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29/10/1992 | CANADA | N°[1992]_3_R.C.S._120

Canada | Ciba-Geigy Canada Ltd. c. Apotex Inc., [1992] 3 R.C.S. 120 (29 octobre 1992)


Ciba‑Geigy Canada Ltd. c. Apotex Inc., [1992] 3 R.C.S. 120

Ciba‑Geigy Canada Ltd. Appelante

c.

Apotex Inc. Intimée

et entre

Ciba‑Geigy Canada Ltd. Appelante

c.

Novopharm Limited Intimée

Répertorié: Ciba‑Geigy Canada Ltd. c. Apotex Inc.

Nos du greffe: 22251, 22252.

1992: 27 mars; 1992: 29 octobre.

Présents: Les juges La Forest, L'Heureux‑Dubé, Gonthier, Stevenson* et Iacobucci.

en appel de la cour d'appel de l'ontario

POURVOIS contre un arrêt de la Cour d'appel de l'Ontario (1990), 75 O.R

. (2d) 589, 45 O.A.C. 356, 32 C.P.R. (3d) 555, qui a confirmé une ordonnance du juge Fitzpatrick relativement à une question de droit dans une...

Ciba‑Geigy Canada Ltd. c. Apotex Inc., [1992] 3 R.C.S. 120

Ciba‑Geigy Canada Ltd. Appelante

c.

Apotex Inc. Intimée

et entre

Ciba‑Geigy Canada Ltd. Appelante

c.

Novopharm Limited Intimée

Répertorié: Ciba‑Geigy Canada Ltd. c. Apotex Inc.

Nos du greffe: 22251, 22252.

1992: 27 mars; 1992: 29 octobre.

Présents: Les juges La Forest, L'Heureux‑Dubé, Gonthier, Stevenson* et Iacobucci.

en appel de la cour d'appel de l'ontario

POURVOIS contre un arrêt de la Cour d'appel de l'Ontario (1990), 75 O.R. (2d) 589, 45 O.A.C. 356, 32 C.P.R. (3d) 555, qui a confirmé une ordonnance du juge Fitzpatrick relativement à une question de droit dans une action en passing‑off. Pourvois accueillis.

James D. Kokonis, c.r., et John R. Morrissey, pour l'appelante.

H. B. Radomski, pour l'intimée Apotex Inc.

Malcolm Johnston, c.r., pour l'intimée Novopharm Ltd.

//Le juge Gonthier//

Le jugement de la Cour a été rendu par

Le juge Gonthier -- Il s'agit ici de déterminer, dans le cadre d'une action en commercialisation trompeuse (passing-off), qui constitue la clientèle des laboratoires pharmaceutiques fabriquant des médicaments délivrés sur ordonnance. Cette clientèle ne comprend-elle que les médecins, les dentistes et les pharmaciens ou bien les patients à qui sont délivrés les médicaments en font-ils également partie?

I - Les faits et les procédures

La demanderesse, Ciba-Geigy Canada Ltd. («Ciba-Geigy»), est un laboratoire pharmaceutique qui fabrique et vend du tartrate de métoprolol («métoprolol») au Canada depuis 1977, en vertu d'une licence accordée par AB Hässle de Suède. Le métoprolol fait partie de la liste contenue à l'annexe F du Règlement sur les aliments et drogues et qui énumère les médicaments qui ne peuvent être vendus que sur ordonnance. Depuis 1977, ce produit de type bêta-bloqueur, dont le nom commercial est «Lopresor», est prescrit par les médecins en Ontario et au Canada en cas d'hypertension faible ou modérée; depuis 1981, en Ontario, il est prescrit aux patients souffrant d'angine. L'hypertension fait partie des maladies et désordres énumérés à l'annexe A de la Loi sur les aliments et drogues, L.R.C. (1985), ch. F-27 (auparavant S.R.C. 1970, ch. F-27), pour lesquels la publicité et la vente de produits thérapeutiques sont interdites. Le médicament est offert en deux dosages, chacun ayant une présentation spécifique. Le Lopresor 50 mg est un comprimé allongé rose et le Lopresor 100 mg est un comprimé de la même forme, de couleur bleue.

Les intimées, Apotex Inc. («Apotex») et Novopharm Limited («Novopharm»), ont obtenu des licences en vertu de la Loi sur les brevets, L.R.C. (1985), ch. P-4 (auparavant S.R.C. 1970, ch. P-4), pour fabriquer et vendre du métoprolol au Canada.

De juillet 1984 à juin 1986, le produit vendu par Apotex, dont le nom commercial est «Apo-métoprolol», se présente sous forme de comprimés de 50 mg et 100 mg, blancs, sphériques et biconvexes. Depuis juin 1986, les comprimés vendus par Apotex ont la même présentation -- forme, taille, couleur -- que ceux de la demanderesse.

Le médicament fabriqué et vendu par Novopharm depuis 1986, le «Novo-métoprolol», proposé en deux dosages -- 50 mg et 100 mg --, a également la même présentation que celui de la demanderesse.

Les comprimés de tartrate de métoprolol des parties ont été désignés comme des produits pharmaceutiques interchangeables selon la Loi de 1986 sur la réglementation des prix des médicaments délivrés sur ordonnance, L.O. 1986, ch. 28. Par conséquent, un pharmacien peut fournir au patient les produits de l'une ou l'autre des intimées à la place de Lopresor quand l'ordonnance le prescrivant ne porte pas la mention «pas de remplacement».

En juin 1986, la demanderesse intente deux actions en passing-off, l'une contre Apotex et l'autre contre Novopharm, alléguant que ses comprimés de tartrate de métoprolol ont une présentation unique en raison de leur taille, de leur forme et de leur couleur et que cette présentation est devenue représentative de son produit.

Comme cela se fait souvent dans un tel cas, la demanderesse demande une injonction interlocutoire visant à empêcher Novopharm de fabriquer et de mettre en marché des comprimés allongés bleus et des comprimés allongés roses de métoprolol. L'injonction est refusée par le juge J. Holland de la Cour suprême de l'Ontario, le 8 septembre l986, car Ciba-Geigy n'a pas démontré qu'il y avait là de [traduction] «question sérieuse»: (1986), 12 C.P.R. (3d) 76. La permission d'en appeler à la Cour divisionnaire de l'Ontario est refusée par le juge Osler, le 21 novembre 1986.

Les intimées présentent des motions en jugement sommaire à la Cour suprême de l'Ontario pour repousser les actions de la demanderesse. Elles soumettent qu'il n'y a pas réellement matière à litige car Ciba-Geigy est incapable d'établir que les médecins et les pharmaciens prescrivent ou délivrent le tartrate de métoprolol à cause de son apparence ou que les médecins et les pharmaciens sont induits en erreur dans le choix de la marque de métoprolol à fournir au patient à cause de la similarité d'apparence entre les comprimés des parties.

Subsidiairement, les intimées demandent que la cour se prononce sur la question de droit suivante:

[traduction] ... en ce qui concerne la commercialisation des médicaments délivrés sur ordonnance, un demandeur, dans une action en prétendue commercialisation trompeuse d'un médicament délivré sur ordonnance, doit établir que la conduite reprochée risque de semer la confusion dans l'esprit des médecins et des pharmaciens lorsqu'ils doivent choisir de prescrire ou de délivrer soit le produit du demandeur, soit celui du défendeur.

En février 1989, le juge Fitzpatrick refuse les motions mais répond affirmativement à la question de droit. Ciba-Geigy en appelle à la Cour d'appel de l'Ontario car, selon elle, le juge de première instance a erré en excluant du public visé par la confusion les patients, consommateurs des médicaments. La Cour d'appel de l'Ontario rejette l'appel: (1990), 75 O.R. (2d) 589, 45 O.A.C. 356, 32 C.P.R. (3d) 555.

Le 16 mai 1991, la permission d'en appeler à cette Cour est accordée, [1991] 1 R.C.S. vii.

II - Les décisions des tribunaux inférieurs

Cour suprême de l'Ontario (injonction interlocutoire)

Le juge Holland a refusé d'accorder une injonction interlocutoire parce que l'appelante n'a pas démontré de «question sérieuse». Passant en revue la jurisprudence relative au passing-off dans le domaine pharmaceutique, le juge Holland considère que la demanderesse doit démontrer que la présentation de son produit a acquis un sens secondaire parmi la clientèle constituée limitativement par les médecins, les dentistes et les pharmaciens. Même dans l'hypothèse où Ciba-Geigy l'aurait démontré, elle n'a pas réussi à prouver que cette clientèle risquait d'être induite en erreur par la similarité des produits.

Cour suprême de l'Ontario (motions en jugement sommaire)

Novopharm et Apotex prétendaient dans leurs motions en jugement sommaire que seule une confusion dans l'esprit des médecins, dentistes ou pharmaciens était pertinente dans une action en passing-off et que la demanderesse n'avait pas fait la preuve d'une telle confusion.

Le juge Fitzpatrick accepta la première partie de l'argument en s'appuyant sur l'opinion du juge Cory, lorsqu'il était à la Cour d'appel, dans Ayerst, McKenna & Harrison, Inc. c. Apotex Inc. (1983), 41 O.R. (2d) 366:

[traduction] En ce qui concerne la commercialisation des médicaments délivrés sur ordonnance, un demandeur, dans une action en prétendue commercialisation trompeuse d'un médicament délivré sur ordonnance, doit établir que la conduite reprochée risque de semer la confusion dans l'esprit des médecins et des pharmaciens lorsqu'ils doivent choisir de prescrire ou de délivrer soit le produit du demandeur, soit celui du défendeur.

Cependant, le juge Fitzpatrick refusa de se prononcer sur la preuve de la confusion dans l'esprit des médecins et pharmaciens et il rejeta donc les motions pour jugement sommaire.

Cour d'appel (le juge en chef adjoint Morden et les juges Tarnopolsky et Krever)

L'appelante soutient que la Cour suprême de l'Ontario a erré en considérant qu'il fallait exclure de la clientèle concernée par le passing-off l'ultime consommateur du médicament prescrit. Elle soumet que le juge Fitzpatrick n'aurait pas dû s'appuyer sur les déclarations du juge Cory dans Ayerst, McKenna & Harrison parce qu'elles n'étaient que des obiter dicta ou, alternativement, parce qu'elles étaient incorrectes.

La Cour d'appel rejette ces deux arguments et le juge en chef adjoint Morden écrit (à la p. 591 O.R.):

[traduction] En ce qui concerne l'appel, nous ne croyons pas que les déclarations du juge Cory peuvent être considérées comme des obiter dicta en ce sens qu'elles n'ont pas force obligatoire. À notre avis, il s'agissait de déclarations mûrement réfléchies de la cour qui visaient à énoncer le droit applicable à cette affaire et à guider le juge de première instance dans la conduite du nouveau procès. Voir R. c. Govedarov (1974), 3 O.R. (2d) 23 (C.A.), à la p. 36.

En ce qui concerne l'argument alternatif, la Cour d'appel, à la p. 592 O.R., écarte la cause Parke, Davis & Co. c. Empire Laboratories Ltd., [1964] R.C.S. 351, invoquée par l'appelante:

[traduction] Dans cette affaire, la cour a mentionné [...] l'arrêt de la Cour suprême du Canada Parke, Davis & Co. c. Empire Laboratories Ltd., [1964] R.C.S. 351, [...] invoqué par l'appelante, dans lequel à la p. 358, est approuvée une déclaration, contenue dans la décision visée par le pourvoi, qui mentionnait «le public qui consomme ses produits». En conséquence, on ne peut prétendre que, dans l'arrêt Ayerst, la cour n'a pas tenu compte de cette décision, ni que l'arrêt renferme un oubli ou une erreur manifeste. Compte tenu des principes juridiques applicables, la cour s'est expressément demandé qui étaient les «clients de la demanderesse» (p. 376 O.R.) et elle a défini en conséquence le marché pertinent. Nous ne croyons pas que, ce faisant, elle a commis une erreur en ne considérant pas l'arrêt Parke Davis comme décisif sur ce point. Cet arrêt visait d'autres questions concernant l'acquisition d'une notoriété propre, plus particulièrement l'absence de caractère distinctif des comprimés de la demanderesse.

III - La question en litige et les arguments des parties

Cette Cour doit déterminer si, lors d'une action en passing-off portant sur l'aspect de médicaments délivrés sur ordonnance, le demandeur peut prétendre que le public touché par un risque de confusion comprend, outre les médecins, dentistes et pharmaciens, les patients, consommateurs des médicaments, ou bien se limite exclusivement aux professionnels de la santé concernés.

L'appelante, Ciba-Geigy, invoque quatre arguments. En premier lieu, elle considère que, contrairement à ce qu'ont décidé les tribunaux inférieurs, le délit de passing-off concerne toujours le consommateur ultime de biens ou services.

En second lieu, l'appelante soumet qu'en ce qui a trait à l'action en passing-off dans le domaine spécifique des produits pharmaceutiques, la Cour suprême a admis dans Parke, Davis & Co. que le témoignage du public qui consomme les médicaments prescrits est pertinent. Ciba-Geigy ajoute que dans la cause Oxford Pendaflex Canada Ltd. c. Korr Marketing Ltd., [1982] 1 R.C.S. 494, à la p. 502, la Cour suprême cite en l'approuvant la décision de la Cour d'appel anglaise dans Roche Products Ltd. c. Berk Pharmaceuticals Ltd., [1973] R.P.C. 473, qui reconnaît que dans le cas de produits pharmaceutiques, le passing-off peut être établi en prouvant la réputation et la confusion au niveau du public ou des consommateurs.

Troisièmement, l'appelante prétend que le juge en chef adjoint Morden de la Cour d'appel de l'Ontario a erré lorsqu'il a considéré que le jugement du juge Cory dans Ayerst, McKenna & Harrison établissait une règle de droit puisque, selon elle, le passage cité n'est qu'un obiter dictum.

Finalement, l'appelante soumet que si le juge Cory dans Ayerst, McKenna & Harrison a émis une règle de droit, il a erré parce que: (1) la règle contredit l'opinion de cette Cour dans Parke, Davis & Co. qui reconnaît que le témoignage des patients est pertinent; (2) la règle est fondée sur une méprise relativement à la législation pertinente. En effet, bien que la publicité des médicaments délivrés sur ordonnance soit limitée, la loi ne va pas jusqu'à l'interdire totalement envers le grand public dans le cas de produits comme le métoprolol. De toute façon, d'après l'appelante, la question de la publicité est peu intéressante et déterminante dans l'issue du présent litige; (3) il n'y a rien dans la législation pertinente qui sanctionne le passing-off au niveau du consommateur ou du patient; (4) la règle ne tient pas compte du fait que les patients ont le choix entre des médicaments interchangeables, en vertu de la Loi de 1986 sur la réglementation des prix des médicaments délivrés sur ordonnance, et (5) la règle néglige le fait que le passing-off ait pu effectivement avoir eu lieu.

L'une des intimées, Apotex, prétend que la clientèle de référence en matière de passing-off dans le domaine particulier du présent cas ne comprend que les médecins ou les pharmaciens, tel que cela a été énoncé dans Ayerst, McKenna & Harrison. Les médicaments délivrés sur ordonnance ne sont pas offerts au public comme d'autres produits de consommation et le client ne peut pas se les procurer simplement à même les rayons de la pharmacie, en comparant les produits similaires et finalement en en choisissant un. Le choix de la marque est déterminé en vertu des règles législatives d'interchangeabilité. Selon Apotex, à cause de ce contexte réglementaire, c'est à juste titre que les cours de l'Ontario et la Cour fédérale ont reconnu que dans une action en passing-off basée sur l'apparence des produits, la clientèle des médicaments délivrés sur ordonnance était constituée des professionnels de la santé qui les prescrivent et les fournissent aux patients. La clientèle est donc formée des personnes qui achètent les produits aux fabricants.

En outre, Apotex soumet que les propos du juge Cory dans Ayerst, McKenna & Harrison ne sont pas des obiter dicta.

Finalement, Apotex soutient que la Cour d'appel de l'Ontario dans la cause Ayerst, McKenna & Harrison n'a pas fait de distinction avec la cause Parke, Davis & Co. et qu'il n'y avait pas à en faire.

L'autre intimée, Novopharm, affirme que le marché des produits pharmaceutiques diffère considérablement de celui des autres biens de consommation et que le «marché» est constitué par le pharmacien, le médecin et le dentiste tel que précisé dans Ayerst, McKenna & Harrison. Selon Novopharm, ni le juge Cory dans Ayerst, McKenna & Harrison ni le juge en chef adjoint Morden dans le présent litige n'ont erré dans leur conclusion et l'opinion du juge Cory n'est pas contradictoire avec la décision de cette Cour dans Parke, Davis & Co.

Novopharm considère qu'étant donné la législation actuelle, s'il n'y a ni représentation trompeuse, ni possibilité de choix pour le patient, ni dommage pour le demandeur, il n'y a pas de passing-off. Elle soutient que les pharmaciens achètent et vendent ses produits en raison de la possibilité d'interchangeabilité et du coût, non à cause de leur aspect ou apparence. La Loi de 1986 sur la réglementation des prix des médicaments délivrés sur ordonnance, qui est entrée en vigueur plus de trois ans après l'arrêt Ayerst, McKenna & Harrison, accorde au patient, en dehors des hôpitaux, le droit de demander un produit interchangeable. Toutefois, ce n'est pas parce que le patient a le choix qu'il constitue une partie de la clientèle; il reste sujet à l'ordonnance du médecin et le pharmacien achète et délivre le médicament en se basant sur le prix et l'interchangeabilité.

IV - Analyse

A. L'action en passing-off

(1) Les principes généraux issus de la jurisprudence

Le concept du passing-off a été énoncé en 1842 dans Perry c. Truefitt (1842), 6 Beav. 66, 49 E.R. 749, où il semble d'ailleurs que ce soit la première fois que l'expression passing-off apparaisse: [traduction] «[u]ne personne ne saurait vendre ses produits en les faisant passer pour ceux d'une autre personne» (p. 752 E.R.). Dans Singer Manufacturing Co. c. Loog (1880), 18 Ch. D. 395 (C.A.), conf. par (1882), 8 App. Cas. 15 (H.L.), le lord juge James décrit le principe de la commercialisation trompeuse et ses fondements, aux pp. 412 et 413:

[traduction] ... il est interdit à quiconque de faire passer ses produits pour ceux d'une autre personne et d'utiliser une marque, un signe ou un symbole, un dispositif ou un autre moyen qui, sans constituer une déclaration inexacte faite directement à un acheteur, permet à ce dernier de mentir ou de faire une déclaration inexacte à quelqu'un d'autre qui est le client ultime ... [C]omme je l'ai affirmé, une personne ne doit pas, directement ou par l'intermédiaire d'autrui, déclarer faussement que ses produits sont ceux d'une autre personne...

La Chambre des lords a énoncé à maintes reprises les critères nécessaires à une action en passing-off. Dans Erven Warnink B.V. c. J. Townend & Sons (Hull) Ltd., [1980] R.P.C. 31, lord Diplock identifie cinq conditions, à la p. 93: il faut (1) qu'il y ait tromperie préjudiciable (2) faite par un commerçant dans le cours de ses affaires (3) envers ses éventuels clients ou les consommateurs ultimes des biens ou services fournis par lui, (4) qui est conçue pour nuire aux affaires ou à l'achalandage d'un autre commerçant et (5) qui cause des dommages réels aux affaires ou à l'achalandage du commerçant qui intente l'action.

Plus récemment, dans Reckitt & Colman Products Ltd. c. Borden Inc., [1990] 1 All E.R. 873, lord Oliver réaffirme, à la p. 880:

[traduction] Le droit en matière de commercialisation trompeuse peut se résumer par un bref énoncé général: il est interdit à quiconque de faire passer ses produits pour ceux d'une autre personne. Plus précisément, il peut s'énoncer selon les trois éléments que le demandeur doit prouver dans une telle action pour avoir gain de cause. Premièrement, il doit établir l'existence d'un achalandage ou d'une réputation relativement aux produits ou services qu'il fournit en raison du fait que le public associe, dans son esprit, la présentation particulière (qu'il s'agisse simplement d'une marque de commerce ou d'une description commerciale, ou des caractéristiques particulières de l'étiquetage ou de l'emballage) des produits ou des services qui lui sont offerts à ceux du demandeur, de sorte que cette présentation est reconnue par le public comme constituant un caractère distinctif des produits ou services du demandeur. Deuxièmement, il doit établir que le défendeur a fait (intentionnellement ou non) une représentation trompeuse au public qui l'amène ou est susceptible de l'amener à croire que ses produits ou services sont ceux du demandeur [...] Troisièmement, il doit établir qu'il subit ou, dans une action quia timet, qu'il est susceptible de subir des dommages à cause de la croyance erronée engendrée par la représentation trompeuse du défendeur que la source de ses produits et services est la même que ceux du demandeur. [Je souligne.]

Les trois éléments nécessaires à une action en passing-off sont donc: l'existence d'un achalandage, la déception du public due à la représentation trompeuse et des dommages actuels ou possibles pour le demandeur.

Au Canada, la Cour suprême a eu également l'occasion de se prononcer sur l'action en passing-off, notamment dans Oxford Pendaflex Canada Ltd. c. Korr Marketing Ltd., précité, où le litige tournait principalement autour de la présentation similaire des produits des parties. Cette Cour y précise que dans toute action en passing-off, le demandeur, pour réussir, doit établir que son produit a acquis une notoriété propre.

Dans Consumers Distributing Co. c. Seiko Time Canada Ltd., [1984] 1 R.C.S. 583, cette Cour rappelle, à la p. 601, que les exigences de l'action en passing-off ont légèrement évolué depuis une centaine d'années:

... il faut se rappeler que cette règle est fondée sur le délit civil de tromperie et, bien que depuis le milieu du dix-neuvième siècle l'intention de tromper ne soit plus nécessaire, il faut à tout le moins que la confusion dans l'esprit du public soit une conséquence probable de la vente ou de la mise en vente par le défendeur d'un produit non fabriqué par le demandeur et que l'on fait passer pour le produit du demandeur ou l'équivalent.

Un fabricant doit donc éviter de créer, volontairement ou non, une confusion dans l'esprit du public par une présentation identique à celle d'un produit qui a acquis une notoriété propre en raison de sa présentation.

En dehors des pays de common law, le passing-off n'a pas d'équivalent lexicologique exact et, en général, ne constitue pas un délit en soi. En France, par exemple, il est l'une des facettes de la concurrence déloyale et sa sanction est basée sur la responsabilité civile. Au Québec, les principes du passing-off sont largement inspirés de la common law. Les remèdes peuvent être aussi bien recherchés dans le droit fédéral que provincial:

La concurrence illicite ou déloyale, qui cause un tort injuste à autrui, ressortit à la responsabilité civile de l'art. 1053 C. civ. Les actions en dommages-intérêts pour concurrence déloyale sont instruites en vertu, non seulement de la loi fédérale, mais aussi des principes généraux de la responsabilité civile délictuelle.

(Nadeau et Nadeau, Traité pratique de la responsabilité civile délictuelle (1971), à la p. 221.)

(2) Les buts de l'action en passing-off et la clientèle visée

Il faut distinguer deux volets différents en considérant les positions en amont et en aval du produit. Je désigne par là les personnes qui fabriquent ou commercialisent les produits d'une part («les fabricants») et de l'autre celles à qui sont destinés les produits, celles qui les achètent, les utilisent ou les consomment («la clientèle»).

Il est clair que, quelle que soit la façon dont on l'envisage, l'action en passing-off a pour but la protection de toutes les personnes qui sont concernées par le produit.

a) La protection des fabricants

Elle correspond au troisième élément décrit par lord Oliver. Le droit d'être protégé contre le «piratage» de sa marque, de son nom commercial, de l'apparence de son produit est lié à une sorte de «propriété» que le fabricant a acquis dans ce nom, marque, apparence en les utilisant.

Dans Pinard c. Coderre, [1953] B.R. 99, le juge Marchand de la Cour d'appel du Québec constate, à la p. 103:

Il semblerait que le premier occupant de ce nom ou de ces mots en a acquis un droit à leur usage exclusif de tous autres, comparable par plusieurs points à un véritable droit de propriété. [Je souligne.]

Donc, en premier lieu, en se plaçant d'un point de vue que l'on pourrait dire individuel ou propre au fabricant, l'action en passing-off vise à protéger une forme de propriété.

On retrouve aussi la notion de propriété, protégée par l'action en passing-off au niveau de l'achalandage, terme qu'il faut prendre dans un sens très large, englobant non seulement les gens qui constituent la clientèle mais aussi la réputation et le pouvoir d'attraction qu'exerce un commerce donné sur la clientèle. Dans Consumers Distributing Co. c. Seiko Time Canada Ltd., précité, le juge Estey, à la p. 598, cite Salmond on the Law of Torts (17e éd. 1977), aux pp. 403 et 404:

[traduction] Les tribunaux ont hésité entre deux conceptions de l'action en passing off, soit en tant que recours en cas de violation du quasi-droit de propriété sur un nom commercial ou une marque de commerce et en tant que recours, analogue à l'action pour tromperie, pour atteinte au droit personnel à une protection contre tout préjudice découlant d'une concurrence frauduleuse. Le véritable fondement de l'action est que le passing off porte atteinte au droit de propriété du demandeur sur l'achalandage de son entreprise.

. . .

À la vérité, il semble que ce délit civil consiste essentiellement à faire croire faussement que les marchandises en question sont celles de quelqu'un d'autre ... [Je souligne.]

Ensuite, il faut examiner la relation entre les différents commerçants ou fabricants et c'est à ce moment qu'il faut se pencher sur les problèmes de la concurrence. Comme le dit Chenevard (Traité de la concurrence déloyale en matière industrielle et commerciale (1914), t. 1, aux pp. 6 et 7), «[l]a concurrence est l'âme du commerce; elle nécessite un effort incessant et est, à ce titre, le principal facteur du progrès économique». Drysdale et Silverleaf (Passing Off: Law and Practice (1986)) partagent substantiellement le même point de vue, à la p. 1:

[traduction] Dans les pays dotés d'un système de marché libre, le bon fonctionnement de l'économie dépend de la concurrence entre les entreprises commerciales rivales. C'est le mécanisme de la concurrence qui détermine le prix, la qualité et l'accessibilité des produits et services offerts au public.

Cependant, les commerçants doivent respecter certaines règles qui, avant d'être juridiques, sont au moins morales:

Autant l'effort fait pour enlever à l'adversaire la position qu'il occupe, pour attirer à soi la vente par l'offre de meilleures marchandises à de meilleures conditions est légitime, lorsqu'on n'utilise que des moyens loyaux, autant cet agissement est blâmable lorsqu'il viole les règles d'honnêteté et de bonne foi qui sont à la base des transactions commerciales.

(Chenevard, op. cit., à la p. 11.)

L'auteur décrit à la p. 10 quelques situations qui, si le fabricant se laisse tenter, le mèneront facilement à commettre le délit de passing-off:

En constatant le succès du produit de son concurrent, il lui est venu à l'idée d'en profiter; puisque cet article, cette forme, cet emballage a rencontré la faveur du public, pourquoi ne l'imiterait-il pas? Puisque cette marque de fabrique a fait son chemin dans le monde, pourquoi n'en adopterait-il pas une rapprochante?

L'action en passing-off vise donc également à empêcher la concurrence déloyale. Il n'est pas besoin d'être féru de morale pour comprendre en quoi l'usurpation du travail d'autrui, car c'est bien de cela qu'il s'agit, est un affront à la bonne foi.

Finalement, il faut également mentionner un autre aspect, plus patent, plus palpable, conséquence du précédent. Le fabricant «piraté» risque fort de voir son volume de ventes diminuer, ainsi par conséquent que son chiffre d'affaires, en raison de la dispersion de la clientèle. Qu'une situation pareille se produise dans le cours ordinaire des affaires entre fabricants rivaux, c'est la règle du jeu, pourrait-on dire, mais lorsque la rivalité s'exerce au moyen de manoeuvres malhonnêtes, il est nécessaire que le droit intervienne.

b) La protection de la clientèle

Dans les systèmes juridiques anglo-saxons, «le premier intéressé est le concurrent lésé par l'acte déloyal» (Mermillod, Essai sur la notion de concurrence déloyale en France et aux États-Unis (1954), à la p. 176). Il est fréquent que, dans les faits, ce soit lui qui en est le premier affecté ou conscient.

Cependant, [traduction] «[i]l ne devrait jamais être perdu de vue que les litiges en matière de [...] concurrence déloyale concernent l'intérêt public. La réputation d'un commerçant est protégée, non seulement dans son intérêt personnel, mais aussi pour que le consommateur ne puisse pas être frauduleusement incité à acheter les produits de A quand il veut acheter ceux de B» (General Baking Co. c. Gorman, 3 F.2d 891 (1er Cir. 1925), à la p. 893). Donc, [traduction] «les pouvoirs du tribunal sont exercés non seulement pour assurer la justice entre les individus mais pour protéger les intérêts du public» (Scandinavia Belting Co. c. Asbestos & Rubber Works of America, Inc., 257 F. 937 (2e Cir. 1919), à la p. 941). Le client ordinaire, le consommateur est ici au coeur du sujet. D'après le civiliste Chenevard, op. cit., à la p. 20, en cas de concurrence déloyale, c'est «l'acheteur qui est le premier lésé».

Le client s'attend à recevoir un produit donné lorsqu'il le souhaite et ne doit pas être déçu. Il arrive souvent que les produits soient interchangeables et qu'une substitution ait peu de conséquences. Cependant, il est possible que le client tienne à acquérir un produit spécifique. Les raisons d'un tel choix sont multiples: habitude, satisfaction, recommandation d'autrui, envie de changement, etc. J'emploierais volontiers une formule classique, tirée de l'imagerie populaire: «le client est roi». Les commerçants doivent respecter ses désirs, ses choix et ses préférences autant que faire se peut. Au cas où, justement, ce n'est pas possible, aucune substitution ne doit être faite à son insu. C'est le moindre des respects dont doivent faire preuve les fabricants et commerçants qui, ne l'oublions pas, vivent grâce à la clientèle.

Les moyens frauduleux, dolosifs ou simplement trompeurs ne manquent pas. Pensons, par exemple, à la similitude d'apparences extérieures entre produits, l'utilisation d'étiquettes semblables, l'usage d'un nom commercial identique, la contrefaçon, l'imitation d'un emballage. Autant de moyens possibles pour tenter, volontairement ou non, d'égarer le public. La jurisprudence et la doctrine sont unanimes pour considérer que les faits doivent s'évaluer en fonction d'un public «ordinaire», d'une clientèle «moyenne»:

[traduction] ... il faut évaluer les faits par rapport à l'homme et à la femme ordinaires qui feraient preuve de diligence normale en achetant les produits dont ils ont besoin, et qui, s'ils veulent une marque particulière, prendraient des précautions normales pour s'assurer de l'obtenir.

(Le juge Neville dans Henry Thorne & Co. c. Sandow (1912), 29 R.P.C. 440 (Ch. D.), à la p. 453.)

Cependant, pour différents produits, la clientèle moyenne ne sera pas la même et n'aura pas la même attitude lors de l'achat. De plus, l'attention et les précautions d'une même personne peuvent varier en fonction du produit qu'elle achète; quelqu'un ne prendra vraisemblablement pas le même soin à choisir une marchandise sur les rayons d'un supermarché et à sélectionner un article de luxe. Dans le premier cas, la représentation trompeuse risque de «prendre» plus facilement.

Wadlow, dans The Law of Passing-off (1990), donne la définition suivante, à la p. 351:

[traduction] En matière de passing-off, le terme «présentation» signifie habituellement l'apparence visible extérieure globale du produit dans la forme sous laquelle le public le verra vraisemblablement avant l'achat. Si les produits sont vendus sous emballage, alors leur «présentation» est l'apparence globale du paquet. S'ils sont vendus ou étalés non emballés, la présentation invoquée ne peut être que celle du produit lui-même.

L'aspect, l'apparence, la présentation du produit jouent un rôle primordial dans le processus d'achat puisque ce sont les premiers moyens dont dispose le fabricant pour attirer la clientèle. L'importance de l'impact visuel est bien connue; ce qui stimule notre vue est primordial.

L'apparence du produit ou de son emballage -- forme, taille, couleur -- peut être caractéristique d'un fabricant donné et en venir à désigner ou à permettre de reconnaître le produit comme étant le sien. Dans l'esprit de la clientèle, l'apparence n'est pas toujours liée à la marque de commerce, c'est-à-dire que le consommateur peut faire référence à l'apparence plutôt qu'à la marque de commerce pour indiquer la fonction du produit. Par exemple, quand il aura besoin de feuillets adhésifs amovibles, il cherchera des petits blocs de papier jaune. Le nom du produit et du fabricant lui sont peut-être inconnus mais il n'en a pas besoin pour reconnaître ce qu'il veut se procurer. Ce qui l'a frappé et ce qu'il a retenu, c'est la couleur spécifique de cette marchandise. Ou encore, il sait que tel produit contenu dans une boîte dont le couvercle est orné d'un oiseau exotique est un cirage, sans forcément en connaître le nom commercial ou la marque et quand il désire acheter ce cirage, c'est l'image de l'oiseau sur l'emballage qu'il recherche pour reconnaître le produit. Les caractéristiques extérieures du produit ne sont pas recherchées pour elles-mêmes, sauf exceptions, mais parce qu'elles sont le moyen de reconnaître le produit qui a apporté satisfaction, par exemple. Elles sont un véhicule d'information reliée à la réputation vis-à-vis d'un consommateur ou d'un ensemble de clients. L'apparence est donc utile non seulement pour reconnaître le produit mais aussi pour le distinguer d'un autre, aux mêmes fonctions.

Bien entendu, il arrive que l'apparence soit liée, dans l'esprit du consommateur, à une marque spécifique. Voulant se procurer un produit de telle marque, il recherchera telle présentation.

Il reste maintenant à déterminer qui est en aval du produit, c'est-à-dire qui doit être protégé, envers qui les fabricants doivent éviter toute confusion, par exemple, par une similitude d'apparence. Dans l'organisation actuelle du commerce, il est bien rare que l'individu fasse directement affaire avec le fabricant ou le producteur; il n'en est généralement pas le client immédiat. Le cheminement d'un produit entre le moment de sa fabrication, pour employer un terme large, et celui où il se trouve entre les mains du consommateur est semblable à une chaîne, composée de plusieurs maillons qui doivent tous être là et dans un ordre donné. Manufacturier, grossiste, détaillant et consommateur en sont quelques-uns.

La première personne qui achète le produit n'est en général pas celle à qui il est destiné en bout de ligne. En supposant que la chaîne ait trois maillons, dont les deux extrémités sont le producteur et le consommateur, le «revendeur» (épicier, libraire, garagiste, etc.) est un intermédiaire entre le producteur et le consommateur. Je le qualifierais volontiers de «client commercial», c'est-à-dire une personne qui se procure un produit non pour son usage propre mais dans le but de le retransmettre à une tierce personne dans l'exercice de son activité commerciale. Il est peu nécessaire de s'attarder sur le cas de ces commerçants-intermédiaires qui constituent effectivement une partie de la clientèle du fabricant ou du producteur. À l'occasion, on peut se demander si l'action en passing-off les concerne réellement souvent en tant que clients. Plus ils sont proches, c'est-à-dire plus ils ont des rapports directs avec le fabricant ou le producteur, moins le risque de tromperie est grand. C'est d'ailleurs ce que constate le vicomte Maugham dans Saville Perfumery Ld. c. June Perfect Ld. (1941), 58 R.P.C. 147 (H.L.), aux pp. 175 et 176: [traduction] «Par exemple, il est assez fréquent [...] de constater que les détaillants ne sont pas induits en erreur, alors que les clients ordinaires le sont».

En dehors du domaine des produits pharmaceutiques, la jurisprudence et la doctrine reconnaissent sans aucun doute que le consommateur ou celui que l'on peut appeler le client ordinaire -- le dernier maillon de la chaîne -- fait également partie de la «clientèle» dans l'esprit de laquelle toute confusion doit être évitée.

La common law anglaise reconnaît ce principe de façon très explicite depuis longtemps. Je reprends à nouveau un passage du lord juge James que j'ai déjà mentionné pour en souligner l'utilisation de certains termes:

[traduction] . . . il est interdit à quiconque [...] d'utiliser une marque, un signe ou un symbole, un dispositif ou un autre moyen qui, sans constituer une déclaration inexacte faite directement à un acheteur, permet à ce dernier de mentir ou de faire une déclaration inexacte à quelqu'un d'autre qui est le client ultime. [Je souligne.]

(Singer Manufacturing Co. c. Loog, précité, à la p. 412.)

De plus, quand lord Diplock dans Erven Warnink B.V. c. J. Townend & Sons (Hull) Ltd., précité, énonce les conditions de l'action en passing-off, à la p. 93, il parle textuellement des «ultimate consumers».

Il ne fait aucun doute que la confusion, qui constitue l'élément essentiel du délit de passing-off, doit être évitée dans l'esprit de toute la clientèle, qu'elle soit directe -- dans ce cas, l'on pense aux revendeurs -- ou indirecte -- il s'agit alors des consommateurs. La preuve de la réputation ou notoriété propre et de la tromperie n'a jamais été limitée par les tribunaux aux seuls clients directs de la personne invoquant son droit.

Dans les pays civilistes, notamment au Québec, la notion de clientèle en matière de commercialisation trompeuse est exprimée de façon encore plus large, comme en témoigne cet extrait des motifs du juge Pelletier dans République française c. S. Hyman Ltd. (1920), 31 B.R. 22, à la p. 23:

[Il s'agit] de la sanction du principe que si chacun a droit de vendre ses propres marchandises comme il l'entend, il n'a pas le droit de les offrir en vente de manière à induire les acheteurs et le public, en général, à croire que la marchandise qu'il vend est celle manufacturée et vendue légitimement par un autre. [Je souligne.]

Nadeau et Nadeau, op. cit., à la p. 224, affirment à propos du passing-off: «Il n'est pas nécessaire d'établir que les acheteurs ont été trompés, mais simplement qu'il y a eu tentative d'égarer le public». (Je souligne.) Cette terminologie indique que la confusion doit être évitée envers quiconque a un rapport réel ou potentiel, proche ou éloigné avec le produit. Le droit anglo-saxon semble avoir tendance à abandonner l'expression consacrée formulée par lord Diplock, «consommateurs ultimes», pour, lui aussi, faire référence de plus en plus fréquemment à la notion de public. (Voir notamment Wadlow, op. cit., et Fleming, The Law of Torts (7e éd. 1987), aux pp. 675 et 676.)

En outre, il ne faut pas perdre de vue le côté «consommateur» de la clientèle ordinaire. J'emploie ce terme dans son acception juridico-sociologique qui évoque immanquablement dans les esprits occidentaux de cette fin de XXe siècle la nécessité de protection. L'action en passing-off s'inscrit tout à fait dans la lignée des multiples dispositions protectionnistes actuelles, même si celle-là est bien antérieure à celles-ci!

B. Les principes du passing-off appliqués au domaine pharmaceutique

(1) Quelques remarques préliminaires

Il n'est pas nécessaire d'insister sur les buts de l'action en passing-off dans ce domaine car ils sont essentiellement les mêmes que ceux que je viens d'examiner. En adaptant les principes énoncés aux cas comme celui qui intéresse cette Cour, cela amène à dire que des laboratoires concurrents doivent éviter de fabriquer et commercialiser des médicaments dont l'apparence est tellement similaire que cela sème la confusion dans l'esprit de la clientèle.

D'abord, quelques commentaires sur la question de l'apparence des produits dont il est question ici. Comme le fait remarquer Waldow, op. cit., à la p. 379, les compagnies pharmaceutiques sont limitées dans le choix d'éléments caractéristiques pour la présentation de leurs produits. En effet, comme les pharmaciens achètent ceux-ci en vrac et les délivrent au public dans des récipients standards, transparents et anonymes, la seule façon d'attirer l'attention des patients sur l'origine du produit réside dans les capsules ou les comprimés eux-mêmes. Les possibilités sont peu nombreuses; des inscriptions sur les comprimés étant souvent trop petites pour être lisibles, du moins facilement, il ne reste que la forme, la taille et la couleur des produits pour les distinguer. Ici encore, les laboratoires pharmaceutiques ont peu de jeu. La taille et la forme des médicaments ne peuvent dépendre de la seule imagination puisqu'elles doivent correspondre à des exigences fonctionnelles dues à certaines réalités physiologiques, en particulier ingestion et digestion. Quant aux couleurs, à cause notamment de la taille restreinte des produits, les combinaisons qui pourraient être originales ou caractéristiques sont également relativement limitées.

D'autre part, il en est de la composition des médicaments comme il en est de celle de n'importe quel autre produit. Ce que j'appellerai les éléments de base de deux produits concurrents sont bien souvent identiques alors que le reste, les ingrédients annexes sont spécifiques à chacun d'eux. Et c'est d'ailleurs souvent la quantité et la qualité de ces ingrédients qui font la différence de goût, de consistance, de texture, etc. Dans le domaine pharmaceutique, les médicaments sont composés d'un principe actif, la substance médicinale de base, et d'un excipient qui joue un rôle notamment dans la présentation, l'ingestion et la digestion. Il est facile de comprendre que deux remèdes qui doivent arriver au même résultat thérapeutique contiennent des principes actifs identiques. Dans le cas qui nous intéresse, les produits des parties contiennent tous un bêta-bloqueur, le tartrate de métoprolol. Par contre, les substances annexes dans lesquelles sont incorporés les principes actifs peuvent bien être différentes.

(2) La clientèle visée

Bien sûr, l'action en passing-off vise à protéger les fabricants. Dans le cas présent, il s'agit des laboratoires pharmaceutiques qui fabriquent et commercialisent les médicaments. Il n'y a pas lieu de s'attarder sur ce point qui ne pose pas de difficulté dans la présente cause. Il faut plutôt s'interroger sur les autres maillons de la chaîne, ceux qui «achètent» ou «consomment» les produits afin de déterminer qui est la clientèle que doit protéger l'action en passing-off. Certains prétendent que seuls sont concernés les médecins, les dentistes et les pharmaciens. Je vais commencer par passer en revue les arrêts qui donnent une définition limitée de la clientèle pour ensuite examiner plusieurs aspects de la question dont l'analyse amène inévitablement, à mon avis, à opter en faveur d'une clientèle large. Finalement, je citerai des décisions jurisprudentielles et des auteurs de doctrine pour qui le patient est compris dans la clientèle des laboratoires pharmaceutiques aux fins d'une action en passing-off.

a) Ayerst, McKenna & Harrison et quelques décisions subséquentes

Les cours inférieures et les parties dans leurs mémoires soumis à cette Cour font abondamment référence à la cause Ayerst, McKenna & Harrison, Inc. c. Apotex Inc., précitée, et aux décisions de la Haute Cour de justice de l'Ontario qui l'ont suivie. Dans Ayerst, McKenna & Harrison, Ayerst fabriquait et vendait, depuis 1968, un médicament contenant du propranolol et contrôlant certains troubles cardio-vasculaires. À partir de 1980, Apotex a également fabriqué et vendu un médicament à base de propranolol. Les produits des deux laboratoires pharmaceutiques étaient des médicaments délivrés sur ordonnance et ont été déclarés «interchangeables» par les ministères de la Santé ontarien et québécois. Les comprimés avaient la même présentation -- couleur, taille et forme. Ayerst, perdant une partie du marché, intente une action en passing-off contre Apotex. Devant la Cour d'appel, la seule question est de savoir si un nouveau procès devait être ordonné en raison de l'antipathie dont avait fait preuve le premier juge à l'endroit du demandeur et de son refus de permettre certaines contre-preuves importantes.

La Cour d'appel considéra que l'attitude du juge de première instance a abouti à un déni de justice et par conséquent ordonna la tenue d'un nouveau procès. Le juge Cory, parlant au nom de la cour, ajoute le commentaire suivant, à la p. 376:

[traduction] Les problèmes que connaît Ayerst sont accentués par les lois et règlements fédéraux et provinciaux auxquels doivent se conformer les fabricants de médicaments délivrés sur ordonnance. Un fabricant ne peut faire de la publicité pour son produit auprès du grand public. Seuls les médecins et les dentistes peuvent prescrire des médicaments et seuls les pharmaciens peuvent délivrer des médicaments sur ordonnance. La demanderesse doit alors établir que son produit a, en raison de sa forme, de sa taille et de sa couleur, acquis une notoriété propre auprès des médecins, des dentistes et des pharmaciens.

Il existe toujours un élément de supercherie dans les actions en passing-off. Habituellement, l'apparence semblable des produits vise spécifiquement à encourager le consommateur à acheter les produits du défendeur, tout en croyant que ce sont ceux du demandeur. Ce n'est pas le cas en l'espèce car il s'agit de comprimés délivrés sur ordonnance et non de produits en vente libre. Les médecins, les dentistes et les pharmaciens (les clients de la demanderesse) ne sont pas susceptibles d'attribuer une notoriété propre à la taille, à la forme et à la couleur du produit de la demanderesse. Ils ne seront pas non plus confus, induits en erreur ni trompés par le produit générique fabriqué et vendu sous forme de comprimés de grosseur, de forme et de couleur semblables à ceux de la demanderesse. [Je souligne.]

Il est clair, d'après ces propos, que la clientèle des laboratoires pharmaceutiques, pour les besoins d'une action en passing-off, est exclusivement constituée des professionnels de la santé. Le patient qui utilise le produit n'en fait pas partie.

L'opinion du juge Cory a été suivie par un certain nombre de tribunaux et ses arguments utilisés pour rejeter des demandes d'injonctions interlocutoires dans des cas de présentation similaire de médicaments. Dans Smith, Kline & French Canada Ltd. c. Novopharm Ltd. (1983), 72 C.P.R. (2d) 197 (H.C. Ont.), à la p. 204, le juge McRae écrit: [traduction] «La défenderesse soutient que, selon la jurisprudence récente, les membres du grand public ne sont pas les véritables consommateurs de cimétidine, et que ce sont plutôt les médecins et les pharmaciens qui sont les vrais "clients".» (Je souligne.) Puis examinant la preuve qui lui a été présentée, il conclut, à la p. 209:

[traduction] En l'espèce, j'estime que la demanderesse n'a pas présenté une preuve prima facie de la commercialisation trompeuse. La demanderesse n'a pas établi que les médecins et les pharmaciens, les vrais consommateurs de cimétidine, associent les comprimés de Tagamet à une seule source commerciale à cause de leur couleur vert pâle, de leur forme circulaire, de leur apparence biconvexe. En d'autres termes, on n'a pas fait la preuve du caractère distinctif ou de la notoriété propre du produit. De plus, je ne puis conclure que l'élément de supercherie ou de représentation trompeuse a été prouvé. Les éléments de preuve présentés par la demanderesse n'établissent pas que l'apparence similaire des comprimés de Tagamet et des comprimés de Novocimetine a semé la confusion dans l'esprit des médecins et des pharmaciens ou les a induits en erreur, ni qu'elle est susceptible de le faire. [Je souligne.]

Le juge McRae admet cependant que les patients prenant de la cimétidine en sont les consommateurs mais si l'on se fie au langage utilisé, il semble y avoir des «consommateurs» et des «vrais consommateurs». Seuls ces derniers, médecins et pharmaciens, importent dans une action en passing-off.

Dans Syntex Inc. c. Novopharm Ltd. (1983), 74 C.P.R. (2d) 110 (H.C. Ont.), le juge Walsh, à la p. 114, se rapporte à la cause Hoffmann-La Roche Ltd. c. Apotex Inc. (1982), 72 C.P.R. (2d) 183 (H.C. Ont.), et à Ayerst, McKenna & Harrison:

[traduction] Comme je l'ai déjà mentionné, le juge White dans Hoffmann-La Roche et la Cour d'appel dans Ayerst, McKenna & Harrison, Inc. précisent que c'est au niveau des médecins, des dentistes et des pharmaciens que doit avoir lieu la commercialisation trompeuse.

...

Toute preuve par les médecins indiquant qu'il y a confusion dans l'esprit des patients a peu d'importance car c'est dans l'esprit des médecins et des pharmaciens mêmes que doit exister la confusion pour donner lieu à une action en passing-off de cette nature. [Je souligne.]

Dans Smith, Kline & French Canada Ltd. c. Apotex Inc. (1985), 12 C.P.R. (3d) 479 (H.C. Ont.), le juge Callon refuse d'accorder l'injonction interlocutoire en soutenant, à la p. 480: [traduction] «La demanderesse n'a pas établi que les médecins ou les pharmaciens, qui sont les vrais consommateurs de cimétidine, associent ses comprimés à une seule source commerciale à cause de leur apparence physique.» (Je souligne.)

Plus récemment, la Cour d'appel fédérale a suivi le même raisonnement en infirmant une ordonnance d'injonction interlocutoire. Dans cette cause, Syntex Inc. c. Novopharm Ltd. (1991), 36 C.P.R. (3d) 129, il était question de la couleur de comprimés concurrents. Le juge Heald considéra que la demanderesse ne risquait pas de dommages irréparables et fit remarquer, entre autres, que les acheteurs des médicaments étaient les pharmaciens et les médecins chez qui aucune confusion ne pouvait avoir lieu relativement à l'apparence des comprimés de la demanderesse et de la défenderesse. En particulier, à la p. 137, le juge constate:

De même, l'appelante soutient qu'en l'espèce, il ne saurait être question de perte de caractère distinctif de la marque, ni de confusion puisque le marché n'est pas le grand public. Les acheteurs en l'occurrence sont les pharmaciens et les médecins. L'apparence des médicaments ne sème pas la confusion dans leur esprit. Le choix d'une marque, comme noté plus haut, est déterminé par les règles d'interchangeabilité. Les pharmaciens exécutent une ordonnance avec un produit pharmaceutique interchangeable parce qu'ils y sont tenus par la législation provinciale applicable, et non pas à cause de la couleur, de la forme et de la grosseur du produit. [Je souligne.]

b) Les différents aspects de la question

(i) Le lien entre le produit et le patient

L'un des arguments de la Cour d'appel dans Ayerst, McKenna & Harrison porte sur l'absence de lien direct entre le consommateur et le produit. Les substances médicinales dont il est question ne peuvent être délivrées que par un pharmacien et seulement sur ordonnance d'un médecin. Le patient ne prend pas le médicament sur une tablette de magasin mais est obligé de passer par plusieurs intermédiaires pour se le procurer, dans le cas présent, médecin puis pharmacien. Par conséquent, selon certains, le patient ne risque pas de se tromper comme lorsqu'il a libre accès à plusieurs produits concurrents qui se trouvent côte à côte à sa portée.

Pour l'ensemble des produits de consommation, l'organisation commerciale actuelle est telle que le consommateur se procure rarement les produits ou les biens directement du fabricant ou du producteur. Strictement parlant, quelle que soit la sphère d'activité commerciale, les clients des producteurs ou des fabricants sont les revendeurs par l'intermédiaire de qui ils cherchent à écouler le plus possible de marchandises avec le plus grand bénéfice possible. Les pharmaciens, à mon avis, occupent dans cette organisation en chaîne la même place, correspondent au même maillon que les autres vendeurs. Or, en dehors du champ des médicaments délivrés sur ordonnance, il n'y a aucun doute que la clientèle visée par l'action en passing-off est constituée à la fois par les revendeurs et par les consommateurs. Si l'on raisonne par analogie, il convient d'inclure les patients dans la clientèle en plus, évidemment, des professionnels de la santé.

Comme le patient n'a pas d'accès direct au produit, il est d'autant plus nécessaire qu'il puisse exercer une sorte de contrôle sur celui qu'on lui fournit. Dans le domaine des médicaments délivrés par ordonnance, la première information qui parvient au patient lorsqu'on lui délivre le produit réside dans son apparence. S'il connaît le Lopresor, par exemple, et que le pharmacien lui tend un flacon rempli de comprimés blancs, il sera immédiatement averti que ce n'est pas du Lopresor et que l'ordonnance n'a pas été suivie.

En outre, le fait que les médicaments comme ceux à base de métoprolol ne soient pas en vente libre ne change pas fondamentalement le raisonnement. Ce ne sont pas les seuls produits dont la vente est contrôlée par voie législative ou réglementaire. Il suffit de penser aux armes à feu. Pour des raisons évidentes de sécurité, quiconque ne peut aller dans une armurerie se procurer librement un tel bien. Il doit présenter au commerçant au moins un certificat d'acquisition, comme le patient doit présenter au pharmacien une ordonnance. Il me semble ne faire aucun doute que les acheteurs d'armes à feu feraient partie de la clientèle dans le cadre d'une action en passing-off. Là encore, l'analogie pousse à inclure les patients dans la clientèle des laboratoires pharmaceutiques.

Selon les principes du droit général, quand un pharmacien reçoit une ordonnance, il doit fournir ce qu'elle indique. Les différentes législations (Loi de 1986 sur la réglementation des prix des médicaments délivrés sur ordonnance et Loi de 1986 sur le régime de médicaments gratuits de l'Ontario, L.O. 1986, ch. 27) ne prévoient que des exceptions à ces règles fondamentales.

(ii) Le choix que peut exercer le patient

Le fait de devoir se procurer le produit par l'intermédiaire du médecin et du pharmacien exclut-il la possibilité pour le patient de choisir?

Il ne faut pas perdre de vue que la loi elle-même, en l'occurrence la Loi de 1986 sur la réglementation des prix des médicaments délivrés sur ordonnance et le règlement de l'Ontario sur la réglementation des prix des médicaments, O. Reg. 690/86, prévoit des produits de remplacement. Cela signifie qu'il existe des alternatives. L'article 4 de la Loi ontarienne édicte:

4 (1) Si une ordonnance prescrit la préparation d'un produit de remplacement en particulier, le préposé à la préparation peut préparer à sa place un autre produit qui est désigné comme pouvant le remplacer.

L'expression «produit de remplacement en particulier» signifie, selon l'art. 1 de la Loi:

«produit de remplacement» Médicament ou combinaison de médicaments identifié par un nom de produit en particulier ou par un fabricant en particulier, et désigné comme produit de remplacement d'un ou de plusieurs autres produits.

Donc, si le médecin indique simplement sur l'ordonnance «Lopresor», le pharmacien peut (il a le choix) donner un autre médicament que du Lopresor. Il peut fournir l'un ou l'autre des produits des intimées, de l'Apo-métoprolol ou du Novo-métoprolol.

Le patient peut exercer lui-même l'option, comme l'affirme le deuxième paragraphe de l'art. 4:

(2) Si une ordonnance prescrit la préparation d'un produit de remplacement en particulier, le préposé à la préparation, sur demande de la personne pour qui le produit a été prescrit ou de celle qui présente l'ordonnance, prépare à sa place un autre produit qui est désigné comme pouvant le remplacer. [Je souligne.]

La Loi oblige d'ailleurs le pharmacien à avertir le consommateur, le patient, de la possibilité qu'il a de manifester sa volonté quant au produit qu'il souhaite obtenir:

(3) Si une ordonnance prescrit la préparation d'un produit de remplacement en particulier, le préposé à la préparation ne doit pas fournir ce produit sans informer, de la manière prescrite par les règlements, la personne pour qui le produit a été prescrit ou celle qui présente l'ordonnance de son droit de demander un produit de remplacement. [Je souligne.]

Le devoir d'information du pharmacien est rempli par l'exposition d'un avis visible à cet effet.

La seule situation où le patient -- et ceci vaut également pour le pharmacien -- n'a pas de possibilité de choisir la marque de métoprolol, par exemple, survient quand le médecin spécifie sur l'ordonnance qu'aucune substitution ne doit être effectuée, comme cela est prévu au par. 4(6) de la Loi de 1986 sur la réglementation des prix des médicaments délivrés sur ordonnance. Cette absence de choix quant à la marque du produit n'ôte cependant pas au consommateur le droit de refuser qu'on lui vende un autre médicament que celui indiqué par le médecin.

Les fondements de cette possibilité d'option et les raisons du choix des patients n'ont pas à être longuement débattus ici. Que le choix soit vaste ou restreint, exercé facilement ou non ne change rien dans le cas présent. La seule chose importante et indéniable pour le raisonnement est que le patient a le choix.

À mon avis, exclure le patient de la clientèle visée par l'action en passing-off sous prétexte qu'il n'aurait pas le choix quant à la marque du produit est donc tout à fait erroné. Bien sûr, l'opinion du praticien quant à la marque du médicament à prendre peut influencer le patient et, dans les faits, la plupart des ordonnances indiquent spécifiquement la marque du produit. Cette indication peut parfois émaner du patient. Il ne faut pas oublier que dans des cas comme celui qui nous intéresse, le traitement médical est en général de longue durée. L'hypertension est souvent traitée pendant plusieurs années, si ce n'est toute la vie. Les patients prenant un médicament depuis un certain temps peuvent y être habitués et tenir à cette marque. En général, lorsqu'on est satisfait d'un produit, on a tendance à y être fidèle. Ce principe est d'autant plus vrai dans le domaine de la santé où -- c'est compréhensible -- les patients sont peu enclins à tenter des expériences et peut-être encore plus particulièrement lorsqu'ils sont atteints de malaises comme l'hypertension. Il y a donc des motifs que je pourrais qualifier de psychologiques pour tenir à telle ou telle marque de médicaments. Il y a certainement aussi des raisons physiologiques. Il est tout à fait concevable que les excipients, la partie non médicinale du médicament qui entoure le principe actif, n'aient pas, chez tous les fabricants, les mêmes qualités ou ne produisent pas les mêmes effets au niveau de l'ingestion, la digestion, etc. La forme du comprimé peut également jouer un rôle dans les préférences du patient; une autre raison pour que le patient puisse tenir à une marque donnée et demande à son médecin de l'inscrire sur l'ordonnance.

En outre, le contrôle de la qualité peut ne pas être identique d'un laboratoire à l'autre ou la qualité elle-même ne pas être perçue comme telle.

(iii) La publicité des médicaments délivrés sur ordonnance

Un autre argument retenu par la Cour d'appel dans Ayerst, McKenna & Harrison est que le fabricant n'a pas le droit de faire de la publicité envers le grand public.

La Loi sur les aliments et drogues, L.R.C. (1985), ch. F-27, interdit en effet la vente et la publicité des médicaments destinés à traiter les maladies énumérées à l'annexe A, dont l'hypertension fait partie. Le Règlement sur les aliments et drogues prévoit l'encadrement réglementaire des médicaments délivrés sur ordonnance. L'annexe F du Règlement énumère la liste exhaustive des médicaments -- dont le métoprolol et ses sels -- qui ne peuvent être vendus sans ordonnance et dont la publicité est limitée. C'est volontairement que j'emploie cet adjectif car, à la lecture du texte, il est exagéré de prétendre que toute publicité envers le grand public est interdite. Il serait plus exact de dire que le Règlement restreint le contenu de l'annonce qui peut être faite au public. De plus, rien n'interdit aux patients d'avoir accès à la publicité pharmaceutique destinée aux professionnels de la santé lorsqu'ils se rendent chez leur médecin, pharmacien ou dentiste. Bien souvent, les patients peuvent lire ou au moins voir des dépliants, des magazines et des affiches, etc.

De telles dispositions législatives et réglementaires sont compréhensibles. Les médicaments vendus sur ordonnance contiennent des substances médicinales qui, si elles sont bénéfiques à petites doses, peuvent devenir néfastes pour la santé, sinon fatales, en plus grosse quantité. Il est alors normal que la société, dans un but de protection du citoyen, limite l'accès à de tels produits. La pertinence de l'utilisation est déterminée par un professionnel, le médecin ou dans certains cas le dentiste, et la distribution est confiée à un «commerçant» spécialisé, le pharmacien. Que dès lors, la publicité, du moins au sens où on l'entend couramment, ne soit pas totalement libre se comprend facilement. Il serait d'ailleurs tout à fait illogique d'un côté de donner au consommateur des informations comparables à celles qu'il peut obtenir sur un produit de consommation ordinaire tout en l'empêchant, d'un autre côté, de se procurer librement ce produit.

Cet argument pourrait se résumer ainsi: la publicité publique du produit est interdite, donc le patient à qui il est destiné ne connaît pas spécialement le produit, donc il ne risque pas d'être concerné par une confusion. Comme je viens de l'expliquer, une telle logique est erronée.

(iv) Le domaine des médicaments délivrés sur ordonnance est un marché comme les autres

Comme je l'ai mentionné auparavant, un fabricant qui veut réussir dans une action en passing-off doit habituellement démontrer que son produit a acquis une notoriété propre auprès de la clientèle, du public et que le produit concurrent entraîne un risque de confusion dans l'esprit du public. Il n'y a aucune raison pour que l'approche soit autre lorsque le producteur ou le fabricant est un laboratoire pharmaceutique. Le milieu des produits pharmaceutiques délivrés sur ordonnance n'est pas si fondamentalement différent des autres sphères d'activités commerciales qu'il faille le soumettre à des règles spéciales. Les tribunaux n'ont aucune raison, en droit, de priver les laboratoires pharmaceutiques des moyens de preuve accessibles aux autres industries.

Soit dit en toute déférence, suivre le raisonnement de la Cour d'appel dans Ayerst, McKenna & Harrison aboutirait également, en fin de compte, à considérer le patient comme un consommateur à part. Or il a besoin, au même titre que les autres, d'informations et de protection. Ne pas l'inclure dans la clientèle visée par l'action en passing-off lui enlève, à mon avis, une partie de ses droits de citoyen. On le prive de moyens de se protéger lui-même en personne avertie. Dans le cadre des Travaux de l'association Henri Capitant sur la protection des consommateurs, le professeur Lilkoff dit:

La législation canadienne sur les aliments et drogues date depuis le 1er janvier 1875 mais ce n'est que depuis 1968 que le ministère de la Santé a voulu adopter un rôle plus ouvert pour la protection du consommateur. Cette loi est destinée à protéger le consommateur contre les produits dangereux pour la santé et contre la publicité trompeuse et la fraude dans l'emploi et la vente d'aliments, drogues, cosmétiques et d'instruments thérapeutiques. [Je souligne.]

(«Rapport sur la protection du consommateur en droit pénal canadien», dans Travaux de l'association Henri Capitant des amis de la culture juridique française, t. 24, La protection des consommateurs (1975), 331, aux pp. 338 et 339.)

Quand la Loi actuelle (Loi sur les aliments et drogues) dit au par. 9(1): «Il est interdit d'étiqueter, d'emballer, de traiter, de préparer ou de vendre une drogue -- ou d'en faire la publicité -- d'une manière fausse, trompeuse ou mensongère ou susceptible de créer une fausse impression quant à sa nature, sa valeur, sa quantité, sa composition, ses avantages ou sa sûreté» (je souligne), rien ne permet d'affirmer qu'elle s'adresse exclusivement aux professionnels de la santé.

(v) Quelques citations jurisprudentielles et doctrinales

Dans Hoffmann-La Roche & Co. c. D.D.S.A. Pharmaceuticals Ltd., [1972] R.P.C. 1, la Cour d'appel anglaise a confirmé une injonction interlocutoire empêchant la défenderesse de fabriquer et de vendre des tranquillisants, délivrés sur ordonnance, ayant la même apparence que ceux de la demanderesse. Selon la cour, bien qu'il n'y ait aucune confusion -- cela a été prouvé -- dans l'esprit des clients directs des laboratoires, c'est-à-dire les pharmaciens et les médecins, les clients ultimes des médicaments, les patients, risquaient d'être induits en erreur en raison de la représentation trompeuse.

Dans Roche Products Ltd. c. Berk Pharmaceuticals Ltd., précité, la Cour d'appel anglaise a également accepté que la demanderesse fasse la preuve de la possibilité de confusion auprès des patients utilisant le médicament:

[traduction] Dans le présent cas comme dans toutes les actions en passing-off, il s'agit essentiellement de savoir si, directement ou indirectement, les produits de la défenderesse sont présentés aux consommateurs pertinents de façon à leur donner l'impression que ces produits sont ceux de la demanderesse [...] Il faut tout d'abord établir qu'un nombre important de patients ont été amenés à associer le produit de la demanderesse, en raison de sa couleur, de sa forme, de sa taille, de son numéro, de sa cannelure sur un côté, et d'une inscription sur l'autre, à un fabricant ou à une source commerciale.

...

Dans l'ensemble, je conclus que la preuve n'est pas suffisante pour établir que l'apparence ordinaire même des comprimés blanc et jaune de DZP de la demanderesse a amené les patients consommateurs à associer ces comprimés à un fabricant ou à une source commerciale;

...

Il est possible que la preuve établisse que tel est l'état d'esprit du patient. [Je souligne.]

(Le lord juge Russell, aux pp. 482, 483 et 484 et le lord juge James, à la p. 490.)

Aux États-Unis, lors d'actions en passing-off dans le domaine des médicaments délivrés sur ordonnance, les tribunaux permettent aux parties de faire la démonstration de la confusion tant au niveau des praticiens que des patients consommateurs. Je citerai, parmi d'autres, Ciba-Geigy Corp. c. Bolar Pharmaceutical Co., 224 USPQ 349 (3e Cir. 1984), Par Pharmaceutical, Inc. c. Searle Pharmaceuticals, Inc., 227 USPQ 1024 (N.D. Ill. 1985), Merck & Co. c. Par Pharmaceutical, Inc., 227 USPQ 489 (3e Cir. 1985).

Finalement, au Canada, dans Parke, Davis & Co., précité, cette Cour a déjà eu l'occasion de traiter, parmi d'autres questions, du passing-off dans le contexte des produits pharmaceutiques. La demanderesse alléguait que la défenderesse faisait passer ses produits pour ceux de la demanderesse en présentant ses capsules sous une apparence similaire. En exposant les motifs de la Cour sur cet aspect de l'action, le juge Hall dit, aux pp. 357 et 358:

[traduction] Le juge de première instance a, en toute déférence, énoncé correctement le droit applicable et le fardeau qui incombait à l'appelante lorsqu'il a cité l'extrait suivant de l'arrêt J.B. Williams Company c. H. Bronnley & Company:

Que doit établir un commerçant agissant à titre de demandeur dans une action en passing-off? Il me semble que pour avoir gain de cause, il doit tout d'abord établir qu'il a choisi une conception nouvelle et originale telle qu'elle confère un caractère distinctif à ses marchandises, que celles-ci sont connues sur le marché, où elles ont acquis une réputation en raison justement de ce caractère distinctif, et que s'il ne réussit pas à prouver cela, son action est sans fondement.

Le juge de première instance a ensuite procédé à une analyse du droit applicable. Je suis d'accord avec ses motifs au point de les faire miens de même que sa conclusion ainsi formulée:

J'en suis venu à la conclusion que la demanderesse n'a pas réussi à s'acquitter de l'obligation d'établir que ces marques de commerce constituent un caractère distinctif de ses produits ou une indication de leur origine commune. Je suis également d'avis que la demanderesse n'a pas établi que la présentation même de ses produits est devenue associée avec elle dans l'esprit du consommateur ou de l'acheteur, et la preuve n'établit pas que les pharmaciens, les médecins ou le public qui consomme ses produits considéraient que ces marques les distinguaient de tous les autres. [Je souligne.]

Ainsi, plusieurs décisions tant anglaises qu'américaines prennent en considération le point de vue des patients qui consomment les médicaments. Un auteur anglais s'étonne de la position des tribunaux au Canada:

[traduction] Les litiges liés à la présentation de produits pharmaceutiques sont encore plus nombreux au Canada, apparemment en raison de la facilité d'obtention de licences de brevet pour les médicaments, moyennant des redevances modiques. La jurisprudence canadienne diffère de la jurisprudence anglaise sous un aspect important qui rend la tâche du demandeur encore plus difficile. Contrairement à ce qui est énoncé dans l'arrêt Roche c. D.D.S.A., on considère constamment que ce sont les médecins et les pharmaciens et non les patients eux-mêmes qui constituent le seul public pertinent relativement aux médicaments délivrés sur ordonnance. Cela semble erroné à moins qu'il n'existe une distinction fondamentale dans la façon d'administrer les services de santé publique. Les patients sont les consommateurs ultimes de médicaments et ont un mot à dire au sujet de la façon dont ils sont traités. Un fondement plus sûr à de nombreuses décisions canadiennes, notamment lorsqu'il s'agit de cas où les comprimés sont de couleur différente selon la force de la dose, est le constat répété que même les patients associent principalement la couleur ou la forme d'un comprimé avec l'effet thérapeutique du médicament plutôt qu'avec sa source commerciale.

Dans de nombreuses décisions canadiennes en matière de passing-off, on mentionne l'arrêt de la Cour suprême du Canada Parke, Davis & Co. c. Empire Laboratories Ltd., dans lequel la présentation des comprimés de la demanderesse n'avait pas acquis une notoriété propre. Dans cet arrêt, la présentation ne constituait pas un caractère distinctif, mais c'est un des rares cas qui n'est pas incompatible avec la perception des patients comme faisant partie du public pertinent.

(Wadlow, op. cit., aux pp. 379 et 380.)

Que la présentation des médicaments soit associée à leur effet plutôt qu'à leur origine commerciale est une question de faits dont l'examen doit être laissé au juge des faits, comme cela se passe dans les autres domaines commerciaux. Cela ne signifie absolument pas, en droit, qu'il faille limiter la preuve aux médecins, pharmaciens et dentistes.

C. L'opinion du juge Cory dans Ayerst, McKenna & Harrison

L'une des questions débattues par les cours inférieures est «l'importance contraignante» de l'opinion du juge Cory dans Ayerst, McKenna & Harrison. Selon l'appelante, le juge en chef adjoint Morden a erré en considérant que l'opinion du juge Cory établissait une règle de droit alors que ce n'était, d'après elle, qu'un obiter dictum. Il n'est pas nécessaire de s'étendre longuement sur cette question. Même si l'on admettait que les commentaires du juge Cory soient des obiter dicta, ils ont été repris, appliqués et suivis à maintes reprises devenant ainsi la ratio decidendi de nombreuses décisions subséquentes.

De plus, il faut souligner que la Loi de 1986 sur la réglementation des prix des médicaments délivrés sur ordonnance est entrée en vigueur en décembre 1986, plus de trois ans après l'affaire Ayerst, McKenna & Harrison, et a été modifiée en 1989, donnant au patient un contrôle accru quant à la marque de médicament qu'il désire obtenir en cas d'interchangeabilité. C'est une raison supplémentaire pour ne pas suivre cette décision.

Dans la présente affaire, la réelle question n'était pas de savoir si les propos du juge Cory étaient des obiter dicta mais plutôt de déterminer si cette opinion, limitant la clientèle des laboratoires pharmaceutiques en vue d'une action en passing-off aux seuls professionnels de la santé, est exacte en droit. Pour les raisons que j'ai exposées, ce n'est pas mon avis.

V - Conclusion

Il n'y a aucune raison, en droit, de s'écarter du principe bien établi que le consommateur final du produit doit être pris en compte pour déterminer si un délit de passing-off est commis. Dans le domaine des médicaments délivrés sur ordonnance, la clientèle des laboratoires pharmaceutiques comprend donc les médecins, pharmaciens, dentistes et les patients.

Par conséquent, les pourvois doivent être accueillis avec dépens. Le deuxième paragraphe du dispositif du jugement rendu par le juge Fitzpatrick doit être remplacé par le paragraphe suivant:

2. NOTRE COUR DÉCLARE qu'en ce qui concerne la commercialisation des médicaments délivrés sur ordonnance, un demandeur, dans une action en prétendue commercialisation trompeuse d'un médicament délivré sur ordonnance, doit établir que la conduite reprochée risque de semer la confusion dans l'esprit des médecins ou des pharmaciens, ou dans celui des patients clients, lorsqu'ils doivent choisir de prescrire, de délivrer ou de demander soit le produit du demandeur, soit celui du défendeur.

Pourvois accueillis avec dépens.

Procureurs de l'appelante: Smart & Biggar, Toronto.

Procureurs de l'intimée Apotex Inc.: Goodman & Goodman, Toronto.

Procureurs de l'intimée Novopharm Ltd.: Malcolm Johnston & Associates, Toronto.

* Le juge Stevenson n'a pas pris part au jugement.


Synthèse
Référence neutre : [1992] 3 R.C.S. 120 ?
Date de la décision : 29/10/1992
Sens de l'arrêt : Les pourvois sont accueillis

Analyses

Responsabilité délictuelle - Passing‑off - Médicament délivré sur ordonnance - Clientèle des laboratoires pharmaceutiques - Produits d'apparence similaire - Les patients font‑ils partie de la clientèle des laboratoires pharmaceutiques aux fins d'une action en passing‑off portant sur la présentation d'un médicament délivré sur ordonnance?.

L'appelante est un laboratoire pharmaceutique qui fabrique et vend au Canada depuis 1977 des comprimés de métoprolol sous le nom commercial de "Lopresor". Les intimées ont également obtenu quelques années plus tard des licences pour fabriquer et vendre du métoprolol au pays et, depuis 1986, les comprimés offerts par les intimées ont la même présentation que ceux vendus par l'appelante. Le métoprolol est un médicament délivré sur ordonnance qui est prescrit par les médecins pour soigner l'hypertension. Puisque les produits offerts par les parties ont été désignés par la loi ontarienne comme des produits pharmaceutiques de remplacement, un pharmacien peut fournir au patient les produits de l'une ou l'autre des intimées à la place de Lopresor quand l'ordonnance le prescrivant ne porte pas la mention «pas de remplacement».

L'appelante a intenté des actions en passing‑off contre les intimées, alléguant que ses comprimés de métoprolol ont une présentation unique en raison de leur taille, de leur forme et de leur couleur et que cette présentation est devenue représentative de son produit. Les intimées ont répliqué en présentant des motions en vue d'obtenir un jugement sommaire rejetant les actions ou, subsidiairement, une ordonnance déterminant un point de droit. La cour a rejeté les motions pour jugement sommaire mais a accordé la demande subsidiaire. Se fondant sur l'arrêt Ayerst, McKenna & Harrison, Inc. c. Apotex Inc. (1983), 41 O.R. (2d) 366 (C.A.), la cour a statué que dans une action en passing‑off d'un médicament délivré sur ordonnance, le demandeur doit établir que la conduite reprochée risque de semer la confusion dans l'esprit des médecins ou des pharmaciens lorsqu'ils doivent choisir de prescrire ou de délivrer soit le produit du demandeur, soit celui du défendeur. La Cour d'appel a confirmé cette ordonnance. Les présents pourvois visent à déterminer si, dans une action en passing‑off portant sur la présentation d'un médicament délivré sur ordonnance, le public touché par un risque de confusion comprend non seulement les professionnels de la santé, mais aussi les patients, consommateurs des médicaments.

Arrêt: Les pourvois sont accueillis.

Un fabricant qui veut réussir dans une action en passing‑off doit démontrer que son produit a acquis une notoriété propre auprès de la clientèle et que le produit concurrent entraîne un risque de confusion dans l'esprit du public. L'approche est la même lorsque le producteur ou le fabricant est un laboratoire pharmaceutique. La clientèle des laboratoires pharmaceutiques, pour les besoins d'une action en passing‑off, n'est pas exclusivement constituée des médecins, dentistes ou pharmaciens. Le patient qui utilise le produit en fait également partie. Il n'y a en effet aucune raison de s'écarter, en droit, du principe bien établi que le consommateur final du produit doit être pris en compte pour déterminer si un délit de passing‑off est commis. Le domaine des produits pharmaceutiques délivrés sur ordonnance n'est pas si fondamentalement différent des autres sphères d'activités commerciales qu'il faille le soumettre à des règles spéciales et priver les laboratoires pharmaceutiques des moyens de preuve accessibles aux autres industries. La preuve de la notoriété propre et de la tromperie n'est donc pas limitée aux seuls clients directs du laboratoire pharmaceutique.

L'arrêt Ayerst, McKenna & Harrison ne doit pas être suivi. Suivre le raisonnement appliqué dans cette cause aboutirait à considérer le patient comme un consommateur à part. Or il a besoin, au même titre que les autres, d'informations et de protection. Ne pas l'inclure dans la clientèle visée par l'action en passing‑off lui enlèverait une partie de ses droits de citoyen en le privant de moyens de se protéger lui‑même. De plus, cet arrêt a été rendu trois ans avant l'entrée en vigueur de la Loi de 1986 sur la réglementation des prix des médicaments délivrés sur ordonnance de l'Ontario qui donne au patient un contrôle accru quant à la marque de médicament qu'il désire obtenir en cas d'interchangeabilité.


Parties
Demandeurs : Ciba-Geigy Canada Ltd.
Défendeurs : Apotex Inc.

Références :

Jurisprudence
Arrêts non suivis: Ayerst, McKenna & Harrison, Inc. c. Apotex Inc. (1983), 41 O.R. (2d) 366
Smith, Kline & French Canada Ltd. c. Novopharm Ltd. (1983), 72 C.P.R. (2d) 197
Syntex Inc. c. Novopharm Ltd. (1983), 74 C.P.R. (2d) 110
Hoffmann‑La Roche Ltd. c. Apotex Inc. (1982), 72 C.P.R. (2d) 183
Smith, Kline & French Canada Ltd. c. Apotex Inc. (1985), 12 C.P.R. (3d) 479
Syntex Inc. c. Novopharm Ltd. (1991), 36 C.P.R. (3d) 129
arrêts mentionnés: Parke, Davis & Co. c. Empire Laboratories Ltd., [1964] R.C.S. 351
Hoffmann‑La Roche & Co. c. D.D.S.A. Pharmaceuticals Ltd., [1972] R.P.C. 1
Ciba‑Geigy Corp. c. Bolar Pharmaceutical Co., 224 USPQ 349 (1984)
Par Pharmaceutical, Inc. c. Searle Pharmaceuticals, Inc., 227 USPQ 1024 (1985)
Merck & Co. c. Par Pharmaceutical, Inc., 227 USPQ 489 (1985)
Oxford Pendaflex Canada Ltd. c. Korr Marketing Ltd., [1982] 1 R.C.S. 494
Roche Products Ltd. c. Berk Pharmaceuticals Ltd., [1973] R.P.C. 473
Perry c. Truefitt (1842), 6 Beav. 66, 49 E.R. 749
Singer Manufacturing Co. c. Loog (1880), 18 Ch. D. 395 (C.A.), conf. (1882), 8 App. Cas. 15 (H.L.)
Erven Warnink B.V. c. J. Townend & Sons (Hull) Ltd., [1980] R.P.C. 31
Reckitt & Colman Products Ltd. c. Borden Inc., [1990] 1 All E.R. 873
Consumers Distributing Co. c. Seiko Time Canada Ltd., [1984] 1 R.C.S. 583
Pinard c. Coderre, [1953] B.R. 99
General Baking Co. c. Gorman, 3 F.2d 891 (1925)
Scandinavia Belting Co. c. Asbestos & Rubber Works of America, Inc., 257 F. 937 (1919)
Henry Thorne & Co. c. Sandow (1912), 29 R.P.C. 440
Saville Perfumery Ld. c. June Perfect Ld. (1941), 58 R.P.C. 147
République française c. S. Hyman Ltd. (1920), 31 B.R. 22.
Lois et règlements cités
Loi de 1986 sur la réglementation des prix des médicaments délivrés sur ordonnance, L.O. 1986, ch. 28, art. 1 "produit de remplacement", 4(1), (2), (3), (6).
Loi de 1986 sur le régime de médicaments gratuits de l'Ontario, L.O. 1986, ch. 27.
Loi sur les aliments et drogues, L.R.C. (1985), ch. F‑27 [auparavant S.R.C. 1970, ch. F-27], art. 9.
Loi sur les brevets, L.R.C. (1985), ch. P‑4 [auparavant S.R.C. 1970, ch. P-4].
O. Reg. 690/86.
Règlement sur les aliments et drogues, C.R.C. 1978, ch. 870.
Doctrine citée
Chenevard, Charles. Traité de la concurrence déloyale en matière industrielle et commerciale, t. 1. Paris: L.G.D.J., 1914.
Drysdale, John, and Michael Silverleaf. Passing Off: Law and Practice. London: Butterworths, 1986.
Fleming, John G. The Law of Torts, 7th ed. Sydney: Law Book, 1987.
Lilkoff, Lubin. "Rapport sur la protection du consommateur en droit pénal canadien". Dans Travaux de l'association Henri Capitant des amis de la culture juridique française, t. 24, La protection des consommateurs. Paris: Dalloz, 1975, 331.
Mermillod, Louis. Essai sur la notion de concurrence déloyale en France et aux États‑Unis. Paris: Pichon & Durand‑Auzias, 1954.
Nadeau, André, et Richard Nadeau. Traité pratique de la responsabilité civile délictuelle. Montréal: Wilson & Lafleur, 1971.
Salmond on the Law of Torts, 17th ed. By R. F. V. Heuston. London: Sweet & Maxwell, 1977.
Wadlow, Christopher. The Law of Passing‑off. London: Sweet & Maxwell, 1990.

Proposition de citation de la décision: Ciba-Geigy Canada Ltd. c. Apotex Inc., [1992] 3 R.C.S. 120 (29 octobre 1992)


Origine de la décision
Date de l'import : 06/04/2012
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;1992-10-29;.1992..3.r.c.s..120 ?
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