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10/08/1989 | CANADA | N°[1989]_2_R.C.S._138

Canada | R. c. Black, [1989] 2 R.C.S. 138 (10 août 1989)


R. c. Black, [1989] 2 R.C.S. 138

Cynthia Virginia Black Appelante

c.

Sa Majesté La Reine Intimée

répertorié: r. c. black

No du greffe: 20292.

1989: 1er février; 1989: 10 août.

Présents: Les juges Lamer, Wilson, La Forest, L'Heureux‑Dubé et Sopinka.

en appel de la cour suprême de la nouvelle‑écosse, division d'appel

Droit constitutionnel -- Charte des droits -- Droit à l'assistance d'un avocat -- Accusée avisée de son droit à l'assistance d'un avocat dès son arrestation sur inculpation de tentative de meurtre et e

xercice de ce droit par l'accusée -- Changement subséquent de l'accusation pour celle de meurtre au premier degré -- Imp...

R. c. Black, [1989] 2 R.C.S. 138

Cynthia Virginia Black Appelante

c.

Sa Majesté La Reine Intimée

répertorié: r. c. black

No du greffe: 20292.

1989: 1er février; 1989: 10 août.

Présents: Les juges Lamer, Wilson, La Forest, L'Heureux‑Dubé et Sopinka.

en appel de la cour suprême de la nouvelle‑écosse, division d'appel

Droit constitutionnel -- Charte des droits -- Droit à l'assistance d'un avocat -- Accusée avisée de son droit à l'assistance d'un avocat dès son arrestation sur inculpation de tentative de meurtre et exercice de ce droit par l'accusée -- Changement subséquent de l'accusation pour celle de meurtre au premier degré -- Impossibilité pour l'accusée de communiquer une deuxième fois avec l'avocat de son choix et refus d'appeler un autre avocat -- Aucune urgence de procéder à l'interrogatoire -- Déclaration incriminante de l'accusée — Éléments de preuve indiquant que l'accusée était sous l'influence de l'alcool et perturbée psychologiquement au moment de la déclaration -- L'accusée a‑t‑elle pleinement exercé son droit à l'assistance d'un avocat? -- L'accusée a‑t‑elle eu une possibilité raisonnable de retenir les services d'un avocat? -- L'accusée a‑t‑elle renoncé à son droit à l'assistance d'un avocat? -- Charte canadienne des droits et libertés, art. 10b).

Droit constitutionnel -- Charte des droits -- Admissibilité de la preuve -- Déconsidération de l'administration de la justice -- Violation du droit de l'accusée à l'assistance d'un avocat -- Déclaration incriminante de l'accusée — Preuve matérielle obtenue en conséquence directe de la déclaration -- La déclaration et la preuve matérielle doivent‑elles être écartées? -- Charte canadienne des droits et libertés, art. 10b), 24(2).

L'accusée a été arrêtée pour tentative de meurtre en raison d'une agression à coups de couteau sur une voisine. Dès son arrestation, l'accusée a été mise en garde selon la formule couramment utilisée par la police et informée de son droit à l'assistance d'un avocat. En arrivant au poste de police, l'accusée a demandé à communiquer avec son avocat et a eu la possibilité de le faire. La conversation de l'accusée avec son avocat a été très brève, ayant duré moins d'une minute. Deux heures plus tard, l'accusée a été informée du décès de la victime et avisée qu'elle serait accusée de meurtre au premier degré. L'accusée est devenue très agitée, s'est mise à crier, à pleurer et à accuser les agents de lui mentir. Les agents de police ont finalement réussi à la calmer et lui ont fait une deuxième mise en garde. Elle a immédiatement demandé à communiquer avec son avocat et, n'ayant pu le rejoindre au milieu de la nuit, a refusé de parler à un autre avocat. Après avoir appelé une parente, l'accusée a engagé la conversation avec un agent de police. L'accusée s'inquiétait d'un de ses enfants et a demandé à l'agent si elle passerait le week‑end en prison. L'agent lui a dit que oui. L'agent lui a alors demandé où se trouvait le couteau et lui a aussi dit de tout raconter. L'accusée a donné une déclaration incriminante détaillée qui a été consignée par écrit. Elle a ensuite été conduite à l'hôpital pour faire traiter ses blessures. Un échantillon de sang prélevé sur elle et l'analyse subséquente qui en a été faite ont révélé que l'accusée avait un taux d'alcoolémie très élevé. Après qu'elle eut reçu des soins, les agents ont raccompagné l'accusée à son appartement. Là, l'accusée a pris un couteau dans un tiroir de la cuisine et l'a remis aux agents de police en leur disant qu'il s'agissait de l'arme du crime.

Au procès de l'accusée sur inculpation de meurtre au deuxième degré, le juge a écarté la déclaration conformément au par. 24(2) de la Charte canadienne des droits et libertés parce que le droit de l'accusée à l'assistance d'un avocat avait été violé. Pour le même motif, il a écarté la preuve entourant la découverte du couteau. L'accusée a été acquittée de l'accusation de meurtre et déclarée coupable de l'infraction moindre d'homicide involontaire coupable. La Cour d'appel, à la majorité, a accueilli l'appel interjeté par le ministère public et ordonné un nouveau procès. La Cour d'appel a conclu que les agents de police avaient rempli leurs obligations et que l'accusée avait renoncé aux droits que lui conférait l'al. 10b) de la Charte quand elle a fait sa déclaration.

Arrêt: Le pourvoi est accueilli.

(1) L'alinéa 10b) et le droit à l'assistance d'un avocat

L'accusée n'a pas épuisé ses droits à l'assistance d'un avocat en ayant une brève conversation avec son avocat au sujet de l'accusation initiale. Les droits que l'al. 10b) de la Charte confère à une personne découlent du fait que cette personne est arrêtée ou détenue pour un motif particulier. Une personne ne peut valablement exercer les droits que lui garantit l'al. 10b) que si elle connaît l'ampleur du risque qu'elle court. Quand l'accusée a communiqué avec son avocat, elle était en état d'arrestation pour tentative de meurtre. Cela est très différent d'une accusation de meurtre au premier degré. À cause des différences entre les accusations, conclure que l'avis juridique de son avocat aurait forcément été le même relève de la pure conjecture. Il ne convient pas qu'une cour de justice se demande quel genre d'avis juridique aurait été donné si l'accusée avait réussi à communiquer avec l'avocat après le changement de l'accusation.

L'alinéa 10b) impose au moins deux obligations aux policiers en plus de celle d'informer les détenus de leurs droits. En premier lieu, les policiers doivent donner à l'accusé ou au détenu qui le désire une possibilité raisonnable d'exercer sans délai le droit d'avoir recours à l'assistance d'un avocat. En second lieu, les policiers doivent s'abstenir de tenter de soutirer des éléments de preuve au détenu tant que celui‑ci n'aura pas eu une possibilité raisonnable de recourir à l'assistance d'un avocat. L'accusé doit cependant faire preuve de diligence raisonnable pour obtenir les services d'un avocat s'il souhaite le faire. En l'espèce, l'accusée n'a pas eu de possibilité raisonnable d'exercer son droit à l'assistance d'un avocat avant de faire une déclaration incriminante. À son arrivée au poste de police, elle a demandé à consulter un avocat et elle a renouvelé sa demande quand elle a été informée du changement de l'accusation. Puisqu'elle avait le droit de consulter l'avocat de son choix, il n'était pas déraisonnable pour elle de refuser de communiquer avec un autre avocat quand, au milieu de la nuit, elle n'a pas réussi à communiquer avec son avocat. Un délai de huit heures, jusqu'aux heures normales d'affaires, n'aurait pas été déraisonnable au point de justifier d'obliger l'accusée à choisir un autre avocat, vu la gravité de l'accusation et l'absence d'urgence de procéder à l'interrogatoire. Dès qu'un détenu fait valoir son droit à l'assistance d'un avocat, les policiers ne peuvent, jusqu'à ce qu'il ait eu une possibilité raisonnable d'exercer ce droit, le forcer à prendre une décision ou à participer à quelque chose qui pourrait finalement avoir un effet préjudiciable sur un éventuel procès. En conséquence, l'agent de police a violé les droits garantis par l'al. 10b) à l'accusée quand il lui a demandé où se trouvait le couteau et quand il lui a demandé de tout lui raconter.

L'accusée n'a pas implicitement renoncé à son droit à l'assistance d'un avocat en répondant aux questions de l'agent de police. La preuve présentée au procès indique qu'au moment de faire sa déclaration l'accusée était sous l'influence de l'alcool, perturbée psychologiquement et qu'elle avait des blessures qui nécessitaient des soins. Elle n'a jamais voulu renoncer à ses droits puisqu'elle était manifestement préoccupée par ceux-ci, aussi bien à son arrivée au poste de police qu'au moment d'être avisée du changement de l'accusation. Il est vrai que c'est elle qui a engagé la conversation avec l'agent de police, mais cette conversation avait trait à la sécurité de l'enfant de l'accusée et à la question de savoir si elle devrait passer le week‑end en prison. C'est l'agent de police qui a ramené la conversation sur les circonstances de l'agression dans le but d'obtenir des aveux.

(2) Le paragraphe 24(2) et l'exclusion de la preuve

Le juge du procès a eu raison d'écarter la déclaration incriminante de l'accusée conformément au par. 24(2) de la Charte. L'utilisation de la déclaration nuirait à l'équité du procès puisqu'elle violerait le droit de l'accusée de ne pas s'incriminer, lequel droit aurait pu être protégé si l'accusée avait eu la possibilité de consulter un avocat. De plus, la violation des droits garantis à l'accusée par l'al. 10b) était grave. Les policiers ont continué à questionner l'accusée même si elle avait clairement demandé à consulter son avocat. Enfin, la gravité de l'infraction en cause n'exigeait pas l'utilisation de la déclaration qu'elle avait faite. Le simple fait qu'une personne soit accusée d'une infraction grave ne justifie pas l'utilisation de la preuve lorsqu'il y a eu violation grave de la Charte et que l'utilisation de cette preuve nuirait à l'équité fondamentale du procès.

Sauf pour le couteau lui‑même, le juge du procès a eu raison d'écarter les éléments de preuve relatifs à la découverte du couteau conformément au par. 24(2). Les événements qui ont mené à la découverte du couteau sont suffisamment entachés par la violation de la Charte pour donner lieu à l'application de la règle d'exclusion du par. 24(2). Premièrement, ces éléments de preuve ont été obtenus dans des conditions qui portent atteinte aux droits garantis à l'accusée par l'al. 10b). Les événements survenus à l'appartement étaient suffisamment liés à la violation de la Charte. À la vérité, le couteau constitue un élément de preuve dérivée obtenu directement par suite "d'une déclaration ou d'une autre indication" de l'accusée. Il existe un lien de causalité entre sa découverte et la violation du droit garanti à l'accusée par l'al. 10b). Cette violation s'est poursuivie depuis le moment où on l'a avisée du changement d'accusation. Même si l'accusée avait demandé de parler à son avocat, les policiers ont cherché à obtenir et ont obtenu d'elle des éléments de preuve incriminants. Elle a été continuellement sous la garde et la surveillance des policiers. La violation des droits garantis à l'accusée par l'al. 10b) et la découverte du couteau sont donc inextricablement liées et on peut affirmer qu'elles se sont produites au cours d'une seule et même opération. Deuxièmement, l'utilisation des éléments de preuve relatifs à la conduite de l'accusée au moment de remettre le couteau et aux paroles qu'elle a pu alors prononcer, déconsidérerait l'administration de la justice. Toute preuve qu'on obtient après une violation de la Charte en conscrivant l'accusé contre lui‑même au moyen d'une confession ou d'autres preuves émanant de lui est susceptible de rendre le procès inéquitable.

Toutefois, le juge du procès n'aurait pas dû écarter comme preuve le couteau lui‑même. L'utilisation d'éléments de preuve matérielle ne déconsidère pas l'administration de la justice du seul fait que ces éléments ont été obtenus par suite d'une violation de la Charte. Il n'y a pas de doute que les policiers auraient procédé à une fouille de l'appartement de l'accusée avec ou sans son aide et que cette fouille leur aurait permis de découvrir le couteau. En l'espèce, on n'a pas contesté que c'est l'accusée qui a poignardé la victime et la seule question en litige était de savoir si l'agression à coups de couteau était un acte intentionnel que l'accusée savait de nature à causer la mort de la victime ou à lui causer des lésions corporelles graves qui pourraient entraîner sa mort. L'utilisation en preuve du couteau lui‑même n'aurait pas changé la façon dont le jury a jugé cet aspect de l'affaire.

Jurisprudence

Arrêts appliqués: Clarkson c. La Reine, [1986] 1 R.C.S. 383; R. c. Manninen, [1987] 1 R.C.S. 1233, conf. (1983), 8 C.C.C. (3d) 193; R. c. Ross, [1989] 1 R.C.S. 3; R. c. Collins, [1987] 1 R.C.S. 265; arrêt examiné: R. c. Strachan, [1988] 2 R.C.S. 980; arrêts mentionnés: R. v. Anderson (1984), 10 C.C.C. (3d) 417; Hunter c. Southam Inc., [1984] 2 R.C.S. 145; R. c. Big M Drug Mart Ltd., [1985] 1 R.C.S. 295; R. c. Ancio, [1984] 1 R.C.S. 225; R. c. Therens, [1985] 1 R.C.S. 613; Trask c. La Reine, [1985] 1 R.C.S. 655; R. c. Simmons, [1988] 2 R.C.S. 495; R. c. Tremblay, [1987] 2 R.C.S. 435.

Lois et règlements cités

Charte canadienne des droits et libertés, art. 10b), 24(2).

POURVOI contre un arrêt de la Cour suprême de la Nouvelle‑Écosse, Division d'appel (1987), 32 C.C.C. (3d) 425, 77 N.S.R. (2d) 23, 191 A.P.R. 23, qui a accueilli l'appel interjeté par le ministère public et ordonné un nouveau procès sur l'inculpation de meurtre au deuxième degré. Pourvoi accueilli.

Joel E. Pink, c.r., pour l'appelante.

John D. Embree, pour l'intimée.

//Le juge Wilson//

Version française du jugement de la Cour rendu par

LE JUGE WILSON — Le présent pourvoi soulève de nombreuses questions au sujet de l'al. 10b) de la Charte canadienne des droits et libertés et de l'application du par. 24(2) de la Charte si on conclut qu'il y a eu violation de l'al. 10b).

1. Les faits

L'appelante a été accusée du meurtre au deuxième degré de Deborah Lynn Tufts. Au début du procès, un voir‑dire a été tenu pour décider de la recevabilité de certaines déclarations incriminantes faites par l'accusée à la police. Le juge du procès a écarté ces déclarations en application du par. 24(2). Plus tard, au cours du procès, on a débattu la question de savoir si les éléments de preuve relatifs à la découverte de ce qui était censé être l'arme du crime étaient recevables vu la décision antérieure du juge du procès. Ce dernier a statué que les éléments de preuve qui ont amené la découverte du couteau étaient irrecevables.

La preuve présentée au cours du voir‑dire révèle que, le 11 octobre 1985, la police de Halifax a été appelée à enquêter sur une agression à coup de couteau commise dans un appartement de Mulgrave Park, à Halifax. Les agents de police sont arrivés sur les lieux entre 23 h 30 et 23 h 40 et ont trouvé une femme qui avait reçu un coup de couteau près de la gorge. Sur la foi de renseignements donnés par des personnes qui se trouvaient sur les lieux, deux agents de police se sont présentés à l'appartement de l'appelante. Ils ont frappé à la porte à plusieurs reprises. Après un moment, l'appelante a ouvert la porte. L'un des agents, l'agent Small, a témoigné qu'il a avisé l'appelante qu'elle était accusée de tentative de meurtre, qu'il lui a lu la mise en garde usuelle de la police et qu'il lui a mentionné qu'elle avait le droit de communiquer avec un avocat. L'autre agent, le sergent O'Neil, se rappelle que l'appelante a été avisée qu'elle était arrêtée pour une agression à coup de couteau.

Les agents ont demandé à l'appelante de s'habiller et de les suivre au poste de police. Ils sont arrivés à cet endroit vers 23 h 58. L'appelante a été amenée à une salle d'interrogatoire et c'est alors qu'elle a demandé à communiquer avec un avocat nommé Me Digby. L'agent Small a téléphoné à Me Digby chez‑lui, lui a fait part qu'il était agent de police et qu'une personne sous sa garde voulait lui parler. L'agent Small a alors remis l'appareil de téléphone à l'appelante et a quitté la pièce. L'agent Small n'a pas dit à Me Digby quelle était l'accusation portée contre l'appelante. L'appelante a eu une très brève conversation de trente à quarante secondes avec Me Digby. L'agent Small a témoigné que l'appelante paraissait en état d'ébriété et qu'elle avait une coupure à la lèvre.

Ensuite, l'appelante a été laissée toute seule dans la salle d'interrogatoire pendant environ une heure. Deux agents de police sont entrés dans la pièce, vers 1 h 35, pour prendre des photographies de l'appelante et, plus précisément, des photographies des morsures à la lèvre, au cou et à la main de l'appelante. L'appelante s'est d'abord montrée très contrariée parce qu'elle croyait que l'agent de l'identification était journaliste. Après avoir compris ce que les agents faisaient, elle s'est calmée, les photographies ont été prises et l'appelante a reçu des vêtements de rechange. Les agents sont revenus un peu plus tard et ont emporté les vêtements de l'appelante. Quelques minutes plus tard, les agents sont revenus et ont demandé à l'appelante d'identifier une paire de sandales et un couteau. L'appelante a consenti à identifier les sandales, mais elle a dit ne pas reconnaître le couteau.

Vers 1 h 40, l'enquêteur Benjamin et l'agent Ross sont entrés dans la salle d'interrogatoire. L'enquêteur Benjamin a affirmé dans sa déposition que l'appelante était nerveuse, vexée et sous l'influence de l'alcool. Ils lui ont annoncé le décès de Mme Tufts et l'ont avisée qu'elle serait accusée de meurtre au premier degré. L'appelante est devenue très agitée, s'est mise à crier, à pleurer et à accuser les agents de lui mentir. Les policiers ont finalement réussi à la calmer. L'agent Ross lui a alors lu la mise en garde suivante:

[TRADUCTION] Je tiens à vous faire la mise en garde suivante. Vous devez comprendre clairement que tout ce qui vous a déjà été dit ne doit pas vous influencer ni vous faire sentir obligée de dire quoi que ce soit maintenant. Vous n'êtes pas obligée de répéter tout ce que vous croyez avoir été incitée ou forcée à dire et vous n'êtes pas non plus obligée d'y ajouter quoi que ce soit, mais tout ce que vous direz pourra servir de preuve. Comprenez‑vous ce que je viens de vous dire?

L'appelante est encore une fois devenue très contrariée et elle a demandé de nouveau à parler à Me Digby. L'enquêteur Benjamin et l'agent Ross ont quitté la pièce et l'agent Ross a tenté à plusieurs reprises d'appeler Me Digby chez‑lui. Chaque fois, la ligne était occupée. L'agent Ross est revenu dans la salle d'interrogatoire, il a avisé l'appelante que la ligne était occupée et lui a demandé si elle voulait communiquer avec un autre avocat. L'appelante lui a répondu non et lui a répété qu'elle voulait parler à Me Digby étant donné qu'elle l'avait déjà fait plus tôt.

L'appelante a alors demandé à communiquer avec une autre personne, c'est‑à‑dire sa grand‑mère. L'appel a été fait en présence du l'agent Ross. L'appel a duré de cinq à six minutes au cours desquelles l'appelante est devenue plus calme. Après cet appel, l'appelante s'est mise à converser avec l'agent Ross. Elle lui a demandé si elle passerait le week‑end en prison parce qu'elle s'inquiétait au sujet d'un de ses enfants. L'agent lui a dit qu'elle demeurerait incarcérée pendant tout le week‑end au poste de police. Il lui a alors demandé où se trouvait le couteau. L'agent Ross a témoigné que l'appelante lui a souri et lui a dit que le couteau était chez‑elle. Il lui a demandé de tout lui raconter. Selon l'agent Ross, l'appelante a consenti à faire une déclaration. Il est sorti de la pièce quelques instants pour se procurer les formules officielles de déclaration du service de police d'Halifax. Au retour de l'agent Ross, l'appelante a fait une longue déclaration incriminante que l'agent Ross a consignée par écrit et fait signer à l'appelante.

L'appelante soutient qu'elle a fait une déclaration uniquement parce que l'agent Ross lui avait promis qu'elle serait mise en liberté sous caution et pourrait rentrer chez‑elle si elle le faisait. Elle a témoigné qu'elle avait tout inventé afin d'être libérée.

Après que l'appelante eut fait une déclaration, elle a été amenée à l'hôpital pour faire soigner ses blessures. Pendant qu'elle était à l'hôpital, on a prélevé sur elle un échantillon de sang. L'analyse subséquente a démontré que l'appelante avait un taux d'alcoolémie très élevé. Après qu'elle eut reçu des soins à l'hôpital, les deux agents de police ont raccompagné l'appelante à son appartement. Selon les agents de police, l'appelante s'est dirigée vers un tiroir de la cuisine, y a pris un couteau et l'a remis aux agents en disant qu'il s'agissait de l'arme du crime.

Le 9 janvier 1986, l'appelante a été accusée d'avoir causé la mort de Deborah Lynn Tufts en la poignardant et d'avoir ainsi commis un meurtre au deuxième degré.

2. Les tribunaux d'instance inférieure

a) Le procès: le juge Kelly

Au début du procès, le juge Kelly a tenu un voir‑dire pour décider de la recevabilité de la déclaration incriminante faite par l'appelante. Il a d'abord rejeté l'argument de l'appelante selon lequel la déclaration devait être exclue parce que l'agent Ross avait promis à l'appelante qu'elle serait mise en liberté sous caution si elle faisait des aveux. Il a ajouté foi à la version de l'agent Ross plutôt qu'à celle de l'appelante.

Le juge Kelly a ensuite entrepris de déterminer si la déclaration avait été faite librement au sens de la common law. Ayant ajouté foi au témoignage des agents de police, le juge Kelly a conclu que la déclaration avait été faite sans menace ni promesse. Il a aussi conclu, même si l'appelante n'avait qu'une quatrième année de scolarité et qu'elle était sous l'influence de l'alcool et perturbée au moment de l'interrogatoire, que la déclaration de l'appelante représentait "les propos d'un esprit totalement conscient". Il a donc conclu que la déclaration de l'appelante avait été faite librement.

Le juge du procès est ensuite passé à la question de savoir si la déclaration avait été obtenue en violation du droit garanti à l'appelante par l'al. 10b) de la Charte d'avoir recours sans délai à l'assistance d'un avocat. Bien qu'il se soit dit mécontent du fait que l'appelante n'ait pas été avisée de ses droits conformément au texte de la Charte au moment de son arrestation, il s'est concentré sur la question de savoir si elle a eu ou aurait dû avoir une possibilité suffisante de consulter un avocat après qu'on lui eut annoncé que Mme Tufts était décédée et qu'elle serait accusée non plus de tentative de meurtre, mais de meurtre au premier degré. Le juge Kelly dit ceci:

[TRADUCTION] Je n'hésite pas à conclure que ces facteurs ont apporté un changement si radical à sa situation juridique qu'elle avait le droit d'avoir une autre possibilité de consulter un avocat, conformément aux dispositions de l'al. 10b) de la Charte canadienne des droits et libertés, au cas où elle réclamerait cette possibilité.

Quant à l'obligation qui incombe aux agents de police lorsqu'un accusé demande à communiquer avec un avocat, le juge Kelly a fait siennes les quatre propositions adoptées par le juge Tarnopolsky dans R. v. Anderson (1984), 10 C.C.C. (3d) 417 (C.A. Ont.), à la p. 422:

[TRADUCTION]

(1)En cas d'arrestation ou de détention, un agent de la paix est tenu de dire clairement à l'accusé qu'il a le droit de recourir à l'assistance d'un avocat. Dans bien des cas, l'obligation de l'agent de la paix prend fin avec la question de savoir si l'accusé comprend bien ce droit.

(2)Un agent de la paix est tenu d'expliquer davantage ce droit si les circonstances indiquent que l'accusé ne comprend pas, notamment s'il est en état de choc ou d'ébriété.

(3)Si l'accusé choisit de quelque façon d'invoquer ou d'exercer son droit de recourir à l'assistance d'un avocat, l'agent de la paix a deux obligations: a) celle de lui donner sans délai la possibilité de le faire, et b) celle de cesser d'interroger l'accusé jusqu'à ce qu'il ait eu cette possibilité.

(4)Si la personne accusée ou arrêtée choisit de ne pas demander la possibilité de recourir à l'assistance d'un avocat et de parler à l'agent de la paix, la déclaration ainsi obtenue n'est pas incompatible avec la Charte.

Appliquant ces propositions à l'espèce, le juge Kelly affirme:

[TRADUCTION] Mlle Black a indiqué clairement qu'elle voulait consulter un avocat et a insisté pour consulter l'avocat de son choix, c'est‑à‑dire Me Digby. Elle a exprimé cette volonté après la "deuxième mise en garde" et avant de faire une déclaration. L'agent Ross dit qu'il a essayé de communiquer avec Me Digby et qu'il a supposé que le récepteur de son appareil téléphonique devait être décroché, intentionnellement ou non. Il n'a pas vérifié si cette supposition était exacte et n'a pas fait part à Mlle Black de son opinion. Si elle avait su qu'il était impossible de rejoindre Me Digby à ce moment‑là, elle aurait peut‑être pris la décision plus rationnelle d'essayer de communiquer avec un autre avocat plutôt que d'insister pour parler à Me Digby. De toute façon, elle a nettement exigé à plusieurs reprises de parler à Me Digby et elle avait droit à l'avocat de son choix, à moins que sa demande ne soit déraisonnable dans les circonstances. En l'espèce, je conclus que cette demande n'était pas déraisonnable.

La preuve révèle, ce que les agents de police reconnaissent, qu'il n'y avait pas d'urgence. Ils auraient pu attendre et recevoir la déclaration plus tard dans la matinée alors qu'il aurait été plus raisonnable et facile de communiquer avec un avocat. J'estime que l'obligation des autorités policières de faciliter l'accès à un avocat lorsqu'une demande en ce sens leur est faite, est plus grande dans les circonstances de la présente affaire, c'est‑à‑dire celles où "une femme" naïve, affolée, plus ou moins "en état d'ébriété et blessée, était en état d'arrestation pour l'infraction la plus grave visée au Code criminel. Le droit à l'assistance d'un avocat est l'un des droits les plus fondamentaux et il fait maintenant partie de la loi suprême du Canada. Je conclus que, dans ces circonstances, il y a eu négation de ce droit de l'accusée Mlle Black". [Je souligne.]

Le juge du procès a écarté la déclaration conformément au par. 24(2) de la Charte.

Plus tard, au cours du procès, le juge a dû décider si les éléments de preuve relatifs à la découverte du couteau devaient eux aussi être écartés. Il a conclu que la découverte du couteau et le comportement de l'appelante qui avait mené à cette découverte faisaient suite à la violation des droits garantis à l'appelante par l'al. 10b). Pour les mêmes motifs que ceux donnés relativement aux aveux, le juge du procès a également écarté tous les éléments de preuve entourant la découverte du couteau. L'appelante a été acquittée de l'accusation de meurtre et déclarée coupable de l'infraction moindre d'homicide involontaire coupable. Le ministère public a interjeté appel.

b)La Cour suprême de la Nouvelle‑Écosse, Division d'appel

(les juges Jones, Macdonald et Pace)

La Cour d'appel à la majorité (le juge Pace, aux motifs duquel le juge Macdonald a souscrit) a accueilli l'appel de la décision du juge du procès et a ordonné la tenue d'un nouveau procès: voir (1987), 32 C.C.C. (3d) 425. Le juge Pace a estimé que le juge du procès avait mal interprété l'arrêt de la Cour d'appel de l'Ontario R. v. Anderson, précité. D'après le juge Pace, le juge Tarnopolsky n'a pas accepté, dans l'arrêt Anderson, que le troisième des quatre principes proposés par le substitut du procureur général dans cette affaire constituait une obligation de l'agent de police. Il affirme, à la p. 435:

[TRADUCTION] Il semblerait que ni la Cour d'appel de l'Ontario, ni la Cour d'appel de la Colombie‑Britannique n'ont adopté la troisième proposition soumise dans l'arrêt Anderson, précité, comme faisant "au moins partie de l'obligation qui incombe aux agents de police en vertu de l'al. 10b) de la Charte". Cette décision du juge du procès, constitue, à mon avis, une erreur puisqu'elle impose une obligation trop lourde aux agents de police et refuse à l'accusée la liberté de parler si elle veut le faire.

Le juge Pace a aussi fait une distinction d'avec les faits de l'arrêt de la Cour d'appel de l'Ontario R. v. Manninen (1983), 8 C.C.C. (3d) 193, pour conclure qu'en l'espèce [TRADUCTION] "les policiers ont fait tout ce qu'il leur était possible de faire pour faciliter l'exercice du droit de l'intimée à l'assistance d'un avocat" (p. 433).

La Cour d'appel à la majorité a expliqué en quoi consiste, selon elle, l'obligation qui incombe aux agents de police d'assurer la protection des droits que garantit à l'accusé l'al. 10b), à la p. 434:

[TRADUCTION] En vertu de l'al. 10b) de la Charte, un agent de la paix a l'obligation de dire clairement à l'accusé qu'il a le droit d'avoir recours sans délai à l'assistance d'un avocat et de donner à l'accusé la possibilité d'avoir recours sans délai à l'assistance d'un avocat, si celui-ci veut le faire. Si l'accusé renonce volontairement à son droit à l'assistance d'un avocat, l'agent de la paix doit alors vérifier si l'accusé le fait en comprenant véritablement les conséquences de la renonciation à son droit: voir Clarkson c. La Reine, précité. Cette dernière décision dépend largement, à mon avis, de l'état psychologique de l'accusé à ce moment‑là, par exemple s'il est en état d'ébriété ou sous l'influence de drogues au point de ne pas réaliser les conséquences d'une renonciation à son droit.

Il semblerait que la Cour d'appel à la majorité a estimé qu'en l'espèce les policiers avaient rempli leurs obligations et que l'appelante avait renoncé aux droits que lui conférait l'al. 10b) au moment de faire sa déclaration. Le juge Pace dit, à la p. 434:

[TRADUCTION] Dans le présent appel, à la différence de l'arrêt Clarkson, le juge du procès a conclu que l'accusée jouissait "suffisamment bien de ses facultés mentales pour faire une déclaration libre". Pour arriver à cette conclusion, il a tenu compte de toutes les circonstances en présence, notamment des blessures de l'accusée, de son niveau de scolarité, de son degré d'ébriété, de sa capacité de comprendre et de son état émotionnel et psychologique. Il faut se rappeler qu'en l'espèce l'accusée a consulté un avocat et qu'on lui a fourni un téléphone pour faire l'appel qu'elle demandait de faire. Personne n'a demandé aux policiers d'attendre l'arrivée d'un avocat et l'accusée n'a pas manifesté la volonté de ne pas parler avant de disposer des services d'un avocat. En réalité, il ressort de la preuve qu'une bonne partie de la conversation intervenue entre l'accusée et l'agent Ross a été engagée par l'accusée qui semblait s'inquiéter quant à savoir où elle passerait le week‑end et qui s'occuperait de son enfant. La déclaration a été faite sous forme de récit, quelques questions ayant été posées par l'agent de police vers la fin de la déclaration.

La cour à la majorité, a donc conclu qu'il n'y avait pas eu de violation de l'al. 10b) d'après les faits de l'espèce. Le juge Pace a toutefois ajouté que, même s'il avait conclu qu'il y avait eu "violation formelle" de l'al. 10b), il n'aurait pas écarté la déclaration en application du par. 24(2).

Le juge Jones a été dissident. Il était d'avis que la conclusion du juge du procès selon laquelle la déclaration de l'appelante avait été faite librement ne l'empêchait pas de conclure qu'il y avait eu violation de l'al. 10b). Il a estimé que l'arrêt Clarkson était décisif en l'espèce et il a affirmé, aux pp. 438 et 439:

[TRADUCTION] Comment peut‑on dire que, compte tenu de la preuve et des faits de l'espèce, l'appelante a "nettement et clairement" renoncé à son droit à l'assistance d'un avocat "en pleine connaissance des droits que cette procédure vise à protéger et de l'effet de la renonciation sur ces droits au cours de la procédure"? Si l'équité exigeait que les déclarations soient écartées dans l'arrêt Clarkson, le même principe doit alors certainement s'appliquer aux faits de l'espèce. En toute déférence, il était loisible au juge du procès d'écarter les éléments de preuve qu'il a écartés en application du par. 24(2) de la Charte et, compte tenu de l'arrêt Clarkson, il a eu raison de le faire.

3. Les questions en litige

La solution du présent pourvoi exige que nous répondions aux questions suivantes:

(1) L'appelante a‑t‑elle pleinement exercé son droit à l'assistance d'un avocat pendant sa conversation téléphonique avec Me Digby, à 23 h 58?

(2) Si non, l'appelante a‑t‑elle eu une possibilité raisonnable d'exercer son droit à l'assistance d'un avocat avant de faire la déclaration incriminante?

(3) L'appelante a‑t‑elle renoncé aux droits que lui garantit l'al. 10b)?

(4) S'il y a eu violation des droits que garantit à l'appelante l'al. 10b), la déclaration incriminante devrait‑elle être écartée en vertu du par. 24(2)?

(5) S'il y a eu violation des droits que garantit à l'appelante l'al. 10b), les éléments de preuve relatifs à la découverte du couteau devraient‑ils être écartés?

4. Les dispositions applicables de la Charte

10. Chacun a le droit, en cas d'arrestation ou de détention:

a)d'être informé dans les plus brefs délais des motifs de son arrestation ou de sa détention;

b)d'avoir recours sans délai à l'assistance d'un avocat et d'être informé de ce droit;

24. (1) Toute personne, victime de violation ou de négation des droits ou libertés qui lui sont garantis par la présente charte, peut s'adresser à un tribunal compétent pour obtenir la réparation que le tribunal estime convenable et juste eu égard aux circonstances.

(2) Lorsque, dans une instance visée au paragraphe (1), le tribunal a conclu que des éléments de preuve ont été obtenus dans des conditions qui portent atteinte aux droits ou libertés garantis par la présente charte, ces éléments de preuve sont écartés s'il est établi, eu égard aux circonstances, que leur utilisation est susceptible de déconsidérer l'administration de la justice.

5. Analyse

(1)L'appelante a‑t‑elle pleinement exercé son droit à l'assistance d'un avocat pendant sa conversation téléphonique avec Me Digby, à 23 h 58?

Le ministère public a soutenu avec insistance que l'appelante a pleinement exercé ses droits lorsqu'elle a eu une brève conversation avec son avocat, Me Digby, immédiatement après son arrivée au poste de police. Selon le ministère public, le renseignement communiqué par la suite à l'accusée que l'accusation de tentative de meurtre portée contre elle serait changée en accusation de meurtre au premier degré n'avait rien à voir avec l'exercice de ses droits. Le ministère public a fait valoir qu'il n'y avait qu'une seule arrestation ou détention et que cette arrestation ou détention ne visait qu'un seul événement ou une seule opération. En conséquence, les droits de l'appelante ont été respectés quand on lui a permis de communiquer avec son avocat à son arrivée au poste.

Cette Cour a, à maintes reprises, affirmé qu'il faut interpréter les dispositions de la Charte selon une méthode fondée sur l'objet visé: voir Hunter c. Southam Inc., [1984] 2 R.C.S. 145, et R. c. Big M Drug Mart Ltd., [1985] 1 R.C.S. 295. Dans l'arrêt Clarkson c. La Reine, [1986] 1 R.C.S. 383, cette Cour a statué que l'al. 10b) visait à favoriser les principes d'équité en matière décisionnelle, affirmant à la p. 394:

Cette disposition constitutionnelle ne tient manifestement pas compte de la valeur probante de la preuve obtenue par la police, mais vise plutôt, comme l'affirme le juge Le Dain aux pp. 641 et 642 de l'arrêt Therens, précité, "à assurer que, dans certaines situations, une personne soit informée de son droit à l'assistance d'un avocat" lorsqu'elle est détenue par la police dans des circonstances qui peuvent entraîner "des conséquences sérieuses sur le plan juridique".

De plus, il ne faut pas interpréter l'al. 10b) de façon isolée. Sa portée doit être examinée à la lumière de l'al. 10a). L'alinéa 10a) oblige les policiers à aviser une personne arrêtée ou détenue des motifs de cette arrestation ou de cette détention. Les droits que l'al. 10b) confère à une personne découlent du fait que cette personne est arrêtée ou détenue pour un motif particulier. Une personne ne peut valablement exercer le droit que lui garantit l'al. 10b) que si elle connaît l'ampleur du risque qu'elle court.

Quand l'appelante a communiqué avec Me Digby, on lui avait dit qu'elle était en état d'arrestation pour tentative de meurtre, ou, selon la déposition que l'on tient pour vraie, pour "agression à coup de couteau". Cela est très différent d'une accusation de meurtre au premier degré. Premièrement, tandis que la poursuite doit prouver que l'accusé a eu l'intention de causer la mort de la victime dans le cas d'une accusation de tentative de meurtre (voir R. c. Ancio, [1984] 1 R.C.S. 225), cette condition stricte d'intention coupable n'est pas requise dans certains cas définis aux art. 212 et 213 du Code criminel, S.R.C. 1970, chap. C-34, lesquels déterminent les éléments nécessaires pour justifier une déclaration de culpabilité de meurtre. Deuxièmement, dans le cas d'une "agression à coups de couteau" ou d'une tentative de meurtre, la victime peut être en mesure de déposer pour inculper ou disculper l'accusé. Cela n'est manifestement pas possible dans le cas d'une accusation de meurtre. Troisièmement, et c'est peut‑être le facteur le plus important, les conséquences psychologiques d'une accusation de meurtre au premier degré sur l'accusé sont beaucoup plus graves que celles d'une accusation de tentative de meurtre ou d'"agression à coups de couteau". Après tout, on ne connaît pas, dans notre droit, d'infraction plus grave que celle de meurtre au premier degré.

La poursuite soutient que, malgré le changement apporté à l'accusation, l'avis juridique préalable que l'appelante a reçu aurait bien pu ne pas changer. Il est possible que ce soit vrai. D'autre part, à cause des différences qui existent entre les accusations et dont j'ai déjà fait état, conclure que l'avis juridique aurait forcément été le même relève de la plus pure conjecture. À mon avis, il ne convient pas qu'une cour de justice se demande quel genre d'avis juridique aurait été donné si l'accusée avait réussi à communiquer avec son avocat après le changement de l'accusation. Si la prétention du ministère public sur ce point était juste, chaque fois qu'on demanderait à un accusé de se soumettre à l'ivressomètre, il ne serait pas nécessaire de l'aviser des droits que lui garantit l'al. 10b) puisqu'on peut supposer qu'un avocat conseillerait à l'accusé de se soumettre à l'ivressomètre pour le motif que le refus de le faire constitue une infraction criminelle. Ce raisonnement va directement à l'encontre des arrêts de cette Cour R. c. Therens, [1985] 1 R.C.S. 613, et Trask c. La Reine, [1985] 1 R.C.S. 655. De plus, il contrecarre totalement l'objet de l'al. 10b).

En conséquence, je rejette ce premier argument de la poursuite.

(2)Si non, l'appelante a‑t‑elle eu une possibilité raisonnable d'exercer son droit à l'assistance d'un avocat avant de faire la déclaration incriminante?

L'arrêt de la Cour d'appel en l'espèce a été rendu avant ceux de cette Cour R. c. Manninen, [1987] 1 R.C.S. 1233, et R. c. Ross, [1989] 1 R.C.S. 3. Ces deux derniers arrêts expliquent en détail la nature et la portée du droit garanti par l'al. 10b). Dans l'arrêt Ross, deux accusés avaient été arrêtés et chacun avait essayé de communiquer avec un avocat sans réussir à le faire. Au moins un des accusés s'était fait demander s'il voulait communiquer avec un autre avocat et il avait répondu non. On avait ensuite demandé aux accusés de participer à une séance d'identification. Le juge Lamer explique ainsi, à la p. 10, la nature du droit conféré par l'al. 10b):

Comme l'a conclu cette Cour dans l'arrêt R. c. Manninen, [1987] 1 R.C.S 1233, l'al. 10b) impose au moins deux obligations aux policiers en plus de celle d'informer les détenus de leurs droits. En premier lieu, les policiers doivent donner à l'accusé ou au détenu qui le désire une possibilité raisonnable d'exercer sans délai le droit d'avoir recours à l'assistance d'un avocat. En second lieu, les policiers doivent s'abstenir de tenter de soutirer des éléments de preuve au détenu tant que celui‑ci n'aura pas eu une possibilité raisonnable de recourir à l'assistance d'un avocat. [Souligné dans l'original.]

Ces obligations des policiers sont soumises à une condition: l'accusé doit faire preuve de diligence raisonnable en tentant d'obtenir les services d'un avocat s'il souhaite le faire. Si l'accusé ne fait pas preuve de diligence à cet égard, l'obligation correspondante qu'ont les policiers de s'abstenir de l'interroger est suspendue: voir R. c. Tremblay, [1987] 2 R.C.S. 435.

En l'espèce, je crois que l'appelante a fait preuve de diligence raisonnable en tentant de communiquer avec un avocat. Elle a demandé et réussi à parler à son avocat dès qu'elle est arrivée au poste de police et, quand elle a appris qu'une accusation de meurtre au premier degré serait substituée à celle de tentative de meurtre ou d'agression à coup de couteau, elle a immédiatement exprimé de nouveau la volonté de consulter son avocat. Il n'est pas très étonnant que son avocat n'ait pu être rejoint à 1 h 40 du matin. Je ne crois pas non plus qu'il ait été déraisonnable pour elle de refuser d'essayer de communiquer avec un autre avocat alors qu'elle ne pouvait pas rejoindre Me Digby. Comme on l'a conclu dans l'arrêt Ross, l'al. 10b) autorise une personne arrêtée ou détenue à consulter l'avocat de son choix. Ce n'est que si ce choix entraîne des délais déraisonnables qu'il y a obligation d'accepter de recourir à l'assistance d'un autre avocat. Un délai d'environ huit heures, jusqu'aux heures normales d'affaires, n'aurait pas été, à mon avis, déraisonnable en l'espèce vu qu'il s'agissait d'une accusation de meurtre au premier degré et qu'il n'y avait pas d'urgence de procéder à l'interrogatoire.

Je conclus donc que les obligations imposées aux policiers, selon l'arrêt Manninen, n'étaient pas suspendues du fait que l'appelante était dans l'impossibilité de communiquer avec son avocat à 1 h 40 du matin. Par conséquent, en l'absence de renonciation de l'appelante, l'agent Ross a violé les droits garantis à l'appelante par l'al. 10b) quand il lui a demandé où se trouvait le couteau et quand il lui a demandé de tout lui raconter. Je souscris aux propos du juge Lamer quand il affirme dans l'arrêt Ross à la p. 12:

Le droit à l'assistance d'un avocat signifie également à mon avis que, dès qu'un accusé ou un détenu a fait valoir ce droit, les policiers ne peuvent en aucune façon, jusqu'à ce qu'il ait eu une possibilité raisonnable d'exercer ce droit, le forcer à prendre une décision ou à participer à quelque chose qui pourrait finalement avoir un effet préjudiciable sur un éventuel procès.

(3)L'appelante a‑t‑elle renoncé aux droits que lui garantit l'al. 10b)?

Le jugement de première instance en l'espèce a été rendu avant que cette Cour examine la question de la renonciation dans l'arrêt Clarkson. En conséquence, le juge Kelly n'a pas expressément traité de la question de la renonciation. Il a plutôt appliqué le critère de "l'esprit totalement conscient" pour déterminer si la déclaration de l'appelante avait été libre et volontaire au sens de la common law. Il a dit ceci:

[TRADUCTION] Compte tenu de ces facteurs et de toutes les circonstances, je m'interroge sur son état d'esprit, mais, dans l'ensemble, je conclus que la poursuite s'est acquittée de son obligation et m'a convaincu que la déclaration a été faite librement et volontairement et qu'au moment où elle l'a faite, Mlle Black jouissait suffisamment de ses facultés mentales pour faire une déclaration libre.

La Cour d'appel avait pu prendre connaissance de l'arrêt Clarkson et elle paraît avoir conclu que l'appelante avait renoncé à ses droits. Elle l'a fait à la lumière de la conclusion du juge du procès selon laquelle la déclaration avait été faite librement.

Dans l'arrêt Clarkson, cette Cour a analysé les théories contradictoires de common law au sujet de la preuve du caractère volontaire d'un aveu fait à une personne en situation d'autorité. Dans les motifs que j'ai rédigés pour la majorité, j'ai souligné que le critère de "l'esprit totalement conscient" porte principalement sur l'examen de l'exactitude des faits en cause alors que le critère de la connaissance des conséquences porte davantage sur le caractère équitable du processus décisionnel. Les deux critères ne sont donc pas synonymes. Cette Cour à la majorité a statué qu'il convenait d'appliquer le critère de la connaissance des conséquences dans le cadre d'un examen fondé sur l'al. 10b), en raison de l'objet sous‑jacent de cette disposition. Compte tenu de cela, je ne crois pas que, parce que le juge du procès a conclu que la déclaration de l'appelante provenait d'un esprit totalement conscient, il s'ensuit forcément qu'elle a renoncé à ses droits. Les faits constatés par le juge du procès doivent s'apprécier en fonction du critère énoncé dans l'arrêt Clarkson, dont voici les extraits pertinents (aux pp. 394 à 396):

Vu le souci de traiter équitablement une personne accusée, lequel sous‑tend les libertés civiles garanties par la Constitution comme le droit à l'assistance d'un avocat prévu à l'al. 10b) de la Charte, il est évident qu'il faut examiner avec soin toute allégation de renonciation à ce droit par un accusé et que la connaissance par l'accusé des conséquences de sa déclaration est déterminante. En réalité, dans l'arrêt Korpornay c. Procureur général du Canada, [1982] 1 R.C.S. 41, à la p. 49, cette Cour a dit, à l'égard de la renonciation à une garantie légale en matière de procédure, que pour qu'une renonciation soit valide, "il faut qu'il soit bien clair que la personne renonce au moyen de procédure conçu pour sa protection et qu'elle le fait en pleine connaissance des droits que cette procédure vise à protéger et de l'effet de la renonciation sur ces droits au cours de la procédure" (souligné dans l'original).

. . .

Peu importe qu'on aille ou non jusqu'à exiger que l'accusé connaisse les complexités juridiques de son cas pour pouvoir reconnaître comme valide une renonciation au droit à l'assistance d'un avocat, il est clair que la renonciation au droit garanti par l'al. 10b) faite par un accusé en état d'ébriété doit satisfaire à une forme quelconque de critère de "connaissance des conséquences". [. . .] Bien que cette garantie constitutionnelle ne puisse être imposée à un accusé qui n'en veut pas, pour être valide et produire des effets toute renonciation volontaire doit se fonder sur une appréciation véritable des conséquences de la renonciation à ce droit.

L'appelante n'a pas expressément renoncé à ses droits en l'espèce. Toute renonciation doit découler implicitement de ses paroles ou de sa conduite. Cette Cour affirme, dans l'arrêt Manninen, à la p. 1244, que:

S'il est vrai qu'on peut implicitement renoncer aux droits conférés par l'al. 10b), la norme pour ce faire est très exigeante (arrêt Clarkson, précité, aux pp. 394 et 395). À mon avis, le comportement de l'intimé ne constituait pas une renonciation tacite à son droit à l'assistance d'un avocat. Il semble qu'il n'avait aucunement l'intention de renoncer à ce droit, puisqu'il l'a clairement revendiqué au début comme à la fin de l'interrogatoire. Plutôt, le genre d'interrogatoire mené était de nature à soutirer des réponses involontaires. L'agent de police a posé deux questions parfaitement anodines suivies d'une question piège qui a conduit l'intimé à s'incriminer. En outre, lorsqu'un détenu a formellement exprimé sa volonté d'exercer son droit à l'assistance d'un avocat et que les policiers ont ignoré sa demande pour commencer à l'interroger, il est bien possible qu'il ait cru que son droit n'avait aucun effet et qu'il devait répondre. Enfin, l'intimé avait le droit de ne pas être interrogé et on ne doit pas considérer qu'il a renoncé tacitement à ce droit simplement parce qu'il a répondu aux questions. Autrement, le droit de ne pas être interrogé n'existerait que lorsque le détenu refuse de répondre et, ainsi, lorsqu'il n'y a pas lieu d'accorder une réparation ni de faire jouer la règle d'exclusion. [Je souligne.]

Le ministère public a‑t‑il satisfait à la norme élevée établie dans l'arrêt Manninen? Je ne le crois pas. Les policiers connaissaient l'appelante avant son arrestation. Elle était reconnue comme alcoolique et peu intelligente. Elle n'avait qu'une quatrième année de scolarité. Elle était en état d'ébriété quand elle a fait sa déclaration. La preuve présentée au procès indique qu'elle avait un taux d'alcoolémie très élevé une heure et demie après avoir fait sa déclaration. L'appelante était perturbée comme en fait foi son comportement dans la salle d'interrogatoire. Le juge du procès a constaté qu'elle était parfois au bord de l'hystérie. De plus, l'appelante avait à la bouche, au cou et à la main certaines blessures qui nécessitaient des soins. L'appelante était manifestement préoccupée par ses droits pendant tout ce temps, à la fois à son arrivée au poste de police et au moment d'être avisée du changement d'accusation. Il est vrai que c'est elle qui a engagé la conversation avec l'agent Ross après s'être entretenue avec sa grand‑mère. Cependant, cette conversation avait trait à la sécurité de son enfant et à la question de savoir si elle devrait passer le week‑end en prison. C'est l'agent Ross qui a ramené la conversation sur les circonstances de l'agression à coup de couteau. En réalité, il n'a pas exercé autant de contrainte que les agents dans l'affaire Manninen, mais son but était le même, obtenir des aveux.

Compte tenu de ce qui précède, je ne suis pas convaincue que l'appelante ait renoncé de façon tacite à ses droits. Je conclus donc qu'il y a eu violation des droits que lui garantit l'al. 10b).

(4)S'il y a eu violation des droits que garantit à l'appelante l'al. 10b), la déclaration incriminante devrait‑elle être écartée en vertu du par. 24(2)?

L'arrêt de principe relativement au par. 24(2) est celui de cette Cour R. c. Collins, [1987] 1 R.C.S. 265. Dans cette affaire, le juge Lamer a examiné attentivement les facteurs que cette Cour doit soupeser pour déterminer si l'utilisation d'éléments de preuve est susceptible de déconsidérer l'administration de la justice. Il a classé ces facteurs en trois catégories selon leur effet sur la considération dont jouit l'administration de la justice. Le premier ensemble de facteurs comprend ceux qui se rapportent à l'équité du procès. Le second ensemble de facteurs à prendre en considération concerne la gravité de la violation de la Charte, appréciée en fonction de la conduite des autorités responsables de l'application de la loi. Le troisième ensemble de facteurs reconnaît la possibilité que l'administration de la justice soit déconsidérée par l'exclusion de la preuve en dépit du fait qu'elle a été obtenue d'une manière contraire à la Charte: voir aussi R. c. Simmons, [1988] 2 R.C.S. 495, aux pp. 532 à 534.

En analysant le premier ensemble de facteurs, le juge Lamer conclut que, lorsque l'utilisation des éléments de preuve nuirait à l'équité du procès, cette utilisation tendrait alors à déconsidérer l'administration de la justice. Il a exprimé l'avis que les aveux extirpés à un accusé seraient généralement écartés. Voici ce qu'il affirme, aux pp. 284 et 285:

Puisque ces éléments de preuve [les éléments de preuve obtenus de l'accusé sous forme d'aveux ou d'autres éléments de preuve émanant de lui] n'existaient pas avant la violation, leur utilisation rendrait le procès inéquitable et constituerait une attaque contre l'un des principes fondamentaux d'un procès équitable, savoir le droit de ne pas avoir à témoigner contre soi‑même. Ce genre de preuve se trouvera généralement dans le contexte d'une violation du droit à l'assistance d'un avocat. C'est ce qu'illustrent nos arrêts Therens, précité, et Clarkson c. La Reine, [1986] 1 R.C.S. 383. L'utilisation d'une preuve auto‑incriminante obtenue dans le contexte de la négation du droit à l'assistance d'un avocat compromettra généralement le caractère équitable du procès même et elle doit en général être écartée.

À mon avis, l'utilisation de la déclaration incriminante de l'appelante nuirait à l'équité du procès et déconsidérerait l'administration de la justice. Il y aurait atteinte à l'équité du procès puisque l'utilisation de la déclaration violerait le droit de l'appelante de ne pas s'incriminer, lequel droit aurait pu être protégé si l'appelante avait eu la possibilité de consulter un avocat. De plus, en ce qui concerne le second ensemble de facteurs, la violation des droits garantis à l'appelante par l'al. 10b) était grave. Même si la conduite des policiers en l'espèce était moins blâmable que celles des policiers dans l'affaire Manninen, il reste qu'ils ont continué à questionner l'appelante même si elle avait clairement demandé à consulter son avocat. Je ne crois pas non plus que la gravité de l'infraction dont l'appelante était accusée exigeait l'utilisation de la déclaration qu'elle avait faite. Cette Cour a statué, à maintes reprises, que le simple fait qu'une personne soit accusée d'une infraction grave ne justifie pas l'utilisation de la preuve lorsqu'il y a eu violation grave de la Charte et que l'utilisation de cette preuve nuirait à l'équité fondamentale du procès: voir Collins, aux pp. 285 et 286, et Manninen, à la p. 1246. Par conséquent, je suis d'avis de conclure que le juge du procès a eu raison d'écarter la déclaration incriminante.

(5)S'il y a eu violation des droits que garantit à l'appelante l'al. 10b), les éléments de preuve relatifs à la découverte du couteau devraient‑ils être écartés?

Le ministère public soutient que même si les policiers ont violé les droits que l'al. 10b) garantit à l'appelante de manière à justifier l'exclusion de la déclaration incriminante, les éléments de preuve relatifs à la découverte du couteau et le couteau lui‑même devraient être recevables. La question que soulève cet aspect du pourvoi est celle de savoir si les événements qui ont mené à la découverte du couteau sont suffisamment entachés par la violation des droits garantis par l'al. 10b) pour donner lieu à l'application de la règle d'exclusion du par. 24(2). Cette question comporte deux volets: premièrement, les éléments de preuve ont‑ils été "obtenus dans des conditions" qui portent atteinte aux droits de l'appelante? Et deuxièmement, l'utilisation de ces éléments de preuve serait‑elle susceptible de déconsidérer l'administration de la justice? L'arrêt récent de cette Cour R. c. Strachan, [1988] 2 R.C.S. 980, nous guide jusqu'à un certain point relativement à ces volets de la question.

Dans cet arrêt, le Juge en chef, s'exprimant au nom de la Cour à l'unanimité, au sujet du premier volet, a statué que l'expression "obtenus dans des conditions" ne doit pas s'interpréter de manière à exiger un lien de causalité strict entre la violation de la Charte et les éléments de preuve qu'on cherche à faire écarter. Voici ce qu'il affirme, aux pp. 1003 et 1004:

L'imposition d'une exigence de causalité dans le par. 24(2) aurait généralement pour effet d'exclure de l'examen aux termes de ce paragraphe une grande partie de la preuve matérielle obtenue par suite de la violation du droit à l'assistance d'un avocat. Les violations du droit à l'assistance d'un avocat peuvent souvent se produire dans le cadre d'une arrestation valide ou, comme dans le présent pourvoi, au cours de l'exercice d'un pouvoir valide de perquisition. Dans de telles situations, les éléments de preuve matérielle découverts sur la personne de l'accusé ou pendant la perquisition n'auront pas, sous réserve d'une seule exception, un lien de causalité direct avec la négation du droit à l'assistance d'un avocat. La preuve dérivée obtenue directement par suite d'une déclaration ou d'une autre indication de l'accusé constitue le seul genre de preuve matérielle dont on peut dire qu'elle a un lien de causalité avec les violations du droit à l'assistance d'un avocat dans de telles situations. À l'exception de la preuve dérivée, les atteintes au droit d'avoir recours à l'assistance d'un avocat qui se produisent dans le cadre d'une arrestation ou de l'exécution d'un mandat de perquisition ne peuvent avoir un lien de causalité qu'avec des éléments de preuve qui ont un effet auto‑incriminant. L'arrêt R. c. Manninen, [1987] 1 R.C.S. 1233, est intéressant sur ce point. Imposer un lien de causalité strict aurait tendance à empêcher que les éléments de preuve matérielle découverts après une violation de l'al. 10b) soient examinés en application du par. 24(2) de la Charte. [Je souligne.]

Puis, aux pp. 1005 et 1006:

À mon avis, il est inutile de créer une exigence dans la première étape du par. 24(2) qui séparerait les violations de l'al. 10b) en deux catégories selon le rôle joué par l'avocat. Il n'est pas non plus utile d'interpréter la première étape comme une condition qui limiterait la portée du par. 24(2) à la preuve ayant un effet auto‑incriminant ou dérivée dans le cas de certaines violations de l'al. 10b). Seuls quelques droits garantis par la Charte, c'est‑à‑dire ceux visés aux art. 8, 9 et 10, sont utiles aux fins de l'obtention d'éléments de preuve et, par conséquent, de la réparation que constitue l'exclusion prévue au par. 24(2). Dans la mesure où une violation de l'un de ces droits précède la découverte d'éléments de preuve il n'est pas logique, aux fins de la première étape du par. 24(2), d'établir des distinctions fondées sur les circonstances entourant la violation ou le genre d'éléments de preuve obtenus. J'estime qu'il serait préférable de considérer que tous les éléments de preuve obtenus par suite d'une violation d'un droit garanti par la Charte, y compris le droit à l'assistance d'un avocat, relèvent du par. 24(2).

À mon avis, tous les pièges que pose la question de la causalité peuvent être évités par l'adoption d'un point de vue qui met l'accent sur toute la suite des événements pendant lesquels la violation de la Charte s'est produite et les éléments de preuve ont été obtenus. En conséquence, la première étape de l'examen prévu au par. 24(2) consisterait à déterminer si une violation de la Charte a été commise en recueillant des éléments de preuve. L'existence d'un lien temporel entre la violation de la Charte et la découverte des éléments de preuve revêt une importance particulière dans cette évaluation, surtout lorsque la violation de la Charte et la découverte des éléments de preuve se produisent au cours d'une seule et même opération. Toutefois, la présence d'un lien temporel n'est pas déterminante. Il y aura des cas où les éléments de preuve, bien qu'ils aient été obtenus suite à la violation d'un droit garanti par la Charte, seront trop éloignés de la violation pour avoir été "obtenus dans des conditions" qui portent atteinte à la Charte. À mon avis, ces situations devraient être considérées individuellement. Il ne peut y avoir de règle stricte pour déterminer le moment où les éléments de preuve obtenus par suite de la violation d'un droit garanti par la Charte deviennent trop éloignés.

Gardant ces explications à l'esprit, j'estime que les événements survenus à l'appartement de l'appelante étaient suffisamment immédiats pour satisfaire au premier critère du par. 24(2). À la vérité, le couteau dont il est question en l'espèce constitue un élément de preuve dérivée obtenu directement par suite "d'une déclaration ou d'une autre indication" de l'appelante. Il existe un lien de causalité entre sa découverte et la violation du droit garanti à l'appelante par l'al. 10b). Bien que le Juge en chef laisse entendre, dans l'arrêt Strachan, qu'"un lien de causalité" est un critère trop strict pour décider si les éléments de preuve ont été "obtenus dans des conditions" qui portent atteinte aux droits de l'appelante, je ne crois pas qu'il a voulu empêcher le recours au critère du lien de causalité dans les cas où ce lien est manifestement présent et que les éléments de preuve obtenus constituent manifestement des éléments de preuve dérivée. Je crois que le Juge en chef s'efforçait d'établir un critère plus général que celui du "lien de causalité", lequel critère est également respecté en l'espèce puisque la violation du droit garanti à l'appelante par l'al. 10b) s'est poursuivie depuis le moment où on l'a avisée du changement d'accusation. À compter de ce moment, même si l'appelante avait demandé de parler à son avocat, les policiers ont cherché à obtenir d'elle des éléments de preuve incriminants. La violation des droits garantis à l'appelante par l'al. 10b) et la découverte du couteau sont, à mon avis, inextricablement liées ou, selon l'expression du Juge en chef, se sont produites "au cours d'une seule et même opération". À compter du moment où elle a été informée du changement d'accusation, l'appelante a été continuellement sous la garde et la surveillance des policiers. Immédiatement après avoir appris le changement d'accusation, l'appelante a exprimé le désir de communiquer avec Me Digby, mais elle n'a pu le faire en raison de l'heure tardive. Peu après, l'agent Ross a obtenu d'elle une déclaration incriminante. L'audition de la déclaration a commencé à 2 h 30 et s'est terminée à 2 h 53. Après avoir entendu la déclaration, les agents Small et Ross ont amené l'appelante à l'hôpital pour la faire soigner. L'appelante s'est fait faire des points de suture pour une coupure à la lèvre et a reçu une injection contre le tétanos. Elle a aussi fourni un échantillon de sang qui a permis d'établir qu'à 4 h 20 son taux d'alcoolémie était de 220 mg par 100 ml de sang. L'appelante est restée à l'hôpital pendant environ une heure puis elle a été conduite à son appartement par les agents Small et Ross. À son arrivée à l'appartement, vers 5 h du matin, l'appelante a remis un couteau aux agents. À mon avis, cela constitue "toute la suite des événements pendant lesquels la violation de la Charte s'est produite". Je conclus donc que les événements qui ont abouti à la découverte du couteau sont suffisamment liés à la violation de l'al. 10b) pour donner lieu à l'application du par. 24(2).

Il s'agit alors de déterminer s'il y a lieu d'écarter les éléments de preuve obtenus parce que leur utilisation serait susceptible de déconsidérer l'administration de la justice. Comme je l'ai déjà mentionné, les éléments de preuve tendent à déconsidérer l'administration de la justice s'ils tendent à rendre le procès inéquitable. Je ne doute nullement que la preuve relative à la conduite de l'appelante au moment de remettre le couteau ainsi que toutes paroles qu'elle a pu alors prononcer doivent être exclues. Pour arriver à cette conclusion, je m'appuie sur les propos suivants du juge Lamer dans l'arrêt R. c. Ross, précité, à la p. 16:

Toute preuve qu'on obtient, après une violation de la Charte, en conscrivant l'accusé contre lui‑même au moyen d'une confession ou d'autres preuves émanant de lui est susceptible de rendre le procès inéquitable. Dans l'arrêt Collins, nous avons employé l'expression "émanant de lui" parce qu'il s'agissait d'une déclaration. Mais nous n'avons pas limité à cela le genre de preuve susceptible de rendre le procès inéquitable. Je suis d'avis que l'utilisation de tout élément de preuve qu'on n'aurait pas pu obtenir sans la participation de l'accusé à la constitution de la preuve aux fins du procès est susceptible de rendre le procès inéquitable.

Toutefois, le couteau lui‑même est un élément de preuve matérielle qui existait peu importe que les policiers aient violé ou non les droits garantis à l'appelante par l'al. 10b) et se soient servis d'elle pour préparer la preuve contre elle. Cet élément de preuve n'a pas vu le jour par suite de la participation de l'accusée, bien que la police l'ait obtenu à cause de cette participation. Je ne doute nullement que les policiers auraient procédé à une fouille de l'appartement de l'appelante avec ou sans son aide et que cette fouille leur aurait permis de découvrir le couteau. Dans l'arrêt Collins, le juge Lamer a conclu que d'ordinaire l'utilisation d'éléments de preuve matérielle ne déconsidère pas l'administration de la justice du seul fait que ces éléments de preuve ont été obtenus par suite d'une violation de la Charte. Il dit, à la p. 284:

Une preuve matérielle obtenue d'une manière contraire à la Charte sera rarement de ce seul fait une cause d'injustice. La preuve matérielle existe indépendamment de la violation de la Charte et son utilisation ne rend pas le procès inéquitable.

Compte tenu de ces observations du juge Lamer et du fait que le couteau aurait certainement été découvert par la police sans qu'il y ait violation de la Charte et sans conscription de l'appelante contre elle‑même, je ne crois pas que l'utilisation du couteau en preuve aurait déconsidéré l'administration de la justice.

On pourrait soutenir que l'arrêt Strachan rend sans importance la distinction entre les éléments de preuve ayant un effet auto‑incriminant et les éléments de preuve matérielle, dès qu'il est constaté que les deux types d'éléments de preuve résultent d'une seule suite d'événements qui comportent une violation continue de la Charte. Je ne crois pas que l'arrêt Strachan appuie cette proposition. Il n'y a rien dans les motifs rédigés par le Juge en chef dans l'arrêt Strachan qui laisse entendre qu'on a voulu faire une brèche aussi importante dans l'arrêt Collins rendu antérieurement par cette Cour. C'est tout le contraire. La première étape de l'analyse, selon l'arrêt Strachan, porte sur la question préliminaire de savoir s'il existe un lien, sous réserve du degré de proximité, entre la violation de la Charte et la preuve obtenue. La seconde étape consiste à évaluer divers facteurs en vue de déterminer si l'utilisation de la preuve est susceptible de déconsidérer l'administration de la justice. C'est à cette seconde étape, me semble‑t‑il, que la nature de la preuve devient pertinente, selon l'arrêt Collins.

Je suis donc d'avis que le juge du procès a commis une erreur en écartant le couteau, c'est‑à‑dire en empêchant de le présenter comme pièce à conviction. (Le couteau a été produit au procès, mais non comme pièce à conviction.) Cependant, je ne crois pas que cette erreur favorise le ministère public. Compte tenu de ma conclusion que la conduite de l'appelante et les paroles qu'elle a prononcées relativement à la découverte du couteau ne devraient pas être utilisées en preuve, tout ce que l'agent de police qui a reçu le couteau pouvait dire est que le couteau se trouvait dans l'appartement de l'appelante et qu'il a été soumis à l'examen des spécialistes du service de la police. Les experts de la police auraient pu alors donner un témoignage d'opinion quant à savoir s'il s'agissait de l'arme du crime. Cependant, on n'a pas contesté en l'espèce que c'est l'appelante qui a poignardé la victime. La seule question en litige était de savoir si l'agression à coups de couteau était un acte intentionnel que l'appelante savait de nature à causer la mort de la victime ou à lui causer des lésions corporelles graves qui pourraient entraîner sa mort. L'utilisation en preuve du couteau lui‑même n'aurait pas changé la façon dont le jury a jugé cet aspect de l'affaire.

En conséquence, je suis d'avis d'accueillir le pourvoi et de rétablir le verdict du jury.

Pourvoi accueilli.

Procureurs de l'appelante: Stewart, MacKeen & Covert, Halifax.

Procureur de l'intimée: John D. Embree, Halifax.


Synthèse
Référence neutre : [1989] 2 R.C.S. 138 ?
Date de la décision : 10/08/1989

Parties
Demandeurs : Sa Majesté la Reine
Défendeurs : Black
Proposition de citation de la décision: R. c. Black, [1989] 2 R.C.S. 138 (10 août 1989)


Origine de la décision
Date de l'import : 06/04/2012
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;1989-08-10;.1989..2.r.c.s..138 ?
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