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21/03/1991 | CANADA | N°[1991]_1_R.C.S._509

Canada | R. c. Sherratt, [1991] 1 R.C.S. 509 (21 mars 1991)


R. c. Sherratt, [1991] 1 R.C.S. 509

Anthony Robert Sherratt Appelant

c.

Sa Majesté la Reine Intimée

Répertorié: R. c. Sherratt

No du greffe: 21501.

1990: 13 décembre; 1991: 21 mars.

Présents: Les juges L'Heureux‑Dubé, Sopinka, Gonthier, Cory et Stevenson.

en appel de la cour d'appel du manitoba

POURVOI contre un arrêt de la Cour d'appel du Manitoba (1989), 58 Man. R. (2d) 145, 49 C.C.C. (3d) 237, qui a rejeté un appel contre un verdict de culpabilité rendu par le juge Jewers siégeant avec un jury. Pourvoi rejeté.
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br>G. Greg Brodsky, c.r., pour l'appelant.

Gregg Lawlor, pour l'intimée.

//Le juge L'Heureux-Dubé//

Version française ...

R. c. Sherratt, [1991] 1 R.C.S. 509

Anthony Robert Sherratt Appelant

c.

Sa Majesté la Reine Intimée

Répertorié: R. c. Sherratt

No du greffe: 21501.

1990: 13 décembre; 1991: 21 mars.

Présents: Les juges L'Heureux‑Dubé, Sopinka, Gonthier, Cory et Stevenson.

en appel de la cour d'appel du manitoba

POURVOI contre un arrêt de la Cour d'appel du Manitoba (1989), 58 Man. R. (2d) 145, 49 C.C.C. (3d) 237, qui a rejeté un appel contre un verdict de culpabilité rendu par le juge Jewers siégeant avec un jury. Pourvoi rejeté.

G. Greg Brodsky, c.r., pour l'appelant.

Gregg Lawlor, pour l'intimée.

//Le juge L'Heureux-Dubé//

Version française du jugement des juges L'Heureux-Dubé, Sopinka, Gonthier, Cory et Stevenson rendu par

Le juge L'Heureux‑Dubé — La seule question que soulève ce pourvoi concerne l'interprétation des dispositions du Code criminel, S.R.C. 1970, ch. C‑34, relatives à la récusation motivée. Plus précisément, la question est de savoir si on a eu raison de nier à l'accusé en l'espèce la possibilité de récuser chaque candidat juré pour cause de partialité ou, selon les mots de la disposition applicable, pour absence d'impartialité.

Les faits

L'accusé a été inculpé et reconnu coupable du meurtre d'un souteneur nommé Tommy T. Ni la nature du différend entre les deux hommes ni les faits reliés à l'homicide lui‑même ne sont en cause ici. L'important, en ce qui concerne la question de droit dont nous sommes saisis, ce sont les circonstances dans lesquelles s'est déroulée la recherche du corps de la victime.

Le crime a été commis à Winnipeg (Manitoba), mais c'est à Dryden (Ontario) qu'on a appréhendé l'accusé à des fins d'interrogatoire. À cette occasion, il a dit à la police avoir tué Tommy T. L'accusé a fait une déclaration plus détaillée quand il a été soumis à un interrogatoire par la police de Winnipeg. Il a en effet informé la police de la nature du différend entre lui et la victime et a relaté les circonstances de l'homicide lui‑même. Selon la déclaration qu'il a faite à la police de Winnipeg, l'accusé avait jeté le cadavre dans un contenant à ordures commercial. Malheureusement, quand l'accusé a finalement été ramené au Manitoba le contenant en question avait été vidé. La police a, en conséquence, fouillé le dépotoir local dans l'espoir de découvrir le cadavre, fouille qui a fait l'objet d'une certaine publicité dans les médias. Ceux‑ci ont soulevé des questions concernant l'endroit où se trouvait le cadavre, les antécédents et l'identité de la victime ainsi que sa participation à certains meurtres aux États‑Unis. Il semble, en outre, que les médias se soient livrés à des conjectures sur les antécédents de l'accusé. Les reportages ont été diffusés dans les médias environ neuf ou dix mois avant le procès de l'accusé.

C'est dans ce contexte factuel que doit être abordée la question de droit.

Les dispositions législatives pertinentes

À strictement parler, seul l'al. 567(1)b) [maintenant l'al. 638(1)b)] du Code criminel est pertinent aux fins de statuer sur le présent pourvoi. Toutefois, par souci de commodité et de clarté, je reproduis d'autres dispositions pertinentes du Code criminel portant sur la formation de la liste du jury dans le contexte criminel.

Code criminel, S.R.C. 1970, ch. C‑34, et modifications

554. (1) Sont aptes aux fonctions de juré dans des procédures criminelles engagées dans une province les personnes qui remplissent les conditions déterminées par la loi provinciale applicable et sont assignées en conformité avec celle‑ci.

562. (1) L'accusé inculpé de haute trahison ou de meurtre au premier degré a le droit de récuser péremptoirement vingt jurés.

(2) L'accusé inculpé d'une infraction autre que la haute trahison ou le meurtre au premier degré et punissable d'un emprisonnement de plus de cinq ans a le droit de récuser péremptoirement douze jurés.

(3) Un accusé inculpé d'une infraction non mentionnée au paragraphe (1) ou (2) a le droit de récuser péremptoirement quatre jurés.

563. (1) Le poursuivant a le droit de récuser péremptoirement quatre jurés et peut ordonner à un nombre quelconque de jurés, non péremptoirement récusés par l'accusé, de se tenir à l'écart jusqu'à ce que tous les jurés disponibles pour l'instruction de l'acte d'accusation aient été appelés.

(2) Nonobstant le paragraphe (1), le poursuivant ne peut ordonner la mise à l'écart de plus de quarante‑huit jurés, à moins que, pour un motif spécial à démontrer, le juge qui préside ne l'ordonne.

(3) L'accusé peut être appelé à déclarer s'il récuse un juré péremptoirement ou pour cause, avant que le poursuivant soit appelé à déclarer s'il exige que le juré se tienne à l'écart, ou s'il le récuse péremptoirement ou pour cause.

567. (1) Un poursuivant ou un accusé a droit à n'importe quel nombre de récusations pour le motif

a) que le nom d'un juré ne figure pas sur la liste, mais aucune erreur de nom ou de désignation ne doit être un motif de récusation lorsque la cour est d'avis que la description portée sur la liste désigne suffisamment la personne en question,

b) qu'un juré n'est pas impartial entre la Reine et l'accusé,

c) qu'un juré a été déclaré coupable d'une infraction pour laquelle il a été condamné à mort ou à un emprisonnement de plus de douze mois,

d) qu'un juré est un étranger,

e) qu'un juré est physiquement incapable de remplir d'une manière convenable les fonctions de juré, ou

. . .

(2) Nulle récusation motivée n'est admise pour une raison non mentionnée au paragraphe (1).

569. (1) Lorsque le motif d'une récusation est que le nom d'un juré ne figure pas sur la liste, la question est décidée par le juge sur voir dire par consultation de la liste et d'après telle autre preuve qu'il juge à propos de recevoir.

(2) Lorsque le motif d'une récusation en est un que ne mentionne pas le paragraphe (1), les deux derniers jurés assermentés ou, si aucun juré n'a encore été assermenté, deux personnes présentes que la cour peut nommer à cette fin, sont assermentées pour vérifier si le motif de récusation est fondé.

(3) Lorsque la conclusion obtenue selon le paragraphe (1) ou (2) est que le motif de récusation n'est pas fondé, le juré est assermenté, mais si la conclusion est que le motif de récusation est fondé, le juré n'est pas assermenté. [Je souligne.]

Les jugements

Cour du Banc de la Reine (le juge Jewers)

Au procès, en mai 1988, l'avocat de l'accusé a fait part au juge de son désir de récuser chaque candidat juré pour le motif qu'il n'était pas "impartial entre la Reine et l'accusé". L'allégation de partialité potentielle reposait sur la publicité, évoquée précédemment, qui avait entouré l'affaire avant le procès. L'avocat de l'accusé avait dressé une liste de onze questions qu'il souhaitait poser à chaque membre du tableau des jurés. Suivant son argument, les conjectures des médias portaient sur les antécédents et la réputation de l'accusé et pourraient, en conséquence, s'avérer préjudiciables si ces onze questions n'étaient pas posées à chaque candidat juré.

Le ministère public a répliqué que la récusation par l'accusé ne pouvait se fonder sur la publicité antérieure au procès puisqu'elle remontait à environ neuf ou dix mois avant le procès. Le ministère public a fait valoir, en outre, que les reportages dans les médias n'avaient rien de préjudiciable étant donné qu'ils n'avaient établi aucun lien entre la recherche et la découverte du cadavre de Tommy T., d'une part, et l'arrestation de l'accusé, d'autre part.

Le juge du procès, non convaincu par les arguments de l'accusé, a rejeté la récusation générale fondée sur la partialité. Il a conclu ainsi:

[traduction] Bien, dans le cas présent, tout d'abord, je ne dispose en réalité d'aucun élément de preuve quant au type et à l'ampleur de la publicité qui a entouré cette affaire, à moins qu'il ne me soit permis d'en prendre connaissance d'office, ce que je ne crois pas pouvoir faire.

Toutefois, sur la base des représentations qui m'ont été faites, je ne suis pas convaincu que l'affaire a fait l'objet de tant de publicité et, en particulier, de tant de publicité concernant la notoriété de l'accusé, qu'il y a lieu en l'espèce de soumettre les jurés à un interrogatoire avant qu'ils ne soient assermentés.

. . .

Je ne suis tout simplement pas convaincu qu'on devrait en l'espèce avoir recours au processus extraordinaire d'interrogatoire des jurés et la requête visant à le faire est donc rejetée.

Bien sûr, s'il existe une raison particulière de récuser un juré pour cause d'impartialité ou d'absence d'impartialité, ou pour tout autre cause je suis naturellement prêt à la prendre en considération. . . [Je souligne.]

Cour d'appel (le juge Huband pour la majorité, le juge O'Sullivan dissident) (1989), 58 Man. R. (2d) 145

En appel devant la Cour d'appel, l'accusé a allégué l'existence d'un certain nombre d'erreurs dans l'exposé du juge du procès au jury. Comme il s'agit d'un pourvoi de plein droit par suite d'une dissidence en Cour d'appel sur un point de droit, aucune de ces questions n'est pertinente aux fins de la présente analyse. Ainsi que je l'ai affirmé au départ, ce pourvoi soulève uniquement la question de la régularité de la procédure suivie par le juge du procès concernant la requête de l'accusé visant à récuser chaque candidat juré pour cause de partialité.

La majorité de la Cour d'appel a longuement examiné l'argument de l'accusé voulant que le juge du procès eût dû permettre que les candidats jurés soient interrogés individuellement plutôt que de retenir le point de vue du ministère public selon lequel une mise en garde générale de la part du juge du procès était, dans les circonstances, la mesure qui convenait face à la partialité reprochée. Le juge Huband, s'exprimant au nom de la majorité, a fait remarquer que le juge du procès: (1) n'avait pas complètement exclu la récusation, mais avait estimé que des récusations fondées sur des motifs [traduction] "valables" pourraient avoir lieu, (2) avait dit aux jurés figurant au tableau que tous ceux d'entre eux qui, le cas échéant, s'étaient formé une opinion ferme quant à la culpabilité ou à l'innocence de l'accusé devaient se récuser, et (3) n'a permis que le processus de sélection commence qu'après avoir donné cette directive.

Pour conclure que ce moyen de l'accusé ne pouvait être retenu, la majorité s'est appuyée fortement sur les motifs de la Cour d'appel de l'Ontario dans l'affaire R. v. Hubbert (1975), 29 C.C.C. (2d) 279, ainsi que sur l'approbation de ces motifs exprimée ultérieurement par notre Cour à [1977] 2 R.C.S. 267. Le juge Huband a noté que, dans l'arrêt Hubbert, précité, la Cour d'appel de l'Ontario avait adopté comme raisonnement que la publicité antérieure au procès ne devrait pas normalement servir de fondement à une récusation motivée générale. À la page 150, la majorité affirme:

[traduction] C'est avec raison que le juge du procès, s'appuyant sur l'arrêt Hubbert, a exercé son pouvoir discrétionnaire d'écarter la récusation fondée sur la publicité antérieure au procès. C'est avec raison qu'il a refusé de permettre la récusation fondée sur les autres questions figurant sur la liste, puisque, pour l'essentiel, ces questions avaient été traitées dans ses observations générales. Je crois qu'en contrôlant le processus comme il l'a fait, le juge du procès n'a nullement porté atteinte au droit de l'accusé à un procès équitable devant un jury impartial.

Le juge Huband a ensuite examiné la jurisprudence subséquente à l'arrêt Hubbert, précité. Il a fait observer que les motifs de notre Cour dans l'arrêt R. c. Barrow, [1987] 2 R.C.S. 694, pourraient s'interpréter comme limitant la portée des motifs de la Cour d'appel de l'Ontario dans l'affaire Hubbert, précitée. La majorité a cependant conclu que ce n'est pas ainsi qu'il fallait interpréter l'arrêt Barrow, précité.

Le juge O'Sullivan, dissident, a exprimé son désaccord avec la majorité quant à l'interprétation à donner aux motifs de notre Cour dans l'arrêt Barrow, précité, et il a conclu que le juge du procès avait agi irrégulièrement en rejetant la récusation générale demandée par l'accusé. Il a estimé, en outre, que la majorité n'avait pas tenu suffisamment compte des propos de la Cour d'appel du Québec dans l'arrêt R. v. Guérin and Pimparé (1984), 13 C.C.C. (3d) 231. Le juge O'Sullivan a cité abondamment les trois opinions déposées dans l'affaire Guérin, précitée, et a conclu qu'elles soulevaient des doutes quant à la régularité de la procédure adoptée dans la présente instance. En tentant de concilier les jugements, contradictoires d'après lui, dans les affaires Barrow, Guérin et Hubbert, précitées, le juge O'Sullivan dit, à la p. 155:

[traduction] Si le droit était resté dans l'état où la Cour d'appel de l'Ontario avait statué dans un sens et la Cour d'appel du Québec dans l'autre, j'aurais été porté à suivre la Cour d'appel de l'Ontario, dont l'arrêt est appuyé par les observations qu'a faites la Cour suprême elle‑même en rejetant le pourvoi formé contre celui‑ci . . .

Je dois cependant tenir compte des motifs du juge en chef Dickson. . .

Certes, on peut prétendre que ce qu'a dit le juge en chef Dickson dans l'affaire Barrow, précitée, est un obiter. Il s'agit, néanmoins, d'une opinion qui mérite notre respect et que nous devons suivre en l'absence d'une raison particulière de ne pas le faire.

S'appuyant sur son interprétation de l'arrêt Barrow, précité, le juge O'Sullivan a conclu que c'était bel et bien à tort que le juge du procès avait rejeté la demande de récusation en l'espèce et il aurait ordonné la tenue d'un nouveau procès.

Les questions en litige

Bien que l'appelant formule trois questions découlant de l'opinion dissidente exprimée en Cour d'appel, elles concernent toutes, au fond, l'interprétation et l'application des dispositions du Code criminel relatives à la récusation motivée. Par conséquent, comme je l'ai mentionné au départ, c'est là l'unique question qui sera abordée dans ces motifs.

Analyse

La procédure de formation de la liste du jury prévue dans le Code criminel

Afin de situer dans son contexte la question soulevée ici, j'examinerai les dispositions du Code criminel régissant la formation de la liste du jury. Avant d'entreprendre cette étude, toutefois, j'exposerai brièvement le rôle de la législation provinciale dans la sélection des jurés.

La sélection des jurés comporte à la fois des aspects fédéraux et des aspects provinciaux. Aux termes du par. 91(27) de la Loi constitutionnelle de 1867, le Parlement a compétence relativement au "droit criminel", y compris "la procédure en matière criminelle". Le paragraphe 92(14) attribue aux provinces compétence à l'égard de "l'administration de la justice dans la province". La sélection "pré‑judiciaire", c.‑à‑d. la sélection des personnes aptes à remplir la fonction de juré, relève normalement des lois provinciales sur le jury. (Pour un bon résumé de la législation provinciale dans ce domaine, voir Schulman et Myers, "La sélection des jurés", dans Études sur le jury, Commission de réforme du droit du Canada, 1979, à la p. 443.) Pour parer aux conflits de compétence en la matière, l'art. 554(1) [maintenant l'art. 626] du Code criminel dispose que le tableau des jurés est établi à partir de listes dressées en conformité avec la loi provinciale applicable.

Quant au processus de sélection "à l'audience", il relève de la compétence du Parlement et est exposé en détail dans le Code criminel. Notre Cour s'est déjà penchée, dans l'arrêt R. c. Barrow, précité, sur la compétence respective des provinces et du fédéral pour légiférer dans ce domaine.

L'ouvrage de R. E. Salhany, Canadian Criminal Procedure, 5e éd., m'a été d'une grande assistance pour résumer les dispositions du Code criminel (voir aussi "Le jury dans le procès pénal" d'Alan Gold, dans Procédure pénale au Canada, Vincent M. Del Buono, éd.). Dès que l'inculpé a enregistré son plaidoyer à l'accusation, la formation de la liste du jury commence. Très simplement, si on ne réussit pas à récuser le premier tableau, les noms des jurés seront tirés au sort. Chaque candidat juré dont le nom est appelé peut être récusé par l'accusé ou par le ministère public, péremptoirement ou pour cause, ou encore le ministère public peut ordonner au juré de se tenir à l'écart. Si on ne parvient pas à le récuser et que ni l'une ni l'autre partie ne se prévaut de la possibilité de le rejeter ou de le mettre à l'écart, le juré est assermenté. La forme de récusation dont il est question dans la présente instance est celle visant certains jurés pris individuellement. Elle peut être soit péremptoire et non motivée, soit motivée.

L'article 562 [maintenant l'art. 633] du Code criminel traite de récusations péremptoires par l'accusé. Il dispose que le nombre de récusations péremptoires que peut effectuer l'accusé varie en fonction de la nature de la peine pouvant lui être infligée. Ainsi, l'accusé inculpé de haute trahison ou de meurtre au premier degré a droit à vingt récusations péremptoires. S'il s'agit d'une infraction qui ne tombe pas dans la catégorie susmentionnée, mais qui peut entraîner un emprisonnement de plus de cinq ans, l'accusé a droit à douze récusations péremptoires. L'accusé inculpé d'une infraction qui ne tombe dans ni l'une ni l'autre des deux catégories qui précèdent a droit à quatre récusations péremptoires.

C'est le par. 563(1) [maintenant le par. 634(1)] du Code qui habilite le ministère public à récuser péremptoirement les jurés ou, subsidiairement, à les mettre à l'écart. Quoique le ministère public n'ait droit qu'à quatre récusations péremptoires, il peut mettre 48 jurés à l'écart. La capacité du ministère public de mettre des jurés à l'écart correspond, sous certains aspects, à celle de l'accusé de récuser pour cause, sauf que la récusation est reportée jusqu'à ce qu'il soit déterminé qu'il est impossible de former un jury complet sans avoir recours aux jurés auxquels on a demandé de se tenir à l'écart. Bien qu'il semble constituer une certaine anomalie dans le régime législatif actuel, le droit du ministère public de mettre des jurés à l'écart tire son origine du fait qu'en common law le ministère public n'avait aucun pouvoir de récusation péremptoire. (Dans Le jury en droit pénal, document de travail 27 (1980), la Commission de réforme du droit du Canada a recommandé l'abolition des "mises à l'écart" et leur remplacement par le même nombre de récusations péremptoires que celui auquel a droit l'accusé dans un cas donné.)

Suivant le par. 563(3) [maintenant le par. 634(3)] du Code, l'accusé doit décider s'il va récuser un juré péremptoirement ou pour cause avant qu'on ne puisse demander au ministère public de prendre une décision concernant le juré en question.

Théoriquement, aucune restriction n'est imposée au pouvoir de l'accusé ou du ministère public d'effectuer des récusations motivées. Les seuls motifs pour lesquels une récusation motivée peut être effectuée se trouvent énumérés au par. 567(1) [maintenant le par. 638(1)]. Aux termes de l'art. 569 [maintenant l'art. 640], ce sont les deux derniers jurés assermentés qui vérifient le bien‑fondé de la récusation motivée. Si aucun juré n'a encore été assermenté, le tribunal nomme alors deux candidats jurés pour entendre la récusation et rendre une décision à ce sujet. Si ces vérificateurs jugent la récusation fondée, le juré n'est pas assermenté. Si, par contre, ils la jugent non fondée, le juré doit être assermenté, à moins que l'une ou l'autre partie ne décide de recourir à la récusation péremptoire ou à la mise à l'écart. La décision des vérificateurs est finale et sans appel.

Voilà, en bref, le contexte général dans lequel s'inscrit une récusation motivée. Ce contexte, et l'interprétation qu'il convient de donner au texte législatif régissant le processus de formation de la liste du jury, sont importants pour la résolution de la question dont nous sommes saisis. Le simple texte des dispositions ne nous est cependant que de peu de secours si nous n'examinons pas leur historique et les principes qui les sous‑tendent.

L'évolution du jury moderne

Un bref aperçu de l'évolution du jury fait ressortir nettement l'importance des fonctions qu'il remplit. Ces fonctions et les principes qui les sous-tendent jouent un rôle vital dans l'examen de la question dont notre Cour est présentement saisie.

Bien que les origines précises du jury tel que nous le connaissons aujourd'hui soient difficiles à retracer, on estime généralement que la plupart des sociétés primitives possédaient une structure juridictionnelle quelconque qui ressemblait, de par sa forme et son objet, à celle de notre système moderne. L. Moore, dans une étude fouillée de l'histoire du jury intitulée The Jury, Tool of Kings, Palladium of Liberty, constate l'existence d'organismes analogues au jury déjà à l'époque de Solon, soit aux VIIe et VIe siècles avant Jésus‑Christ. Parmi ces institutions primitives, les plus démocratiques étaient les assemblées générales athéniennes. Toutefois, on croit généralement, que le précurseur de notre jury moderne fut l'inquisitio des Francs, système où des hommes de l'endroit, ayant connaissance de l'affaire litigieuse, juraient de dire la vérité en réponse à une question que leur posait le juge. Seules se résolvaient de cette manière les affaires dans lesquelles la Couronne avait un intérêt. Sous l'influence anglaise, cet instrument contrôlé par la Couronne a évolué pour prendre la forme qu'on lui connaît aujourd'hui. À la page 14, Moore, op. cit., résume cette évolution subséquente:

[traduction] L'inquisitio des Francs présentait des aspects accusatoires (préfigurant en cela le grand jury moderne) et des aspects civils, savoir la preuve par enquête ou par interrogatoire. L'évolution du jury d'instruction est passée ensuite par l'étape du jury de preuve anglo‑normand. Les jurés eux‑mêmes étaient les témoins et constituaient en même temps le mode de preuve [...] La dernière étape dans l'évolution du jury a été le jury de jugement instauré en Angleterre au XIVe siècle. À cette dernière étape, le jury, au lieu de constituer un mode de preuve, faisait un choix parmi les éléments de preuve présentés par les parties.

Il est intéressant de noter qu'au début les jurés étaient choisis à cause de la connaissance qu'ils avaient de l'objet du litige alors qu'à l'heure actuelle une telle connaissance et le parti pris qu'elle risque d'engendrer pourraient bien mener leur récusation. Toutefois, parallèlement à l'évolution du rôle du jury et au rétrécissement du champ de son activité, ont évolué des principes analogues à ceux qui sous‑tendent notre procédure de récusation (voir Moore, op. cit., à la p. 56, Baker, An Introduction to English Legal History, aux pp. 64 à 66, Schulman et Myers, op. cit., à la p. 474, et Devlin, Trial by Jury, à la p. 67).

Moore nous apprend que la procédure actuelle de récusation de candidats jurés ainsi que les motifs pour lesquels pareille récusation peut avoir lieu ont été élaborés en grande partie en Angleterre aux XVIe et XVIIe siècles. Le nombre de récusations, les types de récusation permis à chaque partie et les motifs sur lesquels pouvaient se fonder ces récusations ont été fixés vers le début de l'évolution moderne du jury (voir aussi Schulman et Myers, op. cit., aux pp. 476 à 479).

Fait important, l'évolution de l'institution qu'est le jury et du processus de sélection de jurés n'avait rien de fortuit ni d'arbitraire, mais tenait à la force d'une certaine vision du rôle que cette institution devrait jouer. La plupart des raisons avancées autrefois pour justifier le recours au jury se révèlent tout aussi impérieuses aujourd'hui qu'elles ont pu l'être il y a des siècles, tandis que d'autres justifications, plus modernes celles‑là, ont vu le jour. Dans son document de travail de 1980 intitulé Le jury en droit pénal, la Commission de réforme du droit du Canada énonce de nombreuses justifications de l'existence passée et présente du jury. Le jury, en raison du caractère collectif de ses décisions, s'avère un excellent juge des faits. Sa représentativité en fait la conscience de la collectivité. De plus, le jury peut servir de dernier rempart contre les lois oppressives ou leur application. Il constitue un moyen par lequel le public acquiert une meilleure connaissance du système de justice criminelle et, grâce à la participation du public, le jury accroît la confiance de la société dans l'ensemble du système.

Ces justifications ou fonctions continuent à sous-tendre l'évolution du jury ainsi que notre interprétation de la législation régissant la sélection des jurés. Le jury moderne n'était pas destiné à servir d'outil au ministère public ou à l'accusé, ni à être endoctriné à cette fin au moyen de la procédure de récusation. On le concevait plutôt comme un échantillon représentatif de la société, constitué honnêtement et équitablement. Toute autre vision risque d'aller à l'encontre des motifs mêmes de l'existence d'une telle institution. Comme le fait remarquer Moore, op. cit., ce n'est que récemment que la plupart des pays occidentaux sont parvenus au stade où le jury représente réellement la société. Voici ce qu'il dit de l'expérience américaine, à la p. 231:

[traduction] En 1791, une partie à un litige criminel ou civil avait droit à un jury unanime composé de douze hommes de race blanche.

De plus en plus, toutefois, un grand nombre de pays ont, depuis lors, aboli les exigences en matière de propriété, de sexe et de race applicables aux jurés, et ont légiféré pour augmenter d'autres façons le nombre de citoyens aptes à servir de juré. (En ce qui concerne la législation anglaise, voir comité Morris, Report of the Departmental Committee on Jury Service, Command Paper No. 2627; voir aussi Blake, "The Case for the Jury", dans The Jury Under Attack, Findlay et Duff, éd., à la p. 142). Cette évolution récente ne fait que souligner les raisons avancées antérieurement pour justifier l'existence du jury.

L'importance du jury dans notre système de justice criminelle, aussi bien dans le passé qu'à l'époque actuelle, est éloquemment décrite par Blackstone dans Commentaries, livre 4, à la page 1735:

[traduction] Les libertés de l'Angleterre ne pourront donc subsister que dans la mesure où ce palladium demeurera sacré et inviolé, à l'abri non seulement de toute attaque ouverte (à laquelle nul n'aura la témérité de se livrer), mais aussi de toute machination susceptible de le saper et de le miner par l'introduction de modalités d'instruction nouvelles et arbitraires [...] Et pour commodes qu'ils puissent paraître à prime abord (car il ne fait aucun doute que les pouvoirs les plus commodes sont toujours les pouvoirs arbitraires, efficacement exercés), rappelons‑nous encore une fois que des retards et de légers inconvénients dans les formes de justice représentent le prix que toutes les nations libres doivent payer pour assurer leur liberté dans des domaines les plus importants, que ces assauts contre ce rempart sacré de la nation sont diamétralement opposés à l'esprit de notre constitution; . . . [Les notes en bas de page sont omises.]

L'alinéa 11f) de la Charte canadienne des droits et libertés consacre dans les termes suivants le droit à un procès avec jury:

11. Tout inculpé a le droit:

. . .

f) sauf s'il s'agit d'une infraction relevant de la justice militaire, de bénéficier d'un procès avec jury lorsque la peine maximale prévue pour l'infraction dont il est accusé est un emprisonnement de cinq ans ou une peine plus grave;

L'importance perçue du jury et du droit, conféré par la Charte, à un procès avec jury n'est qu'illusoire en l'absence d'une garantie quelconque que le jury va remplir ses fonctions impartialement et représenter, dans la mesure où cela est possible et indiqué dans les circonstances, l'ensemble de la collectivité. De fait, sans les deux caractéristiques de l'impartialité et de la représentativité, un jury se verrait dans l'impossibilité de remplir convenablement un bon nombre des fonctions qui rendent son existence souhaitable au départ. La représentativité est garantie par la législation provinciale, du moins dans le cas du tableau initial. Le processus de sélection au hasard, conjugué aux sources à partir desquelles s'effectue cette sélection, assure la représentativité du jury criminel canadien (voir les lois provinciales sur le jury). Il y a donc peu, s'il en est, d'objections à formuler au sujet de cette caractéristique cruciale du jury. C'est ce que font ressortir clairement Schulman et Myers, op. cit., à la p. 456 de leur étude:

Les conditions exigées par les provinces canadiennes pour faire partie d'un jury ne sont pas du tout les mêmes qu'aux États‑Unis ou en Angleterre. La règle adoptée par le barreau américain pour les procès avec jury, sur recommandation du comité consultatif des procès au criminel, stipule: "Les noms des personnes pouvant être appelées à former un jury doivent être tirés au hasard à partir de différents groupes sociaux, de façon qu'elles soient représentatives de la population." Dans l'ensemble, les lois canadiennes respectent depuis longtemps cette règle. [Références omises; je souligne.]

La procédure de sélection de jurés "à l'audience", énoncée au Code criminel, peut, néanmoins, influer sur la représentativité du jury dans certaines situations. L'impartialité du jury est assurée principalement au moyen de la procédure exposée dans le Code criminel. L'exigence d'impartialité est renforcée par l'al. 11d) de la Charte:

11. Tout inculpé a le droit:

. . .

d) d'être présumé innocent tant qu'il n'est pas déclaré coupable, conformément à la loi, par un tribunal indépendant et impartial à l'issue d'un procès public et équitable;

L'application des dispositions du Code criminel n'a donc de sens que si elle se fait en fonction de ces énoncés de principe généraux.

Avant d'appliquer ces principes à la présente instance, il y a lieu d'analyser la jurisprudence canadienne pertinente. Étant donné la nature d'une allégation de partialité, les faits de chaque affaire vont s'avérer importants dans cette analyse.

La jurisprudence canadienne

Les décisions capitales et les plus récentes dans ce domaine sont R. c. Hubbert, R. v. Guérin and Pimparé et R. c. Barrow, précitées. Je vais donc mettre l'accent sur ces causes et en discuter au long, compte tenu, notamment, de la confusion qui semble régner quant à leur interprétation, comme en témoigne la dissidence en Cour d'appel dans la présente instance.

Dans l'affaire Hubbert, précitée, l'avocat de l'accusé souhaitait récuser tous les candidats jurés pour le motif qu'ils n'étaient pas "impartiaux". Il désirait demander à chaque candidat juré si la connaissance du fait que l'accusé avait déjà été interné dans un hôpital pour "criminels aliénés" le préviendrait contre ce dernier. Pour expliquer certains de ses actes, il fallait que l'accusé, en témoignant à son procès, révèle cet internement. Le juge du procès a rejeté la requête pour des motifs non pertinents à la présente analyse. Ce qui est pertinent plutôt, c'est la procédure et les principes énoncés par la Cour d'appel, car ils forment la base d'une bonne partie de ce qu'ont dit les tribunaux canadiens par la suite.

La Cour d'appel commence par énoncer un certain nombre de principes applicables aux procès avec jury et de facteurs à prendre en considération dans l'examen de récusations motivées. D'abord, [traduction] "tout inculpé a droit à un jury impartial". Ensuite, un juré doit être présumé remplir ses fonctions en conformité avec le serment qu'il a prêté. Finalement, le juge du procès détient un [traduction] "large pouvoir discrétionnaire" et doit être en mesure de contrôler la procédure de récusation.

La cour dit que, mis à part les situations extrêmes, quand on exerce ce pouvoir discrétionnaire dans le cas de récusations motivées par la publicité antérieure au procès, la simple diffusion des faits de l'affaire par les médias ne suffit pas normalement à justifier une récusation motivée.

En ce qui concerne la procédure, la Cour d'appel traite de la compétence du juge du procès pour faire une [traduction] "présélection" des candidats jurés afin de déterminer s'ils manifestent une [traduction] "partialité évidente". La cour, il importe de le souligner, limite le recours à cette procédure préliminaire aux cas de partialité qui ne soulèvent aucune controverse. Pour ce qui est de la forme que doit prendre une récusation motivée, la cour estime que l'avocat doit communiquer au juge du procès un motif qui ne s'en tient pas au simple texte de l'al. 567(1)b) [maintenant l'al. 638(1)b)]. Sinon, il serait impossible au juge du procès d'ordonner la vérification du bien‑fondé de la récusation. Si la raison invoquée paraît [traduction] "tirée par les cheveux", le juge du procès peut exiger des précisions. S'il est convaincu que la récusation a un [traduction] "certain fondement", on procède alors à la vérification du bien‑fondé. Les questions posées au candidat juré doivent être pertinentes. Voilà donc une autre raison pour laquelle on doit donner au juge du procès une explication suffisante de la récusation qui ne se limite pas à reprendre les simples termes de la disposition applicable. Il ne faudrait pas à ce stade‑ci que l'interrogatoire devienne une "expédition de pêche".

Se fondant sur son analyse d'ensemble, la Cour d'appel a rejeté l'appel de l'accusé et a conclu que ce que tentait alors de faire l'avocat ressemblait davantage à la constitution d'un jury favorable qu'à celle d'un jury impartial. En outre, les réactions du candidat juré à différents éléments de preuve susceptibles d'être présentés au procès ne constituent pas l'objet légitime de la procédure de récusation motivée. L'impartialité est un état d'esprit à vérifier au moment où le juré prête serment.

En rejetant le pourvoi de l'accusé et en confirmant les motifs de la Cour d'appel, notre Cour a simplement affirmé, à la p. 267:

Nous partageons l'avis de la Cour d'appel selon laquelle la manière dont le juge de première instance a exercé son pouvoir discrétionnaire et les motifs qu'il a invoqués pour ce faire, à l'égard des récusations motivées que l'avocat de l'accusé a essayé d'obtenir, sont à l'abri de toute objection . . .

Nous tenons à ajouter qu'à nos yeux, les principes énoncés par la Cour d'appel sur les récusations motivées constituent des indications utiles pour les juges de première instance appelés à se prononcer sur de telles récusations. [Je souligne.]

L'arrêt subséquent de notre Cour, l'affaire Barrow, précitée, concerne l'interrogatoire des membres du tableau des jurés mené par le juge du procès en l'absence de l'accusé et de son avocat. L'accusé a fait valoir que cette conduite entachait de nullité le procès qui s'en est suivi. Bien que la question en litige dans cette affaire ne soit pas en tous points identique à celle dont nous sommes saisis en l'espèce, le juge Dickson, alors Juge en chef, dans les motifs qu'il a rédigés au nom de la majorité, se livre à une importante analyse de l'affaire Hubbert, précitée, et de la procédure de récusation motivée.

Dans l'affaire Barrow, précitée, le ministère public invoquait les motifs de la Cour d'appel de l'Ontario dans l'affaire Hubbert, précitée, comme justification de la conduite du juge du procès. Le juge en chef Dickson, s'exprimant au nom de la majorité, rejetait cet argument pour deux motifs. D'abord, la procédure de présélection énoncée dans l'affaire Hubbert, précitée, a eu lieu en présence de l'accusé. Ensuite, et ce qui est plus important pour nos fins, il dit, aux pp. 709 et 710:

. . . il vaut mieux voir dans la question initiale posée par le juge aux membres du tableau des jurés une procédure sommaire visant à accélérer la formation du jury et à laquelle on a recourt (sic) avec le consentement des parties. C'est là l'opinion que la Cour d'appel du Québec à la majorité a adoptée dans l'arrêt Guérin c. R., [référence supprimée]. Tant le juge Bisson (à la p. 312) que le juge Jacques (à la p. 314) font ressortir que lorsque les avocats acceptent que le juge pose ces questions préliminaires, il n'y a pas de violation de la procédure prévue par le Code.

Dans le cadre de sa discussion du Juries Act de la Nouvelle‑Écosse, S.N.S. 1969, ch. 12, qui était la loi applicable dans cette affaire, ainsi que de la compétence respective des provinces et du Parlement pour légiférer dans ce domaine, le juge en chef Dickson fait un certain nombre d'affirmations catégoriques concernant les récusations motivées pour "absence d'impartialité". À la page 714, il affirme que ce n'est pas le juge mais bien deux jurés, candidats ou déjà choisis, qui vérifient s'il y a partialité. Il ajoute:

Toute addition à cette procédure provenant d'une autre source perturberait l'équilibre du processus soigneusement défini de sélection du jury. C'est particulièrement le cas de toute tentative d'accroître les pouvoirs du juge. [...] Le rôle du juge consiste à superviser les vérifications d'impartialité et non à les trancher.

D'après la majorité, la gravité d'une erreur de ce genre dans le processus de sélection est telle qu'il n'y a pas d'autre redressement que la tenue d'un nouveau procès.

La Cour d'appel de l'Ontario a eu récemment, depuis l'arrêt Hubbert, précité, une occasion remarquable de se pencher sur l'utilisation appropriée de la procédure de récusation motivée. Cette occasion lui a été fournie par l'affaire R. v. Zundel (No. 1) (1987), 31 C.C.C. (3d) 97 (autorisation de pourvoi devant notre Cour refusée [1987] 1 R.C.S. xii). Vu la notoriété des faits de cette affaire, je ne les résumerai pas ici. Qu'il suffise de dire que l'avocat de l'accusé désirait récuser chaque candidat juré en raison de la publicité massive qui avait entouré l'affaire antérieurement au procès. Au lieu de permettre les récusations motivées, le juge du procès a demandé aux membres du tableau des jurés notamment s'ils s'étaient formé une opinion préliminaire quant à la culpabilité ou à l'innocence de l'accusé et il leur a demandé de se récuser si tel était le cas.

La Cour d'appel a estimé que la véritable question dans une affaire mettant en cause la publicité antérieure au procès était de savoir si elle [traduction] "risquerait de détruire l'impartialité du candidat juré entre le ministère public et l'accusé". La cour a constaté que la réticence du juge du procès à permettre l'interrogatoire des jurés procédait en grande partie de ce que les questions concernaient, dans une large mesure, leurs croyances religieuses et politiques. Toutefois, selon la cour, au lieu de refuser la récusation, le juge du procès aurait dû exiger que l'avocat de l'accusé reformule les questions. La Cour d'appel a conclu, aux pp. 134 et 135:

[traduction] Il y a négation du droit fondamental à un procès équitable et régulier chaque fois qu'on ne permet pas à l'accusé de récuser pour cause n'importe quel nombre de jurés lorsque les motifs de la récusation sont bien précisés [...] [L]'avocat avait le droit de déterminer si un candidat juré était, en dépit de la publicité antérieure au procès et de la notoriété de l'appelant, suffisamment impartial . . .

Le juge du procès ne saurait, dans l'exercice du pouvoir discrétionnaire qu'il a incontestablement de décider s'il y a lieu de retenir les motifs de récusation avancés et de régler les questions posées, restreindre en fait le droit de récusation motivée prévue par la loi.

La mise en garde qu'a faite le juge du procès par la suite, en demandant aux membres individuels du tableau des jurés de se récuser dans certaines circonstances, ne suffisait pas pour corriger la négation erronée du droit de récusation motivée, conféré par la loi. C'est aux deux vérificateurs, et non pas à la conscience du candidat juré, que le législateur fédéral a confié la question de l'impartialité.

L'affaire Guérin, précitée, est la dernière sur laquelle je m'attarderai. Il s'agit d'un arrêt que notre Cour a mentionné avec approbation dans l'arrêt Barrow, précité. On reprochait aux deux accusés, dans cette affaire, la perpétration d'un double meurtre qui avait fait l'objet de conjectures massives dans les médias et qui avait provoqué l'indignation de la collectivité. Le juge Bisson de la Cour d'appel, maintenant Juge en chef, a indiqué que "cette tragédie avait horrifié la population montréalaise et que, dans une bonne mesure, les événements, largement diffusés par les médias étaient [...] encore présents dans la mémoire d'un bon nombre de citoyens" (à la p. 309). Le juge du procès a rejeté la requête de l'avocat visant à récuser chaque candidat juré en raison de la publicité antérieure au procès. Ce qu'a fait le juge du procès en somme, c'est plutôt de prendre en charge lui‑même la procédure en posant à chaque juré les questions proposées par l'avocat, après quoi il décidait de l'impartialité du juré.

Les trois juges de la Cour d'appel ont tous rédigé des motifs. Le juge Bisson, dans son examen de la procédure de présélection dont il était question dans l'affaire Hubbert, précitée, a fait remarquer que cette procédure ne saurait entraîner la prise en charge par le juge d'un processus que le Code criminel confie à deux vérificateurs. En outre, il ressort du texte de l'arrêt Hubbert, précité, relativement à la présélection effectuée par le juge du procès, qu'il ne convient de recourir à une telle procédure que dans des cas de partialité "évidente". Ce pouvoir du juge du procès ne va pas jusqu'à lui permettre de trancher les questions de partialité. Si la récusation pour cause s'avère non fondée, le juge du procès peut la rejeter. Le juge Bisson ajoute, à la p. 312:

Certes, la pratique qui veut que le juge puisse poser quelques questions préliminaires à un candidat‑juré est louable mais elle ne doit pas systématiquement faire disparaître toute possibilité de récusation pour cause. [Je souligne.]

Il a accueilli l'appel pour le motif qu'il existait un "vice fondamental dans la constitution du tribunal qui devait juger les crimes reprochés . . ."

Le juge Jacques a souscrit à l'avis du juge Bisson, mais il a ajouté quelques observations personnelles touchant la procédure de présélection de l'arrêt Hubbert. Selon le juge Jacques, il s'agit d'une procédure destinée à faire face aux cas évidents de partialité, qui doit, en conséquence, être considérée comme reposant sur le "consentement tacite" des deux parties.

Le juge Rothman, dans de brefs motifs concordants, a conclu, en outre, que le juge du procès avait commis une erreur en procédant lui‑même à la sélection des jurés et en refusant apparemment toute autre récusation fondée sur la publicité massive ayant entouré l'affaire antérieurement au procès.

En tentant de rationaliser ces différentes opinions judiciaires, une réflexion s'impose sur ce qu'a dit en réalité la Cour d'appel de l'Ontario dans l'arrêt Hubbert, précité. Même si certaines assertions générales qu'on retrouve dans cet arrêt peuvent faire l'objet de commentaires, il n'y a, dans l'ensemble, rien à redire à l'analyse que la cour a faite de la procédure de présélection et de la marche à suivre par le juge du procès saisi d'une demande de récusation pour cause de partialité. D'une manière générale, la cour a énoncé correctement le droit applicable, au Canada, face à une demande de récusation pour cause de partialité. Quelques commentaires peuvent, cependant, être indiqués compte tenu de l'entrée en vigueur de la Charte. Bien qu'il ne fasse aucun doute que les juges de première instance jouissent d'un large pouvoir discrétionnaire dans ce domaine et que les jurés agissent normalement en conformité avec leur serment, ces deux principes ne sauraient l'emporter sur le droit de tout inculpé à un procès équitable, ce qui comprend nécessairement la constitution d'un jury impartial (voir Commission de réforme du droit du Canada, Le jury en droit pénal, document de travail 27, 1980).

Cela ne signifie pas, toutefois, que l'accusé ait droit à un jury favorable à sa cause ni qu'on puisse avoir recours à la procédure de sélection pour contrecarrer la représentativité qui est essentielle au bon fonctionnement d'un jury. Même s'il se peut que, dans certaines circonstances, les récusations péremptoires auxquelles ont droit l'accusé et le ministère public, ainsi que le droit additionnel du ministère public d'exiger la mise à l'écart de jurés, soient utilisés par les parties pour changer jusqu'à un certain point la mesure dans laquelle le jury représente la collectivité, il reste que les récusations péremptoires se justifient par un certain nombre de motifs. Il est possible, par exemple, que l'accusé ne dispose pas de renseignements suffisants pour récuser pour cause un membre du tableau qui, selon lui, devrait être exclu. Les récusations péremptoires peuvent également, dans certaines situations, améliorer la représentativité d'un jury, ce qui dépend à la fois de l'accusé et de la nature de la collectivité. Ce genre de récusation sert, en outre, à intensifier le sentiment de l'accusé qu'il a bénéficié d'un tribunal constitué équitablement.

Quant aux récusations motivées, elles empêchent légitimement le jury d'être composé de membres qui ne sont pas impartiaux ou qui, autrement, relèvent de l'art. 567 [maintenant l'art. 638] du Code. Elles glissent toutefois dans l'illégitimité dès qu'on y recourt à la seule fin d'assurer la représentation excessive ou insuffisante d'une certaine classe sociale ou pour entreprendre une "expédition de pêche" destinée à obtenir des renseignements personnels sur le juré. Comme je l'ai déjà mentionné, des renseignements obtenus par suite d'une récusation motivée qui est finalement rejetée peuvent toutefois amener l'auteur de la récusation à exercer son droit de récuser péremptoirement le juré en question ou de le mettre à l'écart. Pour peu qu'on procède à la récusation d'une manière qui soit conforme aux principes, en respectant ses justifications sous‑jacentes, les inconvénients pouvant en résulter pour les candidats jurés ou la possibilité d'une légère prolongation des procès ne représentent pas un prix exorbitant à payer par la société pour assurer que les accusés, dans notre pays, subissent un procès équitable, tant dans les faits qu'en apparence, devant un tribunal impartial, en l'occurrence le jury.

Cela dit, des précisions s'imposent concernant la nature de la présélection qui peut légitimement être effectuée par les juges au procès. Lorsqu'on se reporte aux termes mêmes utilisés par la Cour d'appel dans l'arrêt Hubbert, précité, il devient clair, selon moi, que la procédure envisagée est anodine et n'entre pas dans les paramètres des mises en garde faites dans les arrêts Barrow et Guérin, précités. C'est ce qui se dégage du passage suivant, aux pp. 292 et 293:

[traduction] Passant maintenant à l'examen pratique des méthodes qui devraient être employées pour mener le processus à bien, traitons d'abord du genre de partialité évidente visée par la directive anglaise en matière de pratique. Certains juges ont l'habitude de s'adresser au tableau des jurés, avant la formation du jury, dans des termes à peu près semblables aux suivants:

Si quelqu'un parmi vous a des liens étroits avec une des parties ou avec un témoin, veuillez s'il vous plaît vous lever.

. . .

Pour donner des exemples évidents, si le juré est l'oncle de l'accusé ou la femme d'un témoin ou le frère du policier qui a mené l'enquête, il ne devrait pas faire partie du jury.

À notre avis, le juge devrait pouvoir, dans ce cas, exclure le [candidat juré] et sans formalité. [...] Nous estimons que la pratique d'exclure les jurés manifestement partiaux est une pratique souhaitable dans tous les cas. [Je souligne.]

Je partage cet avis. De plus, ainsi que l'a fait remarquer la Cour d'appel de l'Ontario, si le juge du procès n'excuse pas un juré à ce stade‑là, ce juré pourra encore faire l'objet de récusation ou d'un ordre de se tenir à l'écart. Mais rien de ce qui a été dit par la Cour d'appel ne se rapporte aux cas de partialité contestée. La procédure initiale exposée par la Cour d'appel ne s'applique qu'aux cas de partialité qui sont tellement évidents que, comme on l'a dit dans les arrêts Guérin et Barrow, précités, le consentement de l'avocat est et peut être présumé. Du moment qu'il ne s'agit plus d'une situation de partialité évidente, comme celle qui se présentait dans les affaires Guérin et Barrow, précitées, la procédure à suivre prend un aspect différent: le consentement ne peut plus être présumé et la procédure suivie doit être conforme à celle prévue au Code criminel. Le juge du procès ne jouit d'absolument aucune latitude pour accroître davantage ses pouvoirs et prendre en charge le processus de récusation en tranchant les questions controversées de partialité. S'il existe des motifs légitimes de récusation, outre les cas évidents auxquels s'applique la procédure énoncée dans l'arrêt Hubbert, précité, cette récusation doit se faire en conformité avec les dispositions du Code — le mécanisme préliminaire de présélection s'y substitue mal dans les cas où il y a contestation quant à la partialité et, qui plus est, il est alors illégal. (Voir Vidmar et Melnitzer, "Juror Prejudice: An Empirical Study of a Challenge for Cause" (1984), 22 Osgoode Hall L.J. 487.) Une fois complétée cette procédure initiale de portée limitée, on doit suivre celle exposée au Code criminel. Je me réfère de nouveau aux propos non équivoques tenus par le juge en chef Dickson dans l'arrêt Barrow, précité, à la p. 714. Bien que touchant une question quelque peu différente, ces propos sont pertinents en l'espèce:

Le Code établit une procédure détaillée de sélection d'un jury impartial. Il confère aux deux parties des pouvoirs substantiels dans le cadre de ce processus et il établit un mécanisme pour juger de la partialité d'un juré éventuel qui fait l'objet d'une demande de récusation motivée. Le juge de la partialité est non pas le juge, mais un mini‑jury formé de deux jurés éventuels ou déjà choisis [...] Le législateur fédéral a décidé que la question de la partialité est une question de fait que doivent trancher deux des jurés eux‑mêmes, et non le juge. [...] [T]out juge qui tente de participer à de telles décisions usurpe la fonction de juré...

Plus pertinente, peut‑être, relativement au point présentement en litige, est la question de savoir quel degré de publicité antérieure au procès ou, d'une manière plus générale, quel degré de partialité, est requis pour engendrer le droit de récusation motivée et faire en sorte que ce soit le "mini‑jury" qui décide ce point. Or, le cas de la publicité antérieure au procès se présente ici et l'existence d'une telle publicité semblerait constituer le motif le plus fréquent de récusation pour absence d'impartialité.

Pour répondre à cette question, il nous faut tenir compte d'un certain nombre de facteurs. Tout d'abord, l'art. 567 [maintenant l'art. 638] du Code criminel impose peu ou point d'obligation à l'auteur de la récusation. Par ailleurs, le juge du procès doit conserver un degré raisonnable de contrôle et il doit en conséquence incomber, dans une certaine mesure, à l'auteur de la récusation de veiller à ce que la sélection des jurés se déroule en conformité avec les principes précédemment énoncés et de veiller également à ce que soient communiqués au juge du procès des renseignements suffisants pour que la vérification du bien‑fondé de la récusation ait lieu dans les limites acceptables. Donc, si la requête doit [traduction] "paraître réaliste", il ne doit pas nécessairement s'agir d'un cas "extrême", comme l'étaient, par exemple, les affaires Zundel et Guérin, précitées. Dans l'affaire Zundel, précitée, la Cour d'appel de l'Ontario donne des indications utiles à cet égard, à la p. 132:

[traduction] La véritable question qui se pose est de savoir si la publicité particulière et la notoriété de l'accusé risqueraient de détruire l'impartialité du candidat juré entre le ministère public et l'accusé.

L'établissement de principes directeurs rigides est évidemment impossible. Le juge Lawton, dans R. v. Kray (1969), 53 Cr. App. R. 412, établit, pour les cas de publicité antérieure au procès, une distinction utile entre la simple publication des faits d'une cause et les situations où les médias dénaturent la preuve, déterrent le passé de l'accusé, et diffusent largement des incidents tendant à le discréditer, ou se livrent à des conjectures quant à la culpabilité ou à l'innocence de l'accusé. Il se peut bien que la publicité antérieure au procès, ou tout autre motif de partialité qu'on a pu avancer, suffise en soi pour justifier une récusation motivée. La question préliminaire n'est pas de savoir si le motif de partialité invoqué engendrera cette partialité chez un juré, mais bien de savoir s'il pourrait engendrer une partialité qui empêcherait un juré d'être impartial quant au résultat. En définitive, il doit exister une possibilité réaliste de partialité pour un motif suffisamment exposé dans la requête, à défaut de quoi on ne devrait pas permettre à l'auteur de la récusation d'aller de l'avant.

L'application aux faits de l'espèce

Appliquant ces principes aux faits de la présente affaire, je conclus que la procédure suivie par le juge du procès était juste, compte tenu des circonstances. J'estime toutefois qu'il est malheureux que le juge ait qualifié de [traduction] "extraordinaire" la procédure de récusation motivée. Comme, j'ose l'espérer, je l'ai dit clairement dans les présents motifs, le droit de récusation motivée est un droit important destiné à assurer la tenue d'un procès équitable. Il est d'un grand secours dans la sélection d'un jury qui soit en mesure de bien s'acquitter de ses fonctions. De plus, une partie ne peut procéder à une récusation motivée que si elle démontre l'existence d'une possibilité réaliste de partialité. Ce processus n'est ni "extraordinaire" ni "exceptionnel".

Bien qu'il semble avoir mal saisi la nature du processus, c'est avec raison, selon moi, que le juge du procès a décidé qu'on n'avait pas satisfait ici à l'exigence énoncée plus haut. La publicité antérieure au procès ne satisfaisait pas au test, à savoir "si la publicité particulière et la notoriété de l'accusé risqueraient de détruire l'impartialité du candidat juré". D'après les renseignements communiqués au juge, il n'existait aucune possibilité réaliste de partialité résultant de la publicité antérieure au procès. Un délai considérable s'était écoulé entre cette publicité et le procès et, qui plus est, les reportages des médias semblent avoir porté davantage sur la recherche et la découverte subséquente de la dépouille de la victime, et sur la réputation de celle‑ci, que sur l'accusé ou les procédures engagées ultérieurement contre lui. Ainsi que l'a dit le juge Huband, la publicité antérieure au procès dont il s'agit en l'espèce [traduction] "n'était pas du genre à engendrer la partialité envers l'accusé" (p. 249). En outre, le juge Jewers n'a pas mis fin à la procédure de récusation à ce stade‑là, mais a laissé la porte ouverte à de nouvelles récusations fondées sur des renseignements plus appropriés. Or, ces renseignements n'ont pas été fournis malgré les représentations de l'avocat de l'accusé qu'il disposait de données appuyant ses allégations.

Malgré cette conclusion, j'estime que la majorité en Cour d'appel a donné à l'arrêt Hubbert, précité, une interprétation trop large. Je me réfère, notamment, aux observations du juge Huband, à la p. 150, concernant la présélection de candidats jurés, entreprise par le juge du procès, pour en vérifier la partialité. À mon avis, il ressort du langage tenu dans l'arrêt Hubbert, précité, qu'il n'y a lieu de recourir à ce processus initial que dans les cas consensuels ou incontestés de partialité et non dans les situations où la récusation est fondée sur quelque allégation pertinente, comme dans les affaires Barrow et Guérin, précitées.

Dispositif

Puisque la récusation motivée par la publicité antérieure au procès était sans fondement en l'espèce, je souscris, en définitive, à la conclusion de la majorité en Cour d'appel et je suis, en conséquence, d'avis de rejeter le pourvoi.

Version française des motifs rendus par

Le juge Stevenson -- J'ai eu l'occasion de lire l'opinion de ma collègue le juge L'Heureux-Dubé et je souscris à sa façon de trancher le pourvoi ainsi qu'aux motifs de sa conclusion sur le point soulevé dans la dissidence qui a donné lieu au pourvoi.

Je préfère cependant limiter à cela mon opinion concordante de crainte qu'on ne croie que je me prononce sur l'examen des questions accessoires, notamment celle du caractère "représentatif" du jury.

La question soulevée dans ce pourvoi concerne la légitimité de la réponse qu'a donnée le juge du procès à l'avocat de la défense quand celui‑ci a demandé l'autorisation de poser environ onze questions à chaque juré dans le cadre d'une procédure de récusation motivée. Selon le juge dissident (1989), 58 Man. R. (2d) 145, à la p. 151, le principal moyen d'appel était que [traduction] "le juge du procès a usurpé la fonction des juges des faits en traitant des récusations motivées". Dans ses motifs, il met en doute l'autorité de l'arrêt R. v. Hubbert (1975), 29 C.C.C. (2d) 279.

Je fais remarquer en passant que si le juge du procès avait entrepris de trancher la question de savoir si la récusation était fondée, par opposition à celle de savoir si on pouvait avoir recours à cette procédure, il serait juste de parler d'"usurpation".

L'arrêt Hubbert a été souvent cité et appliqué et, à mon avis, il fait toujours autorité. Deux propositions peuvent s'en dégager. Premièrement, il est possible de répondre à certaines inquiétudes quant à la partialité sans aller jusqu'à la récusation motivée. Le juge du procès peut, par exemple, poser des questions générales au tableau des jurés. Deuxièmement, lorsque l'avocat cherche à invoquer le droit de récuser chaque juré, le juge du procès doit être convaincu que la récusation a un fondement quelconque.

Le présent pourvoi met en cause la seconde proposition et, à l'instar du juge L'Heureux‑Dubé, je tiens pour non fondée en l'espèce la récusation motivée par la publicité antérieure au procès. Je fais remarquer en outre qu'au procès l'avocat de la défense s'est dit d'avis que l'interrogatoire lui [traduction] "permettrait d'établir un motif rationnel de procéder à la récusation péremptoire". Or voilà qui ne peut pas légitimement fonder une récusation motivée.

Je suis, en conséquence, d'avis de rejeter le pourvoi.

Pourvoi rejeté.

Procureurs de l'appelant: Walsh, Micay and Co., Winnipeg.

Procureur de l'intimée: Le ministère du Procureur général, Winnipeg.


Sens de l'arrêt : Le pourvoi est rejeté

Analyses

Procès - Jurys - Récusation motivée - Publicité antérieure au procès - L'accusé a cherché à récuser chaque candidat juré pour cause de partialité - Le juge n'a pas permis que des questions soient posées à tous les candidats jurés - Est‑ce à bon droit que l'accusé a été privé du droit de récusation? - Code criminel, S.R.C. 1970, ch. C‑34, art. 554, 562, 567, et mod.

Droit criminel - Jurys - Récusation motivée - Publicité antérieure au procès - L'accusé a cherché à récuser chaque candidat juré pour cause de partialité - Le juge n'a pas permis que des questions soient posées à tous les candidats jurés - Est‑ce à bon droit que l'accusé a été privé du droit de récusation?.

L'appelant a été reconnu coupable d'avoir tué un souteneur. La recherche du cadavre de la victime, l'endroit où celui‑ci pouvait se trouver, les antécédents et l'identité de la victime ainsi que sa participation à certains homicides aux États‑Unis ont fait l'objet de publicité dans les médias. Les médias se sont également livrés à des conjectures sur les antécédents de l'accusé. Les reportages en question ont été diffusés environ neuf ou dix mois avant le procès de l'accusé. L'accusé a tenté de récuser chacun des candidats jurés en raison de la possibilité de partialité résultant de la publicité antérieure au procès et il avait dressé une liste de onze questions à poser à chaque membre du tableau des jurés. Cette récusation générale a été rejetée par le juge du procès et un appel devant la Cour d'appel a également été rejeté. La question en litige est de savoir si c'est à bon droit qu'on a refusé à l'accusé la possibilité de récuser chaque candidat juré pour cause de partialité.

Arrêt: Le pourvoi est rejeté.

Les juges L'Heureux‑Dubé, Sopinka, Gonthier et Cory: Le jury doit remplir ses fonctions impartialement et représenter, dans la mesure où cela est possible et indiqué dans les circonstances, l'ensemble de la collectivité.

Il y a négation du droit fondamental à un procès équitable et régulier chaque fois qu'on ne permet pas à l'accusé de récuser pour cause n'importe quel nombre de jurés lorsque les motifs de la récusation sont bien précisés. L'avocat a le droit de déterminer si un candidat juré est, en dépit de la publicité antérieure au procès et de la notoriété de l'appelant, suffisamment impartial. Le juge du procès, dans l'exercice du pouvoir discrétionnaire qu'il a de décider s'il y a lieu de retenir les motifs de récusation avancés et de régler les questions posées, ne saurait restreindre en fait le droit de récusation motivée prévu par la loi. Le fait que les juges de première instance jouissent d'un large pouvoir discrétionnaire dans ce domaine et que les jurés agissent normalement en conformité avec leur serment ne saurait l'emporter sur le droit de tout inculpé à un procès équitable, ce qui comprend nécessairement la constitution d'un jury impartial.

L'accusé n'a pas droit à un jury favorable à sa cause et on ne peut avoir recours à la procédure de sélection pour contrecarrer la représentativité qui est essentielle au bon fonctionnement d'un jury. Les récusations péremptoires se justifient toutefois par un certain nombre de motifs, même si, de la même façon que le droit du ministère public d'exiger la mise à l'écart de jurés, elles peuvent être utilisées pour changer jusqu'à un certain point la mesure dans laquelle le jury représente la collectivité. Les récusations motivées empêchent légitimement le jury d'être composé de membres qui ne sont pas impartiaux ou qui, autrement, relèvent de l'art. 567 du Code criminel. Elles glissent toutefois dans l'illégitimité dès qu'on y recourt à seule fin d'assurer la représentation excessive ou insuffisante d'une certaine classe sociale ou pour entreprendre une "expédition de pêche" destinée à obtenir des renseignements personnels sur le juré. Des renseignements obtenus par suite d'une récusation motivée qui est finalement rejetée peuvent toutefois amener l'auteur de la récusation à exercer son droit de récuser péremptoirement le juré en question ou de le mettre à l'écart.

La question soulevée dans le cadre d'une récusation motivée est décidée par un "mini‑jury" composé de deux jurés, ou de deux candidats jurés si aucun juré n'a été assermenté. L'article 567 du Code criminel impose peu ou point d'obligation à l'auteur de la récusation. Par ailleurs, le juge du procès doit conserver un degré raisonnable de contrôle et il doit en conséquence incomber, dans une certaine mesure, à l'auteur de la récusation de veiller à ce que la sélection des jurés se déroule en conformité avec les principes énoncés en l'espèce et de veiller également à ce que soient communiqués au juge du procès des renseignements suffisants pour que la vérification du bien‑fondé de la récusation ait lieu dans des limites acceptables. Donc, si la requête doit "paraître réaliste", il ne doit pas nécessairement s'agir d'un cas "extrême". La véritable question qui se pose en l'espèce est de savoir si la publicité particulière et la notoriété de l'accusé risqueraient de détruire l'impartialité du candidat juré entre le ministère public et l'accusé.

Une distinction utile pourrait être établie, pour les cas de publicité antérieure au procès, entre la simple publication des faits d'une cause et les situations où les médias dénaturent la preuve, déterrent le passé de l'accusé, et diffusent largement des incidents tendant à le discréditer, ou se livrent à des conjectures quant à la culpabilité ou à l'innocence de l'accusé. Il se peut bien que la publicité antérieure au procès, ou tout autre motif de partialité qu'on a pu avancer, suffise en soi pour justifier une récusation motivée. La question préliminaire n'est pas de savoir si le motif de partialité invoqué engendrera cette partialité chez un juré, mais bien de savoir s'il pourrait engendrer une partialité qui empêcherait un juré d'être impartial quant au résultat. En définitive, il doit exister une possibilité réaliste de partialité pour un motif suffisamment exposé dans la requête, à défaut de quoi on ne devrait pas permettre à l'auteur de la récusation d'aller de l'avant.

Le juge Stevenson: L'opinion souscrivant aux motifs et à la conclusion du juge L'Heureux‑Dubé se limite au moyen principal d'appel: le juge du procès a‑t‑il usurpé la fonction des juges des faits en traitant des récusations motivées? Lorsque l'avocat cherche à invoquer le droit de récuser chaque juré, le juge du procès doit être convaincu que la récusation a un fondement quelconque. En l'espèce la récusation motivée par la publicité antérieure au procès était sans fondement. Le fait qu'elle permet d'établir un motif rationnel de procéder à la récusation péremptoire ne peut pas légitimement fonder une récusation motivée.


Parties
Demandeurs : Sa Majesté la Reine
Défendeurs : Sherratt

Références :

Jurisprudence
Citée par le juge L'Heureux‑Dubé
Arrêts examinés: R. v. Hubbert (1975), 29 C.C.C. (2d) 279, conf. par [1977] 2 R.C.S. 267
R. c. Barrow, [1987] 2 R.C.S. 694
R. v. Guérin and Pimparé (1984), 13 C.C.C. (3d) 231
R. v. Zundel (No. 1) (1987), 31 C.C.C. (3d) 97, autorisation de pourvoi refusée [1987] 1 R.C.S. xii
arrêt mentionné: R. v. Kray (1969), 53 Cr. App. R. 412.
Citée par le juge Stevenson
Arrêt appliqué: R. v. Hubbert (1975), 29 C.C.C. (2d) 279.
Lois et règlements cités
Charte canadienne des droits et libertés, art. 11d), f).
Code criminel, S.R.C. 1970, ch. C‑34, art. 554, 562, 563, 567, 569.
Juries Act, S.N.S. 1969, ch. 12.
Loi constitutionnelle de 1867, art. 91(27), 92(14).
Doctrine citée
Baker, John Hamilton. An Introduction to English Legal History, 2nd ed. London: Butterworths, 1979.
Blackstone, Sir William. Commentaries on the Laws of England, Book 4. Philadelphia: Rees Welsh & Co., 1900.
Blake, Nicholas. "The Case for the Jury", in Mark Findlay and Peter Duff, eds., The Jury Under Attack. London: Butterworths, 1980.
Canada. Commission de réforme du droit. Études sur le jury. "La sélection des jurés", par Perry Schulman et Edward Myers. Ottawa: Commission de réforme du droit, 1979.
Canada. Commission de réforme du droit. Le jury en droit pénal. Document de travail 27. Ottawa: Commission de réforme du droit, 1980.
Devlin, Sir Patrick. Trial by Jury. London: Stevens, 1965.
Gold, Alan. "Le jury dans le procès pénal", dans Vincent M. Del Buono, éd., Procédure pénale au Canada. Montréal: Wilson & Lafleur/Sorej Ltée, 1983.
Moore, Lloyd E. The Jury, Tool of Kings, Palladium of Liberty. Cincinnatti: Anderson Publishing Co., 1973.
Salhany, Roger E. Canadian Criminal Procedure, 5th ed. Toronto: Canada Law Book Inc., 1989.
United Kingdom. Report of the Departmental Committee on Jury Service. (Morris Committee.) Cmnd. 2627. London: H. M. Stationery Office, 1965.
Vidmar, Neil and Julius Melnitzer. "Juror Prejudice: An Empirical Study of a Challenge for Cause" (1984), 22 Osgoode Hall L.J. 487.

Proposition de citation de la décision: R. c. Sherratt, [1991] 1 R.C.S. 509 (21 mars 1991)


Origine de la décision
Date de la décision : 21/03/1991
Date de l'import : 06/04/2012

Numérotation
Référence neutre : [1991] 1 R.C.S. 509 ?
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;1991-03-21;.1991..1.r.c.s..509 ?
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