendre les appels interlocutoires en matière civile (Barreau du Québec c. Ste-Marie, [1977] 2 R.C.S. 414), on ne lui a pas donné la même interprétation quant aux appels interlocutoires en matière criminelle. En fait, les arrêts Mills et Meltzer, précités, établissent clairement qu'«il ne devrait pas y avoir d'appels interlocutoires dans les affaires criminelles». À la p. 959 de l'arrêt Mills, précité, le juge McIntyre a dit:

On a posé la question de savoir s'il peut y avoir quelque chose de la nature d'un appel interlocutoire grâce auquel le requérant en vertu du par. 24(1) de la Charte pourrait, en cas de rejet de sa demande, en appeler immédiatement et avant la fin du procès. Selon un principe bien établi, les seuls appels permis en matière criminelle sont prévus par la loi et il ne devrait pas y avoir d'appels interlocutoires dans les affaires criminelles. Ce principe se trouve renforcé par notre Code criminel (art. 602 [maintenant l'art. 674], précité) qui interdit les procédures d'appel qui ne sont pas autorisées par le Code. Soulignons que celui-ci ne prévoit pas d'appels interlocutoires. [Je souligne.] page 904

Au sujet de la possibilité d'interjeter un appel interlocutoire en matière criminelle, Sopinka et Gelowitz, op. cit., écrivent, à la p. 78:

[TRADUCTION] Il paraît être établi en droit qu'il n'existe aucun droit d'appel d'une décision interlocutoire dans une procédure criminelle, car aucun texte de loi ne le prévoit. . .

Cette position n'a pas été modifiée par la proclamation de la Charte canadienne des droits et libertés. La Cour suprême du Canada a conclu dans les arrêts Mills c. R. et R. c. Meltzer, que la Charte ne crée aucun nouveau droit d'appel. Tout appel fondé sur la Charte doit par conséquent être interjeté conformément aux droits d'appel existants qui sont énoncés dans le Code.

Par conséquent, dans la mesure où le présent pourvoi a été formé contre une ordonnance interlocutoire, permettre qu'il soit entendu sur le fondement du par. 40(1) de la Loi sur la Cour suprême, comme le fait le Juge en chef, va à l'encontre de la jurisprudence de notre Cour.

Ce qui m'amène à la question de savoir si le pourvoi peut être légitimement qualifié d'interlocutoire. Je remarque d'abord que l'interdiction de publication contestée est manifestement interlocutoire du point de vue des accusés. En revanche, du point de vue des appelants, elle est, à toute fin utile, définitive. En fait, toute ordonnance judiciaire rendue dans un contexte criminel et touchant un tiers, notamment toute ordonnance visant des témoins, pourrait vraisemblablement être qualifiée de «définitive» du point de vue du tiers concerné. On pourrait donc soutenir que l'appel interjeté par un tiers contre une telle ordonnance n'est pas prohibé par le principe suivant lequel aucun appel interlocutoire n'est permis en matière criminelle et qu'il peut, par conséquent, être formé en vertu du par. 40(1) de la Loi sur la Cour suprême. À mon avis, cet argument ne saurait être retenu.

Le focus dans une procédure criminelle est l'accusé, soit la détermination de sa culpabilité ou de son innocence. Si l'interdiction de publication ou toute autre ordonnance touchant un tiers, rendue au cours d'une procédure criminelle, peut être définitive quant au tiers, elle est toutefois interlocutoire quant à l'accusé. Puisque, dans les procédures page 905 criminelles, l'accent doit demeurer sur l'accusé, dans la mesure où elle est interlocutoire du point de vue de ce dernier, l'ordonnance ne devrait pas être assujettie à l'appel de la part d'un tiers, à moins que le droit à un tel appel ne soit explicitement prévu par une loi.

Conclure autrement reviendrait à ignorer l'objectif qui sous-tend le principe suivant lequel les appels interlocutoires en matière criminelle sont interdits. Plus précisément, comme je l'ai signalé dans l'arrêt Laba, précité, ces appels sont prohibés car ils risquent de fragmenter le processus du procès criminel et d'engendrer de longs retards: R. c. Morgentaler, Smoling and Scott (1984), 41 C.R. (3d) 262 (C.A. Ont.), aux pp. 273 et 274, et R. c. Cranston (1983), 60 N.S.R. (2d) 269 (C.A.). Ces raisons de principe valent, que ce soit l'appelant ou un tiers qui soient partie à la procédure criminelle. Compte tenu du droit de l'accusé d'être jugé dans un délai raisonnable conformément à l'al. 11b) de la Charte, ces raisons de principe sont en fait d'autant plus pertinentes lorsque l'appelant est un tiers. Il est particulièrement important que les tiers ne soient pas autorisés à retarder déraisonnablement le procès d'un accusé. En outre, même si le procès continuait pendant l'audition de l'appel du tiers, comme ce fut le cas ici, mais qui risque de ne pas l'être souvent, reste le problème d'obliger un accusé à opposer une défense dans deux affaires en même temps, puisqu'il aura vraisemblablement un intérêt légitime dans les deux procédures. La défense de l'accusé dans le procès criminel risquant de s'en trouver indûment compliquée, un tel résultat devrait autant que possible être évité. Enfin, je remarque que, si l'appel interlocutoire d'un tiers était permis en matière criminelle, on se retrouverait devant une situation étrange et inacceptable, où les tiers bénéficieraient, dans les procédures criminelles, de droits d'appel plus étendus que ceux de l'accusé, dont la liberté dépend de l'issue des procédures.

Compte tenu de tout ce qui précède, je conclus que le principe visant à interdire les appels interlocutoires en matière criminelle s'étend à l'accusé, au ministère public et aux tiers. Il ne devrait être permis d'interjeter appel d'une ordonnance page 906 interlocutoire rendue par un tribunal dans le cadre d'une procédure criminelle que si ce droit d'appel est explicitement prévu par une loi.

En ce qui concerne le par. 40(1) de la Loi sur la Cour suprême, je remarque que, bien qu'il ait été destiné à conférer une compétence générale d'appel à notre Cour, il ne devait pas, à mon avis, avoir pour effet de renverser le principe selon lequel les appels interlocutoires en matière criminelle sont interdits. Il faudrait, pour interpréter aussi généreusement le par. 40(1) de la Loi sur la Cour suprême, que le législateur ait utilisé un libellé beaucoup plus explicite, ce qui n'est pas le cas. En conséquence, tout comme on n'a pas interprété le par. 40(1) de la Loi sur la Cour suprême comme accordant aux parties à une procédure criminelle le droit d'interjeter appel d'une ordonnance interlocutoire, on ne devrait pas l'interpréter ainsi relativement aux tiers. Je conclus donc que le par. 40(1) de la Loi sur la Cour suprême n'autorise pas notre Cour à entendre le présent pourvoi. Je laisse toutefois ouverte la question de savoir s'il habilite notre Cour à entendre l'appel d'un tiers formé contre une ordonnance judiciaire dans un contexte criminel lorsque l'ordonnance en question est «définitive» du point de vue tant des parties à la procédure criminelle que du tiers concerné.

3. Le paragraphe 24(1) de la Charte

Une dernière source possible de compétence a été soulevée dans le pourvoi connexe R. c. S. (T.). L'appelant dans cette affaire a allégué que le par. 24(1) de la Charte procure aux tiers un droit d'interjeter appel d'ordonnances de non-publication prononcées dans un contexte criminel. Cette allégation semble avoir été acceptée par le juge McLachlin dans ses motifs dans le présent pourvoi. De façon plus précise, le juge McLachlin sous-entend que la Charte impose des exigences procédurales minimales qui comprennent un «recours à un tribunal d'appel» lorsqu'un tiers conteste une ordonnance de non-publication en se fondant sur la Charte. Je ne suis pas d'accord.

À mon avis, il est bien établi que la Charte ne confère pas et ne peut conférer de droit d'appel page 907 aux appelants. Dans l'arrêt Mills, précité, le juge McIntyre a écrit aux pp. 956 et 957:

Comme il a été souligné à maintes reprises, la Charte n'a pas été adoptée dans le vide. Elle a été créée pour former une partie, une partie très importante, du système juridique canadien et, en conséquence, elle doit s'insérer dans ce système. On peut constater immédiatement que le par. 24(1) ne contient pas d'indications relatives à la compétence ou à la procédure. Il découle nettement de cette omission que les procédures présentement suivies doivent être adaptées et appliquées aux demandes de réparation fondées sur le par. 24(1). [Je souligne.] Plus loin, à la p. 958, il a répété:

Il faut encore souligner que la Charte est muette sur la question des appels et on doit donc conclure que c'est le système actuel des appels qui doit servir au règlement de demandes fondées sur le par. 24(1). [Je souligne.]

Comme je l'ai mentionné au départ, le droit d'appel est créé par la loi. En l'absence d'un droit d'appel prévu dans la loi, notre Cour n'est pas compétente pour entendre le pourvoi. Les appelants ne peuvent invoquer le par. 24(1) de la Charte pour créer une compétence en matière d'appel. Bien que, comme je l'ai mentionné précédemment, on ait affirmé à maintes reprises que tout droit doit être assorti d'une réparation (voir, par exemple, Mills, précité, aux pp. 971 et 972 (le juge La Forest) et à la p. 958 (le juge McIntyre), et Nelles c. Ontario, [1989] 2 R.C.S. 170, à la p. 196 (le juge Lamer)), cela ne signifie pas que le par. 24(1) puisse conférer une compétence en appel lorsque les appelants, comme en l'espèce, ont eu accès à un remède et ne sont pas satisfaits du résultat. Se serait-il agi d'un cas où les appelants n'avaient eu aucune possibilité quelconque de demander une réparation initiale, alors, le par. 24(1) pourrait habiliter la cour à en accorder une, comme celle de donner aux appelants qualité pour soulever la question. Ce n'est toutefois pas notre cause.

Enfin, j'estime important de souligner, de nouveau, que le présent pourvoi porte sur un appel formé contre une ordonnance interlocutoire rendue en matière criminelle. La capacité du par. 24(1) de conférer une compétence d'appel relativement aux page 908 appels interlocutoires en matière criminelle a été décidée de façon définitive dans les arrêts Mills et Meltzer, précités. À cet égard, je souscris aux commentaires suivants du juge en chef Bayda de la Cour d'appel de la Saskatchewan, tirés de ses motifs (à la p. 104) dans le pourvoi connexe R. c. S. (T.):

[TRADUCTION] . . . si c'est à juste titre que l'on affirme que le présent appel vise une décision interlocutoire rendue par un juge de première instance dans une procédure criminelle, alors les arrêts R. c. Mills, [1986] 1 R.C.S. 863, R. c. Meltzer, [1989] 1 R.C.S. 1764, et Kourtessis, de la Cour suprême du Canada, précisent qu'un élément de la Charte ne peut attribuer à une cour d'appel un pouvoir spécial de l'entendre; le droit d'appel est alors régi par les mêmes principes que ceux qui s'appliquent à un appel de toute décision interlocutoire ordinaire. Ces mêmes arrêts confirment qu'il n'existe aucun appel d'une décision interlocutoire rendue dans une procédure criminelle. [Je souligne.]

Par conséquent, pour tous les motifs exposés ci-dessus, je conclus que le par. 24(1) ne confère pas à notre Cour compétence pour entendre cet appel.

4. L'applicabilité de la Charte aux ordonnances judiciaires

Le juge McLachlin fait valoir dans ses motifs, apparemment avec l'appui du juge La Forest, que la Charte s'applique à l'ordonnance de non-publication ici contestée. À mon avis, elle ne s'y applique pas.

Le principe suivant lequel les ordonnances judiciaires ne sont pas comme telles assujetties à la Charte a vu le jour dans SDGMR c. Dolphin Delivery Ltd., [1986] 2 R.C.S. 573. Dans cette affaire, un appel a été formé contre une injonction interdisant le piquetage secondaire pour le motif qu'elle portait atteinte au droit à la liberté d'expression garanti par la Charte. Les faits étaient très semblables à ceux qui se présentent ici puisqu'ils mettaient en présence une partie privée (un syndicat), qui contestait une ordonnance judiciaire pour le motif qu'elle n'était pas compatible avec l'al. 2b) de la Charte. S'exprimant au nom de la majorité, le juge McIntyre a écrit aux pp. 600 et 601: page 909

Même si, en science politique, il est probablement acceptable de considérer les tribunaux judiciaires comme l'un des trois organes fondamentaux de gouvernement, savoir les pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire, je ne puis assimiler, aux fins de l'application de la Charte, l'ordonnance d'un tribunal à un élément d'action gouvernementale. [. . .] Considérer l'ordonnance d'un tribunal comme un élément d'intervention gouvernementale nécessaire pour invoquer la Charte aurait pour effet, me semble-t-il, d'élargir la portée de l'application de la Charte à pratiquement tous les litiges privés. Toute affaire doit se terminer, si elle est menée à terme, par une ordonnance d'exécution et si la Charte empêche de rendre une telle ordonnance dans le cas où il y aurait atteinte à un droit qu'elle garantit, tous les litiges privés seraient alors, semble-t-il, assujettis à la Charte. À mon avis, ce point de vue n'apporte pas de réponse à la question. Pour que la Charte s'applique, il doit exister un lien plus direct et mieux défini entre l'élément d'action gouvernementale et la revendication qui est faite. [Je souligne.]

J'ai examiné la décision de notre Cour dans Dolphin Delivery, précité, dans l'arrêt Young c. Young, [1993] 4 R.C.S. 3, où j'ai noté (aux pp. 90 et 91) que:

. . . Dolphin Delivery [. . .] [a] formulé le principe établissant le seuil du contrôle judiciaire en vertu de la Charte: elle s'applique aux branches législative, exécutive et administrative du gouvernement, mais ne s'applique pas aux ordonnances judiciaires prononcées pour régler des litiges privés.

La règle établie dans l'arrêt Dolphin Delivery ne soustrait toutefois pas complètement les juges à la Charte en toutes circonstances et ne s'applique pas à certains arbitres. Ainsi, dans l'arrêt R. c. Rahey, [1987] 1 R.C.S. 588, notre Cour a conclu que le comportement du juge du procès, qui avait accordé 19 ajournements et laissé écouler 11 mois avant de rendre une décision relativement à une demande de verdict imposé, contrevenait à la Charte et, particulièrement, au droit de l'accusé d'être jugé dans un délai raisonnable. En outre, dans l'arrêt B.C.G.E.U. c. Colombie-Britannique (Procureur général), [1988] 2 R.C.S. 214, une ordonnance visant à interdire le piquetage devant le palais de justice, rendue par la cour de son propre chef conformément au pouvoir inhérent des tribunaux de contrôler leur propre procédure et sans avis à la page 910 partie concernée, a été examinée en fonction de la Charte et jugée non contraire à celle-ci. Enfin, dans l'arrêt Slaight Communications Inc. c. Davidson, [1989] 1 R.C.S. 1038, notre Cour a conclu que l'ordonnance d'un arbitre rendue conformément au Code canadien du travail était assujettie au contrôle fondé sur la Charte puisque, contrairement au juge, l'arbitre est une création de la loi, il est nommé conformément à une disposition législative et tire tous ses pouvoirs de la loi. Ces trois arrêts démontrent clairement que l'arrêt Dolphin Delivery ne soustrait pas tout à fait les juges et les arbitres à la Charte. Ils démontrent en fait que la Charte s'applique à certains comportements d'un juge, à l'exercice par les tribunaux de leur droit inhérent de contrôler leur procédure, et aux arbitres nommés sous le régime du Code canadien du travail. Toutefois, cela n'est absolument pas incompatible avec l'arrêt Dolphin Delivery, où l'on a décidé que les ordonnances judiciaires ne sont pas comme telles assujetties à la Charte. Bien qu'une certaine activité judiciaire puisse être visée par la Charte, une ordonnance judiciaire ne l'est pas en soi. Compte tenu de ce qui précède, je conclus que, dans le cas qui nous occupe, l'ordonnance de non-publication ici contestée n'est pas sujette à la Charte.

Cela étant dit, j'estime important de revoir certaines des raisons de principe qui sous-tendent la règle générale suivant laquelle, en soi, les ordonnances judiciaires échappent à l'application de la Charte. D'une part, comme le remarque le juge McIntyre, si les ordonnances judiciaires étaient assujetties à la Charte, tous les litiges de nature privée pourraient devenir assujettis à la Charte. Cela va tout à fait à l'encontre de l'art. 32 de la Charte, aux termes duquel la Charte s'applique uniquement au «Parlement et au gouvernement du Canada» et à la «législature et au gouvernement de chaque province». En outre, si la Charte s'appliquait aux ordonnances judiciaires, les particuliers qui subissent un préjudice du fait d'une telle ordonnance pourraient alors, du moins en théorie, conformément au par. 24(1) de la Charte, demander une réparation, notamment sous forme de dommages-intérêts, contre le juge ayant initialement rendu l'ordonnance contestée. Un tel résultat est à page 911 mon avis inadmissible. Enfin, appliquer la Charte aux ordonnances judiciaires pourrait entraîner des méandres sans fin de litiges où même les ordonnances définitives de la Cour suprême du Canada, le plus haut tribunal du pays et la cour de dernier ressort, pourraient être contestées en première instance sur le fondement de la Charte. Ce serait là une situation étrange et injustifiable, qui risquerait de paralyser notre système judiciaire en enlevant toute certitude à des jugements censés être définitifs. La Charte ne peut avoir eu pour but d'entraîner un tel résultat. Pour tous ces motifs et compte tenu de la décision de notre Cour dans l'arrêt Dolphin Delivery, précité, et de mes motifs dans l'arrêt Young, précité, je conclus que la Charte ne s'applique pas aux ordonnances judiciaires comme telles.

Il ne s'ensuit pas, toutefois, que la Charte ne s'applique pas à la common law ou, quant à cela, au Code civil, au Code criminel ou à d'autres textes de loi qui gouvernent la délivrance d'une ordonnance. Ainsi que je l'ai fait remarquer à la p. 92 de l'arrêt Young, précité:

. . . les valeurs consacrées par la Charte n'en demeurent pas moins un élément que les tribunaux doivent prendre en considération dans leurs décisions. Ils doivent s'efforcer d'assurer la protection des valeurs préconisées dans la Charte et leur accorder la préférence, dans l'interprétation des lois, sur les valeurs qui y sont contraires (Slaight communications, précité; Hills c. Canada (Procureur général), [1988] 1 R.C.S. 513, à la p. 558; Canada (Procureur général) c. Mossop, [1993] 1 R.C.S. 554).

De même, dans Dolphin Delivery, précité, le juge McIntyre a conclu que les tribunaux sont tenus d'«expliquer et développer des principes de common law d'une façon compatible avec les valeurs fondamentales enchâssées dans la Constitution» (p. 603).

De plus, dans l'arrêt R. c. Salituro, [1991] 3 R.C.S. 654, le juge Iacobucci, s'exprimant au nom de la Cour, a déclaré, à la p. 675:

Lorsque les principes sous-tendant une règle de common law ne sont pas conformes aux valeurs consacrées dans la Charte, les tribunaux devraient examiner soigneusement cette règle. S'il est possible de la modifier page 912 de manière à la rendre compatible avec les valeurs de la Charte, sans perturber le juste équilibre entre l'action judiciaire et l'action législative dont il a été question précédemment, elle doit être modifiée.

Il importe, en dernier lieu, de rappeler que le par. 52(1) de la Loi constitutionnelle de 1982 prévoit:

52. (1) La Constitution du Canada est la loi suprême du Canada; elle rend inopérantes les dispositions incompatibles de toute autre règle de droit. [Je souligne.]

Toutes les lois du Canada, y compris la common law, sont par conséquent assujetties à la Charte. Cela est particulièrement important quant à la seconde question soulevée en l'espèce, soit le bien-fondé de la contestation de l'ordonnance de non-publication par les appelants pour le motif qu'elle porte atteinte à la Charte. Bien que l'interdiction de publication ne soit pas assujettie à la Charte, la common law qui régit sa délivrance est assujettie à un examen fondé sur la Charte.

5. Résumé

Pour tous les motifs énoncés précédemment, je conclus que notre Cour n'a pas compétence pour entendre le présent pourvoi. Je réalise que cette situation peut engendrer un certain malaise. Le juge en chef Bayda de la Cour d'appel de la Saskatchewan y a fait allusion (à la p. 107) dans le pourvoi connexe R. c. S. (T.):

[TRADUCTION] La nature de la plainte de la SRC et son incapacité en droit à faire examiner immédiatement dans un appel la justesse de la décision qu'elle a obtenue relativement à cette plainte laissent planer un certain malaise. Étant donné la structure du droit en matière d'appel au Canada, c'est le législateur, et lui seul, qui a le pouvoir de dissiper ce malaise en prévoyant une certaine forme de contrôle immédiat par voie d'appel . . .

Je suis d'accord avec le juge en chef Bayda qu'il incombe au législateur, et non aux tribunaux, d'établir les procédures d'appel pour les tiers qui contestent les ordonnances interlocutoires comme celles de non-publication qui découlent de procédures criminelles. Dans l'arrêt Schachter c. Canada, [1992] 2 R.C.S. 679, notre Cour s'est penchée sur les pouvoirs respectifs des juges et du page 913 législateur relativement à l'élaboration de remèdes lorsqu'une disposition législative viole la Charte. Dans l'arrêt Watkins c. Olafson, [1989] 2 R.C.S. 750, notre Cour a précisé les cas où il convient que les juges modifient les règles de common law. Les considérations de politique générale qui sous-tendent ces deux arrêts s'appliquent également en l'espèce et permettent certainement de conclure qu'il appartient au législateur et non à la Cour d'élaborer des procédures d'appel interlocutoire en matière criminelle en faveur de tiers. Toutefois, s'il nous appartenait de le faire, je ne serais pas en faveur d'accorder aux tiers un droit d'appel à l'encontre d'ordonnances interlocutoires en matière criminelle. Comme je l'ai déjà mentionné, il existe de sérieuses raisons de principe qui militent contre les appels interlocutoires en matière criminelle. Il est essentiel que les procès criminels se tiennent dans un délai raisonnable et ne soient ni retardés ni fragmentés par de nombreux appels interlocutoires. Si la SRC était autorisée à interjeter appel de l'ordonnance de non-publication rendue en l'espèce, les témoins et les experts, entre autres, seraient également en mesure d'interjeter appel d'une ordonnance judiciaire les contraignant à témoigner ou à fournir une preuve documentaire lors d'un procès criminel. Cela engendrerait des retards déraisonnables et compromettrait les droits que l'al. 11b) de la Charte garantit à l'accusé. D'autre part, si le procès continuait pendant l'audition de l'appel de tiers, comme ce fut le cas en l'espèce, l'accusé devrait opposer une défense dans deux procédures à la fois. Cela peut compliquer la défense de l'accusé en matière criminelle et devrait, autant que possible, être évité. En conséquence, s'il était loisible à notre Cour de créer pour les tiers des procédures d'appel d'ordonnances interlocutoires en matière criminelle, ce qui n'est pas le cas, selon mon opinion, de telles procédures ne devraient pas être introduites. Bien que les tiers doivent avoir la possibilité de demander réparation lorsqu'ils allèguent une violation de la Charte, rien ne requiert qu'ils aient la possibilité d'interjeter appel.

En conclusion, je résoudrais la question de compétence en statuant que notre Cour n'a pas compétence pour entendre le présent pourvoi. Pour plus page 914 de précision, et pour éviter tout litige subséquent, je signalerais également, comme mon collègue le Juge en chef l'a fait, que la Cour d'appel de l'Ontario n'avait pas compétence pour entendre cet appel.

Enfin, je me tourne brièvement vers la compétence du juge Gotlib de rendre l'ordonnance de non-publication ici en question. Je conviens avec le Juge en chef que, dans la mesure du possible, la requête visant à interdire la publication devrait être soumise au juge désigné pour le procès. En conséquence, puisqu'un juge du procès avait déjà été désigné pour les intimés Dagenais et Monette, ces derniers auraient dû présenter leur demande d'interdiction de publication concernant Les garçons de Saint-Vincent au juge désigné pour le procès et non pas au juge Gotlib. Je suis donc d'accord avec le Juge en chef lorsqu'il conclut que «[l]e juge Gotlib n'avait pas compétence pour entendre les requêtes de Dagenais et de Monette» (p. 873).

II. Le fond de la contestation de l'ordonnance de non-publication

Compte tenu de ma conclusion relativement à la question de compétence, il ne m'est pas absolument nécessaire de considérer le fond du pourvoi. Toutefois, puisque plusieurs de mes collègues ont décidé que nous avons compétence pour entendre le présent pourvoi, j'estime nécessaire de me pencher sur cette question également. Plus précisément, eus-je conclu à la compétence de notre Cour pour entendre le pourvoi, j'aurais souscrit entièrement aux motifs de mon collègue le juge Gonthier et j'aurais tranché le pourvoi comme il le fait. À mon avis, la question de fond soulevée en l'espèce oblige notre Cour à s'acquitter d'une analyse en deux volets. Il s'agit d'abord d'appliquer la Charte à la règle de common law à laquelle sont soumises les ordonnances de non-publication dans le contexte de poursuites criminelles. Comme je l'ai mentionné précédemment, la common law est assujettie à un examen fondé sur la Charte et doit être compatible avec les valeurs qui y sont consacrées. Notre Cour doit ensuite s'assurer que le juge qui a rendu l'ordonnance de non-publication contestée n'a pas commis d'erreur susceptible de page 915 révision dans l'exercice de son pouvoir discrétionnaire ni dans l'application au présent pourvoi de la common law relative aux ordonnances de non-publication. Bien qu'il soit exact que les cours d'appel doivent généralement s'abstenir de s'immiscer dans l'exercice du pouvoir discrétionnaire d'un juge de première instance, une cour d'appel peut s'immiscer lorsque ce pouvoir discrétionnaire n'a pas été exercé de manière judiciaire et judicieuse. Plus précisément, une cour d'appel peut annuler la décision rendue par un juge de première instance en vertu de son pouvoir discrétionnaire pour le motif, notamment, qu'elle est fondée sur des principes erronés ou sur une interprétation erronée de faits importants, ou qu'elle a été rendue d'une manière non judiciaire.

En ce qui concerne les deux volets de l'analyse décrite précédemment, je suis entièrement d'accord avec mon collègue le juge Gonthier. À mon avis, la règle de common law en matière d'ordonnances de non-publication dans le contexte de poursuites criminelles est compatible avec la Charte et le juge Gotlib n'a commis aucune erreur susceptible d'être révisée dans l'exercice de son pouvoir discrétionnaire, dans son application aux faits de l'espèce de la règle de common law, ou dans sa conclusion portant que l'interdiction de publication était nécessaire.

À cet égard, je crois utile de souligner mon désaccord avec le Juge en chef lorsqu'il dit dans ses motifs que la règle de common law à laquelle sont soumises les interdictions de publication dans le contexte de poursuites criminelles n'offre pas une protection suffisante à la liberté d'expression «dans le cadre de la société canadienne maintenant dotée d'une Charte» (p. 875). Plus précisément, le Juge en chef soutient (à la p. 877):

La règle de common law qui, avant l'adoption de la Charte, régissait les ordonnances de non-publication, accordait une plus grande importance au droit à un procès équitable qu'à la liberté d'expression de ceux qui étaient touchés par l'interdiction. À mon sens, l'équilibre que cette règle fixe est incompatible avec les principes de la Charte, en particulier avec l'égalité de rang qu'accorde la Charte aux al. 2b) et 11d). page 916

Je ne saurais être d'accord. La règle de common law repose sur la reconnaissance et l'appréciation à la fois du droit à la liberté d'expression et du droit à un procès équitable. Dans la pondération de ces deux droits, la common law prévoit que, s'il existe un risque réel et grave qu'il y ait entrave au droit à un procès équitable, une ordonnance de non-publication peut être rendue. En fait, dans notre société libre et démocratique, il convient, selon la common law, de restreindre temporairement la liberté d'expression de manière à garantir à l'accusé un procès équitable, lorsqu'il est impossible de respecter pleinement et la liberté d'expression et le droit à un procès équitable. Bien que cette pondération des droits fondamentaux en common law ait pris forme avant la proclamation de la Charte, cette proclamation ne rend pas la pondération invalide. Après tout, la pondération effectuée antérieurement à la Charte était l'expression des droits mêmes que protège la Charte. À cet égard, je suis tout à fait d'accord avec le juge Gonthier lorsqu'il affirme (aux pp. 928 et 929):

On pourrait prétendre que mes références à la tradition de common law ne sont pas pertinentes à l'ère de la Charte. À mon avis, toutefois, la Charte n'oblige à s'écarter d'aucun aspect fondamental de cette tradition. [. . .] La Charte aura peu d'incidence dans les domaines où la common law reflète les valeurs fondamentales plutôt que d'y déroger.

Pour ces motifs et ceux exposés dans l'opinion du juge Gonthier, si j'avais été d'avis que notre Cour a compétence pour entendre ce pourvoi, ce que je ne crois pas, j'aurais souscrit à la conclusion de mon collègue le juge Gonthier.

III. Conclusion

Le Canada, en tant que société libre et démocratique, s'est toujours efforcé de respecter les droits fondamentaux des citoyens, dont le droit à la liberté d'expression. La Charte a revêtu ces droits fondamentaux de la protection constitutionnelle. De même, dans notre tradition démocratique, les juges ont toujours joui du pouvoir discrétionnaire d'ordonner le huis clos ou l'interdiction de publication complète ou partielle relativement à une procédure judiciaire, que ce soit en matière criminelle, civile ou en common law. Lorsqu'elles sont page 917 rendues dans le cadre d'un procès criminel, ces ordonnances de non-publication ne sont pas, et n'ont jamais été, susceptibles d'appel de la part du ministère public, d'un accusé ou d'un tiers. La règle interdisant les appels interlocutoires en matière criminelle faisait en sorte qu'aucun appel de cette nature ne pouvait être interjeté. Sa raison d'être est claire: (i) les appels interlocutoires risquaient de retarder les procès indéfiniment, ou à tout le moins considérablement; (ii) ces retards risquaient de nier à l'accusé son droit d'être jugé dans un délai raisonnable, et (iii) ces retards risquaient de gêner considérablement l'administration de la justice et d'ouvrir toute grande la porte à ceux qui voudraient entraver la justice. Éviter ces conséquences négatives est tout aussi important aujourd'hui que ce ne l'était il y a un siècle. La Charte n'a pas atténué la nécessité d'éviter les retards déraisonnables dans le procès, ni n'a-t-elle garanti à tout citoyen canadien un droit d'appel relativement à toute affaire qui aurait, selon lui, violé un droit garanti par la Charte. Le législateur pourrait évidemment adopter une loi prévoyant un tel droit d'appel. Or, il a décidé de n'en rien faire, et cela, même si la Charte est en vigueur depuis maintenant environ 12 ans. Il n'appartient pas à notre Cour ni, quant à cela, à aucune autre cour, de renverser une règle qui, depuis des centaines d'années, existe dans notre société canadienne libre et démocratique sans avoir provoqué d'effets désastreux ni même de plaintes. Il appartient au législateur d'effectuer un changement aussi radical dans la manière dont notre droit criminel a fonctionné pendant des centaines d'années. Le Parlement est le mieux placé pour considérer les implications de tels changements aux procédures d'appel en matière criminelle et pour adopter les mesures appropriées pour les mettre en application. Par conséquent, jusqu'à ce que le législateur prévoie un droit d'appel des ordonnances interlocutoires en matière criminelle en faveur de tiers, ceux-ci, dont la SRC, ne peuvent interjeter appel de telles ordonnances.

IV. Dispositif

Pour les motifs qui précèdent, je suis d'avis de rejeter le pourvoi pour défaut de compétence. Toutefois, si j'avais conclu que nous avions page 918 compétence pour entendre le pourvoi, je l'aurais tranché de la même façon que mon collègue le juge Gonthier.

Version française des motifs rendus par

LE JUGE GONTHIER (dissident) -- J'ai eu l'avantage de lire les motifs de mes collègues.

En ce qui concerne la compétence, je conviens que la Charte canadienne des droits et libertés doit inspirer et régir la détermination des droits de l'accusé en matière criminelle. Il en est de même lorsque des tiers sont concernés, auquel cas les droits que leur garantit la Charte sont à considérer. Je conviens également que le juge Gotlib, juge d'une cour supérieure, avait compétence pour ordonner l'interdiction de publication dans les cas de Radford et de Dugas, mais non dans les cas de Dagenais et de Monette, qui auraient dû s'adresser au juge désigné de leur procès. Dans l'exercice de sa compétence, le juge Gotlib était tenue d'appliquer la Charte, et sa décision était la mise en application d'une réparation fondée sur le par. 24(1) de la Charte. Le droit de contrôle ou d'appel de la justesse de sa décision et de sa conformité aux droits garantis par la Charte aux personnes touchées est une question distincte. Notre Cour a identifié les tribunaux compétents au sens du par. 24(1) par renvoi au droit général qui régit la compétence de chaque tribunal, ainsi que les droits de contrôle et d'appel de leurs décisions. Comme l'a mentionné le juge McIntyre dans l'arrêt Mills c. La Reine, [1986] 1 R.C.S. 863, en faisant référence à un «tribunal compétent», le par. 24(1) ne crée aucun tribunal compétent, il confère uniquement des pouvoirs accrus aux tribunaux qui sont déjà réputés compétents indépendamment de la Charte. En outre, le par. 24(1) ne crée de lui-même aucun droit de contrôle ou d'appel de la décision d'un tribunal compétent lorsque ce droit est déjà prévu dans la loi. Je ne me prononcerai pas sur le droit d'appel ou de contrôle fondé sur le par. 24(1) dans d'autres circonstances puisque j'estime inutile de le faire en l'espèce. En l'espèce, je partage l'opinion exprimée par le Juge en chef relativement au droit de contrôle, par voie de certiorari, des ordonnances de non-publication rendues par un juge d'une cour provinciale conformément à la Charte, page 919 et au droit d'appel prévu à l'art. 40 de la Loi sur la Cour suprême, L.R.C. (1985), ch. S-26. En ce qui concerne les juges d'une cour provinciale, les réparations fondées sur la Charte relèvent du pouvoir de surveillance et de contrôle des cours supérieures, et le certiorari, dont fait mention le Juge en chef, permet d'exercer ce pouvoir à l'égard des ordonnances de non-publication, mais, comme il s'agit d'un pouvoir discrétionnaire, il y a lieu de l'exercer avec réserve afin d'éviter toute ingérence indue dans le procès.

En définitive, j'estime, à l'instar du Juge en chef, que le pourvoi doit être accueilli relativement à l'interdiction de publication des procédures intentées devant le juge Gotlib et à l'ordonnance de cette dernière visant à mettre le dossier sous scellés. Je conviens également que le juge Gotlib n'avait pas compétence pour ordonner l'interdiction à la demande des intimés Dagenais et Monette. Avec égards, toutefois, je ne peux convenir que le juge Gotlib a commis une erreur en interdisant la diffusion de la mini-série jusqu'à ce que les procès à venir des deux intimés Dugas et Radford soient terminés. Je partage toutefois l'opinion exprimée par la Cour d'appel de l'Ontario (1992), 12 O.R. (3d) 239, que l'interdiction de diffusion aurait dû être limitée à l'Ontario, et à CBMT-TV à Montréal.

Les questions de fond principales en l'espèce sont maintenant théoriques. Mes motifs porteront donc sur les principes généraux applicables aux interdictions de diffusion et de publication et sur leur application. De façon générale, je souscris à un grand nombre des affirmations de principe et considérations générales du Juge en chef. Toutefois, en toute déférence, je ne souscris pas à certaines d'entre elles et à son traitement des faits de l'affaire, ni à son application des principes à ces faits. Je ne suis pas d'accord avec ce qu'il affirme quant à l'équilibre entre le droit à un procès équitable et le droit à la liberté d'expression en vertu de la common law et je ne crois pas que la Charte a modifié cet équilibre. Je souhaite donc par mes motifs démontrer que le pouvoir discrétionnaire d'ordonner une interdiction de publication dans des cas exceptionnels comme celui dont la Cour page 920 est saisie existe toujours et approfondir le fondement sur lequel ce pouvoir discrétionnaire devrait être exercé.

Je soulignerai d'abord certains aspects relatifs à la pondération des droits fondamentaux en cause en l'espèce et au contrôle, en appel, du pouvoir discrétionnaire d'un juge de première instance d'ordonner l'interdiction de diffusion, tout en portant une attention particulière au critère du risque réel et important que l'équité d'un procès soit compromise et à son application à l'examen de l'efficacité des possibilités autres que l'interdiction de publication. Une fois ces principes fondamentaux passés en revue, je me pencherai sur l'interdiction ordonnée en l'espèce.

1.La pondération de droits fondamentaux dans le contexte du pouvoir discrétionnaire d'interdire une diffusion

Pour déterminer s'il y a lieu d'interdire une diffusion afin de préserver l'équité d'un procès, le tribunal doit pondérer deux valeurs fondamentales jouissant d'une protection égale sous le régime de la Charte. Refuser l'interdiction risque de compromettre l'équité d'un procès criminel. En revanche, ordonner l'interdiction restreint nettement la liberté d'expression. Toute analyse d'une interdiction de diffusion ou de publication doit avoir pour prémisse ces deux valeurs.

L'un des attributs fondamentaux du procès équitable est le droit d'être jugé sur la seule preuve présentée au tribunal et non sur la foi de renseignements obtenus hors de ce contexte. L'alinéa 11d) de la Charte garantit à tout inculpé le droit d'être présumé innocent tant qu'il n'est pas déclaré coupable, conformément à la loi, par un tribunal indépendant et impartial à l'issue d'un procès public et équitable. L'équité d'un procès tient toutefois également de l'intérêt public général. L'équité et l'intégrité du processus criminel sont la pierre angulaire du système de justice. Pour garantir l'équité du procès, au regard à la fois de la Charte et de la common law, les tribunaux ont fréquemment reconnu que le risque d'un préjudice vaut non seulement pour l'accusé, mais également pour la société en général. page 921

La liberté d'expression, ainsi que notre Cour l'a répété à maintes reprises, est essentielle à la vérité, à la démocratie et à l'accomplissement de soi. La liberté d'expression et la liberté de presse sont également cruciales à la nature publique de l'administration de la justice et à la possibilité d'en faire l'examen, qui va de pair avec cette ouverture. L'importance de la liberté d'expression et de la liberté de presse ne devrait toutefois pas censurer le débat sur leur restriction. Bien que je convienne avec le Juge en chef qu'elles sont très exceptionnelles, les restrictions à ces libertés ou à la nature publique de l'administration de la justice sont à l'occasion nécessaires et admissibles dans une société libre et démocratique.

En common law, on a préservé le caractère exceptionnel des interdictions de publication en contraignant ceux qui les demandent à démontrer l'existence d'un risque réel et important d'atteinte au droit à un procès équitable. Certains tribunaux ont énoncé le critère en fonction de l'impossibilité mais, à mon avis, l'appréciation doit s'arrêter au risque, et non rechercher la certitude. Pareille analyse comporte inévitablement un élément de conjecture. Ce qui n'appartient pas à l'histoire, et souvent l'histoire elle-même, procède nécessairement de la conjecture. La Cour suprême des États-Unis s'est fondée sur la nature conjecturale des restrictions préalables pour justifier qu'on les considère avec une prudence extrême (voir Nebraska Press Assn. c. Stuart, 427 U.S. 539 (1976)). Je peux concevoir qu'un tribunal saisi d'une demande d'interdiction de publication doive examiner le dossier factuel et ne pas laisser tomber l'analyse rigoureuse au profit de l'imagination. Néanmoins, au Canada et au Royaume-Uni, la justesse des interdictions a toujours été reconnue sans qu'on puisse affirmer avec certitude qu'il serait porté atteinte à l'équité d'un procès (voir R. c. Keegstra (No. 2) (1992), 127 A.R. 232 (C.A.), et Re Global Communications Ltd. and Attorney-General for Canada (1984), 10 C.C.C. (3d) 97 (C.A. Ont.); voir également l'analyse générale du précédent dans l'arrêt Attorney-General c. Times Newspapers Ltd., [1974] A.C. 273 (H.L.), bien que cette affaire ait principalement visé une interdiction de publication destinée à protéger l'autorité de l'organe page 922 judiciaire (comme je l'expliquerai plus loin dans mes motifs, la décision de la Cour européenne des droits de l'homme n'a pas modifié la position généralement adoptée par les tribunaux britanniques ni la pertinence des précédents analysés dans cette décision)). Je reviendrai plus loin sur les différences qui opposent les traditions américaine et anglo-canadienne, mais je le répète, au Canada, il suffit en common law d'établir l'existence d'un risque réel et important que l'équité du procès soit compromise pour justifier l'interdiction de publication.

Bien qu'elle ne modifie pas directement le critère de common law, l'application de la Charte à l'examen d'une interdiction de publication ou de diffusion modifie dans une certaine mesure la structure de l'analyse. Pour déterminer le juste équilibre entre le droit à un procès équitable et la liberté d'expression, on aura recours à l'analyse fondée sur l'article premier de la Charte. L'existence de deux droits fondamentaux égaux en possibilité de conflit sous-tend cette analyse.

Une des premières questions qui se posent dans le cadre de toute forme de pondération en fonction de l'article premier est de savoir qui a la charge de justifier la violation. Il incombe en premier lieu à chaque partie d'établir qu'il y a eu violation de la Charte. Une fois que l'on s'est acquitté de ce premier fardeau, toutefois, aucun fardeau ne devrait être imposé à l'une ou l'autre partie dans le cadre de la pondération de droits opposés garantis par la Charte. Les fardeaux ne sont que des moyens de répartir l'incertitude. Il convient, dans une analyse ordinaire fondée sur l'article premier, d'imposer le fardeau au gouvernement puisque ce dernier est tenu de justifier une disposition législative ou une action qui porte atteinte à un seul droit garanti par la Charte. Les fardeaux sont sans pertinence lorsqu'il y a preuve suffisante à première vue que les mesures possibles (c'est-à-dire ordonner ou non l'interdiction) porteront atteinte à deux droits constitutionnels distincts. Dans ce contexte, la pondération qui est au c\oe\ ur de l'analyse fondée sur l'article premier ne devrait privilégier ou désavantager ni l'un ni l'autre droit. page 923

En ce qui concerne l'analyse fondée sur l'article premier elle-même, il semble que la validité d'une interdiction sera déterminée presque exclusivement suivant la seconde et la troisième étapes du volet proportionnalité du critère formulé dans l'arrêt Oakes. La première partie de ce critère, soit l'existence d'un objectif urgent et réel, est nettement respectée puisque l'interdiction tend à protéger un droit garanti par la Charte. De même, il est aisément satisfait à la condition portant que la mesure contestée doit avoir un lien rationnel avec l'objectif, première étape du volet proportionnalité du critère. Comme le Juge en chef le fait remarquer, il arrive rarement, bien que ce soit possible, que le matériel contesté n'ait aucune influence.

Je le répète, le c\oe\ ur de l'analyse fondée sur l'article premier d'une interdiction de publication ou de diffusion se trouve dans les deuxième et troisième étapes du volet proportionnalité du critère formulé dans Oakes. La seconde étape, le critère de l'atteinte minimale, est peut-être l'aspect de l'analyse fondée sur l'article premier qui est davantage modifié lorsqu'il s'agit de concilier deux droits garantis par la Charte. Le fait que la cour doive pondérer le droit à un procès équitable et la liberté d'expression commande une certaine souplesse dans l'analyse. Si la pondération est faite aveuglément ou péremptoirement, l'atteinte minimale à l'un des droits pourrait théoriquement signifier l'atteinte maximale à l'autre.

Il n'y a pas de doute, comme le signale le Juge en chef, que pour qu'il y ait atteinte minimale, l'interdiction doit être aussi circonscrite que possible, tout en sauvegardant l'équité du procès. Tout comme les injonctions destinées à maintenir le statu quo doivent être formulées en des termes restrictifs, la restriction imposée par l'interdiction de publication doit être limitée à ce qui est indispensable pour garantir le droit à un procès équitable. L'interdiction doit être soigneusement circonscrite dans le temps et quant aux endroits où elle s'applique.

Le critère de l'atteinte minimale commande également l'examen d'autres mesures susceptibles de garantir le droit à un procès équitable. Cet examen est manifestement présent, quoique pas page 924 nécessairement explicite, dans la condition portant, en common law, qu'une publication doit créer un risque réel et important que l'équité du procès soit compromise pour que l'interdiction puisse être ordonnée. En appliquant sa version modifiée de la règle de common law, le Juge en chef obligerait les juges du procès à conclure qu'il n'existe aucune mesure raisonnablement accessible autre que l'interdiction de publication ou de diffusion. L'existence d'autres mesures susceptibles de maintenir l'équité du procès, comme l'isolement du jury, l'interrogatoire approfondi des candidats jurés et le changement de lieu du procès, a été invoquée aux États-Unis pour justifier le rejet pour ainsi dire absolu d'ordonnances de restriction préalable (voir Nebraska Press, précité, et les arrêts qui l'ont suivi). À mon avis, la simple existence d'autres mesures que l'interdiction de publication, solutions qui existent dans presque tous les cas, ne justifie pas en soi l'élimination de l'interdiction de publication. Il y a plutôt lieu de s'attaquer à la tâche plus difficile d'évaluer d'une part, l'effet probable de l'interdiction de publication envisagée sur la liberté d'expression, et d'autre part, l'efficacité de même que les coûts ou les charges des autres mesures. Une étude de la tradition anglo-canadienne et des coûts potentiels des autres mesures permettra d'apprécier la disponibilité de ces mesures dans leur contexte.

Le juge Thorson de la Cour d'appel a bien résumé la différence entre les positions traditionnelles canadienne et américaine dans Global Communications, précité, aux pp. 111 et 112:

[TRADUCTION] En règle générale, toutefois, on semble, aux États-Unis, laisser aux médias toute latitude pour rapporter les événements qui se produisent avant et pendant le procès d'un accusé. Pour garantir un jury impartial et objectif, on fait contrepoids à cette liberté de nombreuses façons, notamment, pendant la sélection du jury, en sondant de façon fréquemment rigoureuse les attitudes, les préjugés et même les affaires personnelles et financières des candidats jurés et, une fois le processus de sélection du jury terminé, en isolant les membres du jury pendant le déroulement du procès afin de réduire le risque qu'ils soient exposés aux médias et aux autres formes de publicité qui en découlent. page 925

Au Canada, au contraire, la sélection du jury est de manière générale ni aussi longue, ni aussi exhaustive; en fait, le genre d'interrogatoire et d'inquisition dans les affaires des candidats jurés que l'on voit parfois aux États-Unis ne serait probablement pas permis au Canada. En outre, ici, on n'a recours qu'exceptionnellement à l'isolement des jurés pendant le procès. Le penchant marqué de notre régime vise à empêcher la diffusion, avant la conclusion du procès, d'une publicité médiatique qui pourrait porter préjudice au droit de l'accusé à un procès équitable.

L'arrêt Keegstra (No. 2), précité, est un exemple récent de cette ouverture d'esprit aux mesures préventives. Dans cette affaire, la Cour d'appel de l'Alberta a confirmé l'ordonnance interdisant la présentation, pendant le second procès de James Keegstra, d'une pièce de théâtre reconstituant sa vie. En confirmant l'ordonnance, la Cour d'appel a rejeté la prétention du théâtre appelant portant qu'il existait des moyens moins draconiens de protéger le déroulement du procès. Pour arriver à cette conclusion, le juge Kerans de la Cour d'appel a donné un aperçu du fondement de la solution préventive, à la p. 236:

[TRADUCTION] Cependant, tout en demandant à un juré d'être fidèle à son serment, les tribunaux ont également dans le passé tenté d'aider le juré en supprimant toute tentation indue, inutile et excessive, si cela est possible. C'est ce que signifie la règle dont il est question en l'espèce. M. Shea [représentant le théâtre appelant], nous semble-t-il, soumet cet argument en désespoir de cause: parce que l'isolement complet du jury est impossible, n'essayez aucune forme de protection. Nous ne nous laisserons pas séduire par cette position. Nous louons l'effort du premier juge. Son seul intérêt dans cette affaire est d'aider ce jury.

On peut trouver dans le Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C-46, et dans les lois relatives à l'accès à l'information des cas où des mesures préventives ont été prévues. Les articles 517 et 539 du Code criminel en sont deux exemples. L'article 517 vise la publication d'éléments de preuve produits lors d'une enquête pour cautionnement. L'article 539 porte sur la publication d'éléments de preuve produits au cours d'une enquête préliminaire. Les lois relatives à l'accès à l'information, quant à elles, contiennent en général des dispositions qui protègent certains documents du gouvernement qui page 926 pourraient influer sur l'équité d'un procès, comme les rapports d'enquête (voir, par exemple, l'al. 14(1)f) de la Loi sur l'accès à l'information et la protection de la vie privée, L.R.O. 1990, ch. F.31). De toute évidence, on pourrait dans ces cas recourir aux autres mesures, plus particulièrement à la récusation motivée. Le Parlement et les législatures provinciales ont toutefois expressément opté pour la démarche préventive.

Au Royaume-Uni, comme au Canada, le pouvoir d'ordonner l'interdiction de publication a historiquement été considéré comme un attribut du pouvoir des tribunaux de se pencher sur l'outrage criminel commis ex facie. Le renvoi à la position et à la tradition du Royaume-Uni peut paraître étrange à certains, d'autant plus que ce pays a été condamné par la Cour européenne des droits de l'homme dans l'affaire Sunday Times, arrêt du 26 avril 1979, série A no 30; condamnation: 11 voix contre 9. La condamnation dans l'affaire du Sunday Times a toutefois été considérée comme étant fondée uniquement sur des opinions divergentes quant à savoir s'il était nécessaire, vu les circonstances de l'affaire, de restreindre la liberté d'expression (voir D. J. Harris, «Decisions on the European Convention on Human Rights During 1979» (1979), 50 Brit. Y.B. Int. L. 257, à la p. 259; S. H. Bailey, «The Contempt of Court Act 1981» (1982), 45 Mod. L. Rev. 301, à la p. 303; contra: F. A. Mann, «Contempt of Court in the House of Lords and the European Court of Human Rights» (1979), 95 L.Q.R. 348, aux pp. 352 et 353). En fait, la Cour européenne à la majorité a précisé qu'elle ne condamnait pas le droit anglais en matière d'outrage au tribunal et qu'il serait parfois nécessaire d'imposer une restriction pour éviter la tenue d'un «procès dans la presse» (voir les par. 63, 43, 65 et 66; voir également les commentaires de R. Ergec, «La liberté d'expression, l'autorité et l'impartialité du pouvoir judiciaire», [1993] Rev. trim. dr. h. 171, aux pp. 178 et 179). À la suite de l'arrêt Sunday Times, le droit en matière d'outrage au tribunal a été refondu et dans une certaine mesure réformé par la Contempt of Court Act 1981 (R.-U.), 1981, ch. 49, qui maintient le pouvoir des tribunaux de prendre des mesures à l'égard des publications qui compromettent l'administration de la justice. Le page 927 critère en matière d'outrage relativement aux publications qui commentent les procédures judiciaires consiste à déterminer si la publication [TRADUCTION] «crée un risque considérable que, dans les procédures en question, le cours de la justice soit gravement entravé ou compromis» (par. 2(2)). La Contempt of Court Act 1981 maintient donc le pouvoir des tribunaux d'intervenir dans des situations semblables à celle dont notre Cour est saisie et commande implicitement l'examen de la pertinence des autres mesures possibles.

Dans le cadre de cet examen, les juges doivent garder à l'esprit que les mesures engendrent des charges et des coûts qui leur sont propres. Le critère de l'atteinte minimale dans l'analyse de la proportionnalité requiert par conséquent que le juge du procès compare l'efficacité, la faisabilité et le coût de toutes les mesures possibles. Ajourner un procès ou en changer le lieu engendre des coûts évidents pour les parties concernées et risque d'entraîner une violation du droit à un procès dans un délai raisonnable, garanti à l'al. 11b) de la Charte. L'isolement du jury est une solution très exceptionnelle que le juge Kerans a qualifiée de [TRADUCTION] «proposition monstrueuse» puisqu'elle impose un lourd fardeau à des citoyens dont l'apport au droit à un procès équitable est sans égal (Keegstra (No. 2), précité, à la p. 235). Donner au jury des directives fermes montre la confiance dont jouit le système de jury et sera une solution très actuelle lorsque la demande est faite à un juge du procès qui a pu observer le comportement du jury pendant le procès. C'était le cas pour le juge Soublière dans le procès de l'intimé Dagenais. Lorsque le procès n'est pas encore commencé, le juge peut ne pas être convaincu de l'efficacité de la solution. Une telle conclusion ne mine pas la confiance que nous accordons aux jurés; au contraire, comme le juge Kerans l'a donné à entendre, elle traduit simplement le désir de supprimer les tentations indues, inutiles et excessives.

Dans le cas des interdictions de diffusion de docudrames liés à des procès imminents, l'autre réparation la plus évidente est l'utilisation de récusations motivées et voir-dire nombreux au cours de la sélection du jury. Comme je l'ai fait remarquer page 928 précédemment, aux États-Unis, le parti pris contre l'interdiction préalable au procès a parfois donné lieu à un épuisant processus de sélection du jury qui a quelquefois nécessité jusqu'à six semaines. Comme le juge Thorson l'a signalé, une telle pratique n'est pas représentative de la tradition canadienne. La décision récente de la Cour d'appel de l'Ontario dans R. c. Parks (1993), 15 O.R. (3d) 324, peut être considérée comme une dérogation à cette tradition. Je m'abstiendrai d'en commenter la justesse, mais je soulignerai que cette affaire soulevait des questions étrangères au contexte des interdictions de publication. Le besoin d'éviter que la discrimination raciale porte atteinte au droit de l'accusé à un procès équitable reste exceptionnel et ne justifie pas d'écarter du revers de la main la tradition canadienne du recours restreint à la récusation de jurés, ni ne justifie-t-il les coûts potentiellement considérables de récusations plus nombreuses.

À l'étape de l'atteinte minimale, le juge du procès doit donc considérer les mesures autres que l'interdiction de publication, sans toutefois devoir conclure qu'elles seraient inadéquates. La volonté d'aider les jurés au moyen de mesures préventives dans les cas exceptionnels commande que les juges du procès ne se sentent pas contraints par un critère excessivement rigide qui imposerait des coûts que, dans le passé, nous n'avons pas été disposés à assumer. La flexibilité implicite dans cette affirmation signifie que les juges du procès auront un pouvoir discrétionnaire étendu pour soupeser les différents moyens susceptibles de protéger le droit à un procès équitable et que les faits de chaque affaire seront très importants dans la détermination des mesures appropriées.

On pourrait prétendre que mes références à la tradition de common law ne sont pas pertinentes à l'ère de la Charte. À mon avis, toutefois, la Charte n'oblige à s'écarter d'aucun aspect fondamental de cette tradition. Les juges Kerans et Thorson de la Cour d'appel dans Keegstra (No. 2) et Global Communications, respectivement, étaient certes de cet avis. Je ne suis pas d'accord avec ceux qui font valoir que la Charte nous force à imiter la société américaine et à rejeter l'équilibre particulier de page 929 valeurs fondamentales qui avait été atteint au Canada avant 1982. La Charte prévoit un mécanisme permettant de faire respecter les libertés et droits fondamentaux qui y sont énoncés. Elle ne donne primauté à aucun de ces droits. La Charte aura peu d'incidence dans les domaines où la common law reflète les valeurs fondamentales plutôt que d'y déroger. La common law relative aux interdictions de publication ou de diffusion en est un exemple. Comme je l'ai mentionné précédemment, la condition portant qu'il doit exister un risque réel et important d'atteinte à l'équité du procès est le reflet indéniable de cet équilibre. La dernière étape du critère formulé dans Oakes commande la proportionnalité entre les effets des mesures qui restreignent les droits ou les libertés en question et leur objectif. Le Juge en chef ajouterait aujourd'hui l'exigence de proportionnalité entre les effets bénéfiques et les effets préjudiciables d'une mesure qui restreint les droits ou les libertés. Pour déterminer s'il y a proportionnalité, le tribunal serait d'abord tenu d'établir soigneusement la nature de la violation. Les effets de la violation, de même que sa nature, varieront selon l'étendue de l'interdiction imposée.

Les objectifs généraux des docudrames laissent penser que le report de leur diffusion à la fin d'un procès ne portera vraisemblablement atteinte à la liberté d'expression que dans une faible mesure. Ces \oe\ uvres peuvent avoir notamment pour objectif d'analyser des questions actuelles d'importance publique générale en vue de susciter la discussion et de faciliter le processus de recherche de solutions. Elles peuvent également avoir pour objectif secondaire et moins ambitieux de simplement présenter un récit fouillé d'événements d'intérêt public. Le report de la présentation d'un docudrame à la fin d'un procès ne fera obstacle à aucun de ces objectifs. Contrairement aux nouvelles courantes, le caractère immédiat ne leur est pas essentiel.

Je remarque également que l'interdiction temporaire de diffuser un docudrame n'atteint en aucune façon le principe fondamental de l'accessibilité des tribunaux. Elle ne restreint pas l'accès aux tribunaux, ni n'empêche la publication relativement aux page 930 procédures judiciaires. Ces situations présentent des effets préjudiciables considérables, et il importe de distinguer leur analyse de celle des interdictions relatives aux docudrames (pour une étude britannique récente de cette question, voir Ex parte Telegraph Plc., [1993] 2 All E.R. 971 (C.A.)).

Sur le plan des effets bénéfiques, on a exprimé des doutes sur l'efficacité des interdictions de publication. On soutient que leur effet véritable sur l'impartialité du jury est de plus en plus négligeable du fait des progrès technologiques qui rendent difficile l'exécution des interdictions. Avec égards, on aurait tort de se contenter de baisser les bras devant de telles difficultés. Elles montrent simplement que nous vivons dans une collectivité globale qui évolue rapidement et où la réglementation d'intérêt public n'a pas toujours été en mesure de suivre la cadence. La réglementation actuelle à l'échelle nationale et internationale est peut-être inadéquate, mais les principes fondamentaux n'ont pas changé, ni d'ailleurs la valeur et la justesse de la décision d'opter pour des mesures préventives dans des cas très exceptionnels.

Dans le cas particulier des docudrames, leur interdiction temporaire est bénéfique puisqu'ils peuvent influer sur les candidats jurés. Leur impact naît en partie du pouvoir d'omniscience qu'ils confèrent au public. Ce dernier voit tout, donc, sait tout, d'une manière qui ne peut exister que dans les \oe\ uvres de fiction. Ce que le public voit effectivement est toutefois le reflet des visées de l'auteur, du réalisateur et du producteur. Ce que le public voit relève également en partie de la fiction, et peu d'indications sont fournies quant à la ligne qui démarque le documentaire de la dramatique. En outre, inspirés par leurs visées personnelles, ceux qui participent à la création peuvent rendre la fiction pire que la réalité. Comme nous le verrons plus loin, la mini-série dont il est question en l'espèce est un exemple parfait de cette possibilité. Enfin, la diffusion d'un docudrame à la télévision, peut-être aux heures de grande écoute, en accroît l'influence potentielle sur le public en général. La télévision est à beaucoup d'égards plus influente que la presse. Rares sont ceux qui nieraient que les page 931 images animées sont souvent plus solidement ancrées dans la mémoire des gens que la prose, fut-elle la meilleure. Tous ces facteurs permettent de penser que les docudrames risquent fort d'influencer les candidats jurés. Cela dépend toutefois beaucoup des faits de chaque cas.

Analyser une interdiction de publication et de diffusion par le prisme de l'article premier est un exercice utile, mais je ne souhaite pas pour autant que l'on croie que j'élabore de ce fait un processus rigide auquel les tribunaux d'instance inférieure doivent adhérer. La décision d'ordonner ou non une interdiction repose essentiellement sur la pondération de divers facteurs en vue de déterminer si le recours à cette mesure préventive est nécessaire et raisonnable compte tenu des faits d'une affaire donnée. Aussi, le juge du procès doit-il considérer la nature de la menace posée à l'équité du procès, dont la possibilité que les jurés soient influencés, l'ampleur de la restriction à la liberté d'expression et l'existence d'autres mesures.

Bien qu'on ait tendance, après-coup, à dire qu'un procès était soit équitable, soit inéquitable, la décision de prendre ou non des mesures préventives se situe, de par sa nature même, dans une zone grise. La pondération qui fonde la décision d'ordonner ou de refuser une interdiction est nécessairement une science inexacte. Les juges appelés à prendre ces décisions en première instance ou en appel devraient se rappeler cette réalité.

Le contrôle par voie d'appel des conclusions du juge du procès dans ce domaine doit par conséquent respecter son pouvoir discrétionnaire. La conclusion relative à la question de savoir s'il existe un risque réel et important d'atteinte à l'équité du procès est une question mixte de fait et de droit. Si le juge du procès utilise la norme pertinente et l'applique d'une manière raisonnable, alors le tribunal d'appel ne devrait pas annuler sa décision. Il s'agit fondamentalement de savoir si la conclusion est arbitraire ou si elle est motivée par page 932 la preuve. Si elle est justifiée par la preuve, le tribunal d'appel doit faire montre de retenue en dépit du fait qu'il ne serait peut-être pas arrivé à la même conclusion.

On peut résumer l'analyse qui précède comme suit. L'interdiction de publication et de diffusion peut être ordonnée en vue de préserver le caractère équitable d'un procès à venir ou en cours. On doit l'envisager à titre de complément possible à d'autres mesures susceptibles de garantir l'équité d'un procès. Du fait qu'elle restreint la liberté d'expression et la liberté de presse, on ne doit y avoir recours que dans les cas exceptionnels. Le juge du procès doit considérer soigneusement les autres mesures disponibles puisque celles-ci offrent l'avantage de ne pas restreindre la liberté d'expression et la liberté de presse. Il n'est en revanche pas nécessaire que le juge du procès détermine avec certitude que les autres mesures ne suffiraient pas à garantir l'équité du procès. Il suffit que le juge du procès soit convaincu que la publication engendrera un risque réel et important quant à l'équité du procès, risque que les autres mesures n'écarteront pas. Contrairement à la tradition américaine, la tradition anglo-canadienne accorde une plus grande place aux mesures préventives. Conformément à cette tradition et à l'équilibre distinct que celle-ci suppose entre les droits fondamentaux, le juge du procès est investi d'un large pouvoir discrétionnaire d'ordonner l'interdiction de publication et de diffusion. Dans le cas particulier des docudrames, l'atteinte à la liberté d'expression causée par l'interdiction de diffusion temporaire prononcée par le juge peut très bien être minime comparativement au risque que ces productions représentent quant au droit de subir un procès équitable. Le juge peut donc être tout à fait justifié de prononcer une interdiction temporaire lorsque le contexte et la nature de la publication créent un risque réel et important quant à l'équité du procès. Comme le Juge en chef l'a fait remarquer, lorsque les circonstances le permettent, il est souhaitable que le juge du procès examine la publication prévue, à titre d'élément de preuve, avant de se prononcer sur l'interdiction. Enfin, la décision qu'un juge du procès rend après avoir pesé tous les facteurs ne devrait être modifiée que si elle est fondée sur une erreur de principe ou page 933 qu'elle ne puisse être raisonnablement étayée par la preuve. Un simple désaccord avec les conclusions du juge ne suffit pas. À la lumière de ces principes généraux, je me penche maintenant sur les faits particuliers de l'affaire.

2. Application des principes généraux aux faits de l'espèce

La meilleure façon de comprendre les faits de l'espèce est sans doute de se référer aux affidavits soumis au juge Gotlib. L'affidavit de Ronald F. Caza joint à la demande d'interdiction de diffusion a permis au juge d'avoir une vue d'ensemble de la mini-série en deux parties. Monsieur Caza a visionné le film lors d'une projection spéciale organisée par l'Office national du film («ONF»). À cette époque, et au moment où M. Caza a témoigné, ses services avaient été retenus par les Frères des écoles chrétiennes d'Ottawa. Les extraits suivants résument bien le contenu de la mini-série:

[TRADUCTION] 3. Le film se divise en deux parties. La première couvre la période au cours de laquelle des abus physiques et sexuels sont infligés à des enfants résidant dans un orphelinat dirigé par un ordre religieux de frères laïcs. La seconde se déroule 15 ans plus tard, au moment où un frère et un ancien frère subissent leur procès criminel et où une enquête publique étudie les allégations de camouflage dans l'orphelinat.

. . .

10. Dans le film, il semble que la majorité des frères agressait les enfants. En fait, un seul frère semble ne pas s'adonner à cette pratique, et il semble intimidé par les autres frères. . .

. . .

12. Dans la seconde partie du film, le public est témoin des procès du directeur et d'un autre frère. Leurs avocats font figure d'êtres cruels et froids. On les présente également comme traitant les victimes d'une manière en apparence inutilement insensible.

. . .

15. Le public ayant été témoin de toutes les agressions physiques et sexuelles, les prétentions des avocats de la défense semblent ridicules et trompeuses. On donne au page 934 public l'impression que, peu importe les faiblesses de leur témoignage, les victimes devraient être crues parce que toutes leurs difficultés sont le fruit de l'abus qu'elles ont subi aux mains des frères.

L'opinion générale de M. Caza sur la mini-série a été reprise dans un article intitulé [TRADUCTION] «Un film donne la parole à des victimes d'abus», publié dans le Toronto Star du 29 novembre 1992. Un exemplaire de cet article était joint à l'affidavit d'Angelo S. Callegari à l'appui de la demande. L'article illustre de façon bouleversante la pertinence de la mini-série relativement aux procès des intimés (à la p. H1):

[TRADUCTION] Oui, il s'agit de la saga de Mount Cashel et du rappel d'autres affaires qui ont récemment fait l'objet de poursuites en Ontario, dans l'Ouest canadien et aux États-Unis. Des références directes sont à peine voilées, et Smith et ses réalisateurs de l'ONF et de la SRC prennent soin d'avertir le téléspectateur qu'il ne s'agit pas d'une reconstitution d'événements particuliers, ni d'un portrait de personnes vivantes.

Ces affaires étaient si semblables cependant, même pour ce qui est du peu d'intérêt manifesté par les gouvernements à l'égard de plaintes légitimes, qu'elles sont pour ainsi dire interchangeables. Compte tenu des révélations récentes, Les garçons de Saint-Vincent prend l'allure d'une pièce de théâtre moderne sur la moralité; la trame et les personnages sont marqués d'ubiquité, et font presque partie du folklore contemporain.

La SRC n'a pas cherché à contre-interroger relativement à ces deux affidavits, ni n'a-t-elle demandé au juge Gotlib de visionner la mini-série. Elle n'a soumis qu'un seul affidavit à l'encontre de la demande. Essentiellement, comme en fait foi l'affidavit de Michael Hughes, la SRC a fait valoir que la mini-série ne portait pas sur les intimés et qu'en situant la mini-série à Terre-Neuve, il n'y avait aucun risque de confusion. Cette prétention tranche toutefois avec l'avertissement servi au commencement du film, qui explique que, bien que la série ne soit pas une reconstitution d'un événement véritable, elle a été «inspirée en partie d'événements qui se seraient produits à Terre-Neuve et ailleurs au Canada». Monsieur Hughes a ensuite expliqué, en se référant aux notes de production de l'ONF, que [TRADUCTION] «LES GARÇONS DE SAINT-VINCENT reflète une question page 935 d'intérêt national qui jouit en ce moment d'une attention médiatique générale, et qui est destinée à amener le public à mieux comprendre le phénomène très grave de l'abus sexuel». Enfin, M. Hughes a souligné les pertes que la SRC subirait si l'interdiction de diffusion était accordée. Ces pertes incluaient des revenus de publicité et des dépenses d'environ 600 000 $. Le juge Gotlib a signalé que, dans le cadre des quatre accusations portées, [TRADUCTION] «quatre jurys distincts sont en fait appelés à trancher dans quatre cours distinctes une question fort explosive et incendiaire», et qu'il y avait [TRADUCTION] «déjà eu énormément de publicité». Elle ne voyait aucune raison [TRADUCTION] «de jeter de l'huile sur le feu», compte tenu de l'imminence des trois procès à venir et du fait qu'ils seraient terminés à l'automne 1993, quelque huit mois plus tard. Le juge Gotlib a rejeté les autres recours proposés par la SRC en disant qu'ils éludaient la question. Enfin, elle a conclu:

[TRADUCTION] En définitive, je suis convaincue que la diffusion de ce film avant les procès par jury des trois autres accusés causerait un préjudice tel que la possibilité de sélectionner un jury impartial serait, pour ainsi dire partout au Canada, gravement compromise.

Le juge Gotlib estimait donc que la sélection d'un jury impartial aurait été gravement compromise étant donné l'énorme publicité. Le «feu» faisait rage, si bien que les autres mesures ne pouvaient qu'être inefficaces. Elle a par conséquent estimé n'avoir d'autre choix que d'interdire temporairement la diffusion de la mini-série afin de préserver le caractère équitable des procès à venir.

La preuve par affidavit examinée précédemment appuie certainement les conclusions du juge Gotlib. La mini-série était une \oe\ uvre de fiction, mais elle était fondée sur de nombreuses affaires semblables, [TRADUCTION] «pour ainsi dire interchangeables». Les appelants ne s'en sont pas pris directement à cette affirmation et ont reconnu en Cour d'appel qu'il y avait des parallèles entre les événements décrits dans le film et les accusations portées contre les intimés à l'époque. Ces parallèles page 936 revêtent une importance considérable étant donné la façon dont les événements ont été présentés. L'adaptation en deux parties ne laissait aucun doute quant à la culpabilité des accusés, elle attaquait les stratégies de la défense et alléguait l'existence de tentatives visant à étouffer l'affaire. À mon sens, le juge Gotlib pouvait conclure, sur le fondement de la preuve qui lui a été soumise, que, même si la mini-série ne traitait directement d'aucun des intimés, elle aurait gravement compromis la sélection d'un jury impartial étant donné l'énorme publicité entourant déjà l'affaire. Bien que ce critère diffère sur le plan formel de celui du «risque réel et important», j'ai peu de difficulté à conclure, à l'instar de la Cour d'appel de l'Ontario, que, sur le fond, ils s'équivalent.

Sur le fondement de mon examen du dossier, j'ajouterais les éléments suivants à l'appui de la position du juge Gotlib. La mini-série devait être présentée aux heures de grande écoute et la SRC avait consacré 97 000 $ à la publicité radiophonique, à l'affichage et à la publicité imprimée. L'auditoire direct était donc potentiellement énorme. En outre, les risques étaient particulièrement élevés en raison de l'ampleur de l'attention médiatique accordée à l'affaire à l'époque. Michael Hughes, pour le compte de la SRC, a affirmé dans son affidavit que «LES GARÇONS DE SAINT-VINCENT reflète une question d'intérêt national qui jouit en ce moment d'une attention médiatique générale . . .». L'abus physique et sexuel qui était l'objet de la mini-série n'était donc pas simplement une question d'intérêt public général ou qui éveille la conscience publique en général. L'attention du public était plutôt dirigée directement sur les faits particuliers qui se trouvaient devant les tribunaux et sur la culpabilité ou l'innocence des inculpés.

Les renseignements contenus dans les documents joints à l'affidavit de Michelle d'Auray, directrice des Affaires générales de l'ONF, et déposés en Cour d'appel, étayent les conclusions du juge Gotlib. En particulier, les notes de production rédigées par l'ONF illustrent mes remarques antérieures que, dans certains cas, les docudrames manipulent la fiction de manière à la rendre pire page 937 que la réalité. La provocation, de même que l'exagération de la réalité, sont une façon de créer un impact puissant sur le public et de susciter la discussion. Comme je l'ai signalé précédemment, l'objectif de la production a été énoncé par l'ONF dans les termes suivants:

[TRADUCTION] LES GARÇONS DE SAINT-VINCENT reflète une question d'intérêt national qui jouit en ce moment d'une attention médiatique générale, et qui est destinée à amener le public à mieux comprendre le phénomène très grave de l'abus sexuel. Nous sommes convaincus que l'examen sur la place publique de questions importantes et délicates fait partie intégrale du processus de recherche de solutions.

Les notes de production expliquent certaines techniques utilisées pour produire l'impact souhaité sur le public. Les propos de Pierre Letarte, directeur de la photographie pour la mini-série, sont repris dans les notes de production pour décrire certaines subtilités de la conception de la production:

[TRADUCTION] Nous avons mis beaucoup d'efforts dans l'impact visuel de la mini-série. Des peintures de ces siècles [le XVIIIe et le XIXe] ont été des sources d'inspiration, car les images étaient tellement sombres et lourdes, presque «médiévales». C'est là une qualité que vous pouvez constater dans la décoration intérieure de l'orphelinat, dans les soutanes des prêtres, et même dans les lourds crucifix qu'ils portent.

Tous ces éléments considérés ensemble ne laissent aucun doute dans mon esprit qu'il y avait des raisons suffisantes pour que le juge Gotlib soit légitimement préoccupée par l'effet potentiel de la mini-série sur l'équité du procès.

En ordonnant l'interdiction, le juge Gotlib a sans aucun doute temporairement nié aux appelants leur liberté d'expression. À maints égards, toutefois, cette atteinte était très mineure. Je le répète, la mini-série est une \oe\ uvre de fiction et non de l'information. Elle pouvait donc être présentée ultérieurement sans trop d'inconvénients. À l'audition de la requête, la SRC a principalement fait valoir, au nombre des inconvénients, qu'elle risquait de subir une perte financière du fait de l'interdiction. Les recettes de publicité perdues ou toute autre perte commerciale ne peuvent cependant justifier que l'on compromette le droit d'un page 938 accusé à un procès équitable. L'opinion du juge Kerans dans Keegstra (No. 2), précité, à la p. 236, aurait pu être invoquée pour rejeter l'argument relatif aux dommages avancé par la SRC:

[TRADUCTION] Nous soulignons que l'on ne fait valoir aucune raison pour laquelle la présentation immédiate est essentielle à l'exercice légitime du droit à la liberté de parole dans les circonstances de l'espèce. Nous convenons que le risque d'une perte commerciale existe. Et nous reconnaissons, aux fins de la discussion, qu'on ne visait pas l'exploitation délibérée. Néanmoins, il nous semble que quiconque monte une production relativement à une affaire en instance devant les tribunaux joue un jeu dangereux. Nous ne trancherions pas cette affaire sur le fondement de la sympathie inspirée par cette perte commerciale.

Par ailleurs, on peut penser qu'une partie de ces recettes aurait été récupérée lors de la diffusion subséquente de la mini-série.

Chaque fois qu'une interdiction est ordonnée, il faut tenir compte du risque de décourager toute entreprise future. Une telle menace a été soulevée dans l'affidavit de Michelle d'Auray. Madame d'Auray, à titre de directrice des Affaires générales de l'ONF, a expliqué dans les termes suivants le mandat de l'ONF et les conséquences possibles d'une interdiction de diffusion de la mini-série:

[TRADUCTION] L'ONF produit un grand nombre d'\oe\ uvres dramatiques, dont la trame découle de situations, de questions et de difficultés avec lesquelles la société est aux prises. Cela fait partie du mandat de l'ONF. Si ce dernier n'est pas en mesure de diffuser ces productions parce qu'un procès sur un sujet relié est sur le point de commencer quelque part au Canada, il en subira des conséquences considérables.

En toute déférence pour l'opinion contraire, je ne puis accepter la proposition suivant laquelle les conséquences pour les producteurs de docudrames sont considérables. L'objectif de la mini-série, énoncé par l'ONF et cité précédemment, reflète l'«intemporalité» relative de la production. En outre, l'interdiction en l'espèce n'était qu'une restriction temporaire de la liberté d'expression des appelants. Citant l'arrêt CBC c. Keegstra, [1987] 1 W.W.R. 719, le juge Gotlib a légitimement limité la durée de l'interdiction à la fin des procès des intimés. En l'espèce, ce délai était de quelque huit page 939 mois, les trois procès devant s'ouvrir en février, en avril et quelque part entre mai et juillet. Il n'y a pas de doute que l'analyse, sur la place publique, du phénomène de l'abus physique et sexuel d'enfants résultant d'un abus de pouvoir aurait toujours été d'actualité à la fin de la période de huit mois. Je ne vois aucune raison de conclure que l'objectif énoncé par l'ONF de provoquer la discussion publique dans le cadre d'un processus de recherche de solutions ait été frustré par l'interdiction.

Bien qu'en général, l'interdiction n'ait pas déraisonnablement restreint la liberté d'expression, sa portée géographique était nettement excessive, ainsi que l'a conclu la Cour d'appel de l'Ontario. Le juge Gotlib a étendu l'interdiction à tout le Canada pour le motif que «la possibilité de sélectionner un jury impartial serait, pour ainsi dire partout au Canada, gravement compromise». Peu importe la sagesse de son opinion, il était en droit impossible que les procès se déroulent à l'extérieur de l'Ontario et, par conséquent, le juge Gotlib est nettement allée au-delà de ce qui était nécessaire pour traiter la demande des intimés. Pour ce motif, j'aurais limité l'interdiction à toute diffusion en Ontario et par CBMT-TV à Montréal.

Mon examen de la preuve, les motifs justifiant l'interdiction et l'effet sur la liberté d'expression des appelants me font conclure que, dans l'ensemble, le juge Gotlib a appliqué de façon raisonnable les principes pertinents. Peu importe que j'eusse ou non prononcé l'interdiction en l'espèce, les conclusions du juge Gotlib étaient manifestement fondées. Sa décision d'ordonner l'interdiction était une mesure préventive qui devrait être confirmée comme étant l'exercice légitime du pouvoir discrétionnaire essentiel des tribunaux de préserver l'intégrité du déroulement du procès. En confirmant la décision du juge Gotlib, il convient, à mon avis, de reprendre les propos du juge Kerans dans l'arrêt Keegstra (No. 2). Quiconque monte une production sur une affaire en instance devant les tribunaux joue un jeu dangereux. En général, il est prudent d'attendre qu'un procès en cours ou imminent soit terminé pour diffuser ou monter un docudrame. page 940

Pour les motifs qui précèdent, je suis d'avis d'accueillir le pourvoi relativement à l'interdiction de diffusion, mais seulement pour limiter sa portée à la province d'Ontario et à CBMT-TV à Montréal. Je suis d'accord avec le Juge en chef sur la question de compétence.

3. Dispositif

En vertu de la compétence conférée à notre Cour par l'art. 40 de la Loi sur la Cour suprême, je suis d'avis d'accueillir le pourvoi formé contre le jugement de la Cour d'appel et d'infirmer ce jugement pour absence de compétence. De même, dans les cas de Dagenais et de Monette, je suis d'avis d'accueillir le pourvoi et d'infirmer les ordonnances du juge Gotlib pour absence de compétence. Puisque, dans les cas de Dugas et de Radford, je souscris aux conclusions de la Cour d'appel sur le fond, je suis d'avis de me rallier à son dispositif de l'appel et de confirmer l'ordonnance du juge Gotlib interdisant la diffusion de la mini-série Les garçons de Saint-Vincent, tout en restreignant sa portée à l'Ontario et à CBMT-TV à Montréal.

Version française des motifs rendus par

LE JUGE MCLACHLIN -- Les intimés Dagenais, Monette, Dugas et Radford, membres ou anciens membres de l'ordre religieux des Frères des écoles chrétiennes, ont été accusés d'avoir abusé physiquement et sexuellement de jeunes garçons confiés à leurs soins dans des centres d'éducation surveillée de l'Ontario. La Société Radio-Canada («SRC») se proposait de diffuser un drame fictif de quatre heures intitulé The Boys of St. Vincent (Les garçons de Saint-Vincent) pendant ou avant leur procès. Les garçons de Saint-Vincent décrivait les abus physiques et sexuels infligés à des garçons d'un centre catholique d'éducation surveillée de Terre-Neuve. Faisant valoir que la diffusion prédisposerait les jurés et porterait atteinte à leur droit à un procès équitable, les intimés ont obtenu une interdiction de publication à l'égard de la diffusion jusqu'à la fin de leurs procès. La Cour d'appel a maintenu l'ordonnance en y apportant certaines modifications. La SRC demande à notre Cour d'annuler l'interdiction pour le motif qu'elle viole page 941 la liberté d'expression que lui garantit l'al. 2b) de la Charte canadienne des droits et libertés.

Le pourvoi soulève trois questions, toutes importantes. La première consiste à savoir si la Charte, qui s'applique à toute «action gouvernementale», est applicable à une interdiction de publication ordonnée par un tribunal. La deuxième concerne les procédures de contestation de l'interdiction. La troisième, de fond celle-là, est de savoir si l'interdiction de publication a porté atteinte à la liberté d'expression garantie par l'al. 2b) de la Charte. La première et la troisième questions doivent à mon avis recevoir une réponse affirmative. Quant à la deuxième, je fais miennes les procédures proposées par le Juge en chef.

Ce dernier ne répond pas directement à la première question. Il conclut que l'on peut la contourner en mettant l'accent sur l'application de la Charte à la common law. Le juge qui, dans l'exercice de son pouvoir discrétionnaire, rend une ordonnance de non-publication incompatible avec la Charte, commet une erreur donnant lieu à révision. Toutefois, on admet alors implicitement que, dans l'application du droit, les juges sont liés par la Charte. Bien que l'on contourne la question de savoir si un acte judiciaire est une action gouvernementale, en pratique le résultat est le même que si l'on avait répondu à cette question dans l'affirmative; dans l'un et l'autre cas, les actes judiciaires doivent être conformes à la Charte. En fait, la solution du Juge en chef peut avoir des incidences pratiques même plus vastes; elle peut signifier que toutes les ordonnances judiciaires seront assujetties à un examen dans le cadre de la Charte. Même un litige exclusivement privé serait assujetti à un contrôle dans le cadre de la Charte. Dans SDGMR c. Dolphin Delivery Ltd., [1986] 2 R.C.S. 573, par exemple, le syndicat aurait pu, en se fondant sur la Charte, contester l'injonction du tribunal pour le motif que, si elle portait atteinte à la Charte, elle ne pouvait être autorisée par la règle de common law qui conférait au juge le pouvoir discrétionnaire de l'ordonner. Le juge aurait ainsi commis une erreur de droit donnant lieu à révision, et la page 942 question de compétence soulevée dans l'affaire aurait été tranchée différemment. Dans les circonstances de l'espèce, il me semble préférable d'attaquer la première question directement.

1.La Charte s'applique-t-elle à l'interdiction de publication ordonnée par un tribunal?

Les garanties constitutionnelles applicables aux droits peuvent prendre deux formes. Elles peuvent s'appliquer «verticalement» aux relations entre les particuliers et l'État, ou «horizontalement», dans les relations entre les particuliers et les personnes morales. La Charte canadienne relève de la première catégorie. Aux termes de l'art. 32 de la Loi constitutionnelle de 1982, la Charte s'applique «au Parlement et au gouvernement du Canada, pour tous les domaines relevant du Parlement» et «à la législature et au gouvernement de chaque province, pour tous les domaines relevant de cette législature». L'interdiction de publication contestée en l'espèce n'a pas été prononcée par le Parlement, ni par une législature. La question est donc de savoir si elle peut être considérée comme un acte du «gouvernement» relativement à un domaine qui relève du Parlement ou des législatures.

Les intimés soutiennent que l'interdiction n'est pas assujettie à la Charte pour le motif qu'elle a été ordonnée par un tribunal, et que les tribunaux ne sont pas un «gouvernement» au sens de l'art. 32 de la Charte. Ils invoquent les propos du juge McIntyre qui, à la p. 600 de l'arrêt Dolphin Delivery, précité, a écrit, au nom de notre Cour à la majorité, que «[m]ême si, en science politique, il est probablement acceptable de considérer les tribunaux judiciaires comme l'un des trois organes fondamentaux de gouvernement, savoir les pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire», pour les fins de l'application de la Charte, on ne peut assimiler «l'ordonnance d'un tribunal à un élément d'action gouvernementale».

Ces propos semblent généraux, mais ils doivent être lus dans le contexte de l'affaire. Dans Dolphin Delivery, on contestait une ordonnance judiciaire résolvant un litige entre des particuliers. On y a fait valoir que, puisque le tribunal avait rendu page 943 l'ordonnance, la Charte devait s'appliquer. Souscrire à cet argument aurait eu pour effet d'entraîner la Charte dans le domaine des relations entre particuliers, ce que l'art. 32 n'a manifestement jamais envisagé. Comme le professeur Hogg le dit, [TRADUCTION] «il en a été décidé ainsi parce qu'une décision contraire aurait pour effet d'appliquer la Charte aux relations entre particuliers, alors que l'art. 32 vise à exclure de la portée de la Charte cet élément qui, en principe, devrait être exclu»: Constitutional Law of Canada (3e éd. 1992), vol. 2, à la p. 34-16. Dans Dolphin Delivery, comme le soutient le professeur Hogg, la ratio decidendi doit être que [TRADUCTION] «lorsqu'elle vise à résoudre un conflit entre particuliers et qu'elle est fondée sur la common law, l'ordonnance judiciaire n'est pas une action gouvernementale à laquelle la Charte s'applique» (p. 34-16).

Dans deux affaires ultérieures, notre Cour a admis que la Charte puisse s'appliquer aux ordonnances judiciaires dans certaines circonstances. Dans l'arrêt R. c. Rahey, [1987] 1 R.C.S. 588, la Cour a conclu que le comportement du juge du procès qui ordonne 19 ajournements, présumément en violation du droit de l'accusé à un procès dans un délai raisonnable, doit être conforme à la Charte. Selon le juge La Forest, il semblait évident que «les tribunaux, à titre de gardiens des principes enchâssés dans la Charte, doivent eux-mêmes être assujettis à l'examen que prévoit la Charte dans l'exécution de leurs fonctions» (p. 633). Dans l'arrêt B.C.G.E.U. c. Colombie-Britannique (Procureur général), [1988] 2 R.C.S. 214, notre Cour a conclu que l'ordonnance d'un tribunal visant à faciliter l'accès aux tribunaux entraînait un examen fondé sur la Charte puisque, si les droits garantis par la Charte doivent avoir un effet pratique, on doit pouvoir avoir accès à un processus judiciaire équitable qui soit lui-même compatible avec la Charte. S'exprimant au nom de notre Cour à la majorité, le juge en chef Dickson a établi une distinction d'avec Dolphin Delivery car l'injonction dans cette affaire visait à résoudre «un différend purement privé» (p. 243). Remarquant que la cour avait agi pour des motifs de «caractère entièrement "public"», le juge en chef Dickson a ajouté, à la p. 244: page 944

Il s'agit de l'application du droit criminel pour défendre la primauté du droit et les libertés fondamentales garanties par la Charte. En même temps, toutefois, on doit dans cette branche du droit criminel, comme dans n'importe quelle autre, se conformer aux normes fondamentales établies par la Charte.

Ces affaires donnent à entendre que les ordonnances judiciaires rendues en matière criminelle qui portent atteinte aux droits garantis par la Charte à un accusé ou aux procédures par lesquelles ces droits peuvent être défendus, doivent elles-mêmes se conformer à la Charte. De nombreux droits garantis par la Charte prévoient d'ailleurs manifestement le contrôle d'actes ou omissions judiciaires. Comme le professeur Hogg le souligne (à la p. 34-15), pour ainsi dire tous les droits garantis par l'art. 11 de la Charte aux défendeurs dans les procès criminels entraînent quelque action des tribunaux. Plusieurs des autres garanties juridiques prévues dans la Charte, comme aux art. 12, 13 et 14, envisagent également l'action judiciaire.

Selon le juge L'Heureux-Dubé, la Charte s'applique seulement à une certaine activité judiciaire, plutôt qu'aux ordonnances judiciaires comme telles. En toute déférence, je ne vois pas là une distinction défendable. En rendant une ordonnance, le juge se trouve effectivement à exercer une activité judiciaire; c'est donc sur l'ordonnance que l'on doit porter notre attention.

La question de savoir quelles ordonnances judiciaires entraînent l'application de la Charte est générale, et est mieux résolue au cas par cas. Pour les fins de l'espèce, il suffit de dire que les arrêts Rahey et B.C.G.E.U., précités, circonscrivent une sphère à l'intérieur de laquelle les ordonnances judiciaires seront assujetties à un examen fondé sur la Charte. Les ordonnances judiciaires en matière criminelle qui portent atteinte aux droits garantis à l'accusé par la Charte ou à la capacité de les faire exécuter sont elles-mêmes assujetties à l'application de la Charte. C'est là le minimum requis si l'on souhaite que les droits garantis par la Charte aient un sens. page 945

La présente affaire entre dans cette catégorie. L'interdiction de publication visait à protéger le droit constitutionnel des accusés à un procès équitable tout comme, dans l'affaire Rahey, l'ordonnance portait sur le droit de l'accusé à un procès dans un délai raisonnable. Dans les deux cas, la Charte doit s'appliquer. Dans l'optique de l'arrêt B.C.G.E.U., précité, l'interdiction peut être considérée comme une affaire d'«application du droit criminel pour défendre la primauté du droit et les libertés fondamentales garanties par la Charte» (p. 244). Il s'ensuit que la Charte s'applique à l'ordonnance faisant l'objet de l'appel.

2. Questions procédurales

Si la Charte s'applique aux interdictions de publication, il s'agit de savoir comment doit s'y prendre la personne qui souhaite contester l'interdiction pour le motif qu'elle viole la Charte. Les parties au litige peuvent utiliser les procédures existantes. Toutefois, ces procédures, fondées sur un simple débat entre le ministère public et l'accusé, ou entre des parties opposées, ne prévoient pas les requêtes et les appels interjetés par des tiers, comme les médias. Ces derniers peuvent maintenant faire valoir des droits et des garanties prévus dans la Charte. Comment doivent-ils s'y prendre?

Ces questions de procédure reposent sur le principe capital selon lequel les tribunaux doivent pouvoir accorder une réparation pleine et efficace relativement à toute violation de la Charte. Je suis d'avis qu'une réparation pleine et efficace signifie davantage que la possibilité de se présenter devant le tribunal de première instance avant la délivrance de l'interdiction. Elle doit comprendre un recours à un tribunal d'appel. L'étendue des droits garantis par la Charte est souvent confuse. La personne qui allègue que les droits que lui garantit la Charte ont été violés doit avoir la possibilité de contester toute interprétation restrictive et de demander que la portée de ses droits soit délimitée en appel. Les procédures d'appel que le Juge en chef a exposées répondent à cette exigence minimale. Bien que ces procédures demandent un certain élargissement de la réparation de common law qu'est le certiorari, je suis d'avis que cet élargissement est justifié dans page 946 le cas d'appels d'interdictions de publication et, par conséquent, justifié sous le régime du par. 24(1) de la Charte. Il est rendu légitime par l'absence de tout autre moyen de restreindre efficacement en appel les interdictions de publication excessivement larges. Les appels que le Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C-46, prévoit contre les verdicts ne visent pas les ordonnances de non-publication. À défaut d'un droit d'appel élargi en common law, comme celui que propose le Juge en chef, les parties qui allèguent que l'interdiction de publication porte atteinte à leur liberté d'expression n'auraient donc aucun moyen de faire préciser la portée de leurs droits en appel. Étant donné la manière dont j'ai proposé de traiter la première question, l'interdiction de publication pourrait être contestée sur le fondement de l'erreur de droit parce qu'elle va directement à l'encontre de la Charte.

Appliqués aux interdictions de publication, les moyens d'appel proposés par le Juge en chef n'engendrent aucune interruption ni retard du procès criminel, conséquence contre laquelle notre Cour s'est élevée catégoriquement dans l'arrêt Mills c. La Reine, [1986] 1 R.C.S. 863. L'appel de l'interdiction de publication est accessoire au procès et peut se dérouler n'importe quand, sans entraver le procès. Il se peut que celui-ci prenne fin avant que l'affaire soit tranchée en appel, mais c'est là le prix qu'il faut être disposé à payer pour protéger le droit de l'accusé et du public à ce que les procès criminels soient résolus avec diligence et rapidité. La partie qui conteste l'interdiction peut se voir refuser le droit immédiat de faire état des procédures en question. Mais l'appel peut tout de même servir l'objectif général prescrit par la Charte, qui consiste à permettre que les droits en question, garantis par la Charte, soient délimités pour l'avenir.

Reste la question de savoir ce qu'il adviendrait de l'appel interjeté par un tiers sur une question essentielle au procès. Par exemple, un témoin pourrait refuser de témoigner sur certains points en invoquant un privilège. Le juge du procès pourrait conclure à l'encontre du privilège et ordonner au témoin de témoigner. Le témoin pourrait-il alors page 947 recourir aux procédures d'appel exposées par le Juge en chef? Dans l'affirmative, le procès serait-il interrompu? Ces questions ont amené le juge L'Heureux-Dubé à refuser tout droit d'appel aux tiers.

Je conviens avec elle qu'il faut éviter que les procès criminels soient interrompus par des appels interlocutoires et des appels interjetés par des tiers. Je ne suis toutefois pas convaincue que c'est l'effet que produirait la procédure proposée par le Juge en chef. D'une part, les questions qui font partie intégrante du procès, comme celle de savoir si un témoin doit divulguer des éléments qu'on allègue être privilégiés, entreront fréquemment dans la catégorie de questions dont il peut être interjeté appel dans le cadre d'un appel du verdict en vertu du Code criminel, ce qui atténue, pourrait-on soutenir, le besoin d'élargir les droits d'appel en common law. Qui plus est, même si on jugeait que le tiers jouit d'un droit d'appel immédiat, le procès ne serait pas interrompu en attendant que ce droit soit exercé. Compte tenu de la primauté du principe portant que les procès criminels ne doivent pas être interrompus par des appels interlocutoires, le juge siégeant en révision pourrait légitimement, à la suite d'un recours en certiorari ou d'un appel, repousser sa décision jusqu'à la fin du procès criminel. Cela étant dit, je dois affirmer que ce sont là des questions qu'il vaudrait mieux ne résoudre que lorsqu'elles se poseront directement. Je me contente modestement de dire que les procédures établies par le Juge en chef ne devraient pas être considérées comme une dérogation au principe suivant lequel les procès criminels ne doivent pas être interrompus ni retardés à l'avantage des appels interlocutoires.

J'aimerais apporter un dernier commentaire sur cet aspect de l'affaire. Si les procédures proposées par le Juge en chef satisfont aux exigences minimales de la Charte, elles sont toutefois, comme il le reconnaît lui-même, loin d'être parfaites. Comme lui, je fais appel au législateur pour qu'il prévoie des réparations claires et compatibles fondées sur la Charte et établisse un juste équilibre entre, d'une part, les droits de ceux qui allèguent page 948 que les droits que leur garantit la Charte ont été violés et, d'autre part, le droit du particulier et du public à ce que les procès criminels se déroulent rapidement et sans interruption.

3. L'interdiction de publication a-t-elle violé la Charte?

Dans une société démocratique, la liberté d'expression est un droit fondamental. Par conséquent, notre Cour a déclaré que la portée du droit doit recevoir une interprétation généreuse, allant même jusqu'à conclure que la propagande haineuse est protégée par cette garantie. Les restrictions à la garantie ne peuvent être présumées; en règle générale, elles doivent être justifiées aux termes de l'article premier de la Charte.

L'expression en cause dans le présent pourvoi -- le droit de diffuser un ouvrage cinématographique fictif -- relève clairement de la portée de l'al. 2b), circonscrite dans des affaires précédentes. L'interdiction entravait le droit des acteurs, des réalisateurs et des producteurs du film de s'exprimer. Il ne saurait faire de doute que l'interdiction restreignait leur liberté d'expression garantie par l'al. 2b) de la Charte.

Plus complexe est la question de savoir si l'interdiction peut se justifier au regard de l'article premier de la Charte en tant que limite raisonnable à la liberté d'expression, en fonction des normes d'une société libre et démocratique. En tenant pour acquis que l'interdiction est une «limite» aux droits garantis par l'al. 2b), prescrite par «une règle de droit», il faut évaluer la gravité de la violation de l'al. 2b) par rapport à l'objectif visé par l'interdiction.

Suivant les critères que notre Cour a énoncés dans l'arrêt R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103, on considère d'abord l'objectif de l'interdiction. Il est manifeste. Il visait à protéger le droit des intimés à un procès équitable -- en particulier, à éviter le risque qu'un jury impartial ne puisse être assermenté, ou s'il l'était, qu'il ne puisse rendre un verdict honnête en raison des incidences néfastes de la publication. page 949

L'étape suivante consiste à déterminer si la violation est proportionnelle à son objectif, ou justifiée par celui-ci. Dans une affaire comme celle en l'espèce, il ne s'agit pas de déterminer où se situe l'équilibre entre un procès équitable et la liberté d'expression. Le droit à un procès équitable est fondamental et ne peut être sacrifié. Je conviens avec le Juge en chef qu'en général, le principe du conflit est tout à fait inadéquat. Les procès équitables et la discussion ouverte tendent à aller de pair. Néanmoins, il se peut que, dans certains cas, comme celui en l'espèce, une liberté d'expression illimitée fasse entrave au droit de l'accusé à un procès équitable. Comme le juge en chef Dickson l'a affirmé pour notre Cour dans Fraser c. Commission des relations de travail dans la Fonction publique, [1985] 2 R.C.S. 455, aux pp. 467 et 468:

Toutefois, il est par ailleurs également évident que la liberté de parole ou d'expression n'est pas une valeur absolue et inconditionnelle. Il faut tenir compte de certaines autres valeurs. Quelquefois ces autres valeurs viennent compléter la liberté de parole et ajouter à celle-ci. Toutefois, dans d'autres situations elles sont en conflit. Lorsque cela se produit, la liberté de parole peut être réduite si la valeur qui est en conflit avec elle est puissante. [. . .] Nous avons également des lois qui imposent des restrictions à la presse afin, par exemple, d'assurer un procès équitable ou de protéger la vie privée des mineurs ou des victimes d'agressions sexuelles.

Il peut donc y avoir des cas où des circonstances particulières indiquent qu'il y a un risque élevé (par opposition à une possibilité conjecturale) qu'aucun jury impartial ne puisse être assermenté ou, si les jurés ont déjà été assermentés, que la publicité puisse de quelque façon se rendre à eux et les prédisposer. Dans ce cas, l'interdiction peut être justifiée, pour autant qu'elle se limite à ce qui est nécessaire pour éliminer le risque établi que le procès soit inéquitable.

En common law, le critère qui sert à déterminer si une interdiction doit être ordonnée est de se demander s'il existe un risque réel et important qu'il soit impossible d'avoir un procès équitable, si l'on n'ordonne pas la non-publication. Appliqué correctement, ce critère satisfait aux exigences de justification, aux termes de l'article premier, d'une mesure qui viole un droit -- la violation a un lien page 950 rationnel avec l'objectif, elle porte le moins possible atteinte au droit, et elle est proportionnelle au bénéfice atteint. Il est donc nécessaire d'évaluer le risque qu'un procès soit inéquitable après avoir bien tenu compte de l'importance générale de la libre transmission des idées et avoir considéré des mesures susceptibles d'éliminer ou d'éviter le préjudice redouté. Il faut se garder de présumer systématiquement que, s'il y a risque de préjudice à un procès équitable, aussi conjectural soit-il, l'interdiction devrait être ordonnée. Les tribunaux sont les gardiens non seulement du droit à un procès équitable, mais aussi de la liberté d'expression. Les deux garanties doivent être traitées avec la plus grande déférence.

En ce qui concerne le lien rationnel entre l'interdiction de diffuser et les exigences relatives à un procès juste et équitable, il faut établir ce qui suit. D'une part, il semblerait nécessaire de démontrer qu'un grand nombre de personnes ayant qualité pour agir comme juré verraient la diffusion; inversement, si un nombre important de personnes ne la voyait pas, la sélection du jury parmi elles ne devrait poser aucune difficulté. D'autre part, on doit démontrer que la publication risque de semer la confusion chez les jurés éventuels ou de les prédisposer. Dans le cas d'une \oe\ uvre fictive, il faudrait démontrer l'incapacité pour les jurés de distinguer la fiction de la réalité. Enfin, il faut établir que toute confusion ne peut être dissipée par des directives appropriées ou par d'autres mesures, comme les instructions d'un juge, le changement de lieu du procès, ou un processus de sélection du jury plus exigeant. Si, après avoir considéré tous ces éléments, le juge croit toujours fermement qu'il y a un risque considérable que le procès soit rendu inéquitable, on aura établi un lien rationnel entre la violation de la liberté d'expression et l'interdiction.

Une fois le lien rationnel démontré, le juge doit faire en sorte que l'interdiction porte le moins possible atteinte au droit en question, c'est-à-dire qu'elle ne porte atteinte à la liberté d'expression que dans la mesure où elle élimine le risque d'un procès inéquitable. Elle ne doit pas outrepasser la région géographique nécessaire, ni s'étendre à plus page 951 de formes d'expression ou de moyens de diffusion que nécessaire. Enfin, elle doit expirer le plus tôt possible, suivant ce qui est requis pour éliminer le risque que le procès soit inéquitable.

En l'espèce, le juge qui a ordonné l'interdiction ne s'est pas suffisamment penché sur les facteurs dont il faut tenir compte pour établir le lien rationnel et l'atteinte minimale. Il s'ensuit que l'interdiction ne peut être maintenue.

4. Dispositif

Je suis d'avis d'accueillir le pourvoi et d'annuler l'interdiction.

Pourvoi accueilli, les juges LA FOREST, L'HEUREUX-DUBÉ et GONTHIER sont dissidents.

Procureurs des appelants: McCarthy Tétrault, Toronto.

Procureurs des intimés: Fedorsen, Shoniker, Toronto.

Procureur de l'intervenant le procureur général de l'Ontario: Le ministère du Procureur général, Toronto.

Procureurs de l'intervenant John Newton Smith: Grey Casgrain, Montréal.

Procureurs de l'intervenante l'Association canadienne des journalistes: Gowling, Strathy & Henderson, Ottawa.

La version officielle est celle des Recueils de la Cour suprème du Canada. Préparé et diffusé par LexUM en partenariat avec la Cour suprème du Canada.


Synthèse
Référence neutre : [1994] 3 R.C.S. 835 ?
Date de la décision : 08/12/1994

Parties
Demandeurs : Dagenais
Défendeurs : Société Radio-Canada
Proposition de citation de la décision: Dagenais c. Société Radio-Canada, [1994] 3 R.C.S. 835 (8 décembre 1994)


Origine de la décision
Date de l'import : 06/04/2012
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;1994-12-08;.1994..3.r.c.s..835 ?
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