R. c. Lavallee, [1990] 1 R.C.S. 852
Angelique Lyn Lavallee Appelante
c.
Sa Majesté la Reine Intimée
répertorié: r. c. lavallee
No du greffe: 21022.
1989: 3l octobre; 1990: 3 mai.
Présents: Le juge en chef Dickson et les juges Lamer, Wilson, L'Heureux‑Dubé, Sopinka, Gonthier et McLachlin.
en appel de la cour d'appel du manitoba
Preuve -- Admissibilité -- Témoignage d'expert -- Femme battue qui, craignant d'être attaquée et même d'être tuée, tue son conjoint -- Moyen de défense de légitime défense -- Témoin expert donnant une évaluation psychiatrique d'une femme battue -- Évaluation fondée en partie sur des éléments de preuve inadmissibles -- Le témoignage d'expert est-il admissible? — Le juge du procès a-t-il donné au jury des directives suffisantes relativement au témoignage d'expert? -- Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C-46, art. 34(2)a), b).
Droit criminel -- Femmes battues -- Femme battue qui, craignant d'être attaquée et même d'être tuée, tue son conjoint -- Moyen de défense de légitime défense -- Témoin expert donnant une évaluation psychiatrique d'une femme battue -- Évaluation fondée en partie sur des éléments de preuve inadmissibles -- Le témoignage d'expert est-il admissible? -- Le juge du procès a-t-il donné au jury des directives suffisantes relativement au témoignage d'expert?
L'appelante, une femme battue qui se trouvait dans une union de fait instable, a tué son conjoint de fait, tard une nuit, en tirant sur lui et en l'atteignant à la partie postérieure de la tête, alors qu'il quittait sa chambre. L'incident a eu lieu à la suite d'une dispute au cours de laquelle l'appelante avait été maltraitée physiquement et craignait pour sa vie parce que son conjoint de fait l'avait menacée de la tuer si elle ne le tuait pas en premier. Elle avait souvent été victime de sa violence et, à ces occasions, avait inventé des excuses pour expliquer ses blessures au personnel médical. Un psychiatre ayant à son actif une très grande expérience du traitement de femmes battues a fait une évaluation psychiatrique de l'appelante qui a été utilisée à l'appui de la légitime défense. Il a expliqué la terreur constante de l'appelante, son incapacité de s'échapper malgré la violence de sa situation et les mauvais traitements systématiques et continus qui mettaient sa vie en danger. Dans son témoignage, il a expliqué qu'à son avis, le fait pour l'appelante de tirer sur son conjoint de fait était l'ultime acte désespéré d'une femme qui croyait sincèrement qu'elle serait tuée cette nuit-là. Dans sa déposition, il a relaté bien des choses que lui avait racontées l'appelante, à l'égard desquelles il n'y avait aucun élément de preuve admissible. Elle n'a pas témoigné au procès. Le jury a acquitté l'appelante, mais son verdict a été annulé par la Cour d'appel du Manitoba à la majorité.
La Cour est saisie des questions de savoir si le témoignage du psychiatre aurait dû être soumis ou non à la cour et, dans l'affirmative, si les directives du juge du procès au jury relativement à ce témoignage d'expert étaient suffisantes.
Arrêt: Le pourvoi est accueilli.
Le juge en chef Dickson et les juges Lamer, Wilson, L'Heureux‑Dubé, Gonthier et McLachlin: Le témoignage d'expert est admissible pour aider le juge des faits à faire des inférences dans des domaines où l'expert possède des connaissances ou une expérience pertinentes qui dépassent celles du profane. Il est difficile pour le profane de comprendre le syndrome de la femme battue. On croit communément que les femmes battues ne sont pas vraiment battues aussi sévèrement qu'elles le prétendent, sinon elles auraient mis fin à la relation. Certains pensent d'autre part que les femmes aiment être battues, qu'elles ont des tendances masochistes. Chacun de ces stéréotypes peut jouer défavorablement dans l'examen de l'allégation d'une femme battue qu'elle a agi en légitime défense quand elle a tué son partenaire. La preuve d'expert peut aider le jury en détruisant ces mythes.
Le témoignage d'expert concernant la capacité d'une accusée de percevoir un danger présenté par son partenaire peut être pertinent relativement à la question de savoir si elle avait des "motifs raisonnables pour appréhender" la mort ou quelque lésion corporelle grave à une occasion déterminée. Le témoignage d'expert touchant la question de savoir pourquoi une accusée est restée dans sa situation de femme battue peut être pertinent pour apprécier la nature et le degré de la violence qui lui aurait été infligée. En expliquant pourquoi une accusée ne s'est pas enfuie quand elle croyait sa vie en danger, le témoignage d'expert peut en outre aider le jury à apprécier le caractère raisonnable de sa conviction que tuer son agresseur était le seul moyen de sauver sa propre vie.
La preuve d'expert n'enlève pas au jury, ni ne peut lui enlever, sa tâche de décider si, en fait, les perceptions et les actes de l'accusée étaient raisonnables. Mais, dans l'intérêt de l'équité et de l'intégrité du procès, il faut que le jury ait la possibilité d'entendre l'opinion de l'expert.
En l'espèce, il y avait, indépendamment du témoignage du psychiatre, une preuve abondante sur laquelle le juge du procès pouvait fonder la conclusion que l'appelante avait été brutalement et fréquemment battue par son conjoint de fait pendant leur liaison. Le témoignage d'expert a été admis à juste titre afin d'aider le jury à déterminer si l'appelante avait des motifs raisonnables pour appréhender la mort ou quelque lésion corporelle grave et croyait pour des motifs raisonnables n'avoir d'autre recours que celui de tirer. Il n'est pas nécessaire que chacun des faits précis sur lesquels est fondée l'opinion de l'expert soit établi en preuve pour donner une valeur probante à cette opinion. Tant qu'il existe quelque élément de preuve admissible tendant à établir le fondement de l'opinion de l'expert, le juge du procès ne peut par la suite dire au jury de faire complètement abstraction du témoignage. Le juge doit, bien sûr, faire comprendre au jury que plus l'expert se fonde sur des faits non établis par la preuve moins la valeur probante de son opinion sera grande.
Le juge Sopinka: Les faits très particuliers de l'affaire R. c. Abbey et la décision commandée par ces faits ont contribué à l'élaboration d'un principe contradictoire relativement à l'admissibilité et à la valeur probante du témoignage d'opinion d'un expert: une opinion d'expert se rapportant dans l'abstrait à une question substantielle soulevée dans un procès, mais reposant entièrement sur un ouï‑dire qui n'est établi par aucune preuve est admissible en preuve mais n'a aucune valeur probante. Toutefois une telle opinion est inadmissible pour manque de pertinence. Il existe une distinction pratique entre la preuve qu'un expert obtient et sur laquelle il se fonde dans les limites de sa compétence, et en consultation avec des collègues, et la preuve qu'il obtient d'une partie au litige et qui concerne une question directement en litige. Lorsque, les données sur lesquelles un expert fonde son opinion proviennent d'une partie au litige ou d'une autre source fondamentalement suspecte, un tribunal devrait exiger que ces données soient établies par une preuve indépendante. L'absence d'une telle preuve influera directement sur le poids à donner à l'opinion. Quand l'opinion d'un expert est fondée en partie sur des renseignements suspects et en partie soit sur des faits reconnus, soit sur des faits qu'on essaie de prouver, il s'agit uniquement d'une question de valeur probante. C'était le cas en l'espèce et, dans les circonstances, le juge du procès a eu raison d'admettre la preuve d'expert et a donné des directives appropriées au jury.
Jurisprudence
Citée par le juge Wilson
Arrêt appliqué: R. c. Abbey, [1982] 2 R.C.S. 24; arrêts examinés: State v. Wanrow, 559 P.2d 548 (Wash. 1977); R. v. Whynot (1983), 9 C.C.C. 449; arrêts mentionnés: Kelliher (Village of) v. Smith, [1931] R.C.S. 672; R. c. Béland, [1987] 2 R.C.S. 398; R. c. Lyons, [1987] 2 R.C.S. 309; State v. Kelly, 478 A.2d 364 (N.J. 1984); Reilly c. La Reine, [1984] 2 R.C.S. 396; R. v. Baxter (1975), 33 C.R.N.S. 22; R. v. Bogue (1976), 30 C.C.C. (2d) 403; State v. Gallegos, 719 P.2d 1268 (N.M. 1986); R. v. Antley (1963), 42 C.R. 384.
Citée par le juge Sopinka
Arrêt examiné: R. c. Abbey, [1982] 2 R.C.S. 24; arrêts mentionnés: City of St. John v. Irving Oil Co., [1966] R.C.S. 581; Wilband v. The Queen, [1967] R.C.S. 14; R. c. Lupien, [1970] R.C.S. 263; Ares c. Venner, [1970] R.C.S. 608; R. v. Jordan (1984), 39 C.R. (3d) 50; R. v. Zundel (1987), 56 C.R. (3d) 1.
Lois et règlements cités
Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C-46, art. 34(2)a), b), 37.
Doctrine citée
Blackman, Julie. "Potential Uses for Expert Testimony: Ideas Toward the Representation of Battered Women Who Kill" (1986), 9 Women's Rights Law Reporter 227.
Crocker, Phyllis. "The Meaning of Equality for Battered Women Who Kill Men in Self-Defense" (1985), 8 Harv. Women's L.J. 121.
Delisle, R. J. Evidence: Principles and Problems, 2nd ed. Toronto: Carswells, 1989.
Ewing, Charles Patrick. Battered Women Who Kill. Lexington, Mass.: Lexington Books, 1987.
Schiff, Stanley A. Evidence in the Litigation Process, vol. 1, 3rd ed. Toronto: Carswells, 1988.
Walker, Lenore E. The Battered Woman. New York: Harper & Row, 1979.
Walker, Lenore E. The Battered Woman Syndrome. New York: Springer Pub. Co., 1984.
Wardle, Peter. "R. v. Abbey and Psychiatric Opinion Evidence: Requiring the Accused to Testify" (1984), 17 Ottawa L. Rev. 116.
Willoughby, M. J. "Rendering Each Woman Her Due: Can a Battered Woman Claim Self-Defense When She Kills Her Sleeping Batterer" (1989), 38 Kan. L. Rev. 169.
POURVOI contre un arrêt de la Cour d'appel du Manitoba (1988), 52 Man. R. (2d) 274, 44 C.C.C. (3d) 113, 65 C.R. (3d) 377, qui a accueilli un appel d'un acquittement prononcé en Cour du Banc de la Reine par le juge en chef adjoint Scott siégeant avec un jury. Pourvoi accueilli.
G. Greg Brodsky, c.r., et S. Hoeppner, pour l'appelante.
J. G. B. Dangerfield, c.r., pour l'intimée.
//Le juge Wilson//
Version française du jugement du juge en chef Dickson et des juges Lamer, Wilson, L'Heureux-Dubé, Gonthier et McLachlin* rendu par
Le juge Wilson — La question précise que soulève le présent pourvoi est celle du caractère suffisant des directives d'un juge au jury concernant une preuve d'expert. La question plus générale est de savoir si cette preuve peut être de quelque secours à un jury qui se trouve face à un plaidoyer de légitime défense opposé à une accusation de meurtre par une conjointe de fait qui avait été battue par la victime de l'homicide.
1. Les faits
L'appelante, qui avait 22 ans à l'époque, cohabitait avec Kevin Rust depuis environ trois ou quatre ans. Le 30 août 1986, leur maison a été le théâtre d'une fête tumultueuse. Dans les premières heures du 31 août, après le départ de la plupart des invités, l'appelante et Rust se sont disputés dans la chambre à coucher de l'appelante à l'étage supérieur. Comme il quittait la chambre, Rust a été abattu, atteint à la partie postérieure de la tête, d'un seul coup de carabine de calibre .303 tiré par l'appelante.
L'appelante n'a pas témoigné, mais la déclaration qu'elle avait faite à la police la nuit de l'incident a été produite en preuve. En voici quelques extraits:
[TRADUCTION] Moi et Wendy nous sommes disputées comme d'habitude et j'ai couru dans la maison quand Kevin m'a poussée. J'avais peur, j'avais vraiment peur. J'ai fermé la porte à clef. Herb était en bas avec Joanne et j'ai appelé Herb, mais je pleurais quand je l'appelais. J'ai dit: "Herb, viens en haut, je t'en prie." Herb est monté jusqu'au haut de l'escalier et je lui ai dit que Kevin allait me frapper, qu'il allait me battre encore. Herb a dit qu'il le savait et que si j'étais avec lui ce serait différent; il m'a étreinte. O.K., nous sommes amis; il n'y a rien qui se passe entre nous. Il a dit: "Oui, je sais." Puis il est sorti parler à Kevin, sans fermer la porte à clef. Je suis allée en haut me cacher de Kevin dans mon placard. J'avais tellement peur [. . .] Ma fenêtre était ouverte et j'entendais Kevin qui demandait ce que je faisais et disais. Je me suis rendu compte ensuite qu'il montait me chercher. Il est entré dans ma chambre à coucher et a dit: "Salope, où es‑tu?" Et il a allumé la lumière et a dit: "Ton sac à main est par terre." Et il lui a donné un coup de pied. O.K., puis il s'est retourné et m'a vue dans le placard. Il voulait que je sorte, mais moi je ne voulais pas parce que j'avais peur. J'avais tellement peur [L'agent de police qui a recueilli la déclaration a témoigné ici que l'appelante s'était alors mise à pleurer pendant une minute ou deux.] Il m'a saisie par le bras juste là. J'ai aussi un bleu au visage là où il m'a giflée. Il ne m'a pas giflée tout de suite; d'abord il a crié puis il m'a poussée et je l'ai poussé en retour et il m'a donné deux coups sur le côté droit de la tête. J'avais peur. Je ne pensais plus qu'à toutes les autres fois qu'il m'avait battue; j'avais peur; je tremblais comme d'habitude. Je ne sais rien de ce qui s'est passé ensuite, je me rappelle seulement qu'il m'a donné le fusil et qu'un coup a été tiré à travers le moustiquaire. Tout cela s'est passé tellement vite. Et puis les fusils étaient dans une autre chambre et il l'a chargé de nouveau et me l'a remis. Et j'allais tirer sur moi‑même. Je l'ai braqué sur moi, tellement j'étais bouleversée. O.K. et puis il est parti et moi j'étais assise sur le lit; il a commencé à faire comme ça avec son doigt [L'appelante a agité un index.] et a dit quelque chose comme: "Tu es à moi et tu feras ce que je te dirai de faire", ou quelque chose de semblable. Il a dit: "Attends que tout le monde soit parti, tu auras de mes nouvelles", et puis il a dit quelque chose du genre de: "Ou tu me tues, ou moi je t'aurai", et c'était comme ça. Il a fait comme un sourire et puis il s'est retourné. J'ai tiré, mais je ne le visais pas. Je croyais avoir visé au‑dessus de lui, mais une partie de sa tête se trouvait là.
Les rapports entre l'appelante et Rust étaient explosifs, ponctués de fréquentes altercations et de violence. Apparemment ils se disputaient deux ou trois jours de suite ou plusieurs fois par semaine. D'après une preuve abondante produite au procès, l'appelante a souvent été brutalisée par Rust. Entre 1983 et 1986, elle est allée plusieurs fois à l'hôpital faire soigner des blessures, dont des meurtrissures graves, une fracture du nez, des contusions multiples et un {oe}il poché. Un des médecins traitants, le Dr Dirks, a témoigné n'avoir pas cru l'appelante quand elle lui a expliqué à l'une de ces occasions qu'elle s'était blessée en tombant d'un cheval.
Un ami du défunt, Robert Ezako, a dit qu'il avait été témoin de plusieurs querelles entre l'appelante et Rust et qu'à deux occasions il avait vu l'appelante braquer un fusil sur Rust et le menacer de mort si jamais il levait encore la main sur elle. Contre‑interrogé, Ezako a reconnu avoir plusieurs fois vu ou entendu Rust battre l'appelante et, à l'enquête préliminaire, a dit que lors d'un de ces incidents elle hurlait comme [TRADUCTION] "un cochon qu'on égorge". Il a également remarqué une fois que l'appelante avait un {oe}il poché et n'avait pas cru que c'était le résultat d'un accident comme l'appelante et Rust l'avaient dit à ce moment‑là. Une autre connaissance du couple s'est souvenue d'avoir vu l'appelante avec une lèvre fendue.
À un moment donné au cours de la nuit de son décès, Rust pourchassait l'appelante à l'extérieur de la maison et un ami mutuel, Norman Kolish, a témoigné que l'appelante avait supplié Rust "de la laisser tranquille" et avait cherché à obtenir la protection de Kolish en se cachant derrière lui. Un voisin a entendu Rust et l'appelante qui se disputaient et a qualifié de [TRADUCTION] "querelleur" le ton de Rust et de [TRADUCTION] "craintif" celui de l'appelante. Il a témoigné que, plus tard, entre le premier et le deuxième coup de fusil, il a entendu que [TRADUCTION] "quelqu'un se faisait battre" et que les cris étaient ceux d'une femme. Un autre voisin a témoigné avoir entendu des bruits comme des coups de fusil suivis d'une voix bouleversée de femme qui disait: [TRADUCTION] "Merde. Il m'a donné un coup de poing au visage. Il m'a donné un coup de poing au visage." Il a regardé par la fenêtre et a vu une femme qui répondait au signalement de l'appelante.
Trois témoins qui assistaient à la fête ont dit avoir entendu, avant les coups de fusil, des cris, des bruits de bousculade et de coups qui venaient de l'étage supérieur. On ne conteste pas que deux coups de fusil ont été tirés par l'appelante. Le premier a percé un moustiquaire. On ne sait pas avec certitude où Rust se trouvait à ce moment‑là. L'appelante dit dans sa déclaration qu'il était en haut, mais un autre témoin a affirmé qu'il se trouvait au sous‑sol. C'est le second coup qui a été mortel. Après le second coup, on a vu que l'appelante était visiblement ébranlée et on l'a entendue dire: [TRADUCTION] "Rooster [le défunt] me battait alors j'ai tiré." Elle a ajouté: [TRADUCTION] "Vous savez comment il me traitait, il faut que vous m'aidiez." Le policier qui a effectué l'arrestation a témoigné que, pendant le trajet en voiture de police jusqu'au poste, l'appelante a fait diverses remarques, dont notamment: [TRADUCTION] "Il a dit que si moi je ne le tuais pas, lui, il me tuerait. J'espère qu'il vivra. Je l'aime vraiment." Et [TRADUCTION] "Il m'a dit qu'il allait me tuer quand tout le monde serait parti."
L'agent de police qui a recueilli la déclaration de l'appelante a témoigné avoir remarqué une rougeur sur son bras là où elle disait que Rust l'avait saisie. Quand on a montré au coroner, qui avait pratiqué l'autopsie sur le défunt, des photos de l'appelante (meurtrie à plusieurs endroits), il a témoigné qu'il était [TRADUCTION] "tout à fait possible" que les meurtrissures à la main gauche du défunt aient résulté d'une agression sur l'appelante. Un autre médecin a constaté sur l'auriculaire de l'appelante une blessure d'un genre que subirait quelqu'un qui prend une position défensive.
La preuve d'expert qui fait l'objet du pourvoi est celle du Dr Fred Shane, un psychiatre ayant à son actif une très grande expérience du traitement de femmes battues. À la demande de l'avocat de la défense, le Dr Shane a fait une évaluation psychiatrique de l'appelante. Essentiellement, selon le Dr Shane, l'appelante avait été terrorisée par Rust à un point tel qu'elle se sentait piégée, vulnérable, bonne à rien et incapable de s'échapper malgré la violence de la situation. En même temps, les mauvais traitements systématiques et continus mettaient sa vie en danger. Selon le Dr Shane, quand l'appelante a tiré sur Rust, c'était l'ultime acte désespéré d'une femme qui croyait sincèrement qu'elle serait tuée cette nuit‑là:
[TRADUCTION] . . . je crois qu'elle pensait, qu'elle pensait au dernier moment tragique que sa vie était en jeu, que si elle ne se défendait pas, si elle ne réagissait pas violemment, elle mourrait. Je veux dire, d'après ce qu'elle m'a raconté et selon ce que j'ai pu tirer des documents que vous m'avez fait parvenir, il lui a fait comprendre très clairement, je crois, qu'il fallait qu'elle se défende contre la violence dont il usait à son endroit.
Le Dr Shane a dit que son opinion était fondée sur quatre heures d'entrevues structurées avec l'appelante, sur un rapport de police relatif à l'incident (comprenant la déclaration de l'appelante), sur des rapports d'hôpital constatant huit visites qu'elle avait faites au service des urgences entre 1983 et 1985, ainsi que sur une entrevue avec la mère de l'appelante. En déposant, le Dr Shane a relaté beaucoup de choses que lui avait dites l'appelante, et sur lesquelles il n'y avait pas d'éléments de preuve admissibles. Ces choses ne figuraient pas dans la déclaration de l'appelante à la police et l'appelante n'a pas témoigné au procès. Par exemple, le Dr Shane a mentionné plusieurs incidents de violence décrits par l'appelante à propos desquels il n'existait aucun rapport d'hôpital. Il a en outre relaté que l'appelante lui avait dit avoir menti aux médecins sur la cause de ses blessures. D'après le témoignage du Dr Shane, la fabulation est typique chez les femmes battues. De plus, l'appelante a raconté au Dr Shane des occasions où Rust la battait puis lui demandait pardon et la comblait de fleurs et de manifestations temporaires de gentillesse. Le Dr Shane était au courant des deux incidents, décrits par Ezako, où l'appelante avait braqué un fusil sur Rust, et a expliqué: [TRADUCTION] "Elle tentait par là de se défendre. Elle avait peur d'être agressée." L'appelante a nié, devant le Dr Shane, avoir eu des fantasmes d'homicide au sujet de Rust et a mentionné qu'elle avait fumé de la marihuana la nuit en question. Ces faits ont été relatés par le Dr Shane au cours de sa déposition.
L'appelante a été acquittée par un jury mais la Cour d'appel du Manitoba à la majorité a annulé le verdict et a renvoyé l'affaire à un nouveau procès.
2. Les jugements des juridictions inférieures
Cour du Banc de la Reine du Manitoba (le juge en chef adjoint Scott)
Après le témoignage et le contre‑interrogatoire du Dr Shane, l'avocat de la Couronne a demandé que la déposition du Dr Shane soit retirée au jury. La première raison invoquée était que le jury était parfaitement capable de trancher la question en se fondant sur la preuve admissible et que la preuve d'expert était donc [TRADUCTION] "inutile et superflue". La seconde raison était que l'observation du Dr Shane qu'il trouvait l'accusée digne de foi était [TRADUCTION] "tout à fait hors de propos" puisqu'elle n'avait pas témoigné quant aux faits sur lesquels le Dr Shane basait son opinion. Le juge du procès a rejeté cette demande, disant que des directives appropriées au jury permettraient de répondre aux préoccupations du ministère public:
[TRADUCTION] Mais je comprends parfaitement l'inquiétude du ministère public en ce moment, car une partie importante des faits sur lesquels s'est fondé le Dr Shane ne font simplement pas partie de la preuve et n'ont pas été soumis au jury, ce qui me rendra la tâche très difficile, même avec un jury aussi attentif que celui‑ci.
Je crois toutefois, dans les circonstances, que le meilleur parti, et le parti le plus réaliste, à prendre est de faire face à la réalité que ces faits ont été mentionnés et de tenter d'expliquer aux jurés le mieux et le plus complètement que je peux la différence entre ce qui constitue de la preuve et ce qui n'en est pas, ainsi que l'incidence que cela devrait avoir sur le poids qu'ils décident d'attribuer à l'opinion du Dr Shane.
En ce qui concerne les déclarations extrajudiciaires de l'appelante, le juge du procès a fait au jury la mise en garde que voici: [TRADUCTION] "Comme dans le cas du témoignage oral, vous pouvez accepter en totalité, en partie ou pas du tout les déclarations prêtées à Lyn Lavallee, et comme dans le cas de n'importe quel élément de preuve, la véritable question est celle de la véracité de ce qui aurait été dit." Plus loin, il présente ainsi le témoignage du Dr Shane:
[TRADUCTION] Comme l'avocat l'a dit hier, vous ne pouvez pas vous prononcer en vous fondant sur des choses que vous n'avez pas entendues. Vous ne pouvez pas vous prononcer en vous fondant sur des choses que les témoins n'ont ni vues ni entendues.
Une mise en garde un peu différente, quoique connexe, s'impose à l'égard du témoignage d'expert du Dr Shane. Deux points mentionnés dans son témoignage, deux faits, deux de ses sources de renseignements ne font pas partie de la preuve en l'espèce. Il s'agit de l'allégation qu'on avait fumé de la marihuana à la fête et de la preuve confirmative, comme il l'a appelée, qu'il a reçue de la mère de Lyn Lavallee. Ces choses‑là ne font pas partie de la preuve.
Par exemple, il n'y a absolument aucune preuve que quelqu'un a fumé de la marihuana à la fête en question et vous ne devez pas considérer cela comme s'étant produit. Rien de ce qu'a dit la mère de l'accusée n'est en preuve devant vous.
L'incidence que cela peut avoir sur la valeur probante de l'opinion du Dr Shane est une question qu'il vous appartient de décider. Vous devez apprécier cette opinion en tenant compte du fait qu'on ne vous a présenté aucune preuve sur ces points. Pour ce qui est des points abordés par le Dr Shane, il ne lui reste donc que la déclaration de Rust, quelques renseignements supplémentaires tirés du rapport de police et son interprétation des dossiers d'hôpital.
Si les prémisses sur lesquelles les renseignements reposent en grande partie n'ont pas été établies par la preuve, il vous appartient de conclure qu'il est dangereux d'attacher trop d'importance à son opinion. L'opinion d'un expert dépend dans une large mesure de l'exactitude des faits sur lesquels il a fondé son témoignage.
S'il y a des erreurs et que les présomptions de fait ne soient pas trop importantes pour l'opinion exprimée, c'est une chose. Mais, s'il y a des erreurs ou des points qui ne font pas partie de la preuve et qu'à votre avis, ces points aient une influence importante sur l'opinion de l'expert, alors vous allez vouloir examiner très minutieusement la valeur et le poids de cette opinion. Cela dépend de l'importance que vous attachez aux faits sur lesquels s'est fondé le Dr Shane et qui n'ont pas été mis en preuve. [Je souligne.]
Le juge du procès a ensuite passé en revue le témoignage du Dr Shane relativement à l'état émotionnel et mental de l'appelante au moment de l'homicide. Il a réitéré l'opinion du Dr Shane que l'acte de l'appelante [TRADUCTION] "traduisait sa peur catastrophique qu'elle devait se défendre". Il a également souligné que le Dr Shane savait que l'appelante était parfois l'agresseur bien qu'elle lui ait dit ne pas avoir eu de fantasmes d'homicide:
[TRADUCTION] [Le Dr Shane] a signalé que parfois Lyn Lavallee était l'agresseur en raison de toute l'hostilité sous‑jacente. Du point du vue psychologique, elle était incapable de le quitter parce qu'il existait dans son esprit des clôtures d'acier et qu'elle était, psychologiquement, tyrannisée. Elle disait l'aimer et il croyait que c'était vrai.
Elle a nié avoir jamais pensé à tuer Kevin Rust. C'est‑à‑dire qu'elle n'entretenait aucun fantasme d'homicide et il avait l'impression que ce qu'elle disait était raisonnable.
Le ministère public prétend que la valeur de l'opinion du Dr Shane dépend de la véracité de Lyn Lavallee étant donné qu'il s'est fondé dans une si grande mesure sur ce qu'elle lui a dit et sur sa déclaration (pièce 16). C'est à vous d'en décider.
Sans doute a‑t‑elle été une source très importante, sinon la source principale, de ses renseignements. Le Dr Shane a convenu que si son récit était inexact, il serait obligé de repenser sa position.
Au cours de son contre‑interrogatoire, il a répété qu'à son avis l'acte avait été commis spontanément, sur le moment, dans un but défensif. La goutte d'eau qui a fait déborder le vase a été la menace: "Quand les autres seront partis tu auras de mes nouvelles", même s'il lui avait dit des choses semblables à d'autres occasions. D'après ce qu'elle lui a raconté, l'accusée se sentait contrainte de tirer.
Se fondant sur les renseignements qu'il avait tirés de l'entrevue, il estimait que l'accusée avait agi impulsivement et sans préméditation. Il a rejeté l'assertion du ministère public que Lyn Lavallee a saisi l'occasion quand elle s'est présentée.
Il a reconnu que dans le passé des patients lui avaient menti et l'avaient induit en erreur.
Cour d'appel du Manitoba (le juge en chef Monnin, les juges Philp et Huband) (1988), 52 Man. R. (2d) 274
Dans ses motifs, auxquels le juge en chef Monnin a souscrit, le juge Philp fait observer d'abord, à la p. 275, que [TRADUCTION] "la preuve justifiait amplement le jury de conclure que Rust maltraitait l'accusée." Il ajoute que [TRADUCTION] "le jury pouvait raisonnablement inférer que les lésions avaient résulté de la conduite violente et brutale de Rust bien que, sur le coup, elle ait prétendu le contraire".
Passant ensuite au témoignage du Dr Shane, la majorité fait remarquer qu'en exposant la base factuelle de ses opinions et conclusions, le Dr Shane a mentionné un grand nombre de faits, d'incidents et d'événements qui ne constituaient pas des éléments de preuve admissibles devant la cour, dont notamment le fait qu'on avait fumé de la marihuana la nuit de l'homicide, la détérioration des relations intimes entre l'appelante et Rust (l'appelante avait dit à Shane qu'ils faisaient chambre à part), la mention que l'appelante s'était fait avorter et que Rust l'avait apparemment menacée de dire à ses parents à elle qu'elle était une [TRADUCTION] "tueuse de bébé", des incidents où Rust aurait demandé pardon à l'appelante après l'avoir battue, [TRADUCTION] "l'incroyable remords" ressenti par l'appelante après avoir tué Rust et le fait que l'appelante avait nié devant le Dr Shane avoir eu des fantasmes d'homicide au sujet de Rust.
Le juge Philp parle ensuite de la déclaration écrite faite par l'appelante à la police, dans laquelle elle exprime son amour pour Rust et l'espoir qu'il ne meure pas. À la page 277, il signale [TRADUCTION] "des contradictions et des conflits entre l'exposé des événements dans la déclaration de l'appelante et les dépositions faites par des témoins au procès", particulièrement en ce qui concerne l'endroit où Rust se trouvait quand le premier coup a été tiré. À l'égard de la déclaration de l'accusée, qu'elle n'avait pas faite sous serment, il conclut, à la p. 278:
[TRADUCTION] . . . dans les circonstances de la présente affaire, où c'est en grande partie la déclaration de l'accusée qui constitue le fondement factuel du plaidoyer de légitime défense, on n'aurait pas dû dire au jury de "ne prêter à cette preuve ni plus ni moins de poids qu'à toute autre preuve que vous avez entendue"; les déficiences d'une telle preuve auraient dû être signalées.
Encore plus inquiétantes sont les directives que le juge du procès a données au jury relativement au témoignage du Dr Shane. C'est dans ce contexte, selon moi, que devient critique le problème posé par la déclaration et les assertions extrajudiciaires de l'accusée.
Puis le juge Philp porte son attention sur les motifs rédigés par le juge Dickson (maintenant Juge en chef) dans l'affaire R. c. Abbey, [1982] 2 R.C.S. 24, où notre Cour traite de l'admissibilité de la preuve d'expert et de l'usage qu'on peut en faire. Ayant cité des extraits de cet arrêt, le juge Philp affirme, à la p. 279:
[TRADUCTION] La jurisprudence canadienne appuie le point de vue selon lequel un expert peut indiquer à la cour le fondement de son opinion et selon lequel il est souhaitable qu'il le fasse. Dans l'arrêt Abbey, le juge Dickson confirme cela et parle de "l'obligation" incombant à la partie qui produit la preuve du fondement factuel des opinions d'experts d'établir "au moyen d'éléments de preuve régulièrement recevables, les faits sur lesquels se fondent ces opinions". Il y fait la mise en garde suivante: "Pour que l'opinion d'un expert puisse avoir une valeur probante, il faut d'abord conclure à l'existence des faits sur lesquels se fonde l'opinion."
Revenant à l'affaire, le juge Philp dit, à la p. 279, que le dossier ne révèle pas [TRADUCTION] "toute la portée de ces faits de seconde main ni l'importance qu'ils ont pu avoir dans la formation de l'opinion du Dr Shane; par ailleurs, on ne saurait spéculer sur ce qu'aurait pu être son opinion s'il s'en était tenu, aux fins de son enquête, à la preuve admissible régulièrement soumise à la cour".
Dans son appréciation de l'exposé au jury, le juge Philp dit que c'est à bon droit que le juge du procès a souligné qu'il n'existait aucune preuve établissant qu'on avait fumé de la marihuana la nuit en question et qu'on ne disposait d'aucune déposition de la mère de l'appelante. Le juge Philp a jugé insuffisante cette dernière mise en garde. S'il a estimé que les directives générales du juge du procès relatives à la valeur probante de la preuve d'expert étaient exactes, il croyait [TRADUCTION] "qu'elles n'allaient pas assez loin dans les circonstances". Il en donne trois raisons (p. 280):
[TRADUCTION] En premier lieu, les observations en question, juxtaposées aux mentions faites par le juge du procès de "deux faits, deux des sources de renseignements du Dr Shane [qui] ne font pas partie de la preuve en l'espèce [. . .]", perdent tout leur effet. Il se peut bien que le jury ait conclu que la mise en garde du juge du procès ne se rapportait qu'à la mention de marihuana faite par le Dr Shane et à la "preuve confirmative" de la mère de l'accusée.
En deuxième lieu, je crois que le juge du procès a eu tort de dire au jury que le Dr Shane pouvait tenir compte du rapport de police (selon toute vraisemblance le document que le Dr Shane a appelé le "résumé" de l'incident établi par la police). Ce document n'avait pas été produit en preuve devant la cour. Nous ignorons par ailleurs les faits qui y sont exposés.
En dernier lieu, bien que le juge du procès ait passé sous silence les entrevues du Dr Shane avec l'accusée (et sa mère) quand il a expliqué au jury ce sur quoi le Dr Shane pouvait encore se fonder, la conclusion que le jury ne devait pas tenir compte de faits relatés dans ces entrevues, à moins qu'ils ne soient établis par une preuve admissible (et devait apprécier l'opinion du Dr Shane en conséquence), est détruite du fait que le juge du procès mentionne ces entrevues par la suite.
Le juge Philp cite ensuite les passages de l'exposé du juge du procès où il mentionne que le Dr Shane a admis qu'il aurait été obligé de repenser sa position si l'appelante ne lui avait pas dit la vérité. Le juge Philp relève en outre l'observation du juge du procès que le ministère public a souligné que la valeur de l'opinion de Shane dépendait de la véracité de l'appelante. Selon le juge Philp, l'exposé du juge du procès présentait des déficiences sous ces aspects également (p. 281):
[TRADUCTION] Avec égards, ces observations du juge du procès, si cruciales relativement au plaidoyer de légitime défense, constituaient des directives erronées. La question n'était pas seulement la véracité de l'accusée (et à ce stade‑là, il aurait fallu donner des directives bien pesées relativement à la déclaration intéressée faite sans serment par l'accusée). Les questions essentielles à trancher par le jury étaient de déterminer dans quelle mesure l'opinion du Dr Shane reposait sur des faits non établis par une preuve admissible et la question du poids à donner à son opinion.
Finalement, le juge Philp conclut que l'exposé du juge du procès était si loin de satisfaire à la norme fixée dans l'arrêt Abbey qu'un nouveau procès s'imposait (p. 281):
[TRADUCTION] La présente espèce est inhabituelle. L'accusée a tiré sur Rust et l'a atteint à l'arrière de la tête alors qu'il quittait la chambre à coucher. L'accusée dit que Rust a chargé la carabine et la lui a remise. Des amis de l'accusée et de Rust, dont le couple qui avait prévu de passer la nuit chez eux, se trouvaient dans une autre partie de la maison. Dans ces circonstances, sans le témoignage du Dr Shane, il est peu probable que le jury, pour peu qu'il ait reçu des directives appropriées, aurait retenu le plaidoyer de légitime défense de l'accusée. Cette dernière n'a pas témoigné et son plaidoyer de légitime défense reposait principalement sur sa déclaration disculpatoire faite sans serment et sur l'ouï‑dire relaté par le Dr Shane. Comme le Dr Shane s'est fondé sur des faits non admis en preuve, notamment ceux qui lui ont été exposés au cours de ses longues entrevues avec l'accusée, le fondement factuel de son opinion aurait dû être précisé dans son témoignage.
Le juge Philp conclut en proposant au ministère public des poursuites pour homicide involontaire coupable plutôt que pour meurtre au deuxième degré étant donné que, à son avis, l'appelante ne serait probablement pas reconnue coupable de cette dernière infraction par un jury qui recevrait des directives appropriées.
Dans ses motifs de dissidence, le juge Huband résume le fondement de l'opinion du Dr Shane suivant laquelle l'appelante était animée d'une véritable crainte pour sa vie. Il reconnaît que [TRADUCTION] "dans ce contexte, la légitime défense est appuyée jusqu'à un certain point par la preuve présentée au jury" (p. 282).
Le juge Huband signale la contradiction dans la preuve relative à la façon dont l'appelante a obtenu le fusil et à l'endroit où se trouvait Rust quand le premier coup a été tiré. Notant que l'appelante avait indiqué à la police combien elle craignait Rust, il dit que [TRADUCTION] "l'importance de cette déclaration tient à ce que, si l'on y ajoute foi, elle fonde dans une certaine mesure l'opinion psychiatrique qu'elle a agi par crainte pour sa propre sécurité en tant que personne constamment brutalisée" (p. 282). Le témoignage d'Ezako confirme que Rust battait l'appelante et que, si les disputes étaient peut‑être [TRADUCTION] "souvent provoquées" par l'appelante, c'était [TRADUCTION] "invariablement elle qui en sortait perdante".
En ce qui concerne le témoignage du Dr Shane, le juge Huband fait remarquer, à la p. 283, que, non seulement le Dr Shane disposait‑il de dossiers d'hôpital et de la déclaration faite par l'accusée à la police, mais il [TRADUCTION] "avait eu l'avantage de s'entretenir longuement avec l'accusée elle‑même, ainsi qu'avec sa mère, avant de former son opinion". Selon le juge Huband, (p. 283) le [TRADUCTION] "savant juge du procès savait bien qu'il fallait donner au jury des directives adéquates relativement à la valeur probante du témoignage du Dr Shane. Il était parfaitement évident que le Dr Shane s'était fondé sur des déclarations de l'accusée et de sa mère qui constituaient du ouï‑dire, qui n'avaient pas été faites sous serment et qui ne faisaient pas partie de la preuve."
Abordant l'arrêt Abbey de notre Cour, le juge Huband exprime l'avis, à la p. 283, que [TRADUCTION] "le savant juge du procès a suivi à la lettre les conseils de la Cour suprême de Canada":
[TRADUCTION] Le savant juge du procès a commencé par faire comprendre aux jurés qu'ils ne pouvaient se fonder sur l'opinion du Dr Shane à l'égard de points qui n'étaient pas appuyés par la preuve. Il a choisi un bon exemple. En relatant ce que l'accusée lui avait raconté, le Dr Shane a dit qu'on avait fumé de la marihuana à la fête le soir en question. Aucun des témoins qui ont déposé au sujet des événements de la soirée n'a mentionné l'usage de marihuana. Il n'en est pas question non plus dans la déclaration faite par l'accusée à la police. Le témoignage du Dr Shane ne constitue pas une preuve qu'on a fumé de la marihuana et, dans la mesure où cela a pu jouer dans la formation de son opinion, celle‑ci doit être écartée.
Le savant juge du procès a noté en outre que, si le Dr Shane a parlé de conversations avec la mère de l'accusée, aucune preuve à ce sujet n'avait été soumise au jury.
Le savant juge du procès ne pouvait toutefois pas dire au jury de faire totalement abstraction du témoignage du Dr Shane. Il était tenu de signaler au jury, comme il l'a fait, l'existence d'éléments de preuve à l'appui de l'opinion du Dr Shane, savoir la déclaration de l'accusée elle‑même et les dossiers d'hôpital. De fait, on pourrait même dire que le savant juge du procès a été injuste envers l'accusée en ne mentionnant pas aussi le témoignage de M. Ezako comme constituant une preuve soutenant l'opinion du Dr Shane.
Le juge Huband conclut que le juge du procès a explicitement prévenu le jury que les conversations du Dr Shane avec l'accusée et sa mère ne faisaient pas partie de la preuve soumise à la cour quand il a dit que [TRADUCTION] "il est risqué de donner grand poids" à l'opinion d'un expert lorsque les renseignements sur lesquels elle repose n'ont pas été confirmés par la preuve. Ayant cité le passage pertinent, le juge Huband poursuit à la p. 284:
[TRADUCTION] Je suppose qu'on pourrait soutenir que le savant juge du procès aurait dû dire qu'il est risqué de donner "quelque" poids à l'opinion et non pas qu'il est risqué d'y donner "grand" poids. Il aurait pu dire que l'opinion d'un expert dépend "entièrement" plutôt que "dans une grande mesure" de l'exactitude des faits sur lesquels il s'est fondé. À mon avis, cependant, le jury aurait saisi parfaitement le sens des observations du savant juge du procès. Après que le jury eut reçu ses directives et se fut retiré, les avocats ont été invités à faire des observations sur l'exposé au jury [. . .] L'avocat de la poursuite n'a formulé aucune plainte.
. . .
L'accusée en l'espèce a été acquittée, par un jury composé de ses pairs, sur la base de la légitime défense, ce qui peut paraître quelque peu fantaisiste. Nous ne devons cependant pas chercher des prétextes d'ordre sémantique pour ordonner la tenue d'un nouveau procès, très coûteux pour le public, parce qu'on croit que le jury aurait dû se montrer plus sceptique et arriver à un verdict différent.
3. Les dispositions législatives pertinentes
Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C‑46:
34. . . .
(2) Quiconque est illégalement attaqué et cause la mort ou une lésion corporelle grave en repoussant l'attaque est justifié si:
a) d'une part, il la cause parce qu'il a des motifs raisonnables pour appréhender que la mort ou quelque lésion corporelle grave ne résulte de la violence avec laquelle l'attaque a en premier lieu été faite, ou avec laquelle l'assaillant poursuit son dessein;
b) d'autre part, il croit, pour des motifs raisonnables, qu'il ne peut pas autrement se soustraire à la mort ou à des lésions corporelles graves.
4. Les questions faisant l'objet du pourvoi
Il faut noter que deux fondements de l'ordonnance portant tenue d'un nouveau procès se dégagent implicitement des motifs de la majorité en Cour d'appel. En concluant que "sans le témoignage du Dr Shane, il est peu probable que le jury, pour peu qu'il ait reçu des directives appropriées, aurait retenu le plaidoyer de légitime défense de l'accusée", la Cour d'appel laisse entendre que le témoignage du Dr Shane aurait dû être exclu en totalité. Le motif subsidiaire de la décision d'accueillir l'appel du ministère public était que le témoignage du Dr Shane avait été régulièrement admis en preuve, mais que l'exposé du juge du procès à son sujet était déficient. Notre Cour est donc saisie des questions suivantes:
1. Est‑ce à tort que la Cour d'appel du Manitoba à la majorité a conclu que le jury aurait dû examiner le plaidoyer de légitime défense sans tenir compte de la preuve d'expert du Dr Shane?
2. Est‑ce à tort que la Cour d'appel du Manitoba à la majorité a décidé que les directives du juge du procès au jury relativement à la preuve d'expert du Dr Shane ne satisfaisaient pas aux exigences posées par notre Cour dans l'arrêt Abbey, de sorte que la tenue d'un nouveau procès était justifiée?
5. Analyse
(i) Admissibilité de la preuve d'expert
Dans l'arrêt Kelliher (Village of) v. Smith, [1931] R.C.S. 672, à la p. 684, notre Cour a adopté le principe selon lequel pour qu'une preuve d'expert soit admissible, [TRADUCTION] "l'objet de l'enquête doit être tel que des gens ordinaires ne pourront probablement pas en juger à bon escient sans l'aide de personnes possédant des connaissances particulières". Plus récemment, dans l'arrêt R. c. Abbey, précité, notre Cour s'est prononcée sur l'admissibilité de la preuve d'expert d'un psychiatre dans des causes criminelles. À la page 42 de l'arrêt unanime, le juge Dickson formule ainsi la règle:
Quant aux questions qui exigent des connaissances particulières, un expert dans le domaine peut tirer des conclusions et exprimer son avis. Le rôle d'un expert est précisément de fournir au juge et au jury une conclusion toute faite que ces derniers, en raison de la technicité des faits, sont incapables de formuler. [TRADUCTION] "L'opinion d'un expert est recevable pour donner à la cour des renseignements scientifiques qui, selon toute vraisemblance, dépassent l'expérience et la connaissance d'un juge ou d'un jury. Si, à partir des faits établis par la preuve, un juge ou un jury peut à lui seul tirer ses propres conclusions, alors l'opinion de l'expert n'est pas nécessaire" (Turner (1974), 60 Crim. App. R. 80, à la p. 83, le lord juge Lawton).
Voir aussi R. c. Béland, [1987] 2 R.C.S. 398, à la p. 415, où le juge McIntyre dit que le témoin expert possède "des connaissances et une expérience spéciales qui dépassent celles du juge des faits".
Quand une preuve d'expert est produite dans des domaines tels que le génie ou la pathologie, l'insuffisance des connaissances du profane n'est pas contestée. Il est depuis longtemps reconnu que le témoignage psychiatrique ou psychologique constitue également une preuve d'expert parce qu'on s'est rendu compte que, dans certaines circonstances, la personne moyenne peut ne pas avoir une connaissance ou une expérience suffisante du comportement humain pour pouvoir tirer des faits qui lui ont été présentés une conclusion appropriée. On en trouve un exemple dans l'arrêt R. c. Lyons, [1987] 2 R.C.S. 309, où notre Cour approuve le recours aux témoignages de psychiatres dans le cas de contrevenants dangereux. À la page 366, le juge La Forest fait remarquer que "la preuve psychiatrique se rapporte clairement à la question de savoir s'il est vraisemblable qu'une personne se comportera d'une certaine manière et cette preuve est même probablement relativement supérieure à cet égard aux témoignages d'autres cliniciens et de profanes".
La nécessité d'une preuve d'expert dans ces domaines peut néanmoins être mise en doute en raison de la croyance que les juges et les jurys connaissent à fond la "nature humaine" et que cela suffit. Ils sont pour ainsi dire leur propre expert en matière de comportement humain. Tel est en fait le moyen principal avancé par le ministère public devant notre Cour.
Les faits essentiels du présent litige, lesquels, je crois, sont largement appuyés par la preuve, sont que l'appelante a été brutalisée à maintes reprises par Rust, mais ne l'a pas quitté (quoiqu'elle ait à deux occasions braqué un fusil sur lui), et qu'elle a finalement tiré sur lui à l'arrière de la tête alors qu'il quittait sa chambre. Le ministère public soutient que ces faits révèlent tout ce qu'un jury a besoin de savoir pour décider si l'appelante a agi en légitime défense. Je rejette sans hésitation l'argument du ministère public.
Une preuve d'expert relative à l'effet psychologique que peut avoir la violence sur les épouses et les conjointes de fait doit, me semble‑t‑il, être à la fois pertinente et nécessaire dans le contexte du présent litige. En effet, comment peut‑on juger de l'état mental de l'appelante sans cette preuve? On peut pardonner au citoyen (ou au juré) moyen s'il se demande: Pourquoi une femme supporterait‑elle ce genre de traitement? Pourquoi continuerait‑elle à vivre avec un tel homme? Comment pouvait‑elle aimer quelqu'un qui la battait tellement qu'elle devait être hospitalisée? On s'attendrait à ce que la femme plie bagage et s'en aille. N'a‑t‑elle aucun respect de soi? Pourquoi ne part‑elle pas refaire sa vie? Telle serait la réaction de la personne moyenne devant ce qu'il est convenu d'appeler le [TRADUCTION] "syndrome de la femme battue". Nous avons besoin d'aide pour le comprendre et cette aide, nous pouvons l'obtenir d'experts compétents en la matière.
Il est difficile d'exagérer la gravité, voire la tragédie, de la violence domestique. L'attention accrue portée à ce phénomène par les médias au cours des dernières années a fait ressortir aussi bien son caractère généralisé que ses conséquences terribles pour des femmes de toutes les conditions sociales. Loin de les en protéger, le droit a dans le passé sanctionné la violence contre les femmes à l'intérieur du mariage en tant qu'aspect du droit de propriété du mari sur sa conjointe et de son "droit" de la châtier. Qu'on se rappelle simplement la loi, en vigueur il y a plusieurs siècles, autorisant un homme à battre sa femme avec un bâton [TRADUCTION] "d'une épaisseur ne dépassant pas celle de son pouce".
Or, les lois ne naissent pas dans un vide social. La notion qu'un homme a le droit de "discipliner" sa femme est profondément enracinée dans l'histoire de notre société. L'obligation de la femme était de servir son mari, de rester mariée à tout prix "jusqu'à ce que la mort les sépare" et de subir toute "punition" pouvant lui être infligée pour défaut de plaire à son mari. Cette attitude a eu notamment pour conséquence que la "violence faite aux femmes" était rarement mentionnée, rarement rapportée, rarement poursuivie et encore plus rarement punie. Bien après que la société eut cessé d'approuver officiellement la violence conjugale, on continuait, et on continue encore aujourd'hui, à la tolérer dans certains milieux.
Heureusement, on constate depuis quelques années une conscience accrue qu'aucun homme n'a dans aucune circonstance le droit de brutaliser une femme. Des initiatives législatives destinées à sensibiliser les policiers, les officiers de justice et le public, ainsi que des politiques plus agressives en matière d'enquête et d'inculpation témoignent toutes d'un effort concerté dans le système de justice criminelle de prendre au sérieux la violence conjugale. Toutefois, une femme qui allègue devant un juge ou un jury avoir été battue, et qui fait valoir cela comme facteur pertinent à prendre en considération dans l'appréciation d'actes ultérieurs, risque toujours la condamnation en raison de la mythologie populaire relative à la violence domestique: Elle était certainement moins gravement battue qu'elle le prétend, sinon elle aurait quitté cet homme depuis longtemps. Ou, si elle était si sévèrement battue, elle devait rester par plaisir masochiste.
Depuis plusieurs années, les témoignages d'expert sur les effets psychologiques de la violence sont admis devant les tribunaux américains. Dans la décision State v. Kelly, 478 A.2d 364 (1984), à la p. 378, la Cour suprême du New Jersey souligne dans les termes suivants la valeur d'un témoignage d'expert:
[TRADUCTION] Il porte sur un domaine où les jurés peuvent se tromper gravement sur des faits prétendument notoires, un domaine où la logique des jurés, fondée sur leurs propres expériences, peut les mener à une conclusion tout à fait erronée, un domaine où les connaissances d'un expert permettraient aux jurés d'écarter leurs propres conclusions préconçues comme étant des mythes populaires et non pas des faits notoires.
La cour conclut à la p. 379 que la situation de la femme battue [TRADUCTION] "fait l'objet d'un grand nombre de mythes et de stéréotypes." Cela étant, elle [TRADUCTION] "échappe aux connaissances du juré moyen et se prête en conséquence à l'élucidation par témoignage d'expert". Je partage cet avis.
(ii) La pertinence du témoignage d'expert relativement aux éléments constituant la légitime défense
À mon avis, le moyen de défense prévu au par. 34(2) du Code comporte deux éléments qui méritent l'examen en l'espèce. Il y a d'abord le lien temporel qu'établit l'al. 34(2)a) entre l'appréhension de la mort ou de lésions corporelles graves et l'acte qu'on prétend avoir commis en légitime défense. Or, au moment où Rust quittait la chambre, l'appelante avait‑elle "des motifs raisonnables pour appréhender [. . .] la mort ou quelque lésion corporelle grave" infligée par lui? En second lieu, il y a l'appréciation, prévue à l'al. 34(2)b), du degré de force employé par l'accusée. Est‑ce pour des "motifs raisonnables" qu'elle a cru ne pouvoir "se soustraire à la mort ou à des lésions corporelles graves" qu'en tirant sur Rust?
Les alinéas 34(2)a) et b) ont ce point commun qu'ils imposent une norme objective du raisonnable à l'appréhension de la mort et à la nécessité de recourir à la force meurtrière pour repousser l'attaque. Dans l'affaire Reilly c. La Reine, [1984] 2 R.C.S. 396, notre Cour examine l'interaction des éléments objectifs et subjectifs du par. 34(2), à la p. 404:
Le paragraphe 34(2) met en cause l'état d'esprit de l'accusé au moment où il a causé la mort. Ce paragraphe ne protège l'accusé que lorsque celui‑ci appréhende la mort ou une lésion corporelle grave résultant de l'attaque qu'il repousse et lorsqu'il croit qu'il ne peut se soustraire à la mort ou à une lésion corporelle grave autrement que par la force qu'il a employée. Son appréhension doit néanmoins être raisonnable et sa croyance doit se fonder sur des motifs raisonnables et probables. En vertu du paragraphe, le jury doit se fonder sur ce qu'il croit, à la lumière de la preuve, être l'évaluation de la situation par l'accusé et sa perception quant à la réaction que cette situation exigeait, dans la mesure où on peut vérifier cette perception à partir d'un critère objectif.
Étant donné que le par. 34(2) met en cause la perception de l'accusé concernant l'attaque dont il a fait l'objet, ainsi que la réaction requise pour répondre à cette attaque, on peut encore conclure que l'accusé a agi en légitime défense même si sa perception était faussée. Celle‑ci doit quand même se fonder sur des motifs raisonnables et probables en ce sens qu'il doit s'agir d'une erreur qu'un homme ordinaire prenant des précautions normales aurait pu commettre dans les mêmes circonstances. [Souligné dans l'original.]
S'il est difficile d'imaginer ce qu'un "homme ordinaire" ferait à la place d'un conjoint battu, cela tient probablement au fait que, normalement, les hommes ne se trouvent pas dans cette situation. Cela arrive cependant à certaines femmes. La définition de ce qui est raisonnable doit donc être adaptée à des circonstances qui, somme toute, sont étrangères au monde habité par l'hypothétique "homme raisonnable".
La décision State v. Wanrow, 559 P.2d 548 (1977), fournit, à mon avis, une illustration utile de la manière dont le sexe peut être un facteur pertinent dans la détermination de ce qui est raisonnable. Dans la décision Wanrow, la Cour suprême du Washington examine la norme à retenir par un jury pour déterminer si l'utilisation d'une arme à feu par l'appelante contre un intrus non armé était raisonnable. La cour fait remarquer que l'appelante avait des raisons de croire que l'intrus avait déjà commis un attentat à la pudeur à l'endroit de sa fille et revenait pour son fils. L'appelante mesurait 5 pi 4 po et avait la jambe cassée. L'assaillant mesurait 6 pi 2 po et était ivre. La cour commence par faire observer que [TRADUCTION] "dans notre société les femmes manquent visiblement de possibilités d'acquérir et de développer les aptitudes nécessaires pour repousser efficacement un assaillant du sexe masculin sans avoir recours à des armes meurtrières." Plus loin, elle conclut que le juge du procès avait commis une erreur dans son exposé au jury en ce sens qu'il lui avait donné l'impression que le critère objectif du caractère raisonnable à appliquer à l'accusée était celui d'une altercation entre deux hommes. À la page 559, la cour fait les observations suivantes que j'estime pertinentes en l'espèce:
[TRADUCTION] L'intimée avait droit à ce que le jury examine ses actes à la lumière de ses propres perceptions de la situation, notamment celles résultant de notre "longue et regrettable tradition de discrimination fondée sur le sexe". Tant que les effets de cette tradition n'auront pas été supprimés, nous devons veiller à ce que les directives que nous donnons relativement à la légitime défense accordent aux femmes le droit de faire juger leur conduite à la lumière des handicaps physiques individuels qui résultent de la discrimination fondée sur le sexe. Sinon on se trouvera à refuser à l'intéressée le droit d'être jugée selon les mêmes règles que celles qui s'appliquent aux défendeurs du sexe masculin.
Ceci m'amène à l'examen de chacun des éléments du moyen de la légitime défense prévu au par. 34(2) du Code criminel.
A. Motifs raisonnables pour appréhender la mort
Aux termes de l'al. 34(2)a), un accusé qui cause intentionnellement la mort ou une lésion corporelle grave en repoussant une attaque est justifié s'il a "des motifs raisonnables pour appréhender [. . .] la mort ou quelque lésion corporelle grave". En l'espèce, l'attaque qui a provoqué l'acte, défensif selon elle, commis par l'appelante a été la menace de Rust de la tuer quand tous les autres seraient partis.
Il faut noter que l'al. 34(2)a) ne porte pas expressément que l'accusé doit appréhender un danger imminent quand il accomplit l'acte. La jurisprudence a néanmoins interprété ce moyen de défense comme comportant une telle exigence: voir Reilly c. La Reine, précité; R. v. Baxter (1975), 33 C.R.N.S. 22 (C.A. Ont.); R. v. Bogue (1976), 30 C.C.C. (2d) 403 (C.A. Ont.) Le sens prêté au mot "imminent" évoque l'image du "couteau levé" ou du fusil braqué sur une personne. La raison d'être de la règle de l'imminence paraît évidente. Le droit en matière de légitime défense est conçu pour assurer que le recours à la force à des fins défensives est vraiment nécessaire. L'acte est justifié du fait que la personne qui se défendait croyait pour des motifs raisonnables ne pouvoir faire autrement qu'ôter la vie à son assaillant. Or, s'il y a un laps de temps important entre la première agression illégale et la riposte de l'accusé, on est porté à soupçonner que ce dernier a été mû par la vengeance plutôt que par la nécessité de se défendre. Dans le cas type de l'échauffourée dans un bar entre deux hommes de taille et de force égales, cette inférence est logique. En effet, comment peut‑on se sentir en danger au point de tirer sur un homme non armé lorsque celui‑ci profère une menace de mort, puis se retourne et quitte la pièce? On ne peut être certain ni du sérieux de la menace ni de la capacité de celui qui l'a faite de l'exécuter. D'autre part, on a toujours la possibilité de s'enfuir ou d'appeler la police. S'il revient et qu'il lève le poing, on peut, au besoin, répondre de la même façon. Voilà les présomptions tacites qui sous‑tendent la règle de l'imminence.
Chacune de ces présomptions a été appliquée à l'intimée dans l'affaire R. v. Whynot (1983), 9 C.C.C. 449 (C.A.N.‑É.) L'intimée, Jane Stafford, avait tiré sur son conjoint endormi alors qu'il était étendu sans connaissance dans son camion. D'après la preuve, le défunt [TRADUCTION] "dominait le foyer et exerçait son autorité en administrant des coups et des gifles aux différents membres de la famille et en battant de temps à autre Jane Stafford et les autres" (à la p. 452). L'intimée a témoigné que son mari avait menacé de tuer un à un tous les membres de sa famille si elle essayait de le quitter. La nuit en question il a menacé de tuer son fils. Après qu'il eut perdu connaissance, l'intimée est allée chercher l'un des nombreux fusils de chasse de son mari et a tiré sur lui. La Cour d'appel de la Nouvelle‑Écosse a statué que c'était à tort que le juge du procès avait soumis au jury l'art. 37 (le fait d'empêcher une attaque contre soi‑même ou contre toute personne placée sous sa protection). La cour dit, à la p. 464:
[TRADUCTION] Je ne crois pas que le juge du procès ait eu davantage raison de soumettre au jury l'art. 37 du Code qu'il n'aurait eu de lui soumettre l'art. 34. Dans le cas de l'art. 34, il doit s'agir d'une attaque qui est en cours et qui n'a pas été provoquée, et dans celui de l'art. 37, l'attaque doit être de telle nature que le recours à la force s'impose pour défendre la victime de l'agression. La force employée ne doit pas dépasser ce qui est nécessaire pour repousser l'attaque en question ou pour prévenir une nouvelle attaque. À mon avis, nul n'a le droit d'user de force pour empêcher une attaque imaginée qui peut ou non se concrétiser.
Il ressort implicitement du raisonnement de la cour qu'il est fondamentalement déraisonnable d'appréhender la mort ou une lésion corporelle grave tant que l'agression n'est pas réellement en cours et, à ce moment‑là, doit‑on supposer, la victime est en mesure d'apprécier le degré de force requise pour repousser l'attaque et d'agir en conséquence. Selon moi, un témoignage d'expert peut mettre en doute ces présomptions lorsqu'elles sont appliquées dans le contexte des tentatives d'une femme battue de repousser une agression.
La situation de l'appelante en l'espèce n'est pas dissemblable de celle de Jane Stafford en ce sens qu'elle aussi a été régulièrement battue pendant la durée de ses relations avec l'homme qu'elle a fini par tuer. D'après le témoignage du Dr Shane, ces agressions ne se produisaient pas tout à fait au hasard. Le dialogue suivant, qui a eu lieu au cours de l'interrogatoire principal, indique que la violence suivait un cycle discernable d'abus:
[TRADUCTION]
Q. Comment réagissaient‑ils face à la tension qui précédait les agressions? Comment . . .
R. Bien, normalement avant une agression il y avait des échanges verbaux et des menaces et, ordinairement, elle se sentait, voyez‑vous, très menacée par lui et pour différentes raisons.
Il n'aimait pas la façon dont elle s'habillait ou si elle [. . .] il n'aimait pas la façon dont elle gérait l'argent ou elle ne se montrait pas assez attentionnée à son égard ou elle regardait d'autres hommes, toutes sortes de raisons, et elle essayait de se justifier, de l'apaiser, ce qui était typique, voyez‑vous, en essayant de le calmer, de l'amener à des dispositions plus favorables afin qu'il n'use pas de violence et parfois cela réussissait. Comme l'indiquent les expériences vécues ou comme l'ont indiqué, si vous voulez, les personnes qui ont écrit au sujet de ce processus . . .
Mais souvent, et c'est ce qui ressort de ce qu'elle m'a dit et de ce que j'ai pu apprendre notamment de sa mère, souvent cela ne marchait pas et elle finissait par se faire battre et agresser.
Q. Et cela était suivi du pardon?
R. Cela était suivi normalement, voyez‑vous, de la période de réconciliation.
Antérieurement, dans son témoignage, le Dr Shane avait expliqué que cette période de "réconciliation" était caractérisée par des manifestations de contrition et d'affection de la part de Rust:
[TRADUCTION] Dans ce cas précis, elle a révélé qu'à maintes occasions, après l'avoir battue, il lui envoyait des fleurs et implorait le pardon et il lui témoignait de l'amour et puis leurs rapports retrouvaient un certain équilibre, si vous voulez [. . .] Mais ensuite, à cause de leurs personnalités, tout recommençait.
Le cycle décrit par le Dr Shane s'accorde avec la théorie Walker du caractère cyclique de la violence, théorie qui doit son nom à la psychologue clinicienne Lenore Walker, qui a fait {oe}uvre de pionnier dans ses recherches sur le syndrome des femmes battues. En établissant sa qualité d'expert au procès, le Dr Shane s'est reconnu redevable à Walker. Cette dernière décrit le cycle pour la première fois dans son livre The Battered Woman, (1979). Dans son livre de 1984 intitulé The Battered Woman Syndrome, Walker fait état des résultats d'une étude portant sur 400 femmes battues. Ses recherches visaient à vérifier empiriquement les théories formulées dans son livre antérieur. Aux pages 95 et 96 de The Battered Woman Syndrome, elle résume ainsi la théorie du caractère cyclique:
[TRADUCTION] Une deuxième théorie importante vérifiée dans le cadre de cette étude est la théorie Walker du caractère cyclique de la violence (Walker, 1979). Suivant cette théorie de la réduction de tension, le cycle de violence répétée comporte trois phases distinctes: (1) l'accroissement de la tension, (2) l'incident de violence grave et (3) la contrition assortie de manifestations d'amour. La phase initiale se caractérise par une augmentation graduelle de la tension se traduisant par des actes précis qui accroissent les frictions, par exemple le recours aux injures, à la méchanceté intentionnelle ou aux mauvais traitements physiques. L'agresseur exprime de l'insatisfaction et de l'hostilité, mais non à outrance. La femme tente de l'apaiser, faisant ce qu'elle pense susceptible de lui plaire, de le calmer ou, à tout le moins, de ne pas l'irriter davantage. Elle essaie de ne pas riposter à ses gestes hostiles et se sert de méthodes générales de réduction de colère. Bien souvent elle y réussit pendant quelque temps, ce qui la renforce dans sa conviction irréaliste qu'elle peut maîtriser cet homme . . .
La tension continue à monter et enfin la femme ne peut plus atténuer les réactions coléreuses de l'homme. "Exténuée par le stress constant auquel elle est soumise, elle fuit habituellement la présence de l'agresseur, craignant de déclencher par inadvertance une explosion. Constatant son retrait, il commence à se montrer de plus en plus oppressif à son égard [. . .] La tension entre les deux devient insupportable" (Walker, 1979, p. 59). La deuxième phase, celle de l'incident de violence grave, devient dès lors inévitable en l'absence de l'intervention d'un tiers. Parfois, c'est elle qui provoque l'éruption inévitable de colère afin d'en déterminer le lieu et le moment, ce qui lui permet de prendre de meilleures dispositions pour réduire au minimum les blessures et la douleur.
"La deuxième phase se caractérise par l'éruption incontrôlable des tensions créées au cours de la phase initiale" (p. 59). Dans un cas typique, l'agresseur lâche sur la femme une avalanche d'agression verbale et physique qui peut laisser la femme fortement ébranlée et gravement blessée. En fait lorsqu'il y a des blessures, c'est normalement au cours de cette deuxième phase. C'est alors également qu'intervient la police, si tant est qu'on l'appelle. La phase de la violence grave prend fin au moment où l'agresseur arrête, ce qui amène habituellement une réduction physiologique marquée de la tension. Ce phénomène a lui‑même un effet naturel de renforcement. Souvent la violence réussit précisément parce qu'elle est efficace.
À la troisième phase qui suit, il se peut que l'agresseur fasse des excuses, qu'il essaie d'aider sa victime, qu'il lui témoigne de la gentillesse et du remords et qu'il la comble de cadeaux ou de promesses. L'agresseur lui‑même peut croire à ce stade‑ci qu'il ne se laissera plus jamais aller à la violence. La femme veut le croire et, du moins au début de leurs relations, l'espoir qu'il pourra changer renaîtra peut‑être en elle. Cette troisième phase encourage la femme à rester avec l'homme. En fait, d'après nos constatations, la troisième phase pourrait aussi être caractérisée par l'absence de tension ou de violence, sans marque observable d'amour-contrition, et être cependant encourageant pour la femme.
Walker définit comme battue une femme qui a vécu au moins deux fois le cycle de violence. Comme elle l'explique dans son introduction à The Battered Woman, à la p. xv: [TRADUCTION] "Toute femme peut subir la violence une fois dans ses rapports avec un homme. Si cela se reproduit et qu'elle ne fuit pas cette situation, elle est définie comme une femme battue."
Étant donné le contexte relationnel dans lequel la violence survient, l'état mental de l'accusée au moment critique où elle appuie sur la détente ne saurait se comprendre qu'à la lumière des effets cumulatifs d'une brutalité subie pendant des mois ou des années. Comme le dit le Dr Shane dans son témoignage, la détérioration des rapports entre l'appelante et Rust au cours de la période qui a précédé immédiatement l'homicide a amené chez l'appelante des sentiments croissants de terreur:
[TRADUCTION] Mais dans les semaines et les mois précédents il y avait certainement dans leurs rapports une tension et une discorde accrues. Ils faisaient chambre à part. Leurs rapports manquaient d'intimité et la situation allait en s'aggravant, à un point tel, je crois, qu'elle ne pouvait pas [. . .] Elle se sentait tellement menacée et tellement accablée qu'elle devait [. . .] qu'elle a réagi avec violence parce qu'elle craignait pour sa vie et aussi parce que, je crois [. . .] en raison du sentiment, je dirais, qu'elle avait en dernière analyse qu'elle était [. . .] qu'elle devait se défendre, et en raison de ses propres sentiments de violence envers cet homme qui l'avait vraiment brutalisée et lui avait nui pendant si longtemps.
Un autre aspect de la nature cyclique des mauvais traitements tient à ce qu'ils donnent à la violence un degré de prévisibilité qu'on ne trouve pas dans un incident isolé de violence entre deux personnes qui ne se connaissent pas. Cela signifie aussi qu'il se peut en fait qu'une femme battue soit en mesure de prédire avec certitude que la violence aura lieu avant que le premier coup soit porté, même si une personne étrangère à la situation ne peut le prédire. On a dit en fait qu'une femme battue connaît tellement bien la violence de son partenaire que le comportement de celui‑ci lui permet de prévoir la nature et l'ampleur (mais non le moment) de cette violence. Dans son article intitulé "Potential Uses for Expert Testimony: Ideas Toward the Representation of Battered Women Who Kill" (1986), 9 Women's Rights Law Reporter 227, à la p. 229, la psychologue Julie Blackman décrit ce phénomène:
[TRADUCTION] La violence répétée permet aux femmes battues d'établir une échelle dont elles peuvent se servir pour "évaluer" la possibilité de supporter un accès de violence chez leur partenaire ou d'y survivre. Aussi arrivent‑elles à discerner les indices d'une violence inhabituelle. Pour les femmes battues, cette capacité de réaction à la violence à laquelle elles sont constamment exposées est un outil de survie. Il ressort des recherches que les femmes battues qui ont recours à l'homicide subissent une violence particulièrement grave et fréquente par rapport à celles qui ne commettent pas l'homicide. Elles savent distinguer entre les types de danger qu'elles connaissent et ceux qui sont nouveaux. Elles ont eu d'innombrables occasions d'apprendre à connaître la violence de leur partenaire et de perfectionner cette connaissance. Et, il importe de le souligner, elles sont en mesure de dire en quoi l'ultime incident de violence différait des autres: elles sont capables de préciser les aspects de la dernière agression qui leur ont permis de se rendre compte que cette fois‑ci l'incident aboutirait à un acte de la part de l'agresseur qui mettrait leur vie en danger.
À la page 236, Blackman expose le rôle du témoignage d'expert dans des cas où une femme battue tue son agresseur pendant qu'il dort (ou quand il ne la menace pas activement) et plaide la légitime défense:
[TRADUCTION] L'idée la plus importante peut‑être qui se dégage du témoignage d'un expert dans un tel cas est celle qu'une femme battue, en raison de sa vaste expérience de la violence de son agresseur, peut discerner dans cette violence des changements ou des signes de nouveauté qui sont indicatifs d'un danger accru. Une telle assertion doit être étayée par la femme elle‑même dans un récit spontané, fait de sa propre initiative, des événements antérieurs à l'acte qu'elle a commis contre son agresseur. C'est alors seulement que le témoignage d'un expert peut donner une base scientifique à la notion qu'un tel procédé de détection de danger peut exister, et on peut s'attendre à ce qu'il donne des résultats aussi exacts que le laisse supposer la norme de "l'homme raisonnable".
Bien entendu, comme le fait remarquer Blackman, il appartient au jury de décider du caractère convaincant de la distinction faite entre la violence "typique" et les événements particuliers perçus par l'accusée comme "dangereux pour sa vie". D'après la déclaration de l'appelante à la police, Rust lui a en fait remis une carabine en la prévenant que si elle ne le tuait pas c'était lui qui la tuerait. Je signale en passant une observation remarquable faite par Walker dans son étude de 1984 intitulée The Battered Woman Syndrome. À la page 40, elle écrit au sujet des cinquante femmes battues qui avaient tué leur partenaire et qui ont été interviewées par elle:
[TRADUCTION] Dans la plupart des cas les femmes ont tué l'homme avec une arme à feu, le plus souvent une des armes appartenant à celui‑ci. Un grand nombre de ces hommes ont même défié la femme ou lui ont ordonné de tirer la première, disant que sinon ils se serviraient eux‑mêmes de l'arme pour la tuer. [Je souligne.]
En présence d'une preuve établissant qu'une accusée est victime de violence, le témoignage d'expert peut, en expliquant la sensibilité accrue de la femme battue aux actes de son partenaire, aider le jury à décider si cette accusée avait des motifs "raisonnables" pour appréhender la mort au moment où elle a agi. Je doute qu'en l'absence d'un tel témoignage, le juge des faits moyen soit en mesure de comprendre pourquoi sa crainte subjective a pu être raisonnable dans le contexte de la situation dans laquelle elle se trouvait. Après tout, "l'homme raisonnable" hypothétique qui n'est témoin que de l'incident final ne pourrait vraisemblablement pas reconnaître la menace de l'agresseur comme comportant un danger de mort. Si l'on prend la présente instance à titre d'exemple, "l'homme raisonnable" aurait pu croire, ainsi que semble l'avoir fait la majorité en Cour d'appel, qu'il était peu probable que Rust exécute sa menace de tuer l'appelante cette nuit‑là étant donné que des amis passaient la nuit chez eux.
Toutefois la question n'est pas de savoir ce qu'un étranger aurait raisonnablement cru mais bien de savoir ce que l'accusée a raisonnablement cru, compte tenu de sa situation et de ses expériences antérieures.
Même s'il est admis qu'une femme battue peut avoir une sensibilité toute particulière au danger présenté par son agresseur, encore peut‑on prétendre que le droit devrait exiger qu'elle attende que le couteau soit levé, le fusil braqué sur elle ou le poing serré, pour que son appréhension soit jugée raisonnable. Cela, soutient‑on, diminuerait le risque que la crainte de la femme soit mal fondée, quoique le droit n'exige pas que sa crainte soit bien fondée, mais seulement qu'elle soit raisonnable. Pour répondre à cet argument, il suffit que je cite le juge Huband, qui a dit que, d'après la preuve, quand l'appelante et Rust en venaient aux coups, c'était "invariablement elle qui en sortait perdante". Je ne crois pas que ce soit une généralisation injustifiée d'affirmer qu'en raison de leur taille, leur force, leur socialisation et leur manque d'entraînement, les femmes sont normalement incapables de se mesurer aux hommes au corps à corps. L'exigence, posée dans l'arrêt Whynot, qu'une femme battue attende que l'agression soit "en cours" pour que ses appréhensions soient reconnues comme juridiquement valables reviendrait, pour reprendre la formule d'un tribunal américain, à la condamner au [TRADUCTION] "meurtre à tempérament": State v. Gallegos, 719 P.2d 1268 (N.M. 1986), à la p. 1271. Je partage l'avis, exprimé par Willoughby dans "Rendering Each Woman Her Due: Can a Battered Woman Claim Self‑Defense When She Kills Her Sleeping Batterer" (1989), 38 Kan. L. Rev. 169, à la p. 184, que [TRADUCTION] "cela n'apporte rien à la société, si ce n'est peut‑être le risque accru que la femme battue soit elle‑même tuée, de l'obliger à attendre que le mari qui la maltraite se remette à la battre, pour pouvoir agir avec justification".
B. L'absence d'autres solutions que l'initiative personnelle
Aux termes du par. 34(2), l'accusé qui plaide la légitime défense doit croire "pour des motifs raisonnables" qu'il ne peut pas autrement se soustraire à la mort ou à des lésions corporelles graves. On se demande évidemment pourquoi, si la violence était réellement intolérable, l'appelante n'a pas quitté son agresseur bien auparavant. Or, cela ne permet pas de répondre à la question de savoir si elle avait un autre choix que l'homicide au moment critique. Il s'agit plutôt d'une question inspirée du mythe populaire, déjà évoqué, selon lequel, si une femme dit avoir été battue mais a continué à vivre avec l'homme qui la battait, elle n'était sans doute pas aussi sévèrement battue qu'elle le prétend, ou aimait cela. Néanmoins, dans la mesure où le fait qu'elle n'ait pas fui la violence auparavant peut être invoqué à l'appui de l'affirmation qu'elle était libre de s'en aller au moment ultime, le témoignage d'expert peut apporter des éclaircissements utiles. Le Dr Shane a tenté d'expliquer dans son témoignage comment et pourquoi, en l'espèce, l'appelante est restée avec Rust:
[TRADUCTION] Elle est restée dans cette situation, je crois, à cause du lien étrange, presque incroyable, qui existe pourtant, qui se forme parfois entre des personnes dont les rapports présentent, je crois, ce caractère très trouble. Il n'est pas toujours facile, je pense, d'arriver à comprendre ce phénomène et on a beaucoup écrit à ce sujet au cours des dernières années dans les ouvrages de psychiatrie. Il s'agit essentiellement de deux personnes ayant entre elles ce qui paraissent être des liens pouvant présenter des aspects sexuels, sentimentaux ou affectueux.
L'une de ces personnes, et dans notre société habituellement la femme, bien que l'inverse se soit parfois produit, mais ce qui arrive c'est que le conjoint qui se fait battre, si vous voulez, reste dans cette situation probablement pour plusieurs raisons.
Une raison est que le conjoint se fait battre si sévèrement [. . .] si sévèrement [. . .] qu'il perd la motivation requise pour réagir et devient impuissant, tout à fait impuissant. Et il a été démontré que parfois, voyez‑vous, dans — non pas qu'on puisse comparer les animaux et les êtres humains — mais dans les laboratoires, quand un animal est soumis à des chocs, après un certain temps, il n'est plus capable de réagir lorsque sa vie est menacée. Il devient simplement impuissant et reste là dans un état apathique, si vous voulez, et sent qu'il n'a pas la force ni l'énergie de faire quoi que ce soit.
Donc, dans un sens, cela se produit également chez les êtres humains. C'est presque comme un camp de concentration, si vous voulez. On est paralysé par la peur.
Il arrive souvent aussi dans ce genre de rapports entre humains que la personne qui inflige les coups ou commet les agressions, qui use de la violence, essaie souvent [. . .] elle fait la paix et demande pardon. Et l'autre personne, qui a dans le fond une très mauvaise opinion d'elle‑même, sent tout à coup qu'elle — prenons ici l'exemple d'une femme parce que ce cas est nettement plus fréquent — l'épouse a l'impression qu'elle peut encore aider son conjoint et cela peut la faire se sentir utile et lui donner une plus grande estime d'elle‑même pour un certain temps et être valorisant pour elle, et son conjoint lui dit qu'il lui pardonnera et le reste.
Une autre manifestation de cette forme d'oppression est apparemment la réticence de la victime à révéler l'existence ou la gravité des mauvais traitements. Par exemple, il ressort des dossiers d'hôpital que chaque fois que l'appelante se présentait au service des urgences pour faire soigner diverses blessures, elle les a expliquées comme étant d'origine accidentelle. Aussi bien dans sa plaidoirie que dans les arguments écrits devant notre Cour le ministère public a insisté sur ce que les lésions de l'appelante s'accordaient tout autant avec ses explications et avec le fait qu'elle avait été battue et, en conséquence, comme l'a dit l'avocat de la poursuite au procès, [TRADUCTION] "le mythe veut, dans ce cas‑ci, que Mlle Lavallee ait été une femme battue". Le Dr Shane a témoigné que l'appelante avait admis avoir menti au personnel hospitalier et à d'autres personnes sur la cause de ses blessures. Selon le Dr Shane, cela concorde avec son sentiment général d'être piégée et impuissante:
[TRADUCTION] . . . elle ne disait jamais avoir été maltraitée par l'homme avec lequel elle vivait et cela était normalement attribuable à tout ce processus. Il la suppliait. C'est‑à‑dire qu'elle me racontait qu'il la battait parfois, puis la police était appelée par, je crois, à une occasion, un voisin et il s'est mis à genoux et il lui a demandé pardon et a dit qu'il l'aimait et qu'il avait un profond remords. Et cela se passait comme cela ordinairement. Chaque fois qu'elle allait à l'hôpital, il tentait, je crois, il tentait de se faire pardonner par elle et il redoublait d'amour à son égard.
Elle sentait de nouveau qu'on avait besoin d'elle et cela relançait le cycle.
Et il lui faisait également du chantage à l'occasion. Elle a eu un avortement vers le début de ses rapports avec lui et il la faisait chanter en disant: "Tu sais, je dirai à tes parents que tu es une tueuse de bébé", et cetera.
Mais dans le fond, je crois, ce qui l'empêchait de raconter les agressions aux médecins ou à qui que ce soit d'autre était relié au fait que tout ce processus se répétait. Il lui demandait pardon et lui disait qu'il l'aimerait et que cela ne se reproduirait plus et elle en était reconnaissante. Elle se sentait un peu aimée. Cela lui redonnait une plus grande estime d'elle‑même et elle se sentait aussi un peu plus en sécurité pendant un certain temps. Cela lui procurait pour quelque temps un sentiment de sécurité parce qu'elle se sentait tellement coincée dans la situation où elle se trouvait.
Les constatations du Dr Shane cadrent avec ce qui a été écrit à ce sujet. On dit souvent qu'il s'agit d'un état d'"impuissance acquise", expression inventée par Charles Seligman, le psychologue qui le premier a élaboré cette théorie à la suite d'expériences sur des animaux, du genre décrit par le Dr Shane. Une théorie connexe servant à expliquer pourquoi les femmes ne se sortent pas de situations où elles se font battre est exposée par Charles Patrick Ewing, psychologue et avocat, dans son livre Battered Women Who Kill (1987). Ewing décrit le phénomène des [TRADUCTION] "liens affectifs nés du traumatisme" constatés entre les otages et ceux qui les ont capturés, entre les enfants battus et leurs parents, entre les détenus de camps de concentration et leurs gardiens, et entre les femmes battues et leurs conjoints. D'après les études mentionnées par Ewing, deux points communs caractérisent la structure sociale existant dans chacune de ces relations en apparence différentes. Aux pages 19 et 20, il dit:
[TRADUCTION] Le premier de ces points communs est le déséquilibre des pouvoirs, "où la personne maltraitée se voit comme soumise à l'autre ou dominée par elle". La personne ayant moins de pouvoir dans les rapports en question — que ce soit la femme battue, l'otage, l'enfant maltraité, l'adepte d'un culte ou le prisonnier — en est réduite à une très grande dépendance et il arrive même qu'elle s'identifie à la personne qui possède plus de pouvoir. Bien souvent, cette dépendance et cette identification ont pour conséquence que les personnes soumises et moins puissantes deviennent "plus négatives dans leur appréciation d'elles‑mêmes, moins capables de se débrouiller par elles‑mêmes et, par conséquent, ont encore plus besoin de la personne investie d'un grand pouvoir". À mesure que ce "cycle de dépendance et de diminution de l'estime de soi" se répète avec le temps, la personne qui, dans cette relation, a moins de pouvoir forme avec celle qui en a plus, un "fort lien affectif".
Le second point commun aux rapports entre la femme battue et le conjoint, entre l'otage et celui qui l'a capturé, entre l'enfant battu et le parent qui le maltraite, entre l'adepte d'un culte et le dirigeant, et entre le prisonnier et le gardien, est la nature périodique des mauvais traitements. Dans chacune de ces relations, la personne ayant moins de pouvoir est soumise à des mauvais traitements intermittents qui alternent avec des périodes pendant lesquelles la personne ayant plus de pouvoir, auteur des mauvais traitements, agit envers l'autre d'une "façon plus normale et acceptable".
. . .
Étant donné la différence évidente de pouvoir entre les femmes battues et leurs agresseurs, et la nature intermittente de la violence physique et psychologique propre à ce genre de rapports, il semble juste de conclure [. . .] que bien des femmes battues se trouvent dans l'incapacité psychologique de quitter les hommes qui les battent parce qu'elles ont établi avec eux des liens affectifs nés du traumatisme. [Références supprimées.]
Ce fort "lien affectif" explique peut‑être non seulement pourquoi certaines femmes battues restent avec leurs agresseurs, mais aussi pourquoi elles prétendent les aimer. Bien entendu, comme l'ajoute Ewing, des facteurs particuliers liés à la situation de la femme en question peuvent lui rendre plus difficile son départ. En effet, le manque de compétences professionnelles, la présence d'enfants dont il faut prendre soin, la crainte que l'homme n'exerce des représailles, etc., peuvent tous jouer dans certains cas.
Cela ne veut pas dire qu'une femme battue ne tentera jamais de quitter son partenaire ni de se défendre contre les agressions. Dans The Battered Woman Syndrome, précité, Walker note, à la p. 30, que les femmes peuvent parfois [TRADUCTION] "riposter à la violence exercée contre elles par les hommes, mais leurs gestes n'arrivent généralement pas à leur faire mal ou à les arrêter. Ils peuvent en revanche limiter efficacement le degré de violence dont usent les hommes à leur endroit." En l'espèce, le Dr Shane savait que l'appelante avait déjà braqué un fusil sur Rust. Au cours de son interrogatoire principal, il a dit:
[TRADUCTION] Il arrivait aussi de temps à autre qu'elle tente de riposter pour se défendre, ou prenne une arme pour se défendre, afin d'empêcher qu'on lui fasse du mal, ou même, quand sa colère refoulée atteignait son paroxysme, si vous voulez, qu'elle se sente obligée de lui faire quelque chose afin d'assurer sa propre survie, afin de se défendre.
Les mêmes facteurs psychologiques qui expliquent l'incapacité d'une femme à quitter une situation de violence expliquent peut‑être aussi dans une certaine mesure pourquoi elle n'a pas essayé de s'échapper au moment où sa vie lui semblait menacée. L'extrait suivant du témoignage du Dr Shane à son interrogatoire principal nous éclaire sur ce point:
[TRADUCTION]
Q. Maintenant, d'après la preuve, elle est allée la nuit en question — je crois que vous en avez déjà parlé dans votre témoignage — se cacher dans le placard.
R. Oui.
Q. Pouvez‑vous dire au jury pourquoi, par exemple, elle est restée dans cette maison‑là si elle avait peur? Pourquoi n'est‑elle pas allée ailleurs? Pourquoi a‑t‑elle dû se cacher dans le placard dans la même maison?
R. Bien, je crois que cela reflète ce dont j'ai déjà parlé, c'est‑à‑dire ce processus psychologique continu, son propre état psychologique et ses relations avec l'homme en question; elle se sentait coincée. C'était pour elle une situation sans issue; cette incapacité acquise, si vous voulez, le fait qu'elle se sentait paralysée, qu'elle se sentait tyrannisée. Elle avait l'impression, bien qu'il n'y ait évidemment pas eu de clôture d'acier qui l'enfermait [. . .] il y avait des clôtures d'acier dans son esprit qui représentaient pour elle une barrière psychologique incroyable qui l'empêchait de partir. Quoiqu'elle en ait parfois fait des tentatives, elle revenait comme attirée par un aimant. Et elle pensait aussi ne pouvoir s'attendre à autre chose. Non seulement elle avait cette incapacité acquise du fait d'avoir été battue, constamment battue, qui lui enlevait toute motivation, mais aussi toute estime de soi. Elle avait en quelque sorte une mentalité de victime, cette mentalité de camp de concentration, qui l'empêchait de se voir autrement que tyrannisée, punie et crucifiée physiquement et psychologiquement.
Je souligne à ce stade‑ci qu'il n'appartient nullement au jury de porter un jugement sur le fait qu'une femme battue inculpée est restée avec l'homme qui l'agressait. Encore moins lui est‑il permis d'en conclure qu'elle a renoncé à son droit à la légitime défense. Je signale en outre que la doctrine traditionnelle de la légitime défense n'exige pas qu'une personne quitte son foyer plutôt que de se défendre: R. v. Antley (1963), 42 C.R. 384 (C.A. Ont.) La maison d'un homme est peut‑être son château, mais c'est aussi le foyer de la femme, même si elle peut lui paraître davantage comme une prison dans les circonstances.
Si, après avoir entendu les témoignages (y compris ceux des experts), le jury est convaincu que l'accusée avait des motifs raisonnables pour appréhender la mort ou quelque lésion corporelle grave et se sentait incapable de s'échapper, il doit se demander ce que ferait une "personne raisonnable" dans une pareille situation. La situation de la femme battue, décrite par le Dr Shane, me paraît présenter une certaine analogie avec celle de l'otage. Si l'auteur de la prise d'otage lui dit qu'il le tuera dans trois jours, est‑il en principe raisonnable que l'otage saisisse une occasion qui s'offre le premier jour de le tuer ou doit‑il attendre l'exécution de la menace le troisième jour? À mon sens, le jury doit se demander si, compte tenu des antécédents, des circonstances et des perceptions de l'appelante, sa croyance qu'elle ne pouvait éviter d'être tuée par Rust la nuit en question qu'en le tuant d'abord était raisonnable. Dans la mesure où elle peut aider le jury dans cette décision, je conclus que la preuve d'expert est à la fois pertinente et nécessaire.
Vu l'analyse qui précède, je résumerais ainsi les principes qui président à l'admission régulière du témoignage d'expert dans des cas comme celui qui se présente en l'espèce:
1. Le témoignage d'expert est admissible pour aider le juge des faits à faire des inférences dans des domaines où l'expert possède des connaissances ou une expérience pertinentes qui dépassent celles du profane.
2. Il est difficile pour le profane de comprendre le syndrome de la femme battue. On croit communément que les femmes battues ne sont pas vraiment battues aussi sévèrement qu'elles le prétendent, car sinon elles auraient mis fin à la relation. Certains estiment d'autre part que les femmes aiment être battues, qu'elles ont des tendances masochistes. Chacun de ces stéréotypes peut jouer défavorablement dans l'examen de l'allégation d'une femme battue qu'elle a agi en légitime défense quand elle a tué son partenaire.
3. La preuve d'expert peut aider le jury en détruisant ces mythes.
4. Le témoignage d'expert concernant la capacité d'une accusée de percevoir un danger présenté par son partenaire peut être pertinent relativement à la question de savoir si elle avait des "motifs raisonnables pour appréhender" la mort ou quelque lésion corporelle grave à une occasion déterminée.
5. Le témoignage d'expert touchant la question de savoir pourquoi une accusée est restée dans sa situation de femme battue peut être pertinent pour apprécier la nature et le degré de violence qui lui aurait été infligée.
6. En expliquant pourquoi une accusée ne s'est pas enfuie quand elle croyait sa vie en danger, le témoignage d'expert peut en outre aider le jury à apprécier le caractère raisonnable de sa croyance que tuer son agresseur était le seul moyen de sauver sa propre vie.
Tout à fait indépendamment du témoignage du Dr Shane, il y avait une preuve abondante sur laquelle le juge du procès pouvait fonder la conclusion que l'appelante avait été brutalement battue par Kevin Rust à plusieurs reprises pendant leur liaison. Le fait qu'elle a pu à l'occasion manifester un comportement agressif ou essayer (en vain) de partir ne milite nullement contre la conclusion qu'il existait une situation de violence systématique et implacable. À mon avis, le juge du procès n'a pas commis d'erreur en admettant le témoignage d'expert du Dr Shane afin d'aider le jury à déterminer si l'appelante avait des motifs raisonnables d'appréhender la mort ou quelque lésion corporelle grave et croyait pour des motifs raisonnables n'avoir d'autre recours que celui de tuer Kevin Rust la nuit en question.
Évidemment, ce n'est pas parce que l'appelante était une femme battue qu'elle a droit à l'acquittement. Les femmes battues peuvent tuer leurs partenaires autrement qu'en légitime défense. Ce qui importe n'est pas de savoir de quelle femme il s'agit, mais bien de savoir ce qu'elle a fait. Dans "The Meaning of Equality for Battered Women Who Kill Men in Self‑Defence" (1985), 8 Harv. Women's L.J. 121, à la p. 149, Phyllis Crocker exprime succinctement ce point de vue:
[TRADUCTION] La question dans un procès mettant en cause la légitime défense n'est pas de savoir si la défenderesse est une femme battue, mais plutôt de savoir si c'est avec justification qu'elle a tué son mari. La défenderesse produit un témoignage qui donne au jury une explication de ce qui est raisonnable différente des explications stéréotypées de la poursuite. L'idée n'est pas de lui faire acquérir la qualité de femme battue, comme si cela l'innocenterait.
Le juge du procès, et c'est tout à son honneur, a énoncé le même principe en guise d'introduction au témoignage du Dr Shane dans son exposé au jury. Ayant évoqué [TRADUCTION] "ce qu'on appelle le syndrome de la femme battue", il fait cette mise en garde:
[TRADUCTION] Je souligne au départ que mieux vaut, à mon avis, ne pas essayer de mettre des étiquettes. Il importe peu comment nous appelons cela. Ce qui importe c'est la preuve elle‑même et la manière dont elle se rapporte aux questions critiques de l'intention de l'accusée et de la légitime défense.
En définitive, c'est le jury qui doit décider si, en fait, les perceptions et les actes de l'accusée étaient raisonnables. La preuve d'expert n'enlève pas au jury, ni ne peut lui enlever, cette tâche qui lui revient. Le jury n'est pas tenu de retenir les opinions avancées par l'expert relativement aux effets de la violence sur l'état mental des victimes en général ou sur celui de l'accusée en particulier. Mais il faut, dans l'intérêt de l'équité et de l'intégrité du procès, que le jury ait la possibilité d'entendre ces opinions.
(iii) Le caractère suffisant de l'exposé du juge du procès au jury
La seconde question soulevée en l'espèce est de savoir si les directives que le juge du procès a données au jury relativement au témoignage d'expert du Dr Shane étaient suffisantes. Ce dernier paraît avoir puisé à plusieurs sources pour former son opinion: ses entrevues avec l'appelante, une entrevue avec sa mère, un rapport de police sur l'incident (comprenant des renseignements sur la déclaration faite par l'appelante à la police), et des dossiers d'hôpital faisant état de huit occasions où elle était allée au service des urgences entre 1983 et 1986. Ni l'appelante ni sa mère n'ont témoigné au procès, de sorte que le contenu de leurs déclarations au Dr Shane constitue du ouï‑dire.
Dans l'arrêt Abbey, précité, notre Cour traite des conditions d'admissibilité d'une preuve d'expert fondée sur le ouï‑dire. Dans cette affaire, l'accusé, inculpé d'importation de cocaïne, avait plaidé l'aliénation mentale. L'accusé n'a pas témoigné. Un psychiatre a exprimé son avis quant à la santé mentale de l'accusé et, en exposant le fondement de ses conclusions, il a fait mention d'incidents et d'hallucinations que lui avait relatés l'accusé sur lesquels aucune preuve admissible n'avait été produite. Le ministère public a soutenu devant notre Cour que le juge du procès avait "accepté et traité comme des faits une bonne partie de ces éléments de preuve par ouï‑dire" relatés au psychiatre. Le juge Dickson a estimé que cette affirmation était "bien fondée". Voilà la conclusion préliminaire sur laquelle reposait l'arrêt et je crois qu'il est juste de dire que le juge du procès en l'espèce n'a manifestement pas commis la même erreur que le juge du procès dans l'affaire Abbey. Aux pages 44 à 46 de ses motifs, le juge Dickson énonce les dangers qu'il y a à admettre un témoignage d'expert fondé sur le ouï‑dire:
Certes, le danger que présente l'acceptation en preuve d'un tel témoignage est la possibilité, toujours présente, comme on le voit en l'espèce, que le juge ou le jury conclue sans plus que ce témoignage établit l'exactitude des faits qu'il contient. Il s'agit là d'un danger réel qui touche au c{oe}ur de la présente espèce. Dès qu'un témoignage de ce genre est reçu en preuve, il est indispensable que le juge se montre prudent dans son exposé au jury ou dans sa propre appréciation de la preuve. Cependant, comme le souligne le juge Fauteux dans l'arrêt Wilband, le problème ne se pose pas au niveau de la recevabilité du témoignage, mais plutôt au niveau de la valeur probante à accorder à l'opinion qu'il contient. Bien que recevable dans le cadre d'une opinion, dans la mesure où il constitue un ouï‑dire, ce témoignage ne prouve pas les faits énoncés.
. . .
Il convenait que les médecins énoncent le fondement de leurs opinions et, ce faisant, qu'ils mentionnent ce qui leur avait été dit non seulement par Abbey mais aussi par d'autres personnes; cependant, c'est à tort que le juge a tenu pour prouvés les faits sur lesquels les médecins s'étaient fondés pour former leurs opinions. Bien qu'on ne conteste pas le droit des experts médicaux de prendre en considération tous les renseignements possibles pour former leurs opinions, cela ne dégage en aucune façon la partie qui produit cette preuve de l'obligation d'établir, au moyen d'éléments de preuve régulièrement recevables, les faits sur lesquels se fondent ces opinions. Pour que l'opinion d'un expert puisse avoir une valeur probante, il faut d'abord conclure à l'existence des faits sur lesquels se fonde l'opinion.
Je crois qu'aux fins de la présente analyse le fondement de l'arrêt Abbey peut se réduire aux propositions suivantes:
1. Une opinion d'expert pertinente est admissible, même si elle est fondée sur une preuve de seconde main.
2. Cette preuve de seconde main (ouï‑dire) est admissible pour montrer les renseignements sur lesquels est fondée l'opinion d'expert et non pas à titre de preuve établissant l'existence des faits sur lesquels se fonde cette opinion.
3. Lorsque la preuve psychiatrique consiste en une preuve par ouï‑dire, le problème qui se pose est celui de la valeur probante à accorder à l'opinion.
4. Pour que l'opinion d'un expert puisse avoir une valeur probante, il faut d'abord conclure à l'existence des faits sur lesquels se fonde l'opinion.
En l'espèce, le juge du procès a de toute évidence tenu pour pertinent le témoignage du Dr Shane, sinon il ne l'aurait pas admis. Comme je l'ai déjà dit, compte tenu de la preuve de la violence qui caractérisait les rapports entre l'appelante et Rust, c'est avec raison que le juge du procès l'a fait.
En ce qui concerne le second point, le juge du procès a adressé aux jurés une mise en garde générale, leur disant qu'ils ne pouvaient se prononcer [TRADUCTION] " en [se] fondant sur des choses que les témoins n'[avaient] ni vues ni entendues", ce qui semble englober les choses que le Dr Shane n'a pas vues ni entendues. Il a poursuivi en mentionnant l'usage de marihuana et le témoignage confirmatif de la mère de l'appelante comme deux sources de renseignements qui n'étaient pas en preuve en l'espèce. À mon avis, il aurait mieux valu que le juge du procès décrive l'entrevue avec l'appelante comme une source d'éléments de preuve inadmissibles et l'usage de marihuana comme un exemple d'élément de preuve inadmissible provenant de cette source. Je crois néanmoins que le juge du procès a fait comprendre au jury ce qu'il voulait dire dans ce passage subséquent:
[TRADUCTION] Pour ce qui est des points abordés par le Dr Shane, il ne lui reste donc que la déclaration de [. . . l'accusée], quelques renseignements supplémentaires tirés du rapport de police et son interprétation des dossiers d'hôpital.
Ainsi le juge du procès écarte l'entrevue avec l'appelante et la conversation avec sa mère comme sources d'éléments de preuve admissibles. Ailleurs il insiste de nouveau sur la règle que le jury ne doit tenir compte que de la preuve admissible. Au sujet des visites de l'appelante à l'hôpital, il dit:
[TRADUCTION] Une nouvelle mise en garde s'impose ici en ce qui concerne la preuve. Me Brodsky a dit dans son exposé, comme il l'a dit aussi en présentant une partie de la preuve relative aux visites à l'hôpital, qu'il ne s'agit que d'un échantillon représentatif. Il n'aurait pas dû dire cela. Cela ne fait pas partie de la preuve et vous devez en faire complètement abstraction. La seule preuve dont vous avez à vous préoccuper est celle des huit visites dont il a été question devant vous et rien d'autre — huit visites et rien d'autre.
Dans ses directives concernant la valeur probante de l'opinion du Dr Shane également, le juge du procès insiste sur la distinction entre une preuve admissible et le ouï‑dire:
Si les prémisses sur lesquelles les renseignements reposent en grande partie n'ont pas été établies par la preuve, vous devez conclure qu'il est dangereux d'attacher grande importance à son opinion. L'opinion d'un expert dépend dans une large mesure de l'exactitude des faits sur lesquels il a fondé son témoignage.
S'il y a des erreurs et que les présomptions de fait ne soient pas trop importantes pour l'opinion exprimée, c'est une chose. "Mais, s'il y a des erreurs ou des points qui ne font pas partie de la preuve et qu'à votre avis, ces points aient une influence importante sur l'opinion de l'expert, alors vous allez vouloir examiner très minutieusement la valeur et le poids de cette opinion." Cela dépend de l'importance que vous attachez aux faits sur lesquels s'est fondé le Dr Shane et qui n'ont pas été mis en preuve. [Je souligne.]
Je suis d'accord avec le juge Huband que ces directives relatives à la valeur probante sont conformes à l'arrêt de notre Cour dans l'affaire Abbey. Seule peut être reprochée au juge du procès sa tentative de distinguer entre la preuve admissible et la preuve inadmissible. Certes, le juge du procès ne s'est pas exprimé avec la clarté qu'on eût pu souhaiter, mais je conclus sans hésitation que cela ne justifie pas la tenue d'un nouveau procès.
Vu que le Dr Shane s'est fondé largement sur son entrevue avec l'appelante, le juge du procès a insisté particulièrement sur l'autre élément de crédibilité susceptible d'influer sur la valeur de l'opinion du Dr Shane:
[TRADUCTION] Le ministère public prétend que la valeur de l'opinion du Dr Shane dépend de la véracité de Lyn Lavallee parce qu'il s'est fondé dans une si grande mesure et si largement sur ce qu'elle lui a dit et sur sa déclaration (pièce 16). C'est à vous d'en décider.
Plus loin dans son exposé il précise:
Sans doute a‑t‑elle été une source très importante, sinon la source principale, de ses renseignements. Le Dr Shane a convenu que si son récit était inexact, il serait obligé de repenser sa position.
Au cours de son contre‑interrogatoire, il a répété qu'à son avis l'acte avait été commis spontanément, sur le moment, dans un but défensif. La goutte d'eau qui a fait déborder le vase a été la menace: "Quand les autres seront partis tu auras de mes nouvelles", même s'il lui avait dit des choses semblables à d'autres occasions. D'après ce qu'elle lui a raconté, l'accusée se sentait contrainte de tirer.
Se fondant sur les renseignements qu'il avait tirés de l'entrevue, il estimait que l'accusée avait agi impulsivement et sans préméditation. Il a rejeté l'assertion du ministère public que Lyn Lavallee a saisi l'occasion quand elle s'est présentée.
Il a reconnu que dans le passé des patients lui avaient menti et l'avaient induit en erreur.
La quatrième proposition que je tire de l'arrêt Abbey est qu'il doit exister une preuve admissible appuyant les faits sur lesquels l'expert se fonde pour qu'une valeur probante puisse être attribuée à son opinion. La majorité en Cour d'appel du Manitoba paraît y voir l'exigence que chacun des faits sur lesquels l'expert se fonde soit individuellement établi et admis en preuve comme condition de l'attribution de quelque valeur probante à l'ensemble de l'opinion.
Le Dr Shane a mentionné dans son témoignage plusieurs faits à l'égard desquels il n'y avait pas de preuve admissible. Les renseignements, obtenus au cours de ses entrevues avec l'appelante, portaient notamment sur l'usage de marihuana avant l'homicide, sur la détérioration des rapports intimes entre l'appelante et Rust, sur des cas antérieurs de mauvais traitements physiques et psychologiques suivis de périodes de contrition, sur le fait que l'appelante a apparemment nié avoir eu des fantasmes d'homicide et son remords après avoir tué Rust.
Si la majorité en Cour d'appel veut dire que chacun de ces faits précis doit être établi par la preuve, à défaut de quoi l'opinion du Dr Shane sur l'état mental de l'accusée n'a aucune valeur probante, je ne puis, avec égards, partager cet avis. Selon moi, l'arrêt Abbey n'appuie aucunement un tel point de vue. Notre Cour a conclu, dans cette affaire, que le juge du procès avait commis une erreur en tenant pour prouvés les faits sur lesquels le psychiatre s'était fondé pour former son opinion. La solution était de donner des directives appropriées au jury et non pas de procéder à ce qui constituait en réalité le retrait de la preuve en question. À mon avis, tant qu'il existe quelque élément de preuve admissible tendant à établir le fondement de l'opinion de l'expert, le juge du procès ne peut par la suite dire au jury de faire complètement abstraction du témoignage. Le juge doit, bien sûr, faire comprendre au jury que plus l'expert se fonde sur des faits non établis par la preuve moins la valeur probante de son opinion sera grande.
Selon ma lecture du dossier, le Dr Shane disposait d'éléments de preuve admissibles concernant la nature des rapports entre l'appelante et Rust, dans la déclaration faite par l'appelante à la police et dans les dossiers d'hôpital. De plus, une preuve corroborante substantielle a été fournie au procès par Ezako, le médecin de la salle d'urgence, qui a témoigné de son scepticisme quant à l'explication donnée par l'appelante au sujet de ses blessures. À cela s'ajoutent les dépositions des témoins sur les événements survenus la nuit de l'homicide, qui ont dit que l'apparence de l'appelante, son ton de voix et sa conduite à l'égard de Rust traduisaient la peur. La preuve évoque l'image d'une femme brutalisée qui avait menti sur l'origine de ses blessures et qui était dans l'incapacité de quitter l'homme qui la brutalisait. Comme le fait remarquer le juge Huband dans ses motifs de dissidence, l'erreur du juge du procès, si erreur il y a eu, est probablement d'avoir oublié de mentionner que le témoignage corroborant d'Ezako étayait la preuve sur laquelle le Dr Shane avait fondé son opinion.
La majorité en Cour d'appel a attaché une importance particulière à l'absence de preuve admissible sur la question de savoir si l'appelante avait eu des fantasmes d'homicide au sujet de Rust. Or, selon mon interprétation de la preuve, le fait que l'appelante ait nié avoir eu des fantasmes d'homicide ne semble pas avoir joué beaucoup dans la formation de l'opinion globale du Dr Shane relativement à son état mental la nuit en question. Qui plus est, le témoignage d'Ezako portant que l'appelante avait déjà été l'agresseur et avait même braqué un fusil sur Rust est bien plus incriminant comme indication de l'existence d'une intention antérieure de commettre l'homicide que ne le serait la présence ou l'absence de fantasmes d'homicide. Le Dr Shane a expliqué que les incidents où l'appelante avait braqué un fusil sur Rust n'étaient pas incompatibles avec sa situation de victime et n'indiquaient pas nécessairement la préméditation. De toute évidence, l'explication du Dr Shane pouvait être appréciée par le jury dans le contexte de l'ensemble de la preuve.
Lorsque la base factuelle de l'opinion d'un expert consiste en un mélange d'éléments de preuve, tant admissibles qu'inadmissibles, le juge du procès est tenu de faire comprendre au jury que la valeur probante à accorder au témoignage de l'expert est directement reliée à la quantité et à la qualité des éléments de preuve admissibles sur lesquels il est fondé. Le juge du procès n'a pas dissimulé aux avocats la difficulté fondamentale qu'il avait à s'acquitter de cette obligation en l'espèce. À mon avis, le juge du procès a adéquatement rempli sa fonction à cet égard. Son exposé au jury ne justifie donc pas la tenue d'un nouveau procès.
Je suis en conséquence d'avis d'accueillir le pourvoi, d'annuler l'ordonnance de la Cour d'appel et de rétablir le verdict d'acquittement.
//Le juge Sopinka//
Version française des motifs rendus par
Le juge Sopinka — J'ai lu les motifs de ma collègue le juge Wilson et je souscris à sa conclusion que le présent pourvoi doit être accueilli. Je crois toutefois que quelques observations s'imposent concernant l'interprétation de notre arrêt R. c. Abbey, [1982] 2 R.C.S. 24.
L'arrêt Abbey a été sévèrement critiqué: voir, p. ex., Schiff, Evidence in the Litigation Process, vol. 1, (3e éd. 1988), aux pp. 473 à 476, et Delisle, Evidence: Principles and Problems (2e éd. 1989), aux pp. 477 à 479. On reproche essentiellement à l'arrêt Abbey d'établir à l'égard de l'utilisation de la preuve d'expert des conditions plus restrictives que celles énoncées dans des arrêts antérieurs de notre Cour (p. ex., City of St. John v. Irving Oil Co., [1966] R.C.S. 581; Wilband v. The Queen, [1967] R.C.S. 14; et R. c. Lupien, [1970] R.C.S. 263). Réflexion faite, il me semble que les faits très particuliers de l'affaire Abbey ainsi que la décision commandée par ces faits ont contribué à l'élaboration d'un principe contradictoire relativement à l'admissibilité et à la valeur probante du témoignage d'opinion d'un expert. La contradiction est évidente dans les quatre principes exposés par le juge Wilson en l'espèce, à la p. 000, que je reproduis ici pour faciliter la lecture:
1. Une opinion d'expert pertinente est admissible, même si elle est fondée sur une preuve de seconde main.
2. Cette preuve de seconde main (ouï‑dire) est admissible pour montrer les renseignements sur lesquels est fondée l'opinion d'expert et non pas à titre de preuve établissant l'existence des faits sur lesquels se fonde cette opinion.
3. Lorsque la preuve psychiatrique consiste en une preuve par ouï‑dire, le problème qui se pose est celui de la valeur probante à accorder à l'opinion.
4. Pour que l'opinion d'un expert puisse avoir une valeur probante, il faut d'abord conclure à l'existence des faits sur lesquels se fonde l'opinion.
Par l'effet conjugué des numéros 1, 3 et 4, une opinion d'expert se rapportant dans l'abstrait à une question substantielle soulevée dans un procès, mais reposant entièrement sur un ouï‑dire qui n'est établi par aucun élément de preuve (p. ex., le dire de l'accusé, comme dans l'affaire Abbey) est admissible en preuve mais n'a aucune valeur probante. On se demande donc comment une preuve peut être admissible et en même temps dénuée de toute valeur probante. Comme l'a fait remarquer un commentateur, une opinion d'expert fondée entièrement sur un ouï‑dire qui n'est établi par aucun élément de preuve est forcément inadmissible pour manque de pertinence puisque les faits sous‑tendant l'opinion de l'expert constituent l'unique lien entre cette opinion et le litige: voir Wardle, "R. v. Abbey and Psychiatric Opinion Evidence: Requiring the Accused to Testify" (1984), 17 Ottawa L. Rev. 116, aux pp. 122 et 123.
La résolution de la contradiction inhérente à l'arrêt Abbey, de même que la réponse aux critiques qu'il a suscitées, se trouve dans la distinction pratique entre la preuve qu'un expert obtient et sur laquelle il se fonde dans les limites de sa compétence (comme dans City of St. John), et la preuve qu'il obtient d'une partie au litige et qui concerne une question directement en litige (comme dans Abbey).
Dans le premier cas, l'expert forme une opinion en ayant recours à des méthodes d'enquête et à des pratiques qui constituent dans le domaine en question des moyens acceptés d'arriver à une décision. Un médecin, par exemple, prend quotidiennement des décisions extrêmement importantes sur la foi des observations de collègues, revêtant souvent le caractère d'un ouï‑dire multiple. En n'accordant aucune valeur probante à ce genre de jugement professionnel formé en conformité avec de saines pratiques médicales, ou en l'écartant carrément, un tribunal ferait abstraction des fortes garanties circonstancielles de crédibilité que comporte un tel jugement et selon moi, irait à l'encontre de l'approche adoptée par notre Cour pour l'analyse de la preuve par ouï‑dire en général, illustrée notamment dans l'arrêt Ares c. Venner, [1970] R.C.S. 608. Dans R. v. Jordan (1984), 39 C.R. (3d) 50 (C.A.C.‑B.), une affaire portant sur l'évaluation, faite par un expert, de la composition chimique d'un prétendu échantillon d'héroïne, le juge Anderson de la Cour d'appel a conclu à l'inapplicabilité de l'arrêt Abbey dans de telles circonstances, et avec égards, je partage son avis. (Voir en outre l'arrêt R. v. Zundel (1987), 56 C.R. (3d) 1 (C.A. Ont.), à la p. 52, où la cour admet en preuve une opinion d'expert fondée sur des données [TRADUCTION] "[. . .] de nature générale fréquemment utilisées et reconnues comme sûres par des experts dans le domaine".)
Lorsque, toutefois, les données sur lesquelles un expert fonde son opinion proviennent d'une partie au litige ou d'une autre source fondamentalement suspecte, un tribunal devrait exiger que ces données soient établies par une preuve indépendante. Suivant l'arrêt Abbey, l'absence d'une telle preuve influera directement sur le poids à donner à l'opinion, peut‑être au point de lui enlever toute valeur probante. On doit cependant reconnaître qu'il arrivera très rarement que l'opinion d'un expert repose entièrement sur de tels renseignements et qu'aucun de ceux‑ci ne soit établi par une preuve indépendante. Quand l'opinion d'un expert est fondée en partie sur des renseignements suspects et en partie soit sur des faits reconnus, soit sur des faits qu'on essaie de prouver, il s'agit uniquement d'une question de valeur probante. À cet égard, je souscris aux propos que tient le juge Wilson, à la p. 000, pour autant qu'ils s'appliquent à des circonstances comme celles qui se présentent en l'espèce:
. . . tant qu'il existe quelque élément de preuve admissible tendant à établir le fondement de l'opinion de l'expert, le juge du procès ne saurait par la suite dire au jury de faire complètement abstraction du témoignage. Le juge doit, bien sûr, faire comprendre au jury que plus l'expert se fonde sur des faits non établis par la preuve, moins la valeur probante de son opinion sera grande.
Comme le dit le juge Wilson, le juge du procès a fait au jury un exposé adéquat. Le pourvoi devrait en conséquence être accueilli.
Pourvoi accueilli.
Procureurs de l'appelante: Walsh, Micay and Company, Winnipeg.
Procureur de l'intimée: Le procureur général du Manitoba, Winnipeg.
* Voir Erratum [2009] 1 R.C.S. iv.