La jurisprudence francophone des Cours suprêmes


recherche avancée

02/09/1993 | CANADA | N°[1993]_2_R.C.S._973

Canada | R. c. Tortone, [1993] 2 R.C.S. 973 (2 septembre 1993)


R. c. Tortone, [1993] 2 R.C.S. 973

Dante Tortone Appelant

c.

Sa Majesté la Reine Intimée

Répertorié: R. c. Tortone

No du greffe: 23123.

1993: 28 avril; 1993: 2 septembre.

Présents: Le juge en chef Lamer et les juges Sopinka, Gonthier, Cory et Major.

en appel de la cour d'appel de l'ontario

POURVOI contre un arrêt de la Cour d'appel de l'Ontario (1992), 9 O.R. (3d) 161, 75 C.C.C. (3d) 50, 57 O.A.C. 13, qui a annulé l'acquittement de l'accusé relativement à des accusations visant les produits du trafic de stupéfiants, et or

donné un nouveau procès. Pourvoi accueilli en partie, les juges Gonthier et Cory sont dissidents en partie.

Ma...

R. c. Tortone, [1993] 2 R.C.S. 973

Dante Tortone Appelant

c.

Sa Majesté la Reine Intimée

Répertorié: R. c. Tortone

No du greffe: 23123.

1993: 28 avril; 1993: 2 septembre.

Présents: Le juge en chef Lamer et les juges Sopinka, Gonthier, Cory et Major.

en appel de la cour d'appel de l'ontario

POURVOI contre un arrêt de la Cour d'appel de l'Ontario (1992), 9 O.R. (3d) 161, 75 C.C.C. (3d) 50, 57 O.A.C. 13, qui a annulé l'acquittement de l'accusé relativement à des accusations visant les produits du trafic de stupéfiants, et ordonné un nouveau procès. Pourvoi accueilli en partie, les juges Gonthier et Cory sont dissidents en partie.

Marc Rosenberg, pour l'appelant.

D. D. Graham Reynolds, c.r., et Theresa M. Brucker, pour l'intimée.

//Le juge Major//

Version française du jugement du juge en chef Lamer et des juges Sopinka et Major rendu par

Le juge Major — Les accusations suivantes ont été portées contre l'appelant: un chef de complot en vue de faire le trafic d'un stupéfiant, deux chefs de trafic de stupéfiants, deux chefs de possession de stupéfiants en vue d'en faire le trafic, dix chefs de possession des produits du trafic de stupéfiants, contrairement à l'art. 11.1 de la Loi sur les stupéfiants, S.R.C. 1970, ch. N-1 (maintenant l'art. 19.1), et neuf chefs de recyclage des produits du trafic de stupéfiants, contrairement à l'art. 11.2 (maintenant l'art. 19.2) de la Loi sur les stupéfiants. En Cour provinciale de l'Ontario, Division criminelle, l'appelant a été déclaré coupable relativement aux accusations de complot, de trafic et de possession de stupéfiants, mais il a été acquitté en ce qui a trait aux accusations liées aux produits du trafic.

L'appelant et l'intimée ont tous deux interjeté appel devant la Cour d'appel de l'Ontario, qui a accueilli les deux appels et ordonné la tenue d'un nouveau procès relativement à toutes les accusations: (1992), 9 O.R. (3d) 161, 75 C.C.C. (3d) 50, 57 O.A.C. 13. L'appelant se pourvoit maintenant de plein droit devant notre Cour contre la partie de l'arrêt de la Cour d'appel qui a ordonné la tenue d'un nouveau procès sur les accusations à l'égard desquelles il a été acquitté. L'intimée n'a pas formé de pourvoi incident contre la décision de la Cour d'appel d'ordonner la tenue d'un nouveau procès sur les accusations à l'égard desquelles l'appelant a été déclaré coupable.

I. Les faits

La preuve du ministère public qui pesait contre l'appelant était principalement fondée sur la surveillance, par la police, de l'appelant et d'un présumé coauteur d'un complot, Alejandro Manolio. Le juge du procès a conclu que la preuve découlant de la surveillance policière du 17 juin 1989 n'appuyait pas les arguments du ministère public, mais que la preuve découlant de la surveillance des 19, 20 et 28 juin 1989 et du 3 au 7 juillet 1989, établissait un rapport entre l'appelant et Manolio.

D'autres éléments de preuve résultant de la surveillance montraient l'existence d'une association entre l'appelant et deux hommes, Zevallos et Narvaez. Il ressort d'une partie de ces éléments de preuve que, le 7 juillet 1989, l'appelant et Manolio se sont rendus à bord d'une Mazda immatriculée au nom de Zevallos sur le terrain d'une école et se sont ensuite garés derrière une Mustang à peu de distance du terrain. Narvaez, qui était un passager dans la Mustang, s'est approché de l'appelant et de Manolio. Après s'être entretenu brièvement avec Narvaez, l'appelant est allé du côté du passager de la Mazda et a sorti un sac de plastique blanc. Il a remis le sac à Narvaez qui est alors monté dans une Toyota. Les policiers ont suivi la Toyota et ont ordonné au conducteur de s'arrêter. L'autre occupant de la Toyota, Zevallos, a alors été trouvé en possession d'un kilogramme de cocaïne et de 4 200 $ can. La cocaïne se trouvait dans un sac qui, du moins en apparence, ne paraissait pas semblable au colis que l'appelant avait remis à Narvaez.

Plus tard le 7 juillet 1989, les policiers ont arrêté l'appelant. Lors de son arrestation, ce dernier avait environ 306 000 $ en espèces dans le coffre de la voiture qu'il conduisait. Au même moment, les policiers ont fouillé une Oldsmobile Toronado (au volant de laquelle l'appelant avait été aperçu le 3 juillet 1989) et ont trouvé 15 kilogrammes de cocaïne. Selon la preuve, Manolio avait été en contact avec cette voiture plus souvent que l'appelant.

Il ressort de la preuve que, d'avril à juillet 1989, l'appelant, à de nombreuses reprises, a eu en sa possession des montants importants de dollars canadiens qu'il changeait contre des dollars américains et des francs suisses. Pendant cette période, on a démontré que plus de 700 000 $ can. sont passés entre les mains de l'appelant. Selon la théorie du ministère public, Manolio était le véritable trafiquant de stupéfiants et l'appelant s'occupait de l'argent.

Au procès, l'appelant a présenté des éléments de preuve pour tenter d'expliquer la provenance des montants d'argent importants qui lui étaient passés entre les mains pendant la période en cause. Il a soutenu qu'il exploitait avec son frère, qui demeurait en Argentine, une entreprise de change de devises. Le frère de l'appelant a témoigné que cette entreprise consistait à acheter des devises argentines avec des dollars américains sur le marché noir argentin, puis à utiliser les devises argentines pour acheter des dollars canadiens sur le marché noir, pour finalement envoyer les devises canadiennes au Canada en vue de les changer contre des dollars américains. Le frère de l'appelant a affirmé que ce genre d'échange circulaire permettait de réaliser des bénéfices importants en raison de la différence de valeur des devises canadiennes et américaines sur le marché noir argentin, ce qui a été étayé par le témoignage d'expert d'un économiste. L'appelant a également cité comme témoin un parent qui a dit avoir, à une occasion, transporté des devises canadiennes de l'Argentine au Canada pour l'appelant et son frère, et un Argentin qui a dit avoir prêté 400 000 $ US au frère de l'appelant. L'appelant n'a pas témoigné.

Le procès de l'appelant s'est déroulé de façon intermittente pendant 20 jours, entre le 16 novembre 1989 et le 3 juillet 1990. À la conclusion de la preuve du ministère public, l'appelant a demandé le rejet des accusations pour le motif que le ministère public n'avait pas présenté d'éléments de preuve établissant l'existence des éléments essentiels des infractions. Le juge du procès a rejeté cette requête le 2 avril 1990. Dans les raisons qu'il a exposées à l'audience pour justifier le rejet de la requête, le juge du procès a dit qu'il lui était difficile de traiter l'affaire en raison de la nature intermittente des procédures et qu'il devait s'en remettre entièrement à ses notes.

Trois mois plus tard, le 3 juillet 1990, le juge du procès a rendu son jugement à l'audience. Lorsqu'il a prononcé son verdict, le juge du procès a encore fait des commentaires sur la nature sporadique des procédures, mais il n'a pas indiqué qu'il lui était aussi difficile de traiter de la preuve qu'en avril. Le juge du procès a dit qu'il avait sérieusement envisagé la possibilité de déclarer nul le procès pour le motif qu'il était [traduction] «extrêmement insatisfaisant», mais qu'il avait décidé de ne pas le faire parce que cela aurait causé un préjudice indu à l'appelant. Le juge du procès a alors déclaré l'appelant coupable relativement aux accusations de complot, de trafic et de possession de stupéfiants et l'a acquitté en ce qui a trait aux accusations liées aux produits du trafic. Le 25 juillet 1990, le juge du procès a condamné l'appelant à une peine de 9 ans d'emprisonnement.

Lorsqu'on examine la décision du juge du procès d'acquitter l'appelant à l'égard des accusations liées aux produits du trafic, il est utile de diviser ces accusations en groupes distincts selon les intervalles visés. Les accusations liées aux produits du trafic portées contre l'appelant constituaient les chefs 6 à 24 de la dénonciation datée du 16 novembre 1989. Les chefs 6 à 11 et 22 portaient sur des allégations de possession illégale des produits du trafic de stupéfiants et de recyclage des produits du trafic de stupéfiants, entre le 28 avril 1989 et le 24 mai 1989 («les chefs d'accusation antérieurs à juillet»). Les chefs 12 à 21 et 24 portaient sur des allégations de conduite illégale semblable que l'appelant aurait adoptée au début de juillet 1989 («les chefs d'accusation de juillet»). Finalement, dans le chef 23, on alléguait que l'appelant avait été en possession illégale des produits du trafic de stupéfiants entre le 28 avril 1989 et le 6 juillet 1989 («le chef d'accusation global»).

II. Les juridictions inférieures

A. La Cour provinciale

(i)Demande de rejet des accusations en raison de l'absence de preuve (2 avril 1990)

Le juge du procès a affirmé, en rejetant la demande:

[traduction] L'une des difficultés que j'ai éprouvées en examinant cette affaire et pour en arriver à une conclusion c'est le temps que le ministère public a mis pour terminer la présentation de sa preuve. Cette présentation a débuté vers le milieu de novembre 1989 et s'est déroulée sporadiquement jusqu'en mars de cette année, et j'ai dû m'en remettre entièrement à mes notes.

Lorsqu'il a rejeté la demande de non‑lieu, le juge du procès a appliqué le critère approprié quand il a dit:

[traduction] J'ai examiné soigneusement mes notes sur la preuve et j'en suis venu à la conclusion qu'il y a certains éléments de preuve qui, sans les évaluer, appuient les accusations portées contre M. Tortone, et cela comprend l'accusation de complot.

(ii)Verdict consécutif au procès (3 juillet 1990)

Le juge du procès a d'abord fait observer ceci:

[traduction] Un procès qui s'est déroulé sporadiquement, pendant cette période, ne peut qu'être extrêmement insatisfaisant pour l'accusé qui est détenu depuis le jour de son arrestation, le 7 juillet 1989, et ne peut correspondre à la bonne administration de la justice. Je suis d'avis que, pour un juge du procès, un procès aussi long et sporadique est extrêmement insatisfaisant, à tel point que j'ai sérieusement pensé à le déclarer nul. Toutefois, je ne prendrai pas cette mesure, puisque cela causerait un préjudice indu à l'accusé.

Lorsqu'il a examiné la preuve, le juge du procès a rejeté l'argument du ministère public voulant que la conclusion que l'appelant est coupable relativement aux accusations de complot, de possession de stupéfiants et de trafic signifie que les accusations liées aux produits du trafic avaient également fait l'objet d'une preuve hors de tout doute raisonnable (le ministère public faisant valoir qu'il ne pouvait y avoir d'autre explication de la provenance des montants d'argent importants que l'appelant avait en sa possession). Il a ensuite dit:

[traduction] Il n'y avait pas de preuve de commerce de cocaïne avant le 5, le 6 ou le 7 juillet 1989 ou peut‑être le 19 juin 1989. On peut bien soupçonner que l'accusé était engagé dans le commerce de la cocaïne dès avril ou mai 1989, mais ce ne peut être rien de plus qu'un soupçon.

Le juge du procès a examiné la preuve de la défense et a conclu qu'elle soulevait un doute raisonnable relativement aux chefs d'accusation antérieurs à juillet:

[traduction] Le ministère public a soutenu qu'il ne fallait absolument pas ajouter foi à cette preuve d'opérations supposément légitimes de change en devises étrangères parce qu'une personne qui exploite une entreprise légitime ne fonctionnerait de la manière négligée, inepte et insouciante décrite par [le frère de l'appelant].

Je conviens que la manière dont ils exploitaient leur entreprise de change était incroyablement négligente; toutefois, même si j'écarte cette preuve et que je ne lui accorde que peu d'importance, il y a toujours des éléments de preuve que l'accusé reçoit des montants importants en devises canadiennes provenant d'une source autre que le trafic de cocaïne.

Il a alors rejeté les chefs d'accusation antérieurs à juillet.

Le juge du procès a conclu que, même s'il n'est pas ressorti de la preuve qu'un complot avait commencé en mars 1989, il était établi hors de tout doute raisonnable que l'appelant et Manolio [traduction] «avaient pris part à un complot qui avait commencé le lundi 3 juillet 1989 et s'était terminé le vendredi 7 juillet 1989.» Il a déclaré l'appelant coupable relativement à l'accusation de complot (pendant l'intervalle plus court que celui mentionné dans l'accusation) et aux accusations de possession et de trafic de stupéfiants.

Le juge du procès a ensuite décidé qu'il y avait un doute raisonnable en ce qui concernait les autres accusations liées aux produits du trafic (les chefs d'accusation de juillet et le chef d'accusation global):

[traduction] Parce qu'il y a des éléments de preuve qu'au moins une partie de l'argent dont l'accusé était en possession et dont il s'occupait lui avait été envoyée d'Argentine à des fins commerciales légitimes, et en raison de la rareté, voire même de l'absence, d'éléments de preuve concernant la quantité d'argent que l'accusé a vraiment eu en sa possession par suite du trafic de cocaïne — et il doit y avoir eu une certaine somme d'argent — j'hésite à conclure que le ministère public n'a pas réussi à établir hors de tout doute raisonnable l'existence des autres infractions relatives à l'argent, soit les chefs d'accusation 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 23 et 24. Ces chefs d'accusation sont rejetés. [Je souligne.]

B. La Cour d'appel (1992), 9 O.R. (3d) 161

(i)Appel interjeté par l'appelant contre les déclarations de culpabilité

En examinant les faits et la preuve produite, le juge Goodman a souligné, à la p. 165, que, parce que les activités de l'appelant et de Manolio [traduction]«étaient très complexes et difficiles à suivre»,

[traduction] [i]l n'est pas étonnant que le juge du procès ait exprimé une telle consternation face à la nature intermittente du procès qui, indubitablement, a rendu très difficile la reconstitution de la suite des événements révélés par la surveillance pendant une période aussi longue, comme l'ont rapporté tant de témoins.

Le juge Goodman aurait rejeté un certain nombre des moyens d'appel de l'appelant mais, compte tenu des conclusions du juge du procès quant aux difficultés qu'il avait eues à traiter l'affaire, il était convaincu qu'il y avait lieu d'ordonner la tenue d'un nouveau procès.

(ii)Appel interjeté par le ministère public contre les acquittements

En examinant l'argument selon lequel le juge du procès aurait dû déclarer nul le procès à l'égard de toutes les accusations, le juge Goodman affirme, à la p. 170:

[traduction] Pour avoir gain de cause, le ministère public doit démontrer que le juge du procès a commis une erreur de droit. À mon avis, la preuve relative à ces accusations était inextricablement liée à la preuve sur laquelle étaient fondées les déclarations de culpabilité prononcées contre Tortone. Si, comme je l'ai conclu, le juge du procès ne pouvait pas, en toute justice, déclarer Tortone coupable pour les motifs énoncés, il a commis une erreur de droit en ne déclarant pas nul le procès. Le même raisonnement s'applique au procès sur les accusations à l'égard desquelles Tortone a été acquitté.

Il a également conclu que le juge du procès avait commis une erreur en évaluant les accusations liées aux produits du trafic, parce qu'il a semblé se fonder sur le fait que le ministère public devait démontrer quels montants d'argent en la possession de l'appelant étaient vraiment le produit du trafic de stupéfiants.

Par conséquent, la Cour d'appel a également ordonné la tenue d'un nouveau procès sur les accusations liées aux produits du trafic.

III. Les questions en litige

L'appelant a soulevé quatre questions dans son pourvoi devant notre Cour:

1.La Cour d'appel de l'Ontario a‑t‑elle commis une erreur en concluant que l'omission du juge du procès de déclarer nul le procès relativement aux chefs d'accusation 6 à 24 de la dénonciation était une erreur de droit sur laquelle le procureur général du Canada pouvait se fonder pour interjeter appel conformément à l'art. 676 du Code criminel?

2.La Cour d'appel de l'Ontario a‑t‑elle commis une erreur en concluant que le juge du procès avait commis une erreur de droit en ne déclarant pas nul le procès relativement aux chefs d'accusation 6 à 24 de la dénonciation?

3.La Cour d'appel de l'Ontario a‑t‑elle commis une erreur en concluant que le juge du procès s'était mal instruit du droit relativement aux éléments des infractions visées aux al. 11.1(2)a) et 11.2(2)a) de la Loi sur les stupéfiants, S.R.C. 1970, ch. N‑1 (et ses modifications)?

4.La Cour d'appel de l'Ontario a‑t‑elle commis une erreur en n'examinant pas si le procureur général du Canada avait démontré que, si le juge du procès s'était bien instruit du droit, sa décision d'acquitter n'aurait pas nécessairement été la même?

IV. Analyse

A.La décision du juge du procès de ne pas déclarer nul le procès

Étant donné que le ministère public n'a pas interjeté appel contre la décision d'ordonner un nouveau procès sur les accusations à l'égard desquelles l'appelant a été déclaré coupable, notre Cour n'a pas à déterminer si le juge du procès a commis une erreur lorsqu'il a décidé de ne pas déclarer nul le procès à l'égard de ces accusations. Seules les accusations à l'égard desquelles l'appelant a été acquitté sont maintenant en cause.

La Cour d'appel a conclu que le juge du procès a dû éprouver les mêmes difficultés avec la preuve au moment de prononcer son verdict (le 3 juillet 1990) que lorsqu'il a examiné la demande de non‑lieu (le 2 avril 1990). Cette conclusion ne s'ensuit pas nécessairement.

Pour se prononcer sur la demande de non‑lieu en avril, le juge du procès n'avait qu'à se demander s'il y avait une preuve quelconque de l'existence des éléments essentiels des infractions reprochées à l'appelant, mais pour arriver à un verdict en juillet, le juge du procès devait réellement évaluer cette preuve. Bien qu'il s'agisse là d'hypothèses, il se peut que le juge du procès ait néanmoins amélioré sa compréhension de la preuve entre avril et juillet, qu'il se soit rafraîchi la mémoire grâce à un examen plus approfondi de ses notes. Il se peut qu'il ait vu une transcription. Il se peut que les arguments finals des avocats aient jeté une lumière nouvelle sur son appréciation de la preuve. Lors du pourvoi, on a dit à notre Cour que le juge du procès avait entendu des arguments détaillés de la part de l'avocat du ministère public à la fin du procès. Il convient de souligner que le juge du procès n'a pas exprimé les mêmes inquiétudes lorsqu'il a statué sur le procès que lorsqu'il a examiné la demande de non‑lieu. Il est hypothétique d'affirmer qu'il a dû éprouver la même difficulté en juillet qu'en avril. Il serait également hypothétique d'affirmer que ce doit être la raison pour laquelle le juge du procès a envisagé la possibilité de déclarer nul le procès. En rendant son verdict, le juge du procès n'a pas indiqué pourquoi il avait envisagé cette possibilité.

Bien que le juge du procès n'ait pas examiné exhaustivement la preuve pour en arriver à sa décision, il n'y a aucune raison de conclure qu'il n'était pas en mesure de l'apprécier. Au contraire, le juge du procès a fondé ses conclusions sur la preuve. Cela était adéquat étant donné, particulièrement, que le juge du procès n'est pas tenu de faire des commentaires sur l'ensemble de la preuve dans ses motifs de jugement: R. c. Morin, [1992] 3 R.C.S. 286, à la p. 296; R. c. C. (R.), [1993] 2 R.C.S. 226.

En définitive, le juge du procès a eu raison de ne pas déclarer nul le procès relativement aux accusations à l'égard desquelles l'appelant a été acquitté.

B.Les conclusions du juge du procès sur les accusations liées aux produits du trafic

Le juge du procès a tenu pour avéré qu'il n'y avait en fait rien de plus qu'un soupçon qu'avant le 19 juin 1989, au plus tôt, l'appelant était impliqué dans un complot de trafic de cocaïne. Il a également tenu pour avéré que l'appelant avait soulevé un doute raisonnable qu'il avait eu en sa possession des montants d'argent importants dans le cadre de l'exploitation avec son frère d'une entreprise de change de devises étrangères. À la lumière de ces conclusions, le juge du procès a ensuite conclu qu'il existait effectivement un doute raisonnable quant à la culpabilité de l'appelant relativement aux chefs d'accusation antérieurs à juillet. Le juge du procès a également tiré la conclusion de fait que, d'après la preuve concernant l'entreprise de change de devises étrangères, conjuguée à l'absence de preuve que l'appelant a eu en sa possession de l'argent provenant du trafic de cocaïne, le ministère public n'a pas démontré hors de tout doute raisonnable que l'appelant était coupable relativement aux chefs d'accusation de juillet et au chef d'accusation global.

Bien qu'un autre juge ait pu tirer des conclusions de fait différentes de celles du juge du procès, il n'est pas loisible à une cour d'appel, dans le cadre d'un appel interjeté par le ministère public contre un acquittement, de modifier les conclusions de fait auxquelles est arrivé le juge du procès simplement parce que la cour d'appel tirerait des conclusions différentes: Schuldt c. La Reine, [1985] 2 R.C.S. 592. À mon avis, la Cour d'appel a commis une erreur en annulant le verdict du juge du procès relativement aux chefs d'accusation antérieurs à juillet et à ceux de juillet.

Cependant, il est loisible à une cour d'appel d'annuler le verdict d'un juge du procès lorsque celui-ci n'a pas examiné une ou plusieurs questions qui doivent être tranchées pour prononcer le verdict. En l'espèce, le juge du procès devait déterminer non seulement si le ministère public avait prouvé que les montants spécifiés dans les divers chefs d'accusation liés aux produits du trafic étaient les produits du trafic de stupéfiants, mais encore si le ministère public avait fait une preuve hors de tout doute raisonnable relativement au chef d'accusation global, même s'il existait un doute raisonnable en ce qui concernait tous les autres chefs liés aux produits du trafic. Conclure à l'existence d'un doute raisonnable relativement à tous les autres chefs d'accusation liés aux produits du trafic n'amènerait pas nécessairement à conclure également à l'existence d'un doute raisonnable relativement au chef d'accusation global.

Il était loisible au juge du procès de conclure que, même s'il ne pouvait pas déterminer quelles opérations spécifiées dans les divers chefs d'accusation liés aux produits du trafic comportaient les produits du trafic de stupéfiants, le ministère public avait prouvé hors de tout doute raisonnable qu'au moins une de ces opérations comportait les produits du trafic de stupéfiants. Le cas échéant, il y aurait eu lieu de déclarer l'appelant coupable relativement au chef d'accusation global et de l'acquitter relativement à tous les autres chefs liés aux produits du trafic.

À mon avis, l'acquittement prononcé par le juge du procès relativement au chef d'accusation global ne saurait être confirmé compte tenu de ses conclusions à

[traduction] . . . la rareté, voire même [à] l'absence, d'éléments de preuve concernant la quantité d'argent que l'accusé a vraiment eu en sa possession par suite du trafic de cocaïne — et il doit y avoir eu une certaine somme d'argent . . . [Je souligne.]

Il s'agit là d'une affirmation ambiguë qui n'est ni l'expression d'un doute raisonnable ni l'expression de la conviction qu'il y avait suffisamment d'éléments de preuve pour prononcer une déclaration de culpabilité. Il en ressort également que le juge du procès n'a pas examiné si, malgré l'existence d'un doute raisonnable relativement à toutes les autres accusations, le ministère public avait démontré la culpabilité de l'appelant relativement au chef d'accusation global. En n'examinant pas cette question, le juge du procès a commis une erreur de droit. Seul le nouveau procès ordonné par la Cour d'appel peut permettre de remédier à cela.

VI. Conclusion

Je suis donc d'avis d'accueillir en partie le pourvoi en rétablissant les acquittements prononcés relativement aux chefs d'accusation 6 à 22 et 24, et de confirmer l'ordonnance enjoignant de tenir un nouveau procès relativement au chef 23.

//Le juge Gonthier//

Version française des motifs des juges Gonthier et Cory rendus par

Le juge Gonthier (dissident en partie) — J'ai eu l'avantage de lire les motifs du juge Major. Je m'en remets à son examen des faits et des procédures. Bien qu'en tout état de cause je partage son avis qu'on ne saurait maintenir la conclusion du juge du procès relative au chef global, le chef d'accusation 23, je conclus que la Cour d'appel n'a commis aucune erreur ni dans sa compréhension des remarques du juge du procès quant aux motifs de déclarer nul le procès, ni dans sa conclusion qu'on ne pouvait considérer le procès comme équitable, que les acquittements devaient être annulés comme l'avaient été les déclarations de culpabilité, et qu'un nouveau procès devait être ordonné. Je rejetterais donc le pourvoi.

La question principale soulevée en l'espèce, sur laquelle je suis en désaccord avec le juge Major, porte sur la conclusion de la Cour d'appel quant à l'équité du procès, compte tenu de l'incapacité du juge du procès de se saisir de l'ensemble de la preuve au moment de rendre son verdict. Cette question touche le c{oe}ur même du procès où l'accusé doit être jugé et le verdict rendu sur la foi de l'ensemble de la preuve dont la cour est saisie. Il s'agit d'une question de droit sur laquelle la Cour d'appel avait le droit de se pencher et qui était, en fait, si fondamentale que la cour était obligée de le faire.

La question se pose en raison des commentaires que le juge du procès a faits au moment d'examiner une demande de non‑lieu le 2 avril 1990 et de rendre son verdict trois mois plus tard. Comme le souligne le juge Major dans ses motifs, le juge du procès a, en se prononçant sur cette demande, mentionné particulièrement les difficultés qu'il avait éprouvées en raison du temps mis pour terminer la présentation de la preuve de la poursuite. Il avait dû s'en remettre entièrement à ses notes étant donné que les audiences s'étaient déroulées de façon intermittente pendant environ cinq mois. Le ministère public a terminé la présentation de sa preuve un mois avant cette demande.

Au moment de rendre son verdict le 3 juillet 1990, le juge du procès a de nouveau fait part de ces difficultés à rassembler les éléments de preuve. Le passage qui nous intéresse se lit ainsi:

[traduction] Un procès qui s'est déroulé sporadiquement, pendant cette période, ne peut qu'être extrêmement insatisfaisant pour l'accusé qui est détenu depuis le jour de son arrestation, le 7 juillet 1989, et ne peut correspondre à la bonne administration de la justice. Je suis d'avis que, pour un juge du procès, un procès aussi long et sporadique est extrêmement insatisfaisant, à tel point que j'ai sérieusement pensé à le déclarer nul. Toutefois, je ne prendrai pas cette mesure, puisque cela causerait un préjudice indu à l'accusé.

En Cour d'appel (1992), 9 O.R. (3d) 161, le juge Goodman conclut, à la p. 169:

[traduction] Ses remarques donnent nécessairement l'impression qu'il a éprouvé des difficultés avec la preuve en raison de la longueur et du déroulement sporadique du procès. Il a indiqué, que la seule raison pour laquelle il n'a pas déclaré le procès nul est que «cela causerait un préjudice indu à l'accusé».

Puis il ajoute (à la p. 170):

[traduction] Je suis toutefois convaincu que, compte tenu de ces remarques et de la nature de la preuve, on ne saurait considérer que le procès a été équitable. Non seulement justice doit-elle être rendue, mais encore doit‑il y avoir apparence de justice.

Je suis d'accord. Aux yeux du juge du procès, les circonstances étaient telles qu'il a sérieusement pensé à déclarer nul le procès et il a indiqué en somme qu'il l'aurait fait n'eût été sa crainte que l'accusé en subisse un préjudice indu.

Le juge Goodman de la Cour d'appel a distingué avec raison la présente affaire des appels qui ne sont fondés que sur le délai ou sur la présomption de préjudice qu'on peut en tirer.

Bien que le juge du procès n'ait pas précisé la nature de la difficulté qu'il éprouvait lors de la demande de non‑lieu ou subséquemment, il est néanmoins évident que la nature intermittente des audiences l'a amené à conclure qu'il n'avait pas été en mesure d'apprécier de façon satisfaisante le dossier factuel complexe, comme il se devait pour trancher en connaissance de cause les questions dont il était saisi. Pour reprendre les propos de la Cour d'appel (à la p. 169):

[traduction] Son emploi du mot «entièrement» donne la nette impression que son souvenir ou son appréciation de la preuve étaient quelque peu limités, sauf pour le contenu de ses notes.

La persistance de la difficulté ressort de la mention qu'il en fait en des termes fort explicites à la fois au moment d'examiner la demande de non‑lieu et, trois mois plus tard, dans l'introduction de ses motifs du verdict. Comme le juge Major le mentionne, la possibilité que le juge du procès ait bonifié son souvenir des faits en revoyant ses notes et les transcriptions au cours de la période qui a suivi l'audition de la demande de non‑lieu n'est qu'une hypothèse. Toutefois, la proposition voulant que le souvenir du juge du procès se soit amélioré au cours du délai supplémentaire écoulé entre ce moment et son verdict est contredite par le commentaire qu'il a alors fait, selon lequel, pour lui, en tant que juge, un procès aussi long et sporadique était extrêmement insatisfaisant, à tel point qu'il avait sérieusement pensé à le déclarer nul et que son motif de ne pas le faire était le préjudice indu qui en aurait résulté pour l'accusé.

Il y a lieu de souligner que, si le juge du procès n'a pas déclaré nul le procès, ce n'est pas parce qu'il a pu surmonter ses difficultés en tant que juge (ce serait là la seule raison requise et valable de le faire), mais plutôt parce qu'il craignait qu'une telle mesure ne cause un préjudice à l'accusé, vraisemblablement parce que l'annulation du procès nécessiterait la tenue d'un nouveau procès. Ce motif ne saurait justifier qu'on rende un verdict à la suite d'un procès inéquitable, qu'il s'agisse d'une déclaration de culpabilité ou d'un acquittement. Lorsqu'un procès équitable ne peut être tenu dans un délai raisonnable, on peut y remédier notamment par l'arrêt des procédures.

Par ailleurs, le fait que le juge du procès ait exposé des motifs portant sur la preuve ne suffit pas à dissiper la crainte relative à l'équité du procès. La valeur des motifs du juge dépend de la compréhension qu'il a de la preuve et de l'évaluation qu'il peut en faire. Les commentaires du juge impliquent que la déficience à cet égard était telle qu'il aurait déclaré nul le procès n'eût été le préjudice que l'accusé en subirait. Il en ressort qu'il était conscient que le fondement de sa décision était vicié quoiqu'il se soit mépris sur la réparation appropriée.

La difficulté éprouvée par le juge du procès, qui touchait la qualité du procès en tant que processus, diffère grandement de l'exigence qu'un jugement soit suffisamment motivé, dont il était question dans l'arrêt R. c. Morin, [1992] 3 R.C.S. 286, auquel renvoie le juge Major. Dans cette affaire, notre Cour devait déterminer si l'omission, notamment, du juge du procès de mentionner chaque élément de preuve au moment de prononcer ses motifs constituait une erreur de droit. Le juge Sopinka conclut ceci, à la p. 296:

Le juge du procès doit examiner tous les éléments de preuve qui se rapportent à la question ultime à trancher, mais à moins que les motifs démontrent que cela n'a pas été fait, l'omission de consigner que cet examen a été fait ne permet pas de conclure qu'une erreur de droit a été commise à cet égard. [Je souligne.]

Bien que le juge du procès n'ait pas à faire état de tous les éléments de preuve dont il est saisi lorsqu'il prononce ses motifs de jugement, ces derniers peuvent toutefois démontrer que le processus de recherche des faits accuse de grandes faiblesses qui justifient la nullité du procès. Bien que le juge du procès ait motivé ses conclusions en l'espèce, ses commentaires indiquent qu'il n'a pas estimé que le processus d'enquête sur les faits lui avait permis d'effectuer un examen convenable de la preuve. En toute déférence, je suis incapable de partager la conclusion du juge Major voulant qu'en prononçant son verdict le juge du procès n'ait pas exposé la raison pour laquelle il avait songé à déclarer nul le procès, et qu'il n'y ait aucune raison de conclure que ce dernier était incapable d'apprécier la preuve.

Les commentaires du juge du procès sont particulièrement importants compte tenu de la nature de la preuve en l'espèce. Outre la complexité du dossier factuel, plusieurs questions de crédibilité ont été soulevées par la preuve. La possibilité de se référer à l'ensemble de la preuve et de l'examiner est un attribut important de tout processus d'évaluation de la preuve et, particulièrement, de la crédibilité.

Les circonstances de l'espèce diffèrent de celles qui nécessitent l'examen du caractère suffisant ou insuffisant de la preuve. En l'espèce, il ne s'agit pas seulement de déterminer si la décision du juge du procès se situait dans les limites des conclusions que la preuve permettait de tirer ou commandait. Au contraire, la justesse des conclusions tirées par le juge du procès est étroitement liée à la question de savoir si la preuve avait d'abord été examinée régulièrement. Les faits de la présente affaire sont tels que les déclarations de culpabilité et les acquittements étaient fondés dans une large mesure sur la même preuve. La Cour d'appel a eu raison de souligner que la preuve relative aux différents chefs d'accusation était entremêlée et interdépendante et que, de ce fait, les conclusions fondées sur une partie de la preuve ne pouvaient être dissociées des faiblesses de l'ensemble du processus de recherche des faits. Il y avait divers témoignages et éléments de preuve dont la crédibilité devait nécessairement faire l'objet d'une évaluation. Dans ces circonstances, l'affirmation du juge du procès suivant laquelle le processus de recherche des faits était insatisfaisant suffit pour justifier l'annulation du procès.

Compte tenu des circonstances, il convenait de renvoyer à procès l'affaire en entier, y compris les chefs d'accusation à l'égard desquels un acquittement avait été prononcé. Bien que l'équité et l'intégrité du procès, y compris le processus de recherche des faits, soient une question de droit qui intéresse à la fois les tribunaux de première instance et les tribunaux d'appel, il convient que le procès se déroule devant un juge du procès et non en Cour d'appel.

Conclusion

Compte tenu des remarques du juge du procès, la Cour d'appel a bien saisi la position de ce dernier au moment où il a examiné la demande de non‑lieu et lorsqu'il a rendu un verdict. Les remarques du juge du procès démontrent non seulement le caractère insatisfaisant du fondement de son examen de la preuve, mais également que ce caractère insatisfaisant a été reconnu au procès, en dépit de l'erreur commise dans la façon d'y remédier. L'importance accordée aux remarques du juge du procès est compatible avec l'arrêt de notre Cour Morin, précité, car des remarques comme celles faites par le juge du procès peuvent traduire une incapacité d'examiner l'ensemble de la preuve pertinente au litige. Une décision motivée ne saurait remédier à un tel défaut.

Il n'y a donc aucune raison en l'espèce de modifier la décision de la Cour d'appel d'annuler les acquittements et d'ordonner la tenue d'un nouveau procès relativement aux chefs d'accusation faisant l'objet d'acquittements. Par conséquent, je suis d'avis de rejeter le pourvoi.

Pourvoi accueilli en partie, les juges Gonthier et Cory sont dissidents en partie.

Procureurs de l'appelant: Greenspan, Rosenberg & Buhr, Toronto.

Procureur de l'intimée: John C. Tait, Ottawa.


Synthèse
Référence neutre : [1993] 2 R.C.S. 973 ?
Date de la décision : 02/09/1993
Sens de l'arrêt : Le pourvoi est accueilli en partie

Analyses

Droit criminel - Procès - Équité - Accusations en matière de stupéfiants -- Procès de l'accusé tenu de façon intermittente pendant une période de huit mois - Affirmation du juge du procès qu'il avait sérieusement envisagé de déclarer nul le procès mais qu'il avait décidé de ne pas le faire parce que cela causerait un préjudice indu à l'accusé - Acquittement de l'accusé relativement à certaines accusations - Annulation des verdicts d'acquittement par la Cour d'appel et ordonnance de nouveau procès - Le juge du procès a‑t‑il commis une erreur en ne déclarant pas nul le procès?.

Droit criminel - Stupéfiants - Acquittement de l'accusé relativement à certaines accusations - Annulation des verdicts d'acquittement par la Cour d'appel et ordonnance de nouveau procès - Le juge du procès a‑t‑il commis une erreur en n'examinant pas si le ministère public avait prouvé la culpabilité de l'accusé relativement à l'une des accusations?.

L'accusé a fait l'objet de diverses inculpations de trafic de stupéfiants, de possession des produits du trafic de stupéfiants et de recyclage de ces produits. Ces dernières accusations comprenaient des chefs visant des actes antérieurs à juillet 1989, des chefs relatifs au début de juillet 1989 et un chef dans lequel on alléguait que l'accusé avait été en possession illégale des produits du trafic de stupéfiants entre avril et juillet 1989 («le chef d'accusation global»). Le procès s'est déroulé de façon intermittente pendant presque huit mois. À la conclusion de la preuve du ministère public, l'accusé a demandé le rejet des accusations. Dans les raisons qu'il a exposées à l'audience pour justifier le rejet de la requête, le juge du procès a dit qu'il lui avait été difficile de traiter l'affaire en raison de la nature intermittente des procédures et qu'il avait dû s'en remettre entièrement à ses notes. Trois mois plus tard, il a déclaré l'accusé coupable relativement aux accusations de trafic, mais il l'a acquitté en ce qui a trait aux accusations liées aux produits du trafic. Lorsqu'il a prononcé son verdict, le juge du procès a encore fait des commentaires sur la nature sporadique des procédures. Il a dit qu'il avait sérieusement envisagé la possibilité de déclarer nul le procès pour le motif qu'il était «extrêmement insatisfaisant», mais qu'il avait décidé de ne pas le faire parce que cela aurait causé un préjudice indu à l'accusé. La Cour d'appel a accueilli les appels de l'accusé et du ministère public et a ordonné la tenue d'un nouveau procès relativement à toutes les accusations. Compte tenu des conclusions du juge du procès quant aux difficultés qu'il avait eues à traiter l'affaire, elle était convaincue qu'il y aurait eu lieu de déclarer nul le procès. Elle a également conclu que le juge du procès avait commis une erreur en évaluant les accusations liées aux produits du trafic, parce qu'il a semblé se fonder sur le fait que le ministère public devait démontrer quels montants d'argent en la possession de l'accusé étaient vraiment le produit du trafic de stupéfiants. L'accusé se pourvoit devant notre Cour contre la décision de la Cour d'appel d'ordonner la tenue d'un nouveau procès sur les accusations à l'égard desquelles il a été acquitté.

Arrêt (les juges Gonthier et Cory sont dissidents en partie): Le pourvoi est accueilli en partie.

Le juge en chef Lamer et les juges Sopinka et Major: Le juge du procès a eu raison de ne pas déclarer nul le procès relativement aux accusations à l'égard desquelles l'accusé a été acquitté. La conclusion de la Cour d'appel selon laquelle le juge du procès a dû éprouver les mêmes difficultés avec la preuve au moment de prononcer son verdict que lorsqu'il a examiné la demande de non‑lieu ne s'ensuit pas nécessairement. Elle est hypothétique. Il se peut que le juge du procès ait amélioré sa compréhension de la preuve pendant les trois mois qui se sont écoulés entre-temps. Il se peut qu'il se soit rafraîchi la mémoire grâce à un examen plus approfondi de ses notes, et qu'il ait vu une transcription. Il se peut également que les arguments finals des avocats aient jeté une lumière nouvelle sur son appréciation de la preuve.

La Cour d'appel a commis une erreur en annulant les verdicts d'acquittement prononcés par le juge du procès relativement aux chefs d'accusation antérieurs à juillet et à ceux de juillet liés aux produits du trafic. Bien qu'un autre juge ait pu tirer des conclusions de fait différentes de celles du juge du procès, il n'est pas loisible à une cour d'appel, dans le cadre d'un appel interjeté par le ministère public contre un acquittement, de modifier les conclusions de fait auxquelles est arrivé le juge du procès simplement parce que la cour d'appel tirerait des conclusions différentes. L'acquittement prononcé par le juge du procès relativement au chef d'accusation global ne saurait cependant être confirmé compte tenu de sa conclusion que l'accusé doit avoir eu en sa possession une certaine somme d'argent par suite du trafic de cocaïne. Il était loisible au juge du procès de conclure que, même s'il ne pouvait pas déterminer quelles opérations spécifiées dans les divers chefs d'accusation liés aux produits du trafic comportaient les produits du trafic de stupéfiants, le ministère public avait prouvé hors de tout doute raisonnable qu'au moins une de ces opérations comportait les produits du trafic de stupéfiants. L'accusé aurait alors été déclaré coupable relativement au chef d'accusation global. En n'examinant pas cette question, le juge du procès a commis une erreur de droit.

Les juges Gonthier et Cory (dissidents en partie): Il n'y a aucune raison de modifier la décision de la Cour d'appel d'annuler tous les acquittements. Bien que le juge du procès n'ait pas précisé la nature de la difficulté qu'il éprouvait lors de la demande de non‑lieu ou subséquemment, il est néanmoins évident que la nature intermittente des audiences l'a amené à conclure qu'il n'avait pas été en mesure d'apprécier de façon satisfaisante le dossier factuel complexe, comme il se devait pour trancher en connaissance de cause les questions dont il était saisi. La persistance de la difficulté ressort de la mention qu'il en fait en des termes fort explicites à la fois au moment d'examiner la demande et, trois mois plus tard, dans l'introduction de ses motifs du verdict. La proposition voulant que le souvenir du juge du procès se soit amélioré au cours du délai supplémentaire écoulé entre la demande de non‑lieu et son verdict est contredite par le commentaire qu'il a alors fait, selon lequel un procès aussi long et sporadique était extrêmement insatisfaisant, à tel point qu'il avait sérieusement pensé à le déclarer nul et que son motif de ne pas le faire était le préjudice indu qui en aurait résulté pour l'accusé. Ce motif ne saurait justifier qu'on rende un verdict à la suite d'un procès inéquitable, qu'il s'agisse d'une déclaration de culpabilité ou d'un acquittement. Lorsqu'un procès équitable ne peut être tenu dans un délai raisonnable, on peut y remédier notamment par l'arrêt des procédures. Le fait que le juge du procès ait exposé des motifs portant sur la preuve ne suffit pas à dissiper la crainte relative à l'équité du procès. Ses commentaires indiquent qu'il n'a pas estimé que le processus d'enquête sur les faits lui avait permis d'effectuer un examen convenable de la preuve. Il y avait, en l'espèce, divers témoignages et éléments de preuve dont la crédibilité devait nécessairement faire l'objet d'une évaluation. Dans ces circonstances, l'affirmation du juge du procès suivant laquelle le processus de recherche des faits était insatisfaisant suffit pour justifier l'annulation du procès.


Parties
Demandeurs : Sa Majesté la Reine
Défendeurs : Tortone

Références :

Jurisprudence
Citée par le juge Major
Arrêts mentionnés: R. c. Morin, [1992] 3 R.C.S. 286
R. c. C. (R.), [1993] 2 R.C.S. 226
Schuldt c. La Reine, [1985] 2 R.C.S. 592.
Citée par le juge Gonthier (dissident en partie)
R. c. Morin, [1992] 3 R.C.S. 286.
Lois et règlements cités
Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C‑46, art. 675.
Loi sur les stupéfiants, S.R.C. 1970, ch. N‑1, art. 11.1 [aj. 1988, ch. 61, art. 13], 11.2 [idem].
Loi sur les stupéfiants, L.R.C. (1985), ch. N‑1, art. 19.1 [aj. ch. 42 (4e suppl.), art. 12], 19.2 [idem].

Proposition de citation de la décision: R. c. Tortone, [1993] 2 R.C.S. 973 (2 septembre 1993)


Origine de la décision
Date de l'import : 06/04/2012
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;1993-09-02;.1993..2.r.c.s..973 ?
Association des cours judiciaires suprmes francophones
Organisation internationale de la francophonie
Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie. Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie.
Logo iall 2012 website award