Ratych c. Bloomer, [1990] 1 R.C.S. 940
James Wavell Bloomer Appelant
c.
Donald Ratych Intimé
répertorié: ratych c. bloomer
No du greffe: 21152.
1990: 30 janvier; 1990: 3 mai.
Présents: Le juge en chef Dickson et les juges Lamer, Wilson, La Forest, L'Heureux‑Dubé, Sopinka, Gonthier, Cory et McLachlin.
en appel de la cour d'appel de l'ontario
POURVOI contre un arrêt de la Cour d'appel de l'Ontario qui a refusé l'autorisation d'interjeter appel d'une décision de la Cour divisionnaire (1988), 63 O.R. (2d) 544, 48 D.L.R. (4th) 576, qui avait confirmé une décision de la Cour suprême de l'Ontario (1987), 60 O.R. (2d) 181, 40 D.L.R. (4th) 180, 16 C.C.E.L. 245. Pourvoi accueilli, le juge en chef Dickson et les juges Wilson, Gonthier et Cory sont dissidents.
James M. Flaherty et J. M. Chadwick, pour l'appelant.
James E. Lewis, c.r., pour l'intimé.
Version française des motifs du juge en chef Dickson et des juges Wilson, Gonthier et Cory rendus par
//Le juge Cory//
Le juge Cory (dissident) — J'ai eu l'avantage de lire les motifs très convaincants de ma collègue le juge McLachlin. Bien que je sois d'accord avec une grande partie de ce qu'elle dit, j'arrive à une conclusion différente.
L'espèce soulève la question de savoir s'il y a lieu de déduire l'indemnité de congé de maladie versée à l'intimé en vertu d'une convention collective des dommages‑intérêts que l'appelant, qui est l'auteur du délit civil, est condamné à lui payer au titre de la perte de revenus. La question essentielle à trancher est de savoir si l'indemnité versée en vertu d'une convention collective peut être distinguée de celle qui est versée en vertu d'un contrat d'assurance privé. L'appelant n'a pas contesté la validité de la règle établie dans l'arrêt Bradburn v. Great Western Rail. Co., [1874‑80] All E.R. 195 (Ex. Div.), selon laquelle les prestations accordées en vertu d'un contrat d'assurance privé ne doivent pas être déduites des dommages‑intérêts que l'auteur d'un délit civil est condamné à payer.
Ma collègue a conclu que l'indemnité de congé de maladie versée en vertu d'une convention collective ne pouvait être assimilée à celle que procure un contrat d'assurance privé, à moins que l'employé ne puisse prouver qu'il a cédé quelque chose en contrepartie de l'assurance donnée par l'employeur qu'il continuera à verser le salaire en cas de blessure. Quant à moi, je ne puis faire de distinction entre l'indemnité versée en vertu d'une convention collective et les prestations versées en vertu d'un contrat d'assurance privé. À mon avis, la disposition d'une convention collective qui prévoit le versement d'une indemnité de congé de maladie fait partie de l'ensemble des salaires et avantages sociaux déterminés par le processus de négociations. Il est injuste d'obliger l'employé à prouver qu'il a cédé quelque chose à l'employeur en contrepartie de la prestation de ces avantages.
Les faits
Le 21 février 1982, la voiture de l'appelant James Bloomer est entrée en collision avec une voiture de police conduite par l'intimé Donald Ratych, un agent de police au service de la Peel Regional Board of Commissioners of Police. À cause de cet accident, l'intimé a subi des blessures qui l'ont empêché de travailler du 21 février au 3 juin 1982. Pendant son absence du travail, il a reçu de son employeur, en vertu de l'article 21.01 de la convention collective conclue pour l'année 1981 et 1982 entre la Peel Regional Board of Commissioners of Police et la Peel Regional Police Association, une somme égale à la perte de salaire qu'il avait subie. L'article 21.01 est ainsi conçu:
[TRADUCTION]
21.01Quand un agent de police s'absente en raison d'une maladie ou de blessures causées dans l'exercice de ses fonctions ou par suite de l'exercice de ses fonctions, conformément au sens que la Loi sur les accidents du travail donne à ces expressions, il a le droit de toucher son plein salaire et tous les avantages sociaux pendant qu'il est incapable de travailler, sans perte de ses crédits de congés de maladie. "Son plein salaire" signifie qu'en aucun cas l'agent de police ne recevra, à titre d'indemnité, un salaire net plus élevé que celui qu'il aurait reçu s'il avait travaillé.
Dans son action intentée contre l'appelant, l'intimé a demandé la somme de 7 987,38 $ à titre de dommages‑intérêts spéciaux, correspondant à son salaire pour la période pendant laquelle il avait été incapable de travailler. En première instance, le juge Ewaschuk a accueilli la demande de M. Ratych, en affirmant qu'il était lié par l'arrêt de la Cour d'appel de l'Ontario Boarelli v. Flannigan (1973), 36 D.L.R. (3d) 4. La Cour divisionnaire a rejeté pour le même motif l'appel interjeté par l'appelant. La Cour d'appel a refusé l'autorisation d'appel.
La non‑déductibilité du produit d'une assurance privée
La corrélation entre le système d'indemnisation en matière délictuelle et les autres formes d'indemnisation provenant de sources parallèles publiques ou privées est devenue un problème complexe en raison de la multiplication des lois d'indemnisation des accidents du travail. Les commentateurs ont déploré que l'évolution du droit en la matière se caractérise par l'instabilité, les changements constants de la pensée judiciaire et l'absence de principe fondamental: McLachlin (avant sa nomination à la magistrature), "What Price Disability? A Perspective on the Law of Damages for Personal Injury" (1981), 59 R. du B. can. 1, à la p. 44; Cooper‑Stephenson et Saunders, Personal Injury Damages in Canada (1981), aux pp. 469 à 474. Mais en dépit de la confusion qui peut avoir entouré cette question, aucune cour canadienne ou anglaise n'a mis en doute le principe énoncé dans l'arrêt Bradburn, précité, selon lequel les prestations versées en vertu d'un contrat d'assurance privé ne devraient pas être déduites du montant de dommages‑intérêts que l'auteur d'un délit civil est condamné à payer.
Dans l'affaire Bradburn, le demandeur avait obtenu des dommages‑intérêts pour les blessures qu'il avait subies à cause de la négligence de la société de chemins de fer défenderesse. La défenderesse avait demandé une réduction de ces dommages‑intérêts égale à la somme que le demandeur avait reçue d'un assureur privé à titre d'indemnité pour la perte de revenus subie à la suite de l'accident. La Cour d'appel a statué que le demandeur avait le droit de recevoir à la fois le montant payable par l'assureur et les dommages‑intérêts pour perte de revenus payables par la défenderesse. Le baron Pigott conclut, à la p. 197:
[TRADUCTION] Je crois qu'il ne serait ni juste ni conforme aux principes de défalquer un montant auquel le demandeur s'est donné droit en vertu d'un contrat d'assurance, parce qu'en homme prudent, il a, comme dit l'adage, fait des provisions pour les mauvais jours. Il paie les primes d'un contrat en vertu duquel, s'il est victime d'un accident, il a droit de recevoir une somme d'argent. Ce n'est pas parce qu'il est victime d'un accident, mais parce qu'il a conclu un contrat avec la compagnie d'assurances et lui a versé des primes à cette fin précise qu'il reçoit d'elle une somme d'argent.
Le raisonnement appliqué dans l'arrêt Bradburn et dans les autres arrêts anciens se fonde principalement sur le principe que l'accident a été non pas la causa causans mais la causa sine qua non du versement des prestations parallèles. Cependant, vers le milieu du siècle, cette justification a été remplacée par l'argument selon lequel l'auteur du délit civil ne devait pas profiter de la prévoyance du demandeur. Comme le dit le lord juge Asquith dans l'arrêt Shearman v. Folland, [1950] 1 All E.R. 976 (C.A.), à la p. 978:
[TRADUCTION] Dans une affaire donnée, quelles sont les prestations qui sont "parallèles" et quelles sont celles qui ne le sont pas? L'assurance constitue l'exemple classique de ce que le droit considère comme parallèle. Lorsque X est assuré par Y contre les blessures que Z lui a infligées par sa faute, Z ne peut réduire sa propre responsabilité ou compenser sa dette par le droit qu'a X d'être indemnisé par Y ou le fait que X a été indemnisé par Y: Bradburn v. Great Western Ry. Co. [précité] et Simpson v. Thomson [(1877), 3 App. Cas. 279; 38 L.T. 1; 29 Digest 290, 2355]. Il y a des motifs spéciaux à cela. Si l'auteur du délit civil pouvait déduire ce que le demandeur a le droit de recevoir ou a reçu comme indemnité, il priverait effectivement le demandeur de tous les avantages que le paiement des primes pouvait lui procurer et s'approprierait ces avantages pour lui‑même.
Bien que les cours de justice anglaises aient réduit la portée de la règle de la non‑déductibilité, elles n'ont jamais mis en doute la règle de l'arrêt Bradburn appliquée aux assurances privées. Dans l'arrêt Browning v. War Office, [1962] 3 All E.R. 1089, la Cour d'appel a statué que la pension d'invalidité du demandeur devrait être déduite de ses dommages‑intérêts pour perte de salaire, mais le maître des rôle lord Denning et le lord juge Diplock ont l'un et l'autre cité la règle de l'arrêt Bradburn comme une exception bien reconnue au principe général selon lequel le demandeur ne doit pas être indemnisé au‑delà de ce qu'il a perdu.
Dans l'arrêt Parry v. Cleaver, [1969] 1 All E.R. 555, la Chambre des lords a infirmé l'arrêt Browning, statuant que la pension d'un agent de police ne devrait pas être déduite du montant de ses dommages‑intérêts pour perte de salaire. Dans leurs motifs de jugement, leurs Seigneuries confirment l'importance de la règle de l'arrêt Bradburn. Lord Pearce dit ceci, aux pp. 575 et 576:
[TRADUCTION] Il faut, je crois, partir du principe que l'arrêt Bradburn v. Great Western Ry. Co. [précité] est un bon arrêt et qu'il n'y a pas lieu de prendre en compte les prestations que le demandeur tire d'une assurance privée.
. . .
La jurisprudence australienne a considéré que l'arrêt Bradburn [précité] est juste. La jurisprudence canadienne aussi. L'arrêt n'a jamais été critiqué devant nos tribunaux. Il est conforme au point de vue de l'AMERICAN RESTATEMENT. L'avocat de l'intimé ne l'a pas contesté en l'espèce.
Lord Reid a aussi invoqué l'arrêt Bradburn à l'appui de sa décision que le produit d'une assurance ne doit jamais être déduit du montant de dommages‑intérêts accordé. Il dit, à la p. 558:
[TRADUCTION] Pour ce qui est des sommes dues au demandeur en vertu d'un contrat d'assurance, je crois que le véritable motif de ne pas les prendre en compte tient à ce que le demandeur les a achetées et qu'il serait injuste et abusif de statuer que les sommes qu'il a prudemment consacrées au paiement des primes et des avantages qui en découlent profitent à l'auteur du délit civil. Ici encore, je crois que l'explication, selon laquelle cela présente un lien de connexité insuffisant, est artificielle et forcée. Pourquoi le demandeur devrait‑il se retrouver dans une situation pire que s'il n'avait pas souscrit d'assurance?
Dans un arrêt récent, Hussain v. New Taplow Paper Mills Ltd., [1988] 1 All E.R. 541, la Chambre des lords a amené le droit anglais un pas plus près de la déductibilité, en statuant qu'il faut déduire l'indemnité de congé de maladie touchée par un demandeur des dommages‑intérêts accordés dans une action intentée contre son employeur. Cependant, leurs Seigneuries ont confirmé l'importance de la règle de l'arrêt Bradburn. Lord Bridge y dit ceci, aux pp. 544 et 545:
[TRADUCTION] . . . quand un demandeur est indemnisé en vertu d'une police d'assurance pour laquelle il a payé des primes, le produit de l'assurance n'est pas déductible des dommages‑intérêts payables par l'auteur du délit civil.
Les tribunaux canadiens ont constamment appliqué la règle de l'arrêt Bradburn depuis le début du siècle. Elle a été confirmée par les cours d'appel de la Saskatchewan (Tubb v. Lief, [1932] 3 W.W.R. 245 (C.A. Sask.), Dawson v. Sawatzky, [1946] 1 W.W.R. 33 (C.A. Sask.)), du Nouveau‑Brunswick (Bourgeois v. Tzrop (1957), 9 D.L.R. (2d) 214 (C.S.N.‑B., Div. app.)), de l'Ontario (Boarelli v. Flannigan, précité) et de la Colombie‑Britannique (Chan v. Butcher, [1984] 4 W.W.R. 363). De plus, notre Cour a cité et approuvé à deux occasions, dans Canadian Pacific Ltée c. Gill, [1973] R.C.S. 654, à la p. 668, et dans Guy c. Trizec Equities Ltd., [1979] 2 R.C.S. 756, à la p. 763, la déclaration suivante de lord Pearce dans l'arrêt Parry v. Cleaver, précité:
Si l'on dit au départ que l'arrêt Bradburn's (1874), L.R. 10 Exch. 1, rendu selon l'équité, la justice et l'ordre public, est juste en principe . . .
On peut donc constater la consécration du principe qui veut que les sommes qu'un demandeur reçoit en vertu d'une police d'assurance, pour laquelle il a payé des primes, ne soient pas déductibles. On affirme que ce principe est fondé sur l'équité et la justice.
L'application de la règle de l'arrêt Bradburn aux prestations d'assurance versées en vertu d'une convention collective
Alors que les cours de justice canadiennes et anglaises ont appliqué de façon constante le principe de l'arrêt Bradburn aux prestations d'assurances privées, elles ont eu de la difficulté à concevoir une solution uniforme à l'égard des prestations parallèles qu'un employeur verse à un employé. En Angleterre, dans l'arrêt Hussain, précité, la Chambre des lords a établi une distinction entre les pensions d'invalidité et les indemnités de congé de maladie. Les pensions d'invalidité sont assimilées à de l'assurance et ne sont donc pas déductibles conformément aux principes énoncés dans l'arrêt Bradburn. Par ailleurs, les indemnités de congé de maladie sont assimilées à un salaire et sont jugées déductibles.
Ce point de vue n'a pas été adopté à l'unanimité par la Chambre des lords avant l'arrêt Hussain, précité. Il paraît fondé sur l'opinion incidente de lord Reid dans l'arrêt Parry v. Cleaver, précité, où il aborde le sujet d'une manière générale et dit, à la p. 560, que [TRADUCTION] "le salaire est la rétribution immédiate d'un travail tandis qu'une pension représente le fruit, produit par l'assurance, de la totalité des fonds mis de côté dans le passé relativement à son travail". Selon lord Reid, le salaire payé à une personne pendant qu'elle n'est pas au travail n'est pas de nature différente du salaire payé pendant qu'elle travaille. Cependant, il conclut que les sommes versées sous forme de pension d'invalidité sont un avantage dont une personne n'aurait jamais bénéficié n'eût été de l'accident.
Au Canada, les tribunaux ont appliqué l'arrêt Parry v. Cleaver pour étayer la non‑déductibilité des prestations de pension et des indemnités de congé de maladie sans accorder beaucoup d'importance à la distinction établie par lord Reid. Notre Cour a statué que les allocations versées en vertu du Régime de pensions du Canada et celles qui le sont en vertu du régime de pensions privé d'un employeur ne sont pas déductibles des dommages‑intérêts accordés à un demandeur: voir Canadian Pacific Ltée c. Gill et Guy c. Trizec Equities Ltd., précités. Notre Cour n'a cité et invoqué l'arrêt Parry v. Cleaver que relativement aux déclarations de lord Reid et de lord Pearce qui indiquent comment il est possible d'assimiler les pensions à de l'assurance. À mon avis, il ne faut pas y voir l'approbation de la distinction que lord Reid a établie, en opinion incidente, entre les prestations de pensions, d'une part, et les indemnités de congé de maladie ou d'accident, d'autre part.
Dans l'arrêt Lavigne v. Doucet (1976), 14 N.B.R. (2d) 700 (C.A.), la Cour d'appel du Nouveau‑Brunswick a statué qu'un agent de police qui avait reçu son plein salaire de son employeur pendant une période d'invalidité ne pouvait recevoir de dommages‑intérêts pour perte de salaire. Cependant, dans cette affaire, la cour semble s'être fondée uniquement sur l'arrêt Browning de la Cour d'appel d'Angleterre, sans tenir compte de l'arrêt Parry v. Cleaver.
Par ailleurs, en Colombie‑Britannique et en Ontario, les cours d'appel se sont fondées sur l'arrêt Parry v. Cleaver pour statuer qu'on ne peut pas déduire les indemnités de congé d'accident ou de maladie des dommages‑intérêts accordés. Dans l'arrêt Chan v. Butcher, précité, la Cour d'appel de la Colombie‑Britannique a statué que les sommes versées à une employée en vertu d'un [TRADUCTION] "régime d'invalidité de courte durée" défrayé par son employeur ne pouvaient pas servir à réduire le montant des dommages‑intérêts. La cour a statué qu'il fallait considérer que ces avantages s'apparentaient à des prestations d'assurance et non à un salaire. Le juge Macfarlane dit, aux pp. 367 et 368:
[TRADUCTION] . . . le régime en vertu duquel les prestations sont payables n'a pas nécessairement à ressembler à une police d'assurance ordinaire [. . .] comme lord Pearce l'a fait remarquer dans l'arrêt Parry v. Cleaver, à la p. 37, il suffit que la nature des prestations soit la même que celles qui découlent d'une assurance privée, c.‑à‑d. "que l'assureur et l'assuré aient voulu qu'elles profitent au travailleur et non qu'elles constituent une subvention pour l'auteur du délit civil qui fera subir un préjudice à l'assuré".
Adoptant ce même point de vue, je dirais qu'en l'espèce les prestations visaient à garantir l'employé contre le risque de chômage engendré par la maladie ou un accident et non à favoriser l'auteur du délit civil qui est à la source de l'incapacité de travailler de l'employé. Quand le risque se réalise et que les prestations sont versées pour indemniser l'employé des inconvénients du chômage, il faut certainement considérer ces prestations comme tenant d'une assurance.
Les arrêts de la Cour d'appel de l'Ontario sont peut‑être les plus pertinents, moins parce qu'ils traduisent le retour spectaculaire à la politique générale de non‑déductibilité qui a suivi l'arrêt Parry v. Cleaver, mais parce qu'ils portent précisément sur la question de preuve qui est cruciale en l'espèce. Dans l'arrêt Menhennet v. Schoenholz, [1971] 3 O.R. 355, la cour a statué dans une décision succincte qu'en l'absence de preuve contraire, l'indemnité de maladie qu'un demandeur reçoit de son employeur doit être considérée comme un paiement à titre gracieux de la part de l'employeur, qui est déductible des dommages‑intérêts à accorder.
Moins de deux ans plus tard, dans l'arrêt Boarelli v. Flannigan, précité, la Cour d'appel de l'Ontario a prononcé un arrêt élaboré dans lequel elle a souscrit de manière générale au principe de la non‑déductibilité et a expressément renversé l'arrêt Menhennet. À la page 14, le juge Dubin, maintenant juge en chef de l'Ontario, dit ceci au sujet des prestations obtenues en vertu de conventions collectives:
[TRADUCTION] En conséquence, pour ce qui est des prestations parallèles obtenues en vertu de conventions collectives ou de contrats de travail privés, je suis d'avis de considérer que ces prestations font partie de la rémunération globale et que les prestations reçues ont été défrayées par l'employé de sorte que je crois qu'elles ne devraient pas être traitées de façon différente d'une prestation reçue en vertu d'un régime d'assurance privé. . . . Je crois prudent de tenir pour acquis, dans la société actuelle, que ces avantages font partie du salaire qu'un employé reçoit et pour lequel il doit travailler plutôt que d'exiger la preuve de ces faits dans chaque instance. Il est reconnu que, dans la détermination de la rémunération à payer aux employés, les avantages sociaux sont pris en considération pour déterminer l'ensemble des salaires et des avantages sociaux; le montant du salaire hebdomadaire varie en fonction du coût de l'ensemble des avantages sociaux. [Je souligne.]
En plus, il a statué que même si les paiements dans l'affaire Menhennet avaient été faits à titre gracieux par l'employeur, ils ne devraient pas être déductibles. Il dit, aux pp. 15 et 16:
[TRADUCTION] Ceci m'amène à examiner l'arrêt de notre Cour Menhennet v. Schoenholz, précité. Dans cette affaire, la victime avait reçu de son employeur un paiement qu'on a qualifié d'indemnité de maladie. La cour a été d'avis qu'il n'y avait pas d'élément de preuve démontrant que l'employeur était tenu de faire ce paiement, un paiement négocié ou accepté par le syndicat pour le compte d'un employé à la place d'une majoration du salaire horaire. Il faut prendre note qu'il est implicite dans ce jugement que, s'il avait été établi que ce paiement constituait un avantage social faisant partie de la rémunération globale, il n'aurait pas été déduit, ce qui correspond à l'avis que j'ai déjà exprimé. Cependant, se fondant sur les principes énoncés dans l'arrêt Browning v. War Office, précité, en tenant pour acquis qu'il s'agissait d'un paiement à titre gracieux, notre Cour a statué que cette somme était déductible.
Comme on le souligne dans l'arrêt Parry v. Cleaver, précité, la source de l'indemnité n'est plus pertinente et, en conséquence, que le donateur soit l'employeur dans un cas ou un ami dans un autre cas ne change pas le résultat. À mon avis, il s'ensuit que de tels paiements faits à titre gracieux par un employeur ne devraient pas être déduits du montant qui aurait été autrement accordé à titre de dommages‑intérêts.
Dans ses motifs de jugement, ma collègue n'a pas accepté la distinction que fait lord Reid entre un salaire et une pension. Elle dit plutôt que les prestations du genre de celles qui sont en cause en l'espèce pourraient être considérées presque comme tenant de l'assurance. Elle affirme cependant qu'il n'est possible de tirer cette conclusion que si l'employé peut prouver qu'il a cédé quelque chose en contrepartie des prestations sous forme de salaire reçues.
Comme ma collègue, je ne puis accepter la distinction établie entre les pensions et les salaires sur laquelle se fonde l'arrêt Hussain, précité. Bien que cette distinction puisse avoir une certaine pertinence dans le cadre particulier du droit anglais en matière de relations de travail, j'hésite à l'appliquer dans le contexte canadien. Il convient de noter, je crois, que la façon traditionnelle dont les spécialistes du droit du travail au Canada ont qualifié les indemnités de maladie ne paraît pas cadrer avec le point de vue adopté par la Chambre des lords. Dans l'ouvrage de Brown et Beatty, intitulé Canadian Labour Arbitration (1977), à la p. 467, et dans celui de Palmer, intitulé Collective Agreement Arbitration in Canada (2e éd. 1983), aux pp. 670 et 671, les auteurs affirment que la majorité des arbitres canadiens en matière de travail ont statué qu'un employé qui touche une indemnité de maladie a le droit de réclamer des prestations pour les congés fériés qui tombent dans sa période de maladie. La conclusion des arbitres sur ce point se fonde sur le fait que les indemnités de maladie sont considérées comme de l'assurance plutôt que comme un salaire. Selon ces deux ouvrages, l'opinion de la majorité est énoncée dans la décision arbitrale Re U.E.W., Local 523, and Welland Forge Ltd. (1970), 21 L.A.C. 1, à la p. 5 (Christie), dans laquelle la Commission dit:
[TRADUCTION] Les indemnités d'accident du travail et de maladie ne sont pas des salaires; ce sont des indemnités qui tiennent de prestations d'assurance payables en raison d'un accident ou d'une maladie selon le cas. L'objet de ces prestations est de remédier à la perte de salaire dans une certaine mesure, mais elles ne constituent pas elles‑mêmes un salaire.
Je souscris entièrement à cet énoncé. À mon avis, les indemnités de congé de maladie, comme celles qui sont en cause en l'espèce, ne diffèrent pas des prestations versées en vertu d'un régime d'assurance privé, sauf qu'elles sont mises en place collectivement par les employés par l'entremise de leur syndicat.
Les indemnités de congé de maladie prévues dans une convention collective font partie de l'ensemble des salaires et des avantages sociaux auquel aboutit le processus de concessions réciproques des négociations. Un membre individuel d'une unité de négociation, comme l'intimé, doit accepter la couverture de l'assurance collective. Il n'a pas le choix.
L'assurance collective fonctionne suivant le même principe qu'un régime d'assurance privé. Tous les membres de l'unité de négociation jouiront de la protection fondée sur le calcul actuariel des risques de perte d'heures travaillées à cause d'accidents ou de maladie pour l'ensemble de l'unité de négociation pendant la durée de l'assurance. On peut donc constater que la crainte éprouvée par ma collègue qu'un employé ayant travaillé un seul jour soit protégé par l'assurance et indemnisé de façon inéquitable par l'auteur d'un délit civil manque d'à‑propos. Un contrat d'assurance privé assurera contre un accident qui se produira le lendemain de l'entrée en vigueur du contrat. Il s'agit d'un risque dont l'assureur tient compte pour déterminer les conditions de la police et le montant de la prime d'assurance. Exactement le même principe s'applique à l'assurance collective. Certains membres de l'unité de négociation n'auront jamais à se prévaloir de cette protection en 35 ou 40 ans d'emploi. D'autres n'auront pas cette chance. Selon les circonstances, une police d'assurance collective peut coûter exactement la même chose qu'une assurance privée. Chaque employé paiera cette assurance sous forme de réduction de son salaire ou en vertu d'autres dispositions de la convention collective.
Il n'y a pas de différence entre le principe de fonctionnement de l'assurance privée et celui qui régit l'assurance collective. Le travailleur membre d'une unité de négociation ne devrait pas être pénalisé en raison de son appartenance au groupe ou parce qu'il paie sa prime d'assurance ou ce qui en tient lieu par l'entremise du groupe. On a jugé qu'il serait inéquitable de déduire le salaire qu'une personne a reçu à titre d'indemnité en vertu d'un contrat d'assurance privé. Il serait tout aussi inéquitable d'enlever ce salaire à une personne qui, à titre de membre d'un groupe, touche des prestations d'assurance collective en raison d'une perte de salaire due à un accident ou à la maladie. Le membre d'un groupe a tout autant payé pour bénéficier de la protection de l'assurance que la personne qui a souscrit un contrat d'assurance privé. L'équité exige que les membres d'un groupe soient indemnisés de la même manière que le particulier qui a souscrit un contrat d'assurance privé.
La négociation d'une convention collective constitue un processus laborieux de marchandage et de compromis. Bien que les deux parties reconnaissent que le syndicat et la partie patronale ont intérêt à arriver à une entente à l'amiable, le climat dans lequel se déroulent les négociations se caractérise par la recherche de l'avantage personnel et non par l'altruisme. Comme l'affirme Sanderson à la première page de son ouvrage intitulé The Art of Collective Bargaining (1979), la convention collective:
[TRADUCTION] . . . représente les compromis, les victoires et les défaites, grandes et petites, d'un groupe de négociateurs par rapport à l'autre.
. . .
Elle est rédigée et arrêtée par un certain nombre de personnes qui agissent surtout en qualité de représentantes d'autres personnes. Le processus de négociation collective tient essentiellement d'une guerre et représente la manière dont deux parties opposées décident de suspendre les hostilités pour une période définie.
Dans le contexte des négociations patronales‑ouvrières, ce serait faire preuve de naïveté que de penser qu'un employeur pourrait consentir à payer le salaire d'un employé qui ne se présente pas au travail pour cause de maladie ou de blessures subies dans un accident sans exiger en retour certaines concessions des employés par l'entremise de leur syndicat. On n'a rien pour rien. D'ordinaire, les avantages s'obtiennent de haute lutte. Il pourrait cependant être presque impossible au demandeur de prouver cela. Tous les avantages que l'employeur accorde à l'employé découlent des efforts du syndicat. Ils s'obtiennent par l'entremise du syndicat en sa qualité de représentant d'un groupe et le coût ou la contrepartie de l'assurance collective peut être très difficile à établir. Il peut s'agir simplement du troc d'un salaire moins élevé en échange de meilleurs avantages sociaux comme il peut s'agir de facteurs moins tangibles. Les représentants syndicaux et patronaux peuvent être réticents à fournir une description exacte de la nature du compromis ou même être incapables de le faire. L'employé qui est engagé dans une action en justice avec un assureur, qui a l'habitude de plaider, est la partie la moins en mesure de défrayer le coût des avis juridiques et des témoignages d'économistes experts, de négociateurs syndicaux et d'autres personnes requises pour satisfaire au fardeau de preuve que ma collègue lui imposerait. Il est difficile de voir comment l'assurance collective des policiers peut être moins coûteuse qu'un contrat d'assurance privé. Bien qu'il n'y ait pas d'éléments de preuve sur ce point, je crois qu'il faudrait reconnaître que les policiers courent un plus grand risque d'accidents et de blessures liés au travail que toute autre catégorie de travailleurs. Il peut bien être impossible d'établir ce qu'un policier particulier paie pour son assurance‑invalidité. Mais, aussi certainement que la nuit succède au jour, quelqu'un en paie le prix.
Compte tenu de tous ces facteurs, je crois qu'il est inéquitable et irréaliste d'exiger, à titre de condition préalable à la non‑déductibilité, que le demandeur employé prouve qu'il a cédé quelque chose en contrepartie de l'indemnité de congé de maladie consentie par son employeur. À mon avis, il n'y a pas de motif de rendre les prestations d'assurance déductibles simplement parce qu'elles ont été négociées et mises en place collectivement par l'employeur et le syndicat agissant pour le compte de l'employé, plutôt que par chaque employé pris individuellement. Je suis d'avis d'adopter les propos que lord Reid a tenus sur ce point dans l'arrêt Parry v. Cleaver, précité, à la p. 558, et de les étendre aux prestations de congé de maladie versées à la suite de l'accident de l'employé dont il est question en l'espèce:
[TRADUCTION] Alors je me demande ceci: pourquoi cela devrait‑il faire une différence qu'il soit assuré par convention avec son employeur plutôt que par une compagnie d'assurances? Pendant les plaidoiries, la distinction a été ramenée à ceci: si l'employeur ne dit rien ou recommande simplement à l'employé de s'assurer et que celui‑ci le fait, alors les prestations d'assurance ne seront pas déductibles; mais si l'employeur porte dans les conditions du contrat de travail qu'il doit s'assurer lui‑même et qu'il le fait, les prestations d'assurance seront déductibles. Il doit y avoir une faille dans un argument qui nous amène à tirer une conclusion aussi déraisonnable.
La nécessité d'une réforme législative
Dans ses motifs de jugement, ma collègue fait remarquer que le point de mire du droit en matière de responsabilité civile délictuelle glisse inexorablement d'un régime de culpabilité morale et de punition vers un régime d'indemnisation et de répartition efficace des pertes. Elle note les conclusions de la Royal Commission on Civil Liability and Compensation for Personal Injury en Angleterre, de la commission Osborne en Ontario et de deux rapports américains, qui recommandent tous des réformes législatives ou l'abolition de la règle des prestations parallèles. Bien que ses observations soient axées sur les problèmes de la règle relative aux prestations parallèles, je crois qu'elles font ressortir la nécessité de trouver des solutions législatives générales et novatrices qui favorisent le recours à l'indemnisation et à la répartition efficace des coûts dans des domaines comme le droit relatif aux accidents d'automobile.
Cependant, la tâche de la réforme relève en premier lieu des législatures. Comme le démontre l'évolution de la règle des prestations parallèles en Angleterre et au Canada, les efforts déployés par les tribunaux en vue de formuler des exceptions et des distinctions n'ont pas été tout à fait fructueux. Selon moi, il est de beaucoup préférable d'adopter la méthode suivie aux États‑Unis où les tribunaux ont laissé la règle des prestations parallèles relativement intacte, mais où les législatures des États l'ont ou modifiée profondément ou totalement abolie.
Conclusion
À mon avis, les prestations versées à M. Ratych par son employeur en vertu de la convention collective ne devraient pas être déduites des dommages‑intérêts spéciaux accordés au titre de la perte de revenus. Ces prestations ne constituent qu'une forme collective d'assurance privée et devraient être traitées conformément à la règle établie dans l'arrêt Bradburn, précité. Ces prestations font partie de l'ensemble des salaires et des avantages sociaux auxquels ont abouti une lutte et des négociations serrées entre le syndicat et l'employeur. Il est inéquitable et irréaliste d'exiger que l'employé prouve qu'il a cédé quelque chose de précis en contrepartie de ces avantages. Si le législateur abolit la règle de l'arrêt Bradburn, il s'ensuivra que l'ensemble des avantages qui équivalent à de l'assurance deviendront déductibles. Cependant, en l'absence d'une telle mesure législative, je ne vois pas pourquoi, en toute équité, les tribunaux devraient traiter les prestations versées en vertu d'une convention collective différemment des prestations touchées en vertu d'un contrat d'assurance privé.
Pour ces motifs, je suis d'avis de rejeter le pourvoi avec dépens.
Version française du jugement des juges Lamer, La Forest, L'Heureux-Dubé, Sopinka et McLachlin rendu par
//Le juge McLachlin//
Le juge McLachlin — L'unique question soulevée en l'espèce est de savoir si un demandeur qui a dû s'absenter de son travail par suite de blessures causées par l'auteur d'un délit civil peut recouvrer auprès de ce dernier des dommages‑intérêts pour perte de rémunération en dépit du fait d'avoir touché son plein salaire conformément à son contrat de travail.
Cette question en soulève une autre de portée plus générale, celle de la corrélation entre le système d'indemnisation en matière délictuelle et d'autres systèmes d'indemnisation. La question essentielle, qui en est une de politique générale fondamentale, est la suivante: dans quelle mesure est‑il juste qu'une personne se fasse indemniser de la même perte de plus d'une source?
Les faits
Monsieur Ratych, agent de police, a été blessé dans un accident survenu entre la voiture de police qu'il conduisait et un véhicule conduit par M. Bloomer qui était alors en état d'ébriété. On ne conteste pas que l'unique cause de l'accident a été la négligence de Bloomer.
En raison de ses blessures, Ratych n'a pu travailler du 21 février au 3 juin 1982. Durant son congé de maladie, il a continué à toucher son salaire en conformité avec sa convention collective et n'a perdu aucun de ses "crédits de congé de maladie" accumulés.
Décisions des tribunaux ontariens
Ratych a entamé devant la Cour suprême de l'Ontario une action visant à obtenir de Bloomer des dommages‑intérêts de 7 987,38 $, laquelle somme représentait son salaire pour la période pendant laquelle il a été incapable de travailler.
Le juge de première instance (1987), 60 O.R. (2d) 181, se disant lié par l'arrêt de la Cour d'appel de l'Ontario Boarelli v. Flannigan (1973), 36 D.L.R. (3d) 4, a accueilli l'action et accordé la somme demandée. La Cour divisionnaire (1988), 63 O.R. (2d) 544, a rejeté pour le même motif l'appel interjeté contre le jugement de première instance. La Cour d'appel a refusé, sans donner de motifs écrits, d'accorder l'autorisation d'appel.
Les arguments
L'appelant fait valoir que tous les paiements de la nature d'une indemnité pour une perte devraient être pris en considération aux fins d'évaluer les dommages‑intérêts auxquels le demandeur a droit. Le demandeur ne devrait être indemnisé que de la perte réellement subie et ne devrait pouvoir se faire dédommager deux fois de la même perte, ce qui se produira si ces paiements ne sont pas défalqués. Cela, prétend l'appelant, est conforme aux principes de base régissant l'indemnisation d'une perte en matière délictuelle, établis par notre Cour, et en particulier, au concept d'une compensation complète et effective. À son avis, la question ne devrait pas être de savoir si le défendeur reçoit une aubaine en raison du paiement de l'indemnité dont bénéficie le demandeur, mais bien de savoir si ce dernier a prouvé l'existence d'une perte dont il est en droit de se faire indemniser. L'appelant soutient que, du point de vue de la politique générale, non seulement la règle relative aux faits incidents telle qu'elle a été appliquée en l'espèce est injustifiable en principe, mais elle entraîne en pratique du gaspillage et devrait en conséquence être abolie.
D'après l'appelant, le point de vue adopté dans les arrêts Boarelli v. Flannigan et Chan v. Butcher, [1984] 4 W.W.R. 363 (C.A.C.‑B.), selon lequel les prestations sous forme de salaire ne devraient pas entrer en ligne de compte dans le calcul des dommages‑intérêts, va à l'encontre de ces principes et devrait être écarté. L'opinion à retenir, affirme‑t‑il, est celle qu'exprime la Cour d'appel du Nouveau‑Brunswick dans l'arrêt Lavigne v. Doucet (1976), 14 N.B.R. (2d) 700 (C.A.), où l'on a tenu compte des prestations parallèles. C'est ce point de vue, souligne‑t‑il, qui a été adopté au Royaume‑Uni (Hussain v. New Taplow Paper Mills Ltd., [1988] 1 All E.R. 541 (H.L.)) et en Australie (Graham v. Baker (1961), 106 C.L.R. 340 (H.C.))
L'intimé prétend qu'il est admis depuis longtemps qu'un demandeur qui réclame des dommages‑intérêts pour des lésions infligées d'une manière délictuelle n'a pas à faire entrer en ligne de compte le produit de polices d'assurance privées. Le même point de vue devrait être adopté en ce qui concerne les prestations sous forme de salaire versées pendant la période où une personne blessée ne peut travailler, sinon les défendeurs bénéficieraient d'une aubaine découlant d'un contrat qui n'a rien à voir avec le délit civil en question. S'appuyant sur les opinions incidentes exprimées par le juge Dubin de la Cour d'appel dans l'affaire Boarelli v. Flannigan, l'intimé affirme que les prestations reçues en application de conventions collectives ou de contrats de travail privés font partie de la rémunération globale et doivent à ce titre être considérées comme ayant été défrayées par l'employé. Il fait valoir qu'il n'y a pas de double indemnisation en l'espèce parce que la même perte ne se trouve pas à être compensée deux fois. Les dommages‑intérêts servent à dédommager le demandeur de son incapacité de gagner son salaire, tandis que les sommes versées en exécution du contrat l'indemnisent de la perte pécuniaire représentée par le salaire non gagné. Comme la provenance des prestations est différente (résultant dans un cas de l'application du droit en matière de responsabilité civile délictuelle et, dans l'autre, d'un contrat avec une tierce personne), il n'y a pas de double emploi. Finalement, l'intimé soutient que, si la règle de droit doit être modifiée, c'est au législateur et non pas aux tribunaux qu'il appartient de le faire.
L'intimé prétend que les arrêts Boarelli v. Flannigan et Chan v. Butcher devraient être suivis. Il limiterait la portée de l'arrêt Hussain strictement à ses faits et affirme énergiquement qu'en tout état de cause il ne devrait pas être appliqué au Canada.
Les questions en litige
La question fondamentale — celle de savoir si les paiements effectués par un employeur à un demandeur pendant le temps qu'il ne pouvait pas travailler doivent entrer en ligne de compte dans l'évaluation de ses dommages‑intérêts pour perte de salaire — soulève les points énumérés ci‑après.
A.Les prestations parallèles devraient‑elles entrer en ligne de compte dans le calcul des dommages‑intérêts?
(1) Principes de droit généraux
(2) Jurisprudence et doctrine relatives aux prestations parallèles
(3) L'argument de l'assurance
(4) Considérations d'ordre économique
(5) Façons d'éviter la double indemnisation
(6) Conclusion
B.Application de la règle en l'espèce
J'aborderai à tour de rôle chacun de ces points.
Analyse
A.Les prestations parallèles devraient‑elles entrer en ligne de compte dans le calcul des dommages‑intérêts?
(1) Principes de droit généraux
C'est un principe fondamental en matière de responsabilité civile délictuelle qu'une personne lésée devrait être indemnisée intégralement de sa perte, mais sans plus. Voilà ce qui se dégage implicitement des principes régissant l'obtention de dommages‑intérêts pour lésions corporelles énoncés par notre Cour dans la trilogie composée des arrêts Andrews c. Grand & Toy Alberta Ltd., [1978] 2 R.C.S. 229, Thornton c. Prince George School Board, [1978] 2 R.C.S. 267, et Arnold c. Teno, [1978] 2 R.C.S. 287.
Dans cette trilogie, notre Cour affirmait que l'attribution de dommages‑intérêts en matière délictuelle vise à mettre la victime dans la situation où elle se serait trouvée si le délit civil n'avait pas été commis, dans la mesure où l'argent permet de le faire. Le demandeur a droit à l'indemnisation intégrale de sa perte, du mieux que celle‑ci peut être calculée. Il n'a toutefois pas le droit de transformer un préjudice en une aubaine. Il incombe au tribunal dans chaque cas de déterminer le plus exactement possible la perte réelle du demandeur. En ce qui concerne les dommages non pécuniaires, l'évaluation est nécessairement imprécise et on doit souvent avoir recours à des chiffres préétablis. Mais quand il s'agit de dommages pécuniaires, c'est la perte pécuniaire réellement subie par le demandeur qui détermine la somme accordée.
La justification pratique de l'attribution de dommages‑intérêts adoptée dans la trilogie Andrews, Thornton et Teno souligne la nécessité de calculer les dommages‑intérêts du demandeur en fonction de sa perte réelle. L'indemnisation est justifiée non pas parce qu'il convient de punir le défendeur ou d'enrichir le demandeur, mais parce qu'elle a pour but ou pour fonction de remettre le demandeur, autant que faire se peut, dans l'état où il était avant l'accident ou encore, si cela s'avère impossible, de remplacer ce qu'il a perdu.
La trilogie, qui suit la tendance moderne du droit en matière de dommages‑intérêts, s'éloigne de la méthode punitive qui met l'accent sur le mal commis par l'auteur du délit civil. Le lien entre la culpabilité morale de ce dernier et son obligation d'indemniser la personne qu'il a lésée se révèle souvent ténu à notre époque de technicisation et de mécanisation. Un moment d'inattention suffit pour causer des dommages astronomiques. De plus en plus, les risques inhérents à des activités telles que l'utilisation de nos routes par les automobilistes sont reconnus comme une charge à supporter par l'ensemble de la société. Dans ce contexte, la maxime voulant que l'indemnisation soit équitable tant pour le demandeur que pour le défendeur paraît éminemment raisonnable: Phillips v. South Western Railway Co. (1879), 4 Q.B.D. 406 (C.A.) La meilleure façon de réaliser cette équité c'est d'éviter à la fois les indemnités trop modestes et les indemnités trop élevées.
La tendance à l'abandon du moralisme dans le domaine délictuel laisse supposer que le processus d'évaluation des dommages‑intérêts devrait mettre l'accent non pas sur la punition qu'il convient d'infliger à l'auteur du délit civil, mais plutôt sur ce dont la personne lésée a besoin pour la remettre dans son état antérieur à l'accident. C'est mal interpréter l'objet fondamental du système d'indemnisation en matière délictuelle que d'insister sur "l'avantage" qu'en tirerait l'auteur d'un délit civil si on faisait entrer en ligne de compte les paiements parallèles. Le droit en matière de responsabilité civile délictuelle vise à remettre la personne lésée dans la situation où elle se trouvait avant de subir le préjudice, plutôt qu'à punir l'auteur du délit civil, dont l'unique tort a pu être un moment d'inattention.
Je conclus que, d'après ce qui ressort des principes généraux sous‑jacents à notre régime de droit en matière de responsabilité civile délictuelle, les dommages‑intérêts accordés au demandeur devraient correspondre aussi exactement que possible à la perte qu'il a réellement subie. Le montant des dommages‑intérêts devrait remettre le demandeur dans la position où il se trouvait avant l'accident. Lorsqu'il s'agit d'un préjudice pécuniaire comme la perte de salaire, le montant des dommages‑intérêts équivaut normalement à la perte financière réelle du demandeur. À moins que celui‑ci ne puisse démontrer l'existence d'une telle perte, il n'a droit à aucune indemnisation. La raison à cela est que, s'il n'y a aucune perte, il manque un élément essentiel de la responsabilité délictuelle. Ainsi que l'affirme lord Diplock dans l'arrêt Browning v. War Office, [1962] 3 All E.R. 1089, aux pp. 1094 et 1095: [TRADUCTION] "Quiconque agit sans prudence raisonnable ne commet pas d'acte blâmable du point de vue juridique; il ne commet pas de délit civil. Son acte n'est blâmable et ne constitue un délit civil que si son imprudence cause un préjudice au demandeur."
(2) Jurisprudence et doctrine
Le Royaume‑Uni
Voilà longtemps que l'attribution de dommages‑intérêts en Angleterre repose sur le principe d'indemnisation portant qu'un demandeur ne peut recouvrer que ce qu'il a réellement perdu et qu'il ne devrait pas y avoir d'indemnisation double. Certaines décisions ont néanmoins apporté des exceptions à ce principe général.
Dans la décision Bradburn v. Great Western Rail. Co., [1874‑80] All E.R. 195 (Ex. Div.), on a statué que les sommes payables au demandeur par un assureur privé ne devaient pas être déduites des dommages‑intérêts pour lésions corporelles. Pendant quelque temps, cette décision a été considérée comme étant d'application générale et a été invoquée à l'appui de la non‑déductibilité de tous les genres de prestations. C'est surtout sur un raisonnement causal qu'a été fondée la non‑déductibilité dans ces premières décisions — l'accident, se disait‑on, n'était pas la causa causans mais simplement la causa sine qua non, de sorte que les prestations présentaient avec lui un lien de connexité insuffisant pour entrer en ligne de compte. Autre justification parfois avancée: l'auteur du délit ne devrait bénéficier ni de la générosité d'un tiers ni de la prévoyance du demandeur.
Une position différente a été adoptée dans l'affaire Browning v. War Office, précitée, où Browning, alors qu'il servait dans l'armée de l'air américaine en Angleterre, a été blessé grièvement dans un accident d'automobile. Réformé en raison de ses blessures, il devenait admissible à des [TRADUCTION] "allocations d'ancien combattant" équivalant à environ la moitié de sa solde. La Cour d'appel, le lord juge Donovan étant dissident, a décidé que le montant de ces allocations devait être défalqué des dommages‑intérêts accordés. Le maître des rôles lord Denning dit, à la p. 1091:
[TRADUCTION] Le principe général est sans aucun doute celui selon lequel le demandeur devrait, pour autant que cela puisse se faire en argent, être indemnisé de la perte pécuniaire ou de la perte de salaire [. . .] qu'il a subie ou qu'il subira par suite du préjudice. Il devrait recouvrer ce qu'il a perdu, mais rien de plus. S'il est en mesure de gagner un revenu ailleurs, il devrait le faire. L'attribution de dommages‑intérêts vise à dédommager le demandeur et non pas à punir l'auteur du délit . . .
Dans un commentaire incident, lord Denning affirme concernant le salaire, à la p. 1091:
[TRADUCTION] Prenons à titre d'exemple le salaire que lui verse son employeur pendant son invalidité en exécution d'une obligation qui lui incombe. Le cas typique est celui du policier, qui a droit à son plein salaire pendant la durée de son invalidité. Il reçoit ce salaire de son employeur et ne peut réclamer à l'auteur du délit le paiement du même salaire. On ne saurait lui permettre de toucher ce salaire deux fois. Il doit faire entrer en ligne de compte le salaire qu'il a déjà reçu et celui auquel il a droit.
La Chambre des lords, tout en maintenant le point de vue selon lequel le salaire doit entrer en ligne de compte, en a décidé autrement des pensions dans l'arrêt Parry v. Cleaver, [1969] 1 All E.R. 555 (H.L.), où elle a jugé à une faible majorité que la pension d'un agent de police ne devrait pas être déduite du montant de ses dommages‑intérêts pour perte de salaire. La décision Bradburn a été approuvée, bien que le raisonnement causal auquel on avait souvent eu recours pour la justifier ait été discrédité. En effet, lord Reid a énoncé ce qu'on en est venu à appeler la théorie de la [TRADUCTION] "source des prestations" en matière de prestations parallèles. Certaines prestations, telles que les dons et le produit de polices d'assurance, ne sont pas déduites en raison de leur provenance. Dans le cas de l'assurance, lord Reid a souligné que le demandeur l'avait [TRADUCTION] "payée" et ne devrait pas se voir privé du bénéfice de ce qu'il a payé. Le même genre d'argument a été invoqué pour justifier qu'une partie seulement de la valeur de prestations de sécurité sociale soit déduite du montant des dommages‑intérêts résultant d'un délit civil.
Lord Reid a fait une distinction entre les prestations non déductibles, telles que les indemnités d'assurance et les prestations de sécurité sociale, et d'autres prestations, telles que les indemnités de maladie qui, selon lui, seraient déductibles. À la page 560, il dit:
[TRADUCTION] On prétend ensuite qu'au lieu de toucher une pension, il peut bénéficier pendant une partie de la durée de son invalidité d'une indemnité de maladie — équivalant peut‑être à son plein salaire. Cette somme ne serait pas déductible, alors pourquoi en serait‑il autrement d'une pension? Mais le salaire d'un homme pour une semaine en particulier n'a aucun rapport avec la quantité de travail qu'il accomplit au cours de la semaine en question. Le salaire relatif aux vacances n'est pas différent de celui payé pendant le reste de l'année. Ainsi en est‑il également du salaire touché pendant le congé de maladie; il ne s'agit pas moins d'un salaire. Par conséquent, pendant le temps qu'il est en congé de maladie payé, il ne perd rien. La seconde question, celle de savoir ce qu'il faut faire à l'égard de sommes d'un genre différent qu'il n'aurait jamais reçues n'eût été son accident, ne se pose donc pas. [Je souligne.]
Lord Reid a poursuivi en faisant la distinction entre les prestations sous forme de salaire et les prestations de pension, à la p. 560:
[TRADUCTION] De par sa nature une pension est différente d'un salaire [. . .] [E]n réalité, le salaire est la rétribution immédiate d'un travail tandis qu'une pension représente le fruit, produit par l'assurance, de la totalité des fonds mis de côté dans le passé relativement à son travail.
La même attitude à l'égard de la déductibilité d'indemnités de maladie a été adoptée par la Chambre des lords dans l'affaire Hussain v. New Taplow Paper Mills Ltd., précitée. Là, le demandeur avait été blessé au travail. Son contrat avec son employeur prévoyait le paiement d'une indemnité de maladie pendant le temps qu'il était incapable de travailler. L'employeur, qui était également le défendeur, lui a donc versé son plein salaire pendant 15 mois. La Chambre des lords est arrivée sans beaucoup de difficulté à la conclusion que le salaire ainsi payé doit entrer en ligne de compte. Ayant cité l'opinion, exprimée par lord Reid dans l'arrêt Parry v. Cleaver, que les indemnités de maladie sont déductibles, le lord juge Bridge fait remarquer, à la p. 547:
[TRADUCTION] Chez nous, il n'y a pas de décision qui traite directement de ce point, peut‑être parce qu'on a toujours tenu pour acquis qu'un employé qui touche en vertu de son contrat de travail la totalité ou une partie de son salaire pendant une période où il est incapable de travailler ne saurait réclamer des dommages‑intérêts pour une perte qu'il n'a pas subie . . .
Lord Bridge a catégoriquement désapprouvé la position contraire adoptée par la Cour d'appel de la Colombie‑Britannique dans l'arrêt Chan v. Butcher, précité.
La jurisprudence anglaise portant sur la question dont nous sommes saisis en l'espèce peut se résumer ainsi: si certaines prestations, comme celles provenant d'assurances privées, demeurent non déductibles, le salaire ou les indemnités de maladie versés au demandeur pendant le temps qu'il était incapable de travailler ont toujours dû entrer en ligne de compte dans le calcul de ses dommages‑intérêts. Cela a été confirmé par lord Reid dans une opinion incidente exprimée dans l'arrêt Parry v. Cleaver, et appliqué par la Chambre des lords dans l'arrêt Hussain v. New Taplow Paper Mills Ltd.
L'Australie
Les tribunaux australiens ont adopté à l'égard de la déductibilité de paiements de salaire une position identique à la position anglaise. Dans la décision Graham v. Baker, précitée, la Haute Cour a conclu qu'en évaluant les dommages‑intérêts pour lésions corporelles, on devrait tenir compte des paiements que le demandeur a reçus de son employeur pendant la période de congé de maladie et auxquels il avait droit aux termes d'une convention collective.
Les États‑Unis
En 1854, la Cour suprême des États‑Unis a promulgué la [TRADUCTION] "règle de la source parallèle" qui impose au défendeur l'obligation de supporter intégralement le coût du préjudice qu'il a causé au demandeur, indépendamment de toute indemnité que ce dernier reçoit d'une source indépendante ou "parallèle". Cette règle, qui s'applique également aux prestations sous forme de salaire, a été grandement critiquée au cours des dernières années. Les conclusions contenues dans deux rapports datant de 1986 constituent des exemples typiques: Report of the Tort Policy Working Group on the Causes, Extent and Policy Implications of the Current Crisis in Insurance Availability and Affordability, commandé par le gouvernement des États‑Unis, et Insuring our Future: Report of the Governor's Advisory Commission on Liability Insurance (avril 1986), un rapport sur la crise de l'offre dans le domaine de l'assurance préparé à la demande du gouverneur de l'État de New York. L'un et l'autre rapport recommande l'abolition de la règle des prestations parallèles pour le motif qu'elle permet aux demandeurs d'obtenir des indemnités excessives et impose à la société des coûts inutiles. Dans la plupart des États, cette question a en fait été soustraite à la compétence des tribunaux par des dispositions législatives prévoyant la déduction de tout un éventail de prestations. En 1987, la règle n'était appliquée que dans 45 États et de ceux‑là, seulement 17 l'appliquaient sans exception: Goldsmith, "A Survey of the Collateral Source Rule: The Effects of Tort Reform and Impact on Multistate Litigation" (1988), 53 J. Air L. & Com. 799.
Le Canada
Au début, un bon nombre de décisions canadiennes, influencées par la décision Bradburn, concluaient généralement à la non‑déductibilité de tous les genres de prestations parallèles. C'est ainsi que des indemnités de maladie ont été jugées non déductibles dans l'arrêt Tubb v. Lief, [1932] 3 W.W.R. 245 (C.A. Sask.) Dire cependant que la question était considérée comme réglée serait grandement exagéré.
Par suite de l'arrêt Browning, les tribunaux canadiens ont changé d'avis en faveur de la déductibilité. En effet, ils ont déduit des dommages‑intérêts les paiements de maintien de salaire, tant ceux effectués à titre gracieux (Dell v. Vermette (1963), 37 D.L.R. (2d) 101 (H.C. Ont.); Parsons v. Saunders (1963), 39 D.L.R. (2d) 190 (C.S.N.‑É.)), que ceux faits en exécution d'un contrat (Dell v. Vermette, en appel (1963), 42 D.L.R. (2d) 326 (C.A. Ont.); Woodworth v. Farmer (1963), 39 D.L.R. (2d) 179 (N.‑É.D.P.I.)) Les prestations d'assurance-maladie et d'assurance contre les accidents versées par des employeurs ont été déduites (Rados v. Neumann, [1971] 2 O.R. 269 (H.C.); Massia v. Allen, [1973] 1 O.R. 419 (C. cté); Brazier v. Humphreys (1973), 38 D.L.R. (3d) 201 (H.C. Ont.)), de même que les indemnités de maladie (Dell v. Vermette, précité; McCready v. Munroe (1965), 55 D.L.R. (2d) 338 (C.S.C.‑B.); Menhennet v. Schoenholz, [1971] 3 O.R. 355 (C.A.)) Là encore, cette pratique ne saurait être qualifiée d'universelle, car certains juges refusent toujours la déduction des prestations.
Dans l'arrêt Boarelli v. Flannigan, précité, la Cour d'appel de l'Ontario s'est prononcée sur la déductibilité des prestations parallèles. La question en litige était celle de la déductibilité d'allocations de bien‑être social. La cour a toutefois pris sur elle de statuer sur un grand nombre d'autres types de prestations. Elle a réexaminé et désapprouvé son arrêt antérieur Menhennet v. Schoenholz, dans lequel une indemnité de maladie avait été jugée déductible. L'arrêt Boarelli a adopté un principe général de non‑déductibilité. Ni les allocations de bien‑être social, ni les fonds provenant de dons de charité privés ou publics, ni les prestations d'assurance‑chômage, ni les fonds provenant d'assurances privées, ni les prestations d'assurance de travail versées conformément à des conventions collectives ou à des contrats de travail privés, ni les paiements à titre gracieux, ni les pensions ne devraient être déduits des dommages‑intérêts accordés au demandeur. Bien que l'arrêt Parry v. Cleaver y soit cité et approuvé, l'arrêt Boarelli va en fait beaucoup plus loin en disant qu'il n'est pas nécessaire de faire entrer en ligne de compte le salaire touché pendant la période d'invalidité, contrairement à l'opinion exprimée par lord Reid sur cette question dans l'arrêt Parry.
On peut mentionner un autre arrêt de 1973, quoiqu'il ne porte pas sur la question de la déductibilité de prestations sous forme de salaire. Il s'agit de l'arrêt Canadian Pacific Ltée c. Gill, [1973] R.C.S. 654, dans lequel notre Cour, étant saisie d'un litige résultant d'un accident mortel, a expressément donné son aval aux principes énoncés dans l'arrêt Parry et a statué que des allocations versées en vertu du Régime de pensions du Canada ne devaient pas être déduites des dommages‑intérêts du demandeur.
En 1979, notre Cour, dans l'arrêt Guy c. Trizec Equities Ltd., [1979] 2 R.C.S. 756, a confirmé de nouveau les principes établis dans l'arrêt Parry et a déclaré non déductibles les paiements provenant du régime de retraite privé d'un employeur.
On pourrait prétendre qu'en confirmant dans les arrêts Canadian Pacific Ltée c. Gill et Guy c. Trizec Equities Ltd. les principes adoptés dans l'arrêt Parry v. Cleaver, notre Cour a approuvé le point de vue de lord Reid selon lequel les prestations sous forme de salaire devraient être déduites de la somme réclamée par le demandeur pour perte de salaire.
Il faut mentionner deux autres arrêts canadiens. Tous les deux touchent directement la question de la déductibilité de prestations sous forme de salaire. Dans l'arrêt Lavigne v. Doucet, précité, la Cour d'appel du Nouveau‑Brunswick a décidé qu'un agent de police qui avait reçu de son employeur son plein salaire pendant la période de son invalidité ne pouvait obtenir des dommages‑intérêts pour perte de salaire. La cour lui a néanmoins accordé une indemnité pour la perte des crédits de congé de maladie qu'il avait accumulés.
Dans l'arrêt Chan v. Butcher, précité, la Cour d'appel de la Colombie‑Britannique a adopté le point de vue contraire et a statué qu'une employée de banque pouvait réclamer au défendeur le salaire perdu, en dépit du fait que, conformément à la politique de la banque, son plein salaire lui avait été versé pendant sa convalescence. D'après la Cour d'appel, ces paiements étaient destinés à assurer l'employée contre le risque de chômage et non pas à conférer un avantage à l'auteur du délit civil.
La situation au Canada en ce qui concerne la déductibilité de prestations sous forme de salaire peut se résumer ainsi: au niveau des cours d'appel provinciales il y a divergence d'opinions, celles de l'Ontario et de la Colombie‑Britannique s'étant prononcées en faveur de la non‑déductibilité, celle du Nouveau‑Brunswick en faveur de la déductibilité. La Cour suprême du Canada n'a pas statué sur la question, mais, comme elle a exprimé à deux reprises son approbation des principes énoncés dans l'arrêt Parry v. Cleaver, on peut considérer qu'elle a tacitement approuvé le point de vue de lord Reid selon lequel les prestations sous forme de salaire payées à un demandeur pendant son absence du travail devraient être déduites de la somme qu'il réclame pour perte de salaire.
(3) L'argument de l'analogie avec l'assurance
La Chambre des lords a dit dans l'arrêt Parry v. Cleaver que les prestations de la nature du produit d'une police d'assurance ne sont pas déductibles des dommages‑intérêts accordés à un demandeur, et ce, en vertu du principe suivant lequel le demandeur a défrayé ces prestations et ne devrait pas se voir privé de la contrepartie prévue dans son contrat. Les principes posés dans l'arrêt Parry v. Cleaver ont reçu l'approbation de notre Cour. Le demandeur fait valoir que le contrat en exécution duquel son employeur lui a versé son salaire pendant la durée de son invalidité équivalait à une police d'assurance dont il avait acquitté les primes et ne devrait pas en conséquence entrer en ligne de compte.
Une réponse que l'on pourrait donner à ce moyen est celle formulée par lord Reid dans l'arrêt Parry v. Cleaver, savoir que, de par sa nature, le salaire payé à une personne pendant qu'elle est absente de son travail ne diffère pas de celui qu'elle reçoit quand elle travaille, si bien que la question de ce que nous devons faire à l'égard de sommes qu'elle n'aurait jamais reçues n'eût été l'accident ne se pose pas.
Toutefois, on prétend que cet argument n'est pas convaincant. Il faut supposer, soutient‑on, que si un employé touche un salaire quand il ne travaille pas, il a cédé quelque chose en contrepartie. Dans certains cas, la contrepartie est explicite, par exemple lorsque le contrat de travail prévoit un certain nombre de jours de congé de maladie que l'employé épuise par suite de l'accident. Dans d'autres cas, elle est moins évidente, mais, affirme‑t‑on, tout aussi réelle.
Je conviens que, si un employé peut prouver qu'il a subi une perte en échange du salaire reçu pendant la durée de son incapacité de travailler, il devrait être dédommagé de cette perte. C'est donc à très juste titre que la Cour d'appel du Nouveau‑Brunswick, dans l'affaire Lavigne v. Doucet, a accordé des dommages‑intérêts pour la perte de crédits de congé de maladie accumulés. Je reconnais en outre que, si un employé peut établir qu'il a payé directement une police d'assurance contre le chômage équivalant à une assurance privée, il se peut qu'il puisse récupérer les prestations versées en vertu de cette police, quoique je sois d'avis d'attendre un autre litige pour régler cette question.
La difficulté qui surgit en l'espèce est qu'on n'a établi ni une perte ni le paiement de cotisations équivalant aux primes d'une police d'assurance. La question est donc essentiellement de savoir si le demandeur doit démontrer qu'il a subi une perte ou payé des cotisations, sans quoi il ne se fera pas indemniser, ou s'il est permis à la cour de présumer que parce qu'il a touché son salaire pendant toute la durée de son absence du travail, il a effectivement payé une contrepartie et a donc subi une perte équivalente.
À mon avis, il est incompatible avec les principes régissant l'attribution de dommages‑intérêts en matière délictuelle que la cour présume que parce qu'un avantage a été conféré par une tierce personne, le demandeur a subi une perte équivalente. Je ne connais aucun principe qui puisse justifier une telle hypothèse. La règle demeure inchangée — le demandeur est tenu de prouver l'existence de sa perte.
Or, il pourrait en être autrement si l'unique conclusion pouvant être tirée du paiement du salaire pendant la période d'incapacité de travailler du demandeur était qu'il a renoncé à un avantage en échange des prestations sous forme de salaire reçues. Mais, de toute évidence, tel n'est pas le cas, car un demandeur peut toucher les prestations sous forme de salaire même s'il occupe son poste depuis quelques jours seulement et que son apport au "fonds" hypothétique d'où proviennent les prestations soit en conséquence minime, voire nul. De plus, l'avantage conféré peut avoir peu ou point de rapport avec l'apport de l'employé. Il peut découler d'un texte législatif. Il peut résulter d'une contrepartie, qui n'a rien à voir avec l'apport du demandeur, que donne le syndicat, comme, par exemple, le règlement de réclamations antérieures d'autres personnes. Il peut être attribuable à une augmentation inattendue des bénéfices ou simplement à la générosité de l'employeur. Bref, on ne peut inférer du seul fait qu'un employé reçoit des prestations sous forme de salaire qu'il a subi une perte ou qu'il a payé l'équivalent d'une prime d'assurance en échange de ces prestations.
Une distinction peut être faite entre cette situation et celle où l'employé est en mesure de prouver qu'il a subi une perte ou qu'il a payé des cotisations équivalant au paiement d'une prime d'assurance, ou celle où il s'agit d'un paiement à titre gracieux. Dans de tels cas, l'attribution de dommages‑intérêts pour perte de salaire peut être tout à fait indiquée. Ce sont toutefois là des questions dont, je le répète, nous ne sommes pas présentement saisis.
Les observations qui précèdent reposent avant tout sur des considérations en matière de preuve. Si on aborde le problème du point de vue du fond, il se peut qu'il y ait une distinction valide entre le cas où une personne a souscrit et payé par mesure de prudence une assurance personnelle et celui où les prestations versées découlent de la relation employeur‑employé. Le droit reconnaît depuis longtemps que, dans le premier cas, une exception devrait être faite à la règle habituelle qui interdit la double indemnisation. L'existence d'une telle exception ne signifie pas qu'on devrait l'appliquer aux cas où il n'a pas été démontré qu'une personne a fait preuve de prudence et qu'elle a subi une perte. Dans le dernier cas, il y a peu de chose qui puisse permettre de faire exception à la politique générale de la règle interdisant la double indemnisation.
(4) Considérations d'ordre économique
On a affirmé que [TRADUCTION] "[i]l ne fait aucun doute que toute solution valable au problème des prestations parallèles doit tenir compte de la fonction de répartition des pertes dans l'indemnisation de lésions corporelles": Cooper‑Stephenson et Saunders, Personal Injury Damages in Canada (1981), à la p. 479.
C'est rarement l'auteur d'un délit civil qui assume le fardeau des dommages‑intérêts auxquels il est condamné. Par le biais de l'assurance, sa perte est répartie sur un large secteur de la collectivité. Si un automobiliste cause un accident, les automobilistes coassurés contribuent au paiement des dommages‑intérêts. Si un médecin ou un avocat fait subir par négligence une perte à un patient ou à un client, d'autres médecins ou avocats participent normalement au dédommagement. À mesure que les réclamations augmentent, les primes montent également. Souvent ces majorations sont reportées sur le public.
Des prestations parallèles proviennent aussi d'autres "fonds d'indemnisation". Une assurance, contractée soit par le demandeur, soit par son employeur, peut fournir des prestations d'invalidité. Employeurs et employés peuvent contribuer, directement ou indirectement, au paiement de prestations sous forme de salaire. Il se peut en outre que ce soient les contribuables qui paient par leur apport au système de sécurité sociale et aux prestations d'hospitalisation et d'assurance‑maladie financées à même les fonds publics.
Ceux qui se sont penchés sur la question de la répartition des pertes dans le contexte de l'indemnisation parallèle s'accordent en règle générale pour dire que des considérations d'ordre économique militent en faveur de la déductibilité, bien que les résultats puissent varier quelque peu selon la nature des prestations. Ainsi, Cooper‑Stephenson et Saunders écrivent, à la p. 481:
[TRADUCTION] Le fait que la question des prestations parallèles soit considérée surtout comme un problème de choix entre différentes réparations, ainsi que l'acceptation de régimes généralisés d'assurance sociale sans faute comme moyen légitime d'atténuer les malheurs, nous amènent à nous demander jusqu'à quel point il convient d'imposer un fardeau excessif aux auteurs de délits civils, aux entreprises génératrices de risques et à leurs mécanismes de répartition des pertes.
En Angleterre, le Report of the Royal Commission on Civil Liability and Compensation for Personal Injury (1978), Cmnd. 7054, I‑III, a recommandé que toutes les prestations découlant d'une loi soient prises en considération aux fins du calcul des dommages‑intérêts à payer par l'auteur d'un délit civil. Cette recommandation reposait sur le principe voulant qu'il soit à la fois moins coûteux et préférable de faire supporter cette perte à l'État tout entier plutôt qu'à l'auteur du délit civil et aux assureurs en matière de responsabilité. Cooper‑Stephenson et Saunders arrivent à la même conclusion (aux pp. 481 et 482). Nombre des arguments qu'ils invoquent s'appliquent également aux prestations parallèles résultant d'un contrat:
[TRADUCTION] (1) La tierce personne [celle qui verse les prestations] sera normalement au moins aussi bien placée pour répartir la perte que l'auteur du délit civil. Bien souvent, elle sera mieux placée. Les deux canaux possibles par lesquels peut s'effectuer la répartition de la perte ont déjà été décrits. Certes, le défendeur peut être lui‑même un organisme de répartition de pertes (ce qui est le cas d'un employeur) ou avoir une assurance (obligatoire dans le cas des automobilistes) couvrant la responsabilité civile. Mais il n'en est pas toujours ainsi. Les défendeurs ne sont pas choisis uniquement en fonction de leur capacité de répartir les pertes. Par ailleurs, il est presque certain que la tierce personne sera en mesure de répartir la perte. L'essence même de la plupart des régimes d'indemnisation est la répartition de pertes parmi les cotisants. C'est là leur raison d'être. Les prestations découlant d'une loi sont généralement financées par l'ensemble de la collectivité. Quant aux régimes contractuels, normalement ils ne seront établis que par des personnes qui sont en mesure soit de supporter elles‑mêmes la perte (comme les employeurs), soit d'organiser un système de répartition des pertes (comme les assureurs). Si donc la tierce personne se voit chargée de la perte au soulagement de l'auteur du délit civil, aucun individu n'en sentira probablement les effets; mais dans le cas contraire, il se peut que la charge soit supportée uniquement par le défendeur auteur du délit civil.
(2) Le recours à l'un ou l'autre des moyens susmentionnés entraîne normalement un nouveau transfert de la perte. En règle générale, le paiement de prestations se fait plus rapidement que le paiement de dommages‑intérêts par l'auteur d'un délit civil. En effet, l'un des principaux avantages que présentent les prestations est que la victime les reçoit au cours de la période qui suit immédiatement l'accident, quand elle peut en avoir le plus besoin. Aussi y aura‑t‑il normalement un premier transfert de la perte, qui passera de la victime au tiers organisme de répartition de pertes. Un second transfert qui fait supporter la perte au défendeur est un processus lourd et, le plus souvent, superflu. Selon un point de vue, la perte devrait être supportée par l'organisme de répartition de pertes qui en a été initialement chargé plutôt que d'être transmise de l'un à l'autre. Le transfert de la perte entraînera normalement soit de nouvelles poursuites judiciaires, soit la mise en cause d'une nouvelle partie dans l'action de la victime contre l'auteur du délit civil; cela dépendra du moyen auquel on recourt. Mais le droit s'est judicieusement opposé aux doubles emplois en matière d'actions en justice résultant d'un seul accident, notamment celles en indemnisation d'une perte purement économique, et la mise en cause de tierces personnes dans des actions contre les auteurs de délits civils compliquera probablement davantage le dédommagement à la suite d'un accident.
(3) Un puissant argument économique milite contre le rajustement de la perte. Les frais que comporte l'administration de n'importe quel régime d'indemnisation sont élevés. L'assurance sociale paraît la moins coûteuse à cet égard, si bien que, par exemple, le coût du transfert de la charge des frais médicaux au régime national d'assurance‑maladie ou de la récupération, au moyen de prestations d'assurance‑chômage, d'une partie du salaire perdu est minime. Les frais généraux des assurances privées (prises par les demandeurs) sont plus élevés, mais n'en demeurent pas moins nettement inférieurs à ceux entraînés par une action délictuelle. Sur le plan économique, il est absurde d'avoir recours à deux de ces moyens dans le processus d'indemnisation d'une seule perte pécuniaire, et c'est le second transfert, celui qui fait supporter la perte au défendeur auteur du délit civil, qui est coûteux . . .
(4) Finalement, dans la plupart des cas, un rajustement ou un nouveau transfert de la perte ne tirera guère à conséquence pour ceux qui finissent par la supporter. Cela voudra simplement dire une très légère hausse du coût de l'assurance contre les risques de responsabilité civile et une baisse de celui des différentes sortes d'assurances prises par les demandeurs. Comme la majorité des membres de la collectivité participent d'une manière ou d'une autre aux deux, un nouveau transfert de la perte s'avère, de leur point de vue, pratiquement inutile et, partant, presque complètement superflu.
Ces arguments laissent supposer que la déduction de prestations parallèles, notamment de prestations sous forme de salaire, du montant des dommages‑intérêts accordés peut se justifier en fonction de la répartition des pertes.
J'ai déjà évoqué les critiques formulées aux États‑Unis à l'égard de la règle de la non‑déductibilité des prestations parallèles ainsi que le rapport que l'on croit constater entre cette règle et ce qu'on appelle la crise dans le domaine de l'assurance. Au Canada, le juge Osborne dans le Report of Inquiry into Motor Vehicle Accident Compensation in Ontario (1988), fait une étude de la question de la déductibilité des prestations parallèles et, en particulier, de l'effet de la règle générale de non‑déductibilité énoncée dans l'arrêt Boarelli v. Flannigan, pour conclure, à la p. 438, que la [TRADUCTION] "règle de la source parallèle actuellement appliquée en Ontario entraîne en pratique du gaspillage et ne saurait se justifier en principe. Elle doit être changée."
Je ne veux pas qu'on croie que j'avance que ce genre de considérations peuvent ou devraient remplacer les principes de droit aux fins de déterminer s'il y a lieu de tenir compte des prestations parallèles dans le calcul des dommages‑intérêts pour lésions corporelles. Il se peut que dans des cas particuliers d'autres considérations puissent l'emporter sur ces considérations de principe. De plus, le législateur est en règle générale mieux en mesure que les tribunaux d'apprécier de tels facteurs. Pour les fins des présents motifs, je me borne à conclure que les considérations relatives à la répartition de la perte, loin de militer contre la déductibilité des prestations sous forme de salaire, tendent même à soutenir cette déductibilité lorsqu'elle repose par ailleurs légitimement sur des principes de droit.
(5) Façons d'éviter la double indemnisation
Il existe deux manières d'éviter la double indemnisation. La première consiste à déduire des dommages‑intérêts du demandeur la valeur des prestations qu'il a reçues. Ainsi, le demandeur conserve ces prestations et les dommages‑intérêts s'apprécient en fonction de sa perte nette, déduction faite des prestations.
La seconde façon d'éviter la double indemnisation est le rajustement de la perte, ce qui implique normalement le transfert des prestations à la tierce personne. Cela peut se faire de différentes manières.
Le cas le plus commun est celui de la subrogation. L'assurance‑indemnisation se trouve assujettie au droit de l'assureur de réclamer un remboursement dans la mesure des dommages‑intérêts accordés au demandeur. Bien des prestations prévues par une loi, dans le domaine de l'indemnisation des accidents du travail par exemple, sont soumises à des dispositions législatives en matière d'indemnisation.
Une deuxième manière dont les prestations peuvent être rendues à la tierce personne afin d'éviter la double indemnisation consiste en l'imposition d'une fiducie ou en un ordre de paiement par un tribunal. Ce moyen a été employé par lord Denning dans l'arrêt Dennis v. London Passenger Transport Board, [1948] 1 All E.R. 779, pour éviter la double indemnisation résultant de prestations parallèles, et on y a eu recours par la suite dans Myers v. Hoffman (1955), 1 D.L.R. (2d) 272 (H.C. Ont.), et dans Rawson v. Kasman (1956), 3 D.L.R. (2d) 376 (C.A. Ont.) Ces décisions tenaient au fait que le demandeur avait volontairement offert, par voie d'engagement à la cour, de payer les dommages‑intérêts en question à la tierce personne. Voilà ce qui ne paraît plus nécessaire. Dans les arrêts Arnold c. Teno et Thornton c. Prince George School Board, précités, notre Cour a approuvé la pratique consistant à accorder au demandeur lésé des dommages‑intérêts devant être gardés en fiducie pour les personnes qui ont fourni des services infirmiers. Cette façon de procéder peut être considérée comme un aspect de la théorie de l'indemnisation en droit des assurances, les droits faisant l'objet d'une subrogation étant protégés par l'imposition d'une fiducie. On doit reconnaître toutefois que les arrêts Teno et Thornton représentent une application exceptionnelle de la théorie de la fiducie étant donné que l'obligation du fiduciaire envers le bénéficiaire ne prend naissance qu'au moment où le tribunal la crée. On peut voir la justification de cette extension dans une obligation morale de la part du demandeur lésé de dédommager les personnes qui lui ont rendu des services gratuitement ainsi que dans le fait qu'il est souhaitable d'éviter l'injustice qui résulterait de l'incapacité de dédommager de quelque autre manière les personnes qui ont rendu ces services, compte tenu de ce que ces dernières n'avaient pas de cause indépendante d'action.
Une troisième façon de faire passer le paiement au tiers bienfaiteur est de lui conférer un droit d'action distinct. Les causes d'action pour l'actio per quod servitium amisit (l'action de l'employeur pour les services de son employé), l'actio per quod consortium amisit (l'action du mari pour la privation de la compagnie ou des services de son épouse), ainsi que l'action fondée sur l'art. 60 de la Loi portant réforme du droit de la famille de l'Ontario, L.R.O. 1980, ch. 152 (une réclamation pour les lésions subies par un parent ou pour sa mort) en sont des exemples. Il y a de sérieux doutes quant au droit d'obtenir, au moyen des deux premières actions, des dommages‑intérêts pour les lésions subies par autrui: voir Cooper‑Stephenson et Saunders, aux pp. 484 et 485. Pour autant qu'il soit permis aux tiers de se faire rembourser directement par l'auteur du délit civil, il semble évident que la somme ainsi obtenue doit être défalquée du montant des dommages‑intérêts accordés à la victime pour ses lésions corporelles. Il en résulte, ainsi que le font remarquer Cooper‑Stephenson et Saunders, que l'action directe du tiers fait supporter à l'auteur du délit civil la perte subie par la victime.
On soutient en l'espèce que les prestations sous forme de salaire ne devraient pas être déduites des dommages‑intérêts du demandeur et que la bonne façon d'éviter la double indemnisation est d'attribuer au tiers bienfaiteur la seconde somme. Séduisante sur le plan des principes, cette solution présente toutefois en pratique des difficultés considérables.
En effet, la subrogation et l'exercice d'une action indépendante par la tierce personne exigent que le bienfaiteur fasse une réclamation contre le demandeur dans le premier cas et contre l'auteur du délit civil dans le second. Or, bien souvent, cela ne se fait pas. La présente instance en est une bonne illustration. Dans son Report on Compensation for Personal Injuries and Death, la Commission de réforme du droit de l'Ontario affirme, à la p. 189, que les coûts entraînés par l'exercice d'une telle action l'emportent sur tout avantage qu'on peut en retirer, de sorte qu'elle n'est jamais intentée. De nombreuses lois rendent obligatoire la déduction des sommes réclamées par le subrogé et, dans ces cas‑là, il ne semble pas y avoir beaucoup de difficulté pourvu que la source du paiement et le montant de celui‑ci ressortent clairement de la preuve.
Se pose ensuite la question de savoir si, dans un cas où aucune réclamation n'est faite, le tribunal devrait créer à l'égard des dommages‑intérêts une fiducie en faveur du bienfaiteur. La question ici est de savoir si le recours limité à cette méthode préconisé dans les arrêts Teno et Thornton devrait être étendu pour englober les prestations sous forme de salaire lorsque la tierce personne a un droit d'action, mais n'a pas manifesté suffisamment d'intérêt pour s'en prévaloir. En règle générale, la loi ne vient pas en aide à ceux qui ne font pas de réclamation. Dans les affaires Teno et Thornton, les fournisseurs de services infirmiers ne pouvaient se faire dédommager que par l'imposition d'une fiducie. Dans ces circonstances et à la requête du demandeur, on a eu recours à la fiducie pour éviter une injustice. La situation est tout autre, peut‑on prétendre, quand la loi accorde un recours à la tierce personne, mais que cette dernière, pour quelque raison que ce soit, s'abstient de l'exercer.
Il appert donc que si le transfert des prestations au tiers bienfaiteur peut représenter dans certains cas un moyen efficace d'éviter la double indemnisation, il n'offre pas une solution pour toutes les situations. Ce qu'il faut pour éviter la double indemnisation est une règle qui permette le transfert à des tiers chaque fois que cela est indiqué, tout en empêchant le double paiement lorsqu'un tel transfert se révèle peu pratique ou impossible.
(6) Conclusion quant à la règle appropriée
Il ressort des principes généraux sous‑jacents à notre système d'attribution de dommages‑intérêts qu'un demandeur devrait être dédommagé pleinement et équitablement de manière à le mettre dans la situation où il se serait trouvé n'eût été la perpétration du délit civil, pour autant que cela puisse se faire pécuniairement. Suivant ce principe, les dommages‑intérêts pour les pertes pécuniaires devraient se calculer en fonction de la perte réellement subie par le demandeur. Cela implique que le demandeur ne devrait être indemnisé que s'il peut établir l'existence d'une perte et, même alors, seulement dans la mesure de cette perte. La double indemnisation va à l'encontre de ce principe. Il s'ensuit donc que si le demandeur ne subit pas de perte de salaire par suite d'un délit civil parce que son employeur a continué à le lui verser pendant la durée de son incapacité de travailler, il ne devrait pas avoir droit à des dommages‑intérêts pour perte de salaire.
Les décisions dans lesquelles a été abordée la question de savoir si les prestations sous forme de salaire versées par un employeur devraient entrer en ligne de compte dans le calcul des dommages‑intérêts du demandeur appuient la position qui se dégage des principes fondamentaux de notre droit en matière de responsabilité civile délictuelle. Les plus hautes instances anglaises et australiennes ont statué que les prestations sous forme de salaire versées pendant la période où le demandeur n'a pu travailler doivent être déduites de toute réclamation pour perte de salaire et, aux États‑Unis, où une règle de non‑déductibilité des prestations parallèles a été adoptée très tôt, les États ont adopté au cours des dernières années des dispositions législatives qui représentent un recul important par rapport à cette position. Au Canada, les tribunaux ont oscillé entre la déductibilité et la non‑déductibilité des prestations sous forme de salaire. La Cour suprême du Canada a indiqué à deux reprises qu'elle approuvait les principes énoncés par la Chambre des lords dans l'arrêt Parry v. Cleaver, notamment le point de vue selon lequel les prestations sous forme de salaire touchées par le demandeur doivent être déduites de toute réclamation pour perte de salaire.
On ne saurait à mon avis retenir l'argument selon lequel le salaire payé par un employeur conformément à un contrat de travail s'apparente à de l'assurance et ne devrait donc pas être déduit, suivant le principe posé dans l'arrêt Parry v. Cleaver. En premier lieu, ce principe est rejeté dans l'arrêt Parry lui‑même, lord Reid y disant que dans un pareil cas il n'y a jamais de perte. En second lieu, l'argument repose sur la supposition que l'employé a effectivement subi une perte ou a vraiment contribué au fonds d'où provient le salaire payé, supposition qui, à défaut d'éléments de preuve la justifiant, est loin d'être évidente en soi.
Sans leur attribuer un rôle déterminant, il appert que les considérations relatives à la répartition de la perte appuient généralement le point de vue selon lequel les prestations sous forme de salaire versées à un demandeur pendant qu'il est absent de son travail doivent être défalquées des dommages‑intérêts accordés pour perte de salaire.
Finalement, d'autres moyens d'éviter la double indemnisation, tels que la subrogation, l'action directe intentée par des tiers et la création d'une fiducie en faveur de tierces personnes, pour utiles qu'elles puissent être, ne constituent pas une solution dans bien des cas. Ce dont nous avons besoin, ainsi que je l'ai fait remarquer précédemment, est une règle qui permettra de faire passer des prestations à des tiers si cela est indiqué, tout en évitant la double indemnisation pour perte de salaire, qui tant selon les principes généraux que la jurisprudence ne semble pas appropriée.
De ces considérations se dégage la règle suivante: d'une manière générale, les prestations sous forme de salaire versées à un demandeur alors qu'il se trouve dans l'incapacité de travailler doivent entrer en ligne de compte et être déduites de la réclamation pour perte de salaire. Cette règle peut souffrir une exception lorsque la cour est convaincue que le principe de la subrogation joue de façon à faire naître en faveur de l'employeur qui a versé les prestations sous forme de salaire ou du fonds d'où elles proviennent un droit au remboursement de ces prestations. Ainsi en est‑il lorsque des textes tels que la Loi sur les accidents du travail prévoient expressément le paiement au bienfaiteur de toute prestation obtenue pour perte de salaire. Ce sera le cas également lorsque la personne qui a payé les prestations prouve qu'elle a le droit d'obtenir leur remboursement à même toute indemnité accordée à titre de dommages‑intérêts. En l'absence d'un texte législatif ou d'une réclamation faite par un tiers, le tribunal ne pourrait avoir recours qu'à la fiducie pour effectuer un transfert à la tierce personne. Or, comme cette dernière dispose de moyens efficaces, autres que la fiducie, d'obtenir ce qu'elle réclame, en temps normal je n'étendrais pas aux prestations parallèles la théorie de la fiducie appliquée dans les arrêts Teno et Thornton. En même temps, je n'écarterais pas la possibilité qu'un juge puisse se servir de ce moyen pour transférer le paiement à une tierce personne lorsqu'il est convaincu que cela est à la fois nécessaire et approprié pour les fins de la justice. En règle générale, cependant, l'existence d'une obligation quelconque, tout au moins morale si ce n'est juridique, de rembourser la tierce personne devrait être établie pour qu'on puisse recourir à la fiducie.
Ces observations ne devraient pas être interprétées comme s'appliquant à des genres de prestations parallèles autres que le paiement du salaire perdu, comme les assurances payées par le demandeur et les paiements à titre gracieux faits par des tiers. Voilà des points dont la Cour ne se trouve pas saisie et dont le règlement devra attendre une autre occasion.
B. Application de la règle en l'espèce
Dans la présente instance, le demandeur a touché son plein salaire pendant le temps qu'il ne travaillait pas en raison de ses blessures. Il se dégage des principes dont j'ai fait mention que, dans ces circonstances, la réclamation faite contre l'auteur du délit civil pour perte de salaire devrait être rejetée pour le motif que le demandeur n'a pas prouvé qu'il a subi une perte, à moins que l'employeur qui a versé les prestations en question prouve qu'il a le droit de faire une réclamation.
Or, l'employeur n'a pas soumis de réclamation tenant d'une subrogation. De plus, le demandeur n'allègue aucune obligation, morale ou autre, de rembourser l'employeur. Ces considérations militent donc contre la proposition selon laquelle on peut légitimement se servir de la théorie de la fiducie pour faire supporter la perte à l'employeur et permettre au demandeur de se faire indemniser en l'espèce. De fait, le demandeur ne prétend pas sérieusement que toute somme accordée pour perte de salaire serait remise à son employeur.
Pour les raisons déjà exposées, le paiement du salaire au demandeur ne peut pas non plus être assimilé au paiement du produit d'une police d'assurance.
Dans ces circonstances, le demandeur n'a pas établi l'existence d'une perte susceptible d'indemnisation par l'attribution de dommages‑intérêts.
Conclusion
Je suis d'avis d'accueillir le pourvoi et d'infirmer la décision accordant des dommages‑intérêts pour perte de salaire, avec dépens.
Pourvoi accueilli avec dépens, le juge en chef Dickson et les juges Wilson, Gonthier et Cory sont dissidents.
Procureurs de l'appelant: Gilbert, Wright & Flaherty, Toronto.
Procureurs de l'intimé: Keyser Mason Ball & Lewis., Mississauga.