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29/10/1992 | CANADA | N°[1992]_3_R.C.S._299

Canada | London Drugs Ltd. c. Kuehne & Nagel International Ltd., [1992] 3 R.C.S. 299 (29 octobre 1992)


London Drugs Ltd. c. Kuehne & Nagel International Ltd., [1992] 3 R.C.S. 299

London Drugs Limited Appelante

c.

Dennis Gerrard Brassart et Hank Vanwinkel Intimés

et

Kuehne & Nagel International Ltd. et

Federal Pioneer Limited Mises en cause

et

General Truck Drivers and Helpers Local Union No. 31 Intervenant

Répertorié: London Drugs Ltd. c. Kuehne & Nagel International Ltd.

No du greffe: 21980.

1991: 29 octobre; 1992: 29 octobre.

Présents: Les juges La Forest, L'Heureux‑Dubé, Sopinka, Cory, McLa

chlin, Stevenson* et Iacobucci.

en appel de la cour d'appel de la colombie‑britannique

POURVOI PRINCIPAL et POURVOI INCIDENT...

London Drugs Ltd. c. Kuehne & Nagel International Ltd., [1992] 3 R.C.S. 299

London Drugs Limited Appelante

c.

Dennis Gerrard Brassart et Hank Vanwinkel Intimés

et

Kuehne & Nagel International Ltd. et

Federal Pioneer Limited Mises en cause

et

General Truck Drivers and Helpers Local Union No. 31 Intervenant

Répertorié: London Drugs Ltd. c. Kuehne & Nagel International Ltd.

No du greffe: 21980.

1991: 29 octobre; 1992: 29 octobre.

Présents: Les juges La Forest, L'Heureux‑Dubé, Sopinka, Cory, McLachlin, Stevenson* et Iacobucci.

en appel de la cour d'appel de la colombie‑britannique

POURVOI PRINCIPAL et POURVOI INCIDENT contre un arrêt de la Cour d'appel de la Colombie‑Britannique (1990), 45 B.C.L.R. (2d) 1, 70 D.L.R. (4th) 51, [1990] 4 W.W.R. 289, 2 C.C.L.T. (2d) 161, 31 C.C.E.L. 67, infirmant une décision de la Cour suprême de la Colombie‑Britannique (1986), 2 B.C.L.R. (2d) 181, [1986] 4 W.W.R. 183, qui avait accueilli l'action intentée par l'appelante contre les intimés. Le pourvoi principal et le pourvoi incident sont rejetés, le juge La Forest est dissident dans le pourvoi incident.

Richard B. Lindsay et Michael J. Jackson, pour l'appelante.

Bryan G. Baynham et William S. Clark, pour les intimés.

Aucune comparution pour l'intervenant.

Version française des motifs rendus par

//Le juge La Forest//

Le juge La Forest (dissident dans le pourvoi incident) --

Introduction

En l'espèce, l'appelante cherche à obtenir des dommages‑intérêts contre les employés intimés en raison de la négligence dont ils ont fait preuve dans l'exécution d'un travail que leur employeur s'était engagé à faire par contrat. Il s'agit de savoir si les employés ont une obligation délictuelle envers l'appelante et, dans l'affirmative, si une clause du contrat limitant la responsabilité de l'employeur dans l'exécution du travail en question peut servir à protéger les employés également.

Mon collègue le juge Iacobucci a énoncé les faits et a fait l'historique judiciaire de l'appel, mais pour plus de commodité, je les reprendrai brièvement. L'appelante, London Drugs Limited, a acheté un transformateur pour son nouvel entrepôt et a pris des dispositions pour le faire entreposer chez Kuehne & Nagel International Ltd. (KNI). London Drugs savait, ou on peut considérer qu'elle savait, que KNI était une société à responsabilité limitée et que les employés de KNI seraient chargés d'exécuter le contrat. Les conditions d'entreposage étaient stipulées dans un contrat type, qui comprenait une clause limitant à 40 $ la responsabilité de l'entreposeur. On a attiré l'attention de London Drugs sur cette clause, mais cette dernière a refusé de souscrire une assurance supplémentaire par l'entremise de KNI et a plutôt choisi de souscrire sa propre assurance tous risques. Les employés défendeurs, Dennis Gerrard Brassart et Hank Vanwinkel, qui avaient reçu l'ordre de charger le transformateur dans un camion pour qu'il soit livré au nouvel entrepôt de London Drugs, ont endommagé par négligence le transformateur et causé des dommages s'élevant à 33 955,41 $. Le juge de première instance a accueilli l'action intentée contre Vanwinkel et Brassart et les a tenus responsables du plein montant des dommages causés, mais a limité à 40 $ le jugement contre KNI conformément aux conditions du contrat. La Cour d'appel de la Colombie‑Britannique, constituée de cinq juges, a limité à 40 $ le montant du jugement rendu contre les employés et contre KNI.

J'ai eu l'avantage de lire les motifs de mes collègues les juges McLachlin et Iacobucci. Les deux juges trancheraient l'affaire en appliquant aux employés la clause du contrat limitant la responsabilité de l'employeur (KNI), le juge McLachlin en se fondant sur une analyse délictuelle et le juge Iacobucci sur une analyse contractuelle. Toutefois, pour les motifs ci‑dessous énoncés, je crois que la meilleure solution serait de juger que, dans les circonstances de l'espèce, les employés intimés n'avaient aucune obligation envers l'appelante. Mes collègues ne se sont pas attardés à cette possibilité, mais je crois qu'elle mérite d'être examinée plus à fond.

À mon avis, avant d'examiner une disposition précise du contrat entre l'employeur et la cliente, il faut trancher la question difficile de savoir si les employés avaient une obligation de diligence envers l'appelante. Cette méthode a l'avantage d'être plus globale, étant donné qu'elle ne dépend pas des conditions précises du contrat que l'employeur a passé avec la cliente. La question a été soulevée par les parties devant tous les tribunaux qui ont entendu l'affaire et fait l'objet d'arrêts contradictoires. Quoi qu'il en soit, la question de l'obligation de diligence doit être résolue afin de déterminer si Vanwinkel et Brassart sont conjointement responsables avec KNI, du paiement des 40 $, ou si seule KNI est responsable du paiement de cette somme.

Ce dernier point est celui qui m'a poussé à rédiger ces motifs. Mes collègues ont bien exprimé des opinions qui me semblent soutenables; l'opinion du juge Iacobucci m'a particulièrement attiré, puisqu'elle contribuerait énormément à nous débarrasser d'un grand nombre des conséquences de ce fléau qu'est le principe du lien contractuel ou la relativité des contrats. Cependant, il est difficile de souscrire à leur point de vue dans le présent contexte parce que, compte tenu de la façon dont nous avons été saisis de l'affaire, cela nous empêcherait d'examiner à fond par la suite les questions fondamentales. En effet, mes collègues mettent l'accent sur un élément accessoire de l'affaire — le fait que London Drugs et KNI ont incorporé dans le contrat une clause répartissant la responsabilité entre elles. Cependant, la véritable question litigieuse n'est pas différente de ce qu'elle serait si aucune clause de ce genre ne figurait dans le contrat. En fin de compte, il s'agit de savoir s'il convient d'imposer aux employés l'obligation de dédommager l'employeur ou les parties qui passent un contrat avec celui‑ci lorsqu'ils se livrent d'une façon négligente à une activité que les parties contractantes ont mise en branle. Interpréter la clause de limitation comme s'appliquant implicitement aux employés ou comme restreignant leur responsabilité délictuelle revient simplement à recourir à un mécanisme commode qui permet de résoudre partiellement le problème, mais qui dépend de principes fondamentaux qui s'appliquent à l'ensemble du problème — à savoir s'il y a lieu d'assujettir les employés à une obligation de diligence lorsqu'ils font preuve de négligence ordinaire et, par conséquent, prévisible dans l'exécution du travail prévu au contrat.

Mes collègues justifient leur refus d'aborder la question par la perception qu'ils ont du rôle institutionnel que doivent jouer les tribunaux en matière de modification du droit, et affirment qu'il appartient au législateur de trancher cette question. Je ne suis pas de cet avis. Le principe de droit applicable, celui de la responsabilité du fait d'autrui, est une création des tribunaux destinée, pour reprendre les termes de Holmes, à répondre [traduction] «aux besoins ressentis à l'époque». À l'instar des juges qui ont créé ce principe, j'estime qu'il incombe aux juges actuels d'adapter le droit aux réalités nouvelles et changeantes sur les plans social et organisationnel. Il me semble que la situation présente se prête idéalement à une approche cas par cas fondée sur des principes, sous réserve d'une intervention législative s'il est nécessaire de répondre à des situations spéciales que l'évolution de la théorie juridique ne permet pas de résoudre aisément. Comparativement à d'autres domaines, comme par exemple celui de la perte économique, dans lesquels les tribunaux se sont aventurés sans aucune incitation de la part du législateur, la responsabilité de l'employé ne semble pas donner lieu à une tâche si redoutable sur le plan de la théorie juridique. Par ailleurs, une réponse législative générale ne semble pas se prêter à une tâche qui exige une sensibilité vive au contexte précis dans lequel surgit une réclamation. Ce sont les tribunaux qui ont créé le principe; il leur appartient de l'adapter aux besoins contemporains.

Comme je l'ai mentionné, mes collègues disent fort peu de choses au sujet de cette question d'obligation de diligence. Les motifs prononcés par les tribunaux d'instance inférieure ne nous aident pas beaucoup non plus, et ce, peut‑être bien parce qu'en pratique la question a si peu d'importance en l'espèce. En effet, le montant accordé par la Cour d'appel différerait de 40 $. Toutefois, son importance dans d'autres cas est loin d'être négligeable, et la façon dont mes collègues ont traité l'affaire nous empêche d'adopter ce qui me semble être la bonne façon d'aborder le problème dans des situations de fait différentes.

Parmi les juges de la Cour d'appel, seul le juge Lambert a clairement examiné la question de l'obligation de diligence incombant aux employés en l'absence d'une clause de limitation contractuelle. Il a conclu qu'[traduction] «en l'absence d'un contrat exprès régissant l'entreposage», il n'hésiterait pas à dire que les deux employés étaient directement responsables envers la cliente London Drugs ((1990), 45 B.C.L.R. (2d) 1, à la p. 40).

Le juge en chef McEachern a expressément refusé d'examiner la question. À la page 28, il déclare:

[traduction] (3) Les employés ont‑ils une obligation de diligence sauf envers leur employeur?

Tout en n'insistant pas sur cet argument, Me Baynham a cité des arrêts comme Sealand et Summitville dans lesquels le contrat ne limitait pas la responsabilité de l'employeur. Il est inutile d'examiner cette question et je préfère attendre qu'elle se pose carrément pour la trancher, au besoin. [Je souligne.]

Dans son jugement, le juge en chef McEachern avait déjà expressément refusé d'examiner la question générale de l'obligation de diligence pour le motif qu'il existait une clause de limitation en l'espèce (à la p. 23). Certes, il a apparemment conclu tout de suite que les employés avaient une obligation de diligence afin de trancher le litige, mais étant donné qu'il a expressément refusé d'examiner la question de l'obligation de diligence dans la partie pertinente de ses motifs et qu'il n'a examiné à fond ni les arrêts cités par les avocats ni les questions de principe, je n'accorde pas beaucoup d'importance à cette conclusion.

Le juge Wallace a examiné minutieusement la jurisprudence anglaise récente dans laquelle le critère de «ce qui est juste et raisonnable» avait été appliqué. Il a fait remarquer qu'en l'absence de circonstances spéciales qui auraient pour effet de supprimer ou d'atténuer leur obligation de faire preuve de diligence, les employés seraient responsables des dommages causés au transformateur et, à cet égard, il a cité Donoghue c. Stevenson, [1932] A.C. 562. Par conséquent, la question à trancher était la suivante (à la p. 69): dans quelles circonstances l'obligation prima facie de diligence des employés de l'entrepôt serait‑elle atténuée ou supprimée? Le juge a souscrit à la conclusion tirée par le lord juge Purchas dans Pacific Associates Inc. c. Baxter, [1990] 1 Q.B. 993, à la p. 1011, selon laquelle [traduction] «cette question peut être tranchée uniquement en fonction du cadre factuel et, en particulier, de la structure contractuelle dans laquelle on allègue que cette obligation prend naissance». Il considérait qu' [traduction «[i]l est bien établi que la structure contractuelle peut bien atténuer ou supprimer toute responsabilité délictuelle lorsque les rapports entre les parties découlent d'un contrat» (à la p. 78) et il a notamment cité, à cet égard, l'arrêt Central Trust Co. c. Rafuse, [1986] 2 R.C.S. 147. Toutefois, le juge Wallace a limité son examen de l'effet de la structure contractuelle à la seule question de l'effet de la clause de limitation de la responsabilité. Il n'a tenu compte d'aucun des arrêts cités par les avocats, sur lesquels je reviendrai plus loin et dans lesquels on a expressément examiné la question de l'obligation de diligence d'un employé, en l'absence d'une telle clause.

Deux juges de la Cour d'appel n'ont pas conclu à l'existence d'une obligation de diligence. Le juge Hinkson a conclu que les employés n'avaient aucune obligation de diligence, mais il a fondé cette conclusion sur la clause contractuelle de limitation de la responsabilité. Le juge Southin a conclu que la question de l'obligation de diligence n'était pas pertinente car, à son avis, il semblait s'agir d'une affaire d'atteinte à la possession mobilière.

Le juge de première instance a conclu qu' [traduction] «il n'existe aucune règle générale voulant qu'un employé ne puisse être poursuivi s'il commet un délit dans la prestation des services mêmes pour lesquels le demandeur a passé un contrat avec son employeur» ((1986) 2 B.C.L.R. (2d) 181, à la p. 189).

L'obligation de diligence depuis l'arrêt Anns

Considérations générales

La question de l'obligation de diligence a été examinée par notre Cour dans l'arrêt Kamloops (Ville de) c. Nielsen, [1984] 2 R.C.S. 2. Dans cette affaire, le juge Wilson, s'exprimant au nom de la majorité, a adopté les critères énoncés par lord Wilberforce dans l'arrêt Anns c. Merton London Borough Council, [1978] A.C. 728. Elle a reformulé comme suit les deux questions qu'il faut se poser pour déterminer s'il existe une obligation de diligence (aux pp. 10‑11):

(1)y a-t‑il des relations suffisamment étroites entre les parties . . . pour que les autorités aient pu raisonnablement prévoir que leur manque de diligence pourrait causer des dommages à la personne en cause? Dans l'affirmative,

(2)existe‑t‑il des motifs de restreindre ou de rejeter a) la portée de l'obligation et b) la catégorie de personnes qui en bénéficient ou c) les dommages auxquels un manquement à l'obligation peut donner lieu?

Je suis d'accord avec le l'avis du juge McLachlin pour dire que l'arrêt Anns, adopté par notre Cour dans les arrêts Kamloops et Rothfield c. Manolakos, [1989] 2 R.C.S. 1259, s'applique en l'espèce. Je souscris à l'avis de mes deux collègues lorsqu'ils disent que les dommages dont il est question ici étaient raisonnablement prévisibles et qu'on satisfait donc au premier volet du critère de l'arrêt Anns. J'estime que le second volet du critère de l'arrêt Anns est suffisamment général pour permettre d'examiner, lorsque cela est pertinent, les facteurs dont les tribunaux anglais ont tenu compte dans le contexte de leur critère de ce qui est juste et raisonnable. Il est maintenant bien établi que des considérations de principe peuvent en fait supprimer l'obligation; voir Central Trust Co. c. Rafuse, précité; Leigh and Sillavan Ltd. c. Aliakmon Shipping Co., [1986] A.C. 785 (H.L.); Norwich City Council c. Harvey, [1989] 1 All E.R. 1180 (C.A.); Pacific Associates Inc. c. Baxter, précité.

L'application du second volet du critère de l'arrêt Anns: dommage matériel et perte économique

À mon avis, en appliquant les arrêts Anns et Rafuse, les tribunaux doivent veiller à orienter l'évolution de la notion de responsabilité concomitante de façon à éviter des résultats inacceptables. Dans l'arrêt New Brunswick Telephone Co. c. John Maryon International Ltd. (1982), 43 N.B.R. (2d) 469 (C.A.), j'ai passé en revue un certain nombre de problèmes possibles ainsi que de solutions juridiques, dans le contexte de la responsabilité concomitante de deux parties. À la page 582, j'ai déclaré:

[traduction] La question peut aussi être soulevée dans le cas de l'application de cette approche générale [l'application concomitante de la responsabilité délictuelle et de la responsabilité contractuelle] à certaines situations de fait; par exemple, les ventes de biens-fonds effectuées par le propriétaire, comme l'arrêt McGrath v. MacLean et al. [(1979), 22 O.R. (2d) 784 (C.A.)]. Cependant, si l'on est d'avis que le principe avancé ici ne devrait pas s'appliquer à ces causes, celui-ci pourrait être distingué à partir d'une politique générale ou à partir des faits particuliers d'une situation sur la base d'une clause implicite (par exemple, la règle Caveat emptor) imputée au contrat, en tenant compte de la relation des parties ou au motif qu'il n'existe pas d'obligation de diligence en pareilles circonstances. Cette approche a l'avantage d'être fondée sur une politique générale ou sur des motifs factuels plutôt que sur un formalisme pur.

Les problèmes que pose l'application concomitante de la responsabilité contractuelle et de la responsabilité délictuelle, lorsqu'il y a deux parties, sont minimes comparativement aux difficultés que comporte le chevauchement considérable des réclamations délictuelles et contractuelles lorsque plusieurs parties sont en cause. Il faut peut‑être réexaminer les règles et méthodes qui étaient acceptables ou du moins tolérables dans le domaine relativement restreint de la responsabilité délictuelle qui existait avant que l'application concomitante des deux régimes de responsabilité soit implantée entièrement. Le chevauchement est de toute évidence plus prononcé dans les cas de perte économique, et le tribunal doit accorder l'importance nécessaire, ni plus ni moins, au contexte contractuel dans lequel on affirme que la présumée obligation délictuelle existe; voir les motifs que j'ai prononcés dans l'arrêt Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada c. Norsk Pacific Steamship Co., [1992] 1 R.C.S. 1021. Cependant, la nouvelle interaction cruciale de la responsabilité délictuelle et de la responsabilité contractuelle n'est pas limitée aux cas de perte économique. Dans les importants nouveaux domaines où la responsabilité délictuelle existe en même temps que la responsabilité contractuelle (Rafuse), ou existe dans un contexte contractuel (Norsk et la présente espèce), il faudra adopter une attitude souple. L'assouplissement de la notion de lien contractuel par le juge Iacobucci en l'espèce est un exemple de cette adaptation. Il en est de même pour l'application de la théorie de l'acceptation volontaire du risque par le juge McLachlin.

Cette affaire concerne une réclamation découlant de dommages matériels. Sans aucun doute, si une perte économique était en cause, la Cour effectuerait un examen soigné des questions de principe, conformément au second volet du critère de l'arrêt Anns, avant de tirer une conclusion au sujet de l'existence d'une obligation de diligence; voir B.D.C. Ltd. c. Hofstrand Farms Ltd., [1986] 1 R.C.S. 228; Norsk, précité . Toutefois, puisque cette affaire porte sur des dommages matériels, le vénérable arrêt Donoghue est invoqué à l'appui de l'application simple et directe du critère de la prévisibilité qui y a été établi. Cette méthode remonte à une époque où le droit de la responsabilité délictuelle rangeait la plupart des pertes dans trois catégories générales: les lésions corporelles, les dommages matériels et la perte économique. Dans les deux premiers cas, une obligation de diligence était établie en raison de la simple prévisibilité, conformément à l'arrêt Donoghue. Dans le troisième cas, soit la perte économique, une interprétation large des premiers jugements rendus à ce sujet, comme Cattle c. Stockton Waterworks Co. (1875), L.R. 10 Q.B. 453, est à l'origine d'une règle d'exclusion générale dans le cas d'une perte purement économique.

Quels que soient ses avantages, une méthode aussi rigoureuse est maintenant clairement rejetée lorsqu'une perte économique est en cause; voir Kamloops et Norsk. L'assouplissement de la règle générale interdisant l'indemnisation d'une perte purement économique a été justifié en grande partie par la prise de conscience que les différences entre les dommages matériels et la perte économique ont souvent été exagérées. Cette prise de conscience, évoquée à maintes reprises, a accompagné la jurisprudence qui a porté sur la perte économique depuis l'arrêt Hedley Byrne & Co. c. Heller & Partners Ltd., [1964] A.C. 465 (H.L.).

Il importe de noter que toute comparaison entre la perte économique et les dommages matériels, dans les affaires de responsabilité délictuelle, comporte au moins deux aspects. D'une part, il y a la question de l'importance sociale relative des deux genres de perte. Dans l'arrêt Norsk, le juge Stevenson a considéré qu'aucune distinction ne devait être faite à cet égard. À la page 1173, il déclare:

Certains font valoir qu'il existe une distinction fondamentale entre le préjudice physique (lésion corporelle et dommage matériel) et la perte purement économique, et que cette dernière ne mérite pas la même indemnisation. Le professeur Feldthusen a tenté de faire valoir cela dans Economic Negligence, op. cit., aux pp. 8 à 14, mais il ne m'a pas convaincu. Bien que je sois disposé à reconnaître que l'être humain est plus important que les biens ou les chances perdues de réaliser des profits, je ne vois pas comment on peut faire une distinction entre les pertes matérielles et les pertes économiques.

Le juge McLachlin a adopté une position beaucoup moins ferme; elle s'est contentée de faire remarquer que même si la perte purement économique devait être considérée comme méritant moins de faire l'objet d'une indemnisation, comme le professeur Feldhusen le laisse entendre, cela ne devrait pas empêcher l'indemnisation de la perte lorsque la justice l'exige (à la p. 1138). Dans mes motifs, je n'ai pas jugé nécessaire de faire des remarques expresses à ce sujet. J'ai conclu que l'indemnisation d'un dommage matériel, qui est une obligation déjà existante, suffisait pour qu'il y ait dissuasion dans les affaires de perte économique relationnelle découlant d'un contrat. À mon avis, il est peu probable qu'une comparaison générale soit possible. Le dommage matériel risque davantage de se produire dans un contexte qui soulève une question autre que l'indemnisation, comme par exemple la sécurité et la volonté de décourager une activité dangereuse.

Toutefois, lorsque la perte est subie par une société, comme en l'espèce, je ne vois pas pourquoi il faudrait, du point de vue de l'indemnisation, établir entre les deux genres de perte une distinction fondée sur l'importance sociale. Par conséquent, en ce qui concerne London Drugs, il importe peu que sa perte de 33 000 $ résulte du dommage causé à un transformateur plutôt que, par exemple, de la livraison tardive d'une enveloppe, comme dans l'arrêt Hofstrand. Bien sûr, des distinctions peuvent être justifiées en vertu d'autres caractéristiques des deux genres de pertes.

Le second élément de comparaison entre la perte économique et le dommage matériel en droit de la responsabilité délictuelle se rapporte aux questions de principe qu'ils soulèvent lorsqu'il s'agit de permettre aux tribunaux judiciaires d'accorder une indemnisation à leur égard en se fondant sur des règles de responsabilité délictuelle. Les limitations institutionnelles des tribunaux sont telles que même ceux qui adoptent la position voulant qu'il n'y ait pas de différence, au point de vue de l'importance sociale, entre les deux genres de dommage reconnaissent que de nombreux cas de perte économique sinon tous posent des problèmes de principe, comme par exemple celui du caractère indéterminé, qui ne se présentent pas avec la même acuité dans la plupart des cas où un dommage matériel est en cause; voir les motifs du juge Stevenson dans l'arrêt Norsk.

Jusqu'à maintenant, l'idée que la différence entre la perte économique et le dommage matériel puisse être moins importante que ce qu'on croyait antérieurement a principalement servi à justifier un élargissement contrôlé de la responsabilité pour les pertes économiques, par exemple lorsqu'une déclaration inexacte est faite par négligence, comme dans Hedley Byrne, ou lorsque la responsabilité des autorités publiques est en jeu, comme dans Kamloops et Rothfield. Toutefois, l'examen plus approfondi des différents genres de cas de perte économique nous permet de découvrir d'autres questions de principe. Aux fins de la présente affaire, ce qui importe c'est que certaines des questions de principe les plus évidentes dans certaines affaires de perte économique n'ont peut‑être pas vraiment grand‑chose à voir avec la nature précise de la perte économique; il se peut que le problème se pose avec une force particulière dans ces affaires et moins souvent dans celles où un préjudice physique est causé à un bien. Comme le professeur Blom l'a fait remarquer, la présente affaire nous oblige à appliquer ce que nous avons appris en nous attaquant à la question de la perte économique dans les affaires de dommage matériel qui s'inscrivent dans un contexte contractuel; voir "Case Comment on London Drugs Ltd. v. Kuehne & Nagel International Ltd." (1991), 70 R. du B. can. 156.

À mon avis, il est maintenant clairement reconnu que les tribunaux doivent se montrer sensibles aux effets que l'imposition de la responsabilité délictuelle aurait sur la répartition contractuelle du risque, et ce, peu importe que le préjudice subi soit une perte économique ou un dommage matériel. Toutefois, la responsabilité délictuelle risque peut‑être moins de perturber les ententes contractuelles dans les affaires de dommage matériel. Comme le professeur Blom le fait remarquer, l'une des raisons pour lesquelles les affaires de dommage matériel ne posent généralement pas de problèmes en principe est qu'elles sont beaucoup moins susceptibles d'être associées à des opérations planifiées et à des attentes contractuelles que les affaires de perte économique; voir Blom, «Fictions and Frictions on the Interface Between Tort and Contract», dans Donoghue c. Stevenson and the Modern Law of Negligence (1991), à la p. 181 (ci‑après appelé «Fictions and Frictions»). Comme Blom le fait remarquer, le préjudice physique causé à la personne ou aux biens peut résulter du fait qu'une personne est renversée dans la rue, qu'un incendie détruit une demeure ou qu'une nettoyeuse de rues entre en collision avec une voiture. En revanche, la perte économique se produit très souvent dans un contexte contractuel.

Cela a maintenant été très clairement reconnu dans les affaires de responsabilité concomitante. Toutefois, cela a également été reconnu, à bon droit, dans les affaires mettant en cause des parties non liées par un contrat; ces parties peuvent être liées ou non par une série de contrats. J'examinerai ces différentes situations à tour de rôle.

Application concomitante de la responsabilité délictuelle et de la responsabilité contractuelle

Le cas le plus évident d'interaction de ce genre est sans doute celui où la responsabilité délictuelle et la responsabilité contractuelle s'appliquent en même temps entre deux parties. Cette question s'est posée dans J. Nunes Diamonds Ltd. c. Dominion Electric Protection Co., [1972] R.C.S. 769, et a également été examinée dans Rafuse, précité. Dans l'arrêt Nunes Diamond, le juge Pigeon a utilisé l'exigence de délit indépendant pour tenir compte de l'entente contractuelle entre les parties. Aux pages 777 et 778, il déclare:

Le critère de responsabilité délictuelle étudié dans l'affaire Hedley Byrne ne peut pas s'appliquer lorsque les relations entre les parties sont régies par un contrat, à moins qu'il soit possible de considérer que la négligence imputée constitue un délit civil indépendant n'ayant aucun rapport avec l'exécution du contrat [. . .] En l'espèce, c'est là un point particulièrement important, à cause des dispositions contractuelles relatives à la nature des obligations assumées et l'exclusion virtuelle de toute responsabilité en cas de défaut de les remplir.

On pourrait soutenir, à la lumière de l'arrêt Rafuse de notre Cour, qu'on parviendrait de nos jours au même résultat en concluant d'abord qu'il y a concomitance de la responsabilité délictuelle et de la responsabilité contractuelle, pour ensuite conclure que l'exclusion contractuelle s'applique à la responsabilité délictuelle découlant des mêmes circonstances. Il semblerait que Nunes Diamonds, en rédigeant sa clause d'exonération de responsabilité, se soit fiée à l'inapplicabilité de la responsabilité délictuelle dans le cas où un contrat a été passé. Comme le juge Le Dain l'a fait remarquer dans l'arrêt Rafuse, précité, à la p. 163, le juge Pigeon ainsi que le juge de première instance dans l'affaire Nunes Diamonds semblent avoir tenu pour acquis que la clause du contrat qui limitait à 50 $ la responsabilité en cas de perte ne s'appliquait pas à la négligence. Néanmoins, je crois qu'il est maintenant évident que l'affaire portait sur l'interaction de la responsabilité délictuelle et de la responsabilité contractuelle. Comme le juge Hinkson l'a fait remarquer en rendant l'arrêt unanime de la Cour d'appel de la Colombie‑Britannique, District of Surrey c. Carroll‑Hatch & Associates Ltd. (1979), 101 D.L.R. (3d) 218, à la p. 236:

[traduction] Dans l'affaire Nunes, les parties s'étaient entendues dans leur contrat sur l'étendue de la responsabilité de la défenderesse en cas de rupture de contrat. On a jugé que, dans cette situation, il ne serait guère approprié de modifier les conditions du contrat entre les parties de manière à imposer une responsabilité plus lourde que celle convenue par ces dernières.

Dans l'arrêt Dominion Chain Co. c. Eastern Construction Co. (1976), 12 O.R. (2d) 201, le juge Jessup affirme, au nom de la majorité (à la p. 215), que l'arrêt Nunes Diamonds appuie la proposition selon laquelle le demandeur ne peut pas se soustraire à une exonération contractuelle de responsabilité, expresse ou implicite, en se fondant sur une responsabilité délictuelle concomitante. Dans Maryon, précité, j'ai fait remarquer que ce qui se dégageait des arrêts Dominion Chain et Carroll‑Hatch était que l'arrêt Nunes Diamonds appuie la proposition selon laquelle [traduction] «on ne saurait se servir du droit en matière de négligence pour accorder à une personne un redressement pour une rupture de contrat dont elle ne peut être tenue responsable aux termes du contrat» (à la p. 506). Les motifs du juge Jessup ont été cités dans l'arrêt Rafuse comme revêtant «une importance particulière pour son étude subséquente du principe établi par cette jurisprudence» [Nunes Diamonds et d'autres décisions où l'on a appliqué l'arrêt Elder, Dempster & Co. c. Paterson, Zochonis & Co., [1924] A.C. 522 (H.L.)] (à la p. 185). Les motifs que j'ai prononcés dans Maryon et ceux que le juge Hinkson a prononcés dans Carroll‑Hatch ont également été cités, apparemment avec approbation, par le juge Le Dain dans l'arrêt Rafuse.

De nos jours, les tribunaux sont peut‑être plus disposés à étendre la limitation de la responsabilité découlant de la violation d'un contrat à une réclamation fondée sur la responsabilité délictuelle découlant des mêmes circonstances, s'il est nécessaire de le faire pour empêcher qu'on se serve sans justification d'un délit pour éviter des obligations et des limitations volontairement acceptées par contrat. Il s'avère donc moins nécessaire d'imposer l'exigence de délit indépendant pour réaliser l'objet de principe fondamental. Toutefois, les parties devraient maintenant être bien au courant de la nécessité d'inclure des exonérations de responsabilité tant contractuelle que délictuelle dans la plupart des cas, et les affaires de responsabilité concomitante dans lesquelles il faut interpréter une clause, limitée à première vue à la responsabilité contractuelle, comme s'appliquant à la responsabilité délictuelle devraient se faire de plus en plus rares.

Les parties liées par une série de contrats

Des considérations similaires existaient dans l'affaire Rivtow Marine Ltd. c. Washington Iron Works, [1974] R.C.S. 1189, où il n'y avait pas de lien contractuel direct entre la demanderesse et les défenderesses. Il y avait plutôt une série de contrats liant les deux parties, comme en l'espèce. Malgré l'absence de lien contractuel, le juge Ritchie, comme je l'ai fait remarquer dans l'arrêt Norsk, à la p. 1066, a examiné expressément si l'obligation délictuelle qu'il avait imposé aurait eu pour effet de perturber les rapports contractuels. À la p. 1214, il déclare:

En l'espèce présente, toutefois, je suis d'avis que l'omission d'avertir a été «un délit civil indépendant» n'ayant aucun rapport avec l'exécution d'un contrat exprès ou implicite. [Je souligne.]

Dans l'arrêt Kamloops, précité, à la p. 34, le juge Wilson a fait remarquer que les aspects contractuels de l'affaire Rivtow avaient joué un «rôle important» dans l'attitude restrictive adoptée par la majorité.

L'arrêt Rivtow ne mettait pas vraiment en cause la responsabilité concomitante en raison de l'absence de lien contractuel entre Rivtow et les défenderesses: Rivtow n'avait aucun droit d'action fondé sur un contrat contre les défenderesses. Néanmoins, il y avait responsabilité concomitante au sens large, que je préfère désigner par l'expression responsabilité délictuelle dans un contexte ou un cadre contractuel; voir les motifs du lord juge Purchas dans Pacific Associates, auxquels a souscrit, comme je l'ai fait remarquer, le juge Wallace de la Cour d'appel. De nombreuses questions se posant dans des affaires de responsabilité concomitante comme Nunes Diamonds et Rafuse doivent également être prises en considération lorsqu'il n'existe aucun lien contractuel entre le demandeur et le défendeur. La simple absence de lien contractuel ne nous permet pas de faire abstraction complètement des questions contractuelles. En fait, étant donné qu'en pareil cas il est plus difficile pour les parties d'exclure par contrat la responsabilité délictuelle, il faut peut‑être que le droit de la responsabilité délictuelle s'harmonise davantage avec la répartition contractuelle du risque que dans les affaires de responsabilité concomitante.

Par ailleurs, il appert que les valeurs protégées par la responsabilité délictuelle peuvent l'emporter dans un contexte donné et que la nature du dommage peut être une considération pertinente. C'est ce que révèle l'examen des arrêts dans lesquels la responsabilité du fabricant est en cause. Depuis l'arrêt Donoghue, il est bien établi que les fabricants sont responsables de la négligence causant un dommage matériel aux utilisateurs ultimes de leurs produits: les questions de sécurité sont évidentes. Toutefois, lorsque la question de l'indemnisation d'une perte économique se pose dans une affaire de responsabilité du fabricant, elle devient plus difficile à résoudre. Par exemple, dans Rivtow, le désaccord entre la majorité et les juges dissidents portait essentiellement sur le point de savoir si les questions de sécurité qui sous‑tendent le droit en matière de responsabilité du fabricant, dans le cas d'un préjudice physique, justifiaient l'indemnisation de la perte économique. Le juge Laskin a cru que les questions de sécurité devraient avoir préséance d'après les faits de l'affaire. Aux pages 1218 et 1219, il a déclaré:

Il me semble que le principe de la responsabilité du fabricant pour négligence devrait également permettre ce recouvrement dans le cas où, comme en l'espèce, il y a menace de dommages physiques et le demandeur est dans la catégorie des personnes qui, peut‑on prévoir, sont ainsi menacées: voir Fleming, Law of Torts, 4e éd., 1971, pages 164‑5, 444‑5.

Dans la présente affaire, il s'agit [. . .] (je me répète) d'une perte économique résultant directement de l'évitement de dommages physiques menaçant la propriété de l'appelante sinon aussi de l'évitement de blessures aux personnes à son service.

Le juge Ritchie a accordé plus d'importance, dans ce contexte, aux questions contractuelles. Il a fondé son refus d'accorder une indemnité sur le fait que (à la p. 1207) «la responsabilité du coût de réparation du dommage subi par l'objet défectueux lui‑même, et de la perte économique découlant directement de la négligence, ressemble à la responsabilité en vertu d'une garantie explicite ou implicite de bon état, et que puisque son origine est contractuelle, un tiers au contrat ne peut la faire valoir contre le fabricant».

À mon avis, la mention par le juge Ritchie de l'«origine» contractuelle de la responsabilité du fabricant doit être interprétée comme une conclusion qu'à son avis les aspects contractuels de cette affaire l'emportaient sur les questions de sécurité. En effet, il est clair que la responsabilité indubitable du fabricant pour le préjudice physique ressemble également à la responsabilité en vertu d'une garantie explicite ou implicite de bon état et que son «origine» n'est pas moins contractuelle que celle de la responsabilité pour la perte économique. Néanmoins, en pareil cas, la responsabilité délictuelle existe sans aucun doute essentiellement à cause des questions de sécurité. Ainsi, pour être précis, c'est non pas l'origine contractuelle mais plutôt la crainte de modifier l'entente contractuelle intervenue qui sous-tend la décision de la majorité dans Rivtow . Lorsque la question de la sécurité devient plus ténue, comme dans le cas de la responsabilité liée à un produit qui a causé une perte économique, les aspects contractuels commencent à l'emporter. La décision de la majorité peut s'expliquer également par le fait qu'elle craignait qu'il soit difficile d'appliquer les critères énoncés par la minorité. Il semblerait que l'indemnisation ordonnée par les cours, dans un certain nombre d'arrêts anglais du genre Rivtow, où des questions de sécurité n'étaient guère soulevées, a pu être un facteur clé dans le récent rejet de l'arrêt Anns (qui s'appuyait sur la dissidence exprimée dans Rivtow) par la Chambre des lords dans l'arrêt Murphy c. Brentwood District Council, [1991] 1 A.C. 398 (H.L.); voir I. N. Duncan‑Wallace, «Anns Beyond Repair» (1991), 107 L.Q. Rev. 228, aux pp. 230 et 231.

Le juge Laskin estimait que les préoccupations de sécurité, bien qu'elles puissent peut‑être être atténuées, devraient encore l'emporter. Toutefois, comme je l'ai fait remarquer dans l'arrêt Norsk (à la p. 1065), il a bien pris soin d'exclure l'indemnisation fondée sur la responsabilité délictuelle pour des produits «sûrs mais de mauvaise qualité», ainsi que dans le cas où «un produit fabriqué s'avère simplement défectueux (bref lorsqu'il n'a pas donné les résultats escomptés)». En pareil cas, la responsabilité délictuelle ne joue aucun rôle étant donné que les aspects contractuels l'emportent. Le demandeur ne devrait pas pouvoir recourir au droit de la responsabilité délictuelle simplement pour améliorer l'entente contractuelle qu'il a conclue.

L'arrêt Nunes Diamonds portait sur la perte d'un bien, et l'arrêt Rivtow sur une perte économique. Le fait qu'une affaire particulière porte sur un dommage matériel plutôt que sur une perte économique, tout en étant sans doute pertinent et important pour régler l'affaire, n'empêche pas d'examiner la question de l'interaction de la responsabilité délictuelle et de la responsabilité contractuelle. Cela est très évident dans les affaires de responsabilité concomitante. Personne ne laisse entendre que la capacité d'une partie d'exclure sa responsabilité délictuelle par contrat devrait être limitée à sa responsabilité délictuelle pour les pertes économiques. Comme le montrent les motifs des juges Iacobucci et McLachlin en l'espèce, cela ressort également des affaires où une tierce partie bénéficiaire est en cause. Je remarque que, dans ses motifs, le juge Iacobucci n'envisage absolument pas de limiter les clauses d'exonération aux affaires de perte économique, bien que dans certains arrêts antérieurs, pareille distinction ait été faite, peut‑être parce que les tribunaux se croyaient obligés de le faire par suite de l'arrêt de la Chambre des lords Scruttons Ltd. c. Midland Silicones Ltd., [1962] A.C. 446; voir Johnson Matthey & Co. c. Constantine Terminals Ltd., [1976] 2 Lloyd's Rep. 215 (Q.B. (Com. Ct.)), à la p. 222; F. M. B. Reynolds, «Tort Actions in Contractual Situations» (1984‑1985), 11 N.Z.U.L.R. 215, à la p. 222. De même, le juge McLachlin ne limite pas l'application de la règle de l'acceptation volontaire du risque à la perte économique. Ces jugements reconnaissent qu'il n'y a pas lieu de restreindre l'effet de la limitation du lien contractuel ou de l'acceptation volontaire du risque à la perte économique parce que les raisons de principe qui sous‑tendent leur application sont liées, non pas à la nature de la perte, mais à la répartition contractuelle du risque entre les parties et au contexte général de l'affaire.

Les parties dans un contexte contractuel

L'arrêt Norsk a soulevé la question de l'interaction de la responsabilité délictuelle et de la responsabilité contractuelle dans un contexte différent. Dans Norsk, le principal contrat pertinent avait été passé par la demanderesse et par la propriétaire du bien en cause. (D'autres contrats, comme les contrats que la demanderesse avait passés avec ses clients et fournisseurs, étaient aussi accessoirement pertinents.) Non seulement n'existait‑il aucun lien contractuel entre la demanderesse et la défenderesse, mais les ententes contractuelles de la défenderesse étaient en bonne partie non pertinentes (sauf en ce qui concerne l'effet possible de l'imposition d'une responsabilité sur les contrats d'assurance de cette dernière). Malgré l'absence de lien contractuel et l'absence d'une série de contrats liant la demanderesse et la défenderesse, six des juges qui ont entendu l'affaire ont convenu que la répartition contractuelle du risque était une considération pertinente pour imposer une responsabilité délictuelle dans cette affaire (voir mes motifs, aux pp. 1125 à 1127, et ceux du juge McLachlin, à la p. 1164). Les voix étaient partagées à trois contre trois au sujet de son application aux faits de l'affaire. Seul le juge Stevenson a conclu (implicitement) que la répartition contractuelle du risque n'était pas une considération pertinente et que seul le problème du caractère indéterminé devait entrer en ligne de compte dans ce contexte.

Les questions de principe relatives à la répartition contractuelle du risque dans les affaires où des réclamations fondées sur la responsabilité délictuelle et sur la responsabilité contractuelle coexistent se posent indépendamment de la question de savoir si le préjudice subi est un dommage matériel ou une perte économique. Comme le professeur Blom le fait remarquer dans son article intitulé «Slow Courier in the Supreme Court: A Comment on B.D.C. Ltd. v. Hofstrand Farms Ltd.» (1986‑87), 12 Can. Bus. L.J. 43, à la p. 64:

[traduction] Ces problèmes de relation entre les obligations assumées par contrat par le défendeur, les risques assumés par contrat (qui peut être un contrat différent) par le demandeur et les droits et obligations de nature délictuelle qui peuvent venir s'ajouter à ces droits et obligations contractuels, existent indépendamment du fait que le préjudice en question est un préjudice physique ou une perte économique. [Je souligne.]

Le juge Taylor a fait mention d'une idée similaire lorsqu'il a rédigé les motifs de la Cour d'appel de la Colombie‑Britannique dans Kamahap Enterprises Ltd. c. Chu's Central Market Ltd (1989), 64 D.L.R. (4th) 167, à la p. 170:

[traduction] En règle générale, il est raisonnable de s'attendre à ce qu'une personne compte sur la diligence d'une autre personne lorsqu'il est prévisible qu'elle risque de subir une lésion corporelle ou un dommage matériel par suite d'un manque de diligence, sauf, sans doute, lorsqu'il ne serait pas raisonnable de compter sur cette diligence ou qu'on ne s'y attendrait pas de la part de l'autre personne, en raison, par exemple, de l'existence de connaissances, d'ententes contractuelles ou de relations juridiques spéciales. [Je souligne.]

Je souligne de nouveau que le fait de reconnaître que les questions contractuelles doivent entrer en ligne de compte dans les affaires de responsabilité délictuelle comme celle‑ci ne doit pas être interprété comme un retour au raisonnement maintenant discrédité de l'arrêt Winterbottom c. Wright (1842), 10 M. & W. 109, 152 E.R. 402. Il est maintenant reconnu qu'il serait anormal qu'une personne qui a assumé une responsabilité à titre gracieux soit assujettie aux conséquences juridiques de la responsabilité délictuelle, mais qu'une personne qui a assumé pareille responsabilité en vertu d'un contrat ne le soit pas; voir mes motifs dans Maryon et Rafuse, aux pp. 506 ainsi que 204 et 205 respectivement. L'arrêt Rafuse établit que la responsabilité délictuelle ne peut pas être écartée par la simple présence ou existence d'un contrat dans un cas particulier. Sans aucun doute, par le passé, une fois qu'une situation particulière avait été analysée et qu'on avait conclu que les questions contractuelles devaient l'emporter, cette conclusion était souvent exprimée en fonction de l'«origine contractuelle» d'obligations particulières ou de l'existence d'un contrat empêchant la responsabilité délictuelle. À mon avis, pareilles expressions doivent être interprétées comme résumant la conclusion tirée après avoir soupesé les questions délictuelles et les questions contractuelles dans un cas particulier.

Je conclus que le simple fait que cette affaire met en cause un dommage matériel plutôt qu'une perte économique ne saurait être suffisant pour éviter de déterminer si, en l'espèce, des motifs de principe justifient la reconnaissance d'une obligation de diligence. Avant de laisser la question de l'application de l'arrêt Anns en l'espèce, je remarque que ma collègue le juge McLachlin affirme, à la p. 000, que l'arrêt Anns permet, et en fait exige, que le tribunal tienne compte de toutes les circonstances pertinentes dans l'évaluation de l'obligation de diligence qu'un défendeur a envers un demandeur, sans mentionner le genre de perte dont il est question dans cette affaire. Tout en souscrivant d'une façon générale à cet énoncé, je tiens à souligner qu'on a intérêt en principe à ce que le droit soit stable, comme l'a dit notamment lord Brandon dans l'arrêt Leigh and Sillavan Ltd. c. Aliakmon Shipping Co., précité, aux pp. 815 et 816. Comme le juge Taylor l'a fait remarquer dans l'arrêt Kamahap, précité, dans la grande majorité des cas où un dommage matériel est en cause, la simple application du critère de la prévisibilité suffit pour fonder une obligation de diligence. En conséquence, ce n'est que rarement qu'il devrait être nécessaire d'examiner pareils cas sous l'angle du second volet du critère de l'arrêt Anns.

De nombreuses affaires de dommage matériel se produisent en dehors d'un contexte contractuel et, comme je l'ai noté, une obligation de diligence fondée sur la prévisibilité est justifiée dans ces cas. Même dans les affaires de dommage matériel où il y a un cadre contractuel, il est sans doute logique, la plupart du temps, de permettre que le risque de dommage suive le bien en l'absence de stipulation contractuelle expresse. Dans la plupart des contextes contractuels, toutes les parties sont capables de prévoir les risques de responsabilité délictuelle découlant d'un dommage matériel, fondée sur la prévisibilité, et de se protéger contre ceux-ci. Pour les raisons exposées plus bas, je suis d'avis qu'il n'est pas réaliste de conclure que les employés sont, de manière générale, en mesure de se protéger ainsi.

Le dommage matériel est également un critère qui a l'avantage important d'être relativement facile à appliquer par les tribunaux. Il répond à l'important intérêt qu'il y a en principe à avoir des règles fonctionnelles. Même dans les cas où il y a effectivement un cadre contractuel, les parties bénéficient grandement de règles claires d'imputation de la responsabilité. Somme toute, il sera rarement nécessaire de remonter aux premiers principes dans les affaires de dommage matériel. J'énoncerai ci‑dessous les raisons pour lesquelles j'estime qu'en l'espèce, il y a lieu de faire exception à la règle générale de la prévisibilité.

Je conclus que les considérations invoquées à l'appui de l'application du critère de la simple prévisibilité, malgré leur importance indubitable, ne sont pas suffisantes pour nous empêcher d'effectuer en l'espèce l'analyse de principe prévue au second volet du critère de l'arrêt Anns. Dans le monde d'aujourd'hui, où l'élargissement progressif de la responsabilité délictuelle signifie qu'un grand nombre de pertes découlant de la violation d'un contrat donneront lieu à une réclamation fondée sur la responsabilité concomitante ou à une réclamation connexe fondée sur la responsabilité délictuelle, il faut examiner plus attentivement la question de la responsabilité de l'employé dans le cas où la responsabilité du fait d'autrui s'applique. Par conséquent, j'examinerai maintenant la question de l'application de la responsabilité du fait d'autrui en l'espèce.

La responsabilité du fait d'autrui

La présente affaire soulève la question de la responsabilité personnelle de l'employé sous le régime de la responsabilité du fait d'autrui. Sous ce régime, l'employeur est responsable en droit de l'inconduite d'une autre personne, à savoir son employé. Même si l'employé a également coutume d'être tenu responsable sous ce régime, les intimés et l'intervenant signalent les arguments avancés par des auteurs comme John Fleming qui font autorité en matière de responsabilité délictuelle, ainsi qu'un certain nombre d'arrêts qui donnent à entendre que cette règle devrait être reconsidérée. Ils laissent également entendre qu'il ne conviendrait pas d'appliquer les règles traditionnelles de la responsabilité du fait d'autrui aux réclamations fondées sur la responsabilité délictuelle qui sont faites dans un contexte contractuel, compte tenu de l'évolution récente de la responsabilité concomitante en matière délictuelle et contractuelle. En revanche, l'appelante soutient que les employés avaient envers London Drugs une obligation de diligence en vertu de la common law ainsi qu'en vertu de la Warehouse Receipt Act, R.S.B.C. 1979, ch. 428.

Je souscris à l'avis du juge Wallace (à la p. 79), selon lequel ni l'al. 2(4)b) ni l'art. 13 de la Warehouse Receipt Act, ni l'al. 11b) du contrat d'entreposage ne confirment ou ne nient l'existence d'une obligation de la part des employés de l'entreposeur; ils ne créent pas non plus d'obligation de la part de ces employés. À mon avis, cette loi ne s'applique pas aux employés. Elle est limitée à l'[traduction] «entreposeur». Par conséquent, je suis d'accord avec le juge Wallace pour dire que l'étendue de l'obligation que les employés d'un entreposeur peuvent éventuellement avoir envers ce dernier ou ses clients doit être déterminée au moyen de l'application des principes de common law en matière de responsabilité délictuelle.

Avant d'examiner la jurisprudence et la doctrine de common law portant sur la question de la responsabilité de l'employé, je vais expliquer pourquoi je crois que le droit, s'il était tel que le décrit l'avocat de l'appelante, serait défectueux.

On considère généralement que la responsabilité du fait d'autrui repose sur l'un de deux fondements logiques; voir Fridman, The Law of Torts in Canada (1990), vol. 2, aux pp. 314 et 315; Atiyah, Vicarious Liability in the Law of Torts (1967), aux pp. 6 et 7. Selon le premier, que résume la maxime latine qui facit per alium facit per se, l'employeur est tenu responsable des actes de son employé parce qu'on considère qu'il les a autorisés de sorte qu'en droit les actes de l'employé sont ceux de l'employeur. Glanville Williams, dans «Vicarious Liability: Tort of the Master or of the Servant?» (1956), 72 L.Q. Rev. 522, a appelé ce premier fondement la [traduction] «théorie du délit de l'employeur». Le second fondement, décrit par la maxime respondeat superior, impute la responsabilité à l'employeur simplement parce qu'il est le supérieur de l'employé et que ce dernier est donc sous ses ordres. Williams donne à ce fondement le nom de [traduction] «théorie du délit de l'employé».

Fridman a fait remarquer que ni l'un ni l'autre de ces deux fondements logiques ne permet d'expliquer complètement l'application de la règle de la responsabilité du fait d'autrui. Comme il le dit, [traduction] «[c]es deux maximes n'expriment pas tant la raison d'être véritable de la responsabilité du fait d'autrui, mais constituent une tentative, en droit, d'expliquer d'une façon formelle et technique pourquoi la responsabilité du fait d'autrui existe en droit» (à la p. 315). Lord Reid a été à peine plus respectueux des soi‑disant fondements logiques de la règle; dans Staveley Iron & Chemical Co. c. Jones, [1956] A.C. 627 (H.L.), à la p. 643, il a dit: [traduction] «[l]e premier [respondeat superior] se contente d'énoncer carrément la règle en deux mots, et le second en donne simplement une explication fictive». Même des tentatives concertées d'établir des distinctions théoriques, comme celle du professeur Williams, aboutissent à la conclusion qu'il faut recourir à au moins deux théories pour obtenir des résultats satisfaisants dans les diverses situations où la responsabilité du fait d'autrui entre en jeu; voir Williams, loc. cit.; Atiyah, op. cit., à la p. 7.

À mon avis, le régime de la responsabilité du fait d'autrui est mieux perçu comme une réponse à un certain nombre de questions de principe. Dans le domaine traditionnel de l'application de la responsabilité du fait d'autrui, ces questions sont principalement liées au dédommagement, à la dissuasion et à l'imputation de la perte. De plus, dans un cas comme celui‑ci, où il est question d'une opération planifiée ou d'un cadre contractuel, la question de la responsabilité délictuelle dans le contexte des liens contractuels fait entrer en ligne de compte une gamme plus vaste de questions de principe. En plus des questions de dédommagement, de dissuasion et d'imputation de la perte, des questions importantes se posent au sujet de la planification et de la répartition convenue du risque.

Avant d'examiner les questions de principe que soulève en l'espèce l'application du régime de la responsabilité du fait d'autrui, je tiens à souligner qu'il s'agit ici d'un cas auquel ce régime s'applique clairement. Nous sommes en présence d'une situation qui ne pose aucun problème en ce qui concerne l'étendue du comportement visé de l'employé ou la gamme des mandataires dont l'employeur est responsable ou d'autres questions similaires. Rien de ce que je dis ici ne devrait être interprété comme se rapportant de quelque façon que ce soit à la question de savoir si la responsabilité de l'employeur doit être élargie ou limitée dans d'autres genres d'affaires.

Les considérations de principe les plus importantes qui sous‑tendent la règle de la responsabilité du fait d'autrui sont fondées sur l'idée selon laquelle l'employeur est mieux placé que l'employé pour assumer la responsabilité, tant au point de vue de l'équité et qu'à celui de l'efficacité. Fleming résume admirablement bien les questions de principe dans l'extrait suivant de l'ouvrage intitulé The Law of Torts (7e éd. 1987), à la p. 340:

[traduction] Bien que des clichés rebattus comme les maximes Respondeat superior ou Qui facit per alium, facit per se, soient souvent invoqués, la règle contemporaine de la responsabilité du fait d'autrui ne peut pas passer pour une déduction fondée sur des prémisses formalistes, mais devrait franchement être reconnue comme fondée sur une combinaison de considérations de principe dont la plus importante est la conviction qu'une personne qui emploie d'autres personnes pour promouvoir ses propres intérêts financiers devrait, en toute équité, se voir imposer une responsabilité correspondante à l'égard des pertes causées dans le cadre de l'exploitation de l'entreprise, que l'employeur est une source de récompense plus prometteuse que son employé qui est susceptible d'être un homme de paille, et que la règle encourage la répartition étendue des pertes causées par un délit, l'employeur étant un intermédiaire particulièrement apte à les transmettre à quelqu'un d'autre au moyen d'une assurance‑responsabilité et d'une hausse des prix. L'utilité de la règle contemporaine est de plus manifestée par sa capacité de promouvoir la lutte contre les accidents. En premier lieu, il est plus efficace d'exercer des pressions dissuasives sur des unités plus importantes, comme les employeurs, qui sont dans une situation stratégique leur permettant de réduire le nombre d'accidents au moyen de l'organisation et de la supervision efficaces du personnel. En second lieu, le fait qu'en règle générale il ne vaut pas la peine de poursuivre les employés parce qu'ils sont rarement solvables, les soustrait à l'effet dissuasif de la responsabilité délictuelle. En tenant l'employeur responsable, le droit l'incite à imposer des mesures disciplinaires aux employés qui ont commis un méfait, en insistant, si nécessaire, sur une indemnité ou une contribution.

Il est utile de distinguer les diverses questions de principe mentionnées par Fleming.

Premièrement, le régime de la responsabilité du fait d'autrui permet au demandeur d'être dédommagé par quelqu'un qui est financièrement en mesure d'exécuter un jugement. Comme lord Wilberforce l'a fait remarquer dans Kooragang Investments Pty. Ltd. c. Richardson & Wrench Ltd., [1981] 3 All E.R. 65 (C.P.), à la p. 68, la façon dont la common law a considéré la responsabilité qu'ont les employeurs à l'égard des actes de leurs employés (commettants et préposés, mandants et mandataires) a été progressive: la tendance a été d'assurer une protection plus libérale des tierces parties innocentes; voir également Fridman, aux pp. 315 et 316. Le demandeur profite largement de la règle de la responsabilité du fait d'autrui, qui lui permet d'accéder aux coffres de l'entreprise, même lorsque cette dernière n'est pas à blâmer au sens ordinaire du terme.

Deuxièmement, une personne, soit habituellement une société, qui en emploie d'autres personnes pour promouvoir ses propres intérêts financiers devrait, en toute équité, se voir imposer une responsabilité correspondante à l'égard des pertes causées dans le cadre de l'exploitation de son entreprise. Comme lord Denning l'a fait remarquer dans Morris c. Ford Motor Co., [1973] 1 Q.B. 792 (C.A.), à la p. 798, les tribunaux [traduction] «ne concluraient pas à la négligence si facilement — ou n'accorderaient pas des sommes de plus en plus considérables — s'ils ne se fondaient sur le fait que les dommages doivent être assumés, non par l'homme lui‑même, mais par une compagnie d'assurances» grâce à la protection souscrite par l'employeur.

Troisièmement, le régime encourage la répartition étendue des pertes causées par un délit étant donné que l'employeur est un intermédiaire particulièrement apte à les transmettre à quelqu'un d'autre au moyen d'une assurance‑responsabilité et d'une hausse des prix. Dans Hamilton c. Farmers' Ltd., [1953] 3 D.L.R. 382 (C.S.N.‑É), le juge MacDonald a fait remarquer, à la p. 393, que le principe de la responsabilité du fait d'autrui [traduction] «reflète probablement la conclusion d'intérêt public que l'employeur devrait être tenu responsable des résultats accessoires de l'exploitation de son entreprise par l'entremise de ses employés comme moyen de répartir la perte sociale découlant de ses activités».

Quatrièmement, la responsabilité du fait d'autrui est également une règle cohérente au point de vue de la dissuasion. KNI est beaucoup plus en mesure que Vanwinkel et Brassart d'adopter des politiques relativement à l'utilisation des grues, à l'inspection des étiquettes, et ainsi de suite, afin d'éviter les accidents de ce genre. Puisque ou bien elle sera tenue responsable ou bien les coûts d'assurance de ses clients traduiront sa diligence, KNI a tous les motifs voulus d'encourager ses employés à bien accomplir leur travail et de prendre des mesures disciplinaires contre les auteurs d'un méfait.

Il appert que le régime de la responsabilité du fait d'autrui n'est pas simplement un mécanisme qui permet à l'employeur de garantir la responsabilité primaire de l'employé. Le régime répond à des questions de principe plus vastes que la simple volonté de protéger le demandeur contre les conséquences de l'incapacité possible, voire probable, de l'employé de payer une indemnité suffisante, bien que, de toute évidence, cette préoccupation continue à avoir une importance primordiale. La responsabilité du fait d'autrui a pour fonction plus générale de transférer à l'entreprise elle‑même les risques créés par l'activité à laquelle se livrent ses mandataires.

En l'espèce, il s'agit de savoir si l'élimination de la responsabilité de l'employé influerait sensiblement sur les considérations de principe qui sous-tendent la responsabilité du fait d'autrui. À mon avis, cela influerait favorablement sur les deuxième et troisième considérations susmentionnées et aurait des répercussions minimes sur la quatrième. Ici encore, Fleming, op. cit., énonce, aux pp. 340 et 341, les raisons pour lesquelles il est généralement souhaitable d'éliminer la responsabilité de l'employé:

[traduction] Comme on l'a déjà souligné, la responsabilité du fait d'autrui de l'employeur ne remplace pas la responsabilité personnelle de l'employé envers la victime du délit. Cependant, cette conclusion n'est ni évidente en soi ni incontestable. D'une part, il est habituellement tout à fait souhaitable que l'employeur absorbe le coût, pour des motifs de saine répartition des ressources, plutôt que d'être considéré simplement comme garantissant la responsabilité primaire de l'employé de payer pour le dommage causé. D'autre part, tenir l'employé responsable aura tendance à surtaxer ses ressources financières (particulièrement de nos jours, ces ressources étant devenues de plus en plus disproportionnées à sa capacité de causer une lourde perte) ou à nécessiter une double assurance, protégeant à la fois l'employé et l'employeur contre le même risque. C'est pourquoi, dans de nombreux pays, on a maintenant de plus en plus tendance à «canaliser» la responsabilité vers l'employeur seulement, l'employé étant complètement libéré des réclamations faites par les tierces parties et tout au plus responsable envers l'employeur jusqu'à concurrence d'une contribution restreinte, lorsque cela est justifié pour des raisons d'ordre disciplinaire. Cela correspond surtout à nos propres pratiques — les victimes d'un délit obtiennent rarement des dommages‑intérêts des employés et l'employeur demande rarement une indemnité — mais, sauf en Australie‑Méridionale et dans le Territoire du Nord, le droit écrit ne reflète guère, jusqu'à maintenant, l'idée populaire selon laquelle la responsabilité primaire devrait incomber à l'employeur, plutôt qu'à l'employé. [Je souligne.]

À mon avis, l'élimination de la possibilité que l'employé assume la perte est non seulement logiquement compatible avec le régime de la responsabilité du fait d'autrui, mais elle est aussi rendue nécessaire en pratique, compte tenu de l'évolution de la logique sur laquelle ce régime se fonde. Dans notre économie moderne, la capacité de l'employé de causer une perte n'a rien à voir avec son salaire. Comme l'a mentionné un comité constitué en Angleterre pour enquêter sur les répercussions de l'arrêt Lister c. Romford Ice and Cold Storage Co., [1957] A.C. 555 (Atiyah, op. cit., à la p. 426):

[traduction] Il ne peut [. . .] y avoir de doute que s'il était réellement possible que les employés soient régulièrement appelés à payer de leur poche les dommages résultant du manque de diligence ou de l'inattention dont ils ont fait preuve dans l'exercice de leurs fonctions, on créerait une situation à laquelle il faudrait remédier.

L'employeur est presque toujours assuré contre le risque d'être tenu responsable envers les tierces parties en raison de la responsabilité du fait d'autrui qui lui incombe: le coût de cette responsabilité est donc imputé à l'activité rentable qui y donne lieu. Il n'est pas nécessaire d'avoir une double assurance qui protège à la fois l'employé et l'employeur contre le même risque. Exiger l'indemnisation de la perte par l'employé, en permettant au client de le poursuivre ou en permettant à l'employeur de lui réclamer une indemnité, ébranlerait le fondement même de la responsabilité du fait d'autrui.

Quant à la dissuasion, la nécessité de décourager le manque de diligence ne saurait justifier l'imposition d'une responsabilité délictuelle à l'employé dans ces conditions. L'employé risque d'être assujetti à des mesures disciplinaires ou d'être congédié s'il refuse d'accomplir le travail conformément aux directives de l'employeur. Telles sont les véritables pressions extérieures ressenties par l'employé lorsqu'il s'agit de bien exécuter son travail; le risque d'être personnellement tenu responsable demeure faible. Une fois établi qu'il incombe clairement à l'employeur d'agir de façon à réduire les frais liés aux accidents, celui-ci demeure libre d'établir des régimes contractuels de contribution des employés négligents, dans le cadre de la campagne qu'il mène pour réduire le nombre d'accidents. Les montants pourraient être mieux fixés en fonction de la gravité de la faute de l'employé et le véritable effet de dissuasion serait plus important. Compte tenu de l'hésitation notoire des employeurs à poursuivre leurs employés, et ce, pour des raisons évidentes, l'employeur préférera probablement avoir recours à d'autres moyens pour améliorer l'exécution du travail.

Je conclus qu'en ce qui concerne trois des quatre questions de principe mentionnées, l'élimination de la responsabilité de l'employé dans le contexte de la présente affaire permettrait de mieux y répondre ou aurait des répercussions minimes. La question de principe cruciale que soulèverait l'élimination de la responsabilité de l'employé dans ce cas‑ci est liée à l'indemnisation. De toute évidence, retirer du jeu un défendeur possible réduit dans une certaine mesure les chances de la demanderesse d'être indemnisée de sa perte.

À cet égard, il y a lieu d'abord de noter que, dans la plupart des cas, l'élimination de la possibilité de transférer la perte à l'employé n'aura aucun effet sur l'indemnisation du demandeur. Naturellement, ce dernier préférera si possible poursuivre l'employeur. Selon l'état du droit actuel, le demandeur peut vouloir constituer un seul ou plusieurs employés parties à l'action afin de pouvoir bénéficier d'interrogatoires préalables additionnels (à condition que cela ne constitue pas un abus de procédure), mais ordinairement il ne cherchera pas à se faire indemniser par l'employé. Bien sûr, la principale arme défensive de l'employé est son manque d'argent. Ensuite, comme je l'ai déjà souligné, je ne vois pas en l'espèce pourquoi le droit que possède London Drugs d'être indemnisée est plus important que celui qu'elle aurait si elle cherchait à se faire indemniser d'une perte économique dans des circonstances similaires.

En outre, la décision rendue par notre Cour aujourd'hui à l'égard de l'application des clauses contractuelles excluant ou limitant la responsabilité éliminera l'une des principales raisons de poursuivre les employés, puisque pareille méthode n'offrira plus de moyen commode de se soustraire à une clause contractuelle de ce genre. Compte tenu de la décision que la Cour a rendue aujourd'hui sur l'applicabilité de la clause contractuelle, la question de la responsabilité d'un employé se posera principalement lorsque l'employeur ne sera pas en mesure d'exécuter un jugement, le plus souvent parce qu'il a fait faillite.

Néanmoins, pour une raison ou une autre, il se peut que l'employeur ne soit pas disponible comme source d'indemnisation. À mon avis, dans ce qu'on peut appeler un cas «classique» de responsabilité du fait d'autrui non contractuelle, où il n'y a pas de «cadre contractuel» en ce qui concerne le demandeur, la question de l'indemnisation de la perte causée par la faute d'autrui exige qu'en ce qui concerne le demandeur et l'employé négligent, ce dernier soit tenu responsable des dommages matériels et lésions corporelles causés au demandeur. Mentionnons notamment le cas du demandeur qui est blessé par un employé pendant que ce dernier conduit, dans l'exercice de ses fonctions, un véhicule sur la voie publique. Dans ce contexte, le demandeur n'a de toute évidence jamais choisi de traiter avec une société à responsabilité limitée. Je ne juge pas nécessaire en l'espèce d'examiner la question complexe des répercussions que pourraient avoir sur la responsabilité envers le demandeur des clauses stipulées dans le contrat que le défendeur a passé avec une tierce partie, soit, dans cet exemple, une clause du contrat intervenu entre l'employé et l'employeur; voir Atiyah, An Introduction to the Law of Contract (4e éd. 1989), aux pp. 394 et 395; B. J. Reiter, «Contracts, Torts, Relations and Reliance», dans B. J. Reiter and J. Swan, dir., Studies in Contract Law (1980), 235, à la p. 301. En ce qui concerne le demandeur et l'employé, il n'y a aucune raison d'excuser l'employé en pareil cas. Même si une clause contractuelle comme celle décrite ci‑dessus pouvait dans certains cas avoir pour effet de modifier l'obligation délictuelle, question que je remets expressément à plus tard, il est évident qu'elle ne pourrait jamais avoir pour effet de modifier l'obligation de conduire prudemment.

Toutefois, les arguments de principe énoncés ci‑dessus étayent fortement l'idée qu'en ce qui concerne l'employé et l'employeur, l'employeur devrait encore assumer le risque même dans un cas de ce genre. La meilleure solution, dans ces cas «classiques» non contractuels serait probablement d'adopter un régime d'indemnisation s'appliquant entre l'employeur et l'employé de manière, semblable à celui qui existe, par suite d'une innovation judiciaire, en Allemagne. Markesinis décrit le régime comme suit (A Comparative Introduction to the German Law of Torts (2e éd. 1990), aux pp. 502 et 503):

[traduction] Le droit que possède la partie lésée de poursuivre l'employé qui a commis le délit peut être neutralisé, en ce qui concerne l'employé, dans la mesure où il peut invoquer un principe établi par la jurisprudence, à savoir la «revendication d'une exception par l'employé». En principe, cela oblige l'employeur à indemniser l'employé chaque fois que ce dernier a été poursuivi par la victime. Le danger de perturber les relations employeur‑employé, en permettant à l'employeur de chercher à se faire indemniser par l'employé, est non seulement ainsi évité, mais encore la question est réglée puisqu'on fait carrément retomber la responsabilité sur les épaules de celui qui est le mieux en mesure de l'assumer (voir les décisions rendues par la Cour suprême siégeant en matière de droit du travail en 1957 et 1959, BAG 5, 1 et BAG 7, 290). [Je souligne.]

Dans un arrêt allemand plus récent qui élargit la portée de l'immunité que possède l'employé par rapport à son employeur, lorsqu'il commet un délit contre l'employeur, le tribunal expose ainsi en termes vigoureux les tendances économiques qui rendent cette évolution souhaitable (Bundesarbeitsgericht (septième sénat), jugement du 23 mars 1983, BAG 42, 130, traduit et reproduit dans Markesinis, précité, aux pp. 574 et 575):

[traduction] À la suite de la décision rendue par le grand sénat du Bundesarbeitsgericht le 25 septembre 1957 (BAG 5, 1, 18), ce sénat juge maintenant que lorsque la faute commise par l'employé est «moins que grave», sa responsabilité est exclue grâce à la notion de risque d'entreprise assumé par l'employeur, si l'on applique par analogie § 254 BGB. À cette fin, le manque de diligence normal ou moyen, ainsi qu'une légère faute, devraient être considérés comme «moins que graves», comme les mots le laissent entendre. Compte tenu de la responsabilité accrue à laquelle les progrès de la technologie ont donné lieu, attribuer le risque d'entreprise sur une base individuelle comme le Bundesarbeitsgericht l'a fait jusqu'à maintenant ne constitue pas une façon appropriée de traiter la responsabilité de l'employé qui a commis une faute normale. Par conséquent, en l'absence d'intention ou de négligence grave, le dommage causé par l'employé pendant qu'il exécutait un travail dangereux est l'un des risques d'entreprise de l'employeur et doit être assumé uniquement par celui‑ci. Attribuer aux risques d'entreprise le dommage causé par l'employé, en l'absence de négligence grave, est justifié par le fait que c'est le partage du travail au sein de l'entreprise qui expose l'employé aux risques propres à son travail. Le partage du travail et la structure organisationnelle sont des questions relevant de l'employeur qui, en sa qualité de propriétaire et de dirigeant, peut déterminer comment le travail de l'entreprise doit être organisé. Par ailleurs, l'employé, qui est un subalterne, influe peu ou n'influe pas du tout sur les facteurs liés au dommage causé. Puisque l'employeur est plus à même de prendre les mesures techniques et organisationnelles nécessaires pour réduire les risques spéciaux de l'entreprise et pour souscrire l'assurance nécessaire, il est juste de considérer le dommage comme un risque d'entreprise qui doit être assumé uniquement par l'employeur, à moins qu'il ne soit attribuable à un acte intentionnel ou à la négligence grave de l'employé. Une autre considération est que si le travail n'était pas ainsi partagé, l'employeur lui‑même se verrait obligé d'accomplir le travail dangereux et devrait alors assumer les coûts du dommage attribuable à la négligence dont il ferait preuve inévitablement à l'occasion; mentionnons, par exemple le cas du petit transporteur qui prend lui‑même le volant d'un camion, peut‑être le seul qu'il possède, et cause ainsi un dommage. Le partage du travail au sein d'une entreprise ne devrait pas permettre à cette dernière de faire assumer à l'employé un tel risque de responsabilité. En outre, l'étendue du dommage est grandement fonction de la façon dont l'entreprise est équipée et exploitée. Dans presque tous les secteurs de l'économie, les progrès de la technologie comportent le remplacement du personnel par des machines et d'autre matériel technique coûteux, d'où le risque accru de responsabilité. Étant donné que pareille rationalisation réduit également les frais de l'employeur en ce qui concerne les salaires, il est juste que celui‑ci doive assumer le risque de préjudice accru qui est attribuable à un acte commis par un employé, sans intention ni négligence grave de sa part. [Je souligne.]

En concluant que l'employé n'était pas responsable dans un tel contexte, la cour n'avait pas à déterminer si l'obligation qu'avait l'employeur de surveiller ses employés le forçait à souscrire une assurance.

Les tendances décelées par le tribunal allemand sont des tendances à long terme communes à tous les pays industrialisés et je considère que ces arguments sont fort convaincants. L'établissement d'un tel régime d'indemnisation est probablement la prochaine étape logique dans l'évolution de la règle de la responsabilité du fait d'autrui. Une telle évolution rendrait essentiellement la théorie juridique conforme aux réalités des relations du travail contemporaines. En Angleterre, dans l'arrêt Lister c. Romford Ice and Cold Storage Co., précité, la Chambre des lords a, par une décision rendue à trois contre deux, rejeté un tel régime d'indemnisation à titre de condition implicite d'un contrat de travail. La majorité a permis à l'assureur de l'employeur de se faire indemniser par le camionneur non assuré dont la négligence avait causé le préjudice et fait intervenir la responsabilité du fait d'autrui de l'employeur. L'effet de l'arrêt Lister a promptement été en majeure partie annulé par toute une série d'ententes officielles et officieuses; voir Atiyah, Vicarious Liability in the Law of Torts, op. cit., aux pp. 426 et 427. Même si les conditions des ententes intervenues entre les assureurs semblaient se limiter aux cas où l'employé blessait ou tuait un compagnon de travail, dans Morris c. Ford Motor Co., précité, le demandeur a échoué dans sa tentative de faire déclarer l'employé personnellement responsable pour le motif qu'il avait été subrogé dans les droits de l'employeur. À la page 798, le maître des rôles lord Denning souligne l'injustice qui résulterait si l'on concluait à la responsabilité de l'employé:

[traduction] Si l'argument des nettoyeurs est fondé — s'ils peuvent ainsi forcer Roberts à payer les dommages personnellement — cela compromettrait les bonnes relations de travail. Lorsqu'un homme comme Roberts commet une erreur — comme celle de ne pas se montrer vigilant — et que quelqu'un est blessé, personne ne s'attend à ce qu'il ait lui‑même à payer les dommages personnellement. La situation ressemble plutôt à celle du conducteur de voiture. On s'attend à ce que les dommages soient assumés par les assureurs. Les tribunaux eux‑mêmes le reconnaissent tous les jours. Ils ne concluraient pas à la négligence si facilement — ou n'accorderaient pas de telles sommes de plus en plus considérables — s'ils ne se fondaient pas sur le fait que les dommages doivent être assumés, non par l'homme lui‑même, mais par une compagnie d'assurances. Si l'homme lui‑même est contraint à payer, il se sentira fort lésé. Il dira à ses employeurs: «L'assurance couvre sûrement ce risque». Il est employé pour faire le travail de son employeur, pour conduire les camions de son employeur et pour faire face aux situations dans lesquelles son employeur le met. Les risques liés à ce travail — notamment la responsabilité pour négligence — devraient être assumés par l'employeur. Ce dernier est celui qui profite de la situation et qui devrait en assumer le fardeau. Les salaires sont fixés en fonction de cela. Si l'employé doit assumer le risque, son salaire devrait être augmenté de façon à le couvrir.

Dans l'arrêt Morris, la cour était liée par la décision que la Chambre des lords avait rendue dans Lister à l'égard de la question préalable de la responsabilité de l'employé envers Ford. Notre Cour n'a jamais eu l'occasion d'examiner l'arrêt Lister à cet égard.

Toutefois, je n'ai pas à tenir compte de l'arrêt Lister pour statuer sur la présente affaire: les employés n'ont pas présenté de demande d'indemnisation contre leur employeur. Je me propose de fonder ma décision sur des motifs plus stricts, liés au contexte contractuel de l'affaire. Dans le genre particulier de cas de responsabilité du fait d'autrui qui nous occupe en l'espèce, les arguments généraux avancés par Fleming et par d'autres, selon lesquels, dans la plupart des cas, les employés ne devraient pas assumer la perte, sont renforcés par une seconde considération.

J'ai déjà parlé des cas classiques non contractuels de responsabilité du fait d'autrui. Ces cas peuvent être distingués des cas tels que celui‑ci, où une opération planifiée est en cause. La meilleure façon de décrire ces cas consiste peut‑être à dire qu'ils se rapportent à des réclamations fondées sur la responsabilité commerciale du fait d'autrui. Le professeur Blom définit simplement l'opération planifiée comme celle dans laquelle quelqu'un acquiert ou cède un bien ou un service quelconque; voir «Fictions and Frictions», loc. cit. Comme le professeur Blom le fait remarquer, dès qu'une opération est planifiée, il y a des risques prévisibles — pour la personne, le bien‑fonds, les marchandises ou les intérêts financiers de quelqu'un — et il est donc possible de répartir ou de traiter autrement ces risques à l'avance. Ce fait doit entrer en ligne de compte, même si l'action intentée par le demandeur est fondée sur la responsabilité délictuelle. À la page 159, le professeur Blom dit:

[traduction] Dès qu'une opération est planifiée, il y a des risques prévisibles — pour la personne, le bien‑fonds, les marchandises ou les intérêts financiers de quelqu'un — et il est donc possible de répartir ou de traiter autrement ces risques à l'avance. Lorsque le risque se concrétise et qu'une réclamation fondée sur la responsabilité délictuelle est faite à l'égard de la perte, il est opportun de se demander quelles attentes il était raisonnable d'avoir au sujet de ce risque, et quelles précautions la victime et la partie négligente auraient pu prendre pour se protéger contre la perte ou le risque. Bref, l'analyse délictuelle doit éventuellement être coordonnée avec les aspects contractuels ou le cadre contractuel de la situation.

Notre Cour a de plus en plus reconnu l'importance de pareilles considérations dans des cas récents de responsabilité délictuelle; voir mes motifs (aux pp. 1125 à 1127) et ceux du juge McLachlin (à la p. 1164) dans l'arrêt Norsk, selon lesquels les questions contractuelles sont une considération pertinente. Les opinions de mes deux collègues en l'espèce témoignent également de l'importance de ce genre de considération.

À mon avis, lorsque le demandeur a subi un dommage matériel dans le cadre de rapports contractuels avec une société, on peut considérer qu'il a choisi de traiter avec une société. Les lois sur les sociétés commerciales prévoient normalement qu'il faut aviser et annoncer que la société en question en est une à responsabilité limitée; les clients et les créanciers sont ainsi avisés que, normalement, ils peuvent uniquement compter sur la société pour satisfaire à leurs réclamations. En Colombie‑Britannique, les sociétés sont également tenues d'inscrire leur nom dans tous les contrats, factures, effets de commerce négociables et commandes de biens et de services; voir la Company Act de la Colombie‑Britannique, R.S.B.C. 1979, ch. 59, art. 16 et 130.

À mon avis, du fait qu'elle a passé un contrat de prestation de services avec une entreprise commerciale comme KNI dans les circonstances de l'espèce, on peut considérer à juste titre que London Drugs se fiait que les services seraient fournis par cette société et que cette dernière verrait sa responsabilité engagée en cas de prestation négligente de ces services. Comme Reiter, loc. cit., le laisse entendre, à la p. 290:

[traduction] Le demandeur ne s'en est pas remis, ou ne saurait être considéré comme s'en étant remis de manière raisonnable, à la responsabilité d'une personne, lorsque cette personne agit dans le cadre de l'exécution d'un contrat que le demandeur a passé avec le mandant ou avec l'employeur de cette personne: le défendeur, pris individuellement, ne peut pas raisonnablement être considéré comme se rendant compte qu'on le considère (personnellement) tenu de satisfaire aux attentes du demandeur.

Selon les faits de la présente affaire, on ne peut pas non plus considérer que Vanwinkel et Brassart se sont rendu compte que la demanderesse comptait sur eux pour se faire indemniser. Comme Reiter le souligne, l'intention de transférer la responsabilité à la société ou à l'association constitue une répartition fort explicite du risque par contrat dans l'entreprise qui met en cause trois parties.

La distinction entre les créanciers volontaires et les créanciers involontaires est également utile en ce domaine. Comme les commentateurs l'ont souligné (Halpern, Trebilcock et Turnbull, «An Economic Analysis of Limited Liability in Corporation Law» (1980), 30 U.T.L.J. 117), différents types de réclamants ont des capacités différentes de bénéficier de l'avis qui leur est donné au sujet des répercussions du régime de responsabilité limitée. D'un côté, les créanciers comme les détenteurs d'obligations et les banques sont généralement bien placés pour évaluer les risques de défaut et pour en tenir compte dans le contrat. On peut considérer que ces créanciers «volontaires» sont en mesure de se protéger contre les conséquences d'un régime de responsabilité limitée, comme en témoigne le recours quasi systématique des banques aux garanties personnelles données par les dirigeants de petites sociétés.

D'un autre côté, il y a les créanciers involontaires classiques en matière délictuelle, comme le demandeur qui est blessé au moment où il est renversé par un employé qui conduit un véhicule automobile. Ces créanciers involontaires sont ceux qui ne choisissent jamais de traiter avec la société et qui représentent ce que j'ai appelé les auteurs classiques d'une réclamation fondée sur la responsabilité du fait d'autrui.

Le cas qui nous occupe se situe entre ces deux extrêmes. De toute évidence, London Drugs n'est pas un créancier volontaire en ce sens qu'elle aurait volontairement fourni de l'argent ou des marchandises à la société. Toutefois, elle n'est pas non plus un créancier tout à fait involontaire puisque, comme je l'ai fait remarquer, elle a volontairement traité avec l'employeur. Le type de réclamation ici en cause se rapporte de toute évidence à une opération planifiée et, ce qui est révélateur, il en est ainsi peu importe que le contrat de prestation de services contienne ou non une clause de limitation de la responsabilité. Ce fait touche simplement à l'étendue de la planification.

La raison de principe qui sous‑tend l'argument fondé sur la responsabilité limitée est certes une version atténuée de la justification du résultat obtenu par le juge McLachlin au moyen de la règle de l'acceptation volontaire d'un risque. Cette dernière signale que la demanderesse a volontairement assumé le risque dans le contrat en cause; voir le juge McLachlin, à la p. 000; Fleming, à la p. 265. J'ai appliqué une analyse similaire dans l'arrêt Norsk, quoique dans un contexte fort différent.

De même, le demandeur qui choisit de traiter avec une société à responsabilité limitée peut, la plupart du temps, être considéré comme ayant volontairement assumé le risque que la compagnie ne soit pas en mesure d'exécuter un jugement fondé sur la responsabilité contractuelle ou sur la responsabilité du fait d'autrui. Le fait que le client prend ce risque en matière contractuelle est reconnu depuis l'arrêt Salomon c. Salomon & Co., [1897] A.C. 22 (H.L.). Maintenant que de nombreuses réclamations sont fondées à la fois sur la responsabilité contractuelle et sur la responsabilité délictuelle, le client ne devrait pas être en mesure de transférer ce risque à l'employé en présentant une réclamation fondée sur la responsabilité délictuelle. Il s'agit simplement d'une autre application du principe général que j'ai énoncé dans Maryon, qui a été cité, apparemment avec approbation, dans Rafuse, à savoir que la cour ne doit pas permettre qu'on utilise la responsabilité délictuelle pour éviter d'une façon injuste et injustifiée des obligations et des limitations acceptées dans un contrat.

De plus, dans le contexte d'une réclamation fondée sur la responsabilité commerciale du fait d'autrui, l'imputation exclusive de la responsabilité à l'employeur revient à faire assumer la responsabilité par une partie qui est facilement en mesure de la modifier au moyen de stipulations contractuelles. Dans de nombreux cas de ce genre, cette méthode peut bien être avantageuse. Comme je l'ai fait remarquer dans l'arrêt Norsk, à la p. 1126:

Dans bien des cas, les parties contractantes ne veulent pas garantir l'exécution du contrat; la répartition contractuelle du risque en l'espèce est probablement typique en ce sens que le risque est attribué à la victime potentielle d'une interruption des services, qui bénéficie d'un prix moins élevé et qui est la mieux placée pour prendre d'autres mesures pour remédier à une interruption accidentelle des bénéfices contractuels.

KNI et London Drugs se sont prévalues de cette possibilité en l'espèce. Elles ont eu recours à des clauses contractuelles, ce qui est maintenant accepté, pour limiter strictement la responsabilité délictuelle et contractuelle de KNI à l'égard des dommages matériels. London Drugs avait donc le choix de souscrire sa propre assurance ou de souscrire une assurance additionnelle auprès de KNI. London Drugs a jugé avantageux de ne pas exiger que KNI garantisse l'exécution. Dans la mesure où il n'y a aucune question d'iniquité ni aucun intérêt social prédominant protégé par la responsabilité délictuelle, cette capacité des parties de modifier leur responsabilité délictuelle et contractuelle possible est un avantage incontestable. Le client bénéficie de la capacité du futur défendeur d'exclure par contrat sa responsabilité délictuelle.

Dans un cas différent, il pourrait, pour diverses raisons, être moins coûteux pour KNI, et donc pour ses clients, de s'assurer directement. Même si cela n'était pas moins coûteux, KNI pourrait avoir d'autres raisons de le faire. Au lieu de limiter sa responsabilité et d'exiger que ses clients souscrivent une assurance, elle pourrait souscrire une assurance‑responsabilité elle‑même et ajouter ses frais au prix d'entreposage. L'étendue de la responsabilité des employés ne devrait sûrement pas dépendre de la question de savoir si KNI limite à 40 $ sa responsabilité, puis offre une assurance à ses clients séparément, ou si elle ne limite pas sa responsabilité envers le client et s'assure elle‑même.

Contrairement à KNI, Vanwinkel et Brassart n'ont eu aucune possibilité réelle de refuser le risque. L'intervenant a souligné qu'habituellement l'employé ne sait pas comment ni à quelles conditions le travail a été obtenu; il sait seulement qu'une fois le travail obtenu, il doit l'exécuter si l'employeur lui demande de le faire.

Même dans les cas, comme ceux de déclaration inexacte faite par négligence, où l'employé est mis en contact avec le demandeur, de sorte qu'il peut, du moins théoriquement, refuser d'une façon ou d'une autre d'assumer le risque, celui‑ci n'est pas bien placé pour le faire. Dans l'arrêt Northwestern Mutual Insurance Co. c. J. T. O'Bryan & Co. (1974), 51 D.L.R. (3d) 693 (C.A.C.‑B.), la cour a conclu que l'employé qui a donné des renseignements erronés au sujet de l'état de l'assurance de la demanderesse [traduction] «aurait pu ne rien dire et refuser de donner les renseignements», ou [traduction] «aurait pu donner les renseignements en précisant qu'il ne se portait pas garant de leur exactitude» (p. 701). Dans cette affaire, le tribunal a donc appliqué aux employés les mêmes critères que ceux qui avaient été appliqués à la responsabilité d'une société dans l'arrêt Hedley Byrne. En toute déférence, comme on peut se l'imaginer, l'employé embauché pour servir le public qui ne dit rien et refuse de donner des renseignements de crainte d'engager personnellement sa responsabilité délictuelle aura une carrière plutôt brève. Comme Reiter le souligne, la proposition subsidiaire de la cour implique que l'employé devrait commencer toutes les déclarations qu'il fait aux clients au sujet de leur assurance en disant qu'il n'assume aucune responsabilité personnelle à l'égard des renseignements donnés, tout en soulignant qu'il ne dit rien au sujet de la responsabilité de son employeur; voir Reiter, loc. cit., à la p. 291. Il n'est pas réaliste d'obliger l'employé à agir d'une façon aussi factice. Dans la plupart des cas, sauf ceux où il y a déclaration inexacte faite par négligence, et en particulier en l'espèce, l'employé n'a aucune possibilité de refuser le risque.

L'avocat de l'appelante a laissé entendre que les employés devraient être tenus responsables parce qu'ils demeurent libres d'exclure leur responsabilité par contrat. Lorsque les employés sont représentés par un syndicat, il devrait incomber à ce dernier d'exclure par contrat la responsabilité de ses membres. En d'autres termes, l'avocat a soutenu que les employés ont la possibilité d'exclure le risque par contrat ou de refuser de l'assumer, lorsqu'ils négocient leurs conditions de travail avec l'employeur.

Sans aucun doute, dans la plupart des cas concernant un dommage matériel, l'argument de l'avocat est convaincant. Toutefois, je ne le juge pas convaincant en l'espèce. Je tiens d'abord à faire remarquer que le même argument pourrait être invoqué à l'égard de l'application de la clause de limitation contractuelle aux employés, à savoir qu'ils auraient pu se prévaloir des exceptions au principe du lien contractuel reconnues dans l'arrêt ITO — International Terminal Operators Ltd. c. Miida Electronics Inc., [1986] 1 R.C.S. 752, et que, puisqu'ils ne l'ont pas fait, ils devraient être responsables. Mes deux collègues ont implicitement ou explicitement rejeté cet argument et je souscris à leur avis.

Pour des raisons similaires, je crois qu'il est peu judicieux d'imposer aux employés la charge d'exclure par contrat leur responsabilité délictuelle. Malgré les suggestions remontant à l'époque de l'arrêt Lister, selon lesquelles les syndicats devraient négocier au sujet de cette question (voir Atiyah, Vicarious Liability in the Law of Torts, op. cit., à la p. 426, n. 3), il est évident que les syndicats et les employeurs ont des préoccupations plus urgentes. Il n'est guère nécessaire de citer quelque théorie compliquée au sujet des programmes de négociation pour reconnaître que l'employé est en fait si rarement tenu responsable qu'il est peu probable que la question sera inscrite au programme des négociations collectives. Dans l'intervalle, des employés, à titre individuel, peuvent subir de graves injustices.

En outre, cette règle créerait une situation intenable pour la majorité des employés du secteur privé qui ne sont pas syndiqués. Comme l'avocat l'a reconnu, l'idée d'exclure par contrat la responsabilité de ces employés souffre d'un manque de réalisme, et leur seul espoir serait que des mesures législatives soient prises dans chaque province. Le juge Iacobucci a décrit le contexte dans lequel ces employés passent des contrats avec leurs employeurs dans le récent arrêt Machtinger c. HOJ Industries Ltd., [1992] 1 R.C.S. 986, à la p. 1003:

Le mal que la Loi [la Loi sur les normes d'emploi] vise à réparer est le suivant: dans bien des cas, les employés en tant qu'individus, et en particulier les employés non syndiqués, ne traitent pas d'égal à égal avec leurs employeurs. Ainsi que l'affirme Swinton, op. cit., à la p. 363:

[traduction] . . . il est rare que les conditions d'un contrat de travail résultent de l'exercice du pouvoir de négocier librement selon le modèle des échanges commerciaux entre deux commerçants. D'une manière générale, les employés, pris individuellement, n'ont ni le pouvoir de négociation ni les renseignements nécessaires pour obtenir dans leurs contrats des conditions plus avantageuses que celles offertes par l'employeur, surtout relativement à la permanence.

Le juge Iacobucci ajoute ensuite, à la p. 1003, qu'«il est d'importance capitale que, dans le contexte du travail, bien des employés ignorent leurs droits découlant de la loi et de la common law». À la page 1004, il mentionne de nouveau le fait que «la plupart des employés ne connaissent pas leurs droits ou bien ne veulent ou ne peuvent se donner la peine de les faire valoir ou en supporter les frais». Dans ce contexte, je crois que c'est faire preuve d'irréalisme que de s'attendre à ce que les employés aient recours à des moyens contractuels complexes pour éliminer une responsabilité potentielle dont ils risquent fort de ne pas être au courant. En outre, vu l'intérêt public dans la négociation collective, je ne vois rien qui justifierait de placer les employés syndiqués dans une situation plus onéreuse que les employés non syndiqués relativement au même comportement. Imposer à l'employé la charge d'exclure par contrat sa responsabilité délictuelle est injustifié dans ce contexte.

Je conclus que des raisons de principe étayent fortement la conclusion selon laquelle, compte tenu des faits de l'affaire, l'employé n'a pas d'obligation. Il vaut peut‑être la peine de noter ici que de nombreuses lois contiennent des clauses d'immunité qui libèrent les préposés de l'État de toute responsabilité délictuelle pour les actes accomplis de bonne foi dans l'exercice prévu de leurs fonctions. Hogg, Liability of the Crown (2e éd. 1989), aux pp. 145 et 146, décrit ainsi la situation:

[traduction] . . . dans de nombreux ressorts, on accorde effectivement une immunité à l'égard de la responsabilité personnelle à de nombreux préposés de l'État sinon à tous. La pratique habituelle est d'inclure une clause privative dans la loi qui établit le ministère ou l'organisme gouvernemental; la clause exempte les employés de ce ministère ou de cet organisme de toute responsabilité pour les dommages résultant des actes qu'ils ont accomplis de bonne foi dans l'exercice prévu de leurs fonctions.

L'examen systématique des lois de l'Ontario entrepris par Hogg lui a permis de déceler au total 80 dispositions législatives accordant une immunité (à la p. 91, n. 55). Les employés de l'État sont également protégés par ce que Hogg appelle l'[traduction] «universalité de la pratique de l'État consistant à défrayer les coûts des jugements contre les préposés de l'État qui sont assujettis à la responsabilité délictuelle» (à la p. 97). En outre, le risque de faillite n'existe pas à toutes fins utiles dans le contexte du secteur public.

Le juge Iacobucci considère que l'acceptation de la règle générale préconisée par les intimés irait à l'encontre de la notion de common law de la responsabilité du fait d'autrui. On a laissé entendre que l'élimination de la responsabilité personnelle de l'employé mettrait fin à la responsabilité délictuelle de l'employeur, de sorte que ce dernier ne serait assujetti qu'à la responsabilité contractuelle; voir Blom, Case Comment, loc. cit., à la p. 174. Il est possible de conclure à la négligence de l'employeur tout en exemptant l'employé dans les cas de déclaration inexacte faite par négligence à cause de l'exigence particulière de confiance, mais lorsque le dommage est causé à un bien du demandeur, il n'existe aucun moyen d'imposer une obligation de diligence exclusivement à l'employeur. Blom conclut que l'[traduction] «obligation de diligence doit incomber à la personne qui cause le dommage, parce que la responsabilité de l'employeur [. . .] est uniquement une responsabilité du fait d'autrui» (à la p. 174).

En premier lieu, il importe de noter que la responsabilité contractuelle de l'employeur subsisterait fort probablement. Comme je l'ai fait remarquer, c'est cet aspect qui distingue ce type de cas de responsabilité du fait d'autrui du cas ordinaire où la responsabilité contractuelle de l'employeur n'est pas en cause. Ordinairement, le délit commis par l'employé n'entraîne pas de violation d'un contrat intervenu entre son employeur et un client.

Toutefois, à certaines fins, il peut être important que l'employeur assume également une responsabilité du fait d'autrui sur le plan délictuel. À mon avis, l'argument du professeur Blom accorde trop d'importance aux termes «du fait d'autrui»; il donne à entendre que ces termes impliquent un ensemble particulier de conséquences logiques. Comme je l'ai déjà souligné, la théorie de la responsabilité du fait d'autrui n'est pas avant tout une construction logique. De toute façon, il n'y a aucune nécessité logique que la responsabilité délictuelle de l'employeur dépende de la responsabilité personnelle du préposé. Le régime de la responsabilité du fait d'autrui est fort souple; voir Atiyah, Vicarious Liability in the Law of Torts, op. cit. Par le passé, la responsabilité du fait d'autrui était fondée sur une fiction irréfragable selon laquelle l'employeur était poursuivi à cause de la négligence dont il avait fait preuve en choisissant et en embauchant des préposés insouciants. Cette fiction a été rejetée sans perte importante d'efficacité. Les employeurs ont été tenus responsables du fait d'autrui même lorsqu'aucun préposé ne pouvait être tenu responsable à titre individuel. Dans l'arrêt Co‑Operators Insurance Association c. Kearney, [1965] R.C.S. 106, notre Cour a conclu que l'employeur pouvait être assujetti à la responsabilité du fait d'autrui pour la négligence de son employé, même si la responsabilité de ce dernier était éliminée par une loi. De même, je crois que la présumée exigence logique de responsabilité personnelle de l'employé peut également être éliminée lorsque cela est indiqué.

En outre, l'expérience dans le secteur public montre fortement que la présumée nécessité logique que l'employé soit responsable pour que le régime de la responsabilité du fait d'autrui s'applique, n'est ni logique ni nécessaire. La règle générale dans les lois canadiennes sur la responsabilité de l'État qui adoptent le modèle anglais est que la responsabilité du préposé est une condition préalable de la responsabilité de l'État; voir, par exemple, la Loi sur les instances introduites contre la Couronne, L.R.O. 1990, ch. P. 27, art. 5. Cette méthode peut résulter du fait que la responsabilité de l'État s'est développée initialement par l'entremise de la responsabilité de ses mandataires. Par conséquent, pour atteindre le résultat final souhaité, soit la responsabilité de l'employeur (l'État) et l'immunité de l'employé, les lois concernant l'immunité maintiennent habituellement d'une façon expresse la responsabilité du fait d'autrui de l'État lui‑même. Hogg, op. cit., fait observer, à la p. 146:

[traduction] Si la clause ne maintient pas expressément la responsabilité du fait d'autrui de l'État lui‑même, elle accordera une immunité à l'État également; en règle générale, la responsabilité du préposé est une condition préalable de la responsabilité du fait d'autrui de l'employeur. Cependant, les clauses de ce genre peuvent être libellées de façon à maintenir la responsabilité du fait d'autrui de l'État, et cette pratique, qui est courante, est la seule qui soit défendable, parce qu'elle offre à la partie lésée un recours contre l'État.

Comme Hogg le fait remarquer (à la p. 91, n. 55), la plupart des clauses d'immunité figurant dans les lois établissant des ministères maintenaient expressément la responsabilité du fait d'autrui de l'État; voir, par exemple, la Loi sur le ministère des Services correctionnels, L.R.O. 1990, ch. M. 22, art. 12.

À mon avis, l'acte négligent de l'employé peut être attribué à la société lorsqu'il s'agit d'appliquer le régime de la responsabilité du fait d'autrui dans ce contexte. Étant donné le lien étroit créé par le contrat, la société a une obligation de diligence envers le client et est assujettie à la responsabilité du fait d'autrui à l'égard des actes négligents de ses employés. Comme Atiyah le fait remarquer dans Vicarious Liability in the Law of Torts, op. cit., aux pp. 381 à 383, au point de vue pratique, il importe généralement très peu, en droit de la responsabilité délictuelle, de savoir si une société est responsable parce qu'elle a elle‑même commis un délit, ou si elle l'est parce que ses employés ont commis un délit dans l'exercice de leurs fonctions.

Toutefois, il y a lieu de noter qu'en ce qui concerne le problème qui s'est posé dans l'arrêt Lennard's Carrying Co. c. Asiatic Petroleum Co., [1915] A.C. 705, la faute en l'espèce n'est pas celle de la société pas plus que le délit n'est le fait de la société. Dans cette affaire, il s'agissait de savoir si la société de transport maritime appelante avait le droit de limiter sa responsabilité en vertu des dispositions des lois sur la marine marchande qui prévoyaient un moyen de défense lorsque la perte avait été causée [traduction] «en l'absence de faute ou de connaissance de sa part». Le lord chancelier le vicomte Haldane a énoncé le principe général de la responsabilité directe de la société, à savoir qu'il est possible d'établir la faute ou la connaissance de la société s'il s'agit de la faute [traduction] «d'une personne qui n'est pas un préposé ou un mandataire dont la société est responsable seulement en vertu de la règle respondeat superior, mais d'une personne dont la société est responsable du fait que son acte est l'acte de la société elle‑même» (aux pp. 713 et 714). Afin de prouver la faute ou la connaissance réelle de la société, il demeure nécessaire de prouver qu'une âme dirigeante de la société a agi ou a commis une faute.

La jurisprudence canadienne

En examinant les précédents qui, selon l'appelante, justifient clairement une conclusion à l'existence d'une obligation, d'après les faits de l'affaire, il est opportun de rappeler les propos que lord Atkin a tenus dans l'arrêt Donoghue c. Stevenson, précité, à la p. 582:

[traduction] . . . je devrais considérer le résultat comme un grave défaut du droit et comme tellement contraire aux principes que je devrais hésiter longuement avant de suivre une décision en ce sens qui n'a pas été sanctionnée par notre Chambre.

Loin de conclure que la jurisprudence appuie uniformément l'argument de l'appelante, je trouve rassurant que l'approche que je propose trouve un appui considérable dans la jurisprudence et la doctrine canadiennes. Mon collègue le juge Iacobucci mentionne brièvement un certain nombre d'arrêts canadiens. En toute déférence, je ne crois pas que ces arrêts justifient sa conclusion qu'il existe incontestablement une obligation dans ce contexte ou qu'un simple critère de prévisibilité suffit pour fonder la responsabilité.

Je ferai d'abord remarquer que c'est peut‑être le faible nombre d'arrêts qui est le plus frappant. De nos jours, il est évident qu'une application directe du critère de prévisibilité établi dans l'arrêt Donoghue entraînerait la responsabilité de l'employé dans presque tous les cas où des dommages matériels sont causés dans ce genre de contexte. Toutefois, le fait que cette situation était le résultat logique de l'arrêt Donoghue n'a été constaté que beaucoup plus tard à cause d'un avatar antérieur du principe du lien contractuel. Avant l'arrêt Donoghue, on considérait généralement que l'arrêt Winterbottom c. Wright, précité, établissait un principe du lien contractuel voulant que si A avait une obligation contractuelle envers B, C ne pouvait pas intenter contre A une action en responsabilité délictuelle pour une conduite constituant une violation du contrat; voir Fleming, op. cit., à la p. 465. Comme l'a fait remarquer Reynolds, loc. cit., ce n'est qu'à la suite du fameux arrêt «Himalaya», Adler c. Dickson, [1955] 1 Q.B. 158, bientôt renforcé par Scruttons Ltd. c. Midland Silicones Ltd., précité, qu'il est devenu évident que le résultat de l'arrêt Donoghue c. Stevenson était le suivant: les employés, les mandataires ou les sous‑traitants, qui auparavant étaient protégés par le principe du lien contractuel, seraient désormais responsables envers l'autre partie contractante dans les cas de lésions corporelles ou de dommages matériels. Il vaut peut‑être la peine de noter qu'à venir jusqu'à aussi récemment que l'arrêt Nunes Diamonds, le demandeur n'a apparemment même pas tenté de poursuivre l'employé personnellement. Avec, d'une part, la confirmation récente du fait que de nombreuses violations de contrat constituent également une négligence en matière délictuelle et, d'autre part, le développement, du moins dans certains cas, de la responsabilité délictuelle pour les pertes économiques, l'étendue de la responsabilité délictuelle prima facie dans des contextes contractuels s'est beaucoup élargie. Par conséquent, le nombre d'affaires mettant en cause la responsabilité d'un employé a fortement augmenté au cours des dernières années.

Dans le cadre du pourvoi incident, Vanwinkel et Brassart ont invoqué l'arrêt Sealand of the Pacific c. Robert C. McHaffie Ltd. (1974), 51 D.L.R. (3d) 702 (C.A.C.‑B.). Dans cette affaire, la demanderesse avait retenu les services de McHaffie Ltd., un cabinet d'architectes navals, pour exécuter les travaux de conception des améliorations à apporter à un aquarium marin. Robert McHaffie, qui était le dirigeant de la société, avait recommandé à la demanderesse d'utiliser un produit appelé zonolite, qui devait être fourni par une autre société. Or, le zonolite s'est avéré tout à fait inapproprié et des réparations importantes ont dû être effectuées. La demanderesse a intenté un certain nombre d'actions. Elle a poursuivi la société pour la violation d'un contrat et en responsabilité délictuelle découlant d'une déclaration inexacte faite par négligence. Elle a intenté contre Robert McHaffie personnellement une action délictuelle fondée sur une déclaration inexacte faite par négligence. La responsabilité contractuelle de la société était claire. Sur le plan délictuel, elle a été jugée non responsable en vertu de l'arrêt Nunes Diamonds: étant donné que la déclaration inexacte avait été faite par négligence dans le cadre de l'exécution du contrat passé avec la demanderesse, la négligence ne pouvait pas être considérée comme un délit indépendant non lié à l'exécution de ce contrat comme l'exigeait le critère établi par le juge Pigeon dans l'arrêt Nunes Diamonds.

Quant à la question de la responsabilité délictuelle personnelle de McHaffie en sa qualité d'employé, le juge Seaton a conclu ceci, à la p. 706:

[traduction] L'acte ou l'omission d'un employé qui constitue une violation de contrat pour l'employeur peut également avoir pour effet d'imposer une responsabilité délictuelle à l'employé. Toutefois, ce sera uniquement le cas s'il y a manquement à une obligation que l'employé a (indépendamment du contrat) envers l'autre partie. Monsieur McHaffie n'avait, envers Sealand, aucune obligation de se renseigner. Il incombait à la société de le faire. C'est l'omission d'exécuter l'obligation imposée par contrat à la société qui peut rendre cette dernière responsable. L'obligation de diligence et l'obligation contractuelle peuvent coexister, mais l'obligation contractuelle ne crée pas une obligation de diligence pour l'employé.

Dans l'arrêt Sealand, la cour a fait remarquer que Robert McHaffie ne s'était pas engagé à mettre à profit ses compétences pour aider Sealand. Il avait mis à profit ses compétences, ou plutôt avait omis de le faire, en sa qualité d'employé de la société. C'est avec McHaffie Ltd. que Sealand avait passé un contrat et c'était aux compétences de McHaffie Ltd qu'elle s'était fiée. La cour a jugé qu'un employé n'engage pas sa responsabilité personnelle à moins que celui‑ci n'ait manqué à une obligation qu'il avait, indépendamment du contrat, envers l'autre partie.

Il convient de résoudre tout de suite deux questions qui se posent à la lumière des événements postérieurs à l'arrêt Sealand: en premier lieu, celle de savoir si l'arrêt a été écarté par notre Cour dans Rafuse; en second lieu, celle de savoir si le jugement rendu dans cette affaire devrait s'appliquer uniquement aux déclarations inexactes faites par négligence.

La question de savoir si l'arrêt Sealand s'applique encore, compte tenu de la décision rendue par notre Cour dans Rafuse, s'est posée dans un certain nombre d'affaires. La possibilité de continuer de l'appliquer aux employés a été mise en doute, compte tenu de l'arrêt Rafuse (voir Rainbow Industrial Caterers Ltd. c. Canadian National Railway Co. (1988), 30 B.C.L.R. (2d) 273 (C.A.), à la p. 297), ou rejetée (Ataya c. Mutual of Omaha Insurance Co. (1988), 34 C.C.L.I. 307 (C.S.C.‑B.)). À mon avis, le rejet de la responsabilité délictuelle de la société McHaffie Ltd. devrait être réexaminé compte tenu de l'arrêt Rafuse, mais ce dernier arrêt ne portait pas sur les questions soulevées par les délits commis par des employés. La question de savoir si un client peut intenter une action délictuelle contre un employé est une question fort différente de celle de savoir s'il existe une responsabilité délictuelle et contractuelle concomitante entre les parties contractantes, soit, en l'espèce, entre la cliente et l'employeur. L'exigence de délit indépendant établie par le juge Pigeon dans l'arrêt Nunes Diamonds a été critiquée lorsqu'il s'agit de l'appliquer à la question de l'application concomitante de la responsabilité délictuelle et de la responsabilité contractuelle aux rapports existant entre deux parties et, dans l'arrêt Rafuse, ce point a été réexaminé. Toutefois, ce dernier arrêt n'a rien à voir avec la question de la responsabilité des employés; voir Stieber, Annotation to East Kootenay Community College v. Nixon & Browning (1988), 28 C.L.R. 189, à la p. 190.

Dans l'affaire Summitville Consolidated Mining Co. c. Klohn Leonoff Ltd., C.S.C.‑B., no du greffe de Van. C880756, 6 juillet 1989, inédite, dans laquelle la demanderesse avait poursuivi trois employés, dont aucun n'était administrateur ou dirigeant de la société employeur, par suite de la négligence commise dans l'exécution des travaux que l'employeur s'était engagé à effectuer dans le contrat qu'il avait passé avec la demanderesse, le juge Gibbs déclare ceci, aux pp. 4 et 5:

[traduction] Il est douteux que l'arrêt Rafuse soit pertinent ou qu'il s'applique aux questions ici en litige. Il porte sur le droit d'une partie contractante d'exercer des recours concomitants fondés sur la responsabilité délictuelle et sur la responsabilité contractuelle contre l'autre partie contractante. Il ne porte pas sur le droit, ou sur l'absence de droit, d'une partie contractante d'intenter contre les employés de l'autre partie contractante une action fondée sur la responsabilité délictuelle, tout en intentant en même temps contre l'employeur une action fondée à la fois la responsabilité contractuelle et sur la responsabilité délictuelle. Il est difficile de comprendre comment on en est venu à considérer l'arrêt Rafuse comme étant de quelque façon concluant, ou convaincant, dans l'application du principe établi dans London Drugs.

Je souscris à cet énoncé. L'application de la théorie du délit indépendant aux employés n'a pas été écartée par l'arrêt Rafuse, qui portait exclusivement sur les cas mettant en cause deux parties.

Quant à la seconde question, l'arrêt Toronto‑Dominion Bank c. Guest (1979), 10 C.C.L.T. 256 (C.S.C.‑B.) peut être interprété comme disant que l'arrêt Sealand est limité aux cas de déclaration inexacte faite par négligence. J'estime toutefois que cet arrêt ne permet pas vraiment d'affirmer cela. Il peut être distingué de la présente espèce sur le plan des faits, car il y était question d'un directeur de banque avec lequel les demandeurs reconventionnels avaient amplement traité personnellement. L'arrêt doit surtout être interprété à la lumière des arguments invoqués par les parties.

Monsieur et madame Guest avaient consenti une hypothèque à la Banque Toronto‑Dominion à titre de garantie d'avances versées à une société dont M. Guest était un dirigeant. La Banque Toronto‑Dominion a intenté une action en forclusion contre la société. Les Guest ont présenté une demande reconventionnelle dans laquelle ils alléguaient apparemment qu'il y avait eu négligence et fraude de la part du directeur et de la banque ainsi que de la part du directeur seulement. Le juge de première instance a renvoyé une seule question de droit à trancher sur requête, soit celle de savoir si un directeur de banque pouvait être tenu personnellement responsable envers un client des dommages résultant d'actes ou d'omissions délictuels dans l'exercice de ses fonctions de directeur. Le juge saisi de la requête a fait remarquer que des difficultés se présentaient parce que la cause d'action alléguée dans la demande reconventionnelle n'était [traduction] «absolument pas claire» (à la p. 259). Toutefois, il a noté que des allégations de conduite frauduleuse, irrégulière et malveillante du directeur figuraient dans les actes de procédure.

Pour se défendre contre des allégations aussi générales que celles que les Guest avaient faites, la banque a apparemment soutenu que l'immunité de l'employé s'appliquait à toutes les réclamations fondées sur la responsabilité délictuelle, notamment aux cas de vol ou de détournement (voir p. 259). La banque a donc soutenu que le principe de l'arrêt Sealand devrait s'appliquer à tous les délits, y compris les délits intentionnels (voir p. 262). Cet argument se reflète dans la question énoncée dans l'ordonnance du juge de première instance, que le juge saisi de la requête a reformulée comme étant celle de savoir si un présumé acte ou une présumée omission du directeur dans l'exercice de ses fonctions pouvait le rendre personnellement responsable du préjudice causé aux clients de la banque.

Comme on pouvait s'y attendre, le juge a rejeté l'argument plutôt exceptionnel de la banque. Malheureusement, il n'a pas examiné la possibilité intermédiaire qu'une obligation de diligence doive être exclue dans tous les cas de négligence ordinaire, alors que la responsabilité délictuelle continuerait à s'appliquer dans le cas d'un délit intentionnel. Devant l'argument très général de la banque, il a décidé de limiter rigoureusement la portée de l'arrêt Sealand aux cas de déclaration inexacte faite par négligence. Il ne s'est pas expressément demandé si l'arrêt Sealand devrait simplement être limité aux cas de négligence. À mon avis, l'interprétation apparemment étroite donnée à l'arrêt Sealand par le juge dans l'arrêt Guest ne devrait pas être considérée comme un rejet réfléchi de son application aux autres cas de négligence; le juge se préoccupait surtout de rejeter l'argument fort général de la banque dans cette affaire. Il n'a pas tenté de justifier logiquement son interprétation stricte de l'arrêt Sealand; il a répondu à l'argument de la banque, selon lequel il n'était pas logique de limiter l'arrêt Sealand aux déclarations inexactes faites par négligence, en mentionnant [traduction] «la jurisprudence et la doctrine vénérables qui, des deux côtés de l'Atlantique, rejettent l'argument selon lequel la logique seule guide le droit» (à la p. 264). À mon avis, il n'y a pas absence de justification logique lorsqu'il s'agit de tenir l'employé responsable d'un délit intentionnel ou d'une négligence grave, tout en concluant à l'absence d'obligation de diligence dans le cas d'une négligence ordinaire. Par ailleurs, comme Irvine semble le laisser entendre, la limitation de l'application de l'arrêt Sealand aux cas de déclaration inexacte faite par négligence n'est pas justifiée; voir Irvine, Case Comment: Surrey v. Carroll‑Hatch & Associates and Toronto‑Dominion Bank v. Guest (1979), 10 C.C.L.T. 266, à la p. 273.

L'argument voulant que le principe soit limité aux déclarations inexactes faites par négligence est essentiellement fondé sur l'exigence spéciale de confiance qui existe dans les affaires de déclaration inexacte faite par négligence. En pareil cas, il ne suffit pas qu'une personne puisse prévoir le risque que ses paroles négligentes porteront préjudice à autrui pour qu'une obligation de diligence soit imposée. On soutient que, bien que l'employé serait responsable si la prévisibilité était le seul critère applicable, il ne satisfait pas aux autres critères énoncés dans l'arrêt Hedley Byrne. À mon avis, dans les affaires où se pose la question de la responsabilité de l'employé pour négligence, rien ne justifie de limiter l'exigence de confiance aux cas où il y a déclaration inexacte faite par négligence. L'examen de la situation de l'employé et des politiques qui sous‑tendent la responsabilité du fait d'autrui montre pourquoi il est injustifié d'imposer une responsabilité. Même s'il peut être plus facile de justifier, sur le plan doctrinal, une exonération de responsabilité pour une déclaration inexacte faite par négligence, il n'existe aucune raison de principe de limiter ainsi l'exonération. Notre Cour a jugé que la confiance était pertinente dans des cas où aucune déclaration inexacte faite par négligence n'était en jeu; voir B.D.C. Ltd. c. Hofstrand Farms Ltd., précité.

L'arrêt Sealand a généralement été bien accueilli par les commentateurs: Blom, «The Evolving Relationship Between Contract and Tort» (1985), 10 Can. Bus. L.J. 257, aux pp. 273 et 274; Blom, «Fictions and Frictions», aux pp. 185 à 186n; Blom, Case Comment, loc. cit., à la p. 173; Reiter, loc. cit. L'évolution de la pensée du professeur Blom dans ce domaine est particulièrement révélatrice. Il a commencé par établir une distinction nette entre les cas de déclaration inexacte faite par négligence et ceux qui mettent en cause un préjudice physique causé à la personne ou aux biens, qu'il considérait comme [traduction] «tout à fait différents»: l'absence d'obligation pouvait être justifiée dans le premier cas parce que le défendeur était tenu d'assumer la responsabilité, mais dans le dernier cas, la responsabilité était claire: «The Evolving Relationship Between Contract and Tort», loc. cit., aux pp. 273 et 274. Toutefois, dans ce dernier écrit, le professeur Blom a fait remarquer que, bien qu'au point de vue de la doctrine, il soit plus facile de justifier l'absence d'une obligation dans les cas du type Hedley Byrne, étant donné l'exigence clairement établie de confiance et le fait qu'on peut dire que le client fait confiance à l'employeur et non à l'employé, à titre individuel, des raisons de principe ne justifient pas une telle limitation de la règle; voir «Fictions and Frictions», aux pp. 185 à 186n. Dans le commentaire qu'il a fait au sujet de la décision de la Cour d'appel en l'espèce, le professeur Blom conclut que même s'il n'y avait pas de clause contractuelle limitant la responsabilité, il est logique de conclure que les employés ne devraient avoir aucune obligation, et ce, pour des raisons semblables à celles que j'ai énoncées plus haut. Il déclare, aux pp. 173 et 174:

[traduction] Supposons que le contrat d'entreposage n'ait pas limité la responsabilité de Kuehne & Nagel. Même alors, aurait‑il été juste d'imposer la même responsabilité illimitée aux employés? Ceux‑ci n'auraient jamais manipulé des transformateurs de 40 000 $ si cela n'avait pas fait partie de leur travail. L'employeur reçoit une contrepartie pour son acceptation du risque d'endommagement du transformateur, mais sauf, au sens le plus théorique, les employés n'en reçoivent pas. Ces derniers vendent leur travail, et non une forme d'assurance. Le risque de causer 40 000 $ de dommages leur est imposé, mais en leur qualité d'employés (et, en l'espèce, leur situation serait différente de celle d'entrepreneurs indépendants), ils sont mal placés pour s'organiser financièrement pour faire face à ce risque. Ils peuvent amener l'employeur à les inclure comme assurés dans la police d'assurance‑responsabilité, mais alors, il est impossible de faire une distinction entre les poursuites qui sont engagées contre eux et celles qui sont engagées contre l'employeur; c'est la même assurance.

Reiter, loc. cit., considère que le principe de la responsabilité limitée justifie le résultat auquel on est arrivé dans l'arrêt Sealand. En passant un contrat de prestation de services avec une entreprise commerciale ou une association, le demandeur peut à juste titre être considéré comme comptant sur l'exécution du contrat par l'entreprise ou par l'association, et sur la responsabilité de l'organisme en question si les services sont fournis d'une façon négligente. À la page 290, il dit:

[traduction] Il est vrai que le contrat intervenu entre Sealand et McHaffie Ltd. ne prévoyait pas expressément que McHaffie était exonéré de toute responsabilité personnelle: cependant, un contrat passé au nom de l'entreprise révèle, tout aussi clairement que peut le faire une clause expresse, le désir d'éviter le risque d'une responsabilité personnelle. Il ne devrait pas être nécessaire d'inclure une telle disposition excluant expressément la responsabilité des tierces parties qui agissent en vue d'exécuter les obligations contractuelles de l'entrepreneur: il s'agit moins d'une question d'exonération contractuelle de responsabilité que de l'existence de liens contractuels annulant les conditions juridiques préalables de la responsabilité délictuelle.

Le principe de la responsabilité limitée s'applique également à tous les cas de négligence et non seulement aux cas de déclaration inexacte faite par négligence.

Dans l'arrêt Moss c. Richardson Greenshields of Canada Ltd., [1989] 3 W.W.R. 50 (C.A. Man.), la cour est arrivée à un résultat similaire à celui obtenu dans l'arrêt Sealand, même si l'affaire portait sur de présumés actes négligents plutôt que sur une déclaration inexacte faite par négligence. Le demandeur Moss était un investisseur. Les défendeurs étaient une entreprise de courtage et un courtier qui était employé par cette dernière. Le contrat intervenu entre Moss et l'entreprise limitait la responsabilité de cette dernière aux cas de négligence grave. Le demandeur a poursuivi l'employé Davies afin d'obtenir le montant d'une perte commerciale qui aurait été attribuable à un acte négligent de Davies.

Le juge Huband, s'exprimant en son propre nom et en celui du juge Philp, n'a pas estimé nécessaire de déterminer si l'employé pouvait se prévaloir de la disposition limitative contenue dans le contrat intervenu entre le demandeur et son employeur. À la page 56, il a dit:

[traduction] À mon avis, il n'existe aucune cause d'action distincte qui permettrait à Moss de poursuivre Davies avec succès. Le contrat a été passé avec Richardson. La plainte porte essentiellement sur une violation de ce contrat. Moss, le cas échéant, a une cause d'action contre Richardson, et il n'existe aucune cause d'action indépendante fondée sur la négligence contre le défendeur Davies. [Je souligne.]

Le juge Huband a également fait remarquer que, dans cette affaire, les actes ou omissions de l'employé étaient uniquement liés au travail qu'il accomplissait pour Moss, à titre d'employé de Richardson. Personne d'autre n'était touché ou ne pouvait être touché (à la p. 57). Dans des motifs concordants, le juge Twaddle a conclu que, même si la loi impose dans certains cas une obligation de diligence à un courtier, elle ne le faisait pas en l'espèce. Toute obligation de diligence existante était de nature contractuelle, et ce, qu'il s'agisse de l'obligation de l'employeur envers le demandeur ou de l'obligation de Davies envers l'employeur. Le juge a expressément fait remarquer que [traduction] «[c]ette affaire porte sur l'obligation contractuelle de diligence qui incombe à la défenderesse Richardson» (à la p. 62).

Je crois que les propos tenus dans l'arrêt Moss, selon lesquels la responsabilité délictuelle est exclue à cause de la nature ou de l'essence contractuelle de la réclamation, devraient être interprétés comme résumant la conclusion que les aspects contractuels l'emportent dans ce contexte et qu'il n'est pas logique, dans le contexte de cette affaire, de permettre que l'on contourne les aspects contractuels en intentant une action délictuelle contre un employé. À mon avis, l'arrêt Rafuse établit que la plainte de Moss contre Richardson Greenshields (l'employeur) pouvait probablement se fonder sur la responsabilité délictuelle ou contractuelle, de sorte qu'on ne peut pas dire qu'il s'agit d'une plainte «essentiellement» contractuelle à moins que le demandeur ne décide de plaider sa cause en invoquant la responsabilité contractuelle seulement. Si Moss allègue la violation du contrat par Richardson Greenshields, l'action est contractuelle; si Moss allègue que Richardson Greenshields n'a pas respecté la norme de diligence du courtier raisonnable, il s'agit d'une réclamation fondée sur la responsabilité délictuelle. Bien sûr, il peut être très difficile pour le demandeur d'avoir gain de cause en matière délictuelle contre un défendeur comme Richardson Greenshields puisque l'affaire comportera habituellement une perte économique: diverses questions de principe seront soulevées, dont la possibilité que la responsabilité délictuelle perturbe indûment l'entente contractuelle et la répartition du risque. Néanmoins, une action fondée sur la responsabilité délictuelle n'est pas exclue en raison de la simple existence d'un contrat. Par conséquent, dans la mesure où la cour s'est appuyée sur Charlesworth and Percy on Negligence pour conclure que l'obligation du courtier est [traduction] «surtout de nature contractuelle» (à la p. 55), je crois qu'il faut en douter à la lumière de l'arrêt Rafuse. Toutefois, le fait que la responsabilité concomitante puisse exister dans le cas de Richardson Greenshields n'annule pas la conclusion que l'employé n'est pas responsable.

La conclusion qu'il n'existe contre Davies aucune cause d'action fondée sur la responsabilité délictuelle, bien qu'exprimée comme le fait que l'action est de nature contractuelle, est sans aucun doute le produit de l'évaluation de l'importance des valeurs protégées par la responsabilité délictuelle et par rapport à celles qui sont protégées par la responsabilité contractuelle dans le contexte particulier de l'affaire. Elle peut être justifiée comme étant une application du principe de la responsabilité limitée. Au lieu de conclure qu'une plainte particulière est essentiellement de nature contractuelle, il pourrait être plus approprié de conclure que la présumée responsabilité délictuelle existe dans un contexte contractuel et que les questions contractuelles l'emportent.

Au début des années 80, un certain nombre de réclamations fondées sur la négligence qui avaient été présentées contre des employés ont été radiées sur présentation de requêtes en Ontario. Dans la décision Durham Condominium Corp. No. 34 c. Shoreham Apartments Ltd., H.C. Ont., 23 avril 1982, 14 A.C.W.S. (2d) 155, inédite, le juge a déclaré que le réclamant ne pouvait présenter qu'une réclamation contractuelle contre la société; voir également O'Keefe c. Ontario Hydro (1980), 29 Chitty's L.J. 232. La décision Durham a été suivie par le juge Hughes dans l'affaire Constellation Hotel Corp. c. Orlando Corp., H.C. Ont., 6 juillet 1983, 20 A.C.W.S. (2d) 482, inédite. Dans cette affaire, l'action découlait d'une allégation de construction défectueuse d'un stationnement intérieur attenant aux locaux de la demanderesse. Bradstock Reicher & Partners Ltd. était une société d'ingénieurs dont la demanderesse avait retenu les services en vertu d'un contrat écrit, et Hans Reicher, un ingénieur professionnel, était un employé de cette société et la représentait pendant les travaux. Les actes de procédure contenaient des allégations de violation de contrat et de négligence dans l'exécution du contrat, formulées contre la société et Reicher personnellement. Le juge saisi de la requête a notamment tenu compte des arrêts Nunes Diamonds et Sealand. Il s'estimait lié par le jugement rendu dans Durham.

En appel, la Cour d'appel de l'Ontario a expressément conclu qu'il s'agissait de savoir si une action pouvait être intentée contre une société à responsabilité limitée avec laquelle la demanderesse avait passé un contrat ainsi que contre le dirigeant principal de la société. Celui-ci avait apparemment agi d'une façon négligente dans l'exécution du contrat et avait manqué à son obligation envers la demanderesse; voir Constellation Hotel Corp. c. Orlando Corp., les juges Houlden, Goodman et Cory, 12 janvier 1984, inédite, jugement manuscrit reproduit à 2 C.P.C. (2d) 24. La cour a fait remarquer qu'aucun délit indépendant n'avait été allégué. En ce qui concerne la question stricte de la responsabilité d'un dirigeant principal, la cour a annulé l'ordonnance du juge saisi de la requête et a permis que la question soit instruite pour le motif que [traduction] «le droit sur ce point est loin d'être clair».

Dans une décision ontarienne plus récente, Leon Kentridge Associates c. Save Toronto's Official Plan Inc., C. dist. Ont., le juge Conant, no 301678/87, 27 mars 1990, la cour a déclaré que les dirigeants de la société n'étaient pas responsables personnellement des déclarations inexactes qu'ils avaient faites par négligence. L'affaire concernait une société sans but lucratif (STOP) constituée pour s'opposer à la construction d'un stade à dôme dans le centre de Toronto, dans un secteur localement connu sous le nom de [traduction] «terrains du chemin de fer». Les défendeurs individuels Bossons et Martini étaient dirigeants et administrateurs de STOP. En 1986, STOP avait retenu les services du demandeur Kentridge à titre d'expert‑conseil en planification relativement aux audiences tenues par la Commission des affaires municipales de l'Ontario. Kentridge traitait uniquement avec les défendeurs individuels Bossons et Martini pour le compte de STOP.

Kentridge a travaillé pour STOP pendant un certain temps, puis on lui a dit d'arrêter. Lorsque la société a reçu un don anonyme de 50 000 $, Kentridge a recommencé à travailler uniquement après que les deux défendeurs l'eurent assuré qu'il serait traité de la même façon que le cabinet d'avocats de la société. Kentridge a par la suite appris que toute la somme de 50 000 $ avait été versée au cabinet d'avocats à titre de paiement partiel de son compte. Il a soutenu qu'on l'avait [traduction] «roulé» parce qu'il avait été traité d'une manière moins équitable que les avocats. Au moment où la poursuite a été engagée, STOP avait été dissoute. Kentridge a réclamé aux défendeurs, pris individuellement, sa [traduction] «juste part» des 50 000 $ à cause des déclarations auxquelles il s'était fié et qui l'avaient amené à reprendre son travail.

La cour a conclu sans difficulté à l'existence des éléments d'une déclaration inexacte faite par négligence. Par conséquent, le juge s'est demandé si les défendeurs pouvaient être tenus personnellement responsables des déclarations inexactes qu'ils avaient faites dans l'exercice de leurs fonctions d'administrateurs et de dirigeants de STOP. La cour a mentionné expressément le principe de la responsabilité limitée qui empêche les administrateurs défendeurs d'être tenus personnellement responsables. Le juge a considéré que les administrateurs défendeurs avaient agi à titre de dirigeants et d'administrateurs de STOP et non en leur qualité personnelle:

[traduction] Par conséquent, j'estime que la demanderesse a le droit d'engager des poursuites fondées sur la responsabilité contractuelle ou sur la responsabilité délictuelle. Toutefois, compte tenu des faits, je conclus que les administrateurs défendeurs ont agi à titre de dirigeants et d'administrateurs de STOP et non en leur qualité personnelle. [Je souligne.]

À mon avis, il serait injuste que les dirigeants bénéficient d'une exonération de responsabilité pour des délits qu'ils ont commis, alors que les employés d'entrepôt ordinaires seraient tenus personnellement responsables des délits qu'ils ont commis.

Dans l'affaire Summitville, précitée, le juge Gibbs, après avoir conclu que l'arrêt Sealand n'avait pas été écarté dans l'arrêt Rafuse, comme je l'ai déjà souligné, a ensuite examiné la question de la responsabilité des trois employés. Il a souligné qu'ils n'étaient pas, comme le défendeur en cause dans Sealand, des propriétaires uniques. Il n'y avait pas non plus de rapports personnels ni de confiance spéciale dans les compétences d'un employé particulier. Il a considéré que la présumée confiance que la demanderesse avait dans les employés particuliers était insuffisante; le simple fait que les employés avaient été en contact avec la demanderesse parce qu'ils avaient été désignés par l'employeur pour faire le travail sur les lieux était insuffisant. À la page 9, le juge déclare:

[traduction] Klohn Leonoff [l'employeur] n'est pas un propriétaire unique d'entreprise du genre «portefeuille constitué». Il s'agit d'une grosse organisation dans le domaine des services d'ingénierie. Les personnes qui passent un contrat avec lui doivent se fier que des membres compétents d'un personnel important seront désignés. Il n'y a pas ce rapport personnel étroit frisant la dépendance, qui est si évident dans les cas où les employés ont été tenus personnellement responsables sur le plan délictuel.

À mon avis, le juge Gibbs a eu raison de conclure que c'est dans ce genre de contexte qu'une conclusion qu'il n'existe aucune obligation est le plus facilement justifiée.

Bien que les auteurs aient approuvé l'arrêt Sealand, les tribunaux, en particulier en Colombie‑Britannique, n'ont pas toujours suivi la méthode employée dans cette affaire. Un cas dont j'ai déjà fait mention et qui a été tranché presque en même temps que Sealand, soit Northwestern Mutual Insurance Co. c. J. T. O'Bryan & Co., révèle la confusion qui règne en ce domaine. Dans Northwestern, la demanderesse assurait partiellement un entrepôt; O'Brian Ltd., une société de courtage d'assurances, était chargée d'assigner les parts de l'assurance commune et Thibeau était un employé de O'Bryan. Northwestern avait à maintes reprises demandé à O'Bryan d'être soustraite au risque lié à un immeuble particulier. Northwestern ayant fait maints efforts en ce sens, Thibeau l'a informé qu'elle avait été soustraite au risque. Ces renseignements étaient erronés parce que Thibeau avait par erreur consulté le mauvais dossier. Un incendie s'est déclaré et l'immeuble a été endommagé; Northwestern a dû payer sa part proportionnelle. Elle a intenté une action fondée sur la responsabilité contractuelle contre O'Bryan et une action fondée sur la responsabilité délictuelle contre Thibeau, et a eu gain de cause dans les deux cas.

Quant à la question de la responsabilité de Thibeau, l'argumentation semble avoir en bonne partie porté sur la question de savoir si celui‑ci pouvait être assujetti au principe bien connu que lord Reid a énoncé dans l'arrêt Hedley Byrne, à la p. 486:

[traduction] Un homme raisonnable qui sait qu'on lui fait confiance ou qu'on se fie à ses compétences ou à son jugement, pourrait choisir, à mon avis, entre les trois partis suivants. Il pourrait ne rien dire ou refuser de donner le renseignement ou le conseil demandé, il pourrait répondre en précisant bien clairement qu'il n'assume aucune responsabilité à cet égard ou qu'il n'y a pas consacré le temps de réflexion ou de recherche que nécessiterait une réponse minutieuse, ou encore, il pourrait tout simplement répondre sans apporter pareille réserve. S'il prend le troisième parti, on doit, à mon avis, présumer qu'il a accepté d'assumer une certaine responsabilité quant à l'exactitude de sa réponse ou qu'il a accepté la formation d'une certaine relation avec l'autre partie, relation qui l'oblige à exercer la diligence requise par les circonstances.

Dans Hedley Byrne, il était question de la responsabilité de sociétés. Les défenderesses étaient des spécialistes des services de banque d'affaires. Malgré la mention générale de l'[traduction] «homme raisonnable», il faut faire preuve d'énormément de prudence lorsqu'on en applique les principes aux employés sans dûment tenir compte des différences de contexte. Dans l'affaire Northwestern, la cour a simplement conclu que Thibeau [traduction] «aurait pu ne rien dire et refuser de donner les renseignements» ou qu'il [traduction] «aurait pu donner les renseignements en précisant qu'il ne se portait pas garant de leur exactitude». En outre, comme on peut s'y attendre, la cour a conclu qu'il ne s'agissait pas d'un rapport fortuit, mais plutôt d'un rapport commercial: un employé, lorsqu'il agit à ce titre, se trouve rarement en dehors d'un contexte commercial. On a peu tenu compte ou on n'a pas tenu compte du fait que Thibeau était un employé. Toutefois, contrairement à une société ou à l'homme raisonnable dont parle lord Reid, l'employé est assujetti à l'obligation contractuelle préexistante d'assumer l'obligation de travailler qu'il a envers son employeur. Dans bien des cas, le rôle de l'employé l'oblige à faire différents genres de déclarations au public. Dans ce contexte, comme je l'ai déjà fait remarquer, il n'est pas réaliste de considérer que l'employé ordinaire est dans une situation similaire à celle dans laquelle était la défenderesse dans Hedley Byrne, c'est‑à‑dire qu'il est tout à fait libre de refuser de faire quelque déclaration que ce soit ou, subsidiairement, qu'il est libre de refuser d'assumer quelque responsabilité délictuelle que ce soit.

Les autres décisions de tribunaux d'instance inférieure citées par l'appelante ne sont pas convaincantes. Dans British Columbia Automobile Association c. Manufacturers Life Insurance Co. (1979), 14 B.C.L.R. 237 (C.S.), un actuaire employé par Manulife avait été tenu personnellement responsable du conseil imprudent qu'il avait donné à un client de celle‑ci. Manulife avait admis que, dans la mesure où l'actuaire était tenu responsable de toute perte subie par la demanderesse, elle était de son côté responsable à titre de mandant et la question de l'obligation de diligence de l'employé n'a pas été examinée à fond. À mon avis, l'intervenant a eu raison de faire une distinction en disant que, dans ce cas‑là, le résultat dépendait de la preuve qu'on avait réellement fait confiance à une certaine personne désignée ainsi que des rapports professionnels existant entre la cliente et l'actuaire en question. Dans Herrington c. Kenco Mortgage & Investments Ltd. (1981), 29 B.C.L.R. 54 (C.S), le dirigeant d'une maison de courtage hypothécaire, qui avait par négligence fait une déclaration inexacte au sujet de la valeur d'une hypothèque dans laquelle le demandeur avait par la suite placé ses capitaux, a été jugé personnellement responsable du préjudice résultant de ce conseil.

L'affaire East Kootenay Community College c. Nixon & Browning, précitée, en est une autre qui met en cause un ingénieur professionnel (Loh) qui était dirigeant de Loh Associates. La défenderesse Loh Associates avait dressé d'une façon négligente certains plans qui ont été utilisés par les architectes défendeurs (Nixon & Browning). Par conséquent, certains travaux correctifs ont dû être exécutés, ce qui a entraîné un retard dans l'achèvement des installations du campus collégial de la demanderesse. En première instance, un jugement a été rendu contre les architectes et contre Loh Associates, et il a été jugé que les architectes avaient droit à une indemnité dans les procédures de mise en cause engagées contre les ingénieurs. Une demande ayant été présentée en vue du règlement du jugement officiel, on s'est demandé si la tierce partie individuelle C.Y. Loh était personnellement tenue d'indemniser certains défendeurs.

Il est facile de distinguer cette affaire de la présente instance. Elle concernait un employé qui était à la fois un professionnel et un dirigeant de société. En outre, en concluant à l'existence de la responsabilité, la cour s'est fondée sur le régime légal qui s'appliquait aux ingénieurs en Colombie‑Britannique; voir Engineers Act, R.S.B.C. 1979, ch. 109. Le régime exigeait qu'un ingénieur appose un timbre ou sceau sur les plans qu'il avait dressé ou avait fait dresser sous sa supervision directe, en sa qualité d'ingénieur professionnel, limitait les travaux d'ingénierie aux sociétés qui comptaient des ingénieurs professionnels parmi les membres de leur personnel, et prévoyait, au par. 10(5), que les ingénieurs professionnels employés par des sociétés [traduction] «[assumaient] individuellement les fonctions d'ingénieurs professionnels et [étaient] tenus responsables en cette qualité». La cour a expressément fait remarquer que le sceau de Loh était apposé sur les plans.

Dans la décision Ataya c. Mutual of Omaha Insurance Co., précitée, le juge s'est fondé sur la décision rendue par le juge de première instance en l'espèce. Ici encore, il est nettement possible de distinguer cette affaire en fonction de ses faits, puisque l'employé défendeur était à la fois dirigeant et propriétaire de la société défenderesse. Le juge a mentionné de [traduction] «nombreuses affaires» où l'on avait conclu que des employés étaient responsables, pour cause de négligence, des fautes qu'ils avaient commises dans l'exécution de l'obligation contractuelle que l'employeur avait envers le demandeur, mais il n'a cité que la décision rendue en première instance en l'espèce pour justifier cette proposition. À la lumière de ce qu'il considérait apparemment comme un principe établi de la responsabilité de l'employé, le juge a limité son enquête à la question de savoir si l'employé qui est également propriétaire de l'entreprise constituée en personne morale devrait être traité différemment de l'employé ordinaire. Étant donné qu'il a conclu que celui‑ci ne devrait pas être traité différemment, le juge a tenu responsable le demandeur à titre individuel. L'arrêt Sealand a été remis en question à la lumière de l'arrêt Rafuse; comme je l'ai déjà mentionné, dans ce dernier arrêt, la cour n'a pas expressément examiné la question des délits commis par des employés.

Il me reste à examiner les deux affaires mettant en cause des employés, qui ont été tranchées par notre Cour et qui ont été citées par l'appelante.

Dans la première affaire, Greenwood Shopping Plaza Ltd. c. Beattie, [1980] 2 R.C.S. 228, inf. (1979), 31 N.S.R. (2d) 168 (C.S. Div. app.), conf. (1978), 31 N.S.R. (2d) 1 (C.S.D.P.I.), une partie importante du centre commercial Greenwood Shopping Plaza avait été détruite à la suite d'un incendie qui avait pris naissance peu de temps après que certains travaux de soudage eurent été effectués dans l'immeuble abritant les stalles de travail du magasin associé Canadian Tire situé dans le centre commercial. J'ai préparé le résumé suivant des faits pertinents à l'aide du jugement rendu par le juge Hart à l'égard d'un appel connexe (1979), 31 N.S.R. (2d) 135, conf. (1978), 31 N.S.R. (2d) 1 (C.S.D.P.I.).

Le centre commercial Greenwood Shopping Plaza appartenait à Greenwood Shopping Plaza Ltd. (ci‑après «Greenwood»). Neil J. Buchanan Ltd. (ci‑après «Buchanan Ltd.») exploitait un magasin associé franchisé de Canadian Tire Corporation Ltd. (lequel magasin était géré en commun par Neil J. Buchanan et par Robert Walker Beattie). Roy Vincent Pettipas était soudeur de métier. La nuit où l'incendie s'est produit, il avait soudé certains râteliers pour pneus sous la direction générale de Beattie dans le secteur des stalles de travail du magasin associé peu de temps avant que l'incendie ne se déclare. Blair Douglas MacMurtery était un employé de Buchanan Ltd. qui aidait Pettipas à effectuer les travaux de soudage.

Plusieurs des locataires du centre commercial dont les locaux avaient été détruits par l'incendie, soit Eatons, Simpsons‑Sears, les magasins Metropolitan, la pharmacie Greenwood et l'épicerie Wade, étaient les demandeurs initiaux. Ils ont intenté une action contre Buchanan Ltd., Canadian Tire, Beattie, Pettipas et MacMurtery pour les dommages qu'ils avaient subis par suite de l'incendie, en alléguant la négligence des défendeurs, ainsi que de leurs préposés et mandataires. Les défendeurs ont nié leur responsabilité et ont mis en cause Greenwood en alléguant que l'incendie était attribuable à Greenwood, ainsi qu'à ses préposés, mandataires et entrepreneurs, en raison de l'installation et de l'entretien négligents du système électrique des locaux que Greenwood avait loués à Buchanan Ltd.

Greenwood a ensuite intenté une action contre Neil J. Buchanan, Buchanan Ltd., Canadian Tire, Beattie, Pettipas et MacMurtery, en alléguant que les défendeurs avaient causé l'incendie par négligence, et a demandé des dommages‑intérêts pour la perte des immeubles du centre commercial et des loyers pendant la durée des travaux de réfection. Les défendeurs ont nié leur responsabilité et ont allégué être exemptés de toute responsabilité découlant de l'incendie, pour le motif que celui‑ci était attribuable aux installations électriques défectueuses de Greenwood. Ils ont également signalé les clauses 14 et 15 du bail conclu avec Greenwood, qui obligeait le propriétaire à assurer les immeubles contre l'incendie sans droit de subrogation, et ils ont allégué que les actions intentées par Greenwood étaient donc irrecevables.

La question de savoir si les employés avaient une obligation de diligence n'a pas été examinée par notre Cour et, à mon avis, la décision qu'elle a rendue ne fait pas autorité en ce qui concerne la question de l'obligation de diligence. L'autorisation a été accordée à l'égard de la question stricte de savoir si les employés, qui n'étaient pas parties au bail et à l'entente concernant l'assurance qui figurait aux clauses 14 et 15 du bail, pouvaient se prévaloir de ces dispositions; voir Greenwood, précité, aux pp. 235 et 236. Notre Cour n'a jamais été saisie du volet de l'affaire Greenwood mettant en cause la question de l'obligation de diligence. En fait, aucun des tribunaux qui ont entendu l'affaire Greenwood n'a conclu, en même temps, que les employés avaient une obligation et qu'ils étaient responsables.

Les demandeurs initiaux, qui étaient locataires du centre commercial, n'avaient pas traité avec Buchanan Ltd. Par conséquent, contrairement à Greenwood, ils pouvaient être assimilés à des demandeurs «classiques» ou «non contractuels». Comme je l'ai déjà souligné, conclure à la responsabilité des employés envers pareils demandeurs est justifiable pour des raisons de principe. Dans Greenwood, les employés n'ont pas réclamé d'indemnité à leur employeur et ils n'ont pas présenté de réclamation fondée sur la négligence contre l'employeur relativement à son omission de les protéger adéquatement, par contrat, contre toute responsabilité ultime. Par conséquent, la Cour n'a pas eu l'occasion d'examiner les questions soulevées dans l'arrêt Lister.

Il y a lieu de souligner que Greenwood, le seul demandeur qui avait un lien contractuel (le bail) avec Buchanan Ltd., n'a pas pu, ni en première instance ni en appel, se faire indemniser par les employés en raison de l'application de la condition du bail en vue de protéger les employés. Par conséquent, la question de l'obligation de diligence envers un cocontractant de l'employeur n'avait pas à être directement examinée par ces tribunaux puisque de toute façon l'indemnisation n'était pas permise selon une analyse contractuelle. Ce n'est qu'en notre Cour qu'on a considéré que les tribunaux d'instance inférieure avaient commis une erreur au sujet de l'application de la clause, mais la question de l'obligation de diligence n'était plus alors en litige.

Cette analyse est renforcée par l'examen superficiel de la question de l'obligation de diligence de l'employé, auquel on a procédé tant en première instance (31 N.S.R. (2d) 1) qu'en appel (31 N.S.R. (2d) 135). Dans les deux séries de motifs, on examine la situation de l'employé après que la responsabilité de la compagnie a été établie. Ainsi, en Cour d'appel, le passage qui précède immédiatement l'examen de la question de savoir si les employés ont été négligents est ainsi rédigé, à la p. 159:

[traduction] À mon avis, le juge de première instance n'a pas commis d'erreur en concluant que l'incendie était attribuable au fait qu'un effluent s'était échappé pendant les travaux de soudage et que Buchanan Limited était responsable des dommages résultant de l'incendie en raison de la négligence dont ses employés avaient fait preuve.

Les motifs de la Cour d'appel n'indiquent pas clairement si la question de l'obligation de diligence a même été débattue. Les deuxième et troisième moyens d'appel étaient que le juge de première instance avait commis une erreur en concluant que les deux employés étaient [traduction] «coupables de négligence» et l'objet principal de l'argument, dans la mesure où il est possible de le déterminer à partir des motifs très brefs qui ont été prononcés, semble avoir été lié à la norme de diligence ou à la question de savoir si l'employé occupait un poste de responsabilité dans l'exécution des travaux de soudage (à la p. 159). On n'aborde pas clairement la question cruciale de savoir si même un employé qui, de l'aveu général, a agi négligemment et qui était indéniablement chargé d'exécuter une tâche particulière devrait assumer une responsabilité personnelle à l'égard du dommage causé.

Après avoir conclu à la responsabilité de l'employeur, le juge de première instance (à la p. 40) a conclu que deux des trois employés en cause étaient responsables. Comme je l'ai fait remarquer, il a appliqué la clause contractuelle aux employés, de sorte que ceux‑ci n'assumaient aucune responsabilité. Puisqu'il était arrivé à cette solution, le juge n'avait pas à tenir compte de l'un quelconque des facteurs de principe concernant la question de la responsabilité de l'employé et je ne puis que présumer qu'on n'a pas attiré son attention sur ces facteurs.

À cause de sa structure particulière, l'arrêt Greenwood ne fait pas fortement autorité, à mon avis, en ce qui concerne la question de l'obligation de diligence de l'employé. Quoi qu'il en soit, j'estime qu'il peut être distingué de la présente affaire. Il y était question d'une activité dangereuse en soi. Par conséquent, il se posait des questions sérieuses au sujet de la sécurité des demandeurs et du grand public, des questions qui pour la plupart ne se posent pas en l'espèce. On peut soutenir que ces questions justifieraient une obligation spéciale de la part des employés envers tous les demandeurs, jointe à un régime d'indemnisation à titre de mesure corrective. En l'espèce, les questions de sécurité sont, à mon avis, suffisamment réglées par l'imposition d'une responsabilité à l'employeur, par le pouvoir que possède ce dernier en matière de mesures disciplinaires et de congédiement, par la mise en {oe}uvre de programmes légaux de sécurité et de santé au travail et par l'intérêt que l'employé a à garantir sa sécurité personnelle. En l'espèce, la question de la sécurité ne saurait justifier l'imposition d'une responsabilité.

Dans Cominco Ltd. c. Bilton, [1971] R.C.S. 413, la demanderesse avait intenté une action en dommages‑intérêts contre le capitaine d'un remorqueur, en alléguant que ce dernier avait fait preuve de négligence dans l'exécution d'un contrat aux termes duquel son employeur s'était engagé à transporter par eau les marchandises de la demanderesse de Vancouver à Port McNeill (C.‑B.). Les chalands à bord desquels les marchandises étaient transportées ont coulé à leur lieu d'amarrage au bassin des estacades de Port McNeill, de sorte que les marchandises de la demanderesse ont été perdues ou endommagées. Le juge de première instance a rejeté l'action. Il s'est dit d'avis que lorsque le contrat de transport intervient entre le transporteur et le propriétaire des marchandises, le capitaine employé par le transporteur n'est pas responsable, envers le propriétaire, de la négligence dans le transport car il n'a aucune obligation de diligence envers celui‑ci. La demanderesse s'est pourvue devant notre Cour. Le pourvoi a été rejeté.

Certes, notre Cour n'a pas fait siens les motifs du juge de première instance. Elle a plutôt emprunté une autre voie pour nier la responsabilité du capitaine du remorqueur. Même si elle a conclu qu'il y avait théoriquement responsabilité en vertu de l'arrêt Donoghue, la Cour à la majorité a apparemment appliqué un critère de causalité plus strict que d'habitude, en exigeant que la demanderesse prouve que la négligence du capitaine du remorqueur était une «cause probable» de la perte, et elle a jugé que la demanderesse ne s'était pas acquittée de cette obligation.

L'arrêt Cominco a été rendu avant l'arrêt Anns et l'adoption de ce dernier arrêt par notre Cour dans Kamloops. Il n'a été suivi qu'une fois en une vingtaine d'années; l'affaire en question ne portait même pas sur la question de la responsabilité de l'employé; voir Great West Steel Industries Ltd. c. Arrow Transfer Co. (1977), 75 D.L.R. (3d) 424 (C.S.C.‑B.). De nos jours, il est rare que des poursuites soient engagées contre le capitaine ou l'équipage parce qu'ils sont amplement protégés par les clauses Himalaya contemporaines; voir Tetley, Marine Cargo Claims (3e éd. 1988), à la p. 261. Dans Cominco, la cour n'a pas tenu compte des considérations de principe, qui font maintenant expressément partie de l'analyse délictuelle, lorsqu'elle a examiné la question de l'obligation de diligence du capitaine du remorqueur; l'obligation de diligence est simplement fondée sur le critère de prévisibilité énoncé dans l'arrêt Donoghue. Comme certains autres arrêts antérieurs à l'arrêt Anns (voir la mention de Rivtow que le juge Wilson fait dans Kamloops, aux pp. 32 et 33), il se peut bien que l'arrêt Cominco doive être réexaminé par notre Cour siégeant au complet.

Quoi qu'il en soit, je n'estime pas cet arrêt déterminant en l'espèce. D'une part, il n'y était pas question du régime de responsabilité du fait d'autrui. Le propriétaire du remorqueur n'avait rien à voir avec le litige, apparemment par suite d'une «entente» intervenue entre la demanderesse et cette société; voir Cominco, précité, à la p. 416. Comme le juge Ritchie l'a fait remarquer, si l'action avait été intentée contre l'employeur, d'autres facteurs auraient pu jouer (à la p. 430).

Je limiterais l'application de l'arrêt Cominco au contexte des affaires maritimes. Le droit maritime prévoit depuis longtemps que le capitaine d'un navire est un type d'employé fort spécial, dont l'autonomie et les responsabilités sont beaucoup plus grandes que celles des employés ici en cause. Jadis, comme l'a fait remarquer Tetley, le capitaine était habituellement propriétaire, en totalité ou en partie, du navire et il convenait de le constituer défendeur, lorsque la cargaison était perdue ou endommagée; voir Tetley, op. cit., à la p. 261. Comme le montrent clairement les motifs du juge Spence (qui était dissident sur la question de la causalité), les capitaines sont assujettis à des règles précises qui ne s'appliquent pas aux autres employés. Il affirme, à la p. 434:

Bien que le second et le matelot ne fussent pas les employés du défendeur Bilton et qu'en conséquence il ne puisse être tenu responsable de leurs actes en vertu de la règle respondeat superior, ils étaient néanmoins sous ses ordres directs et agissaient sur ses ordres directs. Je suis d'avis que les actes matériels du second et du matelot sont tout autant les actes du défendeur Bilton que s'il les avait faits lui‑même.

En outre, le recours général et systématique aux clauses Himalaya signifie que le problème a largement été résolu dans le contexte maritime.

Compte tenu des caractéristiques propres aux capitaines, je crois que même si l'on considérait que cet arrêt est pertinent jusqu'à un certain point en dehors du domaine du droit maritime, j'assimilerais le capitaine à un employé professionnel aux fins de la responsabilité de l'employé. Dans le jugement qu'il a rendu au nom de la majorité, le juge Ritchie a justifié l'application de l'arrêt Donoghue en disant que le capitaine du remorqueur «avait temporairement la maîtrise de la cargaison»; j'interpréterais ces propos comme étant limités aux cas où l'employé a autant d'autonomie que le capitaine lorsqu'il se livre à ses activités. Je remarque que, même en pareil cas, le juge Ritchie a apparemment appliqué un critère de causalité plus strict que d'habitude, en exigeant que la demanderesse prouve que la négligence du capitaine était une «cause probable» de la perte subie (à la p. 430). Comme je l'ai fait remarquer, il a rejeté la responsabilité du capitaine pour des motifs de causalité.

Le critère: la confiance, les engagements et l'assurance

À mon avis, l'exigence d'une confiance précise et raisonnable dans les employés défendeurs est justifiée dans ce genre d'affaire. Je conclus que c'est une condition d'indemnisation nécessaire dans les cas de négligence de la part d'un employé, où la loi prévoit la possibilité d'obtenir une indemnité au moyen d'un recours contre l'employeur et où, par conséquent, le droit à l'indemnisation du demandeur pour la perte qu'il a subie par la faute d'autrui est en bonne partie protégé. J'estime que cela est nécessaire dans les cas où le défendeur n'a pas réellement l'occasion de refuser le risque.

J'estime qu'il n'y a aucune raison de limiter l'exigence de confiance raisonnable aux délits, commis par des employés, qui comportent une déclaration inexacte faite par négligence. Dans les cas de déclaration inexacte faite par négligence, l'exigence de confiance raisonnable existe en partie pour répondre à des questions de principe qui se posent au sujet de la responsabilité potentiellement indéterminée dans le contexte de propos négligents ou d'une perte économique. En l'espèce, les questions de principe sont différentes, mais une exigence de confiance raisonnable est également justifiée compte tenu de mon analyse de la situation des employés en l'espèce et des politiques qui sous-tendent la responsabilité du fait d'autrui. On a conclu que la confiance était un facteur pertinent dans les conclusions à l'existence d'un lien étroit tirées par notre Cour dans des affaires où il n'était pas question de déclarations inexactes faites par négligence; voir Hofstrand, précité.

La confiance en un employé ordinaire ne sera que rarement ou pour ainsi dire jamais raisonnable. Dans la plupart des cas, sinon dans tous les cas, la confiance en un employé ne sera pas raisonnable si ce dernier n'assume pas expressément ou implicitement de responsabilité envers le demandeur. La simple exécution du contrat par l'employé, sans plus, n'est pas une preuve qu'il a assumé pareille responsabilité étant donné que l'exécution est requise aux termes du contrat que l'employé a passé avec l'employeur. Il se peut bien que, comme Blom le soutient dans «Fictions and Frictions», à la p. 179, moins il s'agit d'un cas de type purement commercial, plus il est possible d'invoquer une confiance raisonnable en quelque chose de moins que des promesses. Quoi qu'il en soit, il s'agit ici d'un cas purement commercial. Avec déférence pour ceux qui ne partagent pas cet avis, je conclus qu'en l'espèce il n'était certainement pas raisonnable pour London Drugs de faire confiance à Vanwinkel et à Brassart.

Le juge Iacobucci refuse de déterminer si la confiance est pertinente dans des affaires comme celle‑ci. Toutefois, il conclut que même si elle était pertinente, il faudrait établir une distinction entre la confiance en la conduite diligente et la confiance en la solvabilité de la défenderesse. En toute déférence, je ne crois pas que cette distinction soit convaincante. Le fait que, de toute évidence, les clients espèrent naturellement que les employés de leur cocontractant feront du bon travail est insuffisant pour constituer une confiance raisonnable. L'objet même d'une société est de séparer conduite et solvabilité, de permettre à certains d'investir des capitaux et de partager les profits, et à d'autres de fournir leur travail, généralement pour une somme fixe. La responsabilité du fait d'autrui reconnaît ce fait. Dans les arrêts que le juge Iacobucci cite généralement à l'appui de la distinction, soit Hedley Byrne, Junior Books Ltd. c. Veitchi Co., [1983] 1 A.C. 520 (H.L.), et Hofstrand, on n'examine la question de la confiance qu'en ce qui concerne une société à responsabilité limitée défenderesse; la question de la distinction entre la conduite et la solvabilité, entre la société et l'employé, ne se pose simplement pas dans ces contextes.

La distinction n'explique pas non plus les décisions rendues. Dans les affaires de délit commis par un employé, la conduite est de toute évidence celle de l'employé; néanmoins, dans des arrêts comme Sealand, seule la société a été tenue responsable. Cette conclusion était fondée sur le fait que la confiance était uniquement justifiée à l'égard de la société. Limiter la prise en considération de la confiance à la seule confiance en la conduite aurait pour effet, dans tous les cas où la confiance est un facteur pertinent, de faire de l'obligation de l'employé une condition préalable à la responsabilité délictuelle de la société. Loin de s'abstenir de commenter des arrêts comme Sealand, Moss et Summitville, le juge Iacobucci adopte une distinction qui, si je comprends bien, rejette le fondement même de ces arrêts.

De plus, le juge Iacobucci se sert simplement de la distinction entre la conduite et la capacité de payer pour conclure que «la confiance, dont on peut se servir ici, touche l'existence d'une obligation de diligence et non la responsabilité pour manquement à une obligation de diligence» (à la p. 000). Il approuve un passage dans lequel le professeur Blom rejette l'approche du juge Hinkson, selon laquelle une clause contractuelle de limitation a pour effet d'éliminer le lien étroit en matière délictuelle. En toute déférence, je suis d'accord pour dire que le point de vue du juge Hinkson n'est pas convaincant. Bien qu'une clause de limitation puisse être un facteur à considérer en évaluant les attentes des parties, elle n'est pas suffisante en soi pour éliminer une obligation de diligence. Toutefois, mon approche ne se fonde pas sur la clause contractuelle.

Le juge Iacobucci rejette une «règle générale» qui éliminerait l'obligation de diligence des employés relativement aux actes accomplis dans l'exercice de leurs fonctions ou dans l'exécution d'un contrat par l'employeur. Je ne conteste pas cette conclusion. Cependant, contrairement à mon collègue, je ne considère pas que cela suffit pour justifier une obligation de diligence ici. En effet, le juge Iacobucci prétend que le simple fait que des employés soient parfois tenus responsables est suffisant pour justifier la responsabilité en l'espèce. En toute déférence, je ne partage pas cet avis. Conclure que les employés ne sont pas toujours exonérés de la responsabilité n'amène pas logiquement à conclure qu'ils doivent être responsables dans la présente affaire.

Même s'il est vrai que l'argument des intimés a parfois été formulé de manière plus générale que ce qui était peut-être nécessaire pour résoudre ce litige, l'intervenant a parfois préconisé une règle limitée aux employés dans des situations caractérisées par des «contrats relationnels» et un certain nombre de ses arguments visaient les employés qui sont avant tout des man{oe}uvres assujettis à une convention collective. Par exemple, il a insisté, dans son mémoire, sur le fait qu'il ne s'agit pas d'un cas de confiance dans les compétences spécialisées d'un certain employé. À mon avis, le rejet de la règle générale invoquée par les intimés est insuffisant pour régler la question de l'obligation de diligence en l'espèce.

Je remarque d'abord que la question de la responsabilité de l'employé dans le contexte des faits particuliers de l'affaire Sealand n'a pas à être tranchée en l'espèce. Dans Sealand, il était question de la responsabilité du dirigeant d'une société composée d'une seule personne. Pareilles affaires posent des problèmes, comme la confusion qui risque de régner dans l'esprit du demandeur au sujet de l'identité de son cocontractant, ce qui n'est pas ici le cas. Contrairement à la présente situation, l'employé, dans un cas comme Sealand, peut bien être responsable de l'exécution du contrat et de l'organisation du travail. Comme je l'ai fait remarquer, la Cour d'appel de l'Ontario a conclu, dans Constellation, que la question qui se posait précisément dans Sealand était «loin d'être claire». Les professionnels peuvent de plus en plus facilement constituer de petites sociétés et, en particulier, des sociétés composées d'une seule personne. Il pourrait être légitime en pareil cas d'obliger l'employé dirigeant à au moins attirer l'attention du client sur le fait qu'il désire se servir de la société pour limiter sa responsabilité personnelle à titre d'employé. Par ailleurs, il peut être sensé de faire du principe de la responsabilité limitée un principe général et de permettre qu'il y ait des exceptions individuelles à la règle, à titre de jugements de principe dans certains types de situation. Je m'abstiens donc de formuler une opinion quant à l'application générale de l'arrêt Sealand en pareil cas.

Une question connexe est celle du statut de l'employé professionnel, ou subsidiairement, de l'employé spécialisé. Ce point soulève un bon nombre des mêmes questions que dans le cas de la société composée d'une seule personne de sorte qu'un certain nombre des considérations que j'ai énoncées au paragraphe précédent sont ici pertinentes. Comme l'intervenant l'a fait remarquer avec raison, cette affaire ne soulève pas la question de l'obligation de diligence de l'employé dans le contexte d'un rapport professionnel unique. Dans certaines affaires, comme British Columbia Automobile Association, des employés professionnels ont été tenus personnellement responsables; dans d'autres, comme Moss, ils ne l'ont pas été. Les commentateurs ne sont pas d'accord au sujet de l'opportunité de limiter toute règle aux employés non professionnels; voir McCamus and Maddaugh, «Some Problems in the Borderland of Tort, Contract and Restitution», dans Special Lectures of the Law Society of Upper Canada: Torts in the 80s (1983), à la p. 290; Caplan et Schein, «Caught in a Cross‑Fire: The Erring Employee in the Borderland of Contract and Tort» (1987), 8 Advocates' Q. 243, à la p. 255. Comme le problème particulier qui s'est posé dans Sealand, il s'agit d'un problème qui a une grande importance pratique car ces employés sont beaucoup plus susceptibles d'avoir suffisamment d'actif pour rendre les procédures contre eux attrayantes pour des demandeurs. En fait, la plupart des arrêts publiés concernent des employés qui étaient des dirigeants, comme dans Sealand, ou des professionnels, comme dans Moss. La question de la confiance en une personne particulière en pareil cas peut susciter des difficultés parce qu'il se peut que ce soit la réputation d'une personne qui procure du travail à un cabinet alors que ce sont d'autres personnes qui font effectivement le travail. Lorsqu'un professionnel est en cause, il est particulièrement important de faire une distinction entre la confiance subjective et la confiance raisonnable en la solvabilité de l'employé. Contrairement à la présente affaire où il est clairement insensé d'imposer à l'employé l'obligation de s'assurer contre la perte d'un bien, de tels cas soulèvent avec une acuité particulière la question de savoir si, en fait, il est logique dans ce contexte d'exiger une double assurance de la part du cabinet et de l'employé. En fin de compte, il se peut que la question du caractère raisonnable de la confiance du demandeur dépende essentiellement de la réponse à cette question. Pareille méthode permettrait d'éviter des problèmes difficiles de définition liés à la question de savoir si un employé particulier est un employé «spécialisé» ou un «professionnel». Puisqu'on n'a pas débattu ce problème et d'autres questions qui peuvent se poser dans le cas des employés professionnels ou spécialisés, je n'estime pas nécessaire ou opportun de trancher ici cette question. Je remarque que l'autorisation de pourvoi a été accordée ([1992], 2 R.C.S. 000) dans Edgeworth Construction Ltd. c. N.D. Lea & Associates Ltd. (1991), 53 B.C.L.R. (2d) 180 (C.A.) où ces questions pourront bien se poser.

Sous réserve de l'examen par notre Cour des arguments avancés par Fleming et par d'autres au sujet de la responsabilité qui incombe généralement à l'employé sous le régime de la responsabilité du fait d'autrui, l'employé demeure également responsable envers le demandeur des délits indépendants qu'il a commis. L'employeur peut également être assujetti à la responsabilité du fait d'autrui à l'égard de certains délits indépendants, conformément aux règles générales qui s'appliquent pour établir sa responsabilité. L'expression «délit indépendant» a été employée dans différents sens selon le contexte. Je tiens à préciser que par «délit indépendant» dans ce contexte, j'entends un délit qui n'est pas lié à l'exécution du contrat. Il n'est pas nécessaire en l'espèce d'examiner à fond la question de savoir ce qu'est un délit indépendant, étant donné que le délit en question ici était de toute évidence lié à l'exécution du contrat intervenu entre London Drugs et KNI. En outre, puisque le demandeur aura fort probablement à alléguer un délit indépendant uniquement dans le cas où la société ne sera pas en mesure d'exécuter un jugement, on peut s'attendre à ce que la question ne se pose pas souvent. Toutefois, les remarques qui suivent peuvent aider à appliquer cette notion.

Il faut tout d'abord faire une distinction entre le sens dans lequel l'expression «délit indépendant» est utilisée en l'espèce et les autres sens qui lui ont été donnés. Cette dernière a également été employée dans le contexte du développement de la notion de responsabilité concomitante pour désigner un délit commis dans le cadre d'un contrat entre deux parties; voir Rafuse, précité, à la p. 205. Si je m'engage par contrat à laver une automobile et si je conviens également d'être responsable de tout dommage causé à la voiture pendant qu'elle est en ma possession, le propriétaire de la voiture a une cause d'action fondée sur la responsabilité contractuelle en cas de dommage, et ce, quelle que soit la façon dont celui‑ci a été causé. Il a également une cause d'action «indépendante» fondée sur la responsabilité délictuelle au sens de l'arrêt Rafuse: si le dommage résulte du fait que je n'ai pas fait preuve de diligence raisonnable (une norme différente, en l'espèce, de la norme contractuelle convenue, bien qu'il ne s'agisse pas d'une condition nécessaire pour qu'il y ait responsabilité délictuelle), le propriétaire peut présenter une réclamation fondée sur la responsabilité délictuelle. En ce sens, qualifier un délit de «délit indépendant» revient simplement à affirmer que la seule existence d'un contrat n'empêche pas la responsabilité délictuelle; cela se rapporte également au fait que l'action délictuelle doit être fondée sur une obligation de diligence découlant de la responsabilité délictuelle et non, par exemple, sur une norme plus stricte de diligence créée par un contrat particulier.

Dans cet exemple, la réclamation fondée sur la responsabilité délictuelle présentée par le propriétaire de la voiture ne serait toutefois pas indépendante au sens de l'arrêt Sealand ou au sens où je l'entends ici. Comme je l'ai dit, dans les affaires de délits commis par des employés, le délit indépendant est celui qui n'est pas lié à l'exécution du contrat. L'exigence d'un délit indépendant, dans le contexte d'un délit commis par un employé, a pour effet de reconnaître que les risques assumés par le demandeur par suite de la passation d'un contrat avec une société à responsabilité limitée ne s'étendent pas forcément à toute la gamme des actes ou omissions négligents de l'employé. On peut considérer que le demandeur a assumé un risque particulier et non un autre; voir Fleming, à la p. 273. Le critère du délit indépendant reconnaît les limites de l'acceptation volontaire d'un risque par le demandeur en reconnaissant que la conduite délictuelle de l'employé doit être liée au contrat.

L'existence de limites à l'acceptation volontaire d'un risque par le demandeur s'applique également à la nature de la conduite de l'employé. Lorsque l'employé est coupable d'une inconduite sérieuse et délibérée (comme un délit intentionnel ou une négligence grave), la responsabilité est justifiée pour des motifs de principe. On ne saurait considérer que le demandeur a volontairement accepté le risque que des employés se conduisent ainsi du fait qu'un contrat a été passé avec une société à responsabilité limitée. L'intérêt du demandeur à être indemnisé et la capacité résiduelle de l'employeur de décourager même les délits intentionnels peuvent justifier l'imposition d'une responsabilité à l'employeur, selon le régime de la responsabilité du fait d'autrui, à l'égard de certains délits de cette nature, mais il n'existe aucune raison d'excuser l'employé. L'employeur n'est pas mieux placé que l'employé pour décourager les délits intentionnels. Il n'est pas juste d'attribuer à l'employeur les pertes résultant d'un délit intentionnel de l'employé simplement parce que l'employeur embauche l'employé pour promouvoir ses propres intérêts. Il n'y a aucune raison de répartir les pertes découlant de délits intentionnels; au contraire, la perte devrait être assumée autant que possible par la partie coupable.

Toutefois, lorsque l'employé est coupable d'une négligence ordinaire seulement, les tribunaux ne devraient pas s'efforcer d'appliquer une définition très technique aux limites de la notion d'exécution du contrat. Le critère de la responsabilité délictuelle, qui n'est «n'est pas lié au contrat», devrait s'appliquer en tenant compte dûment des questions de principe en cause dans l'application du régime de la responsabilité du fait d'autrui.

L'acceptation volontaire d'un risque par le demandeur peut également être limitée selon le type d'intérêt en cause. Notre Cour a rejeté une analyse rigoureuse fondée sur la nature du préjudice subi par le demandeur. Toutefois, il est évident, que le type de préjudice subi a une importance primordiale. Lorsque l'intérêt du demandeur est plus impérieux que celui invoqué en l'espèce, il peut être opportun de conclure qu'une obligation existe selon le second volet du critère de l'arrêt Anns. Dans les affaires de lésion corporelle, par exemple, le simple fait de passer un contrat avec une société à responsabilité limitée peut ne pas être interprété comme une acceptation de la responsabilité unique de la société. Bien sûr, si le demandeur accepte que la société limite sa responsabilité, il ne lui sera pas permis d'engager des poursuites contre un employé afin de contourner cette limitation; si la limitation est inique, il y a lieu de l'annuler pour ce motif plutôt que de la contourner au moyen du principe du lien contractuel; voir Waddams, The Law of Contracts (2e éd. 1984), à la p. 213. Toutefois, en l'absence de pareille clause expresse de limitation, l'employé serait probablement responsable envers le demandeur. Comme je l'ai déjà fait remarquer, il existe de solides arguments selon lesquels, en ce qui concerne l'employé et l'employeur, ce dernier devrait être le seul à assumer une responsabilité en pareil cas, et ce, au moyen de l'application d'un régime d'indemnisation. Cependant, la demande d'indemnisation du demandeur et les questions de sécurité sont de toute évidence d'une suprême importance dans un tel contexte et il me semble que l'employé serait fort probablement assujetti à une obligation de diligence.

Un délit indépendant peut entraîner ou non la responsabilité de l'employeur sous le régime de la responsabilité du fait d'autrui. Le délit commis par l'employé peut être indépendant de l'exécution du contrat du demandeur, tout en étant commis dans l'exercice des fonctions de l'employé au sens où l'entend la jurisprudence. Pareil acte entraînerait donc l'application du régime de la responsabilité du fait d'autrui. Subsidiairement, si l'employé blesse le demandeur pendant qu'il se rend en voiture à son chalet au cours de la fin de semaine, il s'agira d'un délit indépendant n'entraînant pas l'application du régime de la responsabilité du fait d'autrui, puisqu'il a été commis en dehors de l'exercice des fonctions de l'employé.

Il peut être utile d'énoncer la méthode à suivre dans les cas de ce genre. La première question à régler est celle de savoir si le délit qu'on impute à l'employé est un délit indépendant ou un délit lié à un contrat intervenu entre l'employeur et le demandeur. En répondant à cette question, il est légitime de tenir compte de la portée du contrat, de la nature de la conduite de l'employé et de la nature de l'intérêt du demandeur. Dans le cas d'un délit indépendant, l'employé est responsable envers le demandeur si les éléments de l'action délictuelle sont établis. La responsabilité de la société envers la demanderesse est déterminée selon les règles ordinaires qui s'appliquent aux affaires de responsabilité du fait d'autrui. Dans le cas d'un délit lié à un contrat, il faut se demander s'il était raisonnable pour le demandeur de faire confiance à l'employé. Ici, il s'agit de savoir si, dans les circonstances, la demanderesse a compté raisonnablement sur la responsabilité éventuelle des défendeurs sur le plan juridique.

En l'espèce, comme je l'ai fait remarquer, le délit était lié au contrat et il n'était pas raisonnable pour la demanderesse de se fier à Vanwinkel et à Brassart.

Dispositif

Je rejetterais le pourvoi, j'accueillerais le pourvoi incident et je rejetterais l'action contre les employés, avec dépens dans toutes les cours.

Version française du jugement des juges L'Heureux-Dubé, Sopinka, Cory et Iacobucci rendu par

//Le juge Iacobucci//

Le juge Iacobucci — Les présents pourvoi principal et pourvoi incident portent essentiellement sur deux questions, soit 1) l'obligation de diligence qu'a l'employé envers la clientèle de son employeur et 2) la mesure dans laquelle l'employé peut invoquer la clause contractuelle de limitation de la responsabilité de son employeur.

I.Les faits

Les faits sont simples. Le 31 août 1981, London Drugs Limited (ci‑après l'"appelante") a livré à Kuehne and Nagel International Ltd. (ci‑après "Kuehne & Nagel") un transformateur pesant quelque 7 500 livres qui devait être entreposé conformément aux modalités d'un contrat type d'entreposage. Acquis auprès de son fabricant, Federal Pioneer Limited, le transformateur devait être installé dans le nouvel entrepôt que l'appelante était en train de construire. Le contrat d'entreposage comportait la clause suivante de limitation de la responsabilité:

[traduction] RESPONSABILITÉ ‑ Al. 11a) En l'absence de dispositions écrites, l'entreposeur est tenu de faire preuve de la prudence et de la diligence raisonnables que requiert la loi.

b) La responsabilité de l'entreposeur à l'égard d'un colis donné est limitée à 40 $, à moins que l'entrepositaire n'ait déclaré par écrit que la valeur de l'objet en cause est supérieure à 40 $ et qu'il n'ait acquitté les frais supplémentaires spécifiés pour qu'il y ait responsabilité accrue de l'entreposeur.

Connaissant et comprenant parfaitement cette clause, l'appelante a choisi non pas de souscrire une assurance supplémentaire auprès de Kuehne & Nagel, mais plutôt de s'organiser pour souscrire sa propre assurance tous risques. Au moment de conclure le contrat, l'appelante savait que des employés de Kuehne & Nagel seraient chargés du déplacement et de l'entretien du transformateur, ou on peut présumer qu'elle le savait.

Le 22 septembre 1981, deux employés de Kuehne & Nagel, Dennis Gerrard Brassart et Hank Vanwinkel (ci‑après les "intimés"), ont reçu l'ordre de charger le transformateur à bord d'un camion en vue de le livrer au nouvel entrepôt de l'appelante. Les intimés ont tenté de déplacer le transformateur en le soulevant à l'aide de deux chariots élévateurs à fourche, alors que la prudence commandait de le hisser par des points d'attache nettement prévus à cette fin. Le transformateur a alors basculé et est tombé, ce qui a entraîné des dommages s'élevant à 33 955,41 $.

Invoquant l'inexécution du contrat et la négligence, l'appelante a intenté une action en dommages‑intérêts contre Kuehne & Nagel, Federal Pioneer Limited et les intimés. Dans un jugement rendu le 14 avril 1986, le juge Trainor de la Cour suprême de la Colombie‑Britannique a tenu les intimés personnellement responsables de la totalité des dommages causés, a limité la responsabilité de Kuehne & Nagel à 40 $ et a rejeté l'action intentée contre Federal Pioneer Limited. Le 30 mars 1990, la Cour d'appel, à la majorité, a accueilli l'appel des intimés et a abaissé le montant de leur responsabilité à 40 $. Le 7 décembre 1990, l'appelante a reçu l'autorisation de se pourvoir devant notre Cour, [1990] 2 R.C.S. viii. Les intimés ont formé un pourvoi incident afin d'être dégagés de toute responsabilité. General Truck Drivers & Helpers Local Union No. 31, le syndicat autorisé à négocier avec Kuehne & Nagel la convention collective qui, pendant toute la période pertinente, régissait les relations de travail des intimés, a produit une intervention écrite.

II.Les jugements des tribunaux d'instance inférieure

A.Cour suprême de la Colombie‑Britannique (1986), 2 B.C.L.R. (2d) 181

Le juge Trainor a conclu que Federal Pioneer Limited n'avait pas fait preuve de négligence dans la fabrication et l'emballage du transformateur. Par contre, il a jugé que les employés intimés avaient manipulé le transformateur de manière négligente, mais il a limité à 40 $ la responsabilité du fait d'autrui imputée à Kuehne & Nagel, conformément à la clause de limitation de la responsabilité que contenait le contrat d'entreposage. Selon le juge de première instance, il s'agissait surtout de déterminer si cette clause avait également pour effet de limiter à 40 $ la responsabilité des intimés.

Après avoir examiné la jurisprudence applicable, le juge de première instance a statué qu'il n'existe, en Colombie‑Britannique, aucune règle générale qui empêche de poursuivre un employé pour un délit commis pendant la prestation des services mêmes que vise un contrat intervenu entre le demandeur et l'employeur de cet employé. Il répondait ainsi à l'argument des intimés selon lequel ils devraient bénéficier de la protection de la clause de limitation de la responsabilité vu que leur négligence ne constituait pas en soi un "délit indépendant", mais une négligence survenue dans l'exécution même du contrat liant leur employeur et l'appelante.

En première instance, on a avancé un argument subsidiaire selon lequel les intimés pouvaient bénéficier de la clause en question puisque l'appelante avait, en l'occurrence, consenti implicitement à ce que la limitation de la responsabilité s'applique également à la conduite des employés de Kuehne & Nagel. On invoquait le fait que l'appelante savait que des employés manipuleraient le transformateur, qu'elle avait pris connaissance de la clause de limitation de la responsabilité et l'avait acceptée, et qu'elle avait décidé de souscrire sa propre assurance. On faisait valoir essentiellement que l'appelante avait volontairement accepté le risque de dommages résultant de la négligence des intimés et devait donc supporter le coût des dommages subis. Bien que le juge de première instance ait considéré d'un bon {oe}il cet argument, il a estimé qu'y faire droit reviendrait à réécrire le contrat, ce qu'il [traduction] "ne m'est pas loisible de faire".

En conséquence, le juge Trainor a statué que les intimés ne pouvaient pas invoquer la clause de limitation de la responsabilité figurant au contrat, de sorte qu'ils étaient responsables de la totalité des dommages causés au transformateur.

B.Cour d'appel de la Colombie‑Britannique (1990), 45 B.C.L.R. (2d) 1

Constituée exceptionnellement de cinq juges, la Cour d'appel a, à raison de quatre juges contre un, infirmé le jugement défavorable aux intimés. À l'exception du juge Hinkson (qui ne s'est pas prononcé sur la question), tous les juges ont reconnu que le principe du lien contractuel ou de la relativité des contrats constituait un obstacle majeur à la revendication par les intimés du bénéfice de la clause de limitation de la responsabilité. Cependant, les juges formant la majorité ont conclu, en procédant de manières différentes, que la responsabilité des intimés était néanmoins limitée à 40 $. Le juge en chef McEachern de la Colombie-Britannique et le juge Wallace ont eu recours à ce qu'on a appelé une analyse fondée sur la responsabilité délictuelle ("analyse délictuelle"). Ils ont exprimé, dans des motifs distincts, l'opinion que, compte tenu de toutes les circonstances, l'obligation de diligence des intimés envers l'appelante était atténuée de manière à limiter le montant de l'indemnité à 40 $. Préférant une analyse fondée sur le droit des contrats ("analyse contractuelle"), le juge Lambert a déduit du texte de l'al. 11b) du contrat d'entreposage l'existence d'une condition qui étendait la limitation de la responsabilité aux intimés et il a alors apparemment appliqué l'exception du mandat ou du contrat unilatéral au principe du lien contractuel. Pour sa part, le juge Hinkson a conclu que les intimés n'avaient aucune obligation de diligence envers l'appelante et il les aurait dégagés de toute responsabilité. Enfin, dans sa dissidence, le juge Southin a affirmé que l'action était fondée non pas sur la négligence, mais sur l'atteinte à la possession mobilière. Elle a donc statué que l'appelante pouvait se faire indemniser, par les intimés, des frais de réparation de son transformateur.

Étant donné l'importance des questions en litige dans la présente affaire et la diversité des façons de procéder des juges de la Cour d'appel, il y a lieu de procéder à une analyse plus globale des motifs de cette cour.

1)Les motifs du juge en chef McEachern

Le Juge en chef commence, dans ses motifs, par analyser le principe du lien contractuel qui s'applique dans ce domaine du droit. Il examine la jurisprudence, notamment les arrêts Scruttons Ltd. c. Midland Silicones Ltd., [1962] A.C. 446 (H.L.), New Zealand Shipping Co. c. A. M. Satterthwaite & Co. (The "Eurymedon"), [1975] A.C. 154 (C.P.), ainsi que les arrêts de notre Cour Greenwood Shopping Plaza Ltd. c. Beattie, [1980] 2 R.C.S. 228, et ITO—International Terminal Operators Ltd. c. Miida Electronics Inc., [1986] 1 R.C.S 752. Il établit entre le présent cas et les affaires Eurymedon et ITO—International Terminal Operators une distinction fondée sur le fait que, dans ces deux derniers cas, les connaissements définissaient clairement l'"intention commerciale" des parties et que les tribunaux ont simplement mis à exécution cette intention en permettant à des tiers manutentionnaires d'invoquer les clauses de limitation de la responsabilité. Dans la présente affaire, le juge en chef McEachern a cependant estimé qu'il n'y avait aucune intention commerciale vérifiable relativement à l'art. 11 du contrat d'entreposage. En outre, aucun élément de preuve n'établissait l'existence d'une fiducie ou d'un mandat. Le juge en chef McEachern n'a pas souscrit à la façon de procéder du juge Lambert qui a déduit l'existence dans le contrat d'une condition qui étendait aux intimés le bénéfice de la clause. Selon lui, aucun argument ni aucun élément de preuve n'étayaient une telle interprétation. Par conséquent, il s'estimait tenu, en raison de l'arrêt de notre Cour Greenwood Shopping Plaza, précité, de statuer que les intimés ne bénéficiaient pas de la protection du contrat.

Après avoir dit cela, le juge en chef McEachern a entrepris une analyse fondée sur la responsabilité délictuelle. Il a affirmé, au départ, que les intimés avaient [traduction] "nettement l'obligation de prendre raisonnablement soin du transformateur [de l'appelante], selon le droit applicable tant avant qu'après l'arrêt Donoghue" (p. 22). Il s'agissait en fait de déterminer si cette obligation ou les conséquences d'un manquement à celle‑ci devraient être modifiées en l'espèce. Le Juge en chef a statué que l'arrêt Anns c. Merton London Borough Council, [1978] A.C. 728, appliqué par notre Cour dans Kamloops (Ville de) c. Nielsen, [1984] 2 R.C.S. 2, est suffisant pour conclure qu'il est nécessaire de tenir compte de toutes les circonstances pour déterminer la nature et les conséquences d'un manquement à l'obligation de diligence, s'il en est, qu'a l'employé envers le cocontractant de son employeur. Selon le juge en chef McEachern, le [traduction] "fait le plus révélateur" dans la présente affaire était que les intimés agissaient dans un cadre contractuel où l'appelante avait délibérément convenu avec leur employeur que ce dernier ferait preuve d'une prudence et d'une diligence raisonnables et que tout droit à une indemnité en cas d'inexécution serait limité à 40 $. Pour reprendre l'expression qu'il a utilisée, les parties ont établi leur [traduction] "propre droit relativement à cette opération". De l'avis du Juge en chef, un contrat liant deux parties peut être utile pour déterminer les droits et obligations en matière délictuelle qui prennent naissance dans le cadre contractuel. Il a affirmé qu'il serait déraisonnable de conclure que l'appelante invoquait l'obligation qui incombait à Kuehne & Nagel aux termes du contrat, quant à la première tranche de 40 $ de dommages, pour s'en remettre aux intimés quant au reste. De plus, il serait déraisonnable de s'attendre à ce que les intimés soient conscients qu'ils peuvent être appelés à verser une indemnité supérieure au montant auquel la responsabilité de leur employeur a été limitée. Enfin, il est raisonnable que le redressement accordé à l'appelante pour le délit des intimés ne soit pas plus important que celui qui, selon ce que l'appelante a convenu, serait réclamé à l'employeur, le cas échéant. Compte tenu de ces circonstances, le juge en chef McEachern aurait limité à 40 $ la responsabilité des intimés.

2)Les motifs du juge Hinkson

Les motifs du juge Hinkson ne portent que sur la question de savoir si les intimés avaient une obligation de diligence envers l'appelante. Le juge Hinkson a examiné la jurisprudence en commençant par les arrêts Donoghue c. Stevenson, [1932] A.C. 562 (H.L.) et Anns, précité, en insistant beaucoup sur de récentes décisions anglaises qui, selon lui, jetaient un [traduction] "éclairage nouveau" sur ce que comprend la "notion du lien étroit". Il a plus particulièrement invoqué l'arrêt Junior Books Ltd. c. Veitchi Co., [1983] 1 A.C. 520 (H.L.), dans lequel lord Roskill a affirmé que cette notion [traduction] "doit toujours comporter, du moins dans la plupart des cas, un certain degré de confiance" (p. 546), ainsi que deux arrêts de la Cour d'appel dans lesquels un élément de ce qui est "juste et raisonnable" a apparemment été ajouté à l'analyse, soit Norwich City Council c. Harvey, [1989] 1 All E.R. 1180 (C.A.), et Pacific Associates Inc. c. Baxter, [1990] 1 Q.B. 993 (C.A.).

Le juge Hinkson a admis que, dans la plupart des cas, des employés comme les intimés auraient une obligation de diligence envers les cocontractants de leur employeur. Toutefois, il a ajouté qu'aucun élément de confiance n'était présent en l'espèce. L'appelante avait délibérément accepté le risque d'endommagement de son transformateur et avait pris des mesures pour se protéger en souscrivant sa propre police d'assurance. Le juge Hinkson a conclu que les circonstances de l'espèce ne révélaient pas l'existence [traduction] "d'un lien suffisamment étroit et direct" entre l'appelante et les intimés pour que ces derniers aient une obligation de diligence envers l'appelante. Il a précisé que, quoi qu'il en soit, il ne serait pas "juste et raisonnable" de conclure que les employés intimés avaient une obligation de diligence envers l'appelante. En conséquence, il n'aurait imposé aucune responsabilité aux intimés pour les dommages causés au transformateur.

3)Les motifs du juge Lambert

Le juge Lambert a convenu avec le juge en chef McEachern et le juge Wallace que la responsabilité des intimés devrait être limitée à 40 $, mais il a refusé de se livrer à une [traduction] "analyse délictuelle hasardeuse" pour en arriver à cette conclusion. Il a commencé par dire que Kuehne & Nagel et les intimés avaient une obligation de diligence envers l'appelante. Selon lui, l'existence d'un contrat exprès ou tacite visant la prestation de services crée entre le client, d'une part, et l'employeur et ses employés, d'autre part, un lien "suffisamment étroit" pour justifier l'existence d'une obligation de diligence de la part de l'employeur et de ses employés envers le client. Outre l'existence d'un simple lien étroit, il y a de nombreux facteurs qui permettent de déterminer si, en fin de compte, une obligation de diligence prend naissance, notamment la confiance qu'a le client en l'employeur ou ses employés, ou les deux à la fois. Selon le juge Lambert, on peut supposer qu'il existe une confiance dans la plupart des affaires où un préjudice physique a été causé directement à une personne ou à un bien.

Le juge Lambert a conclu que la présence d'une clause de limitation de la responsabilité dans le contrat d'entreposage ne change rien à l'obligation de diligence des intimés. Selon lui, l'al. 2(4)b) et l'art. 13 de la Warehouse Receipt Act, R.S.B.C. 1979, ch. 428, permettent de conclure que la clause avait uniquement pour objet de limiter la responsabilité découlant d'un manquement à l'obligation de diligence, et non de limiter ou de supprimer cette obligation. Cette clause ne devrait pas servir de preuve que l'appelante a assumé le risque d'endommagement et dégagé les intimés de leur obligation de diligence. De plus, le juge Lambert a examiné et critiqué ce qu'il a appelé le "critère de ce qui est juste et raisonnable", auquel les tribunaux anglais ont parfois recours pour nier l'existence d'une obligation de diligence à laquelle donnerait lieu, par ailleurs, l'existence d'un lien étroit et le fait que les dommages étaient prévisibles. Il ne croit pas que ce critère devrait s'appliquer au Canada parce qu'il [traduction] "introduir[ait] dans le droit de la responsabilité délictuelle un élément subjectif inutile qui [. . .] donnerait des résultats aléatoires, particuliers et imprévisibles" (p. 54). Quoi qu'il en soit, ce critère ne saurait avoir pour effet de supprimer une obligation de diligence reconnue depuis longtemps, comme celle dont il est question en l'espèce. Enfin, le juge Lambert soutient que le deuxième volet de l'approche adoptée dans l'arrêt Anns, qui consiste à déterminer s'il y a des circonstances qui devraient [traduction] "supprimer, atténuer ou limiter [. . .] les dommages‑intérêts auxquels un manquement [à l'obligation prima facie] peut donner droit", renvoie aux postes de dommages‑intérêts et n'implique pas qu'il est possible de modifier les règles normalement applicables à l'évaluation des dommages en limitant le montant des dommages‑intérêts payables en cas de négligence. Selon lui, l'idée d'une obligation de diligence chiffrée à 40 $ est inconnue en droit.

Ceci dit, le juge Lambert a statué que, selon des principes bien établis du droit des contrats, les intimés avaient le droit de bénéficier de la clause de limitation de la responsabilité. Il a examiné la jurisprudence portant sur le principe du lien contractuel et sur l'existence de conditions contractuelles implicites. Selon lui, il était nécessaire de conclure à l'existence d'une condition dans le contrat afin d'éviter l'[traduction] "absurdité sur le plan commercial" résultant des droits à la contribution que l'art. 4 de la Negligence Act, R.S.B.C. 1979, ch. 298, confère aux employés intimés vis‑à‑vis de leur employeur, Kuehne & Nagel. Il était d'avis que, si les intimés étaient tenus entièrement responsables, il se pourrait bien qu'ils puissent intenter une action contre Kuehne & Nagel pour qu'ils versent une quote‑part équivalant à la moitié des dommages‑intérêts accordés à l'appelante (soit 16 977,70 $). Ce résultat rendrait totalement inopérante la clause contractuelle de limitation de la responsabilité et serait contraire à l'intention des parties. Le juge Lambert a donc conclu que l'al. 11b) du contrat d'entreposage avait tacitement pour effet de limiter également à 40 $ la responsabilité des employés de Kuehne & Nagel. Après avoir déduit l'existence de cette condition, il a conclu que l'exception du mandat au principe du lien contractuel, établie dans l'affaire Eurymedon, précitée, et appliquée dans ITO—International Terminal Operators, précité, s'appliquait de manière à empêcher l'appelante d'obtenir des intimés une indemnité supérieure à 40 $ (à la p. 65).

4)Les motifs du juge Wallace

À l'instar du juge en chef McEachern, le juge Wallace a statué sur la présente affaire en se fondant largement sur les principes du droit de la responsabilité délictuelle. Après avoir examiné la jurisprudence anglaise, il a affirmé que deux méthodes peuvent être adoptées pour déterminer s'il existe une obligation de diligence dans un cas donné: 1) la méthode de l'arrêt Anns, précité, selon laquelle, une fois établie l'existence d'une obligation prima facie de diligence fondée sur l'existence d'un lien étroit et sur la prévisibilité des dommages, il faut examiner les circonstances qui entourent l'incident pour déterminer si cette obligation est supprimée ou atténuée sur le plan de sa nature ou de sa portée, ou 2) la méthode suivie dans les arrêts Pacific Associates Inc. c. Baxter et Norwich City Council c. Harvey, précités, qui consiste à considérer trois critères essentiels à l'existence d'une obligation de diligence: le lien étroit, la confiance et la question de savoir s'il est "juste et raisonnable" d'imposer une telle obligation. Selon le juge Wallace, le résultat final est le même quelle que soit la méthode adoptée: [traduction] "l'examen de toutes les circonstances afin de déterminer s'il y a lieu, en toute équité, d'imposer une obligation de diligence à l'auteur présumé du délit et, le cas échéant, quelles en sont l'étendue et les conséquences" (à la p. 77). Il dit que, lorsqu'un lien étroit existe entre les parties en raison d'un contrat, les conditions de ce contrat font partie des circonstances qui déterminent l'existence et la portée des obligations de diligence que doivent remplir les parties.

Dans la présente affaire, le juge Wallace a fait remarquer qu'en acceptant expressément de limiter sa réclamation à 40 $, l'appelante a assumé le risque de tout dommage excédant cette somme. À son avis, on ne pouvait conclure que l'appelante avait voulu conserver le droit d'exercer un recours délictuel contre les intimés afin d'obtenir le plein montant de toute perte subie, d'autant plus que les intimés fournissaient les services mêmes que leur employeur, Kuehne & Nagel, était tenu de fournir aux termes du contrat. On a dit que ces circonstances limitaient la portée de l'obligation de diligence des intimés dans la même mesure que celle qui incombait à leur employeur, et que leur responsabilité était ainsi limitée à 40 $. Le juge Wallace n'a pas jugé que le principe du lien contractuel faisait obstacle à cette conclusion. Il a souligné que, même si des tiers, comme les intimés, ne peuvent bénéficier d'un contrat que si l'une des exceptions prévues s'applique à leur égard, l'existence et la nature d'un contrat [traduction] "fournissent [néanmoins] le cadre ou le contexte qui engendre les devoirs, privilèges, droits et obligations de common law d'un tiers dont la conduite est touchée par une telle entente contractuelle" (p. 81).

5)Les motifs de dissidence du juge Southin

Souscrivant aux motifs du juge en chef McEachern sur la question du lien contractuel, le juge Southin a ajouté que la clause de limitation de la responsabilité en question n'était pas une [traduction] "version terrestre de la clause Himalaya", de manière à permettre aux intimés d'invoquer l'arrêt de notre Cour ITO-‑International Terminal Operators, précité. Le juge Southin a également exprimé l'avis qu'il n'existe aucun principe de l'"immunité dérivée" en common law.

Dissidente, elle a exprimé l'avis que la notion d'obligation de diligence ne s'appliquait pas en l'espèce puisque l'action de l'appelante était fondée sur une atteinte à la possession mobilière. Selon elle, [traduction] "la notion contemporaine du délit de négligence, véritable monstre à l'appétit d'ogre, n'a pas encore englouti le délit d'atteinte à la possession mobilière" (p. 92). Elle a décidé qu'il n'était pas nécessaire, à l'égard du délit d'atteinte à la possession mobilière, de prendre en considération les notions contemporaines de l'obligation de diligence. Elle a donc conclu que les intimés avaient porté atteinte à la possession mobilière en laissant tomber le transformateur et que l'appelante pouvait être indemnisée des frais de réparation. En terminant, elle a ajouté: [traduction] "Je suis désolée d'en être venue à cette conclusion, car le résultat me semble moralement injuste" (p. 92).

III.Les questions en litige

Le pourvoi incident soulève la question suivante:

1) Les intimés avaient‑ils, dans l'exercice de leurs fonctions et dans l'exécution de ce qui constitue essentiellement les obligations contractuelles de leur employeur envers l'appelante, une obligation de diligence envers celle‑ci?

Si tel est le cas, nul ne conteste, devant notre Cour, que les intimés ont fait preuve de négligence lorsqu'ils ont manipulé le transformateur de l'appelante. En d'autres termes, la conclusion du juge de première instance selon laquelle les intimés ont manqué à leur obligation de diligence n'est pas attaquée. De plus, nul ne conteste que les dommages causés au transformateur sont imputables à la négligence des intimés et que leur montant s'élève à 33 955,41 $. La question que soulève ensuite le pourvoi porte donc sur la responsabilité qu'il convient d'imposer pour ce manquement, c'est‑à‑dire:

2) Les intimés peuvent‑ils bénéficier de la clause de limitation de la responsabilité figurant dans le contrat d'entreposage intervenu entre leur employeur et l'appelante, de manière à ce que leur responsabilité soit limitée à 40 $?

Pour les motifs énoncés ci‑après, je suis d'avis qu'il convient de répondre par l'affirmative à ces deux questions. Par conséquent, il y a lieu de rejeter tant le pourvoi incident que le pourvoi principal.

IV.Analyse

A.L'obligation de diligence

Le juge de première instance a statué implicitement que les intimés avaient une obligation de diligence envers l'appelante au moment de manipuler le transformateur, ajoutant qu'il n'y a, en Colombie‑Britannique, aucune règle générale qui empêche de poursuivre un employé pour un délit commis dans la prestation des services mêmes que vise un contrat intervenu entre le demandeur et son employeur. Le juge en chef McEachern a affirmé sans réserve que les intimés avaient [traduction] "nettement l'obligation de prendre raisonnablement soin du transformateur [de l'appelante], selon le droit applicable tant avant qu'après l'arrêt Donoghue" (p. 22). Même s'il a procédé à une analyse plus approfondie de la question, le juge Lambert n'a pas eu beaucoup de difficulté à tirer la même conclusion. Pour sa part, le juge Wallace a statué que les intimés avaient une [traduction] "obligation prima facie de diligence" envers l'appelante, selon le principe énoncé dans l'arrêt Donoghue c. Stevenson, précité. Le juge Southin n'a pas abordé directement la question car elle estimait que le droit d'action de l'appelante se fondait non pas sur la négligence mais sur l'atteinte à la possession mobilière.

Tel que mentionné précédemment, le juge Hinkson a été le seul à conclure que les intimés n'avaient aucune obligation de diligence envers l'appelante. Il a tiré cette conclusion en mentionnant un certain nombre de précédents anglais qui, selon lui, venaient modifier la méthode à deux étapes mise de l'avant par lord Wilberforce dans l'arrêt Anns, précité, en faisant intervenir des notions de confiance et de caractère juste et raisonnable (de même que l'exigence établie de la prévisibilité des dommages) dans la détermination de l'existence ou non d'une obligation de diligence dans une situation donnée. À son avis, l'absence d'obligation de diligence découlait surtout de l'absence de confiance de la part de l'appelante, mais aussi du fait qu'il n'aurait pas été "juste et raisonnable" de tirer une autre conclusion.

En prétendant qu'ils n'avaient aucune obligation de diligence envers l'appelante, les intimés se fondent en partie sur le point de vue proposé par le juge Hinkson. Ils font valoir que la notion de "lien étroit" ne peut être ramenée au simple principe que la prévisibilité effective des dommages crée sans plus une obligation de diligence. Les intimés ont produit une liste de décisions anglaises qui révèlent un certain mécontentement au sujet de la méthode énoncée dans l'arrêt Anns et qui proposent d'autres interprétations du "critère" qu'il convient d'appliquer. On soutient qu'outre la prévisibilité des dommages, de nombreux facteurs doivent être pris en considération pour déterminer l'existence d'une obligation de diligence, notamment les attentes raisonnables des parties, la confiance, la nature des dommages subis et l'existence préalable d'une entente commerciale. À l'instar du juge Hinkson, les intimés soutiennent qu'il n'est pas question de confiance en l'espèce. Or, leur argument ne s'arrête pas là. Ils font valoir qu'en règle générale l'employé agissant dans l'exercice de ses fonctions et exécutant ce qui constitue essentiellement les obligations contractuelles de son employeur envers un "tiers" n'a aucune [traduction] "obligation de diligence indépendante" envers ce "tiers". Ils soutiennent que, dans un tel cas, le tiers, ou le client, ne devrait avoir contre l'employé aucun droit d'action fondé sur la négligence. Les intimés invoquent certaines décisions à l'appui de ce principe et ils affirment qu'il est raisonnable compte tenu de ce qu'ils appellent les conditions actuelles de l'économie, du travail et du droit. Plus particulièrement, ils prétendent que l'"élément central" de la confiance est presque toujours absent des relations entre les employés pris individuellement et les clients de leur employeur.

Pour sa part, l'appelante invoque l'arrêt Anns, précité, à l'appui de sa conclusion que les intimés avaient une obligation de diligence. En outre, elle soutient que la conclusion du juge Hinkson est contraire aux conditions du contrat d'entreposage, aux dispositions du par. 2(4) de la Warehouse Receipt Act, à la common law en matière de dépôt ainsi qu'aux arrêts de notre Cour Greenwood Shopping Plaza, précité, Canadian General Electric Co. c. Pickford & Black Ltd., [1971] R.C.S. 41, et Cominco Ltd. c. Bilton, [1971] R.C.S. 413.

J'estime que les intimés avaient indéniablement une obligation de diligence envers l'appelante lorsqu'ils ont manipulé le transformateur. J'arrive à cette conclusion sans plus de peine que les juges des tribunaux d'instance inférieure. Je fonde ma conclusion non pas sur les conditions du contrat d'entreposage ou sur le par. 2(4) de la Warehouse Receipt Act, mais sur des principes bien établis du droit de la responsabilité délictuelle. Compte tenu de toutes les circonstances de l'espèce, les employés intimés pouvaient raisonnablement prévoir que leur négligence dans la manipulation du transformateur causerait un dommage au bien de l'appelante. En somme, il existait un lien suffisamment étroit entre les parties pour imposer aux intimés l'obligation de faire preuve de diligence raisonnable.

Il me semble inutile, aux fins du présent pourvoi, d'examiner les nombreux précédents anglais qui, selon certains, jettent un [traduction] "éclairage nouveau" sur ce qui doit être pris en considération pour déterminer s'il existe ou non une obligation de diligence dans un cas donné. Je dis cela, car, pour reprendre les termes du juge en chef McEachern, les intimés avaient [traduction] "nettement l'obligation de prendre raisonnablement soin du transformateur [de l'appelante], selon le droit applicable tant avant qu'après l'arrêt Donoghue". Nous n'avons pas affaire, en l'espèce, au genre de situation de fait qui a soulevé des questions au sujet de la portée des principes traditionnels. Conclure que les intimés n'avaient aucune obligation de diligence envers l'appelante aurait manifestement pour effet de reconnaître une nouvelle immunité là où il n'en existait pas auparavant.

Tel que mentionné précédemment, l'absence de confiance de la part de l'appelante est un facteur crucial selon le juge Hinkson et les intimés. Voici certaines observations du juge Hinkson (à la p. 35):

[traduction] Habituellement, le propriétaire s'attend à ce que l'entreposeur et ses employés fassent preuve de diligence raisonnable en manipulant et en entreposant ses marchandises. L'entreposeur et ses employés savent que, si les marchandises sont endommagées, le propriétaire subira une perte. Par conséquent, on peut dire que les exigences de prévisibilité des dommages et d'existence d'un lien étroit ont été remplies, de sorte que l'entreposeur et ses employés ont une obligation de diligence envers le propriétaire.

Il ajoute cependant que, comme l'appelante avait pris connaissance de la clause de limitation de la responsabilité et qu'elle avait choisi de souscrire sa propre assurance, elle [traduction] "ne se fiait pas à ce que l'entreposeur et ses employés n'endommageraient pas le transformateur" (p. 36). En tenant pour acquis, pour les fins de la discussion, que la "confiance" est pertinente en l'espèce, je suis d'avis que le juge Hinkson a mal appliqué ce concept.

Lorsque, dans des affaires comme Hedley Byrne & Co. c. Heller & Partners Ltd., [1964] A.C. 465 (H.L.), Junior Books, précité, et B.D.C. Ltd. c. Hofstrand Farms Ltd., [1986] 1 R.C.S. 228, on se sert de la confiance pour déterminer l'existence d'une obligation de diligence, il s'agit de la confiance qui intervient dans le rapport entre la situation du demandeur et la conduite de l'auteur du délit, et non dans le rapport entre la situation du demandeur et la capacité de payer de l'auteur du délit. En d'autres termes, la confiance, dont on peut se servir ici, touche l'existence d'une obligation de diligence et non la responsabilité pour manquement à une obligation de diligence. À cet égard, je souscris à l'extrait suivant du commentaire du professeur Joost Blom dans (1991), 70 R. du B. can. 156, à la p. 168:

[traduction] La voie empruntée par le juge Hinkson pose probablement la plus grande difficulté. Il me semble irréaliste d'affirmer, comme il l'a fait, qu'en consentant à une quasi‑exonération de responsabilité dans un cas comme celui‑ci, vous empêchez l'établissement d'un "lien étroit" entre les auteurs de délits éventuels et vous‑mêmes du fait que vous renoncez à vous fier à ce qu'ils feront preuve de diligence raisonnable. Comme le souligne le juge en chef McEachern, l'inconvénient de voir vos biens endommagés, de même que les frais liés à la présentation d'une demande d'indemnité à l'assureur et au paiement de la franchise vous incitent fortement à dire que vous faites confiance. Dire "Je ne compterai pas sur vous pour payer les dommages en cas d'accident" ne revient pas à dire "Allez‑y, soyez aussi négligents que vous voulez avec mon bien." [Je souligne.]

Ceci dit, je souhaite simplement ajouter ce qui ressort déjà de ma conclusion. Au Canada, aucune règle générale n'a pour effet de soustraire l'employé qui agit dans l'exercice de ses fonctions et dans l'exécution de ce qui constitue "l'essence même" des obligations contractuelles de son employeur envers un client, à toute obligation de diligence, qu'elle soit qualifiée d'"indépendante" ou autrement, envers le client de l'employeur. Notre droit relatif à la négligence s'est depuis longtemps écarté de la méthode fondée sur l'appartenance à une catégorie dans le cas d'obligations de diligence. Il est désormais bien établi que la question de savoir s'il existe une obligation de diligence dépend des circonstances de chaque cas et non de catégories préétablies et de règles générales applicables à la question de savoir qui a et qui n'a pas l'obligation de faire preuve de diligence raisonnable. Il peut bien y avoir des cas où, selon les circonstances particulières en cause, un employé n'aura pas d'obligation de diligence envers un client de son employeur. Les intimés ont, en effet, mentionné à notre Cour une série de décisions où l'on semble avoir tiré cette conclusion: voir Sealand of the Pacific c. Robert C. McHaffie Ltd. (1974), 51 D.L.R. (3d) 702 (C.A.C.‑B.), Moss c. Richardson Greenshields of Canada Ltd., [1989] 3 W.W.R. 50 (C.A. Man.), Summitville Consolidated Mining Co. c. Klohn Leonoff Ltd., C.S.C.‑B., no du greffe de Van. C880756, 6 juillet 1989, et R.M. & R. Log Ltd. c. Texada Towing Co. (1967), 62 D.L.R. (2d) 744 (C. de l'É.).

Toutefois, cela ne signifie pas qu'on arrive nécessairement à ce résultat dans toutes les situations de fait. Sans me prononcer sur les conclusions tirées dans la jurisprudence citée, je n'y trouve rien, ni quoi que ce soit d'autre, qui justifie le type de règle générale préconisé par les intimés. Au mieux, ces décisions ne font que confirmer que la question de savoir si un employé a une obligation de diligence envers le client de son employeur dépend des circonstances de chaque cas. Le simple fait que l'employé exécute ce qui constitue "l'essence même" d'un contrat intervenu entre le demandeur et son employeur n'empêche pas nécessairement en soi de conclure à l'existence d'une obligation de diligence.

Comme les intimés l'ont reconnu, les tribunaux ont maintes fois conclu à l'existence d'une obligation de diligence: voir, par exemple, Northwestern Mutual Insurance Co. c. J. T. O'Bryan & Co. (1974), 51 D.L.R. (3d) 693 (C.A.C.‑B.), Toronto‑Dominion Bank c. Guest (1979), 10 C.C.L.T. 256 (C.S.C.‑B.), East Kootenay Community College c. Nixon & Browning (1988), 28 C.L.R. 189 (C.S.C.‑B.), et Ataya c. Mutual of Omaha Insurance Co. (1988), 34 C.C.L.I. 307 (C.S.C.‑B.). Pour conclure sur le sujet, j'ajouterais que l'acceptation de la règle générale préconisée par les intimés serait difficilement compatible avec la notion de la responsabilité du fait d'autrui reconnue en common law. Au c{oe}ur même de ce principe, que la jurisprudence a bien développé au fil des ans, il y a la reconnaissance que, dans bien des cas, les employés ont une obligation de diligence envers des tiers tels que les clients de leur employeur.

Comme les intimés avaient une obligation de diligence envers l'appelante lorsqu'ils ont manipulé le transformateur, je suis d'avis de rejeter le pourvoi incident.

B.La clause de limitation de la responsabilité

Ayant fait mienne la conclusion du juge de première instance que les intimés ont manqué à leur obligation de diligence et, de ce fait, causé à l'appelante des dommages évalués à 33 955,41 $, je dois maintenant examiner la question de savoir s'ils peuvent bénéficier de la clause de limitation de la responsabilité que renferme le contrat d'entreposage intervenu entre leur employeur, Kuehne & Nagel, et l'appelante. La Cour d'appel, à la majorité, s'est prononcée en faveur des intimés à cet égard, en recourant à deux méthodes différentes, c'est‑à‑dire 1) en concluant à l'existence, dans le contrat, d'une condition implicite étendant aux intimés la protection de l'al. 11b) du contrat d'entreposage et en appliquant au principe du lien contractuel l'exception énoncée dans les affaires Eurymedon et ITO-‑International Terminal Operators (l'analyse contractuelle du juge Lambert), et 2) en tenant compte du "cadre contractuel" établi entre Kuehne & Nagel et l'appelante, y compris la clause de limitation de la responsabilité, de manière à atténuer l'obligation de diligence des intimés et à limiter à 40 $ la responsabilité qui en découle (l'analyse délictuelle du juge en chef McEachern et du juge Wallace).

1)L'argumentation des parties

L'appelante soutient que les intimés ne devraient nullement bénéficier d'une clause de limitation de la responsabilité contenue dans un contrat auquel ils ne sont pas parties. Dans son argumentation, elle invoque fortement, voire exclusivement, le principe du lien contractuel et son application par notre Cour dans les arrêts Canadian General Electric, Greenwood Shopping Plaza et ITO-‑International Terminal Operators, précités. Elle prétend que ces arrêts ont établi, de manière non équivoque, les principes juridiques qui doivent s'appliquer pour déterminer si l'auteur d'un délit peut invoquer une clause de limitation de la responsabilité figurant dans un contrat auquel il n'est pas partie. L'appelante fait valoir que, ce faisant, notre Cour a maintes fois repoussé les tentatives d'abroger ou d'affaiblir le principe du lien contractuel. Elle soutient, plus particulièrement, qu'une protection contractuelle ne peut être étendue à des parties non contractantes que dans les cas limités où les faits permettent de conclure à l'existence d'un mandat ou d'une fiducie. En l'espèce, l'appelante affirme qu'il n'y a aucune preuve qui permettrait à notre Cour de tirer une telle conclusion. Par conséquent, elle fait valoir que la Cour d'appel, à la majorité, a rompu avec [traduction] "des principes de droit fondamentaux établis depuis longtemps" en accordant aux intimés la protection contractuelle.

L'appelante soutient, plus précisément, que le juge Lambert a eu raison de recourir à une analyse contractuelle, mais qu'il a commis une erreur en concluant que le contrat contenait une condition implicite qui en étendait l'application aux intimés. Par ailleurs, elle fait valoir que le juge en chef McEachern et le juge Wallace ont eu tort de mettre l'accent sur le lien contractuel existant entre l'appelante et Kuehne & Nagel aux fins de déterminer la nature et la portée de l'obligation de diligence des intimés. Selon elle, pareil raisonnement n'est pas fondé en droit canadien et ne peut qu'engendrer de l'incertitude. De plus, il représente une ingérence injustifiée et inutile dans le domaine du droit de la responsabilité délictuelle. L'appelante soutient que le recours à une analyse (délictuelle) fondée sur une obligation de diligence pour introduire des limites contractuelles dans le droit de la responsabilité délictuelle constitue une autre tentative de contourner le rigorisme du principe du lien contractuel. Selon elle, c'est au législateur et non aux tribunaux qu'il incombe de prescrire toute dérogation à ce principe. Quoi qu'il en soit, elle prétend que l'analyse fondée sur l'application de l'obligation de diligence est inopportune en l'espèce puisque la responsabilité des intimés est fondée, selon l'opinion dissidente du juge Southin, sur le délit d'atteinte à la possession mobilière. Enfin, l'appelante conteste le "point de départ" des juges d'instance inférieure selon lequel il est injuste, en l'espèce, de tenir les employés intimés personnellement responsables. Plus particulièrement, elle fait remarquer que les intimés ont été négligents, qu'une dérogation à des principes orthodoxes et fondamentaux a entraîné une injustice plus grave dans la présente affaire notamment et que la common law, dans son état actuel, offre déjà une protection adéquate aux employés.

Pour leur part, les intimés soutiennent qu'ils ont le droit de bénéficier de la clause de limitation de la responsabilité et ils proposent trois façons différentes d'arriver à ce résultat. Premièrement, ils préconisent un réexamen ou un assouplissement, par les tribunaux, du principe du lien contractuel qui s'applique à la présente affaire. Ils prétendent que, compte tenu des faits de l'espèce, ce principe est tout à fait incompatible avec la réalité commerciale, les attentes des parties et la manière dont celles‑ci ont réparti le risque de perte ou de dommages. Les intimés font valoir qu'indépendamment des exceptions traditionnelles comme le mandat et la fiducie, les employés peuvent invoquer la limitation contractuelle de la responsabilité de leur employeur 1) s'il existe une limitation contractuelle de la responsabilité entre leur employeur et une autre partie, 2) si une perte se produit pendant que l'employeur remplit ses obligations contractuelles envers cette tierce partie et 3) si les employés agissent dans l'exercice de leurs fonctions au moment où la perte survient. Deuxièmement, les intimés prétendent qu'ils peuvent bénéficier de la clause en question en concluant à l'existence d'une condition implicite dans le contrat et en invoquant les arrêts Eurymedon et ITO-‑International Terminal Operators, précités, comme l'a proposé le juge Lambert. Troisièmement, ils avancent des arguments semblables à ceux avancés dans les motifs du juge McEachern et du juge Wallace et soutiennent que l'entente contractuelle intervenue entre Kuehne & Nagel et l'appelante, y compris la clause de limitation de la responsabilité, a pour effet de limiter leur responsabilité envers l'appelante. C'est ainsi qu'ils laissent entendre qu'ils devraient pouvoir bénéficier de la clause, quoique indirectement, grâce à une analyse (délictuelle) fondée sur l'obligation de diligence. Ils font valoir que cette analyse n'est pas hors de propos comme l'affirment le juge Southin, dissidente, et l'appelante. Les intimés affirment plutôt que sont les principes de l'atteinte à la possession mobilière, et non de la négligence, qui sont inapplicables en l'espèce.

2)La méthode à suivre en l'espèce

J'estime qu'il est inutile d'entreprendre le genre d'analyse délictuelle que proposent les intimés pour atteindre le résultat que la justice commande en l'espèce. Ce n'est pas que je sois en désaccord, en principe, avec le raisonnement suivi par le juge en chef McEachern et le juge Wallace, ainsi que par ma collègue le juge McLachlin, au sujet duquel je n'exprime aucune opinion, mais je crois qu'il est possible et préférable d'adopter une méthode plus directe. Les intimés cherchent à bénéficier de l'al. 11b) du contrat d'entreposage intervenu entre leur employeur et l'appelante afin de limiter la responsabilité qui découlerait par ailleurs du manquement à leur obligation, en d'autres termes, afin de modifier à la baisse le montant des dommages actuellement évalué à 33 955,41 $. L'appelante n'a jamais soutenu, ce qui est naturel dans les circonstances de la présente affaire, que l'al. 11b) du contrat d'entreposage n'avait pas une portée assez large pour englober la négligence des intimés, qu'il n'avait pas été porté à son attention avant la signature du contrat ou qu'il serait inique de permettre aux intimés d'invoquer la clause de limitation. Comme l'a souligné l'appelante, le principal obstacle auquel se heurte la demande des intimés est le principe du lien contractuel. Les juges d'instance inférieure étaient bien conscients de la difficulté que présentait ce principe et ils ont choisi d'en traiter de différentes façons. Le juge de première instance et le juge Southin, dissidente, ont simplement appliqué le principe, le juge Lambert a appliqué une exception reconnue au principe du lien contractuel et le juge en chef McEachern et le juge Wallace ont contourné le principe en recourant à une analyse délictuelle.

Pour ma part, je préfère m'attaquer de front au principe du lien contractuel et en assouplir la portée dans les circonstances de la présente affaire. D'aucuns peuvent soutenir que le même résultat peut (et devrait) être atteint en recourant à un certain nombre de méthodes qui sont apparemment moins draconiennes ou qui, prétend-on, sont théoriquement plus saines ou les deux à la fois, comme celle proposée en Cour d'appel par le juge en chef McEachern et le juge Wallace, ou la méthode de l'absence d'obligation préconisée par le juge La Forest et des auteurs comme B. J. Reiter dans "Contracts, Torts, Relations and Reliance", dans B. J. Reiter et J. Swan, dir., Studies in Contract Law (1980), 235, ou encore le principe de l'"immunité dérivée" qu'aurait adopté la Chambre des lords dans l'arrêt Elder, Dempster & Co. c. Paterson, Zochonis & Co., [1924] A.C. 522.

À cet égard, j'ai pris connaissance des motifs rédigés en l'espèce par ma collègue le juge McLachlin, mais, en toute déférence, je ne puis être d'accord avec son interprétation de mes motifs ou avec la façon dont elle aborde les questions soulevées en l'espèce. Sauf si on veut observer strictement le principe du lien contractuel, je vois aucune raison sérieuse, fondée sur les principes, la jurisprudence, la doctrine ou l'ordre public, qui démontre que notre Cour ou tout autre tribunal doit procéder à une "analyse délictuelle" complexe et quelque peu incertaine, pour permettre à des tiers comme les intimés de bénéficier d'une clause contractuelle de limitation de la responsabilité, une fois qu'il a été établi qu'ils ont manqué à une obligation de diligence reconnue. À mon avis, hormis le principe du lien contractuel, il est contraire à quelque principe, jurisprudence ou doctrine de permettre à une telle partie, dans des circonstances appropriées, de bénéficier directement du contrat (c'est-à-dire comme ce serait le cas pour la partie contractante), en recourant à ce qu'on peut appeler une "analyse contractuelle". Le principal obstacle auquel se heurte cette méthode réside dans le fait que la partie qui invoque la clause de limitation de la responsabilité n'est pas une partie au contrat, et non dans le prétendu principe selon lequel qui commence en matière délictuelle doit terminer en matière délictuelle.

J'accepte l'argument des intimés voulant que ce soit le temps et qu'il convienne de procéder à un réexamen judiciaire de la règle concernant le lien contractuel qui s'applique aux clauses de limitation de la responsabilité des employeurs. De plus, je trouve, tant dans la jurisprudence que dans un certain nombre de commentaires portant précisément sur la présente affaire, un appui considérable pour la méthode contractuelle que j'adopte, y compris ma perception de la façon dont une clause de limitation de la responsabilité peut devenir pertinente dans une affaire délictuelle comme celle dont nous sommes saisis (c'est-à-dire à titre de motif juridique modifiant les conséquences, savoir la responsabilité, du manquement à une obligation de diligence): voir Dyck c. Manitoba Snowmobile Association Inc., [1985] 1 R.C.S. 589, Crocker c. Sundance Northwest Resorts Ltd., [1988] 1 R.C.S. 1186, ITO-‑International Terminal Operators, précité, W. J. Swadling, "Privity, Tort and Contract: Exempting the Careless Employee" (1991), 4 Journal of Contract Law 208, à la p. 229, et J. Swan, "Privity of Contract and Third Party Beneficiaries: the Selective Use of Precedent" (1991), 4 Journal of Contract Law 129, aux pp. 133 et 134.

Selon moi, les intimés étaient des tiers bénéficiaires de la clause de limitation de la responsabilité figurant dans le contrat d'entreposage intervenu entre leur employeur et l'appelante et, dans les circonstances, ils peuvent bénéficier directement de cette clause même s'ils ne sont pas signataires du contrat. J'admets qu'une telle conclusion est contraire au principe du lien contractuel au sens le plus strict, mais, pour les motifs énoncés ci‑après, je crois que notre Cour a ici l'occasion de réexaminer la portée de ce principe et de décider si son application à des cas semblables à l'espèce devrait être limitée ou modifiée. J'estime que la réalité commerciale et le bon sens exigent qu'elle le soit.

Avant d'entreprendre mon analyse, je tiens à préciser qu'en raison de la méthode que j'adopte, il ne me sera pas nécessaire de déterminer si la responsabilité des intimés est, comme l'a prétendu le juge Southin dans sa dissidence, régie par le droit relatif à l'atteinte à la possession mobilière plutôt que par le droit relatif à la négligence. En effet, comme je suis d'avis que les intimés avaient une obligation de diligence et qu'ils peuvent bénéficier de la clause de limitation de la responsabilité sans qu'il soit nécessaire de recourir à une analyse délictuelle, conclure qu'ils ont commis une atteinte à la possession mobilière et non une négligence ne modifierait en rien l'issue du présent pourvoi. Je dois néanmoins ajouter que je doute quelque peu de la justesse des conclusions de droit tirées par le juge Southin sur ce point. À cet égard, je mentionnerais les propos que tient le professeur Swadling, loc. cit., aux pp. 221 à 223 de son commentaire.

Je reviens maintenant au c{oe}ur du présent pourvoi, savoir le principe du lien contractuel et les tiers bénéficiaires. En abordant cette question, j'aimerais examiner brièvement ce qu'on entend par le principe du lien contractuel, les décisions qui l'appuient et les motifs qui le sous‑tendent, les critiques exprimées à son égard et la façon de le traiter dans d'autres ressorts. J'analyserai ensuite les arrêts déjà prononcés par notre Cour en la matière avant de passer à l'examen du principe dans le contexte du présent pourvoi.

3)Le principe du lien contractuel et les tiers bénéficiaires

a)Introduction

Le principe du lien contractuel a été énoncé à maintes reprises dans la doctrine et la jurisprudence, avec parfois plus ou moins d'effet. De manière générale, ce principe veut qu'un contrat ne confère des droits ou n'impose des obligations qu'aux personnes qui y sont parties: voir, par exemple, Anson's Law of Contract (25e éd. 1979), à la p. 411, cité par le juge McIntyre, au nom de notre Cour, dans Greenwood Shopping Plaza Ltd., précité, à la p. 236, G. H. Treitel, The Law of Contract (8e éd. 1991), aux pp. 523 à 575, Cheshire, Fifoot et Furmston's Law of Contract (12e éd. 1991), aux pp. 450 à 468, et Chitty on Contracts (25e éd. 1983), vol. I, aux pp. 662 à 691. Il est désormais généralement admis que ce principe comporte deux éléments ou aspects très distincts. D'une part, il empêche les parties à un contrat d'imposer des responsabilités ou des obligations à des tiers. D'autre part, il empêche les tiers de bénéficier des droits ou des avantages que confère un contrat; il fait obstacle à la reconnaissance des droits des tiers (jus quaesitum tertio ou jus tertii). Ce dernier aspect a été appliqué non seulement pour empêcher de parfaits étrangers au contrat de faire exécuter des dispositions de celui‑ci, mais également lorsque les parties tentent expressément ou implicitement, dans le contrat, de conférer un avantage à un tiers. En d'autres termes, il s'est également appliqué dans des cas où il était question de tiers bénéficiaires. Le présent pourvoi ne porte que sur le second aspect du principe du lien contractuel et, plus particulièrement, sur son application aux tiers bénéficiaires. Les présents motifs ne doivent pas être interprétés comme modifiant de quelque manière le droit applicable à l'imposition d'obligations à des tiers.

Voici les arrêts qui sont le plus souvent cités, devant les tribunaux canadiens, à l'appui du principe du lien contractuel: Tweddle c. Atkinson (1861), 1 B. & S. 393, 121 E.R. 762, Dunlop Pneumatic Tyre Co. c. Selfridge & Co., [1915] A.C. 847 (H.L.), Scruttons Ltd. c. Midland Silicones Ltd., précité, Canadian General Electric, précité, et Greenwood Shopping Plaza, précité. Ces arrêts ainsi que d'autres décisions confirment que le principe du lien contractuel est un principe établi du droit des contrats. Ce principe n'est cependant pas ancien. Comme l'a fait remarquer notre Cour dans Greenwood Shopping Plaza, à la p. 237, ce principe "n'a pas toujours été appliqué [. . .] avec la rigueur que l'on connaît aujourd'hui". En fait, plusieurs ont souligné des décisions antérieures, dans la common law anglaise, où on a permis à des tiers bénéficiaires de faire exécuter des contrats conclus à leur profit: voir par exemple, l'historique que fait le juge Windeyer dans Coulls c. Bagot's Executor and Trustee Co., [1967] Aust. Argus L.R. 385 (H.C.), aux pp. 407 à 409, R. Flannigan, "Privity — The End of an Era (Error)" (1987), 103 L.Q. Rev. 564, aux pp. 565 à 568, et Carver's Carriage by Sea (13e éd. 1982), aux pp. 241 à 247. On admet généralement que le droit applicable en la matière n'a pas été "établi" avant le milieu du XIXe siècle. On accepte également qu'il existe certaines exceptions, comme la fiducie et le mandat, au principe du lien contractuel: voir Greenwood Shopping Plaza, précité, aux pp. 238 à 241, et ITO-‑International Terminal Operators, précité, aux pp. 784 à 794.

Liée de près au principe du lien contractuel, mais pourtant distincte, il y a la règle voulant que la contrepartie à un engagement provienne de la personne qui a le droit d'engager des poursuites fondées sur cet engagement ou de s'y fier. Les deux règles ont été invoquées dans le passé, parfois indifféremment, pour refuser à des tiers le droit de faire exécuter des dispositions contractuelles stipulées à leur profit. Certains débats théoriques, appuyés d'opinions incidentes, portent sur la question de savoir si le lien contractuel et la contrepartie constituent vraiment des notions distinctes. Toutefois, aux fins du présent pourvoi, j'estime qu'il n'est pas nécessaire d'examiner cette question. Je tiens pour acquis que le principal obstacle auquel se heurte la demande des intimés, comme l'a mentionné l'appelante, réside dans le fait qu'ils ne sont pas parties au contrat dont ils cherchent à tirer un avantage.

Les tribunaux se sont peu attardés aux motifs qui sous-tendent le principe du lien contractuel. Dans son ouvrage intitulé The Law of Contract, op. cit., aux pp. 527 et 528, le professeur Treitel expose peut‑être les justifications les plus citées (et discutées) de ce principe. Avec une certaine réserve, il prétend que le refus de reconnaître les droits des tiers aux termes d'un contrat peut être justifié pour quatre raisons: 1) le contrat revêt un caractère très personnel et n'a d'effet que sur les parties qui le concluent, 2) il serait injuste de permettre à une personne d'engager des poursuites fondées sur un contrat aux termes duquel elle ne pourrait pas être poursuivie, 3) si des tiers pouvaient faire exécuter des contrats conclus à leur profit, les droits des parties contractantes de résilier ou de modifier ces contrats seraient indûment compromis, et 4) souvent, le tiers n'est qu'un donataire et [traduction] "il est peu probable qu'un système de droit qui ne reconnaît pas au créancier d'un engagement à titre gratuit le droit de faire exécuter cet engagement conférera ce droit au bénéficiaire à titre gratuit qui n'est même pas créancier de l'engagement".

Dans son ouvrage intitulé The Rise and Fall of Freedom of Contract (1979), le professeur Atiyah propose, à la p. 414, une explication économique de ce principe:

[traduction] À une époque où les liens commerciaux multilatéraux deviennent de plus en plus complexes, le nouveau principe du lien contractuel a, dans un sens, marqué une évolution importante du droit. L'avènement d'intermédiaires dans toutes sortes d'opérations commerciales a contribué à séparer les parties à une opération, et il était généralement admis qu'aucun lien contractuel n'existait entre eux. Du point de vue économique, cela peut avoir été utile en encourageant l'établissement d'un concept de responsabilité de l'entreprise fondé davantage sur le marché. Toutefois, il est parfois arrivé que les résultats aient été non seulement économiquement douteux, mais aussi socialement catastrophiques.

Parmi les autres justifications possibles, il y a la volonté d'empêcher le débiteur d'un engagement de s'exposer à la double indemnisation et celle d'éviter une avalanche de poursuites de la part de tiers bénéficiaires.

b)Critiques formulées au sujet du principe

Rares sont ceux qui soutiennent que de parfaits étrangers à un contrat devraient avoir le droit d'en faire exécuter les dispositions. Cependant, lorsqu'il s'agit de tiers bénéficiaires, le principe du lien contractuel a, au cours de ce siècle, fait l'objet de nombreuses critiques de la part de réformateurs du droit, de commentateurs et de juges. Dans le Commonwealth, trois importants organismes de réforme du droit ont examiné ce principe et chacun en a recommandé l'abolition.

En 1937, dans son Sixth Interim Report, le Law Revision Committee du Royaume‑Uni, soulignant les difficultés que posait le principe du lien contractuel, en a recommandé l'abolition sous réserve de trois conditions, soit 1) qu'un droit ne puisse être conféré à un tiers qu'au moyen d'une disposition expresse du contrat, 2) que le débiteur de l'engagement puisse opposer à un tiers tout moyen de défense qu'il aurait pu opposer au créancier de l'engagement et 3) que les parties au contrat conservent le droit de l'annuler à tout moment, à moins que le tiers n'ait été avisé de l'entente et ne l'ait acceptée. Le Parlement anglais n'a pas encore légiféré dans ce domaine et les réformateurs du droit de ce pays se trouvent de nouveau saisis de toute la question: Law Commission, Twenty‑fifth Annual Report: 1990 (Law Comm. No. 195), par. 2.14. La Commission a récemment publié un document d'étude dans lequel elle recommande provisoirement que l'on modifie la règle du lien contractuel de manière à permettre aux tiers de faire exécuter les dispositions contractuelles stipulées en leur faveur: Law Commission, Privity of Contract: Contracts for the Benefit of Third Parties, Consultation Paper No. 121 (1991).

En Nouvelle‑Zélande, une recommandation similaire a été faite dans le Report on Privity of Contract de 1981 par le New Zealand Contracts and Commercial Law Reform Committee, suite à une analyse des problèmes causés par l'observation stricte du principe du lien contractuel et des techniques juridiques parfois utilisées pour éviter des résultats injustes. Les nombreuses recommandations du comité, notamment en ce qui concerne les clauses de limitation de la responsabilité et les tiers, ont été mises en {oe}uvre dans la Contracts (Privity) Act 1982, Stat. N.Z., no 132.

Au Canada, la Commission de réforme du droit de l'Ontario a, dans son Report on Amendment of the Law of Contract de 1987, recommandé, de façon persuasive selon moi, l'adoption d'une disposition législative générale selon laquelle [traduction] "les contrats conclus au profit de tiers ne devraient pas être inexécutoires en raison de l'absence de contrepartie ou de lien contractuel" (à la p. 71). Dans le chapitre de son rapport intitulé "Third Party Beneficiaries and Privity of Contract", la Commission justifie sa recommandation par les motifs généraux suivants: 1) le droit, dans son état actuel, est très complexe et incertain, 2) les justifications traditionnelles du principe du lien contractuel (c.‑à‑d., celles voulant que seuls les cocontractants devraient pouvoir engager des poursuites, que la contrepartie confère le droit d'engager des poursuites et qu'il y a lieu d'empêcher la double indemnisation) sont en grande partie non fondées, 3) le principe compromet l'exécution d'ententes commerciales et personnelles raisonnables, conclues chaque jour, 4) les exceptions au principe ont été établies sans fondement rationnel, si ce n'est pour éviter l'application du principe, 5) il est difficile, voire impossible, de concilier les exceptions et le principe, 6) dans bien des cas, les exceptions ont une utilité restreinte, 7) il demeure possible que des demandes valables soient rejetées par application du principe, 8) celui‑ci a fait l'objet d'incursions législatives ainsi que de critiques de la part d'auteurs de doctrine et de membres de la magistrature, 9) de nombreux ressorts dans le monde (États‑Unis, Nouvelle‑Zélande, Australie‑Occidentale, Queensland et Québec) ont reconnu les droits des tiers en abolissant ou en modifiant le principe du lien contractuel. La Commission a conclu son examen approfondi des motifs qui justifient une réforme, en faisant les observations suivantes (aux pp. 67 et 68):

[traduction] Nous croyons que l'abolition de la règle actuelle applicable aux tiers bénéficiaires rendrait le droit plus cohérent sur le plan interne et plus intelligible pour les profanes. Tel que mentionné précédemment, les tribunaux ont réussi à contourner le principe du lien contractuel en ayant recours à un moyen juridique ou à un autre lorsque le résultat voulu était de permettre à un tiers bénéficiaire de faire exécuter l'engagement pris. Étant donné ses anomalies et ses distinctions injustifiées, le droit, dans son état actuel, ne peut pas et ne devrait pas subsister.

Nous constatons qu'il y a, dans d'autres ressorts, une nette tendance à permettre à des tiers de faire exécuter les contrats conclus à leur profit. Il ressort de l'examen du droit applicable dans d'autres ressorts que la quasi‑totalité des personnes ayant étudié la question favorise l'abandon de la règle existante du lien contractuel. Aux États‑Unis, par suite de l'évolution de la common law et de réformes législatives, la règle du lien contractuel est devenue presque désuète. En Ontario, cette règle n'a plus d'emprise dans des domaines importants du droit. Nous estimons que l'heure est venue, en Ontario, de reconnaître que le principe du lien contractuel n'a plus sa place comme principe général du droit des contrats.

La Commission croit fermement que la règle du lien contractuel devrait être abolie.

La Commission a opté pour une réforme basée sur l'adoption d'une disposition générale abolissant le principe, au lieu de dispositions législatives détaillées. Cette méthode était jugée plus souple, car elle permet aux tribunaux d'établir des principes, dans chaque cas, en vue d'assurer l'exécution des droits des tiers lorsque la justice l'exige. En outre, elle permet d'éviter les innombrables difficultés auxquelles fait face le rédacteur de dispositions législatives précises. Il ressort du rapport de la Commission que la réforme vise également les tiers qui demandent l'application de clauses de limitation de la responsabilité stipulées à leur profit.

Tout en soulignant qu'une réforme législative suivant les paramètres susmentionnés serait très opportune dans ce domaine du droit, bon nombre de commentateurs ont fait remarquer qu'il est peu probable qu'une réforme homogène ait lieu au Canada en raison du cadre constitutionnel actuel: voir, par exemple, S. M. Waddams, "Contracts -- Carriage of Goods -- Exemptions for the Benefit of Third Parties" (1977), 55 R. du B. can. 327, à la p. 333, S. M. Waddams, "Third Party Beneficiaries in the Supreme Court of Canada" (1981), 59 R. du B. can. 549, à la p. 556, et L. C. Reif, "A Comment on ITO Ltd. v. Miida Electronics Inc. — The Supreme Court of Canada, Privity of Contract and the Himalaya Clause" (1988), 26 Alta. L. Rev. 372, à la p. 382. Malgré les obstacles auxquels se heurte une réforme législative homogène, le professeur Reif est d'avis que [traduction] "les législatures sont encore l'endroit le plus approprié pour modifier substantiellement le principe" puisque les tribunaux ne peuvent réagir qu'à des [traduction] "occasions sporadiques et limitées sur le plan des faits" (p. 382). Bien que cela puisse être vrai, il ne s'ensuit pas que notre Cour devrait s'abstenir de contribuer à l'évolution de la common law lorsque les circonstances s'y prêtent.

La plupart des critiques qui vise précisément le principe du lien contractuel et son application aux tiers bénéficiaires proviennent de commentateurs. Certains ont mis en doute l'application du principe en général, c'est‑à‑dire son application dans les cas où un tiers tente de faire exécuter une disposition contractuelle en engageant ou en contestant des poursuites, tandis que d'autres n'ont examiné que la question des tiers bénéficiaires et des clauses de limitation (d'exonération ou d'exclusion) de la responsabilité. Voir, par exemple, A. L. Corbin, "Contracts for the Benefit of Third Persons" (1930), 46 L.Q. Rev. 12, S. M. Waddams, "Contracts -- Carriage of Goods -- Exemptions for the Benefit of Third Parties", loc. cit., S. M. Waddams, "Third Party Beneficiaries in the Supreme Court of Canada", loc. cit., S. M. Waddams, The Law of Contracts (2e éd. 1984), aux pp. 200 à 216, Carver's Carriage by Sea, op. cit., aux pp. 241 à 264, M. Tedeschi, "Consideration, Privity and Exemption Clauses; Port Jackson Stevedoring Pty. Ltd. v. Salmond and Spraggon (Australia) Pty. Ltd." (1981), 55 Aust. L.J. 876, J. Swan et B. J. Reiter, "Developments in Contract Law: The 1979‑80 Term" (1981), 2 Sup. Ct. L. Rev. 125, W. J. Swadling, "Privity, Tort and Contract: Exempting the Careless Employee", loc. cit., J. Swan, "Privity of Contract and Third Party Beneficiaries: the Selective Use of Precedent", loc. cit., R. Flannigan, "Privity — The End of an Era (Error)", loc. cit., J. N. Adams et R. Brownsword, "Privity and the Concept of a Network Contract" (1990), 10 Legal Studies 12, G. Battersby, "Exemption Clauses and Third Parties" (1975), 25 U.T.L.J. 371, G. Battersby, "Exemption Clauses and Third Parties: Recent Decisions" (1978), 28 U.T.L.J. 75, B. Coote, Exception Clauses (1964), aux pp. 117 à 136, et J. Livermore, Exemption Clauses and Implied Obligations in Contracts (1986), aux pp. 175 à 207. Voir aussi les articles cités par le juge McIntyre dans ITO-‑International Terminal Operators, précité, à la p. 783, concernant précisément l'application de la règle aux "clauses Himalaya".

Il ressort de ces commentaires, notamment, que le principe du lien contractuel soulève de nombreuses préoccupations dans la mesure où il concerne des tiers bénéficiaires. Aux fins du présent pourvoi, je crois qu'il suffit de formuler les observations suivantes. Bien des personnes ont souligné que l'application du principe aux fins d'empêcher un tiers d'invoquer une clause de limitation de la responsabilité qui était destinée à lui profiter est contraire à la pratique commerciale et à la justice. Elle ne respecte pas la répartition et l'acceptation des risques par les parties au contrat et elle fait fi des réalités pratiques de la garantie d'assurance. Elle permet essentiellement à une partie de modifier unilatéralement le contrat en contournant ses dispositions et l'intention expresse ou implicite des parties. En outre, elle est incompatible avec les attentes raisonnables de chacune des parties à l'opération, y compris le tiers bénéficiaire qui doit alors assumer l'entière responsabilité. On a également reproché au principe de rendre le droit incertain. Bien que la plupart des commentateurs soient favorables, du moins en principe, aux diverses exceptions reconnues par les tribunaux à l'égard du principe du lien contractuel, on s'est s'interrogé sur la prévisibilité de leur utilisation. De plus, on affirme que, dans les cas où les exceptions reconnues ne semblent pas s'appliquer, les intérêts sous-jacents de la réalité commerciale et de la justice militent encore en faveur de la reconnaissance d'un droit aux tiers bénéficiaires.

Les tribunaux ont, à maintes reprises, invité une reconsidération du principe du lien contractuel et son refus de permettre à des tiers bénéficiaires de faire exécuter des dispositions stipulées à leur profit. Lord Denning est probablement celui qui s'est exprimé avec le plus de franchise, voire le plus directement, à cet égard. Dans des affaires comme Smith and Snipes Hall Farm Ltd. c. River Douglas Catchment Board, [1949] 2 K.B. 500, à la p. 514, Drive Yourself Hire Co. (London) Ltd. c. Strutt, [1954] 1 Q.B. 250, aux pp. 272 à 275, Adler c. Dickson, [1955] 1 Q.B. 158, à la p. 183 (une cause portant sur une clause de limitation de la responsabilité et une poursuite contre des employés), et Midland Silicones, précité, aux pp. 483 à 489 (une cause où il était question d'une clause de limitation de la responsabilité et de manutentionnaires), ainsi que dans les motifs de jugement qu'il a rendu au nom de la Cour d'appel dans Beswick c. Beswick, [1966] Ch. 538, lord Denning s'est interrogé sur la justesse et la nécessité du "principe fondamental" selon lequel la personne qui n'est pas partie à un contrat ne peut engager des poursuites fondées sur ce contrat ni être poursuivie en vertu de celui-ci, pas plus qu'elle ne peut tirer profit des stipulations ou des conditions qu'il contient. Il n'a pas tardé à constater que ce principe était loin d'être ancien et que les tribunaux peuvent en éviter l'application à leur gré. Toutefois, ses efforts ont été largement ignorés et parfois critiqués par la magistrature anglaise.

Cependant, d'autres juges ont exprimé un mécontentement semblable et ont demandé le réexamen du principe interdisant à un tiers de faire exécuter des dispositions contractuelles stipulées à son profit: Beswick c. Beswick, [1967] 2 All E.R. 1197 (H.L.), à la p. 1201, lord Reid, Olsson c. Dyson (1969), 120 C.L.R. 365 (H.C. Aust.), aux pp. 392 et 393, le juge Windeyer, Woodar Investment Development Ltd. c. Wimpey Construction U.K. Ltd., [1980] 1 All E.R. 571 (H.L.), aux pp. 588 et 589, lord Keith, et à la p. 591, lord Scarman, et Swain c. Law Society, [1983] 1 A.C. 598 (H.L.), à la p. 611, lord Diplock. Les observations de lord Scarman sont particulièrement éloquentes:

[traduction] En toute déférence, je partage l'opinion de lord Reid selon laquelle la dénégation du droit d'un tiers par le droit anglais devrait être réexaminée. Dans Beswick c. Beswick, lord Reid, après avoir mentionné la recommandation du Law Revision Committee qu'un tiers puisse faire exécuter un engagement contractuel pris par une autre personne à son profit, fait remarquer ce qui suit: "Si le législateur devait faire preuve de procrastination encore longtemps, notre Chambre pourrait juger nécessaire d'examiner la question". Le comité a déposé son rapport en 1937 et l'arrêt Beswick c. Beswick a été rendu en 1967. Nous sommes en 1979 et rien n'a encore été fait. Si l'occasion se présente, j'ose espérer que notre Chambre réexaminera Tweddle c. Atkinson et les autres décisions qui ont maintenu cette règle injuste.

Plus récemment, dans l'arrêt Trident General Insurance Co. c. McNiece Bros. Pty. Ltd. (1988), 80 A.L.R. 574, la Haute Cour d'Australie a eu l'occasion de réexaminer le principe du lien contractuel. La cour à la majorité s'est rendue à l'invitation de ceux qui demandaient une réforme. Après avoir vigoureusement critiqué le principe, elle a permis à un tiers bénéficiaire de faire exécuter une clause d'un contrat d'assurance, même s'il n'était pas partie à ce contrat et n'avait fourni aucune contrepartie, et même si l'exception du mandat ou de la fiducie (ou toute autre exception) ne s'appliquait pas.

Dans cette affaire, Trident General Insurance Co. avait conclu un contrat d'assurance avec Blue Circle Southern Cement Ltd., une entreprise de concassage de pierre à chaux, relativement à son exploitation. Dans le contrat, on tentait notamment d'accorder à des tiers, comme les entrepreneurs et les sous‑traitants, certains avantages liés à la garantie d'assurance. À la suite d'un accident dont un tiers (McNiece Bros. Pty. Ltd.) avait été tenu responsable, Trident a refusé la protection pour le motif que ce tiers n'était pas partie au contrat d'assurance et n'avait fourni aucune contrepartie. Même si les faits ne permettaient pas de conclure à l'existence d'un mandat et que l'exception de la fiducie n'avait pas été invoquée, les tribunaux d'instance inférieure ont fait droit à la demande de McNiece fondée sur le contrat d'assurance et ont ainsi créé, dans les faits, une nouvelle exception au principe du lien contractuel. Trident a interjeté appel devant la Haute Cour d'Australie en avançant des arguments semblables à ceux de l'appelante dans la présente affaire, c'est‑à‑dire que la Haute Cour devrait confirmer et appliquer les principes "fondamentaux", "établis" et "consacrés" du droit des contrats en ce qui concerne le lien contractuel et la contrepartie, et en demandant que les tribunaux rejettent toute évolution jurisprudentielle qui ne s'en tient pas aux exceptions existantes à ce principe. Trois juges de la Haute Cour, soit les juges Brennan, Deane et Dawson ont fait droit, pour l'essentiel, à ces arguments. Chacun a rédigé ses propres motifs de dissidence dans lesquels il a défendu le principe traditionnel du lien contractuel et rejeté toute tentative d'obtenir une réforme par les tribunaux. Toutefois, la Haute Cour à la majorité (le juge en chef Mason et les juges Wilson, Toohey et Gaudron) a décidé d'examiner la justesse de la règle qui ne reconnaît pas des droits aux tiers bénéficiaires et a statué qu'il s'agissait d'un cas où il convenait d'assouplir cette règle. En définitive, l'appel de Trident a été rejeté et le tribunal a permis à McNiece de bénéficier d'un contrat auquel elle n'était pas partie, et ce, sans recourir aux notions de mandat ou de fiducie.

c)La façon dont le principe est traité dans d'autres ressorts

Dès 1937, dans son Sixth Interim Report, l'English Law Revision Committee faisait remarquer que [traduction] "la common law anglaise est le seul système juridique contemporain à adhérer strictement au point de vue qu'un contrat ne devrait pas conférer de droits à un étranger à ce contrat, même si le seul objet poursuivi est de lui accorder un avantage" (par. 48). Cette observation demeure valable de nos jours, bien que l'on puisse dire que la common law anglaise a, pour le meilleur ou pour le pire, trouvé écho au Canada.

Je n'ai pas à entreprendre un examen approfondi de la question de savoir comment les questions de tiers bénéficiaires sont réglées dans d'autres ressorts ou systèmes juridiques, puisque cela a été fait à un certain nombre d'occasions: voir, par exemple, M. A. Millner, "Ius Quaesitum Tertio: Comparison and Synthesis" (1967), 16 Int'l & Comp. L. Rev. 446, A. J. Waters, "The Property in the Promise: A Study of the Third Party Beneficiary Rule" (1985), 98 Harv. L. Rev. 1109, S. P. de Cruz, "Privity in America: A Study in Judicial and Statutory Innovation" (1985), 14 Anglo‑American L. Rev. 265, D. M. Walker, The Law of Contracts and Related Obligations in Scotland (2e éd. 1985), aux pp. 454 à 460, A. L. Corbin, Corbin on Contracts, édition en un volume (1952), aux pp. 723 à 782, et la Commission de réforme du droit de l'Ontario, Report on Amendment of the Law of Contract, op. cit., aux pp. 55 à 65. Je saisis simplement cette occasion pour faire remarquer ce qui est évident pour quiconque examine la question, savoir que bon nombre de ressorts ont reconnu, à divers degrés, que le tiers bénéficiaire d'un contrat a le droit de faire exécuter les dispositions contractuelles qui ont été stipulées à son profit, sans devoir nécessairement recourir à des notions comme le mandat ou la fiducie.

Au Québec, par exemple, le principe général de la relativité des contrats, consacré à l'art. 1023 du Code civil du Bas‑Canada, est atténué par l'art. 1029 de manière à permettre aux parties contractantes de stipuler au profit d'un tiers. Les tribunaux ont interprété cette dernière disposition comme conférant à un tiers, dans certaines circonstances, le droit de faire exécuter un contrat conclu à son profit. Cette interprétation est désormais codifiée aux art. 1444 à 1450 des modifications au Code civil du Québec, L.Q. 1991, ch. 64, récemment sanctionnées par l'Assemblée nationale.

Dans la même veine, même si le droit écossais souscrit à la règle générale selon laquelle les personnes qui ne sont pas parties à un contrat ne peuvent engager des poursuites fondées sur ce contrat, il reconnaît néanmoins une exception lorsqu'il y a jus quaesitum tertio, c'est‑à‑dire lorsqu'un contrat liant deux parties confère un droit à un tiers. Si l'intention de conférer un avantage à un tiers peut être déduite des conditions du contrat et de la conduite des parties, il y a jus quaesitum tertio et le tiers a le droit de faire exécuter la disposition contractuelle.

Tel que mentionné précédemment, en Nouvelle‑Zélande, la Contracts (Privity) Act 1982 abolit dans une très large mesure le principe du lien contractuel. Selon l'article 4 de cette loi, lorsqu'un engagement stipulé dans un contrat confère ou a pour objet de conférer un avantage à un tiers, le débiteur de l'engagement a l'obligation, que le tiers peut faire exécuter en justice, de respecter cet engagement. L'article 2 de la Loi définit le mot "avantage" (benefit) comme incluant notamment toute exonération, limitation ou restriction d'une obligation à laquelle une personne (qui n'est pas partie au contrat) est ou peut être assujettie. Parmi les autres incursions législatives dont a fait l'objet le principe du lien contractuel, il y a la Property Law Act, 1969 d'Australie‑Occidentale, W. Austl. Acts 1969, no 32, art. 11, et la Property Law Act 1974 du Queensland, Queensl. Stat. 1974, no 76, art. 55.

Enfin, aux États‑Unis, les droits des tiers sont désormais reconnus dans tous les États, à divers degrés, par la common law, les lois d'application uniforme ou les lois applicables dans un État en particulier, ou les deux à la fois. Voir, par exemple, les par. 302 à 315 de la Restatement of the Law (Second): Contracts (2d). Depuis l'arrêt de principe de la Cour d'appel de New York Lawrence c. Fox, 20 N.Y. 268 (1859), il s'est dégagé ce que le professeur Corbin appelle une [traduction] "tendance" dans le droit, tant d'origine prétorienne que législative, à reconnaître que les tiers bénéficiaires ont, en général, le droit de faire exécuter les dispositions contractuelles stipulées à leur profit. La décision de la Cour suprême de l'État du Massachussetts Choate, Hall & Stewart c. SCA Services, Inc., 392 N.E.2d 1045 (1979), démontre que cette tendance semble désormais se faire sentir partout au pays.

d)Les arrêts antérieurs de notre Cour

Tel que mentionné précédemment, dans son argumentation, l'appelante s'en remet en grande partie, sinon exclusivement, aux arrêts de notre Cour Canadian General Electric, Greenwood Shopping Plaza et ITO‑-International Terminal Operators, précités. S'appuyant sur ces décisions, l'appelante soutient que la responsabilité de l'auteur d'un délit ne saurait être exclue, limitée ou modifiée par les dispositions d'un contrat auquel il n'est pas partie lorsqu'il n'y a pas de faits permettant de conclure à l'existence d'une fiducie ou d'un mandat.

Dans Canadian General Electric, précité, une entreprise d'arrimage a été poursuivie pour négligence dans l'arrimage du matériel électrique lourd appartenant à la demanderesse à bord d'un navire à destination de la République du Ghana. S'exprimant au nom de la Cour, le juge Ritchie a tout d'abord conclu que l'entreprise d'arrimage avait une obligation de diligence envers la propriétaire des marchandises, puisqu'en exécutant les travaux qu'ils s'étaient engagés à effectuer pour le compte des propriétaires du navire, les arrimeurs auraient dû considérer la propriétaire des marchandises comme une personne touchée par leurs actes. L'un des arguments invoqués par l'entreprise d'arrimage était que, même si celle‑ci avait manqué à cette obligation, sa responsabilité serait néanmoins limitée conformément aux dispositions de l'art. IV, règle 5 de l'annexe de la Loi sur le transport des marchandises par eau, S.R.C. 1952, ch. 291, qui étaient intégrées aux contrats de transport intervenus entre la propriétaire des marchandises et d'autres parties, comme en faisaient foi certains connaissements. Le juge Ritchie répond ainsi à cet argument (aux pp. 43 et 44):

. . . l'arrimeur n'étant aucunement partie au contrat de transport, n'est touché par aucune disposition tendant à limiter la responsabilité ou autrement contenue dans les connaissements. Si l'intimée a manqué à son devoir d'apporter un soin raisonnable en faisant l'arrimage de la marchandise sur le navire, elle doit subir les conséquences normales de sa faute. À mon avis, le droit qui s'applique à cette question est correctement énoncé dans les motifs du jugement majoritaire de la Chambre des Lords dans Midland Silicones v. Scruttons Limited, où les précédents pertinents sont discutés à fond. [Je souligne.]

Il importe de souligner que les dispositions de la Loi sur le transport des marchandises par eau invoquées par l'entreprise d'arrimage n'avaient pour effet de limiter que la responsabilité du "transporteur" et celle du "navire". Aucune "clause Himalaya", au sens où on l'entend habituellement, n'était en cause dans cette affaire. En d'autres termes, la clause de limitation de la responsabilité figurant dans les contrats de transport (c'est‑à‑dire les dispositions de la Loi sur le transport des marchandises par eau intégrées par renvoi) ne conférait ni ne tentait de conférer aucun avantage à l'entreprise d'arrimage. Les contrats ne faisaient nullement mention des arrimeurs, et les termes "transporteur" et "navire" ne pouvaient être interprétés comme incluant les arrimeurs, selon la jurisprudence: voir Midland Silicones, précité, et Robert C. Herd & Co. c. Krawill Machinery Corp., 359 U.S. 297 (1959). En somme, rien dans les contrats ne limitait expressément ou implicitement la responsabilité de l'entreprise d'arrimage. Celle‑ci était non pas un tiers bénéficiaire aux termes des contrats, mais une "parfaite étrangère" qui tentait de tirer un avantage (c.‑à‑d. une limitation de la responsabilité) de contrats qui ne reconnaissaient même pas son existence. En conséquence, bien que l'arrêt Canadian General Electric confirme le principe du lien contractuel dans la mesure où un étranger ne saurait tirer un avantage d'un contrat auquel il n'est pas partie, il ne dit rien au sujet de cet aspect du principe qui refuse de reconnaître un droit aux tiers bénéficiaires.

On pourrait en dire autant de l'arrêt Greenwood Shopping Plaza, précité. Dans cette affaire, les employés d'une société qui louait des locaux dans un centre commercial avaient causé par négligence, dans l'exécution de leurs fonctions, un incendie qui avait détruit une partie du centre commercial. Les clauses 14 et 15 du bail intervenu entre le propriétaire du centre et la société traitaient de l'assurance des lieux loués. Même si aucune des parties au contrat n'avait fait de démarches pour donner suite aux engagements en matière d'assurance, les deux parties étaient partiellement assurées. À la suite de l'incendie, une action a été intentée contre la société et ses employés, d'une part, au nom du propriétaire du centre commercial en vue d'obtenir l'indemnisation de sa perte non assurée et, d'autre part, au nom de ses assureurs contre l'incendie par voie de subrogation, en vue de recouvrer le montant des indemnités versées. Même si elle avait une responsabilité du fait d'autrui pour la négligence de ses employés, la société a été exonérée de toute responsabilité grâce à l'application des dispositions du bail. Voici la seule question dont était saisie notre Cour, d'après le juge McIntyre (aux pp. 235 et 236):

. . . si les intimés qui ont été jugés coupables de la négligence qui a entraîné la perte, mais qui ne sont pas parties au bail et aux ententes sur l'assurance des clauses 14 et 15, peuvent se prévaloir de ces dispositions et, de ce fait, recevoir la même protection que celle accordée à la compagnie, leur employeur, qui était, par ailleurs, responsable au même titre que ses employés de la négligence de ces derniers.

Le juge McIntyre a répondu à la question par la négative en recourant au principe du lien contractuel ou de la relativité des contrats. Il a fait remarquer que, même si certaines exceptions, comme le mandat et la fiducie, avaient été reconnues à l'application de ce principe, la preuve limitée dont notre Cour était saisie ne permettait pas aux employés d'invoquer les dispositions du bail.

Je tiens à faire quatre observations relativement à cet arrêt. Premièrement, dans Greenwood Shopping Plaza, il s'agissait d'un contrat de location de locaux et non d'un contrat de prestation de services, tel un contrat d'entreposage. Le contrat liait un bailleur (le propriétaire du centre commercial) et le locataire (la société), et l'intervention des employés du locataire n'étaient aucunement requise pour exécuter l'entente. Il importait peu, à l'égard de quelque aspect de cette entente, spécialement les clauses 14 et 15, que le locataire ait des employés et que ceux‑ci soient présents dans les locaux loués. Deuxièmement, dans Greenwood Shopping Plaza, les dispositions du contrat que les employés cherchaient à invoquer n'étaient pas des clauses générales de limitation de la responsabilité. Il s'agissait plutôt d'engagements réciproques de la part du bailleur et du locataire concernant l'assurance des locaux et l'attribution de droits de subrogation. Troisièmement, on a déduit qu'il y avait peu d'éléments de preuve, si vraiment il y en avait, que les parties au contrat avaient eu l'intention de conférer un avantage aux employés au moyen des dispositions du bail invoquées. C'est ce qui ressort des observations du juge McIntyre dans son analyse des exceptions du mandat (aux pp. 238 et 239) et de la fiducie (à la p. 240) et, plus clairement, des observations finales suivantes (à la p. 241):

Il faut également souligner que le texte clair et précis des clauses 14 et 15 restreint aux parties au bail, savoir l'appelante et la compagnie, l'application des dispositions en matière d'assurance. Dans ce genre d'affaire, les tribunaux doivent faire attention de ne pas tirer des conclusions à partir d'éléments de preuve vagues et insuffisants lorsque cela aurait pour résultat de contredire le texte clair d'une entente écrite qu'on ne cherche pas à corriger ou qu'il serait impossible de corriger. [Je souligne.]

Enfin, en étroite relation avec l'observation qui précède, il y a le fait que, tout comme dans l'affaire Canadian General Electric, précitée, les parties qui cherchaient à bénéficier du contrat dans Greenwood Shopping Plaza étaient considérées comme de parfaits étrangers et non comme des tiers bénéficiaires. C'est ce qui ressort clairement du texte des dispositions en cause, comme le fait remarquer le juge McIntyre dans la partie soulignée de la citation qui précède.

En somme, l'arrêt de notre Cour Greenwood Shopping Plaza, même s'il renferme un certain nombre d'énoncés généraux concernant le principe du lien contractuel, portait sur un contrat et des dispositions qui diffèrent du contrat et de la disposition qui sont en cause dans la présente affaire. Toutefois, ce qui importe encore davantage c'est que cette affaire n'a pas été tranchée en fonction de tiers bénéficiaires et de cet aspect du principe du lien contractuel qui nie les droits des tiers, mais plutôt en fonction de parfaits étrangers à un contrat. En conséquence, l'arrêt Greenwood Shopping Plaza, tout comme l'arrêt Canadian General Electric, est d'une utilité restreinte pour déterminer si les droits de tiers bénéficiaires devraient être reconnus dans certaines circonstances limitées.

J'analyserai maintenant la décision ITO-‑International Terminal Operators, précitée. Dans cette affaire, le transporteur Mitsui O.S.K. Lines Ltd. avait conclu un contrat avec Miida Electronics Inc. pour le transport de calculatrices électroniques de cette dernière depuis le Japon jusqu'à Montréal. Le connaissement renfermait ce qu'on en est venu à appeler une "clause Himalaya" par laquelle le transporteur Mitsui cherchait à étendre expressément la limitation de la responsabilité à ceux qu'il employait aux fins de l'expédition et du déchargement de la cargaison, y compris les manutentionnaires. Le transporteur s'était organisé pour qu'à l'arrivée des marchandises celles‑ci soient prises en charge et entreposées à court terme au port par ITO-‑International Terminal Operators, une compagnie de manutention et d'acconage. Le contrat intervenu entre Mitsui et ITO prévoyait que la compagnie de manutention bénéficierait expressément de toutes les clauses de non‑responsabilité contenues dans son connaissement. Plusieurs cartons contenant des calculatrices ont été volés dans le hangar d'ITO et Miida a intenté une action contre le transporteur et la compagnie de manutention. L'action a été rejetée en première instance. La Cour d'appel fédérale a rejeté l'appel interjeté par le propriétaire contre le transporteur, mais a accueilli son appel contre ITO. ITO et le propriétaire ont formé un pourvoi devant notre Cour.

Dans cette affaire, il s'agissait notamment de déterminer l'effet de la "clause Himalaya" du connaissement et, plus particulièrement, si pareilles clauses doivent être reconnues comme une caractéristique du droit maritime canadien. S'exprimant au nom de la majorité, le juge McIntyre a commencé par souligner que le principal obstacle à la reconnaissance de la "clause Himalaya" était le principe du lien contractuel applicable en common law. Toutefois, le juge McIntyre a statué que les "clauses Himalaya" pouvaient être opérantes en droit maritime canadien, après avoir fait observer qu'en refusant de reconnaître ces clauses, des auteurs avaient révélé l'existence d'un écart entre la théorie en matière contractuelle et la réalité commerciale, que des exceptions à l'application du principe avaient été tacitement reconnues dans Greenwood Shopping Plaza, précité, et que l'"avenue" laissée ouverte par lord Reid dans Midland Silicones (soit le "critère du mandat" à quatre volets) avait été empruntée par lord Wilberforce, au nom de la majorité du Conseil privé, dans l'affaire Eurymedon, précitée, un arrêt confirmé par la suite par le Conseil privé dans Salmond and Spraggon (Australia) Pty. Ltd. c. Port Jackson Stevedoring Pty. Ltd. (The "New York Star"), [1980] 3 All E.R. 257. Sa conclusion se fondait en grande partie sur le raisonnement de lord Wilberforce dans l'affaire Eurymedon ainsi que sur l'application, par ce dernier, de l'exception du mandat "à quatre volets" mise de l'avant par lord Reid à l'égard du principe du lien contractuel, plus particulièrement sur le quatrième volet qui fait appel à la notion de contrat unilatéral pour établir que les manutentionnaires ont fourni une contrepartie au propriétaire des marchandises. Le juge McIntyre a insisté sur le fait qu'il ne recourait pas à un droit général d'un tiers (ou jus tertii) pour trancher la question, mais il n'a pas exclu la possibilité qu'un tel droit soit un jour reconnu. Les observations qu'il fait à ce propos méritent d'être citées (aux pp. 787 et 788):

À cet égard, la treizième édition de Carver, Carriage by Sea (1982), est intéressante; on y trouve un point de vue différent sur la question de la responsabilité des manutentionnaires et autres mandataires du transporteur. Le savant auteur rejette la thèse selon laquelle la notion d'une conception du jus tertii n'existe pas en common law et il cite une ancienne jurisprudence qui appuie son application. Essentiellement, on y exprime le point de vue qu'il n'y a rien de mal en principe ou en jurisprudence à appliquer clairement le principe du jus tertii. Il n'y a rien de répréhensible, soutient‑on, dans un contrat d'affrètement, à mettre à exécution la volonté des parties. L'essentiel de l'argument du savant auteur se retrouve à la p. 262 du volume 1, où il affirme au paragraphe 410:

[traduction] Importance de la clause Himalaya

Ce sera un jour heureux lorsque la clause Himalaya et l'Eurymedon auront fait leur temps. La clause Himalaya s'est révélée une digue des plus efficace pour stopper la marée qui menaçait de renverser la barrière érigée pour arrêter les incursions contre cette soupape de sûreté que sont les fortunes de mer pour les armateurs. Mais les exceptions que constituent les fortunes de mer peuvent être mieux sauvegardées par des moyens plus simples et plus rationnels quand il devient évident pour tous que le principe fondamental du jus tertii s'applique à tout. C'est manifestement le principe de protection existant qu'il faut appliquer maintenant pour assurer que la volonté des parties à un contrat d'affrètement peut être protégée simplement en stipulant expressément dans le connaissement ce qu'est cette volonté.

Une clause fourre‑tout, du genre Himalaya, pourrait être conçue, mais il n'est plus nécessaire de s'engager dans des concepts bizarres, qui varieront d'un pays à l'autre, tels que le mandat secret et les fiducies présumées (c'est‑à‑dire non existantes de facto).

L'Angleterre n'est pas seule à cet égard; le besoin réel de préserver, et peut‑être d'améliorer, la clause actuellement découle aussi des points de vue déjà exprimés par les tribunaux en Australie, au Canada et aux États‑Unis.

Il se peut que ce point de vue offre une solution plus rationnelle au problème que celle énoncée par lord Wilberforce, qui fait violence aux faits pour les faire entrer dans le moule contractuel afin de préserver le principe de common law des liens contractuels dans une situation où il semblerait rejeté. Quoi qu'il en soit, je reporte l'étude de la proposition Carver à une autre occasion; je préfère le point de vue exprimé par lord Wilberforce dans l'affaire "Eurymedon". [Je souligne.]

Le juge McIntyre a ensuite conclu que la clause en question s'appliquait à la compagnie de manutention et que celle‑ci était exonérée de toute responsabilité.

Plusieurs précisions s'imposent concernant l'affaire ITO-‑International Terminal Operators, précitée. Premièrement, contrairement aux affaires Canadian General Electric et Greenwood Shopping Plaza, précitées, cette affaire met en cause des tiers bénéficiaires. Le connaissement étendait expressément la limitation de la responsabilité à des tiers comme les manutentionnaires, ce qui constitue l'essence même d'une "clause Himalaya". En ce sens, la compagnie de manutention n'était pas parfaitement étrangère au contrat de transport, mais constituait plutôt un tiers bénéficiaire. Bien que ce fait soit insuffisant en soi pour permettre au tiers d'invoquer la clause comme moyen de défense, il montre que l'arrêt ITO-‑International Terminal Operators portait sur un aspect du principe du lien contractuel différent de celui dont il était question dans les deux arrêts précédents, et c'est de cet aspect dont il est question en l'espèce.

Deuxièmement, en reconnaissant la "clause Himalaya", notre Cour, à la majorité, a pris en considération des facteurs comme la réalité commerciale, la nécessité d'une détermination précise des risques afin d'établir les besoins de chacune des parties en matière d'assurance, la situation dans d'autres ressorts, la nécessité de favoriser l'uniformité et la certitude dans ce domaine du droit et l'intention véritable des parties.

Troisièmement, et ce qui est peut‑être le plus important, même si le juge McIntyre a choisi de reconnaître la "clause Himalaya" dans le cadre actuel du principe du lien contractuel et de l'exception traditionnelle du mandat, il a néanmoins reporté "à une autre occasion" l'étude de la question de savoir si la simple reconnaissance des droits des tiers apporterait une solution plus rationnelle au problème auquel font face les tiers bénéficiaires. Bien que ses observations à cet égard aient été formulées dans un contexte différent de celui dont nous sommes saisis, je ne vois rien dans la "proposition Carver", non plus que dans les motifs de la majorité dans ITO-‑International Terminal Operators, qui empêcherait notre Cour de se rendre à l'invitation du juge McIntyre, même si les faits en cause sont différents.

Il ressort de ce qui précède que les trois arrêts de notre Cour invoqués par l'appelante ne règlent pas complètement et clairement la question en litige. En d'autres termes, rien dans ces arrêts n'empêche notre Cour d'adopter le point de vue que je vais énoncer dans la partie suivante des présents motifs.

4)Le principe du lien contractuel et le présent pourvoi

Aucune des exceptions traditionnelles au principe du lien contractuel ne s'applique en l'espèce. Comme l'a souligné l'appelante, aucun élément de preuve ne permet de conclure à l'existence d'un mandat ou d'une fiducie, et ces questions n'ont pas été pleinement débattues devant les tribunaux d'instance inférieure. Bien que les intimés s'en remettent, jusqu'à un certain point, à l'approche adoptée par le juge Lambert de la Cour d'appel, je dois dire que j'ai beaucoup de mal à conclure que l'approche décrite dans les affaires Eurymedon et ITO-‑International Terminal Operators, précitées, peut s'appliquer aux faits de la présence affaire. Au lieu d'étendre artificiellement l'application des exceptions reconnues au‑delà de leurs limites acceptées, je préfère aborder la question en tenant pour acquis que le principe du lien contractuel s'appliquerait par ailleurs de manière à empêcher les intimés de bénéficier de la clause de limitation de la responsabilité. Il m'incombe dès lors de déterminer si ce principe devrait être assoupli dans les circonstances de la présente espèce et, le cas échéant, de quelle manière.

a)Le principe du lien contractuel devrait‑il être assoupli?

Il ne fait aucun doute que c'est au législateur qu'il incombe de procéder à des réformes majeures de la règle qui nie aux tiers le droit de faire exécuter des dispositions contractuelles stipulées à leur profit. Bien que j'aie de sérieuses réserves quant à l'opportunité d'appliquer strictement un principe qui a fait l'objet de critiques à la fois systématiques et vigoureuses, j'estime que le principe du lien contractuel est un principe établi du droit des contrats et qu'il n'y a pas lieu de l'écarter à la légère. Le seul fait d'abolir le principe du lien contractuel ou de l'ignorer, sans plus, représenterait une modification majeure de la common law, dont les ramifications seraient à la fois complexes et incertaines. Dans le passé, notre Cour a montré qu'elle n'était pas disposée à sanctionner des modifications de cette envergure apportées par des membres de la magistrature: pour deux exemples récents, voir Watkins c. Olafson, [1989] 2 R.C.S. 750, aux pp. 760 et 761, et R. c. Salituro, [1991] 3 R.C.S. 654, aux pp. 665 à 670.

Il vaut la peine de reprendre les observations que le juge McLachlin a formulées au nom de notre Cour dans Watkins c. Olafson (aux pp. 760 et 761):

Cette partie du pourvoi, vue dans cette perspective, pose carrément la question des limites du pouvoir des tribunaux de modifier le droit. En général, le pouvoir judiciaire est tenu d'appliquer les règles de droit formulées dans les textes législatifs et la jurisprudence. Avec le temps, le droit relatif à un domaine donné peut changer, mais cela ne se fait que lentement et progressivement, et dépend largement du mécanisme d'application d'un principe existant à des circonstances nouvelles. Bien que certains juges puissent être plus innovateurs que d'autres, les tribunaux judiciaires ont généralement refusé de modifier sensiblement et profondément des règles reconnues jusque‑là pour les appliquer au cas qui leur était soumis.

Il y a de solides raisons qui justifient ces réticences du pouvoir judiciaire à modifier radicalement des règles de droit établies. Une cour de justice n'est peut‑être pas l'organisme le mieux placé pour déterminer les lacunes du droit actuel et encore moins les problèmes que pourraient susciter les modifications qu'elle pourrait apporter. La cour de justice est saisie d'un cas particulier; les changements importants du droit doivent se fonder sur une perception plus générale de la façon dont la règle s'appliquera à la grande majorité des cas. De plus, une cour de justice peut ne pas être en mesure d'évaluer pleinement les questions économiques et de principe qui sous‑tendent le choix qu'on lui demande de faire. Les modifications substantielles du droit comportent souvent la formulation de règles et de procédures subsidiaires nécessaires à leur mise en {oe}uvre, ce qui devrait plutôt se faire par voie de consultation entre les tribunaux et les praticiens que par décision judiciaire. Enfin, et c'est peut‑être là le plus important, il existe un principe établi depuis longtemps selon lequel, dans une démocratie constitutionnelle, il appartient à l'assemblée législative, qui est le corps élu du gouvernement, d'assumer la responsabilité principale pour la réforme du droit.

Ce sont des considérations comme celles‑là qui permettent de soutenir que les réformes majeures du droit doivent plutôt relever de l'assemblée législative. Lorsqu'il s'agit de procéder à une extension mineure de l'application de règles existantes de manière à répondre aux exigences d'une situation nouvelle et lorsque les conséquences de la modification sont faciles à évaluer, les juges peuvent et doivent modifier les règles existantes. Mais quand il s'agit d'une réforme majeure ayant des ramifications complexes, les tribunaux doivent faire preuve de beaucoup de prudence.

Cependant, notre Cour a également reconnu que, dans des circonstances appropriées, les tribunaux ont non seulement le pouvoir, mais également l'obligation, de modifier progressivement la common law afin qu'elle réponde aux besoins et aux valeurs qui se font jour dans notre société: R. c. Salituro, aux pp. 669 et 670. J'estime qu'il convient en l'espèce d'effectuer une telle modification progressive du principe du lien contractuel afin de permettre aux intimés de bénéficier de la clause de limitation de la responsabilité.

Comme nous l'avons vu antérieurement, le principe du lien contractuel a fait l'objet d'attaques virulentes parce qu'il ne reconnaît pas à un tiers bénéficiaire le droit de faire exécuter des dispositions contractuelles stipulées à son profit. Des réformateurs du droit, des commentateurs et des juges ont souligné les écarts qui existent parfois entre la théorie des contrats, d'une part, et la réalité commerciale et la justice, d'autre part. Nous avons également vu que bien des ressorts dans le monde, dont le Québec et les États‑Unis, ont tôt fait (aussitôt que le principe est devenu "établi" en common law anglaise) de reconnaître les droits des tiers bénéficiaires dans certaines circonstances. Comme l'a fait remarquer l'appelante, la common law reconnaît certaines exceptions à l'application du principe, telles celles du mandat ou de la fiducie, qui permettent aux tribunaux, dans les circonstances appropriées, d'atteindre des résultats conformes aux intentions véritables des parties contractantes et à la réalité commerciale. Toutefois, comme plusieurs l'ont fait remarquer, la possibilité de recourir à ces exceptions ne satisfait pas toujours à leurs besoins. En conséquence, notre Cour ne devrait pas être empêchée de faire évoluer la common law de manière à reconnaître une autre exception au principe du lien contractuel, pour le simple motif que certaines exceptions existent déjà.

Même s'il se peut qu'elles ne justifient pas en soi l'abolition du principe du lien contractuel, ces observations permettent néanmoins de situer dans un certain contexte les principes dont notre Cour est maintenant saisie. Selon moi, ce contexte justifie nettement un certain type de réforme ou d'assouplissement du droit applicable aux tiers bénéficiaires. Je répète de nouveau que c'est au législateur qu'il incombe d'apporter des modifications substantielles au principe du lien contractuel. Mais cela ne signifie pas que les tribunaux devraient faire fi des critiques lorsque l'occasion leur est donnée, comme dans la présente affaire, d'apporter une modification progressive très précise à la common law.

Il importe, à cette étape‑ci, de rappeler brièvement les faits saillants dont notre Cour est saisie. L'appelante a conclu avec Kuehne & Nagel un contrat visant la prestation de certains services, savoir l'entreposage de son transformateur. Lorsqu'elle a signé le contrat, l'appelante savait qu'il renfermait une clause limitant à 40 $ la responsabilité de l'"entreposeur". Elle savait également, ou on peut supposer qu'elle savait, que Kuehne & Nagel retenait les services de nombreuses personnes et que ces employés participeraient directement à l'entreposage du transformateur. L'appelante a choisi de ne pas souscrire une assurance supplémentaire auprès de Kuehne & Nagel, mais elle s'est organisée pour souscrire sa propre assurance tous risques. Lorsque le transformateur a été endommagé, les intimés, deux employés de Kuehne & Nagel, agissaient dans l'exercice de leurs fonctions et fournissaient des services directement liés au contrat d'entreposage. L'appelante demande aujourd'hui le paiement par ces employés du montant intégral des dommages puisqu'elle ne peut obtenir que 40 $ de leur employeur. Comme moyen de défense, les intimés tentent d'invoquer la clause de limitation de la responsabilité.

Peu de raisons fondées sur des principes justifient le maintien du principe du lien contractuel dans les circonstances de la présente affaire. Le maintien du prétendu statu quo n'est en soi d'aucun secours puisque j'examine s'il y a lieu d'assouplir ou de modifier le droit. De même, la plupart des raisons et des justifications traditionnelles qui sous‑tendent le principe ne s'appliquent guère dans le cas où, comme en l'espèce, un tiers bénéficiaire invoque une disposition contractuelle comme moyen de défense à l'action intentée par l'une des parties contractantes. Il n'y a aucune crainte de double indemnisation ou d'une avalanche de poursuites intentées par des tiers bénéficiaires. Le fait qu'un contrat soit une affaire très personnelle qui ne touche que ceux qui y sont parties, n'est qu'un nouvel énoncé du principe du lien contractuel plutôt qu'une raison de le maintenir. Il n'y a aucune crainte relative à la "réciprocité", en ce sens qu'on ne s'inquiète pas du fait qu'il serait injuste de permettre à une partie d'engager des poursuites fondées sur un contrat alors qu'elle ne peut être poursuivie en vertu de celui‑ci.

De plus, le fait de reconnaître aux tiers bénéficiaires le droit d'invoquer une clause de limitation de la responsabilité devrait avoir relativement peu d'effet sur les droits des parties contractantes de résilier ou modifier leurs contrats, comparativement au fait de reconnaître aux tiers le droit d'engager des poursuites fondées sur un contrat. En fin de compte, tout ce que l'on peut faire valoir à l'encontre de la création d'une nouvelle exception au principe du lien contractuel en l'espèce, c'est que les employés intimés sont de simples donataires et qu'ils n'ont fourni aucune contrepartie en échange de la limitation contractuelle de la responsabilité.

Le principe du lien contractuel ne tient pas compte des conséquences particulières qui découlent des relations employeur‑employé et employeur‑client. L'employeur et l'employé partagent manifestement les mêmes intérêts lorsqu'il s'agit d'exécuter les obligations contractuelles de l'employeur. Lorsqu'une personne conclut, avec un employeur, un contrat visant la prestation de certains services, il ne fait presque aucun doute, dans la plupart des cas, que des employés se verront confier les principales tâches liées à l'exécution des obligations qui découlent du contrat. Tel était le cas dans la présente affaire et, de toute évidence, l'appelante le savait. Bien qu'il se puisse qu'une telle similitude ou ressemblance ne soit pas présente lorsque l'employeur s'acquitte de ses obligations par l'entremise de quelqu'un qui n'est pas son employé, pareil élément est presque toujours présent lorsque des employés sont en cause. Il va de soi que je ne laisse nullement entendre que l'employé est une partie aux contrats de son employeur au sens traditionnel, de manière à pouvoir engager des poursuites fondées sur ces contrats ou être poursuivi pour leur inexécution. Toutefois, lorsqu'un employeur et un client concluent un contrat de prestation de services et insèrent une clause limitant la responsabilité de l'employeur relativement aux dommages imputables aux actes qui, dans l'esprit des parties contractantes et dans les faits, sont normalement accomplis par les employés de l'employeur, il n'existe tout simplement aucun motif valable de refuser le bénéfice de la clause aux employés qui exécutent les obligations contractuelles. En pareil cas, la nature et la portée de la clause de limitation de la responsabilité correspondent, pour l'essentiel, à la nature et à la portée des obligations contractuelles exécutées par les tiers bénéficiaires (les employés).

Appliquer strictement le principe du lien contractuel dans les circonstances de la présente affaire aurait également pour effet de permettre à l'appelante de contourner ou d'éluder la clause de limitation de la responsabilité à laquelle elle a expressément consenti. Dans Central Trust Co. c. Rafuse, [1986] 2 R.C.S. 147, notre Cour a mis en garde contre cette pratique. Dans cet arrêt, le juge Le Dain a formulé, au nom de la Cour, l'énoncé de principe suivant (à la p. 206):

Une responsabilité délictuelle concurrente ou alternative ne sera pas admise si elle a pour effet de permettre au demandeur de contourner ou d'éluder une clause contractuelle d'exonération ou de limitation de responsabilité pour l'acte ou l'omission qui constitue le délit civil. Sous réserve de cette restriction, chaque fois qu'il existe simultanément une responsabilité délictuelle et une responsabilité résultant d'un contrat, il est loisible au demandeur de se prévaloir de la cause d'action qui lui paraît la plus avantageuse à l'égard d'une conséquence juridique donnée.

Je me rends bien compte que, dans Central Trust, notre Cour était saisie d'une situation factuelle quelque peu différente puisqu'elle examinait la question générale des responsabilités concomitantes (concurrentes) ou alternatives, en matière délictuelle et contractuelle, des deux parties à un contrat. Elle n'avait pas à se prononcer précisément sur le droit d'une partie contractante d'intenter une action en responsabilité délictuelle contre les employés de l'autre partie au contrat, tout en intentant contre cette dernière une action fondée sur le contrat et la responsabilité délictuelle. Cependant, la crainte exprimée par le juge Le Dain, savoir qu'il y ait modification unilatérale et fondamentale d'un contrat, demeure tout à fait pertinente en l'espèce, et voici pourquoi.

En assujettissant la responsabilité concomitante ou alternative à la "restriction" susmentionnée, le juge Le Dain s'est inspiré largement de l'opinion majoritaire du juge Pigeon dans J. Nunes Diamonds Ltd. c. Dominion Electric Protection Co., [1972] R.C.S. 769. J'estime qu'il serait utile, à cet égard, de reproduire les passages de l'arrêt Central Trust, précité, qui révèlent ce que le juge Le Dain entendait par le fait de contourner ou d'éluder une limitation contractuelle de la responsabilité. Il a analysé ainsi l'arrêt Nunes Diamonds (aux pp. 162 et 163):

La cour de première instance et la Cour d'appel ont conclu à l'absence de déclarations inexactes entraînant la responsabilité de D.E.P. Cette Cour à la majorité semble avoir partagé cet avis, mais a conclu que, même à supposer qu'il y ait eu déclarations inexactes, il ne pouvait y avoir de responsabilité délictuelle en raison de l'existence du contrat. Le juge Pigeon, à l'avis duquel ont souscrit les juges Martland et Judson, affirme aux pp. 777 et 778:

Le critère de responsabilité délictuelle étudié dans l'affaire Hedley Byrne ne peut pas s'appliquer lorsque les relations entre les parties sont régies par un contrat, à moins qu'il soit possible de considérer que la négligence imputée constitue un délit civil indépendant n'ayant aucun rapport avec l'exécution du contrat, comme on l'a dit dans la cause Elder, Dempster & Co. Ltd. v. Paterson, Zochonis & Co. Ltd. ([1924] A.C. 522), p. 548. En l'espèce, c'est là un point particulièrement important, à cause des dispositions contractuelles relatives à la nature des obligations assumées et l'exclusion virtuelle de toute responsabilité en cas de défaut de les remplir.

La Cour à la majorité semble avoir tenu pour acquis, à l'instar du juge de première instance, que la clause du contrat qui limitait la responsabilité en cas de perte à la somme de 50 $ ne s'appliquait pas à la négligence et aussi que la clause relative aux déclarations ne visait pas celles faites après la signature du contrat. Le juge Pigeon a affirmé que si, malgré la limitation de responsabilité prévue dans le contrat, D.E.P. devait avoir une responsabilité délictuelle, cela apporterait une modification fondamentale au contrat.

Puis, le juge Le Dain a examiné l'arrêt de la Chambre des lords Elder, Dempster, précité, afin d'établir ce que le juge Pigeon entendait par "délit civil indépendant sans rapport avec l'exécution du contrat". Cette décision revêt une importance particulière en l'espèce vu la ressemblance des questions juridiques en cause, soit le fait qu'un tiers invoque une limitation contractuelle de la responsabilité. Je concède, bien sûr, que l'arrêt Elder, Dempster peut s'interpréter de différentes manières et que la Chambre des lords a, par la suite, désapprouvé expressément au moins une de ces interprétations (soit l'immunité dérivée): Midland Silicones, précité. Toutefois, en clarifiant les observations du juge Pigeon dans Nunes Diamonds, notre Cour a opté, dans Central Trust, pour une interprétation d'Elder, Dempster qui facilite grandement la compréhension de la crainte exprimée par le juge Le Dain (à la p. 164):

L'arrêt [Elder, Dempster] établissait essentiellement que, lorsque l'acte ou l'omission reprochés étaient reliés à l'exécution du contrat, on ne pouvait, au moyen d'une allégation de responsabilité délictuelle, contourner l'exclusion contractuelle de responsabilité pour arrimage défectueux prévue par le connaissement. C'est ce qui ressort des motifs du vicomte Finlay, cités par le juge Pigeon dans l'arrêt Nunes Diamonds. Abordant l'argument selon lequel la propriétaire du navire assumait une responsabilité délictuelle que n'écartait pas l'exclusion de responsabilité stipulée par le connaissement, le vicomte Finlay affirme à la p. 548:

[traduction] Cet argument me semble faire abstraction du fait que l'acte dont on se plaint a été accompli au cours de l'arrimage effectué en vertu du connaissement et que, selon ce connaissement, la propriétaire n'assume aucune responsabilité pour un arrimage défectueux. Si la faute dont on se plaint avait constitué un délit indépendant, sans lien avec l'exécution du contrat constaté par le connaissement, l'affaire aurait été différente. Mais, lorsque la faute intervient dans le cours des services mêmes qui sont rendus dans l'exécution du connaissement, la limitation de responsabilité qu'il contient doit jouer, quelle que soit la forme que prend l'action et que la poursuite soit engagée contre le propriétaire ou contre l'affréteur. Il serait absurde que le propriétaire des marchandises puisse contourner les clauses protectrices du connaissement relatives à tous les arrimages en poursuivant le propriétaire du navire en responsabilité délictuelle.

De même, il serait absurde, dans les circonstances de l'espèce, de permettre à l'appelante de contourner une clause de limitation de la responsabilité en engageant contre les employés intimés des poursuites fondées sur la responsabilité délictuelle. L'appelante a consenti à ce que la responsabilité de l'"entreposeur" soit limitée à 40 $ à l'égard de tout événement qui se produirait pendant l'exécution du contrat. Lorsque la perte est survenue, les intimés agissaient dans l'exercice de leurs fonctions et exécutaient, quoique négligemment, les services mêmes qui étaient visés par le contrat que l'appelante avait conclu avec Kuehne & Nagel. Qu'elle engage des poursuites fondées sur le contrat ou sur la responsabilité délictuelle, l'appelante ne peut obtenir davantage que 40 $ de Kuehne & Nagel, en raison de la clause de limitation de la responsabilité. Or, elle tente d'obtenir, en invoquant exactement les mêmes actes, une indemnisation complète de la part des personnes (les "entreposeurs") qui étaient directement chargées de l'entreposage de ses marchandises aux termes du contrat. Tel que mentionné précédemment, les intérêts des intimés et ceux de Kuehne & Nagel se confondent en ce qui a trait à l'exécution des obligations contractuelles de celle‑ci. Compte tenu de ces circonstances et, je le rappelle, du fait que l'appelante connaissait le rôle joué par les employés conformément au contrat, il me semble évident que notre Cour assiste en fait à une tentative "de contourner ou d'éluder une clause contractuelle d'exonération ou de limitation de la responsabilité pour l'acte ou l'omission qui constitue le délit civil". J'estime que nous ne devrions pas sanctionner pareille tentative en invoquant le principe du lien contractuel.

Enfin, il existe de solides raisons d'ordre public qui justifient l'assouplissement du principe du lien contractuel dans les circonstances de la présente affaire. Une clause comme celle qui, dans un contrat d'entreposage, limite la responsabilité de l'"entreposeur" à 40 $ est, en l'absence d'une déclaration par le propriétaire des marchandises de la valeur de ces marchandises et à défaut du paiement d'une assurance supplémentaire, parfaitement logique sur le plan commercial. Elle permet aux parties contractantes de répartir le risque d'endommagement des marchandises et de s'assurer en conséquence. Lorsque le propriétaire déclare la valeur des marchandises, que lui seul connaît, et qu'il paie la prime supplémentaire, le risque est entièrement assumé par l'"entreposeur" aux termes de l'entente. Par contre, si le propriétaire refuse l'offre de protection supplémentaire, l'"entreposeur" n'assume qu'un risque limité en vertu de l'entente, tandis que le propriétaire est tenu de s'assurer lui‑même s'il souhaite diminuer son propre risque. Dans l'un et l'autre cas, les parties contractantes s'entendent sur une certaine répartition puis, compte tenu de cette entente, ils prennent, au besoin, des arrangements supplémentaires en matière d'assurance. Il est exagérément naïf sur le plan commercial de laisser entendre qu'un client prudent ne contracterait pas d'assurance parce qu'il compterait sur les employés pour l'indemniser, alors qu'on dispose généralement de très peu de renseignements, voire aucun, sur la capacité financière et les compétences professionnelles des employés en cause. Cela n'a aucun sens dans notre monde contemporain.

De plus, des employés comme les intimés ne s'attendent pas raisonnablement à assumer une responsabilité illimitée pour les dommages causés dans l'exécution du contrat lorsque celui‑ci limite expressément à un montant déterminé la responsabilité de l'"entreposeur". Selon la pratique commerciale contemporaine, un employeur comme Kuehne & Nagel s'acquitte de ses obligations contractuelles envers une partie comme l'appelante par l'entremise de ses employés. L'employeur et ses employés partagent les mêmes intérêts en ce qui concerne les obligations contractuelles. Il est tout simplement illogique, sur le plan commercial, de conclure que le mot "entreposeur" n'était pas destiné à viser les employés intimés, de manière à leur refuser le bénéfice de la clause de limitation de la responsabilité à l'égard d'une perte survenue pendant l'exécution des services mêmes que vise le contrat. Conclure à la responsabilité des employés dans ces circonstances pourrait engendrer une grave injustice particulièrement si on considère que la situation financière des employés touchés pourrait varier considérablement, de sorte que, par exemple, les employés mieux nantis seraient poursuivis et en seraient réduits à chercher une contribution de la part de leurs collègues moins nantis. Pareil résultat crée aussi de l'incertitude et nécessite des frais d'assurance excessifs dans la mesure où il contrecarre la répartition des risques expressément prévue par les parties contractantes, ainsi que les attentes raisonnables de tous les intéressés, y compris les employés. Lorsque des parties concluent des contrats commerciaux et qu'elles décident que l'une d'elles et ses employés auront une responsabilité limitée, ou lorsque ces parties décident d'utiliser un terme comme "entreposeur" qui implique que les employés jouiront également d'une protection, le principe du lien contractuel ne devrait pas faire obstacle à la réalité commerciale et à la justice.

Pour tous les motifs qui précèdent, j'estime qu'il est tout à fait approprié, dans les circonstances de l'espèce, de demander l'assouplissement du principe du lien contractuel.

b)De quelle manière le principe du lien contractuel devrait‑il être assoupli?

Quelle que soit l'opportunité d'apporter une modification particulière au droit applicable, j'ai déjà mentionné que c'est au législateur qu'il incombe d'apporter des modifications complexes ayant des ramifications incertaines. En général, ce n'est que progressivement qu'il nous faut exercer le pouvoir et accomplir le devoir que nous avons, comme cour de justice, d'adapter et de faire évoluer la common law. Cela est particulièrement important lorsque, comme en l'espèce, il est question de modifications du droit positif, et non du droit en matière de procédure. Les intimés soutiennent que notre Cour devrait assouplir le principe du lien contractuel de manière à permettre aux employés non contractants de bénéficier de toute exonération ou limitation de la responsabilité accordée à leur employeur. Ils proposent trois conditions d'application de cette nouvelle exception: 1) il doit y avoir une limitation contractuelle de la responsabilité entre un employeur et une autre partie, 2) la perte doit survenir pendant l'exécution des obligations contractuelles qu'a l'employeur envers cette partie et 3) les employés doivent agir dans l'exercice de leurs fonctions au moment où la perte survient.

J'estime que l'argument des intimés va non seulement au‑delà de ce qui est nécessaire pour statuer sur le présent pourvoi, mais également qu'il ne représente pas une modification progressive du droit applicable. La principale difficulté que j'éprouve concerne la première condition. Comme nous l'avons déjà vu, les critiques et les incursions législatives dont a fait l'objet le principe du lien contractuel ont essentiellement, voire exclusivement, porté sur les tiers bénéficiaires, c.‑à‑d. les tiers auxquels les parties contractantes ont conféré, expressément ou implicitement, une certaine forme d'avantage découlant du contrat. Toutefois, tel n'est pas le sens de l'argument des intimés. Ce qu'ils demandent essentiellement c'est la reconnaissance du droit d'un tiers, ou jus tertii, en faveur de parties parfaitement étrangères aux contrats de leur employeur, sans tenir compte d'aucune manière de l'intention des parties contractantes. Bien qu'il puisse s'agir d'une mesure appropriée pour le législateur, ce n'est pas le genre de modification progressive que notre Cour devrait approuver.

Selon moi, une condition préliminaire pour que les employés bénéficient de la clause contractuelle de limitation de la responsabilité de leur employeur est que les parties contractantes aient stipulé expressément ou implicitement que la clause s'appliquera également aux employés. Je suis d'avis qu'en l'absence d'une telle stipulation, la situation des employés n'est pas meilleure que celle dans laquelle notre Cour a conclu que se trouvaient les employés en cause dans Greenwood Shopping Plaza, précité, de sorte qu'ils ne devraient pas pouvoir invoquer la clause comme moyen de défense. Comme nous l'avons vu, notre Cour a conclu que les employés étaient étrangers au contrat. Quant aux autres conditions proposées par les intimés, je suis d'accord avec leur contenu quoique je les aurais formulées différemment.

En fin de compte, la question restreinte dont est saisie notre Cour est la suivante: dans quelles circonstances les employés devraient‑ils avoir le droit de bénéficier d'une clause de limitation de la responsabilité figurant dans un contrat liant leur employeur et le demandeur (le client)? Compte tenu des observations formulées précédemment et des circonstances du présent pourvoi, je suis d'avis que les employés pourront bénéficier d'une telle clause si les conditions suivantes sont remplies:

1) La clause de limitation de la responsabilité doit expressément ou implicitement s'appliquer aux employés (ou à l'employé) qui cherchent à l'invoquer;

2) Les employés (ou l'employé) qui invoquent la clause de limitation de la responsabilité devaient agir dans l'exercice de leurs fonctions et exécuter les services mêmes que visait le contrat intervenu entre leur employeur et le demandeur (le client) au moment où la perte est survenue.

Même si, une fois remplies, ces conditions permettent de déroger à l'application stricte du principe du lien contractuel, elles représentent une modification progressive de la common law. Je parle de "modification progressive" pour un certain nombre de motifs.

D'abord et avant tout, cette nouvelle exception au principe du lien contractuel repose sur l'intention des parties contractantes. Un employeur et son client peuvent, au moment de rédiger leurs contrats, choisir des mots appropriés pour faire bénéficier expressément ou implicitement les employés de toute limitation de responsabilité. C'est leur intention exprimée dans le contrat qui déterminera si la première condition est remplie. À cet égard, je conviens que l'intention de faire bénéficier les employés d'une clause de limitation de la responsabilité peut être expresse ou implicite dans tous les cas: voir, par exemple, Mayfair Fabrics c. Henley, 244 A.2d 344 (N.J. 1968), Employers Casualty Co. c. Wainwright, 473 P.2d 181 (Colo. Ct. App. 1970) (cert. refusé).

Deuxièmement, vue dans son ensemble, cette nouvelle exception comporte des points de repère très semblables à ceux de l'exception reconnue du mandat qui a été appliquée dans l'affaire Eurymedon et, par notre Cour, dans l'arrêt ITO-‑International Terminal Operators, précité. Tel que mentionné dans ce dernier arrêt, les quatre conditions applicables à l'exception du mandat s'inspirent de l'extrait suivant du jugement de lord Reid dans Midland Silicones, précité (à la p. 474):

[traduction] Selon moi, l'argument du mandat a une chance de succès si (1) le connaissement énonce clairement que ses dispositions limitant la responsabilité visent à protéger l'acconier, (2) si le connaissement énonce clairement que le transporteur, en plus de convenir par contrat que ces dispositions s'appliqueront à lui‑même, convient aussi à titre de mandataire de l'acconier qu'elles s'appliqueront à l'acconier, (3) si le transporteur a l'autorisation de l'acconier d'agir ainsi (ou peut‑être qu'une ratification ultérieure de l'acconier suffira), et (4) si toutes les difficultés concernant la contrepartie provenant de l'acconier sont surmontées.

La première condition applicable à chacune des deux exceptions est presque identique. Les deuxième et troisième conditions de l'exception du mandat découlent du fait que l'employeur et ses employés partagent les mêmes intérêts en ce qui concerne l'exécution des obligations contractuelles, ce qui est implicite dans la reconnaissance de cette nouvelle exception. Quant à la quatrième condition de l'exception du mandat, même si cette nouvelle exception ne prévoit pas expressément qu'une contrepartie est fournie au client par les employés, la deuxième condition de la nouvelle exception englobe les mêmes éléments que ceux retenus par les tribunaux pour reconnaître qu'une contrepartie provenait des manutentionnaires dans des affaires où il était question de "clauses Himalaya".

Troisièmement, il faut se rappeler que je propose, en l'espèce, une exception très précise et limitée au principe du lien contractuel, savoir permettre aux employés qui ont les qualités requises pour être des tiers bénéficiaires d'utiliser les clauses de limitation de la responsabilité de leur employeur comme moyens de défense dans des poursuites engagées contre eux, lorsque les dommages qu'ils ont causés l'ont été dans l'exercice de leurs fonctions et pendant qu'ils fournissaient les services mêmes que vise le contrat intervenu entre le demandeur (le client) et leur employeur. En somme, je reconnais un droit des tiers limité.

Pour conclure sur ce point, je tiens à préciser que les motifs qui précèdent ne doivent évidemment pas être considérés comme modifiant de quelque manière les exceptions reconnues au principe du lien contractuel, comme la fiducie et le mandat. En d'autres termes, même si les conditions susmentionnées ne sont pas remplies, un employé peut encore établir l'existence d'une fiducie ou d'un mandat de manière à bénéficier d'un avantage que les parties contractantes entendaient lui conférer, malgré l'absence d'un lien contractuel.

c)Application de la nouvelle exception

La seule question qui se pose ici est de savoir si les intimés sont des tiers bénéficiaires relativement à la clause de limitation de la responsabilité, de manière à remplir la première condition du test susmentionné. Selon les conclusions de fait non contestées, les intimés agissaient dans l'exercice de leurs fonctions lorsqu'ils ont fait basculer le transformateur. De plus, ils exécutaient alors les services mêmes que prévoit le contrat intervenu entre Kuehne & Nagel et l'appelante, savoir les services d'entreposage et d'entretien du transformateur.

Pour des motifs de commodité, je reproduis de nouveau la clause de limitation de la responsabilité:

[traduction] RESPONSABILITÉ ‑ Al. 11a) En l'absence de dispositions écrites, l'entreposeur est tenu de faire preuve de la prudence et de la diligence raisonnables que requiert la loi.

b) La responsabilité de l'entreposeur à l'égard d'un colis donné est limitée à 40 $, à moins que l'entrepositaire n'ait déclaré par écrit que la valeur de l'objet en cause est supérieure à 40$ et qu'il n'ait acquitté les frais supplémentaires spécifiés pour qu'il y ait responsabilité accrue de l'entreposeur.

Peut‑on déduire du texte de la clause qu'elle s'applique au seul bénéfice de Kuehne & Nagel? Je ne le crois pas. Au contraire, compte tenu de l'ensemble des circonstances pertinentes, j'estime qu'il faut considérer que les parties ont voulu que cette clause s'applique également aux employés de Kuehne & Nagel.

Il est clair que les parties n'ont pas choisi de prévoir expressément l'application de la clause aux employés. Par exemple, on ne trouve pas à l'al. 11b) du contrat des termes comme "préposés" ou "employés". De ce fait, on ne saurait dire que les intimés sont expressément des tiers bénéficiaires de la clause de limitation de la responsabilité. Cela n'empêche toutefois pas de conclure qu'ils sont implicitement des tiers bénéficiaires. Compte tenu du fait que l'employeur et les employés partagent les mêmes intérêts lorsqu'il s'agit d'exécuter les obligations contractuelles de l'employeur, et vu les considérations de principe analysées précédemment, il est sûrement loisible à une cour, dans des circonstances appropriées, de conclure qu'une clause de limitation de la responsabilité figurant dans un contrat commercial intervenu entre un employeur et son client s'applique tacitement aux employés.

En l'espèce, les parties n'ont pas choisi des mots qui amènent inévitablement à conclure que les intimés ne devaient pas bénéficier de l'application de l'al. 11b) du contrat d'entreposage. Le mot [traduction] "entreposeur" utilisé à l'al. 11b) n'est pas défini dans le contrat et la définition qu'en donne l'art. 1 de la Warehouse Receipt Act ne permet pas de déterminer si ce mot inclut les employés aux fins de la clause contractuelle de limitation de la responsabilité. Même s'il est vrai qu'on trouve à l'al. 10e) du contrat, l'expression [traduction] "employé d'entrepôt", cela n'empêche pas en soi d'interpréter le mot [traduction] "entreposeur" utilisé à l'al. 11b) du même contrat comme incluant implicitement les employés aux fins de la clause de limitation de la responsabilité. Pareille conclusion n'est pas contraire aux mots choisis par les parties.

Compte tenu de toutes les circonstances de la présente espèce, y compris la nature de la relation qui existe entre les employés et leur employeur, le fait que les mêmes intérêts soient partagés relativement aux obligations contractuelles, le fait que l'appelante savait que des employés participeraient à l'exécution des obligations contractuelles et l'absence, dans le contrat, d'une disposition non équivoque à l'effet contraire, le mot [traduction] "entreposeur" employé à l'al. 11b) du contrat doit être interprété comme signifiant "les entreposeurs". En ce sens, les intimés ne sont pas parfaitement étrangers à la clause de limitation de la responsabilité. Ce sont plutôt, à l'égard de cette clause, des tiers bénéficiaires implicites. En conséquence, la première condition de cette nouvelle exception au principe du lien contractuel est également remplie.

C.Conclusion

Les intimés avaient une obligation de diligence envers l'appelante lorsqu'ils ont manipulé son transformateur. Selon les conclusions de fait non contestées du juge de première instance, ils ont manqué à cette obligation et causé des dommages s'élevant à 33 955,41 $. Bien qu'aucune fiducie ou aucun mandat ne soit applicable, les intimés ont le droit de bénéficier directement de la clause de limitation de la responsabilité que renferme le contrat intervenu entre leur employeur et l'appelante. Il en est ainsi parce que ce sont des tiers bénéficiaires relativement à cette clause et parce qu'ils agissaient dans l'exercice de leurs fonctions et fournissaient les services mêmes pour lesquels l'appelante avait conclu un contrat, lorsque les dommages ont été causés. Je reconnais que cette conclusion a pour effet d'assouplir le principe du lien contractuel et de conférer aux tiers un droit limité. Toutefois, si on la situe dans son contexte approprié, elle représente simplement une modification progressive du droit applicable, qui est nécessaire pour que la common law évolue d'une manière conforme aux notions contemporaines de la réalité commerciale et de la justice.

V.Dispositif

Pour les motifs qui précèdent, je suis d'avis de rejeter le pourvoi principal et le pourvoi incident, avec dépens dans les deux cas.

Version française des motifs rendus par

//Le juge McLachlin//

Le juge McLachlin — Je souscris à l'opinion du juge Iacobucci qu'il convient de rejeter le pourvoi. Toutefois, c'est par un raisonnement quelque peu différent que j'arrive à la conclusion que la responsabilité des employés défendeurs se limite au montant maximal de 40 $ stipulé dans le contrat de leur employeur.

Selon mon interprétation de ses motifs, le juge Iacobucci a conclu que les défendeurs ont une responsabilité délictuelle. À son avis, les employés défendeurs avaient envers la demanderesse une obligation de diligence à laquelle ils ont manqué lorsqu'ils ont laissé tomber son transformateur. Il a ensuite jugé que la limitation stipulée au contrat conclu entre la demanderesse et un tiers (l'employeur) fait obstacle à une pleine indemnisation en matière délictuelle. C'est ce qu'il affirme simplement, sans trop analyser comment, du point de vue doctrinal, les défendeurs dans une action délictuelle peuvent invoquer en défense un contrat auquel ils ne sont pas parties. J'estime qu'il est important, aux fins du présent pourvoi et d'autres cas qui pourront se présenter, de savoir comment, sur le plan des principes juridiques, une condition d'un contrat peut offrir un moyen de défense à une action fondée sur la responsabilité délictuelle. D'où les présents motifs.

J'ai également eu l'avantage de lire les motifs de mon collègue le juge La Forest. Malgré ma grande admiration à l'égard du savoir et du bon sens qui s'en dégagent, mes craintes à l'égard de l'amplitude du changement qu'ils introduiraient dans le droit canadien de la responsabilité délictuelle et les questions épineuses qu'ils soulèvent m'empêchent d'y souscrire. Plus loin dans les présents motifs, je traiterai brièvement de certaines de ces craintes.

Le juge Lambert de la Cour d'appel a effectué une analyse contractuelle et conclu à l'existence d'un contrat indépendant entre la demanderesse et les employés. Il a considéré qu'une clause de limitation de la responsabilité était une condition logiquement nécessaire de ce contrat. Pour sa part, le juge Southin a conclu que les employés étaient responsables d'atteinte à la possession mobilière. En toute déférence, la méthode adoptée par le juge Lambert présente de nombreuses lacunes, dont la principale est l'incertitude quant aux conditions qu'un tribunal jugera applicables aux employés et au demandeur dans un cas donné. Je suis également en désaccord avec la méthode du juge Southin pour le motif qu'en droit l'action fondée sur l'atteinte à la possession mobilière ne convient vraisemblablement pas lorsque le déposant qui est entré en possession des marchandises avec le consentement du demandeur les endommage par négligence (et non intentionnellement).

À mon avis, l'analyse en l'espèce doit se fonder sur la prémisse évidente en soi selon laquelle le droit de la responsabilité délictuelle et celui des contrats constituent des régimes distincts. En l'espèce, l'action intentée par la demanderesse contre les employés est nécessairement fondée sur la responsabilité délictuelle puisqu'aucun contrat ne la liait aux employés. Toutefois, les défendeurs tentent d'invoquer en défense les conditions du contrat intervenu entre la demanderesse et leur employeur. Il s'agit de savoir s'ils peuvent agir ainsi et, dans l'affirmative, pour quel motif?

On a avancé plusieurs théories selon lesquelles l'employé poursuivi en matière délictuelle peut invoquer une clause de limitation figurant dans le contrat de son employeur. Celle qui ressort le plus veut que la demanderesse ait volontairement accepté le risque du dommage excédant le montant stipulé dans la clause de limitation. Selon cette théorie, il faut considérer que l'acceptation par la demanderesse de la limitation de la responsabilité de l'employeur vaut également pour les employés de ce dernier.

La notion de l'acceptation volontaire du risque est exprimée en droit de la responsabilité délictuelle par la maxime volenti non fit injuria. Selon les auteurs, elle comporte deux aspects différents: d'une part, elle supprime ou limite l'obligation de diligence et, d'autre part, elle constitue une renonciation à un droit d'action existant (et empêche ainsi l'indemnisation): Clerk & Lindsell on Torts (16e éd. 1989), aux pp. 112 et 113; J. G. Fleming, The Law of Torts (7e éd. 1987), à la p. 265; Salmond and Heuston on the Law of Torts (19e éd. 1987), aux pp. 557 et 558; A. M. Linden, La responsabilité civile délictuelle (4e éd. 1988), aux pp. 545 à 547. Le point de vue selon lequel il y a suppression ou limitation de l'obligation de diligence tient compte de toutes les circonstances, dont le contrat, pour déterminer la nature de l'obligation des parties en common law. D'après le point de vue selon lequel il y a renonciation, on suppose qu'il existe une obligation de diligence normale, mais on dit que le droit du demandeur de poursuivre pour manquement à cette obligation a été retiré.

En cour d'appel, le juge en chef McEachern de la Colombie‑Britannique et les juges Wallace et Hinkson ont adopté le premier point de vue. Selon mon interprétation de ses motifs, mon collègue le juge Iacobucci adopte le second. Il affirme qu'il n'est pas nécessaire d'adopter la méthode fondée sur la «responsabilité délictuelle». Il détermine le manquement selon la norme habituelle de diligence sans tenir compte des circonstances particulières ou du contrat. Il se demande ensuite si la limitation de responsabilité stipulée au contrat conclu entre la demanderesse et l'employeur peut être invoquée comme moyen de défense, ce à quoi il répond par l'affirmative.

La première difficulté que soulève le point de vue adopté par le juge Iacobucci est de savoir si les défendeurs, qui n'étaient pas parties au contrat, peuvent l'invoquer. Autrefois, la réponse était négative en vertu du principe du lien contractuel. Selon le juge Iacobucci, cela ne devrait plus constituer un empêchement; je suis d'accord.

Il existe toutefois une deuxième difficulté. Elle découle du fait que la condition du contrat, même si elle peut être invoquée en défense par les employés, n'offre pas, de par son contenu, un moyen de défense à ces derniers. Le contrat n'exonère que l'«entreposeur». Ce terme n'y est pas défini. Cependant, j'estime que la lecture du contrat dans son ensemble ne permet qu'une seule interprétation raisonnable, c'est‑à‑dire que le terme «entreposeur» désigne l'employeur et non les employés.

La théorie des conditions implicites constituerait un moyen de surmonter cette difficulté. On pourrait prétendre que lorsqu'un client et un employeur prévoient par contrat une limitation de responsabilité et qu'ils savent tous deux que le travail sera accompli par les employés de l'employeur, il y a alors dans ce contrat une condition implicite selon laquelle le demandeur accepte également le risque de négligence des employés, permettant ainsi à ces derniers d'opposer la défense de volenti au demandeur.

La supposition qu'il existe une condition implicite de manière à exonérer les employés de toute responsabilité en l'espèce se heurte au fait que rien ne laisse croire que les parties ont voulu que le terme «entreposeur», qui définit ceux dont la responsabilité est exclue, vise également les employés. En toute déférence pour la conclusion apparemment contraire du juge Iacobucci, il est douteux que les parties aient voulu que le terme «entreposeur» vise également les employés, étant donné l'absence de preuve à ce sujet et le fait qu'ailleurs dans le contrat, on ne peut que comprendre que le terme «entreposeur» ne vise pas les employés.

Toutefois, l'intention présumée des parties ne constitue qu'un seul des moyens de soutenir l'existence d'une condition implicite. Comme le dit G. H. Treitel dans The Law of Contract (8e éd. 1991), à la p. 185:

[traduction] Les conditions implicites peuvent se diviser en trois catégories. La première renferme les conditions implicites en fait, soit celles qui n'ont pas été expressément stipulées au contrat, mais que les parties ont dû avoir l'intention d'inclure. La deuxième catégorie regroupe les conditions implicites en droit, c'est‑à‑dire les conditions qui découlent de l'application du droit, bien que les parties n'aient peut‑être pas eu l'intention de les inclure. Les conditions implicites en vertu de la coutume forment la troisième catégorie.

Voir également les motifs du juge Le Dain dans Société hôtelière Canadien Pacifique Ltée c. Banque de Montréal, [1987] 1 R.C.S. 711, et mes motifs concordants dans l'arrêt Machtinger c. HOJ Industries Ltd., [1992] 1 R.C.S. 986. Bref, lorsque cela est indiqué, le tribunal peut, en principe, supposer l'existence d'une condition dans une forme particulière de contrat, même si de toute évidence les parties n'ont pas voulu l'y inclure.

Cela me semble fournir une justification suffisante à la conclusion du juge Iacobucci que les employés devraient pouvoir invoquer comme moyen de défense l'exonération prévue au contrat. On pourrait prétendre qu'en principe, les tribunaux devrait supposer l'existence, dans les contrats d'entreposage, d'une condition prévoyant que le terme «entreposeur» vise les employés de l'entrepôt pour les fins des limitations contractuelles de responsabilité. On pourrait alors conclure que la demanderesse, en concluant un tel contrat, a renoncé à son droit de poursuivre les employés pour les dommages excédant 40 $. Ce point de vue soulève toutefois la question épineuse de savoir si le tribunal devrait, en principe, supposer l'existence de la prétendue condition.

Cependant, comme l'ont conclu les trois juges de la Cour d'appel qui ont abordé la question sous l'angle de la responsabilité délictuelle, l'acceptation volontaire du risque peut se fonder sur un motif plus général que la renonciation découlant de la clause d'exonération du contrat. Tout à fait indépendamment de la condition du contrat en cause, on peut soutenir que les circonstances qui donnent naissance à l'obligation en matière délictuelle, dont fait partie le contrat prévoyant l'exonération de responsabilité, sont de nature à limiter l'obligation de diligence des employés envers la demanderesse. Comme l'a dit le juge Wallace (citant le lord juge Purchas dans l'arrêt Pacific Associates Inc. c. Baxter, [1990] 1 Q.B. 993 (C.A.), à la p. 1011), la question de savoir s'il existe des circonstances qui atténuent ou suppriment l'obligation de diligence [traduction] «peut être tranchée uniquement en fonction du cadre factuel et, en particulier, de la structure contractuelle dans laquelle on allègue que cette obligation prend naissance.»

Le droit de la responsabilité délictuelle reconnaît depuis longtemps que les circonstances peuvent supprimer ou limiter l'obligation de diligence en matière délictuelle. En fait, comme je l'ai déjà souligné dans les présents motifs, il s'agit de l'une des théories fondamentales auxquelles les auteurs ont eu recours pour expliquer le moyen de défense fondé sur l'acceptation volontaire du risque. On reconnaît depuis longtemps que les renonciations et les clauses d'exonération, qu'elles soient contractuelles ou non, ont un tel effet sur l'obligation en matière délictuelle. Comme J. G. Fleming, op. cit., le dit à la p. 265 (où il traite de la suppression totale de toute obligation de diligence):

[traduction] L'idée fondamentale est que le demandeur qui accepte d'assumer le risque lui‑même dégage le défendeur de toute responsabilité à l'égard de ce risque. L'obligation de diligence de ce dernier est donc suspendue.

Les tribunaux canadiens, dont notre Cour, ont appliqué ce principe pour déterminer la responsabilité et les dommages‑intérêts en matière délictuelle. Dans l'arrêt Car and General Insurance Corp. c. Seymour, [1956] R.C.S. 322, après avoir analysé l'obligation de diligence que le conducteur d'une automobile a normalement envers un passager, le juge Kellock affirme (à la p. 331):

[traduction] La conclusion qu'il y a acceptation volontaire du risque a comme conséquence que cette obligation n'existait pas, et c'est au défendeur qu'il incombe de l'établir.

Voir également Crocker c. Sundance Northwest Resorts Ltd., [1988] 1 R.C.S. 1186, à la p. 1203.

Après avoir revu minutieusement les circonstances donnant naissance à l'obligation de diligence des employés envers la demanderesse en l'espèce, le juge en chef McEachern et les juges Hinkson et Wallace de la Cour d'appel ont conclu qu'elle était limitée aux dommages inférieurs à 40 $. Il ne servirait à rien de répéter les considérations qui les ont amenés à conclure ainsi et que le juge Iacobucci a résumées adroitement. Il suffit de dire qu'à mon avis, ils avaient raison. (J'ajouterai comme seule réserve que, contrairement à un commentateur (W. J. Swadling, «Privity, Tort and Contract: Exempting the Careless Employee» (1991), 4 Journal of Contract Law 208, aux pp. 218 et 219), je ne considère pas que le juge Hinkson a conclu que la confiance de la demanderesse est une condition essentielle de l'indemnisation dans tous ces cas, ni que le juge Wallace a affirmé que la seule exigence pour qu'il y ait responsabilité est ce qui est «juste et raisonnable».)

En Angleterre, les tribunaux ont rejeté la règle de l'«immunité dérivée» selon laquelle, en principe, [traduction] «un employé qui accomplit des actes aux termes d'un contrat intervenu entre son employeur et un tiers a droit aux mêmes immunités que celles que le contrat confère à son employeur» (W. J. Swadling, loc. cit., à la p. 223). Toutefois, des décisions plus récentes ont ouvert la voie à une analyse fondée sur une modification de l'obligation de diligence semblable à celle adoptée par la Cour d'appel en l'espèce. Dans l'arrêt Junior Books Ltd. c. Veitchi Co., [1983] 1 A.C. 520 (H.L.), lord Roskill, se demandant [traduction] «ce qui se produirait s'il y avait une clause d'exonération pertinente dans le contrat principal», a répondu (à la p. 546):

[traduction] . . . cette question n'a pas à être tranchée en l'espèce, mais, en principe, je me permettrais d'observer que pareille clause, telle que formulée, pourrait dans certaines circonstances limiter l'obligation de diligence, tout comme dans l'arrêt Hedley Byrne les demandeurs ont été déboutés en raison de la dénégation de responsabilité des défendeurs. [Je souligne.]

Les principes du droit de la responsabilité délictuelle qui ont été énoncés dans l'arrêt Anns c. Merton London Borough Council, [1978] A.C. 728, et que notre Cour a appliqués à maintes reprises, permettent, et en fait exigent, que le tribunal tienne compte de toutes les circonstances pertinentes dans l'évaluation de l'obligation de diligence qu'un défendeur a envers un demandeur. L'existence d'une limitation de responsabilité, qu'elle soit contractuelle ou autre, peut modifier l'étendue de cette obligation. En l'espèce, la Cour d'appel à la majorité a conclu, après avoir appliqué ces principes, que l'obligation de diligence des défendeurs était limitée aux dommages inférieurs à 40 $, la demanderesse ayant accepté tous les risques de dommage excédant cette somme. Je confirmerais cette conclusion.

J'ai souligné comment la notion d'acceptation volontaire du risque, que ce soit en vertu d'une renonciation contractuelle par l'entremise de la théorie des conditions implicites ou en vertu d'une analyse fondée sur l'étendue de l'obligation de diligence, permet de conclure que les employés défendeurs ne sont pas responsables envers la demanderesse. Il reste à examiner brièvement la conclusion de mon collègue le juge La Forest selon laquelle, compte tenu de l'ensemble des faits pertinents en l'espèce, aucune obligation de diligence n'incombe aux employés, celle‑ci incombant exclusivement à l'employeur. Je me demande s'il convient que notre Cour fasse ce pas à ce moment‑ci.

La règle proposée par mon collègue le juge La Forest apporterait un changement capital dans la common law relative à la responsabilité délictuelle. On a toujours reconnu le droit du demandeur de poursuivre une personne négligente, peu importe que l'employé travaille pour quelqu'un d'autre ou non. En l'absence de négligence indépendante de sa part, l'employeur n'engage sa responsabilité qu'en vertu du principe de la responsabilité du fait d'autrui. Les motifs de mon collègue inverseraient la situation; l'employeur, peu importe qu'il ait été lui-même négligent ou non, serait essentiellement responsable de la négligence de ses employés. Le droit de poursuivre directement l'employé ne serait accordé que dans des circonstances exceptionnelles comme dans le cas où il y a une confiance précise en l'employé ou encore des «questions de sécurité» particulières.

Un tel changement aurait des répercussions énormes sur les droits des demandeurs sur les plans du fond et de la procédure. Sur le plan du fond, l'élimination du droit actuel de se faire indemniser par un employé négligent priverait le demandeur de la possibilité d'obtenir une indemnité subsidiaire dans le cas où, par exemple, l'employeur n'est pas suffisamment assuré et n'a aucun actif réalisable (ce qui est fréquemment le cas pour les propriétaires d'entreprises moins importantes). Sur le plan de la procédure, le droit à l'interrogatoire préalable et le droit à l'utilisation en preuve du témoignage de la personne qui a effectivement été négligente risquent d'être perdus. Ce ne sont là que deux conséquences importantes qui viennent à l'esprit.

Non seulement le changement proposé au droit est capital, mais il susciterait des questions accessoires dont les réponses ne sont pas évidentes, du moins pas à mes yeux. Comment définit‑on la confiance précise en des employés ou les questions de sécurité particulières? Une fois établies, justifient‑elles de tenir les employés responsables de dommages matériels et d'une perte économique, de même que de lésions corporelles? L'employeur poursuivi dans un tel cas devrait‑il pouvoir se retourner contre l'employé? Je ne crains pas que de telles questions ne puissent être tranchées d'une manière satisfaisante; je crains plutôt que leur solution n'entraîne les tribunaux dans un long et pénible processus d'élaboration du droit dans un domaine où le processus législatif est peut‑être mieux adapté que les tribunaux pour établir des règles. En attendant, les employés, les employeurs et le secteur de l'assurance trouveraient difficile d'évaluer avec précision et de prévoir le risque de responsabilité. Ces considérations me portent à croire que si attrayante que puisse sembler l'idée avancée par mon collègue, la meilleure solution est de laisser aux assemblées législatives du Canada le soin d'examiner toutes les répercussions du changement proposé et de décider si, tout bien considéré, il est souhaitable d'imposer les exceptions et les conditions appropriées.

Comme je l'ai indiqué dans l'arrêt Watkins c. Olafson, [1989] 2 R.C.S. 750, à la p. 761:

. . . les réformes majeures du droit doivent plutôt relever de l'assemblée législative. Lorsqu'il s'agit de procéder à une extension mineure de l'application de règles existantes de manière à répondre aux exigences d'une situation nouvelle et lorsque les conséquences de la modification sont faciles à évaluer, les juges peuvent et doivent modifier les règles existantes. Mais quand il s'agit d'une réforme majeure ayant des ramifications complexes, les tribunaux doivent faire preuve de beaucoup de prudence.

Conclusion

Je suis d'avis de rejeter le pourvoi principal et le pourvoi incident avec dépens.

Pourvoi principal et pourvoi incident rejetés avec dépens, le juge La Forest est dissident dans le pourvoi incident.

Procureurs de l'appelante: Lindsay, Kenney, Vancouver.

Procureurs des intimés: Harper, Grey, Easton & Company, Vancouver.

Procureurs de l'intervenant: Stevenson, Norman, Vancouver.

* Le juge Stevenson n'a pas pris part au jugement.


Sens de l'arrêt : Le pourvoi principal et le pourvoi incident sont rejetés

Analyses

Responsabilité délictuelle - Négligence - Obligation de diligence - Transformateur à livrer à un entrepôt - Transformateur endommagé en raison de la négligence d'employés de l'entrepôt - Les employés avaient‑ils une obligation de diligence à l'égard du client de l'employeur? - Les employés peuvent‑ils invoquer la clause de limitation de responsabilité du contrat d'entreposage conclu par l'employeur et le client?.

Contrats - Lien contractuel - Clause de limitation de responsabilité - Transformateur à livrer à un entrepôt - Transformateur endommagé en raison de la négligence d'employés de l'entrepôt - Les employés avaient‑ils une obligation de diligence à l'égard du client de l'employeur? - Les employés peuvent‑ils invoquer la clause de limitation de responsabilité du contrat d'entreposage conclu par l'employeur et le client?.

L'appelante a livré à une entreprise d'entreposage un transformateur qui devait être entreposé conformément aux modalités d'un contrat type, qui comportait une clause limitant la responsabilité de l'entreposeur à 40 $ par colis. Connaissant et comprenant parfaitement cette clause, l'appelante a choisi de ne pas souscrire une assurance supplémentaire auprès de l'entreposeur, mais de souscrire plutôt sa propre assurance tous risques. Quand les employés intimés ont tenté de déplacer le transformateur à l'aide de deux chariots élévateurs à fourche, alors que la prudence l'interdisait, le transformateur a basculé et est tombé, ce qui a entraîné des dommages considérables. Invoquant l'inexécution du contrat et la négligence, l'appelante a intenté une action en dommages‑intérêts contre la compagnie d'entreposage et les employés. Le juge de première instance a tenu les employés personnellement responsables de la totalité des dommages causés et a limité la responsabilité de la compagnie à 40 $. La Cour d'appel, à la majorité, a abaissé le montant de la responsabilité des intimés à 40 $. L'appelante a fait appel de cette décision et les employés intimés ont formé un pourvoi incident afin d'être dégagés de toute responsabilité. Les deux questions principales sont: l'obligation de diligence des employés envers la clientèle de leur employeur et la mesure dans laquelle les employés peuvent invoquer la clause contractuelle de limitation de la responsabilité de leur employeur.

Arrêt (le juge La Forest est dissident dans le pourvoi incident): Le pourvoi principal et le pourvoi incident sont rejetés.

Les juges L'Heureux‑Dubé, Sopinka, Cory et Iacobucci: Les employés intimés avaient indéniablement une obligation de diligence envers l'appelante lorsqu'ils ont manipulé le transformateur. Compte tenu de toutes les circonstances de l'espèce, les employés intimés pouvaient raisonnablement prévoir que leur négligence dans la manipulation du transformateur causerait des dommages au bien de l'appelante. Il existait un lien suffisamment étroit entre les parties pour imposer aux employés l'obligation de faire preuve de diligence raisonnable. La confiance, dont on peut se servir ici, touche l'existence d'une obligation de diligence et non la responsabilité pour manquement à une obligation de diligence. Au Canada, aucune règle générale n'a pour effet de soustraire l'employé qui agit dans l'exercice de ses fonctions et dans l'exécution de ce qui constitue "l'essence même" des obligations contractuelles de son employeur envers un client, à une obligation de diligence envers le client de l'employeur. Selon les conclusions de fait non contestées du juge de première instance, les intimés ont manqué à leur obligation de diligence et causé des dommages au transformateur.

Les intimés étaient des tiers bénéficiaires de la clause de limitation de responsabilité figurant dans le contrat d'entreposage intervenu entre leur employeur et l'appelante et, dans les circonstances, ils peuvent bénéficier directement de cette clause même s'ils ne sont pas signataires du contrat. Bien qu'aucune des exceptions traditionnelles au principe du lien contractuel ne s'applique en l'espèce, ce principe devrait être assoupli dans les circonstances. La plupart des raisons et des justifications traditionnelles qui sous‑tendent le principe ne s'appliquent guère dans le cas où, comme en l'espèce, un tiers bénéficiaire invoque une disposition contractuelle comme moyen de défense à l'action intentée par l'une des parties contractantes. De plus, le principe du lien contractuel ne tient pas compte des conséquences particulières qui découlent des relations employeur‑employé et employeur‑client. L'employeur et l'employé partagent manifestement les mêmes intérêts lorsqu'il s'agit d'exécuter les obligations contractuelles de l'employeur. Lorsqu'un employeur et un client concluent un contrat de prestation de services et insèrent une clause limitant la responsabilité de l'employeur relativement aux dommages imputables aux actes qui, dans l'esprit des parties contractantes et dans les faits, sont normalement accomplis par les employés de l'employeur, il n'existe tout simplement aucun motif valable de refuser le bénéfice de la clause aux employés qui exécutent les obligations contractuelles. La nature et la portée de la clause de limitation de la responsabilité correspondent, pour l'essentiel, à la nature et à la portée des obligations contractuelles exécutées par les tiers bénéficiaires (les employés). Il serait absurde, dans les circonstances de l'espèce, de permettre à l'appelante de contourner une clause de limitation de la responsabilité en engageant contre les employés intimés des poursuites fondées sur la responsabilité délictuelle. Une telle tentative de contourner ou d'éluder une clause contractuelle d'exonération ou de limitation de la responsabilité pour l'acte ou l'omission qui constitue le délit civil ne devrait pas être sanctionnée au nom du principe du lien contractuel. Enfin il existe de solides raisons d'ordre public qui justifient l'assouplissement du principe du lien contractuel en l'espèce. Il est tout simplement illogique, sur le plan commercial, de conclure que le mot "entreposeur" n'était pas destiné à viser les employés intimés, de manière à leur refuser le bénéfice de la clause de limitation de la responsabilité à l'égard d'une perte survenue pendant l'exécution des services mêmes que vise le contrat. Pareil résultat crée aussi de l'incertitude et nécessite des frais d'assurance excessifs dans la mesure où il contrecarre la répartition des risques expressément prévue par les parties contractantes, ainsi que les attentes raisonnables de tous les intéressés, y compris les employés. Lorsque des parties concluent des contrats commerciaux et qu'elles décident que l'une d'elles et ses employés auront une responsabilité limitée, ou lorsque ces parties décident d'utiliser un terme comme "entreposeur" qui implique que les employés jouiront également d'une protection, le principe du lien contractuel ne devrait pas faire obstacle à la réalité commerciale et à la justice.

Les employés devraient avoir le droit de bénéficier d'une clause de limitation de la responsabilité figurant dans un contrat liant leur employeur et le demandeur si les conditions suivantes sont remplies: (1) la clause doit expressément ou implicitement s'appliquer aux employés (ou à l'employé) qui cherchent à l'invoquer; (2) les employés (ou l'employé) qui invoquent la clause de limitation de la responsabilité devaient agir dans l'exercice de leurs fonctions et exécuter les services mêmes que visait le contrat au moment où la perte est survenue. La seule question qui se pose ici est de savoir si la première condition est remplie car les employés agissaient dans l'exercice de leurs fonctions et ils exécutaient alors les services mêmes que prévoyait le contrat. Les parties n'ont pas choisi des mots qui amènent inévitablement à conclure que les employés intimés ne devaient pas bénéficier de l'application de la clause de limitation de responsabilité. Compte tenu de toutes les circonstances de la présente espèce, y compris la nature de la relation qui existe entre les employés et leur employeur, le fait que les mêmes intérêts soient partagés relativement aux obligations contractuelles, le fait que l'appelante savait que des employés participeraient à l'exécution des obligations contractuelles et l'absence, dans le contrat, d'une disposition non équivoque à l'effet contraire, le mot "entreposeur" employé dans la clause de limitation de responsabilité doit être interprété comme signifiant "les entreposeurs". En ce sens, les employés intimés ne sont pas totalement étrangers à la clause mais sont plutôt, à l'égard de cette clause, des tiers bénéficiaires implicites. En conséquence, la première condition de cette nouvelle exception au principe du lien contractuel est également remplie.

Le juge McLachlin : Le droit de la responsabilité délictuelle et celui des contrats constituent des régimes distincts et l'action intentée par l'appelante contre les employés en l'espèce est nécessairement fondée sur la responsabilité délictuelle puisqu'aucun contrat ne la liait aux employés. Le principe de l'acceptation volontaire du risque permet à l'employé poursuivi en matière délictuelle d'invoquer une clause de limitation figurant dans le contrat de son employeur. Selon cette théorie, il faut considérer que l'acceptation par la demanderesse de la limitation de la responsabilité de l'employeur vaut également pour les employés de ce dernier. La notion d'acceptation volontaire du risque est définie à la fois comme la suppression et la limitation de l'obligation de diligence et comme une renonciation à un droit d'action existant (empêchant ainsi l'indemnisation). Indépendamment de la condition du contrat en cause, on peut soutenir que les circonstances donnant naissance à l'obligation en matière délictuelle, dont fait partie le contrat prévoyant l'exonération de responsabilité, sont de nature à limiter l'obligation de diligence des employés envers la demanderesse. Le droit de la responsabilité délictuelle reconnaît depuis longtemps que les circonstances peuvent supprimer ou limiter l'obligation de diligence. On reconnaît depuis longtemps que les renonciations et les clauses d'exonération, qu'elles soient contractuelles ou non, ont un tel effet sur l'obligation en matière délictuelle. En l'espèce, l'obligation de diligence des employés intimés était limitée aux dommages inférieurs à 40 $, la demanderesse ayant accepté tous les risques de dommage excédant cette somme.

Le juge La Forest (dissident dans le pourvoi incident): Les employés intimés n'avaient aucune obligation de diligence envers l'appelante, dans les circonstances de l'espèce. L'arrêt Anns de la Chambre des lords énonce deux critères permettant de déterminer si l'obligation de diligence existe. Puisque les dommages en question étaient raisonnablement prévisibles, on satisfait au premier volet du critère. Le second volet, consistant à se demander s'il existe des motifs de restreindre ou de rejeter la portée de l'obligation, est suffisamment général pour permettre d'examiner les facteurs dont les tribunaux anglais ont tenu compte dans le contexte de leur critère de ce qui est juste et raisonnable. Il est maintenant bien établi que des considérations de principe peuvent en fait supprimer l'obligation. Les tribunaux doivent se montrer sensibles aux effets que l'imposition de la responsabilité délictuelle aurait sur la répartition contractuelle du risque, et ce, peu importe que le préjudice subi soit une perte économique ou un dommage matériel, quoique la responsabilité délictuelle risque peut‑être moins de perturber les ententes contractuelles dans les affaires de dommage matériel. Si cela est maintenant très clairement reconnu dans les affaires de responsabilité concomitante, cela a également été reconnu dans les affaires mettant en cause des parties non liées par un contrat. Le simple fait que cette affaire met en cause un dommage matériel plutôt qu'une perte économique ne saurait être suffisant pour éviter de déterminer si, en l'espèce, il est justifié de reconnaître l'existence d'une obligation de diligence pour des motifs de principe.

Ni la Warehouse Receipt Act, ni le contrat d'entreposage ne confirment ou nient l'existence d'une obligation de la part des employés de l'entreposeur. L'étendue de l'obligation que les employés d'un entreposeur peuvent éventuellement avoir envers ce dernier ou ses clients doit être déterminée au moyen de l'application des principes de common law en matière de responsabilité délictuelle. Le régime de la responsabilité du fait d'autrui, sous lequel l'employeur est responsable de l'inconduite de son employé, est mieux perçu comme une réponse à un certain nombre de questions de principe. Les considérations de principe les plus importantes sont fondées sur l'idée selon laquelle l'employeur est mieux placé que l'employé pour assumer la responsabilité, tant au point de vue de l'équité et qu'à celui de l'efficacité. Le régime de la responsabilité du fait d'autrui n'est pas simplement un mécanisme qui permet à l'employeur de garantir la responsabilité primaire de l'employé mais a pour fonction plus générale de transférer à l'entreprise elle‑même les risques créés par l'activité à laquelle se livrent ses mandataires. L'élimination de la possibilité que l'employé assume la perte est non seulement logiquement compatible avec le régime de la responsabilité du fait d'autrui, mais elle est aussi rendue nécessaire en pratique, compte tenu de l'évolution de la logique sur laquelle ce régime se fonde. L'employeur est presque toujours assuré contre le risque d'être tenu responsable envers les tiers en raison de la responsabilité du fait d'autrui qui lui incombe: le coût de cette responsabilité est donc imputé à l'activité rentable qui y donne lieu. Il n'est pas nécessaire d'avoir une double assurance qui protège à la fois l'employé et l'employeur contre le même risque. De plus, la nécessité de décourager le manque de diligence ne saurait justifier l'imposition d'une responsabilité délictuelle à l'employé dans ces conditions. L'employé risque d'être assujetti à des mesures disciplinaires ou d'être congédié s'il refuse d'accomplir le travail conformément aux directives de l'employeur, et l'employeur est libre d'établir des régimes contractuels de contribution des employés négligents. Enfin, dans la plupart des cas, l'élimination de la responsabilité de l'employé n'aura aucun effet sur l'indemnisation du demandeur.

Dans un cas «classique» de responsabilité du fait d'autrui non contractuelle, où il n'y a pas de «cadre contractuel» en ce qui concerne le demandeur, la question de l'indemnisation exige qu'en ce qui concerne le demandeur et l'employé négligent, ce dernier soit tenu responsable des dommages matériels et lésions corporelles causés au demandeur. Toutefois, en ce qui concerne l'employé et l'employeur, l'employeur devrait encore assumer le risque même dans un cas de ce genre. La meilleure solution serait probablement un régime d'indemnisation s'appliquant entre l'employeur et l'employé. Ces cas peuvent être distingués des cas tels que l'espèce, où est en cause une opération planifiée dans laquelle quelqu'un acquiert ou cède un bien ou un service quelconque. Dès qu'une opération est planifiée, il y a des risques prévisibles et la possibilité de répartir ou de traiter autrement ces risques à l'avance doit entrer en ligne de compte, même si l'action intentée par le demandeur est fondée sur la responsabilité délictuelle. Lorsque le demandeur a subi un dommage matériel dans le cadre de rapports contractuels avec une société, on peut considérer qu'il a choisi de traiter avec une société. Le demandeur qui choisit de traiter avec une société à responsabilité limitée peut, la plupart du temps, être considéré comme ayant volontairement assumé le risque que la compagnie ne soit pas en mesure d'exécuter un jugement fondé sur la responsabilité contractuelle ou sur la responsabilité du fait d'autrui. Maintenant que de nombreuses réclamations sont fondées à la fois sur la responsabilité contractuelle et sur la responsabilité délictuelle, le client ne devrait pas être en mesure de transférer ce risque à l'employé en présentant une réclamation fondée sur la responsabilité délictuelle. En l'espèce, l'employeur a pu limiter sa responsabilité délictuelle et contractuelle à l'égard des dommages matériels mais les employés n'ont eu aucune possibilité réelle de refuser le risque. Il n'est pas justifié dans ce contexte d'imposer aux employés la charge d'exclure par contrat leur responsabilité délictuelle.

Il n'y a aucune nécessité logique que la responsabilité délictuelle de l'employeur dépende de la responsabilité personnelle du préposé. L'acte négligent de l'employé peut être attribué à la société lorsqu'il s'agit d'appliquer le régime de la responsabilité du fait d'autrui dans ce contexte. Étant donné le lien étroit créé par le contrat, la société a une obligation de diligence envers le client et est assujettie à la responsabilité du fait d'autrui à l'égard des actes négligents de ses employés.

Pour ce qui est de la négligence de l'employé, il faudrait adopter une exigence de confiance raisonnable similaire à celle qui est requise dans un cas de déclaration inexacte faite par négligence. Les questions de principe sont différentes, mais une exigence de confiance raisonnable est également justifiée. La confiance raisonnable est une condition d'indemnisation nécessaire dans les cas de négligence de la part d'un employé, où la loi prévoit l'indemnisation au moyen d'un recours contre l'employeur et où, par conséquent, le droit à l'indemnisation du demandeur est en bonne partie protégé. Cela est nécessaire dans les cas où le défendeur n'a pas réellement l'occasion de refuser le risque. La confiance en un employé ordinaire ne sera que rarement ou pour ainsi dire jamais raisonnable. Dans la plupart des cas, sinon dans tous les cas, elle ne sera pas raisonnable si l'employé n'assume pas expressément ou implicitement de responsabilité envers le demandeur. La simple exécution du contrat par l'employé, sans plus, n'est pas une preuve qu'il a assumé pareille responsabilité étant donné que l'exécution est requise aux termes du contrat que l'employé a passé avec l'employeur. En l'espèce, il n'était pas raisonnable pour l'appelante de se fier aux employés intimés.

L'employé demeure responsable envers le demandeur des délits indépendants qu'il a commis. Un délit indépendant peut entraîner ou non la responsabilité de l'employeur sous le régime de la responsabilité du fait d'autrui. La première question à régler dans des cas de ce genre est celle de savoir si le délit qu'on impute à l'employé est un délit indépendant ou un délit lié à un contrat intervenu entre l'employeur et le demandeur. En répondant à cette question, il est légitime de tenir compte de la portée du contrat, de la nature de la conduite de l'employé et de la nature de l'intérêt du demandeur. Dans le cas d'un délit indépendant, l'employé est responsable envers le demandeur si les éléments de l'action délictuelle sont établis. La responsabilité de la société envers la demanderesse est déterminée selon les règles ordinaires qui s'appliquent aux affaires de responsabilité du fait d'autrui. Dans le cas d'un délit lié à un contrat, il faut se demander s'il était raisonnable pour le demandeur de faire confiance à l'employé. Ici, il s'agit de savoir si, dans les circonstances, la demanderesse a compté raisonnablement sur la responsabilité éventuelle des défendeurs sur le plan juridique. En l'espèce, le délit était lié au contrat et il n'était pas raisonnable pour la demanderesse de se fier aux employés intimés.


Parties
Demandeurs : London Drugs Ltd.
Défendeurs : Kuehne & Nagel International Ltd.

Références :

Jurisprudence
Citée par le juge Iacobucci
Arrêts examinés: ITO—International Terminal Operators Ltd. c. Miida Electronics Inc., [1986] 1 R.C.S. 752
Central Trust Co. c. Rafuse, [1986] 2 R.C.S. 147
distinction d'avec les arrêts: Greenwood Shopping Plaza Ltd. c. Beattie, [1980] 2 R.C.S. 228
Canadian General Electric Co. c. Pickford and Black Ltd., [1971] R.C.S. 41
arrêts mentionnés: Scruttons Ltd. c. Midland Silicones Ltd., [1962] A.C. 446
New Zealand Shipping Co. c. A. M. Satterthwaite & Co. (The "Eurymedon"), [1975] A.C. 154
Anns c. Merton London Borough Council, [1978] A.C. 728
Kamloops (Ville de) c. Nielsen, [1984] 2 R.C.S. 2
Donoghue c. Stevenson, [1932] A.C. 562
Junior Books Ltd. c. Veitchi Co., [1983] 1 A.C. 520
Norwich City Council c. Harvey, [1989] 1 All E.R. 1180
Pacific Associates Inc. c. Baxter, [1990] 1 Q.B. 993
Cominco Ltd. c. Bilton, [1971] R.C.S. 413
Hedley Byrne & Co. c. Heller & Partners Ltd., [1964] A.C. 465
B.D.C. Ltd. c. Hofstrand Farms Ltd., [1986] 1 R.C.S. 228
Sealand of the Pacific c. Robert C. McHaffie Ltd. (1974), 51 D.L.R. (3d) 702
Moss c. Richardson Greenshields of Canada Ltd., [1989] 3 W.W.R. 50
Summitville Consolidated Mining Co. c. Klohn Leonoff Ltd., C.S.C.-B., no du greffe de Van. C880756, 6 juillet 1989
R.M. & R. Log Ltd. c. Texada Towing Co. (1967), 62 D.L.R. (2d) 744
Northwestern Mutual Insurance Co. c. J. T. O'Bryan & Co. (1974), 51 D.L.R. (3d) 693
Toronto‑Dominion Bank c. Guest (1979), 10 C.C.L.T. 256
East Kootenay Community College c. Nixon & Browning (1988), 28 C.L.R. 189
Ataya c. Mutual of Omaha Insurance Co. (1988), 34 C.C.L.I. 307
Elder, Dempster & Co. c. Paterson, Zochonis & Co., [1924] A.C. 522
Dyck c. Manitoba Snowmobile Association Inc., [1985] 1 R.C.S. 589
Crocker c. Sundance Northwest Resorts Ltd., [1988] 1 R.C.S. 1186
Tweddle c. Atkinson (1861), 1 B. & S. 393, 121 E.R. 762
Dunlop Pneumatic Tyre Co. c. Selfridge & Co., [1915] A.C. 847
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Smith and Snipes Hall Farm Ltd. c. River Douglas Catchment Board, [1949] 2 K.B. 500
Drive Yourself Hire Co. (London) Ltd. c. Strutt, [1954] 1 Q.B. 250
Adler c. Dickson, [1955] 1 Q.B. 158
Beswick c. Beswick, [1967] 2 All E.R. 1197 (H.L.), conf. [1966] Ch. 538 (C.A.)
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Trident General Insurance Co. c. McNiece Bros. Pty. Ltd. (1988), 80 A.L.R. 574
Lawrence c. Fox, 20 N.Y. 268 (1859)
Choate, Hall & Stewart c. SCA Services, Inc., 392 N.E.2d 1045 (1979)
Robert C. Herd & Co. c. Krawill Machinery Corp., 359 U.S. 297 (1959)
Salmond and Spraggon (Australia) Pty. Ltd. c. Port Jackson Stevedoring Pty. Ltd. (The "New York Star"), [1980] 3 All E.R. 257
Watkins c. Olafson, [1989] 2 R.C.S. 750
R. c. Salituro, [1991] 3 R.C.S. 654
J. Nunes Diamonds Ltd. c. Dominion Electric Protection Co., [1972] R.C.S. 769
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Employers Casualty Co. c. Wainwright, 473 P.2d 181 (1970).
Citée par le juge McLachlin
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Machtinger c. HOJ Industries Ltd., [1992] 1 R.C.S. 986
Pacific Associates Inc. c. Baxter, [1990] 1 Q.B. 993
Car and General Insurance Corp. c. Seymour, [1956] R.C.S. 322
Crocker c. Sundance Northwest Resorts Ltd., [1988] 1 R.C.S. 1186
Junior Books Ltd. c. Veitchi Co., [1983] 1 A.C. 520
Anns c. Merton London Borough Council, [1978] A.C. 728
Watkins c. Olafson, [1989] 2 R.C.S. 750.
Citée par le juge La Forest (dissident dans le pourvoi incident)
Arrêt appliqué: Anns c. Merton London Borough Council, [1978] A.C. 728
arrêts examinés: Central Trust Co. c. Rafuse, [1986] 2 R.C.S. 147
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Toronto‑Dominion Bank c. Guest (1979), 10 C.C.L.T. 256
Moss c. Richardson Greenshields of Canada Ltd., [1989] 3 W.W.R. 50
Greenwood Shopping Plaza Ltd. c. Beattie, [1980] 2 R.C.S. 228, inf. (1979), 31 N.S.R. (2d) 168 (C.S. Div. app.), conf. (1978), 31 N.S.R. (2d) 1 (C.S.D.P.I.)
Greenwood Shopping Plaza Ltd. c. Neil Buccanan Ltd. (No. 1) (1979), 31 N.S.R. (2d) 135 (C.S. Div. app.), conf. (1978), 31 N.S.R. (2d) 1 (C.S.D.P.I.)
Cominco Ltd. c. Bilton, [1971] R.C.S. 413
distinction d'avec les arrêts: East Kootenay Community College c. Nixon & Browning (1988), 28 C.L.R. 189
Ataya c. Mutual of Omaha Insurance Co. (1988), 34 C.C.L.I. 307
arrêts mentionnés: Donoghue c. Stevenson, [1932] A.C. 562
Pacific Associates Inc. c. Baxter, [1990] 1 Q.B. 993
Kamloops (Ville de) c. Nielsen, [1984] 2 R.C.S. 2
Rothfield c. Manolakos, [1989] 2 R.C.S. 1259
Leigh and Sillavan Ltd. c. Aliakmon Shipping Co., [1986] A.C. 785
Norwich City Council c. Harvey, [1989] 1 All E.R. 1180
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B.D.C. Ltd. c. Hofstrand Farms Ltd., [1986] 1 R.C.S. 228
Cattle c. Stockton Waterworks Co. (1875), L.R. 10 Q.B. 453
Hedley Byrne & Co. c. Heller & Partners Ltd., [1964] A.C. 465
J. Nunes Diamonds Ltd. c. Dominion Electric Protection Co., [1972] R.C.S. 769
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Dominion Chain Co. c. Eastern Construction Co. (1976), 12 O.R. (2d) 201
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Staveley Iron & Chemical Co. c. Jones, [1956] A.C. 627
Kooragang Investments Pty. Ltd. c. Richardson & Wrench Ltd., [1981] 3 All E.R. 65
Morris c. Ford Motor Co., [1973] 1 Q.B. 792
Hamilton c. Farmers' Ltd., [1953] 3 D.L.R. 382
Lister c. Romford Ice and Cold Storage Co., [1957] A.C. 555
Bundesarbeitsgericht (Septième sénat), jugement du 23 mars 1983, BAG 42, 130
Salomon c. Salomon & Co., [1897] A.C. 22
Northwestern Mutual Insurance Co. c. J. T. O'Bryan & Co. (1974), 51 D.L.R. (3d) 693
ITO — International Terminal Operators Ltd. c. Miida Electronics Inc., [1986] 1 R.C.S. 752
Machtinger c. HOJ Industries Ltd., [1992] 1 R.C.S. 986
Co‑Operators Insurance Association c Kearney, [1965] R.C.S. 106
Lennard's Carrying Co. c. Asiatic Petroleum Co., [1915] A.C. 705
Adler c. Dickson, [1955] 1 Q.B. 158
Rainbow Industrial Caterers Ltd. c. Canadian National Railway Co. (1988), 30 B.C.L.R. (2d) 273
Summitville Consolidated Mining Co. c. Klohn Leonoff Ltd., C.S.C.-B., no du greffe de Van. C880756, 6 juillet 1989
Durham Condominium Corp. No. 34 c. Shoreham Apartments Ltd., H.C. Ont., 23 avril 1982, 14 A.C.W.S. (2d) 155
O'Keefe c. Ontario Hydro (1980), 29 Chitty's L.J. 232
Constellation Hotel Corp. c. Orlando Corp., H.C. Ont., 6 juillet 1983, 20 A.C.W.S. 482, inf. par C.A. Ont., 12 janvier 1984, jugement manuscrit reproduit à (1984), 2 C.P.C. (2d) 24
Leon Kentridge Associates c. Save Toronto's Official Plan Inc., C. dist. Ont., no 301678/87, 27 mars 1990
British Columbia Automobile Association c. Manufacturers Life Insurance Co. (1979), 14 B.C.L.R. 237
Herrington c. Kenco Mortgage & Investments Ltd. (1981), 29 B.C.L.R. 54
Great West Steel Industries Ltd. c. Arrow Transfer Co. (1977), 75 D.L.R. (3d) 424
Junior Books Ltd. c. Veitchi Co. Ltd., [1983] 1 A.C. 520
Edgeworth Construction Ltd. c. N.D. Lea & Associates Ltd. (1991), 53 B.C.L.R. (2d) 180, autorisation d'appel accordée, [1992] 2 R.C.S. 000.
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Negligence Act, R.S.B.C. 1979, ch. 298, art. 4.
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Proposition de citation de la décision: London Drugs Ltd. c. Kuehne & Nagel International Ltd., [1992] 3 R.C.S. 299 (29 octobre 1992)


Origine de la décision
Date de la décision : 29/10/1992
Date de l'import : 06/04/2012

Numérotation
Référence neutre : [1992] 3 R.C.S. 299 ?
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;1992-10-29;.1992..3.r.c.s..299 ?
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