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08/06/1989 | CANADA | N°[1989]_1_R.C.S._1392

Canada | R. c. Tutton, [1989] 1 R.C.S. 1392 (8 juin 1989)


R. c. Tutton, [1989] 1 R.C.S. 1392

Sa Majesté La Reine Appelante

c.

Arthur Thomas Tutton Intimé

et

Carol Anne Tutton Intimée

répertorié: r. c. tutton

No du greffe: 19284.

1987: 10 novembre; 1989: 8 juin.

Présents: Le juge en chef Dickson et les juges Beetz*, Estey*, McIntyre, Lamer, Wilson, Le Dain*, La Forest et L'Heureux‑Dubé.

en appel de la cour d'appel de l'ontario

Droit criminel -- Négligence criminelle -- Choses nécessaires à la vie — Homicide involontaire coupable -- Mort d'un enfant diabétique a

près l'arrêt par ses parents des injections d'insuline — Action des parents motivée par la croyance que leur fils avait été guér...

R. c. Tutton, [1989] 1 R.C.S. 1392

Sa Majesté La Reine Appelante

c.

Arthur Thomas Tutton Intimé

et

Carol Anne Tutton Intimée

répertorié: r. c. tutton

No du greffe: 19284.

1987: 10 novembre; 1989: 8 juin.

Présents: Le juge en chef Dickson et les juges Beetz*, Estey*, McIntyre, Lamer, Wilson, Le Dain*, La Forest et L'Heureux‑Dubé.

en appel de la cour d'appel de l'ontario

Droit criminel -- Négligence criminelle -- Choses nécessaires à la vie — Homicide involontaire coupable -- Mort d'un enfant diabétique après l'arrêt par ses parents des injections d'insuline — Action des parents motivée par la croyance que leur fils avait été guéri par l'intervention divine — Les convictions religieuses des parents comprenaient la croyance en la guérison par la foi -- Les parents sont‑ils coupables d'avoir causé la mort par négligence criminelle? -- Doit‑on utiliser une norme objective ou une norme subjective pour déterminer s'il y a eu insouciance déréglée ou téméraire à l'égard de la vie ou de la sécurité d'autrui? -- Code criminel, S.R.C. 1970, chap. C-34, art. 197(1), (2), 202(1), 205(1), (2), (3), (4), (5), 219.

Les intimés étaient les parents d'un enfant diabétique âgé de cinq ans. Ils croyaient en la guérison par la foi mais leurs convictions religieuses ne les empêchaient pas de rechercher et de suivre des avis médicaux ni de prendre des médicaments. L'enfant est mort à la suite du retrait intentionnel de l'insuline prescrite, parce que les parents croyaient que l'enfant avait été miraculeusement guéri.

Les intimés ont été accusés d'avoir causé la mort de leur fils par négligence criminelle en ayant omis de fournir, sans excuse légitime, les choses nécessaires à l'existence, commettant ainsi un homicide involontaire coupable. Ils ont invoqué la défense de la croyance sincère bien qu'erronée en l'existence de circonstances qui, si elles étaient présentes, rendraient leur conduite non coupable. Les intimés ont été déclarés coupables d'homicide involontaire coupable et ont fait appel à la Cour d'appel qui a annulé les déclarations de culpabilité et ordonné de nouveaux procès. Le pourvoi est interjeté sur autorisation.

Arrêt: Le pourvoi est rejeté.

Le juge en chef Dickson et les juges Wilson et La Forest: Un verdict de responsabilité criminelle en l'absence de la preuve d'un état d'esprit répréhensible, qu'on y parvienne en raison de la nature de l'acte commis ou d'une autre preuve, est une anomalie qui s'accorde mal avec les règles de la responsabilité pénale et de la justice fondamentale. Une grave infraction criminelle, en l'absence de dispositions et d'intention législatives contraires non ambiguës, ne devrait pas être interprétée comme une infraction de responsabilité absolue. Il faut plutôt présumer la nécessité d'un certain état d'esprit répréhensible si le libellé et l'objet de l'article se prêtent à une telle interprétation.

L'article 202 du Code criminel est d'une ambiguïté notoire et son interprétation dépend des mots sur lesquels on insiste. Compte tenu de son ambiguïté fondamentale, il convient de lui donner l'interprétation la plus conforme non seulement à son texte et à son objet, mais aussi, dans la mesure du possible, celle qui s'accorde le mieux avec les concepts et les principes plus larges du droit criminel.

Les mots "insouciance déréglée ou téméraire à l'égard de la vie ou de la sécurité d'autrui" désignent davantage que la négligence grave, au sens objectif du terme. Ils exigent un certain degré de conscience du danger pour la vie ou la sécurité d'autrui ou, subsidiairement, un aveuglement délibéré à l'égard de ce danger, qui est coupable étant donné la gravité du risque prohibé.

La conduite qui montre une insouciance déréglée ou téméraire à l'égard de la vie ou de la sécurité d'autrui constitue l'actus reus de l'infraction prévue à l'art. 202, et elle est la preuve prima facie de l'état d'esprit répréhensible de l'accusé. On peut supposer que quiconque est normalement conscient et a une conduite représentant une dérogation aussi grave à la norme, est conscient du danger ou refuse délibérément de le voir. La preuve de la conduite imposera à l'accusé l'obligation d'expliquer en preuve pourquoi il n'y a pas lieu de faire cette inférence.

La malveillance ou l'intention, au sens de la pensée qui tend vers un but, n'est pas un élément de l'art. 202. Le fait que l'accusé puisse souhaiter ou estimer qu'il pourra atteindre son but sans que le danger se concrétise, ne le libère pas de sa responsabilité en vertu de l'art. 202, s'il a envisagé le danger ou s'il a délibérément fermé les yeux sur l'existence de ce danger.

Cette Cour a établi que la négligence criminelle prohibée en vertu de l'art. 202 est la négligence consciente. Les arguments en faveur de l'adoption d'un critère objectif de responsabilité ne sont pas assez forts pour qu'il soit justifié de s'écarter des principes établis. Avant de passer outre à une de ses décisions antérieures, la Cour devrait prendre en considération l'adoption de la Charte, l'affaiblissement d'un précédent dans des décisions ultérieures, l'incertitude créée par la survivance de ce dernier, et la question de savoir si l'infirmation du précédent augmentera l'étendue de la responsabilité criminelle au détriment de l'accusé. Il n'est pas en l'espèce justifié d'écarter les principes établis.

La preuve de l'élément moral de conscience du risque ou d'aveuglement volontaire à l'égard de ce risque ne mettra pas en danger les objectifs de principe de l'art. 202. La norme subjective pourrait tout au plus protéger ceux qui, en raison de quelque particularité ou d'un accident imprévu, adoptent une conduite qui, tout en montrant une insouciance déréglée ou téméraire pour la vie ou la sécurité d'autrui, peut s'expliquer comme étant incompatible avec un degré quelconque de conscience d'un tel risque ou un aveuglement volontaire à cet égard.

Une interprétation subjective de l'art. 202 ne rend pas superflu le rôle de l'homicide involontaire coupable dans l'ensemble constitué par les dispositions du Code concernant l'homicide. Les dispositions relatives au meurtre n'entreront en jeu, en règle générale, que dans les cas où est prouvé un degré plus élevé d'intention que la conscience d'un danger pour la vie ou la sécurité d'autrui, ou un aveuglement volontaire à son égard.

Aucune question constitutionnelle n'a été soulevée en l'espèce, et la question de la constitutionnalité pourrait être examinée dans un cas où une telle question serait posée.

Les juges McIntyre et L'Heureux‑Dubé: Un critère objectif doit être appliqué en matière de négligence criminelle. C'est la conduite de l'accusé, par opposition à son intention ou son état d'esprit, qui est étudiée. Il n'y a pas lieu de faire une distinction entre les actions et les omissions. L'article 202 s'applique clairement à une personne qui est négligente en faisant quelque chose ou en omettant de faire quelque chose qu'il est de son devoir d'accomplir et montre une insouciance déréglée ou téméraire à l'égard de la vie ou de la sécurité d'autrui.

La négligence est un des facteurs susceptibles d'entraîner la responsabilité criminelle. Elle implique le contraire de l'acte réfléchi et exclut l'intention positive de parvenir à un résultat donné. Donc l'art. 202 interdit une façon d'agir, et ses conséquences; il punit les conséquences d'une action irréfléchie et non un état d'esprit.

L'application d'un critère objectif aux termes de l'art. 202 ne peut se faire dans le vide. Les circonstances propres à l'espèce et la perception de l'accusé des faits en question doivent être prises en considération pour décider si la conduite était ou non raisonnable. Si l'infraction reprochée repose sur le concept de la négligence, une croyance sincèrement entretenue qui constituerait un moyen de défense doit, pour avoir cet effet, être également entretenue de façon raisonnable.

En l'espèce, le jury devrait prendre en considération la croyance que l'enfant avait été guéri par l'intervention divine, en tenant compte de tout l'historique de l'affaire, afin de déterminer si elle était sincère et raisonnable. Le jury aurait alors à décider si la conduite des accusés représentait une dérogation marquée et importante à la norme à laquelle on peut s'attendre chez des parents raisonnablement prudents.

Le juge Lamer: Le juge Lamer souscrit aux motifs du juge McIntyre, sous réserve de quelques observations. Tout d'abord, pour appliquer le critère objectif édicté à l'art. 202 du Code criminel, il faut tenir largement compte de facteurs propres à l'accusé comme sa jeunesse, son développement intellectuel et son niveau d'instruction. De plus, le législateur n'entendait pas préciser la nature de la négligence nécessaire pour fonder la responsabilité pénale, en édictant l'art. 202; il y a seulement défini le sens de l'expression "négligence criminelle" partout où elle apparaît dans le Code. Enfin, la constitutionnalité de l'al. 205(5)b) n'est pas en cause en l'espèce. En fait, si l'on suppose, sans en décider ici, qu'il existe un principe de justice fondamentale selon lequel la connaissance d'un risque probable ou son ignorance délibérée (la prévision ou l'aveuglement volontaire) constitue un élément essentiel de l'infraction d'homicide involontaire coupable, ne se pose pas alors la question de savoir si la preuve de l'élément substitué qu'est la "négligence criminelle", telle que définie par le législateur et interprétée par cette Cour, satisfait au critère énoncé dans l'arrêt R. c. Vaillancourt, [1987] 2 R.C.S. 636. L'accord avec la décision du juge McIntyre n'empêchera pas l'examen de cette question constitutionnelle.

Jurisprudence

Citée par le juge Wilson

Arrêts examinés: R. c. Sault Ste-Marie, [1978] 2 R.C.S. 1299; O'Grady v. Sparling, [1960] R.C.S. 804; Arthurs c. La Reine, [1974] R.C.S. 287; arrêts mentionnés: Beaver v. The Queen, [1957] R.C.S. 531; Pappajohn c. La Reine, [1980] 2 R.C.S. 120; Sansregret c. La Reine, [1985] 1 R.C.S. 570; R. c. Robertson, [1987] 1 R.C.S. 918; R. c. Paré, [1987] 2 R.C.S. 618; Mann v. The Queen, [1966] R.C.S. 238; Binus v. The Queen, [1967] R.C.S. 594; Peda v. The Queen, [1969] R.C.S. 905; Commissioner of Police of the Metropolis v. Caldwell, [1982] A.C. 341; R. v. Lawrence, [1982] A.C. 510; Leblanc c. La Reine, [1977] 1 R.C.S. 339; R. c. Bernard, [1988] 2 R.C.S. 833; R. v. Sharp (1984), 12 C.C.C. (3d) 428; R. c. Vasil, [1981] 1 R.C.S. 469; R. c. Hill, [1986] 1 R.C.S. 313; R. c. Quin, [1988] 2 R.C.S. 825; R. c. Stevens, [1988] 1 R.C.S. 1153.

Citée par le juge McIntyre

Distinction d'avec les arrêts: Sansregret c. La Reine, [1985] 1 R.C.S. 570; Pappajohn c. La Reine, [1980] 2 R.C.S. 120; arrêt mentionné: R. v. Waite (1986), 28 C.C.C. (3d) 326, conf. par [1989] 1 R.C.S. 000.

Citée par le juge Lamer

Arrêt mentionné: R. c. Vaillancourt, [1987] 2 R.C.S. 636.

Lois et règlements cités

Code criminel, S.R.C. 1970, chap. C‑34, art. 197(1)a), (2)a), 202(1), (2), 203, 204, 205(1), (2), (3), (4), (5), 212a), b), c), 213, 219, 233.

Doctrine citée

Colvin, Eric. "Recklessness and Criminal Negligence" (1982), 32 U. of T. L.J. 345.

Colvin, Eric. Principles of Criminal Law. Toronto: Carswells, 1986.

Fletcher, George P. "The Theory of Criminal Negligence: A Comparative Analysis," 119 U. Pa. L.R. 401 (1971) .

Fletcher, George P. Rethinking Criminal Law. Boston: Little, Brown, 1978.

Hart, H. L. A. "Negligence, Mens Rea and Criminal Responsibility," in Oxford Essays in Jurisprudence. Edited by A. G. Guest. London: Oxford University Press, 1961.

O'Hearn, P. J. T. "Criminal Negligence: An Analysis in Depth" (1964‑65), 7 Crim. L.Q. 27.

Pickard, Toni. "Culpable Mistakes and Rape: Relating Mens Rea to the Crime" (1980), 30 U. of T. L.J. 75.

Stalker, Anne. "Can George Fletcher Help Solve The Problem of Criminal Negligence" (1982), 7 Queens L.J. 274.

Stuart, Don. Canadian Criminal Law: A Treatise, 2nd ed. Toronto: Carswells, 1987.

Williams, Glanville. Criminal Law: The General Part, 2nd ed. London: Stevens & Sons, 1961.

POURVOI contre un arrêt de la Cour d'appel de l'Ontario (1985), 18 C.C.C. (3d) 328, qui a annulé les déclarations de culpabilité prononcées par le juge Salhany de la Cour de comté, siégeant avec jury, et a ordonné un nouveau procès. Pourvoi rejeté.

W. J. Blacklock et Kenneth L. Campbell, pour l'appelante.

Andrew Kerekes, pour l'intimé Arthur Thomas Tutton.

Irwin Koziebrocki, pour l'intimée Carol Anne Tutton.

//Le juge Wilson//

Version française du jugement du juge en chef Dickson et des juges Wilson et La Forest rendu par

LE JUGE WILSON — J'ai eu l'avantage de lire les motifs de mes collègues les juges McIntyre et Lamer et, comme eux, j'estime que le pourvoi doit être rejeté et qu'un nouveau procès doit être ordonné parce que, dans son exposé, le juge du procès n'a pas dit clairement au jury que le ministère public était tenu de faire la preuve de tous les éléments de l'homicide involontaire coupable par négligence criminelle. Cependant, je ne suis pas d'accord avec la conclusion de mes collègues que la négligence criminelle au sens de l'art. 202 du Code criminel, S.R.C. 1970, chap. C‑34, consiste uniquement en une conduite contraire à un critère objectif et que le ministère public n'a pas à prouver à cet égard l'existence, chez l'accusé, d'un quelconque degré de connaissance coupable. J'ai aussi des réserves quant à la façon dont il serait possible, selon mes collègues, d'atténuer la dureté du critère objectif de la responsabilité qu'ils voient à l'art. 202 et de s'assurer que les personnes moralement innocentes ne seront pas punies pour la perpétration d'infractions criminelles graves commises par négligence criminelle.

Les motifs de mon collègue le juge McIntyre exposent de façon complète les faits et les jugements des tribunaux d'instance inférieure, aussi je m'en tiendrai à souligner deux points. La défense des intimés en l'espèce se fondait essentiellement sur ce qu'ils affirmaient être leur opinion sincère mais erronée quant à la nature de la maladie de leur fils. Bien que les intimés aient su que leur fils était diabétique et devait recevoir régulièrement des injections d'insuline, ils ont affirmé qu'en raison de leurs convictions religieuses, ils croyaient sincèrement qu'il avait été guéri grâce à l'intervention divine et qu'ils n'étaient pas conscients de la gravité de son état à la suite du retrait de l'insuline. Ainsi, dans une déposition que la police a recueillie peu après la mort de son fils des suites de l'hyperglycémie diabétique, l'intimée Carol Anne Tutton a déclaré ce qui suit:

[TRADUCTION] C'est notre entière foi en Jésus et en la parole de Dieu qui nous a incités à retirer l'insuline à Chris, car je reconnais en Jésus mon Sauveur et mon Maître. Il s'est manifesté à moi dans une vision et il a révélé en ses propres termes que Chris était guéri, et de plus qu'une foi entière en sa Personne et non dans la doctrine des hommes, ou devrais‑je dire dans les enseignements du monde, fournira la manifestation de sa guérison. Croyant entièrement aux promesses de Dieu et à Sa Sainte Parole, le mercredi 14 octobre 1981, je n'ai pas donné d'insuline à Christopher. Les jeudi et mercredi, Christopher a mangé et joué normalement, bien que jeudi soir, il ait eu la nausée. Vendredi, je ne l'ai pas envoyé à l'école, et il a conservé les liquides ingurgités. Samedi matin, jusque vers 13 heures, il a reposé confortablement. Je l'ai quitté de cinq à dix minutes pour me faire un sandwich, je suis allée le voir et j'ai constaté qu'il ne respirait pas. Mon mari lui a fait le bouche‑à‑bouche jusqu'à l'arrivée de la police, environ cinq minutes plus tard.

Le second point que je tiens à souligner est que la Cour d'appel de l'Ontario ((1985), 18 C.C.C. (3d) 328) n'aurait pas appliqué en l'espèce un critère objectif de responsabilité. Le juge Dubin, de la Cour d'appel, a dit à la p. 345:

[TRADUCTION] Toutefois, je ne crois pas qu'un parent affectueux et attentionné qui ne procure pas à son enfant des soins médicaux parce qu'il croit honnêtement mais à tort que ce dernier n'en a pas besoin devrait être considéré comme montrant une insouciance déréglée ou téméraire à l'égard de la vie ou de la sécurité d'autrui simplement parce que l'on peut dire que des parents raisonnables auraient agi autrement, ou même qu'en omettant de fournir des soins médicaux, les parents en question ont dérogé de façon marquée et importante à ce que l'on est en droit d'attendre de parents raisonnables. Dans de telles circonstances, je crois qu'il y ait lieu d'établir une distinction entre les actions et les omissions et, dans le second cas, un critère subjectif doit s'appliquer.

La Cour d'appel a conclu que le juge du procès avait commis une erreur en disant au jury que la mens rea n'était pas nécessaire pour qu'il y ait homicide involontaire coupable par négligence criminelle. Le juge Dubin a dit aux pp. 349 et 350:

[TRADUCTION] Dans cette affaire, les jurés ne pouvaient qu'avoir l'impression, d'après l'extrait précité de l'exposé au jury, que la dérogation à ce que l'on est en droit d'attendre de parents raisonnables constituait une insouciance déréglée ou téméraire à l'égard de la vie ou de la sécurité de Christopher. Tout au long, le critère énoncé était purement objectif. Dans l'extrait que j'ai cité, aucune autre définition des adjectifs "déréglée" ou "téméraire" n'a été donnée aux jurés.

À mon avis, pour que les accusés soient reconnus coupables d'homicide involontaire coupable en l'espèce, il fallait que le jury soit convaincu que les appelants, en omettant d'administrer de l'insuline ou de rechercher des soins médicaux en temps utile, ou l'un et l'autre, savaient qu'ils mettaient ainsi en danger la vie ou la sécurité de Christopher et qu'ils ont pris ce risque sans justification, ou ont refusé de voir ce danger en raison de leur insouciance à l'égard de la vie ou de la sécurité de leur enfant. Il aurait été loisible au jury en l'espèce de conclure, en dépit des protestations des parents, que ceux‑ci savaient que Christopher n'avait pas été guéri, particulièrement en raison de ce qui s'était passé l'année précédente, et qu'ils savaient que le retrait de l'insuline présentait un danger.

Il aurait aussi été loisible aux jurés de rejeter le témoignage des parents sur l'état de leur enfant à la suite du retrait de l'insuline, et de conclure qu'il était évident qu'il avait besoin de soins médicaux à ce moment.

Donc, en examinant l'état d'esprit des appelants, le jury était en droit de prendre en considération tous les éléments de preuve. Ce qu'auraient pu faire des parents raisonnables dans les circonstances n'est pertinent que pour déterminer l'état d'esprit des appelants. Mais à moins d'être convaincus que les parents connaissaient réellement le danger possible, ou qu'ils ont complètement refusé de le voir en raison de leur insouciance à l'égard de la vie ou de la sécurité de Christopher, les jurés ne pouvaient rendre un verdict d'homicide involontaire coupable.

Pour des raisons de commodité, je cite ici les articles applicables du Code criminel:

197. (1) Toute personne est légalement tenue

a) en qualité de père ou de mère, par le sang ou par adoption, de tuteur ou de chef de famille, de fournir les choses nécessaires à l'existence d'un enfant de moins de seize ans;

. . .

(2) Commet une infraction, quiconque, ayant une obligation légale au sens du paragraphe (1), omet, sans excuse légitime, dont la preuve lui incombe, de remplir cette obligation, si

a) à l'égard d'une obligation imposée par l'alinéa (1)a) ou b),

(i) la personne envers laquelle l'obligation doit être remplie se trouve dans le dénuement ou dans le besoin, ou

(ii) l'omission de remplir l'obligation met en danger la vie de la personne envers laquelle cette obligation doit être remplie, ou expose, ou est de nature à exposer, à un péril permanent la santé de cette personne; ou

. . .

202. (1) Est coupable de négligence criminelle quiconque,

a) en faisant quelque chose, ou

b) en omettant de faire quelque chose qu'il est de son devoir d'accomplir,

montre une insouciance déréglée ou téméraire à l'égard de la vie ou de la sécurité d'autrui.

205. (1) Commet un homicide, quiconque, directement ou indirectement, par quelque moyen, cause la mort d'un être humain.

(2) L'homicide est coupable ou non coupable.

(3) L'homicide qui n'est pas coupable ne constitue pas une infraction.

(4) L'homicide qui est coupable est le meurtre, l'homicide involontaire coupable ou l'infanticide.

(5) Une personne commet un homicide coupable lorsqu'elle cause la mort d'un être humain,

a) au moyen d'un acte illégal,

b) par négligence criminelle,

c) en portant cet être humain, par des menaces ou la crainte de quelque violence, ou par la supercherie, à faire quelque chose qui cause sa mort, ou

d) en effrayant volontairement cet être humain, dans le cas d'un enfant ou d'une personne malade.

. . .

219. Quiconque commet un homicide involontaire coupable se rend coupable d'un acte criminel et passible de l'emprisonnement à perpétuité.

Je tiens à traiter tout d'abord de l'incidence du point de vue de mes collègues en l'espèce. En concluant que l'art. 202 du Code criminel prohibe une certaine façon d'agir ainsi que les conséquences d'une action irréfléchie en l'absence de tout état d'esprit répréhensible, ils ont en fait statué que l'acte criminel qu'est la négligence criminelle est une infraction de responsabilité absolue. La preuve d'une conduite qui révèle une dérogation marquée et importante à ce que l'on est en droit d'attendre d'une personne raisonnablement prudente dans les circonstances justifiera un verdict de culpabilité, indépendamment de l'état d'esprit réel de l'accusé au moment où l'acte a été commis.

Je prends pour point de départ les propos suivants du juge Dickson (tel était alors son titre) dans l'arrêt R. c. Sault Ste-Marie, [1978] 2 R.C.S. 1299 aux pp. 1309 et 1310:

Dans le cas d'une infraction criminelle, le ministère public doit établir un élément moral, savoir, que l'accusé qui a commis l'acte prohibé l'a fait intentionnellement ou sans se soucier des conséquences, en étant conscient des faits constituant l'infraction ou en refusant volontairement de les envisager. L'élément moral exigé pour qu'il y ait condamnation exclut la simple négligence. Dans le contexte d'une poursuite criminelle, est innocente aux yeux de la loi la personne qui néglige de demander les renseignements dont s'enquerrait quelqu'un de raisonnable et de prudent ou qui ne connaît pas des faits qu'elle devrait connaître.

Par contre la "responsabilité absolue" entraîne condamnation sur la simple preuve que le défendeur a commis l'acte prohibé qui constitue l'actus reus de l'infraction. Aucun élément moral n'est nécessaire. On ne peut plaider que l'accusé n'a commis aucune faute. Il peut être moralement innocent sous tous rapports et malgré cela être traité de criminel et puni comme tel.

Cette Cour a dit clairement dans l'arrêt Sault Ste-Marie et dans d'autres décisions qu'un verdict de responsabilité criminelle en l'absence de la preuve d'un état d'esprit répréhensible, qu'on y parvienne en raison de la nature de l'acte commis ou d'une autre preuve, est une anomalie qui s'accorde mal avec les règles de la responsabilité pénale et de la justice fondamentale: voir aussi les arrêts Beaver v. The Queen, [1957] R.C.S. 531, Pappajohn c. La Reine, [1980] 2 R.C.S. 120, Sansregret c. La Reine, [1985] 1 R.C.S. 570, et R. c. Robertson, [1987] 1 R.C.S 918. Cela s'applique particulièrement aux infractions sanctionnées par une peine d'emprisonnement d'une durée considérable et qui, étant donné leur nature, leur gravité et la réprobation qui s'y rattachent, constituent de véritables infractions criminelles déclarées telles dans le but de punir une conduite coupable plutôt que d'assurer le bien‑être public. En l'absence de dispositions et d'intention législatives contraires non ambiguës, j'estime que cette Cour devrait être très hésitante à considérer une grave infraction criminelle comme une infraction de responsabilité absolue. Comme l'a dit le juge Dickson dans l'arrêt Sault Ste-Marie, à la p. 1326:

Les infractions de responsabilité absolue seront celles pour lesquelles le législateur indique clairement que la culpabilité suit la simple preuve de l'accomplissement de l'acte prohibé. L'économie générale de la réglementation adoptée par le législateur, l'objet de la législation, la gravité de la peine et la précision des termes utilisés sont essentiels pour déterminer si l'infraction tombe dans la troisième catégorie.

Il ne fait aucun doute qu'en l'espèce, nous sommes en présence d'une grave infraction criminelle. Les appelants sont accusés d'homicide involontaire coupable par négligence criminelle. En vertu de l'art. 219 du Code criminel qui était alors en vigueur, ils sont passibles d'emprisonnement à perpétuité. D'autres infractions imputables à la négligence criminelle sont également graves. Ainsi, quiconque cause la mort d'une autre personne par négligence criminelle est coupable, en vertu de l'art. 203 du Code, d'un acte criminel et est passible d'emprisonnement à perpétuité. Quiconque cause des lésions corporelles par négligence criminelle est coupable, en vertu de l'art. 204 du Code, d'un acte criminel et passible d'une peine d'emprisonnement de dix ans. Quiconque est criminellement négligent dans l'utilisation d'un véhicule à moteur pouvait être accusé, en vertu de l'art. 233 du Code alors en vigueur, d'un acte criminel et était passible d'un emprisonnement de cinq ans. Compte tenu des considérations susmentionnées, peut‑on dire que l'art. 202 du Code crée une infraction de responsabilité absolue à l'égard de laquelle il suffit de prouver la perpétration de l'acte prohibé pour entraîner un verdict de culpabilité, abstraction faite de l'état d'esprit de l'accusé?

Mon collègue le juge McIntyre a conclu que le libellé de l'art. 202 mène à la conclusion inéluctable que le Parlement entendait que la preuve de la conduite ou de l'acte décrits à cet article entraîne la responsabilité de son auteur. Plus particulièrement, il insiste sur le fait que le législateur parle de la conduite qui montre une insouciance déréglée ou téméraire pour la vie ou la sécurité d'autrui, et que ce qui est prohibé est la négligence criminelle. Le juge McIntyre dit ce qui suit à la p. 000:

Dans le choix du critère à appliquer pour juger la conduite visée à l'art. 202 du Code criminel, soulignons immédiatement que ce qui est rendu criminel est la négligence. La négligence implique le contraire de l'acte réfléchi. En d'autres termes, son existence exclut l'intention positive de parvenir à un résultat donné. Cela permet de conclure que la sanction prévue à l'art. 202 du Code vise à empêcher une façon d'agir, et ses conséquences. Ce qui est puni, en d'autres mots, n'est pas un état d'esprit mais les conséquences d'une action irréfléchie. J'estime que cela ressort du libellé de l'article, qui fait un crime de la conduite qui montre une insouciance déréglée ou téméraire. On peut également remarquer que les mots "déréglée ou téméraire" appuient cette conclusion car ils nient l'existence d'une pensée directrice. On ne peut dire non plus que la négligence criminelle, visée à l'art. 202, implique un élément de malveillance ou une intention.

À mon avis, l'art. 202 du Code est d'une ambiguïté notoire. Depuis son adoption en sa forme actuelle dans les modifications de 1955 apportées au Code criminel, il a tourmenté aussi bien les tribunaux que les commentateurs qui ont recherché son sens. L'interprétation qu'on lui donne dépend habituellement des mots sur lesquels on insiste. D'une part, le jugement de mon collègue démontre que l'insistance sur les mots "montre" et "négligence" peut mener à la conclusion que l'on vise l'application d'un critère objectif de responsabilité, et que la seule preuve d'une conduite non raisonnable suffira. En revanche, si l'on insiste sur les mots "insouciance déréglée ou téméraire à l'égard de la vie ou de la sécurité d'autrui" ainsi que sur le fait que ce qui est prohibé n'est pas la simple négligence mais la négligence "criminelle", on pourrait conclure que le Parlement entendait qu'une certaine conscience du danger pour la vie ou la sécurité d'autrui soit un élément essentiel de l'infraction. Devant une ambiguïté aussi fondamentale, j'estime que le tribunal devrait donner à la disposition en cause l'interprétation la plus conforme non seulement à son texte et à son objet, mais aussi, dans la mesure du possible, celle qui s'accorde le mieux avec les concepts et les principes plus larges du droit: voir aussi l'arrêt R. c. Paré, [1987] 2 R.C.S. 618.

Il importe évidemment de donner un sens et un effet à chacun des mots utilisés à l'art. 202. Selon cet article, est coupable de négligence criminelle quiconque, en faisant quelque chose, ou en omettant de faire quelque chose qu'il est de son devoir d'accomplir, montre une insouciance déréglée ou téméraire à l'égard de la vie ou de la sécurité d'autrui. Comme je l'ai dit, lorsque nous sommes en présence d'une infraction criminelle grave, il y a lieu de présumer la nécessité d'un certain état d'esprit répréhensible si le libellé et l'objet de l'article se prêtent à une telle interprétation. Cette Cour, dans son examen antérieur de l'art. 202, a conclu qu'il visait à prohiber la négligence consciente, c'est‑à‑dire qu'il faut prouver chez l'accusé la conscience du danger qui est prohibé. Dans l'arrêt O'Grady v. Sparling, [1960] R.C.S 804, le juge Judson qui faisait une comparaison entre ce qui est maintenant l'art. 202 et une disposition provinciale prohibant la conduite d'un véhicule automobile [TRADUCTION] "sans apporter un soin convenable ou sans se soucier d'une manière raisonnable des autres usagers de la route", a déclaré à la p. 808:

[TRADUCTION] Il existe entre l'objet de ces deux textes législatifs une différence fondamentale dont l'argument de l'appelant ne tient pas compte. C'est une différence de nature et non simplement une différence de degré. Cette différence a été dégagée et soulignée dans le récent ouvrage de Glanville Williams on Criminal Law, par. 28, p. 82, et par J. W. C. Turner dans la 17e édition de l'ouvrage Kenny's Outlines of Criminal Law. Je fais mien et incorpore à mes motifs ce que dit Turner sur cette différence, que l'on trouve à la p. 34 de l'ouvrage de Kenny.

Mais il faut maintenant reconnaître qu'il n'existe pas de responsabilité criminelle en common law pour le préjudice ainsi causé par inadvertance. Ce principe a été établi à maintes reprises par la jurisprudence en ce qui concerne l'homicide involontaire. Il n'y a que deux états d'esprit qui soient constitutifs de mens rea, ce sont l'intention proprement dite et la témérité. La différence entre la témérité et la négligence équivaut à la différence entre l'intention et l'inadvertance: elles s'opposent et il est en toute logique spécieux de prétendre que la témérité représente un degré dans la négligence. L'habitude qu'ont prise les avocats d'assortir le mot "négligence" de certains qualificatifs d'ordre moral comme "malicieuse", "lourde" ou "coupable" est extrêmement regrettable car elle a inévitablement mené à une grande confusion de pensée et de principes. Parler de négligence criminelle prête également à confusion, car cela revient à faire une tautologie.

Malgré la caractérisation parfois ambiguë du crime distinct qu'est la conduite dangereuse (dont il n'est pas question en l'espèce), le point de vue qui est exposé dans l'arrêt O'Grady v. Sparling sur la négligence criminelle a été confirmé par divers membres de la Cour dans des remarques incidentes qu'ils ont faites dans les arrêts Mann v. The Queen, [1966] R.C.S. 238, à la p. 243, Binus v. The Queen, [1967] R.C.S. 594, aux pp. 598 et 600, et Peda v. The Queen, [1969] R.C.S. 905 aux pp. 911 et 912, 917 et 918, 919 et 920. À mon avis, ces arrêts sont très pertinents à la question que doit trancher la Cour en l'espèce. Ils indiquent qu'en d'autres occasions, la Cour a considéré que l'art. 202 était susceptible d'une interprétation conforme au principe général selon lequel un certain degré de connaissance coupable est un élément de toutes les infractions criminelles graves. Il est vrai qu'il n'était pas directement question de l'infraction de négligence criminelle dans ces affaires, mais jamais aucun membre de la Cour n'a laissé entendre que l'interprétation subjective de l'infraction de négligence criminelle dans l'arrêt O'Grady v. Sparling était incorrecte ou incompatible avec le libellé ou l'objet de la disposition.

Dans l'arrêt Peda v. The Queen, le juge Pigeon, qui rendait un jugement concurrent pour lui‑même et pour le juge Ritchie, a traité, aux pp. 919 et 920, de l'interprétation par la Cour du par. 202(1) (alors le par. 191(1)) dans l'arrêt O'Grady v. Sparling:

[TRADUCTION] Par conséquent, la raison essentielle pour laquelle on a considéré que le paragraphe 1 visait une négligence différente de la négligence envisagée dans les textes de réglementation, c'est que la "négligence criminelle" requiert la mens rea. Il s'ensuit, naturellement, que la négligence inconsciente n'est pas criminelle. Parce que la négligence, dans la langue courante, comprend à la fois la négligence consciente et celle qui ne l'est pas, il est évident que le juge qui fait un exposé au jury dans le cadre d'un procès pour "négligence criminelle", doit d'une façon quelconque expliquer adéquatement quelle sorte de négligence est criminelle et souligner clairement, mais pas nécessairement en ces termes, que la négligence inconsciente n'est pas criminelle. Il est bien possible qu'il puisse le faire en utilisant les termes du par. 191(1), étant donné que les adjectifs "déréglée ou téméraire" excluent sans aucun doute la simple inadvertance.

Il a ensuite déclaré à la p. 920:

[TRADUCTION] En vertu du par. 191(1), la déclaration de culpabilité pour "négligence criminelle" exige l'"insouciance déréglée ou téméraire à l'égard de la vie ou de la sécurité d'autrui". Par contre, le paragraphe 4 ne prévoit que le danger auquel est exposé autrui. Par conséquent, il est aisé de faire la distinction entre les deux infractions, même si l'on exclut l'inadvertance de l'infraction la moins grave.

Cependant la conduite qui est déréglée et celle qui est téméraire impliquent clairement en elles‑mêmes qu'elles excluent la simple inadvertance, alors que ce n'est pas nécessairement le cas pour la "conduite dangereuse".

Dans son interprétation des dispositions du Code sur la négligence criminelle, le juge Pigeon insiste sur les mots "insouciance déréglée ou téméraire à l'égard de la vie ou de la sécurité d'autrui" et sur le qualificatif "criminelle" qui accompagne le mot négligence. Je suis d'accord pour dire que ces éléments de l'article militent contre l'application d'un critère de responsabilité purement objectif.

J'estime que les mots "insouciance téméraire à l'égard de la vie ou de la sécurité d'autrui", à l'art. 202, interprétés dans le contexte de la jurisprudence canadienne de droit criminel, exigent de la part du ministère public la preuve que l'accusé était conscient que ses actes risquaient d'entraîner les conséquences prohibées. Dans l'arrêt Pappajohn c. La Reine, précité, cette Cour a appliqué un critère subjectif à la témérité, et elle l'a fait de nouveau dans une décision récente, Sansregret c. La Reine, précitée. Ce faisant la Cour a, je crois, rejeté implicitement l'opinion que le défaut d'accorder la moindre pensée à l'existence ou à l'absence d'un risque puisse être substitué à l'état mental qu'est la témérité, comme le disent les décisions de la majorité dans les arrêts Commissioner of Police of the Metropolis v. Caldwell, [1982] A.C. 341 (H.L.) et R. v. Lawrence, [1982] A.C. 510 (H.L.)

L'expression insouciance "déréglée" à l'égard de la vie ou de la sécurité d'autrui est peut‑être moins claire. L'adjectif "déréglée", pris sans contexte, peut laisser supposer un caractère aléatoire ou arbitraire qui se rapproche davantage d'une norme objective. Toutefois, étant donné le contexte dans lequel il se trouve, son association à l'adjectif téméraire et le fait qu'il a visiblement été utilisé pour accentuer et rendre plus odieuse l'affaire déjà grave qu'est l'insouciance à l'égard de la vie ou de la sécurité d'autrui, je crois préférable de conclure que le mot "déréglée" vise à désigner un aveuglement délibéré à l'égard du risque prohibé: P. J. T. O'Hearn, "Criminal Negligence: An Analysis in Depth" (1964‑65), 7 Crim. L.Q. 27 à la p. 411.

En bref, les mots "insouciance déréglée ou téméraire à l'égard de la vie ou de la sécurité d'autrui" désignent davantage que la négligence grave, au sens objectif du terme. Ils exigent un certain degré de conscience du danger pour la vie ou la sécurité d'autrui ou, subsidiairement, un aveuglement délibéré à l'égard de ce danger, qui est coupable étant donné la gravité du risque prohibé.

Au cours des dernières années, les tribunaux et les commentateurs ont tenté de traiter des aspects de l'art. 202 qui semblent ne pas se prêter à l'application d'un critère subjectif. Dans son utile traité Principles of Criminal Law (1986), le professeur Colvin a écrit à la p. 120:

[TRADUCTION] L'expression "montre une insouciance déréglée ou téméraire" à l'art. 202 peut‑être invoquée à l'appui de l'application d'un critère objectif. Il me semble toutefois erroné d'interpréter l'art. 202 comme une définition complète de la négligence criminelle, y compris sa mens rea. Il est préférable d'interpréter cet article comme définissant tout simplement la conduite constituant la négligence criminelle. Il reste alors à présumer la mens rea conformément aux règles générales, et c'est en réalité ce que la Cour suprême a fait dans l'arrêt O'Grady. Cette interprétation est aussi appuyée par l'affirmation, dans un autre arrêt de la Cour suprême, que "le comportement manifestant une insouciance déréglée ou téméraire à l'égard de la vie ou de la sécurité d'autrui constitue une preuve prima facie de négligence criminelle". [Italiques dans le texte original.]

L'autre décision de la Cour suprême dont fait mention le professeur Colvin est l'arrêt Arthurs c. La Reine, [1974] R.C.S 287 dans lequel le juge Ritchie, après avoir examiné le libellé de l'art. 202, dit à la p. 292:

. . . le comportement manifestant une insouciance déréglée ou téméraire à l'égard de la vie ou de la sécurité d'autrui constitue une preuve prima facie de négligence criminelle.

Le juge Ritchie considère ensuite la signification de ce critère lorsqu'il s'agit de décider si le juge de procès a commis une erreur en omettant de souligner au jury une défense possible. Il dit à la p. 294:

Je crois que la seconde question doit dépendre du critère dont j'ai fait mention au début, et il s'agit donc de savoir si le savant juge de première instance a omis d'exposer au jury quelque théorie de la défense compatible avec l'hypothèse que l'appelant aurait agi autrement qu'avec une insouciance déréglée ou téméraire à l'égard de la vie ou de la sécurité d'autrui.

À mon sens, le critère exposé par le juge Ritchie dans l'arrêt Arthurs c. La Reine est un critère réellement utilisable, qui est conforme à la fois au libellé et à l'objet de l'art. 202 et aux principes fondamentaux de la responsabilité pénale. La conduite qui montre une insouciance déréglée ou téméraire à l'égard de la vie ou de la sécurité d'autrui constitue l'actus reus de l'infraction prévue à l'art. 202, et elle est la preuve prima facie de l'état d'esprit répréhensible de l'accusé. On peut supposer que quiconque est normalement conscient et qui a une conduite représentant une dérogation aussi grave à la norme, est conscient du danger ou refuse délibérément de le voir. En d'autres termes, la preuve de la conduite en question imposera à l'accusé l'obligation d'expliquer pourquoi il n'y a pas lieu d'en arriver à l'inférence normale qu'il était conscient du risque ou qu'il a délibérément refusé de le voir. Cette inférence se présentera dans la plupart des cas parce que l'intention exigée à l'art. 202 est l'intention minimale en ce qui concerne la conscience du risque prohibé ou le refus délibéré de le voir. Comme l'a souligné le juge Ritchie à la p. 298 de l'arrêt Arthurs c. La Reine, l'exigence plus large visant le propos délibéré n'est pas un élément nécessaire de l'infraction prévue à l'art. 202.

Je suis d'accord avec mon collègue le juge McIntyre pour dire que la malveillance ou l'intention, au sens de la pensée qui tend vers un but, n'est pas un élément de l'art. 202. De plus, le fait que l'accusé puisse souhaiter ou estimer qu'il pourra atteindre son but sans que le danger se concrétise ne le libère pas de sa responsabilité en vertu de l'art. 202, s'il a envisagé le danger pour la vie ou la sécurité d'autrui ou en est devenu conscient, ou s'il a délibérément fermé les yeux sur l'existence de ce danger.

La façon dont la négligence criminelle est considérée dans l'arrêt Arthurs c. La Reine trouve aussi un appui dans un arrêt ultérieur, Leblanc c. La Reine, [1977] 1 R.C.S. 339. Dans cette affaire, la question en litige était de savoir si la preuve de faits similaires était recevable pour prouver la mens rea d'une personne accusée d'avoir causé la mort d'une autre personne par négligence criminelle lorsqu'elle l'a mortellement blessée en volant à très basse altitude dans un avion de brousse. Le juge de Grandpré a observé à la p. 356 que "dans la plupart des cas, le fait lui‑même fait preuve de l'intention," mais qu'il était loisible au ministère public de prouver la mens rea non seulement en se fondant sur une inférence découlant de la perpétration de l'acte lui‑même, mais aussi au moyen de la preuve d'actes similaires, c'est‑à‑dire des vols à basse altitude, de façon à prouver que l'accusé avait dû être conscient des risques que comportaient des manoeuvres aussi dangereuses. Le juge Dickson, qui était dissident, a approuvé la déclaration dans l'arrêt Arthurs c. La Reine que la conduite montrant une insouciance déréglée ou téméraire à l'égard de la vie ou de la sécurité d'autrui constitue une preuve prima facie de négligence, mais il a conclu à la p. 346 que la preuve de faits similaires n'est pas admissible parce que la "mens rea . . . se détermine en vertu d'un critère objectif". Avec égards, je trouve à cette position une certaine ambiguïté car, à mon avis, la mens rea relative à la négligence consciente peut dans la plupart des cas se déterminer au moyen d'un critère objectif sans constituer elle‑même, en dernière analyse, un critère objectif. De la même façon, l'opinion dissidente du juge en chef Laskin dans l'arrêt Arthurs c. La Reine pourrait peut‑être aussi être conciliée avec la conclusion de la Cour dans l'arrêt O'Grady v. Sparling selon laquelle la négligence criminelle est la négligence consciente, dans la mesure où la dissidence du Juge en chef appuie les propositions suivantes: 1) la défense d'accident destinée à nier l'existence d'un certain élément moral nécessaire aurait dû être expliquée au jury (pp. 308 à 312) et 2) la nécessité du propos délibéré ou selon ses propres mots [TRADUCTION] de "l'intention subjective" n'était pas un élément nécessaire de l'infraction de négligence criminelle comme l'a exposée la Cour dans les arrêts O'Grady v. Sparling, Binus v. The Queen et Peda v. The Queen (aux pp. 306 et 307). En tout état de cause, je suis d'accord avec ce que dit le professeur Colvin sur l'arrêt Leblanc de cette Cour dans son ouvrage "Recklessness and Criminal Negligence" (1982), 32 U. of T. L.J. 345, à la p. 356:

[TRADUCTION] La décision de la majorité dans l'affaire Leblanc établit que l'arrêt O'Grady v. Sparling continue à faire autorité en ce qui concerne l'élément moral de la négligence criminelle. Le critère est subjectif: l'auteur lui‑même doit avoir connu les risques que présentait sa conduite. Les cours d'appel provinciales qui ont appliqué le critère objectif sont dans l'erreur. Cela ne veut toutefois pas dire que les décisions rendues dans les différentes affaires étaient erronées. L'application d'un critère subjectif aurait peut‑être mené aux mêmes résultats.

J'estime que, jusqu'à maintenant, la jurisprudence de cette Cour établit que la négligence criminelle prohibée en vertu de l'art. 202 est la négligence consciente. Je n'hésiterais pas à m'écarter de ces décisions pour de solides motifs mais, avec égards pour ceux qui ne sont pas de cet avis, je ne peux pas reconnaître que l'on a prouvé qu'il y a lieu d'adopter un critère objectif de responsabilité dans la mesure requise pour qu'il soit justifié de s'écarter des décisions antérieures de cette Cour. Je trouve fort intéressants les commentaires du Juge en chef dans ses motifs dissidents dans l'arrêt R. c. Bernard, [1988] 2 R.C.S. 833, aux pp. 849 à 861, lorsqu'il traitait du critère requis pour déroger à la règle du stare decisis. Dans l'arrêt R. c. Bernard, le Juge en chef laisse entendre qu'avant de passer outre à une de ses décisions antérieures, la Cour devrait prendre en considération l'adoption de la Charte, l'affaiblissement d'un précédent dans des décisions ultérieures, l'incertitude créée par la survivance de ce dernier, et la question de savoir si l'infirmation du précédent augmentera l'étendue de la responsabilité criminelle au détriment de l'accusé. Compte tenu de ces facteurs en l'espèce, l'obligation de justifier une telle dérogation serait, à mon avis, particulièrement rigoureuse, car l'arrêt O'Grady v. Sparling n'a pas été atténué par la jurisprudence ultérieure de notre Cour et l'effet du changement proposé en l'espèce serait d'étendre la responsabilité pénale au delà de ses limites normales et ce, au détriment de l'accusé. L'adoption d'une norme objective crée aussi, à mon avis, à la fois la possibilité d'une violation de la Charte et une incertitude, sous le régime d'une nouvelle norme objective, quant à la pertinence de facteurs subjectifs en ce qui concerne l'accusé.

Comme je le notais précédemment, le libellé de l'article peut raisonnablement être interprété de façon à laisser une place à l'élément moral de la conscience d'un danger pour la vie ou la sécurité d'autrui ou de l'aveuglement volontaire à l'égard d'un tel risque. Toute conduite montrant une insouciance déréglée ou téméraire à l'égard de la vie ou de la sécurité d'autrui sera, de par sa nature même, la preuve prima facie de l'élément moral et, en l'absence de preuve jetant le doute sur le degré normal de conscience mentale, la preuve de l'acte et la comparaison avec ce dont une personne raisonnable se serait rendu compte dans les circonstances, mènera à la conclusion que l'accusé était conscient du risque ou a délibérément fermé les yeux sur ce risque.

Dans son ouvrage Criminal Law: The General Part, (2e éd. 1961), le professeur Glanville Williams explique la nature minimale de l'élément moral dans la négligence consciente et la large utilisation en preuve de normes objectives pour déterminer l'état d'esprit subjectif de ce qu'il appelle la négligence consciente. Il définit ainsi l'exigence de "témérité" en matière de négligence consciente, aux pp. 53 à 55:

[TRADUCTION] Si l'acteur a envisagé la probabilité des conséquences, il a été téméraire, même s'il souhaitait ou espérait ardemment la conséquence exactement contraire, et même s'il a fait de son mieux (mais sans abandonner son projet principal) pour l'éviter . . . La témérité est la détermination de continuer à adopter le comportement en question avec la connaissance des risques courus mais sans le désir que ces risques se réalisent.

. . .

. . . la témérité peut prendre la forme d'une pensée fugace, immédiatement rejetée, qui ne laisse aucune trace dans le comportement lui‑même.

De même, P. J. T. O'Hearn a indiqué que les exigences en matière de négligence consciente englobe toute conscience du risque prohibé ou [TRADUCTION] "l'état d'esprit de la personne qui fait quelque chose — apparemment prendre des risques — mais refuse délibérément de voir ces risques quand elle le fait": "Criminal Negligence: An Analysis in Depth", précité, à la p. 422. Pour prendre en compte le caractère "minimal" de l'élément moral de la témérité, le professeur Williams explique ceci dans Criminal Law: The General Part, précité, aux pp. 55 et 56:

[TRADUCTION] Sur la question de la témérité, ces considérations peuvent être exposées au jury. Il n'y a pas d'objection à donner au jury la directive de se demander si le défendeur a dû envisager la conséquence, mais il est dangereusement facile de confondre cette question avec celle de savoir s'il aurait dû l'envisager comme l'aurait fait une personne raisonnable. La deuxième question suppose le critère objectif de la personne raisonnable et le fait que l'accusé ait effectivement envisagé ou non la conséquence est sans importance. La première question vise uniquement ce que l'accusé a effectivement envisagé et le critère de ce qu'aurait envisagé une personne raisonnable est seulement une des étapes du raisonnement. Par exemple, on peut démontrer que l'accusé a des capacités mentales inférieures à la moyenne ou qu'au moment en cause, il était ivre ou était animé par la crainte, la colère ou une autre forme d'agitation qui le privait de la capacité de considérer avec discernement le résultat probable de sa conduite. Selon le point de vue habituel, ces faits ne seraient pas pertinents quant à la négligence inconsciente si cette question était soumise au tribunal, mais ils sont très pertinents quand il s'agit de témérité. Ils peuvent amener le tribunal à décider que l'accusé n'a pas prévu la conséquence, même si une personne, dans une situation un peu différente, l'aurait prévue. En bref, une décision sur la négligence inconsciente repose uniquement sur une comparaison entre la conduite de l'accusé et celle d'une personne raisonnable, alors qu'une décision sur la témérité ne fait intervenir la notion de personne raisonnable que pour aider à découvrir ce qui s'est passé dans l'esprit de l'accusé et dans la mesure seulement où on peut présumer plausiblement que l'esprit de l'accusé correspondait à ce qui était "normal" au moment de l'acte.

J'ajouterais que l'importance de ce que la personne raisonnable aurait prévu, pour déterminer si un accusé donné aurait été conscient du risque prohibé ou aurait délibérément fermé les yeux sur celui‑ci, variera selon le contexte. Par exemple, dans le cas d'un automobiliste muni d'un permis qui conduit d'une façon qui comporte des risques élevés, je suis d'accord avec le juge Morden dans R. v. Sharp (1984), 12 C.C.C. (3d) 428 (C.A. Ont.), aux pp. 434 et 435, pour dire qu'il appartient au jury de conclure à l'état d'esprit répréhensible de l'accusé en raison d'une conduite montrant une insouciance déréglée et téméraire pour la vie et la sécurité d'autrui, sous réserve d'une explication, ressortant de la preuve, de cette conduite anormale, comme par exemple une panne mécanique subite, une piqûre d'abeille ou un autre accident hors du contrôle de l'accusé. J'estime que, dans le contexte de la conduite automobile où les risques pour la vie et la sécurité d'autrui se présentent de façon usuelle et évidente, l'affirmation par l'accusé(e) qu'il ou elle n'a aucunement pensé aux risques ou a simplement refusé d'y penser constituerait dans la plupart des cas, sinon tous, un état d'esprit positif coupable d'aveuglement volontaire face au risque prohibé.

Le caractère minimal de l'exigence d'un état d'esprit répréhensible et la pertinence de la norme objective comme mode de preuve réfutable me permettent de penser que conclure que l'art. 202 exige la preuve de l'élément moral de conscience du risque ou d'aveuglement volontaire à l'égard de ce risque ne mettrait pas en danger les objectifs de principe visés par cette disposition. La perte en termes de dissuasion et de protection sociale semble négligeable parce que le maintien d'une norme subjective pourrait tout au plus protéger ceux qui, en raison de quelque particularité ou d'un accident imprévu, adoptent une conduite qui, tout en montrant une insouciance déréglée ou téméraire pour la vie ou la sécurité d'autrui, peut s'expliquer comme étant incompatible avec un degré quelconque de conscience d'un tel risque ou un aveuglement volontaire à cet égard. Si la protection de la société exige l'adoption d'une norme objective, il appartient au Parlement d'édicter une loi qui le fasse clairement. Avec égards, j'estime que la Cour ne devrait pas le faire à sa place.

Je ne pense pas qu'une interprétation subjective de l'art. 202 rende superflu le rôle de l'homicide volontaire coupable par négligence criminelle dans l'ensemble constitué par les dispositions du Code criminel concernant l'homicide. Les dispositions relatives au meurtre n'entreront en jeu, en règle générale, que dans les cas où est prouvé un degré plus élevé d'intention que la conscience d'un danger pour la vie ou la sécurité d'autrui, ou un aveuglement volontaire à son égard. Par exemple, les al. 212a) et 212b) comportent un degré plus élevé de mens rea ou d'intention soit de causer la mort soit de causer des lésions corporelles qu'on sait être de nature à causer la mort ou en étant indifférent que la mort s'ensuive ou non. Il peut y avoir un chevauchement entre l'infraction d'homicide coupable par négligence criminelle et les meurtres définis à l'al. 212c) et à l'art. 213, mais ces dernières dispositions semblent constituer une catégorie à part dans cet ensemble législatif car elles traitent de la question spécifique d'homicides qui résultent de la poursuite d'un objet illicite ou de la perpétration d'actes criminels précis. L'homicide involontaire coupable par négligence criminelle consciente aurait encore, à mon avis, un rôle à jouer dans la prohibition d'homicides commis avec une intention moindre que ce qu'exigent les al. 212a) et 212b) et dans des contextes autres que ce qui est envisagé à l'al. 212c) et à l'art. 213.

Reconnaissant la sévérité d'une application uniforme d'une norme objective de responsabilité criminelle, une large part des travaux récents de la doctrine en matière pénale a étudié la possibilité d'introduire une dimension subjective dans la norme objective afin d'atténuer la sévérité d'une norme objective imposée à des personnes dont, en raison de leurs caractéristiques particulières, on ne peut équitablement s'attendre qu'elles se conforment à la norme fixée par la personne raisonnable. H. L. A. Hart a peut‑être été le premier à examiner cette possibilité dans son essai "Negligence, Mens Rea and Criminal Responsibility," Oxford Essays in Jurisprudence (1961) (chap. 2). Il reconnaît les dangers que comporte le recours à une norme objective, à la p. 47:

[TRADUCTION] Si les conditions de la responsabilité sont invariables et inflexibles, c'est‑à‑dire qu'elles ne sont pas ajustées aux capacités de l'accusé, certains individus seront tenus responsables pour négligence alors qu'ils ne pouvaient s'empêcher de ne pas se conformer à la norme. Dans de tels cas en fait la responsabilité criminelle serait dissociée de tout "élément subjectif" puisque l'accusé n'aurait pas pu se conformer à la norme requise.

En réponse à cette crainte très légitime, le professeur Hart a proposé le double critère suivant pour la négligence criminelle:

[TRADUCTION] (i) L'accusé a‑t‑il omis de prendre les précautions qu'aurait prises une personne raisonnable, ayant des capacités normales, dans les mêmes circonstances?

(ii) L'accusé aurait‑il pu prendre ces précautions, étant donné ses capacités mentales et physiques?

Un raisonnement similaire est adopté par le criminaliste George Fletcher, qui propose également un examen en deux temps de la responsabilité criminelle pour une conduite négligente: le premier consisterait à décider s'il y a acte délictueux, ce qui, dans le cas de l'interdiction de la négligence, serait la violation d'une norme objective, le second étant le processus permettant au tribunal de décider s'il serait juste de tenir l'accusé responsable pour cet acte délictueux. Le professeur Fletcher souligne, à la p. 511 de Rethinking Criminal Law (1978):

[TRADUCTION] Si le droit ne prenait pas en compte la question de l'imputation, c'est‑à‑dire la question de savoir si des personnes peuvent à bon droit être jugées responsables de leurs actes délictueux, le droit criminel produirait sans aucun doute quelques décisions injustes. S'il était exact que les seules normes pertinentes de notre système juridique étaient celles de l'acte délictueux, il serait impossible d'éviter l'injustice dans les cas où des personnes n'ont d'autre choix que de violer la loi.

Voir également G. Fletcher, "The Theory of Criminal Negligence: A Comparative Analysis," 119 U. Pa. L.R. 401 (1971); A. Stalker "Can George Fletcher Help Solve The Problem of Criminal Negligence" (1982), 7 Queens L.J. 274. Le professeur Pickard a abordé lui aussi la question d'une manière similaire à celle des professeurs Hart et Fletcher. Dans "Culpable Mistakes and Rape: Relating Mens Rea to the Crime" (1980), 30 U. of T. L.J. 75, à la p. 79, elle propose de modifier la norme objective du caractère non raisonnable de façon à ce que [TRADUCTION] "les caractéristiques pertinentes d'un acteur donné, plutôt que celles de la personne ordinaire", constitueront "le fond sur lequel sera mesuré le caractère raisonnable d'une certaine conduite ou de certaines croyances." Le professeur Pickard développe ainsi sa pensée:

[TRADUCTION] Cette norme individualisée n'est ni "subjective" ni "objective". Elle tient de la position subjective parce que le juge des faits s'interroge sur le défendeur lui-même et non sur une hypothétique personne ordinaire. Elle tient de la position objective parce que l'interrogation ne se limite pas à ce qu'était en fait l'état d'esprit de l'acteur mais comprend également la recherche de ce qu'aurait pu être son état d'esprit et un jugement sur ce qu'aurait dû être cet état d'esprit.

Dans leurs jugements en l'espèce, mes collègues les juges McIntyre et Lamer semblent avoir adopté des variantes de ce qui précède. Le juge McIntyre par exemple déclare à la p. 000:

L'application d'un critère objectif aux termes de l'art. 202 du Code criminel ne peut cependant se faire dans le vide. Des événements se produisent dans le cadre d'autres événements et actions, et quand il s'agit de déterminer la nature de la conduite reprochée, les circonstances propres à l'espèce doivent être prises en considération. La décision doit se prendre après examen des faits existant à l'époque et par rapport à la perception de l'accusé des faits en question. Puisque le critère est objectif, la perception des faits par l'accusé ne doit pas être considérée dans le but d'apprécier s'il y a malveillance ou intention de la part de l'accusé, mais seulement pour constituer la base d'une conclusion quant au caractère raisonnable de la conduite de l'accusé, étant donné sa perception des faits.

Mon collègue indique cependant par la suite que les perceptions des faits par l'accusé doivent être non seulement sincères mais également raisonnables pour entrer en ligne de compte dans l'évaluation de la norme objective. Par exemple, il indique que les appelants en l'espèce ne devraient pas être assujettis à la norme de la croyance sincère mais erronée qui rendrait leur conduite non coupable, selon Pappajohn c. La Reine, précité, mais plutôt que leurs croyances et perceptions, pour être prises en considération, ne devraient pas être entretenues de façon négligente ou déraisonnable. À mon sens, lorsque l'infraction reprochée est la négligence criminelle, la distinction à faire avec l'arrêt Pappajohn c. La Reine se trouve non pas dans l'introduction d'une norme prépondérante du caractère raisonnable, qui a tout simplement pour effet d'assujettir l'accusé aux normes de ce qui est attendu d'une personne raisonnable, mais plutôt dans le degré de connaissance coupable qui doit être prouvé. Bien qu'une personne puisse avoir une opinion sincère et cependant déraisonnable des circonstances, opinion qui la soustrairait à tout blâme au sens large, cela ne trancherait pas nécessairement la question pertinente de savoir si elle avait une conscience quelconque du risque prohibé ou si, à un moment donné pendant les événements pertinents, elle avait délibérément fermé les yeux sur un risque qui à tous égards était évident. Exiger, comme le fait mon collègue, que toutes les perceptions erronées soient raisonnables, enlèvera, à mon avis, toute excuse à beaucoup de personnes dont on ne peut s'attendre, sans faute de leur part et en toute justice, qu'elles se conforment à la norme de la personne raisonnable.

Mon collègue le juge Lamer adopte un raisonnement un peu différent. Il propose à la p. 000 que les tribunaux, lorsqu'ils appliquent la norme objective de l'art. 202, tiennent "largement compte de facteurs propres à l'accusé comme sa jeunesse, son développement intellectuel, son niveau d'instruction". Je ne doute pas qu'une application large de cette méthode pourrait atténuer un peu la sévérité de l'application d'une norme objective aux personnes dont on ne peut équitablement s'attendre qu'elles se conforment à la norme et, avec prudence, je suis assez d'accord avec les tentatives qui sont faites d'intégrer des éléments de perception subjective dans des normes de droit criminel qui sont nettement objectives: Voir R. c. Vasil, [1981] 1 R.C.S. 469; R. c. Hill, [1986] 1 R.C.S. 313. Malgré cela, j'estime avec égards, que le critère proposé par mon collègue a, à divers degrés, une portée à la fois trop large et trop restreinte, comme on peut s'y attendre d'un critère qui n'est qu'une solution de rechange pour une conclusion relative à l'état d'esprit répréhensible dans chaque cas. Par exemple, une directive au juge des faits selon laquelle il doit tenir un jeune accusé, doué d'une intelligence limitée et peu instruit, à une norme de conduite que l'on pourrait attendre d'une personne raisonnable de jeune âge, d'intelligence limitée et peu instruite, crée une norme fluctuante qui, à mon avis, sape les principes d'égalité et de responsabilité individuelle qui doivent prévaloir en droit criminel. Cela reviendrait à dire simplement au jury d'abaisser la norme de conduite attendue de ces personnes sans tenir compte du fait que, dans un cas particulier, l'accusé a atteint ou non le degré de connaissance coupable dont je parlais plus haut. Le professeur Fletcher dans "The Theory of Criminal Negligence: A Comparative Analysis" a défini la décision de rendre plus ou moins objective la norme de responsabilité, en incluant ou excluant des caractéristiques personnelles spécifiques, comme une [TRADUCTION] "décision de principe", "un mécanisme peu visible pour ajuster les intérêts de catégories adverses de plaideurs" et, avec égards, je dois donner mon accord à la critique suivante qu'il fait de ce processus, à la p. 408:

[TRADUCTION] En contexte de droit criminel, la question n'est pas d'ajuster les intérêts de catégories adverses de plaideurs, mais de justifier le fait, pour l'État, de priver une personne de sa liberté.

La solution du professeur Fletcher à ce problème, qui serait l'introduction d'un éventail complet d'excuses individualisées, est à mon avis très loin d'être réalisée dans la jurisprudence et la doctrine canadiennes de droit criminel et, par conséquent, j'estime que l'importance qu'il attache à la culpabilité de l'accusé est encore le mieux servie par le maintien de normes subjectives de responsabilité.

L'un des problèmes posés par tout effort d'individualisation d'un critère objectif, c'est que la prise en compte des lacunes d'un accusé donné ne peut être appliqué que d'une façon générale pour modifier le critère objectif. Il me semble préférable de continuer à se demander s'il y a eu violation d'un critère subjectif dans chaque cas (un critère, j'ajouterais, qui dans sa forme est appliqué également à tous et est conforme à la responsabilité individuelle) plutôt que d'introduire diverses normes de conduite qui n'auront qu'un rapport approximatif avec la présence ou l'absence de culpabilité dans un cas particulier. La variation de la norme de conduite par l'introduction de certaines caractéristiques personnelles est peut-être inévitable lorsque les tribunaux doivent appliquer un critère clairement objectif, mais on devrait, à mon avis, éviter cela quand l'interprétation de la loi autorise le recours au critère subjectif plus exigeant. Je ne doute nullement que des facteurs comme l'âge de l'accusé et son développement intellectuel seront souvent pertinents pour déterminer sa culpabilité, mais dans l'application d'un critère subjectif, ils ne seront pertinents que dans la mesure où ils se rapportent à la question de savoir si l'accusé avait conscience du danger prohibé ou refusait délibérément de le voir, et ils n'auront pas à être imposés globalement de façon à modifier la norme de conduite à laquelle doivent se conformer les citoyens.

L'introduction d'éléments subjectifs dans des critères objectifs risquerait non seulement d'avoir une portée trop large, au sens où elle imposerait l'abaissement du critère objectif de responsabilité pour tenir compte de chaque caractéristique, mais elle risquerait également d'être trop limitative à l'égard des accusés dont les particularités ne peuvent être définies à l'avance sur la liste nécessairement restreinte des caractéristiques personnelles susceptibles d'être greffées à un critère objectif. Ainsi, les caractéristiques personnelles mentionnées par mon collègue le juge Lamer n'atténueraient pas la sévérité de l'application d'un critère objectif à un automobiliste qui, en raison d'une blessure ou d'un mal soudain, conduit sa voiture d'une façon qui montre une insouciance déréglée ou téméraire à l'égard de la vie ou de la sécurité d'autrui. Il n'importerait pas que l'accusé en cause ait été incapable d'avoir conscience du danger prohibé ou de refuser délibérément de le voir; sa conduite en elle‑même aurait violé le critère objectif.

On a souvent justifié l'éventail restreint des caractéristiques personnelles susceptibles d'être greffées à un critère objectif modifié en faisant valoir qu'un point de vue entièrement subjectif permettrait à ceux qui se privent d'un état de conscience normal, par une intoxication volontaire ou des accès de colère, d'échapper à la responsabilité criminelle. À cela, je répondrai (c'est aussi la réponse que j'ai faite dans les arrêts R. c. Bernard, précité, et R. c. Quin, [1988] 2 R.C.S. 825) qu'il faut accorder une plus grande attention aux degrés minimaux de connaissance coupable qui sont requis pour qu'un accusé puisse être reconnu coupable de plusieurs actes de violence prévus au Code criminel. À mon avis, il est parfaitement loisible au juge des faits de raisonner selon un critère objectif et de se demander: l'accusé ne doit‑il pas avoir eu une conscience minimale de ce qu'il ou elle faisait? L'important est que cette question peut être réfutée et qu'elle permet l'acquittement de l'accusé qui, pour un motif quelconque, n'avait pas la conscience minimale accompagnant normalement des actes très dangereux ou violents.

Je souscris entièrement à ce qu'a dit mon collègue le juge Lamer sur la question de la constitutionnalité. J'ajouterai simplement qu'étant donné la décision de cette Cour dans l'affaire R. c. Stevens, [1988] 1 R.C.S. 1153, la Charte n'aurait pu s'appliquer aux événements tragiques qui ont conduit à la mort de Christopher Tutton le 17 octobre 1981.

Pour résumer, bien que je sois d'accord avec mes collègues sur l'issue de ce pourvoi, je ne saurais souscrire à leur conclusion que l'infraction d'homicide involontaire coupable par négligence criminelle consiste en une conduite contraire à un critère objectif.

//Le juge McIntyre//

Version française des motifs des juges McIntyre et L'Heureux-Dubé rendus par

LE JUGE MCINTYRE -- Ce pourvoi soulève de nouveau la question de la négligence criminelle, que définit l'art. 202 du Code criminel, S.R.C. 1970, c. C-34 et le critère qu'un jury doit appliquer dans un cas particulier.

Les intimés, Carol Anne Tutton et Arthur Thomas Tutton, étaient les parents d'un enfant de cinq ans, Christopher Tutton, qui est décédé le 17 octobre 1981. À la suite d'un procès devant un juge et un jury, les Tutton ont été reconnus coupables d'homicide involontaire coupable en raison de la mort de leur fils. Ils ont fait appel de la déclaration de culpabilité prononcée contre eux. La Cour d'appel (les juges Dubin, Goodman et Tarnopolsky), dans un jugement rédigé pour la cour par le juge Dubin (tel était alors son titre), a accueilli les appels, annulé les déclarations de culpabilité et ordonné de nouveaux procès. Le présent pourvoi est interjeté par le ministère public, sur autorisation accordée le 23 mai 1985.

Selon la preuve incontestée sur ce point, les Tutton passaient auprès de leurs concitoyens pour des gens honnêtes et intègres, ainsi que des parents affectueux et conscients de leurs responsabilités. Ils étaient aussi profondément religieux et appartenaient à une secte qui croit à la guérison par la foi. Leurs convictions religieuses ne les empêchaient pas de rechercher et de suivre des avis médicaux ni de prendre des médicaments, mais ils croyaient que l'intervention divine pouvait effectuer miraculeusement la guérison de maladies et de maux qui dépassent les possibilités de la science médicale contemporaine.

En avril 1979, leur médecin de famille, un généraliste nommé Love, a diagnostiqué le diabète chez Christopher Tutton et il l'a fait entrer à l'hôpital; l'enfant y est resté quelques semaines. Pendant qu'il était à l'hôpital, sa mère a assisté à des cours dispensés dans un centre d'information sur le diabète où elle a appris à donner des injections d'insuline et a reçu des renseignements sur l'effet de l'alimentation et de l'exercice sur le diabète et les diabétiques. En juillet 1979, elle a également suivi des séminaires pendant toute une semaine dans une clinique spécialisée dans le diabète de l'enfance afin de mieux comprendre la maladie de son fils et d'apprendre à y faire face. Il existe à cet égard des éléments de preuve qui permettaient au jury de conclure que Mme Tutton était devenue compétente pour traiter la maladie de son fils sous la surveillance générale du médecin de famille.

Tout au long de la maladie de leur fils, le souci principal des Tutton était d'obtenir sa guérison. Tous deux croyaient que se produirait une guérison spirituelle. Ils ont discuté de cette possibilité avec le docteur Love, qui considérait impossible une guérison miraculeuse et, en novembre 1979, un spécialiste du Sick Children's Hospital de Toronto a avisé les intimés que leur fils ne pourrait jamais cesser ses injections d'insuline. Il a dit aux intimés de ne pas mettre fin au traitement à l'insuline. Cependant, le 2 octobre 1980, Mme Tutton a cessé de donner de l'insuline à son enfant parce qu'elle croyait que le Saint-Esprit avait commencé sa guérison. En l'espace de deux jours, l'enfant est devenu assez malade et a été transporté au service d'urgence d'un hôpital. Le médecin qui s'est occupé de l'enfant a dit qu'à son arrivée à l'hôpital, l'enfant était dangereusement malade, souffrant d'acidose diabétique, trouble potentiellement fatal dû à l'absence d'insuline. Le médecin a admonesté les parents quand il a appris qu'ils avaient délibérément privé leur fils d'insuline. Il leur a dit que leur enfant aurait besoin d'insuline toute sa vie et, après cet incident, M. Tutton a assuré au médecin qu'à l'avenir, son fils ne serait pas privé d'insuline sans qu'un médecin ait été consulté. Toutefois, un an plus tard, l'insuline a été de nouveau retirée. Mme Tutton croyait avoir eu une vision divine dans laquelle Christopher était guéri, l'insuline ne lui était plus nécessaire et Dieu prendrait soin de son fils. Les injections d'insuline ont cessé le 14 octobre 1981. Monsieur Tutton n'a pas été mis au courant du retrait de l'insuline avant le 15 octobre mais quand il l'a appris il a donné son accord. L'enfant est rapidement tombé malade. Le 17 octobre, il a été transporté à l'hôpital, où son décès a été constaté à son arrivée. Selon le médecin légiste qui a procédé à l'examen de l'enfant après son décès, sa mort était due à des complications causées par l'hyperglycémie diabétique. Les intimés ont été conjointement accusés d'homicide involontaire coupable aux termes d'un acte d'accusation qui contenait notamment ce qui suit:

[TRADUCTION] ARTHUR TUTTON ET CAROL TUTTON sont accusés d'avoir causé, par négligence criminelle, la mort de leur enfant Christopher Tutton, âgé de cinq ans, entre le 14 octobre 1981 et le 17 octobre 1981, inclusivement, dans le canton de Wilmot, district judiciaire de Waterloo, et plus précisément, d'avoir, sans excuse légitime, omis de fournir à leur enfant, Christopher Tutton, comme ils étaient tenus de le faire, les choses nécessaires à l'existence, montrant de la sorte une insouciance déréglée et téméraire à l'égard de la vie ou de la sécurité dudit Christopher Tutton et commettant ainsi un homicide involontaire coupable, en violation du Code criminel.

Les détails donnés précisaient:

[TRADUCTION] Il est en outre précisé que lesdits Arthur Tutton et Carol Tutton ont omis, sans excuse légitime et lorsque leur fils Christopher en avait besoin,

(1)de lui donner de l'insuline,

(2)de lui procurer des soins médicaux en temps utile.

Les dispositions législatives pertinentes considérées par les tribunaux d'instance inférieure sont les suivantes:

197. (1) Toute personne est légalement tenue

a) en qualité de père ou de mère, par le sang ou par adoption, de tuteur ou de chef de famille, de fournir les choses nécessaires à l'existence d'un enfant de moins de seize ans;

. . .

(2) Commet une infraction, quiconque, ayant une obligation légale au sens du paragraphe (1), omet, sans excuse légitime, dont la preuve lui incombe, de remplir cette obligation, si

a) à l'égard d'une obligation imposée par l'alinéa (1)a) ou b),

(i) la personne envers laquelle l'obligation doit être remplie se trouve dans le dénuement ou dans le besoin, ou

(ii) l'omission de remplir l'obligation met en danger la vie de la personne envers laquelle cette obligation doit être remplie, ou expose, ou est de nature à exposer, à un péril permanent la santé de cette personne; ou

. . .

202. (1) Est coupable de négligence criminelle quiconque,

a) en faisant quelque chose, ou

b) en omettant de faire quelque chose qu'il est de son devoir d'accomplir,

montre une insouciance déréglée ou téméraire à l'égard de la vie ou de la sécurité d'autrui.

(2) Aux fins du présent article, l'expression "devoir" signifie une obligation imposée par la loi.

Au procès, la défense a fait valoir que, dans la mesure où la preuve de la poursuite reposait sur l'omission des Tutton de fournir de l'insuline à leur fils, ceux-ci croyaient sincèrement que Christopher avait été guéri par l'intervention divine et que, par conséquent, il n'était plus nécessaire de lui donner de l'insuline. Cela leur permettrait d'opposer la défense de la croyance sincère bien qu'erronée en l'existence de circonstances qui, si elles étaient présentes, rendraient leur conduite non coupable. La défense a aussi soutenu que, dans la mesure où la poursuite se fondait sur le défaut des Tutton de fournir à leur fils des soins médicaux en temps utile, ceux-ci ne se rendaient pas compte qu'il était sérieusement malade en raison du retrait de l'insuline, et qu'en conséquence, on ne saurait dire que, de ce point de vue, leur conduite montrait une insouciance déréglée ou téméraire à l'égard de la vie ou de la sécurité de leur fils.

On peut lire le jugement de la Cour d'appel au (1985), 18 C.C.C. (3d) 328. Le juge Dubin, après avoir étudié les faits, a noté que l'acte d'accusation, tel qu'il était rédigé, faisait état de deux infractions: l'homicide involontaire coupable, et l'omission de fournir les choses nécessaires à l'existence en vertu de l'art. 197 du Code criminel. Il a reconnu que cela compliquait l'exposé au jury qui portait, d'une part, sur une accusation d'homicide involontaire coupable à l'égard duquel le fardeau de la preuve hors de tout doute raisonnable incombait entièrement à la poursuite et, d'autre part, sur une accusation pour laquelle la poursuite n'avait qu'à faire la preuve hors de tout doute raisonnable de l'obligation de fournir les choses nécessaires à l'existence et de l'inexécution de cette obligation, alors que les accusés étaient tenus, pour se disculper, de démontrer, suivant la prépondérance des probabilités, l'existence d'une excuse légitime. Dans ses motifs, le juge Dubin a reproduit de longs extraits de l'exposé au jury et il a conclu que les jurés pouvaient ne pas avoir bien compris le fardeau de la preuve et avoir eu l'impression que les accusés étaient tenus d'apporter la preuve d'une excuse, tant à l'égard de l'omission de fournir les choses nécessaires à l'existence qu'à l'égard de l'accusation d'homicide involontaire coupable.

L'exposé au jury me paraît être un exposé exact du droit, quand il traite du fardeau de la preuve en matière d'homicide involontaire coupable. Au risque d'une répétition inutile, je vais reproduire la partie de l'exposé au jury relative à l'homicide involontaire coupable visée par le juge Dubin à la p. 335 du recueil:

[TRADUCTION] Pour que l'acte d'accusation soit retenu, la poursuite doit vous convaincre, hors de tout doute raisonnable, de chacun des éléments suivants: --

Que les Tutton étaient tenus de fournir à Christopher les choses nécessaires à l'existence;

Qu'ils ont omis de le faire sans excuse légitime;

Qu'en omettant de le faire, ils ont montré une insouciance déréglée ou téméraire à l'égard de la vie ou de la sécurité de Christopher;

et que c'est cette omission ou ce défaut qui ont causé sa mort.

et plus loin, il dit:

[TRADUCTION] Un autre élément que la poursuite doit établir est que les accusés ont omis de fournir à Christopher de l'insuline et des soins médicaux en temps utile sans excuse légitime, le mot excuse s'entendant évidemment d'une excuse en droit. Une excuse légitime pourrait être que la personne concernée n'a pas l'argent nécessaire pour acheter de l'insuline, ou qu'en raison d'une quelconque incapacité personnelle ou physique, elle est incapable d'obtenir l'insuline, ou encore qu'elle ne sait pas comment l'administrer. Ce n'est pas une excuse légitime que d'avoir certaines convictions religieuses selon lesquelles il ne serait pas bien de donner de l'insuline ou encore selon lesquelles Dieu aurait dit qu'il n'est pas nécessaire de donner de l'insuline à un enfant. La loi du pays est prépondérante et elle doit être respectée par tous sans exception.

Résumons donc. Pour que l'acte d'accusation soit retenu, la poursuite doit vous convaincre, hors de tout doute raisonnable. Premièrement, que les Tutton étaient tenus de fournir à Christopher les choses nécessaires à l'existence, c'est-à-dire son injection quotidienne d'insuline et des soins médicaux en temps utile. Qu'ils ont omis de le faire sans excuse légitime. Qu'en omettant de le faire, ils ont montré une insouciance déréglée ou téméraire à l'égard de la vie ou de la sécurité de leur enfant, et enfin, que c'est cette omission ou ce défaut qui ont causé la mort de Christopher. Si la poursuite vous a persuadés de ce qui précède, vous devez alors rendre un verdict de culpabilité relativement à cet acte d'accusation. [Italiques dans le texte original.]

Le juge Dubin a convenu que, dans cette partie de l'exposé, l'obligation de réfuter la présence d'une excuse légitime était imposée à la poursuite, mais il a ensuite reporté son attention sur une autre partie de l'exposé au jury, à la p. 336, que je reproduis également:

[TRADUCTION] J'ai déjà passé en revue tous les éléments essentiels de l'acte d'accusation et je n'ai pas l'intention de les revoir de nouveau avec vous.

Les deux premiers éléments ne vous causeront pas de problème. Ces deux éléments sont que les accusés sont les parents de Christopher et que ce dernier était âgé de moins de seize ans. Cela a été reconnu.

Passons à la question suivante. La poursuite a-t-elle prouvé, hors de tout doute raisonnable, qu'ils ont omis de fournir à leur fils les choses nécessaires à l'existence. Je vous ai déjà mis au fait du droit sur ce point.

Finalement, la poursuite doit prouver, hors de tout doute raisonnable, que leur omission de fournir à leur enfant les choses nécessaires à l'existence a mis sa vie en danger.

Or, même si la poursuite fait la preuve de ces éléments, cela ne règle pas la question. Vous devez ensuite déterminer si les accusés ont prouvé qu'ils avaient une excuse légitime qui leur permettrait d'être acquittés. On a déjà discuté avec vous de la question de l'excuse légitime, et je vous ai indiqué qu'elle doit être déterminée compte tenu de tous les faits propres aux circonstances de l'espèce.

J'ai revu avec vous les éléments de preuve et l'explication des accusés concernant la raison pour laquelle ils ont cessé de donner de l'insuline à leur fils, et j'ai aussi examiné avec vous ce qui constitue une excuse légitime. Je vous ai dit qu'il incombait aux accusés de prouver qu'ils avaient une excuse légitime. Le Parlement a édicté cette disposition particulière. Mais ce fardeau qui incombe aux accusés n'est pas aussi lourd que celui imposé à la poursuite. La poursuite doit faire la preuve de tous les éléments de l'infraction hors de tout doute raisonnable. Le fardeau qui incombe aux accusés, en ce qui concerne la preuve de l'excuse légitime, consiste simplement à démonter que, selon la prépondérance des probabilités, ils avaient une excuse légitime.

Donc, si la prépondérance des probabilités va en faveur des accusés et de l'excuse légitime qu'ils ont invoquée, ils méritent d'être acquittés. Par contre, si la prépondérance des probabilités va contre les accusés et s'ils n'ont pas fait la preuve de l'excuse légitime, alors que la poursuite a prouvé tout ce qu'elle avait à prouver, hors de tout doute raisonnable, vous devez rendre un verdict de culpabilité. Et si, en ce qui concerne la question de l'excuse légitime, vous ne pouvez trancher ni dans un sens ni dans l'autre, c'est que les accusés ne se sont pas acquittés de l'obligation qui leur incombait, ils n'ont pas fait la preuve d'une excuse légitime, et vous devez les déclarer coupables. [Italiques dans le texte original.]

Le juge Dubin a considéré que ces commentaires avaient pu donner l'impression au jury, aussi bien en ce qui concerne la question sous‑jacente visant les choses nécessaires à l'existence que le chef d'accusation lui-même, soit l'homicide involontaire coupable, que les accusés étaient tenus de démontrer que, selon la prépondérance des probabilités, ils avaient une excuse légitime. Il a considéré que cela était cause d'une erreur donnant lieu à révision et qu'en conséquence, un nouveau procès s'imposait.

Je suis d'accord avec lui sur ce point en raison des complications suscitées par la forme de l'acte d'accusation et de la confusion concernant le fardeau de la preuve, qui variait selon les différents aspects du chef d'accusation. À mon sens, cela suffirait pour décider du pourvoi, mais vu la nature de cette affaire, le juge Dubin s'est senti obligé d'aller plus loin et de traiter d'autres questions soulevées par les parties. Cette Cour doit donc faire certains commentaires.

L'acte d'accusation et les détails donnés ont déjà été reproduits et, naturellement, la poursuite est liée par ce qu'elle a plaidé. La poursuite a allégué que les appelants ont causé la mort de leur fils par négligence criminelle et qu'ils se sont ainsi rendus coupables d'homicide involontaire coupable. Elle a précisé ses allégations dans l'acte d'accusation et aussi dans les chefs d'accusation, soutenant que les appelants ont, sans excuse valable, omis de fournir à leur fils les choses nécessaires à l'existence, comme ils y étaient tenus. Cette omission est le fondement de l'allégation d'insouciance déréglée et téméraire à l'égard de la vie ou de la sécurité de l'enfant, et elle est le seul fondement sur lequel peut reposer le chef d'accusation d'homicide involontaire coupable. Il est donc clair que, même si les appelants sont accusés d'un acte criminel particulier, l'homicide involontaire coupable, on ne peut en faire la preuve qu'en établissant la perpétration d'une infraction différente, prévue au par. 197(2) du Code criminel et à l'égard de laquelle il incombe aux accusés de prouver qu'ils avaient une excuse légitime.

Un exposé au jury dans de telles circonstances est une tâche difficile et, à mon sens, le juge du procès doit tenir nettement distincts les deux infractions ou les éléments des infractions à examiner. On peut y arriver par une étude de l'accusation en deux temps. Le premier, à mon avis, consisterait à examiner l'infraction sous-jacente prévue au par. 197(2) du Code, car en vertu de l'acte d'accusation tant que cette question n'a pas été réglée, il n'est pas possible d'aborder la question de l'homicide involontaire coupable dont les intimés sont accusés. Le jury doit recevoir des directives quant aux éléments de l'infraction prévue à l'art. 197 et être avisé que, pour rendre un verdict de culpabilité en vertu de cet article, il doit être convaincu hors de tout doute raisonnable que les accusés étaient tenus de fournir à leur fils les choses nécessaires à l'existence et qu'ils ont omis de le faire sans excuse légitime. Si le jury n'en est pas convaincu, il doit acquitter les accusés et ne pas aller plus loin, car tout le fondement de l'allégation d'homicide involontaire coupable disparaît. Cependant, si le jury devait conclure que les accusés ont omis de fournir les choses nécessaires à l'existence de leur fils sans excuse légitime, il serait alors tenu de procéder plus avant et de se demander si les accusés, en agissant de la sorte, ont montré une insouciance déréglée ou téméraire à l'égard de la vie ou de la sécurité de leur fils. Si le jury était convaincu hors de tout doute raisonnable qu'une telle conduite avait été démontrée et qu'elle avait causé la mort de l'enfant, il serait tenu de rendre un verdict d'homicide involontaire coupable; selon le présent acte d'accusation, c'est la seule façon de parvenir à un tel verdict. Si, par ailleurs, le jury n'était pas convaincu de ce qui précède, il aurait l'obligation d'acquitter les accusés de l'accusation d'homicide involontaire coupable. Si, toutefois, le jury était convaincu que la victime avait été privée des choses nécessaires à l'existence, mais s'il n'était pas certain que cette privation avait causé sa mort, le jury pourrait dans ce cas reconnaître les accusés coupables de l'infraction comprise prévue à l'art. 197, sinon il devrait les acquitter. À mon sens, l'avantage qu'il y a à présenter l'affaire au jury de cette façon, c'est que cela rendrait plus claires les questions distinctes et indiquerait nettement au jury que pour parvenir à une conclusion sur l'acte criminel d'homicide involontaire coupable, c'est la conduite des parents quant à la fourniture des choses nécessaires à l'existence et des soins médicaux qu'il doit considérer pour décider si la preuve a été faite d'une insouciance déréglée et téméraire.

Pour décider si la conduite d'un accusé montre, au sens que l'art. 202 du Code criminel donne à cette expression, une insouciance déréglée ou téméraire à l'égard de la vie ou de la sécurité d'autrui, la jurisprudence dicte un critère objectif: voir l'étude des décisions sur ce sujet faite par le juge Cory pour la Cour d'appel, dans l'arrêt R. v. Waite (1986), 28 C.C.C. (3d) 326, approuvé par notre Cour, [1989] 1 R.C.S. 000. En effet, en Cour d'appel, le juge Dubin a considéré le critère objectif comme étant d'application générale, mais il a fait une exception dans les cas où la conduite reprochée consiste en une ou des omissions par opposition à un acte concret. Dans de tels cas, il s'est dit d'avis qu'il se présenterait des situations où un critère subjectif devrait être appliqué quand il s'agirait de juger des omissions. Il a considéré que tel était le cas en l'espèce. J'estime toutefois que l'on ne peut faire la distinction que préconise le juge Dubin. Je suis totalement incapable de voir une différence de principe entre les affaires mettant en cause une omission et celles qui mettent en cause un acte concret. En effet, l'art. 202 du Code dit clairement qu'est coupable de négligence criminelle quiconque, en faisant quelque chose ou en omettant de faire quelque chose qu'il est de son devoir d'accomplir, montre une insouciance déréglée ou téméraire à l'égard de la vie ou de la sécurité d'autrui. Le critère objectif doit par conséquent être appliqué en matière de négligence criminelle, car c'est la conduite de l'accusé, par opposition à son intention ou son état d'esprit, qui est étudiée dans le cadre de cet examen.

Notre concept de culpabilité criminelle repose principalement sur l'examen de l'état d'esprit qui accompagne l'acte délictueux ou lui donne naissance, et l'attribution de la responsabilité criminelle sans la preuve d'un tel état d'esprit répréhensible peut donner lieu à de graves inquiétudes. Néanmoins, la négligence est reconnue maintenant comme l'un des facteurs susceptibles d'entraîner la responsabilité criminelle et de forts arguments peuvent être soulevés à l'appui. L'article 202 du Code criminel en est un exemple. Dans le choix du critère à appliquer pour juger la conduite visée à l'art. 202 du Code, soulignons immédiatement que ce qui est rendu criminel est la négligence. La négligence implique le contraire de l'acte réfléchi. En d'autres termes, son existence exclut l'intention positive de parvenir à un résultat donné. Cela permet de conclure que la sanction prévue à l'art. 202 du Code vise à empêcher une façon d'agir, et ses conséquences. Ce qui est puni, en d'autres mots, n'est pas un état d'esprit mais les conséquences d'une action irréfléchie. J'estime que cela ressort du libellé de l'article, qui fait un crime de la conduite qui montre une insouciance déréglée ou téméraire. On peut également remarquer que les mots "déréglée ou téméraire" appuient cette conclusion car ils nient l'existence d'une pensée directrice. On ne peut dire non plus que la négligence criminelle, visée à l'art. 202, implique un élément de malveillance ou une intention. La poursuite en fait état au paragraphe 41 de son mémoire:

[TRADUCTION] Le sens clair et ordinaire des termes "déréglée" et "téméraire" utilisés en rapport avec la notion de négligence semblerait comprendre le fait d'être peu soucieux d'un danger apparent. Le paragraphe 202(1) n'emploie pas le terme "téméraire" comme une extension de la définition de l'intention ou de la malveillance, mais il utilise plutôt le terme comme élément de la définition d'une conduite qui équivaut à la "négligence" dans un contexte criminel.

Donc, à mon sens, un critère objectif doit s'appliquer à la détermination de cette question en raison de la différence entre d'une part l'acte criminel ordinaire, qui requiert la preuve d'un état d'esprit subjectif, et d'autre part la négligence criminelle. Dans les affaires criminelles, en général, c'est l'acte joint à l'état d'esprit ou à l'intention qui est puni. En matière de négligence criminelle, l'acte qui montre le degré voulu de négligence est puni. Si cette distinction n'est pas clairement maintenue, la limite entre l'infraction traditionnelle exigeant la mens rea et l'infraction que constitue la négligence criminelle devient floue. La différence, par exemple, entre le meurtre et l'homicide involontaire coupable, qui sont tous deux des homicides réprimés par la loi, réside dans l'intention. Ce serait aller contre l'objet de l'art. 202 du Code que d'étudier et de prouver séparément l'intention de l'accusé relativement aux infractions visées à cet article, car la conduite intentionnelle serait nécessairement examinée en vertu d'autres articles du Code et l'art. 202, qui vise une conduite irréfléchie, mais socialement dangereuse, n'aurait aucune fonction. Pour ces motifs, le critère objectif devrait être appliqué et, à mon sens, la Cour d'appel a eu tort de conclure dans cette affaire qu'il fallait utiliser un critère subjectif. Le critère vise le caractère raisonnable de la conduite en cause, et la preuve d'une conduite qui révèle une dérogation marquée et importante à ce que l'on est en droit d'attendre d'une personne raisonnablement prudente dans les circonstances, justifiera un verdict de négligence criminelle.

En tirant cette conclusion, je n'oublie pas les commentaires que j'ai faits dans l'arrêt Sansregret c. La Reine, [1985] 1 R.C.S. 570, aux pp. 581 et 582, et que l'avocat de l'appelante a cités. Dans l'arrêt Sansregret c. La Reine, j'ai exprimé l'opinion que "l'insouciance doit comporter un élément subjectif pour entrer dans la composition de la mens rea criminelle". J'ai ensuite ajouté que "[c]est dans ce sens qu'on emploie le terme "insouciance" en droit criminel et il est nettement distinct du concept de négligence en matière civile." On a soutenu en s'appuyant sur ces mots et sur des commentaires postérieurs sur la nature de la négligence en droit criminel qu'il fallait par conséquent appliquer un critère subjectif pour s'interroger sur l'existence de la négligence criminelle en vertu de l'art. 202 du Code. Je suis d'avis de rejeter cet argument au motif que le concept de l'insouciance dont il était question dans cette affaire ne s'applique pas dans un cas visé à l'art. 202 du Code. Sansregret était accusé de viol, un crime qui implique de la part de l'accusé une conduite positive et voulue, qui vise la réalisation d'un résultat particulier. C'est une infraction traditionnelle exigeant la mens rea et il faut prouver un certain état d'esprit, dans ce cas‑là l'intention de persévérer dans une entreprise en dépit du fait que le consentement de la plaignante a été extorqué par les menaces et la crainte. L'insouciance de la part de l'accusé fait partie de la mens rea (l'état d'esprit répréhensible) et elle doit être prouvée selon un critère subjectif comme partie de l'élément moral de l'infraction. En ce sens, les extraits tirés de l'arrêt Sansregret c. La Reine sont pertinents. L'article 202, en revanche, a créé une infraction distincte; une infraction qui fait de la négligence -- la manifestation d'une conduite déréglée ou téméraire -- un crime en soi et a donc défini l'infraction dans ses propres termes. Comme l'a noté le juge Cory dans l'arrêt R. v. Waite, l'art. 202 du Code a été édicté en sa présente forme comme une codification de l'infraction qui était apparue dans la jurisprudence canadienne, et à l'égard de laquelle la mens rea nécessaire peut être inférée de façon objective à partir des actes de l'accusé.

L'application d'un critère objectif aux termes de l'art. 202 du Code ne peut cependant se faire dans le vide. Des événements se produisent dans le cadre d'autres événements et actions, et quand il s'agit de déterminer la nature de la conduite reprochée, les circonstances propres à l'espèce doivent être prises en considération. La décision doit se prendre après examen des faits existant à l'époque et par rapport à la perception de l'accusé des faits en question. Puisque le critère est objectif, la perception des faits par l'accusé ne doit pas être considérée dans le but d'apprécier s'il y a malveillance ou intention de la part de l'accusé, mais seulement pour constituer la base d'une conclusion quant au caractère raisonnable de la conduite de l'accusé, étant donné sa perception des faits. Cela est particulièrement vrai lorsque, comme en l'espèce, l'accusé oppose le moyen de défense de l'erreur de fait. Si un accusé aux termes de l'art. 202 a une croyance sincère et raisonnablement entretenue en l'existence de certains faits, cela peut être une considération pertinente quant à l'appréciation du caractère raisonnable de sa conduite. Prenons par exemple un soudeur engagé pour travailler dans un espace restreint, et qui se fit à la parole du propriétaire des lieux qu'aucune matière combustible ou explosive ne se trouve à proximité; lorsque son chalumeau provoque une explosion qui entraîne la mort d'une personne et qu'il est accusé d'homicide involontaire coupable, il devrait pouvoir faire part au jury de sa perception quant à la présence ou l'absence de matières dangereuses là où il travaillait.

Comme je l'ai déjà noté, les Tutton ont invoqué la défense d'erreur de fait en première instance. Ils ont fait valoir que l'omission de donner de l'insuline à leur enfant découlait de la croyance qu'il avait été guéri par l'intervention divine et que l'omission de lui fournir des soins médicaux en temps utile était due à la croyance que l'enfant n'était pas sérieusement malade, de sorte qu'aucune assistance médicale ne lui était nécessaire. Le juge du procès, a-t-on soutenu, a eu tort de dire au jury qu'une telle croyance, pour constituer une défense efficace, devait être entretenue de façon raisonnable. Cette Cour a statué dans l'arrêt Pappajohn c. La Reine, [1980] 2 R.C.S. 120, que la croyance sincère, bien qu'erronée, dans l'existence de circonstances qui, si elles étaient présentes, rendraient la conduite reprochée non coupable, permettrait à un accusé d'être acquitté. Il a aussi été statué dans l'arrêt Pappajohn c. La Reine que la croyance sincère n'a pas à être raisonnable, parce qu'elle aurait pour effet de nier l'existence de la mens rea requise. La situation serait toutefois différente si l'infraction reprochée reposait sur le concept de la négligence, par opposition à celui de l'intention coupable ou de l'état d'esprit répréhensible. Dans ce cas, la croyance déraisonnable mais sincère chez l'accusé serait entretenue de façon négligente. Le fait d'avoir une telle croyance ne pourrait servir de défense lorsque la culpabilité se fonde sur la conduite négligente. Je suis donc d'avis de conclure que le juge du procès n'a commis aucune erreur en disant au jury que toute croyance erronée pouvant servir de défense contre une accusation de négligence criminelle devrait être raisonnable.

En l'espèce, l'assertion des Tutton qu'ils croyaient qu'une guérison avait été effectuée par l'intervention divine et que l'insuline n'était pas nécessaire à la préservation de la vie de leur enfant, devait donc être examinée par le jury. Celui-ci devait se demander si une telle croyance était sincère et si elle était raisonnable. Ce faisant, il devait considérer tout l'historique de l'affaire. Il devait prendre en considération l'expérience des Tutton de la maladie de leur fils; le fait qu'ils avaient constaté les conséquences du retrait de l'insuline en une occasion et qu'ils avaient été avisés de sa nécessité dans la prestation des soins à donner à leur enfant; et le fait que Mme Tutton avait bénéficié d'une formation ou de cours réguliers sur la façon de soigner le diabète et les diabétiques. Le jury devait aussi se demander si la croyance en une guérison miraculeuse menant à la conclusion que l'insuline et les soins médicaux n'étaient pas nécessaires, si sincère que puisse être cette croyance, était raisonnable. Compte tenu de ces faits et des autres faits révélés par la preuve, le jury devait décider si le retrait de l'insuline et l'omission de fournir des soins médicaux représentaient une dérogation marquée et importante à la norme à laquelle on peut s'attendre chez des parents raisonnablement prudents.

Je suis d'avis de rejeter le pourvoi et de confirmer l'ordonnance visant la tenue d'un nouveau procès.

//Le juge Lamer//

Version française des motifs rendus par

LE JUGE LAMER -- J'ai lu les motifs de mon collègue le juge McIntyre et j'y souscris, sous réserve des observations suivantes. J'estime que, pour appliquer le critère objectif édicté par le législateur à l'art. 202 du Code criminel, S.R.C. 1970, chap. C-34, il faut tenir largement compte de facteurs propres à l'accusé comme sa jeunesse, son développement intellectuel, son niveau d'instruction (voir Stuart, Canadian Criminal Law: A Treatise (2e éd. 1987), p. 194; voir également Pickard, "Culpable Mistakes and Rape: Relating Mens Rea to the Crime" (1980), 30 U. of T. L.J. 75). Quand on le fait au moment d'examiner la conduite susceptible de causer la mort, c'est-à-dire une conduite qui comporte beaucoup de risques, le recours à un critère objectif ou à un critère subjectif produira en pratique, presque toujours sinon toujours, le même résultat (voir Colvin, "Recklessness and Criminal Negligence" (1982), 32 U. of T. L.J. 345).

Je veux souligner qu'en édictant l'art. 202, le législateur n'entendait pas préciser la nature de la négligence nécessaire pour fonder la responsabilité pénale. À mon avis, en édictant l'art. 202, le législateur a seulement défini le sens de l'expression "négligence criminelle" partout où elle apparaît dans le Code criminel.

Enfin, je souligne que la constitutionnalité de l'al. 205(5)b) n'est pas en cause en l'espèce. En fait, si l'on suppose, sans en décider ici, qu'il existe un principe de justice fondamentale selon lequel la connaissance d'un risque probable ou son ignorance délibérée (la prévision ou l'aveuglement volontaire) constitue un élément essentiel de l'infraction d'homicide involontaire coupable, ne se pose pas alors la question de savoir si la preuve de l'élément substitué qu'est la négligence criminelle, telle que définie par le législateur et interprétée par cette Cour, satisfait au critère énoncé dans l'arrêt La Reine c. Vaillancourt, [1987] 2 R.C.S. 636. Je ne pense donc pas qu'en souscrivant aux motifs de mon collègue je m'interdis de me prononcer plus tard sur une telle question constitutionnelle si, évidemment, elle est jamais soumise à la Cour.

Je suis donc d'avis, comme mon collègue le juge McIntyre, de rejeter le pourvoi et de confirmer l'ordonnance de nouveau procès.

Pourvoi rejeté.

Procureur de l'appelante: Le procureur général de l'Ontario, Toronto.

Procureurs de l'intimé Arthur Thomas Tutton: Kerekes, Collins, Toronto.

Procureur de l'intimée Carol Anne Tutton: Irwin Koziebrocki, Toronto.

* Les juges Beetz, Estey et Le Dain n'ont pas pris part au jugement.



Parties
Demandeurs : Sa Majesté la Reine
Défendeurs : Tutton

Références :
Proposition de citation de la décision: R. c. Tutton, [1989] 1 R.C.S. 1392 (8 juin 1989)


Origine de la décision
Date de la décision : 08/06/1989
Date de l'import : 06/04/2012

Numérotation
Référence neutre : [1989] 1 R.C.S. 1392 ?
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;1989-06-08;.1989..1.r.c.s..1392 ?
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