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13/12/1990 | CANADA | N°[1990]_3_R.C.S._870

Canada | R. c. Andrews, [1990] 3 R.C.S. 870 (13 décembre 1990)


R. c. Andrews, [1990] 3 R.C.S. 870

Donald Clarke Andrews

et Robert Wayne Smith Appelants

c.

Sa Majesté la Reine Intimée

et

Le procureur général du Canada,

le procureur général du Québec,

le procureur général du Nouveau‑Brunswick,

le procureur général du Manitoba,

le Congrès juif canadien, la Ligue des

droits de la personne de B'nai Brith,

Canada, Interamicus, le Fonds d'action et

d'éducation juridiques pour les femmes et

l'Association canadienne des libertés civiles Intervenants>
répertorié: r. c. andrews

No du greffe: 21034.

1989: 4, 5 décembre; 1990: 13 décembre.

Présents: Le juge en chef Dickson* et les juges Wilson, La...

R. c. Andrews, [1990] 3 R.C.S. 870

Donald Clarke Andrews

et Robert Wayne Smith Appelants

c.

Sa Majesté la Reine Intimée

et

Le procureur général du Canada,

le procureur général du Québec,

le procureur général du Nouveau‑Brunswick,

le procureur général du Manitoba,

le Congrès juif canadien, la Ligue des

droits de la personne de B'nai Brith,

Canada, Interamicus, le Fonds d'action et

d'éducation juridiques pour les femmes et

l'Association canadienne des libertés civiles Intervenants

répertorié: r. c. andrews

No du greffe: 21034.

1989: 4, 5 décembre; 1990: 13 décembre.

Présents: Le juge en chef Dickson* et les juges Wilson, La Forest, L'Heureux‑Dubé, Sopinka, Gonthier et McLachlin.

en appel de la cour d'appel de l'ontario

Droit constitutionnel -- Charte des droits -- Liberté d'expression — Propagande haineuse -- Fomentation volontaire de la haine contre des groupes identifiables interdite par le Code criminel (art. 319(2)) -- Moyen de défense de véracité à établir par l'accusé selon la prépondérance des probabilités (art. 319(3)a)) -- L'article 319(2) du Code viole‑t‑il l'art. 2b) de la Charte canadienne des droits et libertés? -- Dans l'affirmative, cette violation est‑elle justifiable en vertu de l'article premier de la Charte?

Droit constitutionnel -- Charte des droits -- Présomption d'innocence -- Renversement du fardeau de preuve — Fomentation volontaire de la haine contre des groupes identifiables interdite par le Code criminel (art. 319(2)) -- Moyen de défense de véracité à établir par l'accusé selon la prépondérance des probabilités (art. 319(3)a)) — L'article 319(3)a) du Code viole‑t‑il l'art. 11d) de la Charte canadienne des droits et libertés? -- Dans l'affirmative, cette violation est‑elle justifiable en vertu de l'article premier de la Charte?

Les accusés ont été inculpés d'avoir fomenté volontairement la haine contre un groupe identifiable, en contravention du par. 319(2) du Code criminel. A était le chef et S le secrétaire du Nationalist Party of Canada, une organisation politique de nationalistes blancs. L'un et l'autre étaient membres du comité central du parti, l'organisme responsable de la publication du Nationalist Reporter qui prônait la théorie de la suprématie des Blancs. Les accusés ont été déclarés coupables et les verdicts de culpabilité ont été maintenus par la Cour d'appel. Le pourvoi vise à déterminer si le par. 319(2) et l'al. 319(3)a) du Code sont constitutionnels.

Arrêt (les juges La Forest, Sopinka et McLachlin sont dissidents): Le pourvoi est rejeté. Le paragraphe 319(2) et l'al. 319(3)a) du Code sont constitutionnels.

Le juge en chef Dickson et les juges Wilson, L'Heureux‑Dubé et Gonthier: Pour les raisons exposées par la majorité dans l'affaire Keegstra, le par. 319(2) du Code porte atteinte à la liberté d'expression garantie par l'al. 2b) de la Charte canadienne des droits et libertés, et l'al. 319(3)a) du Code viole la présomption d'innocence consacrée à l'al. 11d) de la Charte. Le paragraphe 319(2) et l'al. 319(3)a) sont cependant tous les deux justifiables en vertu de l'article premier de la Charte.

Les juges La Forest, Sopinka et McLachlin (dissidents): Pour les raisons exposées par la minorité dans l'affaire Keegstra, le par. 319(2) du Code est une restriction injustifiable de la garantie de la liberté d'expression énoncée à l'al. 2b) de la Charte.

Les juges Sopinka et McLachlin (dissidents): Pour les raisons données dans les motifs du juge McLachlin dans l'arrêt Keegstra, l'al. 319(3)a) du Code est une restriction injustifiable du droit d'être présumé innocent prévu à l'al. 11d) de la Charte.

Le juge La Forest (dissident): Il n'est pas nécessaire d'examiner les questions relatives au droit d'être présumé innocent prévu à l'al. 11d) de la Charte.

Jurisprudence

Citée par le juge en chef Dickson

Arrêts appliqués: R. c. Keegstra, [1990] 3 R.C.S. 000, inf. (1988), 60 Alta. L.R. (2d) 1; R. c. White, [1988] 2 R.C.S. 3; arrêts mentionnés: R. v. Buzzanga and Durocher (1979), 49 C.C.C. (2d) 369; R. v. Zundel (1987), 58 O.R. (2d) 129; R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103; R. c. Holmes, [1988] 1 R.C.S. 914.

Citée par le juge McLachlin (dissidente)

R. c. Keegstra, [1990] 3 R.C.S. 000, inf. (1988), 60 Alta. L.R. (2d) 1.

Citée par le juge La Forest (dissident)

R. c. Keegstra, [1990] 3 R.C.S. 000.

Lois et règlements cités

Charte canadienne des droits et libertés, art. 1, 2b), 11d), 27.

Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C‑46, art. 319(2), (3) [auparavant S.R.C. 1970, ch. C‑34, art. 281.2 [aj. ch. 11 (1er supp.), art. 1]].

Doctrine citée

Canada. Comité spécial de la propagande haineuse au Canada. Rapport du Comité spécial de la propagande haineuse au Canada. Ottawa: Imprimeur de la Reine, 1966.

POURVOI contre un arrêt de la Cour d'appel de l'Ontario (1988), 65 O.R. (2d) 161, 28 O.A.C. 161, 43 C.C.C. (3d) 193, 65 C.R. (3d) 320, 39 C.R.R. 36, qui a rejeté l'appel des appelants contre leur déclaration de culpabilité d'avoir volontairement fomenté la haine en contravention du par. 319(2) du Code criminel. Pourvoi rejeté, les juges La Forest, Sopinka et McLachlin sont dissidents.

J. David McCombs et David E. Harris, pour les appelants.

Gregory J. Fitch, pour l'intimée.

D. Martin Low, c.r., Stephen B. Sharzer et Irit Weiser, pour l'intervenant le procureur général du Canada.

Jean Bouchard et Marise Visocchi, pour l'intervenant le procureur général du Québec.

Bruce Judah, pour l'intervenant le procureur général du Nouveau‑Brunswick.

Aaron Berg et Deborah Carlson, pour l'intervenant le procureur général du Manitoba.

John I. Laskin, pour l'intervenant le Congrès juif canadien.

Mark J. Sandler, pour l'intervenante la Ligue des droits de la personne de B'nai Brith, Canada.

Joseph Nuss, c.r., Irwin Cotler et Ann Crawford, pour l'intervenant Interamicus.

Kathleen Mahoney et Linda A. Taylor, pour l'intervenant le Fonds d'action et d'éducation juridiques pour les femmes.

Marc Rosenberg, pour l'intervenante l'Association canadienne des libertés civiles.

Version française du jugement du juge en chef Dickson et des juges Wilson, L'Heureux-Dubé et Gonthier rendu par

//Le juge en chef Dickson//

LE JUGE EN CHEF DICKSON — Comme l'arrêt connexe R. c. Keegstra, [1990] 3 R.C.S. 000 (prononcé en même temps que le présent arrêt), le présent pourvoi concerne l'interdiction criminelle frappant la propagande haineuse. Non seulement ces deux affaires traduisent une divergence d'opinions chez les cours d'appel quant à la validité d'une disposition du Code criminel, mais elles font ressortir aussi plusieurs façons différentes d'aborder l'interprétation des al. 2b) et 11d) de la Charte canadienne des droits et libertés. Chacun des pourvois soulève principalement la question de savoir si le par. 319(2) du Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C-46, anciennement le par. 281.2(2), porte atteinte à la liberté d'expression garantie par l'al. 2b) de la Charte et, dans l'affirmative, s'il est sauvegardé par l'article premier de la Charte. Se pose subsidiairement la question de savoir si le moyen de défense de "véracité" prévu à l'al. 319(3)a) du Code, anciennement l'al. 281.2(3)a), viole la présomption d'innocence énoncée à l'al. 11d) de la Charte, dans la mesure où l'accusé a le fardeau de prouver que ses déclarations sont vraies.

Les opinions des cours d'appel de l'Alberta et de l'Ontario sont totalement opposées sur ces deux questions. En ce qui concerne la validité du par. 319(2), la Cour d'appel de l'Alberta a jugé dans l'affaire Keegstra que ce paragraphe violait l'al. 2b) de la Charte et qu'il n'était pas sauvegardé par l'article premier: (1988), 65 Alta. L.R. (2d) 1. Dans l'affaire Andrews, par contre, la Cour d'appel de l'Ontario à la majorité (les juges Grange et Krever) a décidé qu'il n'y avait pas de violation de l'al. 2b), tandis que le juge Cory (maintenant juge de notre Cour) a conclu que le par. 319(2) portait atteinte à la liberté d'expression, mais qu'il pouvait se justifier en vertu de l'article premier de la Charte: (1988), 65 O.R. (2d) 161.

Pour ce qui est de la seconde question en litige, la Cour d'appel de l'Alberta a jugé que l'al. 319(3)a) violait l'al. 11d) de la Charte en exigeant que l'accusé établisse, selon la prépondérance des probabilités, la véracité de ses déclarations. Elle a conclu ensuite que cette disposition portant renversement du fardeau de preuve n'était pas une limite raisonnable au sens de l'article premier. La Cour d'appel de l'Ontario, rejetant ce point de vue, a décidé au contraire que l'al. 319(3)a) ne violait pas la présomption d'innocence.

Comme dans l'affaire Keegstra, plusieurs intervenants ont pris part au pourvoi. L'Association canadienne des libertés civiles est intervenue pour faire valoir que les dispositions attaquées devraient être invalidées pour cause d'inconstitutionnalité. Les procureurs généraux du Canada, du Québec, du Nouveau‑Brunswick et du Manitoba, la Ligue des droits de la personne de B'nai Brith, Canada, le Congrès juif canadien, Interamicus et le Fonds d'action et d'éducation juridiques pour les femmes sont intervenus en faveur de la validité des dispositions contestées.

I

Les faits

Les appelants appartenaient au Nationalist Party of Canada, une organisation politique de nationalistes blancs. M. Andrews en était le chef et M. Smith le secrétaire. L'un et l'autre étaient membres du comité central du parti, l'organisme qui s'occupait de la publication et de la distribution du bimestriel le Nationalist Reporter. C'est surtout cette publication, à laquelle étaient abonnés 43 particuliers et 50 groupes, clubs ou organisations, qui a donné lieu aux poursuites.

En exécution d'un mandat de perquisition, on a saisi chez les appelants 89 documents, dont des exemplaires du Nationalist Reporter, des lettres écrites par des abonnés, des listes d'abonnement et des cartes polycopiées gommées portant des inscriptions du genre: [TRADUCTION] "Nègre va‑t‑en", "L'Holocauste est un mensonge", "Israël pue" et "Hitler avait raison. Le communisme est juif". L'idéologie exprimée dans ces documents a été ainsi résumée par l'avocat des appelants:

[TRADUCTION] . . . on soutient dans les documents que Dieu n'a accordé qu'aux "Blancs" ses plus grands dons; que si le dessein de Dieu avait été de créer une ""humanité" couleur café, cela aurait été fait dès la Genèse"; et qu'il s'ensuit que quiconque préconise une "planète habitée par une race métissée" et homogène se trouve en réalité à contrecarrer la volonté de Dieu. En imputant aux membres de groupes minoritaires la hausse du taux des crimes violents, on dit que les crimes violents augmentent presque en raison directe de l'accroissement de l'immigration de minorités au Canada. Une proportion élevée de crimes violents sont commis par des Noirs. L'Amérique subit une "invasion de personnes de couleur qui ne croient pas à la démocratie et qui nourrissent une haine pour les Blancs". Suivant un extrait, c'est par la séparation des races "grâce au retour des non‑Blancs dans leurs propres pays, où ils forment la majorité . . .", qu'on parviendra le mieux à mettre un terme aux conflits raciaux. Le "Nationalist Reporter" a en outre avancé la thèse que le "mensonge de l'Holocauste" a été forgé de toutes pièces par les sionistes et que, comme ces derniers dominent la vie et les ressources financières, la nation ne peut rester en bonne santé parce que les "intérêts de la collectivité étrangère" diffèrent, du point de vue culturel et économique, de ceux de la majorité des citoyens.

Le juge Cory de la Cour d'appel de l'Ontario, parlant précisément du contenu du Nationalist Reporter et d'autres publications du Nationalist Party, les qualifie de [TRADUCTION] "immondes et répugnants" ou "nauséabonds, malveillants et infâmes".

Le 28 janvier 1985, les appelants ont été accusés d'avoir enfreint le par. 319(2) du Code criminel en communiquant, autrement que dans des conversations privées, des déclarations fomentant volontairement de la haine contre un groupe identifiable. Au terme d'un procès devant la Cour de district de l'Ontario, le juge E. Wren a déclaré les appelants coupables le 9 décembre 1985. Quatre jours plus tard, les peines ont été prononcées, M. Andrews étant condamné à douze mois et M. Smith à sept mois d'emprisonnement. Comme je l'ai déjà mentionné, la Cour d'appel de l'Ontario a rejeté l'appel, mais a réduit la durée de l'incarcération de MM. Andrews et Smith à trois mois et à un mois respectivement.

II

Les questions constitutionnelles

Les questions constitutionnelles suivantes ont été formulées le 10 août 1989:

1.Le paragraphe 281.2(2) du Code criminel du Canada, S.R.C. 1970, ch. C‑34 (maintenant le par. 319(2) du Code criminel du Canada, L.R.C. (1985), ch. C‑46) porte‑t‑il atteinte à la liberté d'expression garantie par l'al. 2b) de la Charte canadienne des droits et libertés?

2.Si le paragraphe 281.2(2) du Code criminel du Canada, S.R.C. 1970, ch. C‑34 (maintenant le par. 319(2) du Code criminel du Canada, L.R.C. (1985), ch. C‑46) porte atteinte à l'al. 2b) de la Charte canadienne des droits et libertés, constitue‑t‑il une limite raisonnable imposée par une règle de droit et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d'une société libre et démocratique, au sens de l'article premier de la Charte canadienne des droits et libertés?

3.L'alinéa 281.2(3)a) du Code criminel du Canada, S.R.C. 1970, ch. C‑34 (maintenant l'al. 319(3)a) du Code criminel du Canada, L.R.C. (1985), ch. C‑46) porte‑t‑il atteinte au droit d'être présumé innocent garanti par l'al. 11d) de la Charte canadienne des droits et libertés?

4.Si l'alinéa 281.2(3)a) du Code criminel du Canada, S.R.C. 1970, ch. C‑34 (maintenant l'al. 319(3)a) du Code criminel du Canada, L.R.C. (1985), ch. C‑46) porte atteinte à l'al. 11d) de la Charte canadienne des droits et libertés, constitue‑t‑il une limite raisonnable imposée par une règle de droit et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d'une société libre et démocratique, au sens de l'article premier de la Charte canadienne des droits et libertés?

III

Jugements des tribunaux ontariens

Cour de district de l'Ontario

En Cour de district, la constitutionnalité du par. 319(2) du Code n'a pas été contestée, quoique le ministère public ait été prêt à débattre ce point et que le juge Wren se soit dit disposé à maintenir la disposition en vertu de l'article premier de la Charte comme limite raisonnable imposée à la liberté d'expression. Dans les faits, l'unique point soulevé par la défense concernait la portée du mot "haine". À cet égard, le juge Wren a retenu les arguments de la défense selon lesquels la "haine" n'englobe pas des sentiments moins intenses et moins extrêmes comme le ridicule, le parti pris, l'antipathie ou le mépris. Au lieu de cela, il a adopté la définition de "haine" donnée par le juge MacKenzie dans l'exposé qu'il avait fait au jury dans l'affaire R. v. Keegstra, définition qui faisait allusion à la haine comme [TRADUCTION] "une émotion d'antipathie ou d'aversion extrêmes, de détestation, d'exécration".

En ce qui concerne la manière dont l'intention de fomenter la haine devait être prouvée, le juge Wren dit:

[TRADUCTION] L'objet conscient de fomenter la haine par la distribution de ces écrits peut légitimement et raisonnablement s'inférer d'une lecture impartiale de ceux‑ci, car le caractère volontaire ou l'intention ou l'objet conscients sont des états d'esprit et sont rarement prouvés par des déclarations directes d'intention, quoique cela puisse arriver.

Il convient de mentionner en outre que le juge Wren s'est servi de l'interprétation du mot "volontairement" donnée par le juge Martin dans l'arrêt R. v. Buzzanga and Durocher (1979), 49 C.C.C. (2d) 369 (C.A. Ont.), savoir que cet élément moral n'existe que lorsqu'un accusé (i) désire subjectivement fomenter la haine contre un groupe identifiable ou (ii) prévoit que telle sera la conséquence certaine ou presque certaine de la distribution des documents.

Portant ensuite son attention sur les écrits en cause, le juge Wren dit qu'à la lecture des documents, il ressort nettement que l'objectif visé par les appelants était la fomentation de la haine contre un groupe identifiable, en particulier les juifs. Parlant toujours de ces mêmes écrits, il ajoute:

[TRADUCTION] On y répète jusqu'à la nausée les calomnies non fondées et diffamatoires d'un complot juif mondial, coordonné à la propagation du communisme, en vue de dominer tous les aspects notamment des activités politiques et financières dans le monde entier, mais surtout dans les pays démocratiques de l'Occident, c'est‑à‑dire en Europe et en Amérique du Nord (la cause épousée par l'organisation en question et ses membres et dirigeants étant celle de la suprématie totale de la race blanche).

... Il ressort de l'ensemble des documents une preuve non équivoque d'une association active avec des nationalistes blancs dans le monde entier, dont Hitler, M. Zundel et M. Keegstra. De fait, les passages des documents en cause qui servent à fomenter la haine contre les juifs correspondent d'une façon tellement évidente à la définition de haine que je ne puis penser à d'autre qualificatif que "obscène" pour indiquer le degré de cette haine.

Les documents en question véhiculent la conviction que ce prétendu complot juif ou sioniste — les deux termes s'emploient indifféremment dans les documents — vise notamment à opérer dans les sociétés des races aryennes blanches l'infiltration de Noirs et de personnes d'origine indienne, pakistanaise et vietnamienne. Pour ce qui est de ces derniers, les documents, dans la mesure où ils traitent de races autres que les juifs, s'en prennent surtout aux Noirs. Ces derniers sont souvent et clairement décrits comme une race inférieure peu intelligente, malpropre, vivant aux dépens du système d'aide sociale et, paradoxalement, car les paradoxes abondent dans ces écrits orduriers, on leur reproche d'enlever des emplois aux Blancs. On leur impute en outre une propension marquée au crime, laquelle se manifeste dans notre société, aussi bien chez nous que dans d'autres pays définis comme étant blancs ou aryens.

Le message qui se dégage des caractérisations que je viens d'exposer est de toute évidence le suivant: que ces personnes constituent une menace pour l'économie, la culture, la sécurité et la survie même de la race blanche et qu'il incombe en conséquence aux Blancs de faire cesser l'immigration surtout de Noirs, mais aussi d'Africains et d'Asiatiques d'une autre couleur, et d'effectuer, au besoin par la force (l'inférence n'est pas du tout irréaliste), leur rapatriement.

Se fondant sur les constatations énoncées ci‑dessus, le juge Wren a décidé que [TRADUCTION] "[s]ans conteste [les documents en cause] traduisent non seulement la haine, mais un degré inimaginable de haine". Il a conclu en conséquence que le ministère public avait prouvé l'infraction hors de tout doute raisonnable et a consigné un verdict de culpabilité contre les accusés MM. Andrews et Smith.

Cour d'appel de l'Ontario

a) Les motifs du juge Cory

D'après le juge Cory, l'appel soulève deux questions: premièrement, celle de savoir si le par. 319(2) du Code criminel porte atteinte à la liberté d'expression garantie par l'al. 2b) de la Charte et, deuxièmement, si, dans l'affirmative, la disposition contestée peut néanmoins être maintenue en vertu de l'article premier de la Charte comme limite raisonnable dont la justification peut se démontrer dans le cadre d'une société libre et démocratique.

Le juge Cory commence par quelques observations générales sur la liberté d'expression et la diffusion de la propagande haineuse. Selon lui, il importe de souligner l'importance de la liberté d'expression dans la société démocratique canadienne et il affirme à ce propos (à la p. 167):

[TRADUCTION] La liberté de pensée n'a que peu de valeur sans la liberté d'exprimer sa pensée, de préconiser l'adoption d'une idée nouvelle ou le démantèlement d'une institution devenue démodée ou injuste. L'échange d'idées est vital pour une forme démocratique de gouvernement et pour les gouvernés. En son absence, la démocratie ne peut simplement pas subsister.

Reconnaissant le rôle vital joué par la libre expression, le juge Cory estime que la Charte doit servir à protéger l'expression d'idées nouvelles et différentes, si troublantes qu'elles puissent être pour des groupes identifiables.

En même temps, cependant, le juge Cory est conscient de l'importance de permettre aux Canadiens membres de groupes identifiables de vivre leur vie sans devenir victimes de [TRADUCTION] "la fomentation volontaire et acharnée de la haine à leur égard" (p. 168). À l'appui de cette opinion, il cite largement le Rapport du Comité spécial de la propagande haineuse au Canada de 1966 et fait remarquer que, si le comité a reconnu la nécessité d'une forte présomption contre la restriction de la liberté d'expression, il a aussi jugé nécessaire et justifiable dans le pays multiculturel qu'est le Canada que des limites modestes soient imposées à l'activité expressive dans le but de supprimer la propagande haineuse.

Commentant en particulier la portée de l'al. 2b), le juge Cory estime que la Charte exige une interprétation large et libérale de la liberté d'expression, et qu'il est préférable d'apprécier dans le cadre de l'article premier de la Charte le caractère raisonnable d'une disposition de réglementation adoptée par le gouvernement. Il souligne que, bien que la Cour d'appel de l'Ontario, dans l'arrêt R. v. Zundel (1987), 58 O.R. (2d) 129, ait exclu de la portée de l'al. 2b) la diffusion intentionnelle de fausses nouvelles, cette exclusion peut s'expliquer par le fait que les communications en cause dans l'affaire Zundel ne relevaient d'aucune des justifications de la garantie de la liberté d'expression. Par contre, il n'est pas nécessaire, pour être reconnu coupable d'une infraction au par. 319(2), d'avoir su que ses communications étaient fausses. De fait, le juge du procès a conclu en l'espèce que les appelants exprimaient une conviction sincère, ce qui a provoqué l'observation suivante de la part du juge Cory (à la p. 178):

[TRADUCTION] Bien que leur message ait été complètement erroné et formulé dans les termes les plus dégoûtants, il s'agissait néanmoins de l'expression d'une opinion sincère et, en tant que telle, cette expression ne devrait pas être considérée comme tombant dans le domaine visé par la loi, lequel doit être très restreint et n'englober que ce qui va nettement à l'encontre de l'al. 2b): voir R. v. Kopyto.

Le juge Cory conclut donc que [TRADUCTION] "[p]our offensante qu'elle puisse paraître", l'activité visée par le par. 319(2) du Code criminel relève de l'al. 2b).

Appliquant l'article premier de la Charte, le juge Cory examine le par. 319(2) à la lumière des valeurs sous‑jacentes à une société libre et démocratique énoncées dans l'arrêt R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103. En particulier, il est d'avis que l'art. 27 de la Charte influe fortement sur l'analyse fondée sur l'article premier. Il dit à ce propos, à la p. 179:

[TRADUCTION] C'est notre patrimoine multiculturel qui prête à la société canadienne richesse, profondeur et dynamisme. La Charte a reconnu et souligné l'importance de notre patrimoine en prévoyant que la Charte elle‑même doit s'interpréter de manière à promouvoir le maintien et la valorisation de ce patrimoine multiculturel. Il ressort clairement de cette seule disposition que l'article premier de la Charte doit être appliqué en l'espèce. La conjonction de cette disposition et du caractère multiculturel du patrimoine canadien nous engage très fortement à appliquer l'article premier.

De plus, dans le cadre de son examen fondé sur l'article premier, le juge Cory évoque le consensus international sur la nécessité de réprimer la propagande haineuse par le droit pénal, un consensus qui ressort clairement des conventions internationales en matière de droits de la personne et du droit interne d'un bon nombre de sociétés démocratiques.

En ce qui concerne les éléments particuliers de l'analyse prévue dans l'arrêt Oakes, le juge Cory conclut que le par. 319(2) est justifié par un objectif valable aux fins de l'article premier. Cette conclusion repose principalement sur son rejet de l'argument selon lequel la diffusion de la propagande haineuse nuit peu à la société. Le juge Cory ne peut faire abstraction du danger présenté par une telle expression. Il souligne en effet que le par. 319(2) n'a été inséré dans le Code criminel qu'à la suite d'une étude approfondie par le Comité spécial de la propagande haineuse au Canada (ci‑après "le comité Cohen") et, dans un passage souvent cité, il affirme aux pp. 179 et 180:

[TRADUCTION] J'aurais cru qu'il suffisait de regarder la quintessence du mal que représente le Troisième Reich et sa propagande haineuse pour se rendre compte des effets destructeurs de la fomentation de la haine. Cette époque sombre de l'Histoire fournit une preuve accablante des conséquences catastrophiques de l'expression qui incite à la haine. Le Parti national‑socialiste était minoritaire dans la république de Weimar au moment de son accession au pouvoir. La répétition des messages répugnants de la propagande nazie a amené par un cheminement cruel et rapide le bris des vitrines des magasins de commerçants juifs, la dépossession des juifs de leurs biens et de leurs professions et l'établissement de camps de concentration et de chambres à gaz. L'horreur du génocide qu'était l'Holocauste a été rendue possible par l'incitation délibérée à la haine contre les juifs et d'autres minorités.

On aurait tort de supposer que le Canada d'aujourd'hui est nécessairement à l'abri des effets d'écrits haineux, nazis et autres.

S'appuyant sur ces observations, le juge Cory conclut que la fomentation publique et volontaire de la haine contre des groupes identifiables se situe aux antipodes de toutes les valeurs et de tous les principes essentiels sur lesquels notre Cour a insisté dans l'arrêt Oakes, précité, et que le but qui inspire le par. 319(2) vise manifestement un objectif urgent et réel aux fins de l'article premier.

Le juge Cory examine ensuite si le par. 319(2) est suffisamment proportionnel à l'objectif valable du législateur pour satisfaire aux exigences posées dans l'arrêt Oakes, et plusieurs facteurs l'amènent à conclure qu'il s'agit d'une disposition justifiable au sens de l'article premier. Il souligne, par exemple, que l'exigence que les communications fomentent la "haine" vient empêcher qu'une restriction excessivement large soit imposée à la liberté d'expression. Il dit (à la p. 179):

[TRADUCTION] Le mot "haine" n'a pas une connotation anodine. Fomenter la haine c'est insuffler à autrui la détestation, l'inimitié, le mauvais vouloir et la malveillance. De toute évidence, l'expression doit aller très loin pour remplir les exigences de la définition du [par. 319(2)]. Lorsque l'expression sert en effet à inspirer la détestation, elle fait un tort incalculable à la collectivité canadienne et prépare la voie à des mauvais traitements infligés aux membres du groupe cible.

Le juge Cory fait observer en outre que la portée de la disposition contestée est limitée dans la mesure où elle ne s'applique pas aux déclarations communiquées dans une conversation privée. De plus, suivant l'interprétation qui lui a été donnée dans l'arrêt Buzzanga, précité, le mot "volontairement" introduit dans l'infraction une exigence sévère en matière de mens rea, c'est‑à‑dire avoir eu le dessein conscient de fomenter la haine ou avoir prévu que la fomentation de la haine résulterait presque certainement de la communication. Enfin, le juge Cory estime que les moyens de défense mis à la disposition de l'accusé par le par. 319(3) réduisent encore davantage la portée de l'interdiction et il conclut en conséquence que le par. 319(2) constitue une limite raisonnable dont la justification peut se démontrer dans le cadre d'une société libre et démocratique.

Dans la partie finale de ses motifs, le juge Cory explique pourquoi sa position concernant l'article premier diffère de celle de la Cour d'appel de l'Alberta dans l'arrêt Keegstra, précité. Le point le plus important est son rejet de l'avis de la cour albertaine que le par. 319(2) ne peut être sauvegardé par l'article premier parce qu'il n'exige aucune preuve d'un préjudice réel ou d'un grave risque de préjudice pour le groupe identifiable résultant de l'acceptation du message du fomentateur de la haine. De l'avis du juge Cory, le Code criminel vise beaucoup de crimes qui n'entraînent aucun préjudice et il affirme en conséquence (à la p. 187):

[TRADUCTION] Par exemple, le crime très grave de tentative de meurtre peut être établi alors même qu'aucun préjudice n'a été subi par la personne qui devait en être la victime. Par un concours de circonstances fortuites, la balle n'atteint pas la cible, le couteau est détourné, le breuvage empoisonné est renversé. Bien qu'aucun préjudice ni aucune lésion n'aient été occasionnés, un crime grave a néanmoins été commis. De même, un complot en vue de l'importation d'une quantité importante d'héroïne constitue un crime. C'est le cas même si le complot n'aboutit pas et que l'héroïne n'est pas importée. Il y a eu néanmoins crime, quoiqu'aucun préjudice réel ni même le risque d'un préjudice n'ait été démontré. Un conducteur ayant un taux d'alcoolémie supérieur à 80 est coupable d'une infraction, bien qu'on n'ait pas établi que cet accusé présentait quelque danger pour qui que ce soit ou que, au moment de son appréhension, il conduisait d'une manière qui était dangereuse en soi. Au contraire, la raison d'être même de l'infraction de conduite avec un taux d'alcoolémie dépassant 80 mg repose sur des données empiriques concernant le danger que présentent pour le public les personnes qui prennent le volant d'un véhicule à moteur alors qu'elles ont ce taux d'alcoolémie.

Or, les données empiriques tirées de l'histoire du Troisième Reich et des études du comité Cohen méritent, je crois, qu'on leur accorde autant de poids. Ces données établissent non seulement le risque qu'un préjudice soit occasionné à des groupes identifiables par la fomentation de la haine, mais aussi le préjudice que cela leur cause en fait. Elles établissent la nécessité d'imposer des restrictions à cette fomentation et elles justifient entièrement l'application de l'article premier de la Charte aux dispositions en cause. Dans le cas du paragraphe contesté, il ne s'agit pas d'une simple intervention de la part d'un législateur paternaliste et bien intentionné qui limite sans motif valable la liberté d'expression. Ce paragraphe a pour fondement la réalité concrète et horrifiante de l'Histoire.

b) Les motifs du juge Grange (avec l'appui du juge Krever)

Bien que sa décision ait été identique, la majorité en Cour d'appel de l'Ontario était en désaccord avec le juge Cory en ce sens qu'elle a statué que le par. 319(2) du Code criminel ne violait pas l'al. 2b) de la Charte. Selon le juge Grange, la liberté d'expression, tout en étant un bastion et un concept fondamental de notre civilisation démocratique, n'a jamais été considérée par les auteurs de la Charte comme absolue. Citant la Cour d'appel dans l'arrêt Zundel, précité, à la p. 147, il souligne qu'en interprétant la liberté garantie par l'al. 2b) on doit (à la p. 189):

[TRADUCTION] ". . . nécessairement tenir compte des droits et libertés correspondants d'autrui. [La liberté que garantit l'al. 2b)] envisage l'existence d'un ordre social dans lequel les autres personnes ne doivent pas se voir refuser des droits analogues."

Comme le par. 319(2) a été adopté pour répondre à un besoin important, et, seulement à la suite d'une longue étude par le comité Cohen, le juge Grange conclut que l'al. 2b) n'accorde aucune protection à l'activité des appelants et déclare (aux pp. 191 et 192):

[TRADUCTION] Il a peut‑être fallu une guerre mondiale pour en convaincre certains d'entre nous, mais à mon avis le comité Cohen avait raison. La fomentation volontaire de la haine, encore plus que la diffusion de fausses nouvelles, est tout à fait inconciliable avec notre système même de liberté. Il n'est peut-être pas nécessaire de se référer à l'art. 27 de la Charte [. . .] mais si cet article doit être de quelque secours dans l'interprétation de l'al. 2b), il ne peut que me renforcer dans mon opinion que l'al. 2b) n'offre aucune protection à la conduite des appelants.

Pour ce qui est de la conclusion contraire du juge Cory, le juge Grange n'accorde aucune importance au fait qu'un accusé puisse croire sincèrement à la véracité ou à la valeur de ses communications. Il dit en fait qu'une telle conviction peut rendre ces communications [TRADUCTION] "plus dangereuses sinon plus odieuses" (p. 192). Par conséquent, il a rejeté l'interprétation restrictive donnée par le juge Cory de l'arrêt Zundel, de la Cour d'appel parce que [TRADUCTION] "l'effet de la fomentation de la haine risque de nuire davantage à notre société et à nos valeurs que la diffusion de fausses nouvelles" (p. 192).

Les motifs de la majorité parlent également de l'arrêt Keegstra de la Cour d'appel de l'Alberta et traitent en particulier de la question de savoir si le moyen de défense de véracité viole de façon injustifiable la présomption d'innocence établie dans la Charte. Le juge Grange dit à ce propos que l'al. 319(3)a) n'opère pas un véritable renversement du fardeau de preuve. L'essence de l'infraction prévue au par. 319(2) est la fomentation volontaire de la haine et le fait d'accorder à une personne accusée de cette infraction un moyen de défense de véracité ne saurait être considéré comme limitant les droits que lui confère l'al. 11d). Les jugements majoritaires en Cour suprême du Canada dans l'affaire R. c. Holmes, [1988] 1 R.C.S. 914, ne sont pas compris comme entrant en conflit avec ce point de vue et, en fait, le juge Grange estime que sa conclusion est appuyée par les motifs du juge McIntyre. De plus, une distinction peut être faite avec l'arrêt subséquent R. c. Whyte, [1988] 2 R.C.S. 3, car le fardeau de la preuve dans ce cas se rapportait à la preuve d'un élément essentiel de l'infraction (la garde et le contrôle d'un véhicule prouvés par le fait d'occuper la place du conducteur). À la différence de l'affaire Whyte, dans l'affaire Holmes et en l'espèce,

[TRADUCTION] . . . l'article créant le fardeau de preuve ne concerne qu'un moyen de défense qu'il n'est pas nécessaire d'invoquer tant que tous les éléments de l'infraction n'ont pas été prouvés hors de tout doute raisonnable. Le juge des faits doit être convaincu hors de tout doute raisonnable de l'existence de tous les éléments de l'infraction. Le critère de la "prépondérance des probabilités" ne s'applique que dans le cas où l'on se trouve devant un moyen de défense qui ne se rapporte pas à un élément essentiel de l'infraction.

Le juge Grange termine en disant que dans l'hypothèse où il aurait tort quant à la portée de l'al. 2b), il partagerait l'avis du juge Cory que le par. 319(2) est sauvegardé par l'article premier de la Charte. Il est en outre disposé à se joindre au juge Cory pour rejeter les arguments fondés sur l'article premier avancés par la Cour d'appel de l'Alberta dans l'arrêt Keegstra.

IV

Analyse

Pour les raisons exposées dans mes motifs de l'arrêt Keegstra, précité, je souscris à la conclusion du juge Cory que le par. 319(2) du Code criminel porte atteinte à la liberté d'expression garantie par l'al. 2b) de la Charte, mais qu'il est sauvegardé par l'article premier de la Charte. Pour ce qui est de la constitutionnalité de l'al. 319(3)a) du Code, je me fonde également sur mes motifs de l'arrêt Keegstra pour conclure que le renversement du fardeau de preuve que constitue le moyen de défense de véracité viole la présomption d'innocence consacrée à l'al. 11d), mais est justifié aux termes de l'article premier.

V

Conclusion

Je suis d'avis de rejeter le pourvoi et de donner aux questions constitutionnelles les réponses suivantes:

1.Le paragraphe 281.2(2) du Code criminel du Canada, S.R.C. 1970, ch. C‑34 (maintenant le par. 319(2) du Code criminel du Canada, L.R.C. (1985), ch. C‑46) porte‑t‑il atteinte à la liberté d'expression garantie par l'al. 2b) de la Charte canadienne des droits et libertés?

Réponse: Oui.

2.Si le paragraphe 281.2(2) du Code criminel du Canada, S.R.C. 1970, ch. C‑34 (maintenant le par. 319(2) du Code criminel du Canada, L.R.C. (1985), ch. C‑46) porte atteinte à l'al. 2b) de la Charte canadienne des droits et libertés, constitue‑t‑il une limite raisonnable imposée par une règle de droit et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d'une société libre et démocratique, au sens de l'article premier de la Charte canadienne des droits et libertés?

Réponse: Oui.

3.L'alinéa 281.2(3)a) du Code criminel du Canada, S.R.C. 1970, ch. C‑34 (maintenant l'al. 319(3)a) du Code criminel du Canada, L.R.C. (1985), ch. C‑46) porte‑t‑il atteinte au droit d'être présumé innocent garanti par l'al. 11d) de la Charte canadienne des droits et libertés?

Réponse: Oui.

4.Si l'alinéa 281.2(3)a) du Code criminel du Canada, S.R.C. 1970, ch. C‑34 (maintenant l'al. 319(3)a) du Code criminel du Canada, L.R.C. (1985), ch. C‑46) porte atteinte à l'al. 11d) de la Charte canadienne des droits et libertés, constitue‑t‑il une limite raisonnable imposée par une règle de droit et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d'une société libre et démocratique, au sens de l'article premier de la Charte canadienne des droits et libertés?

Réponse: Oui.

Version française des motifs rendus par

//Le juge La Forest//

LE JUGE LA FOREST (dissident) — Je souscris aux motifs du juge McLachlin dans la mesure mentionnée dans mes motifs de l'arrêt R. c. Keegstra, [1990] 3 R.C.S. 000, prononcé en même temps que celui‑ci.

Version française des motifs des juges Sopinka et McLachlin rendus par

//Le juge McLachlin//

LE JUGE MCLACHLIN (dissidente) — Comme dans le pourvoi connexe R. c. Keegstra, [1990] 3 R.C.S. 000 (arrêt rendu en même temps), la question en litige dans le présent pourvoi est celle de la constitutionnalité des par. 319(2) et 319(3) du Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C‑46, qui créent l'infraction de fomentation volontaire de la haine.

Les appelants sont membres du Nationalist Party of Canada, une "organisation politique de nationalistes blancs". Smith était le secrétaire du parti et Andrews en était le chef. L'un et l'autre étaient membres du comité central du parti, qui s'occupait de la publication du Nationalist Reporter. Distribué à environ 43 particuliers et 50 groupes, clubs ou organisations, le Nationalist Reporter prônait la théorie de la suprématie des Blancs. Cette publication affirmait notamment que [TRADUCTION] "les non‑Blancs et les groupes non aryens" sont inférieurs et malpropres, que les minorités raciales sont à l'origine de l'augmentation des crimes violents et, en raison de leur dépendance de l'aide sociale, posent une menace économique pour les collectivités blanches, que les "non‑Blancs" devraient être [TRADUCTION] "rapatriés" dans "leur pays" et que les sionistes ont répandu dans le monde entier le [TRADUCTION] "mensonge de l'Holocauste". Parmi les articles saisis en exécution d'un mandat de perquisition figuraient des exemplaires du Nationalist Reporter, des lettres écrites par des abonnés, des listes d'abonnement et des cartes polycopiées gommées portant des inscriptions du genre: [TRADUCTION] "Nègre va‑t‑en", "L'Holocauste est un mensonge", "Israël pue" et "Hitler avait raison. Le communisme est juif".

Les appelants ont été reconnus coupables de l'infraction d'avoir volontairement fomenté la haine contre un groupe identifiable, en contravention du par. 319(2) du Code. Au procès, le juge Wren de la Cour de district n'était pas convaincu qu'il y avait [TRADUCTION] "quelque litige" quant à la constitutionnalité de ce paragraphe. Il a conclu en outre que les documents saisis constituaient visiblement une fomentation volontaire de la haine, même selon une définition stricte de cette expression.

La Cour d'appel, statuant sur le fond, a rejeté l'appel: (1988), 65 O.R. (2d) 161. Le juge Cory (maintenant juge à notre Cour) était d'avis que les formules employées par les appelants, qui, selon la conclusion du juge du procès, exprimaient des croyances sincères, relevaient de l'al. 2b) de la Charte canadienne des droits et libertés. Il ajoute toutefois que l'interdiction prévue au par. 319(2) du Code criminel est une restriction raisonnable de la liberté d'expression garantie par l'al. 2b), restriction dont la justification peut se démontrer dans le cadre d'une société libre et démocratique. À son avis, les exigences posées par le paragraphe en cause, savoir que ce soit la haine et non une émotion moins forte qui soit fomentée et que cette fomentation soit volontaire, font qu'il ne limite aucunement la critique des institutions publiques. Au contraire, l'expression visée par le paragraphe est aux antipodes des valeurs fondamentales — telles que la dignité humaine, l'égalité et le respect de l'identité culturelle — qui selon notre Cour, doivent servir de guide dans l'interprétation de la Charte. De plus, interpréter la Charte de façon à invalider une loi visant à préserver le patrimoine multiculturel du Canada par la restriction raisonnable de la liberté d'expression, serait donner à la Charte une interprétation interdite par l'art. 27. Le juge Cory exprime en outre son désaccord avec la conclusion de la Cour d'appel de l'Alberta dans l'arrêt R. v. Keegstra (1988), 60 Alta. L.R. (2d) 1.

Le juge Grange est d'avis de trancher l'appel de la même manière que le juge Cory. Il dit toutefois que, selon lui, le par. 319(2) du Code criminel ne viole pas l'al. 2b) de la Charte et qu'il n'est pas nécessaire de justifier la disposition attaquée en vertu de l'article premier.

De l'avis du juge Grange, la "liberté d'expression" garantie par la Charte n'a pas pour objet de faire bénéficier d'une protection constitutionnelle la fomentation de la haine pratiquée par les appelants. Il a fait remarquer que la liberté d'expression n'a jamais été absolue, mais qu'elle doit être considérée à la lumière des droits et libertés d'autrui, qui lui font pendant. Il ajoute que l'art. 27 de la Charte vient renforcer son opinion que l'al. 2b) ne donne aucune protection à la conduite des appelants. Le juge Grange exprime lui aussi son désaccord avec l'arrêt de la Cour d'appel de l'Alberta dans l'affaire Keegstra. Il dit en outre que, si sa conclusion que le par. 319(2) du Code criminel ne viole pas l'al. 2b) était erronée, il partagerait l'avis du juge Cory quant à l'effet de l'article premier de la Charte.

L'autorisation de se pourvoir devant notre Cour a été accordée, [1989] 1 R.C.S. v. Les questions constitutionnelles suivantes ont été formulées par le juge en chef Dickson le 10 août 1989:

1.Le paragraphe 281.2(2) du Code criminel du Canada, S.R.C. 1970, ch. C‑34 (maintenant le par. 319(2) du Code criminel du Canada, L.R.C. (1985), ch. C‑46) porte‑t‑il atteinte à la liberté d'expression garantie par l'al. 2b) de la Charte canadienne des droits et libertés?

2.Si le paragraphe 281.2(2) du Code criminel du Canada, S.R.C. 1970, ch. C‑34 (maintenant le par. 319(2) du Code criminel du Canada, L.R.C. (1985), ch. C‑46) porte atteinte à l'al. 2b) de la Charte canadienne des droits et libertés, constitue‑t‑il une limite raisonnable imposée par une règle de droit et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d'une société libre et démocratique, au sens de l'article premier de la Charte canadienne des droits et libertés?

3.L'alinéa 281.2(3)a) du Code criminel du Canada, S.R.C. 1970, ch. C‑34 (maintenant l'al. 319(3)a) du Code criminel du Canada, L.R.C. (1985), ch. C‑46) porte‑t‑il atteinte au droit d'être présumé innocent garanti par l'al. 11d) de la Charte canadienne des droits et libertés?

4.Si l'alinéa 281.2(3)a) du Code criminel du Canada, S.R.C. 1970, ch. C‑34 (maintenant l'al. 319(3)a) du Code criminel du Canada, L.R.C. (1985), ch. C‑46) porte atteinte à l'al. 11d) de la Charte canadienne des droits et libertés, constitue‑t‑il une limite raisonnable imposée par une règle de droit et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d'une société libre et démocratique, au sens de l'article premier de la Charte canadienne des droits et libertés?

Analyse

Les questions soulevées en l'espèce sont identiques à celles de l'affaire Keegstra, précité. Pour les motifs que j'ai exposés dans cette affaire, et avec la plus grande déférence pour les opinions exprimées avec tant de force par les tribunaux d'instance inférieure, j'estime que le par. 319(2) doit être invalidé pour le motif qu'il constitue une limite injustifiable imposée à la liberté d'expression garantie par la Charte. De plus, pour les motifs que j'ai exposés dans l'arrêt Keegstra, l'al. 319(3)a) viole la présomption d'innocence, et n'est pas sauvegardé par l'article premier. Je suis en conséquence d'avis d'accueillir le pourvoi et de donner aux questions constitutionnelles les réponses suivantes:

1.Le paragraphe 281.2(2) du Code criminel du Canada, S.R.C. 1970, ch. C‑34 (maintenant le par. 319(2) du Code criminel du Canada, L.R.C. (1985), ch. C‑46) porte‑t‑il atteinte à la liberté d'expression garantie par l'al. 2b) de la Charte canadienne des droits et libertés?

Réponse: Oui.

2.Si le paragraphe 281.2(2) du Code criminel du Canada, S.R.C. 1970, ch. C‑34 (maintenant le par. 319(2) du Code criminel du Canada, L.R.C. (1985), ch. C‑46) porte atteinte à l'al. 2b) de la Charte canadienne des droits et libertés, constitue‑t‑il une limite raisonnable imposée par une règle de droit et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d'une société libre et démocratique, au sens de l'article premier de la Charte canadienne des droits et libertés?

Réponse: Non.

3.L'alinéa 281.2(3)a) du Code criminel du Canada, S.R.C. 1970, ch. C‑34 (maintenant l'al. 319(3)a) du Code criminel du Canada, L.R.C. (1985), ch. C‑46) porte‑t‑il atteinte au droit d'être présumé innocent garanti par l'al. 11d) de la Charte canadienne des droits et libertés?

Réponse: Oui.

4.Si l'alinéa 281.2(3)a) du Code criminel du Canada, S.R.C. 1970, ch. C‑34 (maintenant l'al. 319(3)a) du Code criminel du Canada, L.R.C. (1985), ch. C‑46) porte atteinte à l'al. 11d) de la Charte canadienne des droits et libertés, constitue‑t‑il une limite raisonnable imposée par une règle de droit et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d'une société libre et démocratique, au sens de l'article premier de la Charte canadienne des droits et libertés?

Réponse: Non.

Pourvoi rejeté, les juges LA FOREST, SOPINKA et MCLACHLIN sont dissidents.

Procureurs des appelants: Carter, McCombs & Minden, Toronto.

Procureur de l'intimée: Le ministère du Procureur général, Toronto.

Procureur de l'intervenant le procureur général du Canada: John C. Tait, Ottawa.

Procureurs de l'intervenant le procureur général du Québec: Jean Bouchard, Marise Visocchi et Gilles Laporte, Ste‑Foy.

Procureur de l'intervenant le procureur général du Nouveau‑Brunswick: Paul M. LeBreton, Fredericton.

Procureur de l'intervenant le procureur général du Manitoba: Le ministère de la Justice, Winnipeg.

Procureurs de l'intervenant le Congrès juif canadien: Davies, Ward & Beck, Toronto.

Procureurs de l'intervenante la Ligue des droits de la personne de B'nai Brith, Canada: Cooper, Sandler & West, Toronto.

Procureurs de l'intervenant Interamicus: Ahern, Lalonde, Nuss, Drymer, Montréal.

Procureurs de l'intervenant le Fonds d'action et d'éducation juridiques pour les femmes: Kathleen Mahoney, Calgary; Code, Hunter, Calgary.

Procureurs de l'intervenante l'Association canadienne des libertés civiles: Greenspan, Rosenberg, Toronto.

* Juge en chef à la date de l'audition.


Synthèse
Référence neutre : [1990] 3 R.C.S. 870 ?
Date de la décision : 13/12/1990

Parties
Demandeurs : Sa Majesté la Reine
Défendeurs : Andrews
Proposition de citation de la décision: R. c. Andrews, [1990] 3 R.C.S. 870 (13 décembre 1990)


Origine de la décision
Date de l'import : 06/04/2012
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;1990-12-13;.1990..3.r.c.s..870 ?
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