Laurentide Motels Ltd. c. Beauport (Ville), [1989] 1 R.C.S. 705
Laurentide Motels Ltd.
(Les investissements T.R.L. Ltée),
Le restaurant Bastogne Inc. et
Thomas R. Lévesque Appelants
c.
Ville de Beauport Intimée
et
Gérard Tremblay Mis en cause
répertorié: laurentide motels ltd. c. beauport (ville)
No du greffe: 19842.
1988: 24 mai; 1989: 20 avril.
Présents: Les juges Beetz, McIntyre, Lamer, Wilson, Le Dain*, La Forest et L'Heureux‑Dubé.
en appel de la cour d'appel du québec
Droit municipal -- Responsabilité extra-contractuelle des municipalités -- Combat des incendies -- Droit applicable: droit public ou droit privé -- Le droit civil s'applique‑t‑il à une municipalité relativement à la détermination de sa responsabilité pour les dommages causés par un incendie? -- Les arrêts Anns et Ville de Kamloops s'appliquent‑ils au Québec? -- Code civil du Bas‑Canada, art. 356, 1053 -- Loi des cités et villes, L.R.Q. 1977, chap. C‑19, art. 412, 423.
Responsabilité civile -- Municipalité -- Combat des incendies — Défaut d'entretien et mauvais fonctionnement des bornes‑fontaines -- Fautes des pompiers dans l'exécution de leurs fonctions -- La ville est‑elle responsable des dommages causés par l'incendie? -- Le droit civil s'applique‑t‑il à une municipalité relativement à la détermination de sa responsabilité pour les dommages causés par un incendie? -- Quantum des dommages -- Indemnité additionnelle -- Code civil du Bas‑Canada, art. 356, 1053, 1054, 1056c, 1073.
Tribunaux -- Appel -- Cour d'appel intervenant dans les déterminations et conclusions de fait du juge de première instance -- La Cour d'appel a-t-elle erré en substituant son opinion à celle du juge de première instance.
Dommages-intérêts -- Indemnité additionnelle -- Calcul -- Code civil du Bas-Canada, art. 1056c.
Dommages-intérêts -- Dommages futurs -- Incendie d'un complexe hôtelier -- Vente du résidu du complexe hôtelier trois ans plus tard -- Vente prise en considération dans le calcul des dommages futurs -- Frais de réouverture retranchés.
La négligence d'un client est à l'origine de l'incendie qui a endommagé le complexe hôtelier des appelants situé dans la ville de Beauport. À leur arrivée sur les lieux, les pompiers déversent l'eau du camion‑citerne sur le foyer d'incendie, mais l'eau vient rapidement à manquer faute d'un raccordement aux bornes‑fontaines. Enneigées et difficiles d'accès, celles-ci sont inutilisables parce qu'elles sont gelées ou brisées. Ce n'est qu'au bout d'une quarantaine de minutes que les pompiers parviennent enfin à obtenir de l'eau des bornes‑fontaines. Les appelants intentent une action en dommages contre l'auteur de l'incendie et l'intimée, alléguant contre cette dernière des fautes dans le combat de cet incendie, soit le défaut d'entretien et le mauvais fonctionnement de son équipement, ainsi que des fautes de ses préposés dans l'exercice de leurs fonctions.
Le premier juge accueille l'action et conclut à la responsabilité de l'auteur de l'incendie pour une partie des dommages et à la responsabilité de l'intimée pour l'excédent. Le premier juge reproche à l'intimée sa négligence dans la vérification et l'entretien des bornes‑fontaines et à ses préposés un certain nombre de fautes dans l'exécution de leurs fonctions. Le premier juge détermine que, selon la preuve, le feu était presque éteint lorsque l'eau vint à manquer dans le camion‑citerne. Il conclut que c'est la pénurie d'eau couplée aux fautes des préposés de l'intimée qui ont causé l'excédent des dommages. Il condamne donc l'intimée à payer la somme de 2 542 732, 83 $ en dommages. La Cour d'appel, saisie du seul appel de l'intimée, infirme le jugement de la Cour supérieure.
Le présent pourvoi vise à déterminer (1) si la responsabilité civile délictuelle des municipalités dans le combat des incendies est régie par le droit public ou par le droit privé; (2) si les fautes alléguées contre l'intimée entraînent sa responsabilité; et (3) si le quantum des dommages et le calcul de l'indemnité additionnelle doivent être modifiés.
Arrêt: Le pourvoi est accueilli.
1) Droit applicable
Les juges Beetz, McIntyre, Lamer, Wilson et La Forest: L'article 356 du C.c.B.-C. prévoit qu'en principe les corporations politiques comme les corporations municipales sont régies par le droit public. Le droit civil ne s'y applique qu'exceptionnellement. Par conséquent, c'est le droit public qui doit déterminer quand le droit civil s'appliquera aux corporations municipales. Le droit public du Québec a deux sources, le droit écrit et la common law. Comme aucune disposition légale ne vise explicitement les relations délictuelles et quasi délictuelles d'une municipalité avec des particuliers, c'est la seconde source du droit public, la common law "publique" qui existe actuellement, qui détermine à quels égards une corporation municipale "relève du droit civil" dans ses relations avec les particuliers. Selon la common law "publique" établie dans les arrêts Anns et Ville de Kamloops, une municipalité ne peut être tenue responsable de ses décisions politiques. (Les décisions politiques sont des décisions de nature politique comme par exemple la décision initiale d'exercer le pouvoir d'établir un service.) Cependant, dès lors qu'une municipalité pénètre dans la sphère opérationnelle de ses pouvoirs discrétionnaires, c'est-à-dire lorsqu'elle passe à l'exécution pratique de sa décision politique, elle se trouve assujettie aux normes de conduite du droit privé. Au Québec, les normes de conduite du droit privé sont énoncées dans le Code civil et plus particulièrement aux art. 1053 et suiv. C.c.B.-C.
En l'espèce, les règlements municipaux de l'intimée indiquent qu'elle a exercé les pouvoirs discrétionnaires qui lui sont conférés par la Loi sur les cités et villes, pour établir un service de lutte contre les incendies et un service d'aqueduc. Il n'existe aucune disposition légale qui rende l'intimée responsable, ou non responsable, du préjudice résultant des actes qu'elle a accomplis conformément à ses pouvoirs discrétionnaires. C'est pourquoi, il faut chercher dans la common law la réponse à la question de savoir si le droit civil s'applique pour déterminer la responsabilité de l'intimée. Selon la common law, les art. 1053 et suiv. C.c.B.-C. s'appliqueront si les actes ou les omissions qui auraient causé un préjudice, savoir le défaut d'assurer le déblaiement des bornes‑fontaines et leur bon fonctionnement, et les actes et omissions des pompiers de la municipalité, relèvent de la sphère opérationnelle des activités de la municipalité.
L'intimée aurait pu, en principe, établir un programme d'inspection et de réparation. Cependant, l'omission de prendre une telle décision politique ne permet pas à l'intimée d'échapper à l'application du droit privé. En l'absence d'une décision politique à laquelle pourrait être attribuée l'omission qui aurait causé un préjudice, l'inspection et la réparation des bornes-fontaines doivent être considérées comme relevant du domaine opérationnel, puisqu'elles représentent la mise à exécution pratique de la décision politique de l'intimée d'établir un système d'aqueduc et d'affecter personnel et deniers à son entretien. Les actes et omissions des pompiers doivent être eux aussi considérés comme étant de nature opérationnelle. La responsabilité de l'intimée doit donc être déterminée en vertu des art. 1053 et suiv. C.c.B.-C. et la conclusion du juge de première instance que l'intimée a commis une faute en vertu des art. 1053 et suiv. C.c.B.-C. était exacte.
Le juge L'Heureux‑Dubé: Les corporations municipales au Québec sont régies par le droit public. Celui-ci trouve son origine dans la common law.
En matière de responsabilité des municipalités, les arrêts Anns et Ville de Kamloops, ainsi que certains arrêts de common law subséquents, énoncent les principes de droit public applicables au Canada comme au Québec. En vertu de ces principes, le fait qu'une corporation municipale prenne ou refuse de prendre une décision politique (policy decision) ne peut entraîner sa responsabilité civile; mais si la corporation municipale exerce ses pouvoirs, discrétionnaires ou non, de façon à rendre sa décision exécutoire (operational decision), elle engagera sa responsabilité pour tout préjudice causé à autrui par sa faute, ou celle de ses préposés dans l'exécution de leurs fonctions, à moins que la loi habilitante n'écarte expressément cette responsabilité ou n'autorise la corporation municipale à s'en dégager. Les critères de droit privé de common law énoncés dans ces arrêts sont toutefois inapplicables au Québec puisque, depuis l'Acte de Québec, et d'après la Constitution canadienne, la compétence en matière de propriété et droits civils relève des provinces. Conformément à l'art. 356 C.c.B.-C., en l'absence de dispositions à l'effet contraire dans leur charte ou loi habilitante, et sujet au droit public, les corporations municipales sont donc régies, en matière de droit privé, par le Code civil du Bas-Canada.
En l'espèce, l'intimée a exercé son pouvoir discrétionnaire conféré par la Loi sur les cités et villes d'établir un service de lutte contre les incendies (policy decision) et aucune disposition de cette loi, pas même l'art. 442, ne confère d'immunité aux municipalités quant à la responsabilité extra‑contractuelle pouvant découler de l'opération de leurs services d'aqueduc et d'incendie. Bien que cette loi n'impose pas non plus de responsabilité particulière à cet égard, il est clair, à la lumière des règlements adoptés par l'intimée relatifs aux services des incendies et d'aqueduc, des sommes octroyées et des employés affectés à l'entretien du réseau d'aqueduc, y compris des bornes-fontaines, que l'intimée a entrepris, à tout le moins de façon implicite, d'entretenir ce service et de le maintenir en bon état de fonctionnement (operational decision). Dans l'exercice de son pouvoir discrétionnaire, les art. 1053 et suiv. C.c.B.-C. sont donc applicables à la conduite de l'intimée.
2) Faute et lien de causalité
En vertu des art. 1053 et suiv. C.c.B.-C., l'intimée doit être tenue responsable pour l'excédent des dommages causés par l'incendie, puisqu'ils sont dus à sa faute dans l'entretien de son réseau d'aqueduc et de lutte contre les incendies et à celle de ses préposés dans l'exécution de leurs fonctions, ces fautes ayant un lien de causalité avec le préjudice subi par les appelants et en étant la suite directe et immédiate.
Le premier juge n'a pas commis d'erreur dans la détermination des faits ni dans les conclusions qu'il en a tirées et la Cour d'appel n'était pas justifiée d'intervenir et de substituer son opinion à celle du premier juge. Les déterminations de fait d'un juge de première instance, fondées sur la crédibilité des témoins, ne doivent pas être infirmées en appel à moins qu'il ne soit établi que le juge de première instance a commis une erreur manifeste et dominante qui a faussé son appréciation des faits. En l'espèce, la détermination des faits, dans cette longue preuve contradictoire, repose essentiellement sur la crédibilité que le premier juge a accordée aux différents témoignages. Celui‑ci s'est prononcé sur la crédibilité des témoins‑clés, il a motivé ses préférences pour un témoin plutôt qu'un autre, et un examen de la preuve ne permet pas d'affirmer que, ce faisant, il a commis une erreur manifeste dans la détermination des faits ni une erreur qui pourrait avoir une portée sur l'issue du litige dans les conclusions qu'il en a tirées. Loin d'être déraisonnables, ses conclusions prennent appui sur la preuve.
3) Dommages et indemnité additionnelle
Une cour d'appel ne doit pas modifier le quantum des dommages établi par le premier juge à moins qu'on ne démontre que celui‑ci a appliqué un principe de droit erroné ou que la somme accordée constitue une indemnisation manifestement incorrecte du préjudice subi. Or, il n'a pas été démontré que le premier juge avait eu tort de choisir la méthode de remplacement dépréciée pour établir la valeur des dommages causés aux bâtiments et à leur contenu et que la somme accordée à ce chapitre était déraisonnable. Toutefois, la somme accordée au chapitre des frais incidents doit être retranchée. Bien que les événements postérieurs à la date du préjudice n'entrent généralement pas en ligne de compte dans l'évaluation du préjudice en matière délictuelle ou quasi délictuelle, cette règle n'est pas absolue et souffre de certaines exceptions particulièrement dans le cas d'évaluation du préjudice pour dommages futurs. En l'espèce, la vente du complexe hôtelier trois ans après l'incendie élimine prospectivement l'hypothèse de la reconstruction et de la réouverture du motel par les appelants. Les postes de frais de pré‑ouverture, de publicité et de renouvellement de permis d'alcool sont donc des frais qui n'ont jamais été, et ne seront jamais, encourus. Mais c'est à bon droit que le premier juge a accordé une indemnité pour perte de profits pour une période totale de deux ans. La preuve révèle que le résidu du complexe hôtelier a continué à être exploité avec des profits réduits après l'incendie et que la période de deux ans correspond à la durée de reconstruction et de reprise d'affaire d'un hôtel de ce type. La vente éventuelle du complexe hôtelier n'a pas ce rapport de connexité nécessaire pour qu'on puisse en déduire que, n'eût été de l'incendie, les appelants auraient vendu leur commerce ou qu'ils aient eu l'intention de le vendre.
Finalement, il y a lieu de modifier le dispositif du jugement relatif au calcul de l'indemnité additionnelle. L'indemnité additionnelle prévue à l'art. 1056c C.c.B.‑C. cherche à réparer un préjudice dû au retard dans le paiement de la condamnation. L'excédent d'intérêt autorisé par cet article court donc jusqu'à la date du paiement final des dommages‑intérêts. Bien que le juge de première instance jouisse d'une discrétion d'accorder ou non l'indemnité, aucune discrétion ne lui est laissée relativement au calcul de cette indemnité, celle‑ci étant nécessairement calculée en appliquant au montant accordé par jugement à compter de la date de l'institution de la demande en justice "un pourcentage égal à l'excédant du taux d'intérêt fixé suivant l'article 53 de la Loi du ministère du Revenu, S.R.Q. 1964, c. 66, sur le taux légal d'intérêt". L'excédent du taux d'intérêt fixé suivant l'art. 53 sur le taux légal d'intérêt, qui était de 5 p. 100 au moment où le jugement de première instance a été rendu, a fluctué à de nombreuses reprises depuis ce temps. L'indemnité additionnelle accordée par le juge du procès doit donc être calculée en appliquant chacun de ces taux pour les périodes pendant lesquelles ils ont été en vigueur, plutôt qu'en utilisant le taux de 5 p. 100 imposé par le jugement de première instance. Limiter l'indemnité additionnelle à 5 p. 100 reviendrait à priver les appelants de la pleine compensation de la perte monétaire qu'ils ont encourue du fait d'être privés de la somme due depuis le jugement de première instance.
Jurisprudence
Citée par le juge Beetz
Arrêts appliqués: Ville de Kamloops c. Nielsen, [1984] 2 R.C.S. 2; Anns v. Merton London Borough Council, [1978] A.C. 728; arrêts mentionnés: East Suffolk Rivers Catchment Board v. Kent, [1941] A.C. 74; Adricon Ltée c. Ville d'East Angus, [1978] 1 R.C.S. 1107.
Citée par le juge L'Heureux‑Dubé
Arrêts appliqués: Ville de Kamloops c. Nielsen, [1984] 2 R.C.S. 2; Anns v. Merton London Borough Council, [1978] A.C. 728; arrêts mentionnés: East Suffolk Rivers Catchment Board v. Kent, [1941] A.C. 74; Wing v. Moncton, [1940] 2 D.L.R. 740; Stevens‑Willson v. City of Chatham, [1934] R.C.S. 353; Chevalier c. Corporation de la Cité de Trois‑Rivières (1913), 20 R. de J. 100; Magasin Continental (Québec) Ltée c. Rhéaume, C.A. Québec, no 8797, 30 août 1973; Larivière c. Cité de Montréal (1941), 47 R.L. 505; Cité de Pont‑Viau c. Gauthier Mfg. Ltd., [1979] C.A. 77; Corporation of Montreal v. Doolan (1871), 18 L.C.J. 124; Phaneuf c. Corporation du Village de St‑Hugues (1936), 61 B.R. 83; City of Verdun v. Sun Oil Co., [1952] 1 R.C.S. 222; Westminster Corporation v. London and North Western Railway Co., [1905] A.C. 426; Authier c. Corporation de la Ville de l'Assomption (1903), 9 R. de J. 374; Lefebvre v. Town of Grand- Mère (1917), 55 R.C.S. 121; City of Montreal v. Mulcair (1898), 28 R.C.S. 458; Napper v. Cité de Sherbrooke, [1968] R.C.S. 716; Peltier c. Corporation of the Village of Gatineau Pointe (1937), 76 C.S. 180; Brousseau c. Cité de Québec (1912), 42 C.S. 91; Roy c. Cité de Montréal (1892), 2 C.S. 305; Wilshire c. Corporation du village de St‑Louis du Mile‑End (1899), 8 B.R. 479; Quesnel v. Emard (1912), 8 D.L.R. 537; Fournier c. Cité de Lachine (1926), 66 C.S. 109; Lanouette‑Perreault c. Corporation municipale de St‑Théodore de Chertsey, C.S. Joliette, no 705‑05‑000840‑75, 30 janvier 1979; Harris v. Marter (1874), 15 N.B.R. 165; Welbridge Holdings Ltd. c. Metropolitan Corporation of Greater Winnipeg, [1971] R.C.S. 957; Marcoux c. Ville de Plessisville, [1973] R.P. 385; Joseph Investment Corp. c. Cité d'Outremont, [1973] R.C.S. 708; R. c. Corporation de la ville de Sault Ste‑Marie, [1978] 2 R.C.S. 1299; Langelier c. Giroux (1932), 52 B.R. 113; Brown c. Corporation de Montréal (1871), 4 R.L. 7; Citizens Insurance Co. of Canada v. Parsons (1881), 7 App. Cas. 96; Adricon Ltée c. Ville d'East Angus, [1978] 1 R.C.S. 1107; O'Reilly v. Mackman, [1982] 3 W.L.R. 604; Procureur général du Québec c. Labrecque, [1980] 2 R.C.S. 1057; McLeave v. City of Moncton (1902), 32 R.C.S. 106; Vallières c. Cité de Montréal (1908), 33 C.S. 250; Harper c. Cité de Montréal (1908), 16 R. de J. 229; Levinson c. Cité de Montréal (1911), 39 C.S. 259; Exchange Bank of Canada v. The Queen (1886), 11 App. Cas. 157; Banque de Montréal c. Procureur général du Québec, [1979] 1 R.C.S. 565; J. E. Verreault & Fils Ltée c. Procureur général du Québec, [1977] 1 R.C.S. 41; Mainwaring v. Nanaimo, [1951] 4 D.L.R. 519; Miller & Brown Ltd. v. City of Vancouver (1966), 59 D.L.R. (2d) 640; Barratt c. Corporation of the District of North Vancouver, [1980] 2 R.C.S. 418; McCrea v. City of White Rock (1974), 56 D.L.R. (3d) 525; Martel v. City of Montreal, [1943] C.S. 290; Seguin v. Town of Hawkesbury, [1955] O.R. 956; Yuen Kun Yeu v. Attorney-General of Hong Kong, [1988] A.C. 175; Curran v. Northern Ireland Co‑ownership Housing Association Ltd., [1987] 2 All E.R. 13; Sutherland Shire Council v. Heyman (1985), 60 A.L.R. 1; Berkovitz by Berkovitz v. United States, 108 S. Ct. 1954 (1988); Montreal Light, Heat and Power Co. c. Cité de Montréal (1917), 26 B.R. 368; Joseph Brant Memorial Hospital c. Koziol, [1978] l R.C.S. 491; Maryland Casualty Co. c. Roland Roy Fourrures Inc., [1974] R.C.S. 52; Chartier c. Procureur général du Québec, [1979] 2 R.C.S. 474; Schreiber Brothers Ltd. c. Currie Products Ltd., [1980] 2 R.C.S. 78; Lensen c. Lensen, [1987] 2 R.C.S. 672; Pelletier v. Shykofsky, [1957] R.C.S. 635; St‑Pierre v. Tanguay, [1959] R.C.S. 21; Dorval v. Bouvier, [1968] R.C.S. 288; Métivier c. Cadorette, [1977] 1 R.C.S. 371; Beaudoin‑Daigneault c. Richard, [1984] 1 R.C.S. 2; Volkert v. Diamond Truck Co., [1940] R.C.S. 455; Morin c. Blais, [1977] 1 R.C.S. 570; Nance v. British Columbia Electric Railway Co., [1951] A.C. 601; Proctor v. Dyck, [1953] 1 R.C.S. 244; Watt v. Smith, [1968] R.C.S. 177; Industrial Teletype Electronics Corp. c. Ville de Montréal, [1977] 1 R.C.S. 629; Hamel c. Brunelle, [1977] 1 R.C.S. 147; Andrews c. Grand & Toy Alberta Ltd., [1978] 2 R.C.S. 229; Hôpital général de la région de l'amiante Inc. c. Perron, [1979] C.A. 567; Woelk c. Halvorson, [1980] 2 R.C.S. 430; Snyder c. Montreal Gazette Ltd., [1988] 1 R.C.S. 494; Hôpital Notre‑Dame de l'Espérance c. Laurent, [1978] l R.C.S. 605; Royal Insurance Co. c. Rourke, [1973] C.A. 1046; Colomba c. Madill, [1979] C.S. 17; Delarosbil c. Prévoyance, Cie d'assurance, [1978] C.S. 363; Findlay v. Howard (1919), 58 R.C.S. 516; Pratt v. Beaman, [1930] R.C.S. 284; Golden Eagle Canada Ltd. c. Ray Gas Bar Inc., [1973] C.A. 680; Procureur général du Québec c. Dugal, J.E. 82‑1169; Compagnie d'assurance Travelers du Canada c. Corriveau, [1982] 2 R.C.S. 866, conf. [1980] C.A. 4; Girard c. Lavoie, [1975] C.A. 904.
Lois et règlements cités
Acte de Québec (R.-U.), 14 Geo. 3, chap. 83, art. VIII.
Charte de la ville de Beauport, S.Q. 1950-51, chap. 91, art. 17.
Code civil du Bas‑Canada, art. 13, 18, 356, 1053, 1056c, 1073, 1077.
Code municipal de la province de Québec, S.Q. 1870, 34 Vict., chap. 68, art. 637.
Code municipal de la province de Québec, S.R.Q. 1888, art. 6134.
Code municipal du Québec, L.R.Q., chap. C‑27.1, art. 724, 725, 772.
Loi constitutionnelle de 1867, art. 92(13).
Loi de police, L.R.Q., chap. P‑13, art. 2.1.
Loi des cités et villes, 1922, S.Q. 1922, chap. 65, art. 422, 441.
Loi des cités et villes, S.R.Q. 1925, chap. 102, art. 433, 452.
Loi des cités et villes, S.R.Q. 1964, chap. 193 (maintenant L.R.Q., chap. C‑19), art. 426, 433, 452.
Loi du ministère du Revenu, S.R.Q. 1964, chap. 66, art. 53.
Loi modifiant la Loi sur les impôts et d'autres dispositions législatives et prévoyant certaines dispositions concernant l'impôt sur la vente en détail, L.Q. 1989, chap. 5, art. 250.
Loi sur le ministère du Revenu, L.R.Q., chap. M‑31, art. 28.
Loi sur les cités et villes, L.R.Q., chap. C‑19, art. 28(1), (3), 412(22), (41), (42), (44), 423, 429, 430, 431, 434, 436, 439, 442, 450, 585(7).
Doctrine citée
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Gratien Boily et Louis Vallières, pour les appelants.
Raynold Bélanger, c.r., André Gagnon, c.r., et Jean‑Charles Lord, pour l'intimée.
//Le juge Beetz//
Version française du jugement des juges Beetz, McIntyre, Lamer, Wilson et La Forest rendu par
LE JUGE BEETZ -- J'ai eu l'avantage de lire les motifs de jugement rédigés par ma collègue le juge L'Heureux-Dubé et je suis d'accord avec sa façon de trancher le pourvoi et avec la majeure partie de ses motifs. Toutefois, comme j'interprète différemment l'art. 356 C.c.B.-C., j'aimerais aborder la question du droit applicable aux corporations municipales du Québec.
La question soulevée en l'espèce est de savoir si la ville de Beauport peut être tenue responsable, selon le droit civil, des dommages matériels causés lorsque les efforts des pompiers municipaux pour combattre un incendie se sont révélés vains.
Ainsi formulée, la question revêt une simplicité trompeuse. Cette affaire soulève, en fait, la difficile question de la coexistence et de l'interaction de deux systèmes juridiques distincts au Québec. Les appelants ont aussi réclamé des dommages-intérêts contre l'auteur de l'incendie qui est un particulier. Cet aspect de leur action a été aisément tranché: toutes les parties le reconnaissent, l'art. 1053 C.c.B.-C., c'est-à-dire le droit civil, s'applique. Cependant, la ville de Beauport est une municipalité, donc une corporation politique, pour reprendre l'expression de l'art. 356 C.c.B.-C. Le droit civil s'applique-t-il à une municipalité pour déterminer sa responsabilité à l'égard des dommages causés par le feu?
Pour répondre à cette question, il faut tout d'abord se reporter à l'art. 356 C.c.B.-C., dont voici le texte:
356. Les corporations séculières se subdivisent encore en politiques et en civiles. Les politiques sont régies par le droit public, et ne tombent sous le contrôle du droit civil que dans leurs rapports, à certains égards, avec les autres membres de la société individuellement.
Les corporations civiles étant par le fait de l'incorporation rendues personnes morales ou fictives, sont comme telles, régies par les lois affectant les individus, sauf les privilèges dont elles jouissent et les incapacités dont elles sont frappées.
Cet article, au lieu d'énoncer une simple règle de droit, est de caractère indicatif en ce sens qu'il indique le droit qui s'applique aux corporations politiques. Selon l'art. 356, deux ensembles de règles de droit s'appliquent aux corporations municipales: le droit public et le droit civil. Le droit public du Québec, convient-on, se compose du droit écrit et de la common law applicable aux organismes publics. Le droit civil, qui est un ensemble de règles de droit privé, se compose en grande partie, mais non pas exclusivement, du droit énoncé dans le Code civil du Bas-Canada et le Code civil du Québec.
L'article 356 prévoit que les corporations municipales sont régies par le droit public (c'est-à-dire le droit écrit et la common law), sauf dans leurs rapports, à certains égards, avec les autres membres de la société individuellement. Il s'agit donc de déterminer si la responsabilité à l'égard des dommages causés par le feu relève de la catégorie des "rapports, à certains égards, avec les autres membres de la société individuellement." Malheureusement, l'art. 356 ne nous indique pas comment tirer cette question au clair, ni quel ensemble de règles de droit la régit.
Les auteurs qui se sont colletés avec l'art. 356 et qui ont tenté de définir les mots "dans leurs rapports, à certains égards, avec les autres membres de la société individuellement" se répartissent en deux camps, comme le fait observer ma collègue. Je vais tenter de résumer les deux thèses sans les dénaturer.
L'une de ces thèses, exposée par Archambault notamment dans l'article intitulé "La responsabilité délictuelle municipale: fondement et application au combat des incendies" (1981), 41 R. du B. 3, énonce le principe qu'en vertu de l'art. 356 C.c.B.-C., le droit public est le système juridique d'application générale aux corporations municipales, le droit civil ne s'appliquant qu'exceptionnellement. Le professeur Archambault accepte, en s'appuyant sur une jurisprudence quasi uniforme, que la responsabilité civile des corporations municipales relève de ce régime d'exception. Néanmoins, le droit public peut supplanter le droit civil dans certaines circonstances (aux pp. 40 et 41):
Le droit public prime le droit civil, dit l'article 356 C.C. Lorsque le législateur permet ou impose, à une corporation municipale de, sans plus, construire un trottoir ou tracer une route, il la soustrait aux obligations de droit civil auxquelles serait contraint un entrepreneur privé de maintenir en bon état sa propriété ou son service à l'encontre des intempéries et de l'usure ainsi que d'assurer les piétons et voituriers d'un service adéquat. Selon le droit public, le législateur estime que la corporation, en exerçant ses pouvoirs statutaires d'entreprise publique, ne se soumet à d'autres obligations que celles, demeurées inchangées, de la corporation ayant choisi de laisser circuler ses contribuables sur le sol naturel. Sauf disposition statutaire contraire, il ne reste à la corporation municipale d'obligation de droit civil que celle de ne pas causer de dommages au‑delà de ceux pouvant résulter des éléments naturels. En droit public, les dommages attribuables aux conditions naturelles -- neige, eau, vent, etc. -- ne pourront donc être imputés à la corporation municipale qui, en vertu d'un pouvoir statutaire, s'est dotée d'un service public destiné à contrer ces éléments et leurs méfaits, mais inapte, pour quelque raison, à y parvenir.
Au risque d'être aberrante pour le civiliste, cette immunité relative prévaut en droit public et, à ce titre, force au repli les obligations de droit civil de la corporation municipale.
Je cite longuement le professeur Archambault parce que c'est à ce point que sa thèse diffère de celle du second camp.
Le professeur Archambault a tiré les règles visant l'immunité relative des corporations municipales de l'arrêt classique de common law intitulé East Suffolk Rivers Catchment Board v. Kent, [1941] A.C. 74 (H.L.), qui, considère-t-on, constituait un énoncé exact de la position de la common law sur la responsabilité civile des autorités locales avant l'arrêt Anns v. Merton London Borough Council, [1978] A.C. 728 (H.L.) Le professeur Archambault estime que les règles de common law s'appliquent parce qu'elles font partie intégrante du droit public du Québec. L'Acte de Québec de 1774, explique le professeur Archambault, a rétabli la primauté du droit civil en matière de propriété et de droits civils. Cependant, au moment de l'adoption de l'Acte de Québec, le droit du Québec était la common law. L'une des règles fondamentales de la common law veut qu'elle s'applique en toute circonstance, sauf là où une loi y déroge. L'Acte de Québec déroge à la common law, il est vrai, mais seulement en ce qui concerne la propriété et les droits civils; il laisse la common law s'appliquer dans tous les autres domaines, notamment en matière de droit public, là encore tant qu'une loi n'y déroge pas.
Dans le présent contexte, cette première analyse aurait pour résultat d'exempter la municipalité de toute responsabilité, comme l'a fait le juge Nichols de la Cour d'appel, puisque la faute alléguée de la municipalité et de ses préposés n'a pas causé plus de dommages que ceux qui se seraient produits en l'absence de tout service public.
Le second camp dans le débat sur le sens de l'art. 356 C.c.B.‑C. et la règle applicable à la responsabilité civile des corporations municipales compte parmi ses membres les auteurs McNicoll, L'Heureux et Garant, dont les articles sont cités dans les motifs de jugement de ma collègue. Bien que chaque auteur apporte ses propres nuances, ils partagent tous la même compréhension fondamentale du problème.
Selon cette seconde thèse, le principe selon lequel le préjudice causé à un particulier peut engager la responsabilité civile d'une corporation municipale n'est pas un principe de droit civil, mais relève de l'aspect "public" de la common law. Le droit applicable à l'égard de la responsabilité civile des corporations municipales est celui qui est énoncé dans l'arrêt Ville de Kamloops c. Nielsen, [1984] 2 R.C.S. 2, où le juge Wilson, s'exprimant au nom de la Cour à la majorité, a adopté le raisonnement de lord Wilberforce dans l'arrêt Anns v. Merton London Borough Council, précité.
Les auteurs partisans de la seconde théorie de la responsabilité des municipalités voient, dans ces arrêts, l'érosion de la vieille règle de droit public selon laquelle une corporation municipale ne saurait être tenue responsable du préjudice causé à un particulier à moins qu'elle n'ait agi avec négligence en remplissant une obligation légale ou que, dans l'exercice d'un pouvoir conféré par la loi, elle n'ait causé par sa négligence un préjudice qui ne serait pas produit si elle n'avait rien fait. Cette érosion se manifeste par l'adoption d'une nouvelle optique de l'attribution légale des pouvoirs, qui met l'accent sur l'aspect politique/exécution aux dépens de l'aspect pouvoir/devoir, qui s'imposait avant. Selon ce nouveau paradigme, bien qu'une municipalité ne puisse être tenue responsable des décisions de nature "politique" qu'elle peut prendre, comme par exemple la décision initiale d'exercer le pouvoir d'établir un service, dès lors que la municipalité pénètre dans la sphère "opérationnelle" de son pouvoir, c'est-à-dire lorsqu'elle passe à l'exécution pratique de sa décision politique, des devoirs ou des obligations de droit privé s'imposent.
À ce moment-là, affirment les tenants de la seconde théorie, on laisse de côté la common law pour retourner au droit civil du Québec. Dans les provinces de common law, le droit de la responsabilité délictuelle régit la responsabilité des municipalités pour leur négligence dans le domaine opérationnel. Au Québec, cependant, la responsabilité des corporations municipales est régie par les art. 1053 et suiv. C.c.B.-C. et par le concept de la faute plutôt que par les concepts de la négligence et de l'obligation de diligence.
Naturellement, il se peut que le droit public, sous forme de droit écrit, exempte explicitement la municipalité de toute responsabilité à l'égard de sa faute. Mais lorsque le législateur reste silencieux, la municipalité est assujettie aux règles énoncées dans le Code civil.
Je souscris, dans une large mesure, au second courant de pensée. Toutefois, mon raisonnement diffère quelque peu de celui des auteurs McNicoll, L'Heureux et Garant, aussi vais-je tenter d'exposer ma propre pensée sur la question de la responsabilité civile des municipalités.
L'article 356 C.c.B.-C. précise que les corporations politiques sont régies par le droit public. Cette affirmation, quoique nécessaire, n'est rien de plus qu'un truisme. Une corporation politique, comme une corporation municipale, est entièrement une créature de la loi. L'article 18 C.c.B.-C. prévoit ce qui suit:
18. Tout être humain possède la personnalité juridique.
Citoyen ou étranger, il a pleine jouissance des droits civils, sous réserve des dispositions expresses de la loi.
Par contre, les corporations municipales n'ont ni droits ni pouvoirs, sauf ceux que leur confère la loi. Une corporation municipale ne peut excéder les pouvoirs que lui confère la Loi sur les cités et villes, L.R.Q., chap. C‑19, ou une autre loi, sous peine de nullité. En principe donc, les corporations municipales sont assujetties au droit qui les crée, le droit public.
Les Commissaires qui ont rédigé le Code civil du Bas-Canada n'entendaient pas qu'il en fût autrement. Dans l'ouvrage intitulé Code civil du Bas-Canada: Premier, Second et Troisième Rapports (1865), ils écrivent à la p. 230:
L'on sent bien qu'il a fallu se contenter de traiter uniquement des corporations qui tombent sous le contrôle du droit civil; celles régies par le droit public et administratif n'étant pas du ressort des Commissaires; l'on a dû également se restreindre à poser les règles générales, sans entrer dans les détails, ni dans l'énumération de celles qui sont particulières à chaque corporation, qui se trouvent dans le titre de création de chacune d'elles, et qui varient suivant les circonstances, la nature et l'objet de leur destination.
C'est à ces fins que l'on proclame d'abord en principe que chaque corporation est avant tout tenue de se conformer aux conditions qui lui ont été imposées par son titre de création, et aussi aux lois générales faites pour réglementer les corporations de toutes espèces, et cet autre principe, que, comme personnes morales, les corporations sont, dans leurs rapports avec les autres membres de la société, revêtues des mêmes pouvoirs et tenues aux mêmes obligations que les personnes naturelles, en autant qu'elles n'en sont pas empêchées ou exemptées, soit par la nature de leur constitution, soit par une loi particulière ou générale.
Les corporations municipales, qui jouent maintenant dans la province un si grand rôle, n'y ont été introduites que depuis un petit nombre d'années (1840); l'acte qui l'en a dotée (4 Vict. ch. 4) a souvent été modifié par plusieurs lois différentes, qui toutes se trouvent réunies et mises en ordre dans le chap. 61 des Statuts Refondus du Bas Canada. C'est dans cet acte, qui est la charte non de création mais du moins de régie de toutes les corporations municipales existantes et futures, qu'il faut chercher les règles d'après lesquelles elles se forment, s'organisent et se conduisent. [Je souligne.]
Il ressort clairement de ces paragraphes que les Commissaires parlent ici uniquement des corporations civiles et non des corporations politiques. De plus, le premier passage souligné contient une déclaration qui ne saurait s'appliquer aux corporations municipales, qui ne jouissent en aucun cas de pouvoirs qui ne leur sont pas conférés par une loi. Elles n'ont certes pas les pouvoirs attribués aux personnes physiques, même dans leurs rapports avec les autres membres de la société.
Le fait que les pouvoirs et les obligations des corporations municipales soient décrits et régis par le droit public n'exclut pas nécessairement toute application du droit civil à ces corporations. Cependant, la question de savoir quand le droit civil peut s'appliquer aux corporations municipales est une question de droit public, et non pas de droit privé. J'ai affirmé qu'en principe le droit public régit les corporations municipales. Cette proposition est conforme au texte de l'art. 356 C.c.B.-C., qui laisse entendre que les corporations politiques ne sont assujetties au droit civil qu'exceptionnellement. Il serait étonnant que le droit d'exception, qui est ici le droit civil, détermine sa propre application. En outre, le droit civil est le droit commun du Québec: de par sa nature, donc, il s'applique de la même façon à tous ceux qui y sont assujettis. Il n'y a aucune règle de droit civil qui pourrait indiquer quand le droit civil s'appliquerait et quand il ne s'appliquerait pas.
Si, comme je l'ai laissé entendre, la question de savoir quand le droit civil s'applique aux corporations municipales est régie par le droit public, tout demandeur qui réclame des dommages-intérêts à la ville conformément aux art. 1053 et suiv. doit donc démontrer que, selon le droit public, les art. 1053 et suiv. s'appliquent à son action. On reconnaît que le droit public du Québec se compose de deux éléments: le droit écrit et la common law. En l'espèce, la composante écrite du droit public, la Loi sur les cités et villes, confère aux municipalités le pouvoir d'établir un service d'aqueduc et un service de lutte contre les incendies, mais il ne donne aucune indication expresse sur la question de savoir si une municipalité peut être tenue responsable des dommages causés dans l'exercice de ce pouvoir.
La seconde composante du droit public est la common law. Il y a lieu, à ce stade, de faire une double mise au point. Premièrement, seule la partie de la common law qui est de caractère "public" est applicable. Parce que la common law n'établit, en principe, aucune distinction entre le droit public et le droit privé, l'identification de la common law "publique" peut se révéler une tâche difficile. Néanmoins, parce que le Québec comporte deux régimes juridiques, le droit civil et la common law, cette identification doit se faire. Deuxièmement, c'est la common law qui existe actuellement qui s'applique au Québec en vertu de l'art. 356 C.c.B.-C. Tout comme ma collègue, j'estime que la prétention que la common law "publique" applicable au Québec est celle qui était en vigueur en 1866 est insoutenable.
Dans son jugement, ma collègue fait un examen minutieux de la jurisprudence pertinente (East Suffolk Rivers Catchment Board v. Kent, Anns v. Merton London Borough Council et Ville de Kamloops c. Nielsen, précités), aussi vais-je me contenter d'énoncer de nouveau la règle de common law applicable à la responsabilité des corporations municipales et d'autres autorités publiques.
Lorsque le législateur confère un pouvoir à une autorité publique, ce pouvoir est généralement énoncé sous la forme d'un pouvoir discrétionnaire. Le pouvoir discrétionnaire est nécessaire pour donner à l'autorité publique toute la latitude voulue pour prendre des décisions que l'on peut qualifier de décisions de nature politique dont l'autorité devrait être comptable non aux tribunaux, mais à l'électorat ou à la législature. Les arrêts Anns v. Merton London Borough Council et Ville de Kamloops c. Nielsen, précités, montrent que ces décisions politiques peuvent revêtir diverses formes, allant des règlements municipaux et des résolutions jusqu'aux directives internes, aux décisions administratives et même à l'exercice d'un pouvoir discrétionnaire dans l'exécution d'activités relevant du domaine opérationnel. La seule obligation qui incombe à l'autorité concernée dans le domaine des politiques consiste à prendre ses décisions de façon responsable et en conformité avec l'objet de la Loi habilitante. Cependant, le pouvoir discrétionnaire conféré par le législateur n'est pas général au point d'exempter l'autorité en question de toute responsabilité à l'égard de ses actes. En effet, lorsque cette autorité pénètre dans la sphère opérationnelle de son pouvoir, c'est‑à‑dire lorsqu'elle passe à l'exécution pratique de ses décisions politiques, elle est responsable du préjudice causé à un particulier par sa négligence. Je souligne que des considérations différentes s'appliquent dans les circonstances où l'exercice du pouvoir conféré à une autorité ne peut que nuire en soi aux intérêts des particuliers. Le pouvoir d'établir un service d'aqueduc et un service de lutte contre les incendies n'est toutefois pas un tel pouvoir.
La question se pose maintenant de savoir si cette règle de common law ressortit au droit public ou au droit privé. S'il s'agit d'une règle de droit privé, elle ne peut s'appliquer au Québec: l'Acte de Québec a établi la primauté du droit civil en matière de propriété et de droits civils. Il est vrai que dans les arrêts Anns et Ville de Kamloops, précités, l'étude de la responsabilité des autorités publiques a trouvé son expression dans le vocabulaire des concepts de la négligence et de l'obligation de diligence propres à la common law. Cela n'exclut pas la possibilité que la règle qui établit qu'à l'intérieur de la sphère opérationnelle de ses pouvoirs une autorité publique peut être responsable du préjudice imputable à sa négligence, soit une règle de droit public. De fait, je ne crois pas que cette règle puisse être définie autrement que comme une règle de droit public. Une règle qui ne s'applique qu'aux organismes publics, et dont l'existence et la justification trouvent leur source dans le caractère public de ces organismes, est assurément une règle de droit public. Lord Wilberforce écrit à la p. 754 de l'arrêt Anns v. Merton London Borough Council, précité:
[TRADUCTION] . . . l'autorité locale est un organisme public, qui remplit des fonctions conférées par une loi: ses pouvoirs et ses obligations se définissent en fonction du droit public et non du droit privé. Le problème que crée ce genre d'action réside dans la définition des circonstances dans lesquelles la loi devrait imposer, en sus de ces pouvoirs et obligations de droit public, ou peut-être conjointement à ceux-ci, une obligation de droit privé envers les particuliers qui leur permettrait d'engager une action en dommages‑intérêts devant un tribunal civil.
Ce qui ressort de cet énoncé, c'est que l'optique politique/exécution conçue dans l'arrêt Anns et adoptée dans l'arrêt Ville de Kamloops, vise à déterminer dans quels cas le droit privé s'appliquera aux autorités publiques. Une telle règle, comme je l'ai déjà laissé entendre, est une règle de droit public.
La seconde question qu'il nous faut aborder consiste à déterminer la mesure dans laquelle les règles de common law relatives à la responsabilité des autorités publiques s'appliquent au Québec. Essentiellement, la règle selon laquelle dans l'exercice pratique de leurs pouvoirs, les autorités publiques doivent faire preuve de diligence pour éviter de causer un préjudice à ceux qu'elles peuvent s'attendre raisonnablement à toucher, établit une norme de conduite qui leur est applicable. Et cette norme est celle qui s'applique à toute personne et non uniquement aux autorités publiques. Lord Wilberforce écrit ce qui suit aux pp. 755 et 756 de l'arrêt Anns, précité:
[TRADUCTION] . . . parallèlement aux obligations de droit public peut exister l'obligation qu'impose la common law aussi bien aux particuliers qu'aux organismes publics, d'éviter de causer un préjudice à ceux qu'ils peuvent raisonnablement s'attendre à toucher. [Je souligne.]
La norme de conduite applicable à tous ceux qui habitent au Québec est énoncée aux art. 1053 et suiv. C.c.B.-C. Au Québec, le droit commun, c'est-à-dire le droit applicable, est le droit civil. Je conclus que bien que la règle de common law selon laquelle les corporations municipales sont assujetties au droit privé dans l'exercice pratique de leurs pouvoirs s'applique au Québec, ce n'est pas le cas en ce qui concerne les règles de common law relatives à l'existence d'une obligation de diligence. Au Québec, la question de savoir si, dans les circonstances d'une affaire, une municipalité a violé la norme de conduite qui lui est imposée doit être déterminée en fonction du "droit commun" du Québec, énoncé aux art. 1053 et suiv. C.c.B.-C. Ce principe a été presque unanimement reconnu par les tribunaux du Québec qui, lorsqu'ils concluent qu'une municipalité peut être tenue responsable du préjudice qu'elle a causé à un particulier, déterminent la nature et l'étendue de cette responsabilité selon les dispositions du Code civil.
J'estime utile, en guise de conclusion, de rattacher les principes que je viens d'analyser au texte de l'art. 356 C.c.B.-C., que je cite à nouveau:
356. Les corporations séculières se subdivisent encore en politiques et en civiles. Les politiques sont régies par le droit public, et ne tombent sous le contrôle du droit civil que dans leurs rapports, à certains égards, avec les autres membres de la société individuellement.
Les corporations civiles étant par le fait de l'incorporation rendues personnes morales ou fictives, sont comme telles, régies par les lois affectant les individus, sauf les privilèges dont elles jouissent et les incapacités dont elles sont frappées.
L'article 356 C.c.B.-C. prévoit qu'en principe les corporations politiques comme les corporations municipales sont régies par le droit public. Le droit civil ne s'y applique qu'exceptionnellement. Le droit public du Québec a deux sources, le droit écrit et la common law. Le sens des mots "à certains égards" à l'art. 356 C.c.B.-C. pose donc un problème qu'il faut résoudre soit à l'aide d'une disposition légale ou de la common law. Comme cette Cour l'a souligné dans l'arrêt Adricon Ltée c. Ville d'East Angus, [1978] 1 R.C.S. 1107, à la p. 1120, qui traite des relations contractuelles d'une municipalité avec des particuliers, la question est réglée par la loi puisqu'en vertu du par. 28(1)(3) de la Loi sur les cités et villes une municipalité peut "contracter, transiger, s'obliger et obliger les autres envers elle dans les limites de ses attributions". Aucune disposition légale ne vise explicitement les relations délictuelles et quasi délictuelles d'une municipalité avec des particuliers. Ici, la seconde source de droit public, la common law "publique" qui existe actuellement, doit déterminer à quels égards une corporation municipale relève du droit civil dans ses relations avec les particuliers. Selon la common law, une corporation municipale est assujettie, dans l'exercice pratique de ses pouvoirs discrétionnaires, aux normes de conduite du droit privé. Au Québec, les normes de conduite du droit privé sont énoncées dans le Code civil et plus particulièrement aux art. 1053 et suiv. C.c.B.-C.
La symétrie entre la règle politique/exécution tirée de la common law "publique" et l'opposition entre les rapports collectifs et les rapports individuels établie par l'art. 356 C.c.B.-C. n'est pas accidentelle. Lorsqu'une corporation municipale exerce ses pouvoirs discrétionnaires pour répondre à des exigences politiques, elle doit porter un jugement sur l'intérêt de l'ensemble de la collectivité, et sa responsabilité envers l'ensemble de la collectivité passe par la boîte de scrutin. Cependant, dès lors que la municipalité passe à l'exercice pratique de ses pouvoirs, son incurie est susceptible de causer un préjudice particulier à un membre individuel de la société, envers qui elle est responsable devant les tribunaux.
L'application des principes que je viens d'énoncer aux faits de l'espèce révèle que la responsabilité de la ville de Beauport pour le préjudice causé aux appelants doit être déterminée en vertu des art. 1053 et suiv. C.c.B.‑C.
Les règlements municipaux de la ville de Beauport indiquent que la ville a exercé les pouvoirs discrétionnaires qui lui sont conférés par les par. 412(22), (41), (42) et (44) et l'art. 423 de la Loi sur les cités et villes, pour établir un service de lutte contre les incendies et un service d'aqueduc. Étant donné mon interprétation de l'art. 356 C.c.B.-C. et du droit applicable à la ville de Beauport, je n'estime pas nécessaire de déterminer quels sont les devoirs et les obligations, s'il en est, que les règlements municipaux lui imposent.
Comme ma collègue l'indique dans ses motifs, il n'existe aucune disposition légale qui rende la ville de Beauport responsable, ou non responsable, du préjudice résultant des actes qu'elle a accomplis conformément à ses pouvoirs discrétionnaires. Il faut donc chercher tout d'abord dans la common law "publique" la réponse à la question de savoir si les art. 1053 et suiv. C.c.B.-C. s'appliquent pour déterminer la responsabilité de la ville de Beauport. La première étape de l'analyse que l'on trouve dans les arrêts Anns et Ville de Kamloops, précités, consiste à établir si les actes ou les omissions qui auraient causé un préjudice sont imputables aux politiques de la municipalité ou à leur mise en pratique. Les actes et les omissions dont il est question en l'espèce relèvent de deux catégories: le défaut d'assurer le déblaiement des bornes-fontaines et leur bon fonctionnement, et les actes et omissions des pompiers de la municipalité. Je vais les étudier à tour de rôle.
La déposition d'Armand Grenier, un surintendant de la ville de Beauport qui a la responsabilité notamment de veiller à ce que les bornes-fontaines soient inspectées, entretenues et déblayées, montre qu'aucune décision politique réelle n'a jamais été prise à l'égard de l'inspection et de la réparation des bornes‑fontaines. C'était la pratique d'inspecter toutes les bornes‑fontaines durant l'été pour s'assurer de leur bon fonctionnement, mais aucun écrit ne constatait ces inspections. En hiver, toujours suivant la pratique, toutes les bornes-fontaines étaient déblayées après chaque averse de neige, mais là encore, aucun écrit ne constatait ces activités. Il ne fait aucun doute que la municipalité aurait pu, en principe, établir un programme d'inspection et de réparation. Cependant, l'omission de prendre une telle décision politique ne permet pas à la municipalité d'échapper à l'application du droit privé. Le juge Wilson, s'exprimant au nom de la Cour à la majorité dans l'arrêt Ville de Kamloops c. Nielsen, précité, affirme à la p. 24:
À mon sens, la passivité non motivée ou mal motivée ne peut être une décision de politique prise dans l'exercice de bonne foi d'un pouvoir discrétionnaire.
Ainsi donc, en l'absence d'une décision politique à laquelle pourrait être attribuée l'omission qui aurait causé un préjudice, l'inspection et la réparation des bornes-fontaines doivent être considérées comme relevant du domaine opérationnel, puisqu'elles représentent la mise à exécution pratique de la décision politique de la municipalité d'établir un système d'aqueduc et d'affecter personnel et deniers à l'entretien du système. Les normes du droit privé s'appliquent donc à la conduite de la municipalité.
La qualification des actes et des omissions des pompiers de la ville de Beauport ne pose aucune difficulté: ils sont clairement de nature opérationnelle. Il ne fait pas de doute qu'il existe un pouvoir discrétionnaire dans l'exécution des activités des pompiers. Mais ce pouvoir discrétionnaire existe dans le domaine opérationnel plutôt que dans celui des politiques et l'exercice de ce pouvoir est en soi une décision qui relève du domaine opérationnel. Ici aussi, s'appliquent les normes du droit privé.
Tout comme ma collègue, j'accepte la conclusion du juge de première instance que la ville de Beauport a commis une faute en vertu des art. 1053 et suiv. C.c.B.-C.
//Le juge L'Heureux-Dubé//
Les motifs suivants ont été rendus par
LE JUGE L'HEUREUX-DUBÉ -- Ce pourvoi pose essentiellement le problème de la responsabilité des corporations municipales au Québec en matière de lutte contre les incendies.
En l'espèce, un vaste complexe hôtelier, situé dans la ville de Beauport, au Québec, a été, par la négligence d'un client fumeur, la proie des flammes dans la nuit du 24 au 25 février 1972. Les propriétaires de l'immeuble et de son contenu ont poursuivi tant l'auteur de l'incendie, Gérard Tremblay, que la ville de Beauport, alléguant contre cette dernière des fautes dans la lutte contre cet incendie, soit le défaut d'entretien et le mauvais fonctionnement de son équipement, entre autres des bornes-fontaines et de l'aqueduc, entraînant pénurie d'eau, ainsi que des fautes de ses préposés dans l'exercice de leurs fonctions, en particulier de son chef des pompiers.
La Cour supérieure (1980), 9 M.P.L.R. 184 a fait droit à l'action et a conclu à la responsabilité de Gérard Tremblay pour une partie des dommages, évalués à 54 123,48 $. Elle a, en outre, condamné la ville de Beauport a en supporter l'excédent pour un total de 2 542 732,83 $.
La Cour d'appel, [1986] R.J.Q. 981, saisie du seul appel de la ville de Beauport, a conclu à sa non-responsabilité et a, en conséquence, accueilli le pourvoi et rejeté l'action; d'où le présent appel.
Les parties ont choisi de faire porter le débat sur les points suivants dont je traiterai dans le même ordre:
-le droit applicable au Québec: s'agit-il du droit civil québécois, comme le soutiennent les appelants, ou du droit public anglais, thèse de la Ville intimée? Dans l'un ou l'autre système, quelles conséquences juridiques découlent de l'exercice par une corporation publique de son pouvoir discrétionnaire en ce qui a trait à sa responsabilité délictuelle?
-les fautes;
-le lien de causalité;
-le quantum des dommages.
I. - Le droit
A) Préliminaires
L'article 356 C.c.B.-C. est au c{oe}ur du débat:
356. Les corporations séculières se subdivisent encore en politiques et en civiles. Les politiques sont régies par le droit public, et ne tombent sous le contrôle du droit civil que dans leurs rapports, à certains égards, avec les autres membres de la société individuellement.
Les corporations civiles étant par le fait de l'incorporation rendues personnes morales ou fictives, sont comme telles, régies par les lois affectant les individus, sauf les privilèges dont elles jouissent et les incapacités dont elles sont frappées.
Deux thèses s'affrontent sur l'interprétation de cette disposition et le débat a pris récemment allure de polémique précisément à la suite des jugements de première instance et de la Cour d'appel dans l'affaire dont nous sommes saisis. (Pour la première thèse, voir: Archambault, "La responsabilité délictuelle municipale: fondement et application au combat des incendies" (1981), 41 R. du B. 3; Archambault, "La responsabilité municipale dans le combat des incendies -- Malette c. Portage du Fort" (1984), 15 R.G.D. 107; Archambault, "Les sources juridiques de la responsabilité extra-contractuelle municipale" (1985), 16 R.G.D. 101. Contra, voir: L'Heureux, "Sources du droit et règles applicables en matière de responsabilité extra-contractuelle au Québec" (1985), 16 R.G.D. 131; L'Heureux, "La responsabilité extra-contractuelle des municipalités: un point de vue différent sur l'arrêt Ville de Beauport c. Laurentide Motels" (1987), 47 R. du B. 160; McNicoll, "La responsabilité civile délictuelle des municipalités en matière de combat des incendies" (1983), 24 C. de D. 379; McNicoll, "La réparation: une question de contrôle judiciaire" (1986), 32 R.D. McGill 187; Garant, "Les sources du droit de la responsabilité de la puissance publique" (1986), 46 R. du B. 260.)
Les partisans de l'une, que soutient l'intimée de concert plus particulièrement avec le juge Nichols de la Cour d'appel, affirment essentiellement que, dans l'exercice d'un pouvoir discrétionnaire, à moins d'obligation législative imposée à la municipalité, ici non existante, ou que la municipalité se serait elle-même imposée, ce qui ne serait pas le cas, celle-ci ne saurait être recherchée en dommages-intérêts au-delà de ceux qui auraient résulté de l'absence de service public. C'est là, selon eux, appliquer les principes de droit public tel que le prescrit l'art. 356 C.c.B.-C. et ils citent à l'appui doctrine et jurisprudence. (Archambault, loc. cit., 41 R. du B., aux pp. 45, 49, 60, 61, 65 et 68; Wing v. Moncton, [1940] 2 D.L.R. 740 (C.S.N.-B. Div. app.); Stevens-Willson v. City of Chatham, [1934] R.C.S. 353; East Suffolk Rivers Catchment Board v. Kent, [1941] A.C. 74 (H.L.), aux pp. 87, 88 et 102.)
Pour les autres, dont les appelants et la Cour supérieure, en l'absence d'une disposition statutaire lui imposant un devoir ou une obligation ou lui conférant une immunité, une corporation municipale qui choisit, par règlement, de s'obliger à poser un acte, même discrétionnaire, commet une faute susceptible d'engendrer sa responsabilité selon le droit civil québécois si elle ne remplit pas son obligation ou si elle fait preuve de négligence à cet égard, selon leur interprétation de l'art. 356 C.c.B.-C. Ils s'appuient aussi sur une nombreuse jurisprudence et doctrine. (L'Heureux, McNicoll, et Garant, loc. cit.; Chevalier c. Corporation de la Cité de Trois-Rivières (1913), 20 R. de J. 100 (C. rév.); Magasin Continental (Québec) Ltée c. Rhéaume, C.A. Québec, no 8797, 30 août 1973, à la p. 19; Larivière c. Cité de Montréal (1941), 47 R.L. 505 (C.S.); Cité de Pont-Viau c. Gauthier Mfg. Ltd., [1979] C.A. 77, à la p. 84; Ville de Kamloops c. Nielsen, [1984] 2 R.C.S. 2; Anns v. Merton London Borough Council, [1978] A.C. 728 (H.L.); Corporation of Montreal v. Doolan (1871), 18 L.C.J. 124 (C.A.))
La dichotomie pouvoir/devoir par opposition à politique/exécution est sous-jacente au débat comme le sont les sources et origines de l'art. 356 C.c.B.-C. et la mesure d'application du droit public à l'espèce.
C'est de la Loi des cités et villes, S.R.Q. 1964, chap. 193 (devenue la Loi sur les cités et villes, L.R.Q. 1977, chap. C-19) que les corporations municipales tirent les pouvoirs qui leur sont délégués et qu'elles ne sauraient excéder sous peine d'invalidité (Phaneuf c. Corporation du Village de St-Hugues (1936), 61 B.R. 83, opinion du juge Tellier, aux pp. 90 et 91); City of Verdun v. Sun Oil Co., [1952] 1 R.C.S. 222, à la p. 228; Westminster Corporation v. London and North Western Railway Co., [1905] A.C. 426 (H.L.), à la p. 430.) Certaines dispositions de cette loi sont impératives, d'autres facultatives. Les dispositions relatives à la lutte contre les incendies participent de cette dernière catégorie: elles n'imposent aux corporations municipales aucune obligation de se doter d'un service pour la lutte contre les incendies, elles leur en confèrent cependant le pouvoir. Ces dispositions se retrouvent, en ce qui nous concerne, essentiellement à certains paragraphes de l'art. 426 et à l'art. 433 (tels que numérotés en 1972 mais numérotés respectivement 412 et 423 aux Lois refondues de 1977, numérotation que j'utilise ici à l'instar de la Cour d'appel), qui se lisent aujourd'hui comme alors, sauf pour quelques changements mineurs sans importance en l'espèce:
412. Le conseil peut faire des règlements:
. . .
22. Pour protéger la vie et les propriétés des habitants, et pour prévenir les dangers du feu;
. . .
41o Pour organiser, maintenir et réglementer un département des incendies et une brigade de pompiers et pour les pourvoir de tous les appareils nécessaires, par achat ou louage; pour pourvoir à la construction de postes de pompiers; pour nommer tous les fonctionnaires et employés nécessaires pour éteindre et supprimer les incendies, protéger la propriété contre le feu, et prévenir les accidents par le feu; pour pourvoir à la punition de toute personne qui gêne quelqu'un des membres de la brigade des pompiers dans l'exercice de ses devoirs, ou qui refuse d'obéir aux ordres légaux du chef ou du chef suppléant de la brigade des pompiers, ou qui dérange ou obstrue quelqu'une des boîtes à signaux, ou quelqu'un des fils ou appareils du département des alarmes à incendie, ou qui donne une fausse alarme;
42o Pour autoriser la démolition de tous bâtiments, maisons et clôtures, lorsque la chose est jugée nécessaire pour arrêter le progrès d'un incendie, et pour autoriser le maire, le chef de la brigade des pompiers ou d'autres fonctionnaires ou employés de la municipalité à exercer ce pouvoir. En l'absence de règlement, le maire peut, dans le cours d'un incendie, exercer ce pouvoir, en donnant une autorisation spéciale;
. . .
44o Pour autoriser le maire, en vertu des dispositions que le conseil édicte, à envoyer des pompes à incendie, des pompiers et des appareils au secours de toute municipalité étrangère, qui est mise en danger par le feu, à la condition toutefois que telle municipalité soit responsable des dépenses ou des dommages en résultant;
. . .
423. Le conseil peut faire des règlements pour pourvoir à l'établissement ou à l'acquisition, à l'entretien, à l'administration et à la réglementation d'aqueducs, de puits publics, citernes ou réservoirs, pour fournir de l'eau à la municipalité, pour installer des bornes-fontaines, des fontaines et des abreuvoirs publics et des appareils pour la filtration et la purification de l'eau.
L'article 452 (aujourd'hui 442) de cette même loi a été invoqué par la ville de Beauport comme moyen de défense, moyen retenu par deux des trois juges de la Cour d'appel:
442. La municipalité n'est pas tenue de garantir la quantité d'eau qui doit être fournie; et nul ne peut refuser, à raison de l'insuffisance de l'eau, de payer la taxe spéciale annuelle et la compensation pour l'usage de l'eau.
Lorsqu'il s'agit de l'exercice par une corporation municipale d'un pouvoir discrétionnaire, il est de doctrine et de jurisprudence constantes que le défaut d'exercer ce pouvoir n'engage pas la responsabilité de la corporation municipale (Authier c. Corporation de la Ville de l'Assomption (1903), 9 R. de J. 374 (C.S.), à la p. 380; Lefebvre v. Town of Grand-Mère (1917), 55 R.C.S. 121, à la p. 132; City of Montreal v. Mulcair (1898), 28 R.C.S. 458; Napper v. Cité de Sherbrooke, [1968] R.C.S. 716, à la p. 726; Peltier c. Corporation of the Village of Gatineau Pointe (1937), 76 C.S. 180, à la p. 181; McNicoll, loc. cit., 24 C. de D., aux pp. 404 à 407; L'Heureux, loc. cit., 16 R.G.D., aux pp. 142 à 146; Archambault, loc. cit., 41 R. du B., aux pp. 50 et 51; Ville de Kamloops et Anns, précités). L'exercice de ce pouvoir relève de la volonté ou de l'opportunité politique d'une corporation municipale dont la décision est fonction de divers facteurs, tels l'étendue de son territoire, sa population, ses ressources financières, les pressions de son électorat, etc. La corporation municipale ne répondra de sa décision politique d'instaurer ou non un tel service qu'envers son électorat. Sous cet aspect, ce corps public qu'est une municipalité est régi par le droit public comme l'exprime d'ailleurs l'art. 356 C.c.B.-C. (L'Heureux, loc. cit., 16 R.G.D., aux pp. 141 et 142; Brousseau c. Cité de Québec (1912), 42 C.S. 91 (C. rév.), à la p. 93; Roy c. Cité de Montréal (1892), 2 C.S. 305, à la p. 306; Wilshire c. Corporation du village de St-Louis du Mile-End (1899), 8 B.R. 479, à la p. 486; Authier, précité; Quesnel v. Emard (1912), 8 D.L.R. 537 (C. rév.), à la p. 541; Archambault, loc. cit., 41 R. du B., aux pp. 50 et 51).
Lorsque la municipalité choisit de se doter d'un service pour la lutte contre les incendies, elle pose aussi un geste d'opportunité politique et, encore là, elle n'engagera pas sa responsabilité pour avoir exercé ce choix de la façon dont elle aura décidé de ce faire. À titre d'exemple, une corporation municipale pourra décider de se munir d'une seule pompe à incendie, de n'engager qu'un seul pompier, de ne pas entretenir son équipement, de ne pas installer de bornes-fontaines, etc. en fonction de certains facteurs qu'elle est seule en mesure d'apprécier et dont elle répondra envers son électorat. L'insuffisance de mesures qu'elle a ainsi choisi de prendre pour la lutte contre les incendies ne saurait lui être reprochée. (L'Heureux, loc. cit., 16 R.G.D., aux pp. 148 et 149; McNicoll, loc. cit., 24 C. de D., aux pp. 405 à 407; Fournier c. Cité de Lachine (1926), 66 C.S. 109, à la p. 111; Quesnel, précité, à la p. 541; Lanouette-Perreault c. Corporation municipale de St-Théodore de Chertsey, C.S. Joliette, no 705-05-000840-75, le 30 janvier 1979, à la p. 8; Brousseau, précité, à la p. 93). Si, par exemple, la municipalité n'était pas de ce fait en mesure de répondre à deux incendies qui se déclareraient en même temps, sa responsabilité n'en sera pas pour autant engagée. (Harris v. Marter (1874), 15 N.B.R. 165 (C.S. Div. app.), aux pp. 172 à 174, citée par Archambault, loc. cit., 41 R. du B., à la p. 51). À cet égard, encore là, la municipalité est régie par le droit public (L'Heureux, loc. cit., 16 R.G.D., aux pp. 142 et 143; Welbridge Holdings Ltd c. Metropolitan Corporation of Greater Winnipeg, [1971] R.C.S. 957; Marcoux c. Ville de Plessisville, [1973] R.P. 385 (C.A.)) Par ailleurs, en présence d'une obligation légale d'agir, la municipalité engagera sa responsabilité (Joseph Investment Corp. c. Cité d'Outremont, [1973] R.C.S. 708, opinion du juge Pigeon, à la p. 712) comme la non-responsabilité sera la règle en présence d'une immunité de source législative (Archambault, loc. cit., 16 R.G.D., à la p. 116).
Ces principes de droit public ne font l'objet d'aucune controverse doctrinale ou jurisprudentielle et ne sont pas ici en débat. Il m'apparaissait toutefois essentiel de poser ces prémisses pour situer le litige dans son véritable contexte et éviter toute ambiguïté vu, en particulier, la confusion qui semble régner dans un certain courant de jurisprudence et de doctrine.
La question qui nous est soumise se situe à un tout autre niveau. Sont ici en débat les conséquences juridiques de la décision politique discrétionnaire d'une corporation municipale de se doter par règlement d'un service de lutte contre les incendies. C'est dans cette zone grise du "silence statutaire" ou de l'absence d'obligation et d'immunité législatives que se situe le litige. Je précise qu'il s'agit du service de lutte contre les incendies tel qu'il a été instauré par la corporation municipale dans l'exercice de son pouvoir discrétionnaire d'en délimiter la qualité et l'étendue, exercice qui est de son seul ressort et soumis au régime de droit public.
B) Les jugements
1. Cour supérieure
Le juge Gabriel Roberge a conclu en premier lieu à la responsabilité de l'auteur de l'incendie, Gérard Tremblay, pour une partie des dommages subis par les appelants. Tremblay n'a pas fait appel et l'affaire a maintenant force de chose jugée quant à lui. La responsabilité de la ville de Beauport pour l'excédent, sur la question de droit qui nous concerne à ce stade, a été examinée par le premier juge à partir du règlement adopté par la ville établissant le département des incendies. Il s'est posé la question suivante (à la p. 193):
Parce qu'elle a exercé ce pouvoir, peut-on dire que Beauport peut être tenue responsable lors d'un sinistre?
Il y a répondu en ces termes (aux pp. 193 et 194):
Selon l'ancienne jurisprudence, la réponse à cette question était catégoriquement négative; mais, heureusement, il y a un renversement de jurisprudence actuellement très bien amorcé; le Tribunal n'a pas l'intention de faire une revue de cette ancienne jurisprudence; il s'en tiendra à quelques causes qui suivent la nouvelle tendance.
Il semble que le coup de barre ait été donné par la Cour d'Appel dans la cause de Magasin Continental (Québec) Ltée c. Rhéaume et Ville de Québec (C.A.Q. 8797 et als, 30 août 1973, non rapportée).
Après discussion de cet arrêt et en particulier de l'obiter dictum du juge Brossard, le premier juge cite le jugement Lanouette-Perreault et l'arrêt Cité de Pont-Viau, précités, dont, en particulier, ce passage de l'opinion du juge Lamer, alors juge à la Cour d'appel (à la p. 84):
Lorsque, en regard des réserves que je viens de faire, le chef et ses pompiers répondirent à l'appel au feu et en prirent charge, ils assumaient dès lors, sinon avant, au nom de la Ville l'obligation de s'acquitter de leur tâche en bons pères de famille et la faute dans l'exécution de cette obligation que l'on pourrait retenir contre eux engagera la responsabilité de la Ville pour les dommages qu'aura causés cette faute.
Le premier juge rappelle ensuite cet extrait de l'arrêt R. c. Corporation de la ville de Sault Ste-Marie, [1978] 2 R.C.S. 1299, où le juge Dickson (maintenant Juge en chef) écrit (à la p. 1329):
Lorsque le défendeur est une municipalité, il ne lui est d'aucun secours en droit de n'avoir pas l'obligation d'enlever les ordures. En effet, l'al. 354(1)(76) de The Municipal Act, R.S.O. 1970, chap. 284 dispose simplement que la municipalité "peut" le faire. Il est fréquent en droit qu'une personne n'ait aucune obligation d'agir, mais soit assujettie à certaines obligations si elle agit.
Le juge Roberge conclut (à la p. 196):
Ce Tribunal en vient à la conclusion, en se basant surtout sur cette cause de Gauthier Mfg., qu'une corporation municipale ayant un service de protection contre l'incendie, peut être tenue responsable, lorsqu'est prouvé contre elle ou contre ses employés dans l'exécution de leurs fonctions, certaines fautes, imprudences, négligences ou incuries, qui ne sont pas de simples erreurs de jugement.
2. Cour d'appel
Les juges Vallerand, Nichols et Chouinard, qui déposent des opinions
séparées, s'entendent sur le résultat, mais pour des motifs différents et infirment le jugement de la Cour supérieure.
Le jugement de la Cour d'appel est essentiellement fondé sur la proposition que l'implantation par une corporation municipale d'un service de lutte contre les incendies, relevant de l'exercice d'un pouvoir discrétionnaire, est régie par le droit public lequel n'impose pas d'obligation d'entretien de ce service, en l'absence d'une disposition de la loi ou d'un règlement à cet effet. Faute par la ville de Beauport d'avoir assumé telle obligation, comme c'est le cas en l'espèce selon eux, les juges Vallerand et Nichols concluent à l'absence de devoir d'agir, d'où non-responsabilité au delà des dommages que l'incendie, laissé à lui-même, aurait occasionnés, rejoignant en cela la thèse du professeur Archambault. Le juge Chouinard est, sur ce point, d'avis contraire: dès que la corporation municipale a choisi d'exercer son pouvoir discrétionnaire et d'offrir un service de lutte contre les incendies, "elle s'est créée volontairement des obligations qu'elle devrait respecter de façon à ne pas causer de dommages, de ce fait à des tiers par un défaut de diligence, une façon d'agir fautive de sa part ou de celle de ses préposés" (p. 1015). Il opte pour l'application des critères des art. 1053 et suiv. C.c.B.-C. dans l'évaluation de la faute, rejoignant en cela le juge Vallerand qui pose en principe (à la p. 1005):
Il faut, aux fins de déterminer ... [TRADUCTION] "s'il y a (une) obligation à leur égard" ... quitter le droit civil et passer au droit public.
Bref les dispositions des corps publics en la matière relèvent du droit public et non pas du droit civil.
. . .
Mais attention! dès le problème de droit public résolu, il faut bien vite rentrer au bercail sans s'attarder aux effets juridiques sur la responsabilité que retiennent la Common Law ou le droit statutaire d'autres juridictions.
Les juges Vallerand et Chouinard partagent l'opinion, cependant, que l'art. 442 de la Loi sur les cités et villes fait obstacle au recours des appelants en l'espèce. Le juge Nichols, pour sa part, conclut que "la responsabilité des municipalités découlant de l'exploitation de services d'incendie et d'aqueduc doit être régie par le droit public" (p. 991) après une analyse très documentée de l'origine de l'art. 356 C.c.B.-C. et des principes de droit public, parce que, dit-il, les services d'aqueduc et d'incendie n'établissent pas de "rapports individuels" avec les autres membres de la société. Il rejette l'application, au Québec, des arrêts Anns et Ville de Kamloops, précités, qu'il considère avoir appliqué les principes de droit privé d'Angleterre. Selon lui, "au Québec, le droit privé est du ressort exclusif de la législature provinciale" (p. 1002) et depuis la codification "ni le droit privé québécois, ni le droit privé d'Angleterre, ne peuvent avoir application; le premier parce qu'il contrevient à l'article 356 C.C. et le second parce qu'il est exclu par l'Acte de Québec" (p. 997). Par ailleurs, le droit public existant au moment de la codification "ne retenait pas la responsabilité d'une municipalité pour simple inaction de sa part" (p. 1002), ajoute-t-il, conclusion qu'il considère à tout événement similaire à celle du droit civil québécois où "l'omission, l'inaction, la passivité ou l'abstention d'agir ne constituent une faute que dans la mesure où l'on a le devoir d'agir" (p. 997).
Aucun des juges de la Cour d'appel ne retient les conclusions de fait du premier juge quant aux fautes causales d'où le rejet de l'action des appelants.
Bref, l'on voit que l'une des divergences fondamentales en droit entre la Cour d'appel et la Cour supérieure, de même qu'entre les juges Nichols et Vallerand et le juge Chouinard, repose sur la prémisse qu'en choisissant d'exercer son pouvoir discrétionnaire et d'établir un service des incendies, en l'absence de texte législatif lui imposant ce devoir et une responsabilité à cet égard, la ville de Beauport n'aurait, pour les premiers, pas assumé de devoir d'entretien de ce service, d'où absence de responsabilité pour défaut d'entretien, alors que, pour les seconds, ce devoir d'entretien existerait du fait même de l'établissement de ce service, ce qui impliquerait une responsabilité au cas de faute causale, responsabilité ici toutefois écartée par la loi habilitante, selon la Cour d'appel.
C)Le droit public en matière d'exercice d'un pouvoir discrétionnaire par un corps public
L'Acte de Québec de 1774, a scellé le sort des deux grands systèmes juridiques qui allaient régir le droit applicable au Québec: le droit civil français tel qu'il existait avant 1760 avec ses modifications subséquentes au Québec pour tout ce qui touche à la propriété et aux droits civils (property and civil rights) et la common law telle qu'elle existait en Angleterre à la même époque avec ses modifications subséquentes en ce qui concerne le droit public. L'article VIII énonçait:
. . . et que dans toutes affaires en litige, qui concerneront leurs propriétés et leurs droits de citoïens, ils auront recours aux loix du Canada, comme les maximes sur lesquelles elles doivent être décidées [. . .] jusqu'à ce qu'elles soient changées ou altérées par quelques ordonnances qui seront passées à l'avenir dans la dite province . . .
Le paragraphe 13 de l'art. 92 de la Loi constitutionnelle de 1867 incorpore d'ailleurs cette règle:
92. Dans chaque province, la Législature a le droit exclusif de légiférer sur les matières qui rentrent dans les catégories de sujets ci-après énumérées:
. . .
13. La propriété et les droits civils dans la province.
Me Louis-Philippe Pigeon (Rédaction et interprétation des lois (1978), l'affirmait ainsi, aux pp. 50 et 51):
... lorsqu'il s'agit de droit municipal ou de droit scolaire, le fond du droit c'est le droit anglais tout comme en droit administratif généralement. Sur ce point, je citerai une décision très importante de notre Cour d'appel: Langelier c. Giroux, 52 B.R., 113...
L'arrêt pose donc un principe extrêmement important, savoir que le droit fondamental dans la province de Québec, chaque fois qu'il s'agit de droit public, c'est le droit anglais. Pourquoi? Parce que l'application de la Common Law, toujours d'après la règle que l'on ne déroge pas au droit commun, au-delà de ce qui est exprimé, s'étend à tout ce qui n'est pas exclu formellement...
C'est donc la Common Law qui se trouve le droit fondamental dans la province de Québec en tout ce qui n'est pas property and civil rights. De plus il faut donner à ces mots-là le sens qui leur appartient dans une loi du Parlement anglais votée en 1774, car ces mots-là ne doivent pas être interprétés suivant le droit civil... En effet, lorsqu'il s'agit d'établir des distinctions entre systèmes juridiques, les distinctions elles-mêmes doivent être établies suivant un système juridique déterminé. Alors, comme la Cour suprême l'a décidé pour l'interprétation de l'Acte de l'Amérique du Nord britannique (National Trust v. The King, (1933) R.C.S., 670), le système juridique déterminé auquel il faut se reporter pour établir ces distinctions-là, c'est la Common Law.
Avant de procéder plus avant, il faut peut-être clarifier de quel droit public il s'agit. Certains auteurs ont, en effet, cru déceler dans l'opinion du juge Nichols l'affirmation que le droit public applicable serait celui qui existait à l'époque de la codification. Garant, loc. cit., à la p. 266:
La position des deux juges de la Cour d'appel, surtout le juge Nichols, suivant laquelle la responsabilité des corporations publiques est régie par le droit public anglais à l'époque de la codification de 1866, les amène à conclure que ce droit public c'est la "common law" telle qu'elle était en 1866 et non telle qu'elle a évolué depuis, par l'effet de la jurisprudence de la Cour suprême du Canada ou des tribunaux des autres provinces dans des affaires provenant des autres provinces. La "common law" québécoise serait donc différente de l'autre "common law".
L'Heureux, loc. cit., 47 R. du B., à la p. 167:
Recherchant le droit public anglais existant au moment de la codification, il (le juge Nichols) arrive à la conclusion que ce droit "ne retenait pas la responsabilité d'une municipalité par simple inaction de sa part".
À mon avis, il s'agit là d'une interprétation incorrecte de la référence que fait le juge Nichols à l'Acte de Québec et au droit public existant en Angleterre à l'époque de la codification. C'est dans le contexte de l'application au Québec des arrêts Anns et Ville de Kamloops, précités, que se prononce le juge Nichols. Selon lui, ces arrêts ne font pas autorité au Québec parce qu'ils appliquent le droit privé d'Angleterre, dont l'application au Québec a été exclue par l'Acte de Québec. Si le droit privé du Québec n'est pas non plus applicable c'est que, selon son interprétation de l'art. 356 C.c.B.-C., la solution du litige est du ressort du droit public qui, en common law, est demeuré le même que celui qui existait à l'époque, seul le droit privé en la matière ayant été modifié depuis par la common law. C'est dans ce contexte, à mon avis, qu'il faut interpréter les remarques qui suivent dont les nuances semblent avoir échappé aux divers commentateurs (à la p. 1002):
8. Si les Tribunaux anglais et, à leur suite, la Cour suprême du Canada pour les provinces de common law, ont changé l'état du droit, pour soumettre désormais les municipalités au régime du droit privé lorsqu'il s'agit de la mise à exécution de politiques discrétionnaires, au Québec le droit privé est du ressort exclusif de la législature provinciale, le domaine de la responsabilité civile privée étant inclus dans l'expression "property and civil rights" de l'Acte de Québec et dans l'article 92 (13) de la Loi constitutionnelle de 1867;
9. Les arrêts Anns et Nielsen n'ont par conséquent aucune application au Québec; [Je souligne.]
Aucun auteur ni aucune jurisprudence n'ont d'ailleurs jamais soutenu une pareille thèse, étant acquis que la common law qui s'applique au Canada en matière de droit public, en droit criminel comme en droit administratif, à moins de texte législatif l'excluant, est la common law telle qu'elle a été modifiée subséquemment par la législation et la jurisprudence. Si Me Pigeon, op. cit., remontait à la common law telle qu'elle existait en 1774 c'est uniquement aux fins d'expliciter que l'expression "property and civil rights" dans l'Acte de Québec doit s'interpréter dans le sens qu'on lui donnait à l'époque, (à la p. 51):
C'est donc la Common Law qui se trouve le droit fondamental dans la province de Québec en tout ce qui n'est pas property and civil rights. De plus il faut donner à ces mots-là le sens qui leur appartient dans une loi du Parlement anglais votée en 1774, car ces mots-là ne doivent pas être interprétés suivant le droit civil.
Ce sont là des principes reconnus. Ce n'est pas tout cependant de dire que les corps publics, dont les corporations municipales, sont régis par le droit public, encore faut-il en définir et le contenu et les limites. Dans cette zone grise que constitue le "silence statutaire", qui nous occupe ici, face au pouvoir discrétionnaire d'une corporation municipale en matière de lutte contre les incendies, où est la règle et quelle est la règle? J'ai déjà posé les balises relativement aux grandes distinctions qui s'imposent. Je ne traiterai donc ici que de cet aspect restreint qui touche à la question précise à résoudre.
1. L'arrêt East Suffolk Rivers Catchment Board v. Kent
Jusqu'à récemment, il semble que tant la doctrine que la jurisprudence, au Québec comme dans les juridictions de common law, par application du droit public, étaient unanimes à conclure à l'absence de responsabilité des corporations publiques dans l'exercice de leurs pouvoirs discrétionnaires. Il n'est pas clair, toutefois, que l'on ait toujours fait les distinctions qui s'imposent entre la responsabilité découlant du défaut par une corporation publique d'exercer un pouvoir discrétionnaire et celle découlant de l'exercice de ce pouvoir discrétionnaire, ainsi que de la façon dont ce pouvoir discrétionnaire a été exercé. De même, on note l'absence de nuances quant à la nécessité ou non d'un texte législatif explicite dans le domaine de l'exécution des politiques de gestion publique. L'obligation implicite d'exécution suite à l'exercice d'un pouvoir discrétionnaire ne semble pas avoir fait l'objet d'une analyse approfondie de la doctrine et la jurisprudence ne semble pas non plus s'y être arrêtée longuement. Ce sont précisément ces aspects qui sont l'objet de notre propos et qui sont au c{oe}ur même du débat.
Le droit public tire ses origines de la common law et, en conséquence, la jurisprudence de common law doit être examinée afin de déterminer l'état du droit public applicable au Canada en la matière.
La nature et l'étendue des règles du droit public et de la jurisprudence qui gouvernent la responsabilité des municipalités sont particulièrement importantes ici où la ligne de démarcation entre le droit public et le droit privé est cruciale. Cette recherche est rendue d'autant plus ardue du fait que la jurisprudence de common law, du moins à son origine, ne faisait pas de distinction claire entre le droit public et le droit privé, qui, tous deux, dérivent de la même source, la common law. Toutefois, pour situer le droit public dans son véritable contexte en ce qui a trait à la responsabilité des corporations publiques et en particulier des corporations municipales, il suffit de remonter à l'arrêt East Suffolk Rivers Catchment Board v. Kent, précité. Dans cette affaire, une brèche se produisit dans le mur de soutènement des eaux, dû à une marée exceptionnellement haute. Le "Board", dans l'exercice de son pouvoir législatif, décida de réparer le mur mais de façon si malhabile que l'inondation continua pendant 178 jours causant des dommages sérieux aux terres de M. Kent, alors que, selon la preuve, une réparation faite avec compétence aurait pu être complétée en quatorze jours. Monsieur Kent poursuivit le "Board". La Chambre des lords, avec la dissidence de lord Atkin, rejeta l'action au motif que [TRADUCTION] "La Loi n'imposait aux appelants aucune obligation de réparer le mur. Elle leur donnait seulement le pouvoir de le faire" (p. 98). Lord Romer ajouta (à la p. 102):
[TRADUCTION] Lorsqu'une autorité constituée par la loi est chargée d'exercer un simple pouvoir, elle ne peut être tenue responsable d'un préjudice subi par un membre du public en raison de l'omission d'exercer ce pouvoir. Si dans l'exercice de son pouvoir discrétionnaire, elle l'exécute, la seule obligation qu'elle a envers un membre du public c'est de ne pas ajouter au préjudice qui aurait été subi si elle n'avait rien fait. Dans la mesure où elle exerce son pouvoir discrétionnaire de façon honnête, il lui incombe de déterminer la méthode d'application du pouvoir ainsi que le moment où il sera appliqué et son délai d'application, et elle ne peut être tenue responsable, sauf dans la mesure que j'ai mentionnée, pour tout préjudice qui aurait pu être évité si elle avait exercé son pouvoir discrétionnaire de manière plus raisonnable.
Cette interprétation restrictive de la responsabilité des corps publics dans l'exercice de leurs pouvoirs discrétionnaires est celle qui a été retenue au Canada comme au Québec jusqu'à l'arrêt Anns, précité, en 1978. (Mainwaring v. Nanaimo, [1951] 4 D.L.R. 519 (C.A.C.-B.); Miller & Brown Ltd. v. City of Vancouver (1966), 59 D.L.R. (2d) 640 (C.A.C.-B.); Barratt c. Corporation of the District of North Vancouver, [1980] 2 R.C.S. 418; McCrea v. City of White Rock (1974), 56 D.L.R. (3d) 525 (C.A.C.-B.); Seguin v. Town of Hawkesbury, [1955] O.R. 956 (C.A.); Martel v. City of Montreal, [1943] C.S. 290.)
2. L'arrêt Anns v. Merton London Borough Council
Cet arrêt modifie de façon significative la règle qu'énonçait l'arrêt East Suffolk. La question soulevée dans l'arrêt Anns en est une de responsabilité de l'autorité locale chargée d'approuver les plans de construction d'un bloc d'immeubles sans par la suite s'être assurée que ces plans soient respectés. Les murs et les planchers de ces immeubles présentèrent de sérieux défauts de construction directement reliés à l'inobservance des plans officiellement approuvés, d'où la poursuite contre le Conseil. Dans son jugement, Lord Wilberforce élabore les principes qui allaient régir le droit en la matière dans les provinces de common law.
L'arrêt Anns est important tant en matière de droit privé que de droit public. Dans le domaine du droit public, il met de côté l'interprétation restrictive que retient l'arrêt East Suffolk en ce qui concerne l'exercice de pouvoirs discrétionnaires par un corps public. En droit privé, il applique la "law of negligence" à l'espèce. Par suite de la discussion presque concomitante d'éléments de droit public et de droit privé, l'arrêt Anns requiert un examen attentif aux fins de distinguer l'un de l'autre. Ces deux aspects furent adoptés, comme il se devait, dans les provinces de common law. Pour les fins du présent litige, cependant, les développements de la "law of negligence" ne sont pas pertinents puisqu'ils relèvent strictement du droit privé. Ce qui nous intéresse ici est uniquement ce qui a trait au droit public. Lord Wilberforce établit la ligne de démarcation entre le droit public et le droit privé lorsqu'il écrit (à la p. 754):
[TRADUCTION] . . . l'autorité locale est un organisme public, qui remplit des fonctions conférées par une loi: ses pouvoirs et ses obligations se définissent en fonction du droit public et non du droit privé. Le problème que crée ce genre d'action réside dans la définition des circonstances dans lesquelles la loi devrait imposer, en sus de ces pouvoirs et obligations de droit public, ou peut-être conjointement à ceux-ci, une obligation de droit privé envers les particuliers qui leur permettrait d'engager une action en dommages‑intérêts devant un tribunal civil.
On peut peut-être regretter une certaine confusion résultant de l'emploi par lord Wilberforce du mot "duty" dans deux contextes différents. Lorsqu'il parle de "powers and duties", il réfère à ceux qui découlent de la législation habilitante. Selon cette formulation, les pouvoirs et les devoirs d'une municipalité doivent être définis en fonction du droit public. Toutefois, lorsqu'il utilise ensuite le mot "duty" il ne peut que référer au droit privé, au "duty of care" de la "law of negligence" qui, selon lui, peut exister "over and above... the duties" imposés par ce droit public. Par voie de conséquence, rien n'empêche l'application des règles de la responsabilité civile au delà des obligations législatives et parallèlement à celles-ci. Ainsi, par exemple, le droit public pourrait prévoir l'obligation résultant d'un texte législatif d'inspecter ou d'entretenir certains équipements. En sus de cette obligation législative, il existerait un "duty to act with due care". En termes de droit civil québécois, cela se traduirait par l'obligation d'agir "en bon père de famille".
Lord Wilberforce introduit aussi les notions "policy/operational" dans le domaine du droit public. Les lois habilitantes, telles la Loi sur les cités et villes ou le Code municipal du Québec peuvent conférer aux municipalités de vastes pouvoirs discrétionnaires, comme celui d'établir un service des incendies. Le domaine "operational" est celui qui voit à l'exécution des politiques de gestion publique, discrétionnaires ou non. Lord Wilberforce précise (à la p. 754):
[TRADUCTION] Bien que la distinction entre ce qui relève de la politique et ce qui relève de l'exécution soit utile et nous éclaire, il s'agit probablement d'une distinction de degré; un bon nombre de pouvoirs et d'obligations "d'exécution" comportent certains éléments de "discrétion". On peut affirmer sans contredit que plus un pouvoir ou une obligation relève du domaine de l'exécution, plus il est facile de lui superposer une obligation de diligence qui relève de la common law.
Ce faisant, lord Wilberforce dissipe toute ambiguïté : le "duty of care" relève clairement du droit privé, droit privé qui, au Québec, est le droit civil. Ce qui m'apparaît le plus significatif dans cet extrait, c'est cet énoncé qu'une responsabilité civile indépendante puisse co-exister indépendamment du fait que la loi habilitante impose une obligation ou ne confère qu'un pouvoir. J'estime que l'arrêt Anns fixe l'état de la common law en matière de droit public, droit public applicable aux corporations municipales au Québec comme ailleurs au Canada. Seul l'aspect droit privé, la "law of negligence", qu'importe cet arrêt ne saurait être pertinent ou applicable au Québec où le droit privé est du domaine du droit civil.
3. L'arrêt Ville de Kamloops v. Nielsen
Cet arrêt, qui date de 1984, présente beaucoup de similarité avec l'arrêt Anns, précité. Dans Ville de Kamloops, les plans de construction d'une résidence furent approuvés par la ville sujet à certaines conditions concernant la profondeur des fondations. Le constructeur ne s'étant pas conformé à ces exigences, l'arrêt des travaux fut ordonné. En l'absence d'autres démarches de la ville, la construction continua malgré l'injonction. L'acquéreur subséquent poursuivit la ville la tenant responsable des défauts et dommages directement reliés aux fondations défectueuses. Le juge Wilson, qui exprime l'opinion de la majorité, discute des principes élaborés dans l'arrêt Anns, précité. Elle fait allusion à la distinction entre le droit public et le droit privé en s'inspirant de Lord Wilberforce (aux pp. 8 et 9):
Lord Wilberforce a souligné que les autorités locales constituent un organisme public dont les pouvoirs et les obligations relèvent du droit public plutôt que du droit privé. Toutefois, dans certaines circonstances, la loi peut imposer, en plus de ces pouvoirs et obligations de droit public, ou peut-être parallèlement à ceux-ci, une obligation de droit privé envers certaines personnes qui confère à ces personnes le droit d'intenter contre ces autorités une action civile en dommages-intérêts.
Elle réitère par la suite le test de droit privé de la "law of negligence" et elle l'applique.
Il est donc possible de distinguer les éléments droit public et droit privé tant dans l'arrêt Anns que dans l'arrêt Ville de Kamloops, précités. Dans sa dimension droit public, l'arrêt Anns et, à sa suite, l'arrêt Ville de Kamloops, qui l'adopte, se départissent de certaines des immunités des corps publics qui subsistaient depuis l'arrêt East Suffolk, précité. Ces immunités étaient basées sur les notions de devoir et de pouvoir. L'arrêt Anns établit plutôt une distinction entre les décisions politiques, discrétionnaires ou non, et le champ opérationnel, le domaine de l'exécution de ces politiques, y superposant dans les deux cas, l'existence d'une responsabilité civile.
La distinction entre le droit public et le droit privé dans les arrêts Anns et Ville de Kamloops n'est pas facile à déceler et c'est peut-être la raison pour laquelle la Cour d'appel du Québec a eu de la difficulté à déterminer si ces arrêts étaient ou non applicables au Québec et dans quelle mesure ils pouvaient l'être. Le juge Nichols a refusé de les appliquer croyant y voir l'application du droit privé anglais, exclu par l'Acte de Québec. Ces deux arrêts, toutefois, comme je crois l'avoir démontré, ne touchent au droit privé qu'en ce qu'ils le superposent aux pouvoirs ou obligations créés par le droit public. Dans le contexte du Québec, ceci est conforme à l'art. 356 C.c.B.-C. qui stipule que le droit privé est applicable aux corporations politiques "dans leurs rapports, à certains égards, avec les autres membres de la société individuellement".
4. Les développements subséquents
Le droit demeure rarement stationnaire bien longtemps. Depuis l'arrêt Anns, un certain courant jurisprudentiel est apparu en common law en Angleterre qui semble vouloir atténuer la portée de l'arrêt Anns (Yuen Kun Yeu v. Attorney-General of Hong Kong, [1988] A.C. 175 (P.C.), et Curran v. Northern Ireland Co-ownership Housing Association Ltd., [1987] 2 All E.R. 13 (H.L.)) Une lecture attentive de ces arrêts démontre cependant que ce n'est pas le principe de la responsabilité d'une corporation publique que l'on cherche à minimiser, mais bien plutôt l'ampleur des principes du droit de la responsabilité civile en droit privé (torts principles) élaborés par lord Wilberforce dans l'arrêt Anns.
Historiquement, en common law, aucune action en dommages ne pouvait exister sans texte (form of action) en délimitant l'étendue. Le concept de "negligence" s'est développé beaucoup plus tard. Dans le droit moderne, la "negligence" n'est plus considérée comme un chef distinct mais plutôt [TRADUCTION] "comme une source de responsabilité et non comme un délit distinct" (Fleming, The Law of Torts (6th ed. 1983), à la p. 98). À ce titre, la "negligence" peut couvrir un champ très étendu et c'est pour cette raison que les cours de justice ont développé des techniques telles que le "duty of care" pour restreindre le champ de la responsabilité en certains cas [TRADUCTION] "conformément aux principes généraux actuels et applicables" (Fleming, op. cit., à la p. 99). L'arrêt Yuen Kun Yen, précité, illustre bien ce phénomène. Des investisseurs dans une compagnie enregistrée auprès du Commissaire aux compagnies autorisées à recevoir des dépôts à Hong Kong ont poursuivi ce dernier après avoir perdu l'argent investi lors de la mise en liquidation de la compagnie. Ils invoquent la responsabilité du Commissaire soit parce qu'il a certifié cette compagnie qui faisait des affaires frauduleuses, soit parce qu'il ne l'a pas obligée à se conformer à certains règlements. Le Conseil privé a rejeté l'action. La cause est publiée sous la rubrique "negligence action" et elle a été décidée sur la base des principes de "negligence". Le principe de la responsabilité du corps public n'a pas été remis en question non plus que la co-existence d'un "duty of care" parallèlement aux obligations résultant de la loi. On a plutôt décidé qu'il n'existait pas en l'espèce de "duty of care".
De même, dans l'arrêt Curran, précité, lord Bridge établit clairement que la portée de l'arrêt Anns n'est limitée que dans son aspect droit privé lorsqu'il écrit (à la p. 17):
[TRADUCTION] Vos seigneuries, on peut dire que l'arrêt Anns v Merton London Borough représente le point culminant d'un courant dans l'élaboration du droit en matière de négligence ...
Déjà en 1985 (Sutherland Shire Council v. Heyman (1985), 60 A.L.R. 1), la High Court d'Australie infirmait unanimement la Cour d'appel qui avait tenu l'autorité locale responsable des dommages subis par suite des fondations défectueuses d'une maison. Le juge en chef Gibbs décrit l'arrêt Anns comme [TRADUCTION] "un principe fondamental du droit en matière de négligence" (aux pp. 11 et 12) non sans cependant que le juge Mason ne pose le principe général suivant (à la p. 27):
[TRADUCTION] Il est maintenant bien établi qu'une administration publique puisse être assujettie à une obligation de diligence qui relève de la common law lorsqu'elle exerce un pouvoir conféré par la loi ou qu'elle remplit une obligation que confère la loi. Le principe selon lequel lorsque des pouvoirs sont conférés par la loi, ils doivent être exercés avec une diligence raisonnable de manière que, si ceux qui les exercent avaient pu en prenant des précautions raisonnables empêcher un préjudice qui était susceptible d'être causé par leur exercice, des dommages-intérêts pour négligence peuvent être réclamés [citations omises] a été appliqué principalement aux lois de nature privée. Toutefois, il a été souvent appliqué en Australie aux administrations publiques [...] [I]l est généralement admis que, à moins que la loi n'indique une intention contraire, une administration publique qui exerce un pouvoir conféré par la loi peut se placer dans un rapport avec les membres du public qui entraîne l'obligation de diligence qui relève de la common law. [Je souligne.]
Il me paraît clair que cet arrêt ne vise que l'aspect droit privé de Anns et ne restreint en rien l'autorité de l'arrêt Anns en ce qui concerne l'aspect droit public; bien au contraire, particulièrement si on lit cet extrait de l'opinion du juge Mason (à la p. 26):
[TRADUCTION] Lorsqu'une loi crée une administration publique, elle prescrit ses fonctions de manière à la doter des pouvoirs appropriés pour atteindre certains objectifs d'intérêt public. L'administration reçoit ainsi une capacité qu'autrement elle n'aurait pas, plutôt qu'une immunité juridique en rapport avec ses actes [...] Dans l'élaboration d'une telle loi, il n'est pas pratique de décrire les activités projetées de l'administration comme une série d'obligations positives. Il est préférable d'exprimer ces activités comme des fonctions ou des pouvoirs de manière que l'administration soit libre de prendre des décisions d'orientation et de rendre des jugements discrétionnaires dans le but d'atteindre les objectifs prévus par la loi [...] Compte tenu de cette interprétation, les pouvoirs prévus par la loi ne sont pas en général de simples pouvoirs que l'administration a le choix d'exercer à sa guise. Il s'agit de pouvoirs conférés dans le but d'atteindre les objectifs prévus par la loi [...] Par conséquent, il n'y a aucune raison pour laquelle une administration publique ne devrait pas être assujettie à une obligation de diligence qui relève de la common law dans des circonstances appropriées ...
Le professeur Stephen Todd ("The Negligence Liability of Public Authorities: Divergence in the Common Law" (1986), 102 L.Q.R. 370) dans sa revue de la jurisprudence du Commonwealth qui a suivi l'arrêt Anns fait certaines observations pertinentes dans l'analyse des aspects droit public et droit privé dans les arrêts Anns et Ville de Kamloops, précités, (aux pp. 396 et 397):
[TRADUCTION] Toutefois, lorsque l'autorité locale agit en application d'un pouvoir prévu par la loi, ce n'est pas la loi qui est la source de toute obligation. En fait, l'autorité peut se trouver dans une position où l'obligation découle de la common law. La loi prévoit le pouvoir ou le motif nécessaire pour agir mais rien de plus. L'obligation prend sa source dans les principes ordinaires de common law de prévisibilité, de proximité, de fondement, etc. Tout but présumé de la loi ne devrait pas exclure le recouvrement des dommages-intérêts qui peuvent être prévisibles et qui ne peuvent être recouvrés d'une autre manière à cause d'une raison valable de politique.
Il est intéressant de noter que la jurisprudence américaine va dans le même sens comme le souligne un arrêt récent de la Cour suprême des États-Unis (Berkovitz by Berkovitz v. United States, 108 S. Ct. 1954 (1988)) où le juge Marshall qui rend l'opinion unanime de la Cour écrit (à la p. 1964):
[TRADUCTION] [De] plus, si les politiques et les programmes formulés par le Bureau permettent aux fonctionnaires habilités de prendre des décisions administratives indépendantes, l'exception relative aux fonctions discrétionnaires protège les actes accomplis par ces fonctionnaires dans l'exercice de leur pouvoir discrétionnaire. Voir id., à la p. 820, 104 S.Ct., aux pp. 2767 et 2768 (qui a conclu que l'exception relative aux fonctions discrétionnaires empêchait une réclamation selon laquelle les employés chargés d'exécuter le programme de vérification de la FAA ont pris de façon négligente des décisions d'orientation concernant l'inspection adéquate des aéronefs). Toutefois, l'exception relative aux fonctions discrétionnaires ne s'applique pas si les actes reprochés n'entraînent pas l'exercice acceptable d'un pouvoir discrétionnaire en matière de politique. Par conséquent, si la politique du Bureau ne permet pas aux fonctionnaires de prendre une décision d'orientation dans l'accomplissement d'un acte donné, ou si l'acte ne comporte simplement pas cette prise de décision, l'exception relative aux fonctions discrétionnaires n'empêche pas la présentation d'une réclamation selon laquelle l'acte était négligent ou incorrect. Voir Indian Towing Co. v. United States, 350 U.S., à la p. 69, 76 St.Ct., aux pp. 126 et 127 (qui a conclu que l'omission par négligence de maintenir un phare en bon état a rendu le gouvernement passible d'une poursuite aux termes de la FTCA même si la décision initiale de fournir et d'assurer l'entretien du phare était une décision d'orientation discrétionnaire). [Je souligne.]
5. Conclusion
De ce qui précède, je conclus que les aspects droit public et droit privé peuvent être distingués dans les arrêts Anns et Ville de Kamloops, de même que dans les arrêts subséquents et que ces arrêts s'appliquent au Québec comme au Canada dans leur aspect droit public. En conséquence, le droit public applicable au Canada comme au Québec veut que les corporations publiques, ce qui englobe les corporations municipales, puissent, dans l'exercice de leurs pouvoirs discrétionnaires résultant de la loi, encourir une responsabilité civile en sus de leurs obligations légales et parallèlement à celles-ci. Cette conclusion ne décide, toutefois, pas de la question qui nous est soumise même si elle indique la route pour y parvenir.
D) Pouvoir et devoir; politique et éxécution
Dans ces dichotomies, on se rappellera que, conformément à la Loi sur les cités et villes, la ville de Beauport avait le pouvoir et non le devoir de se doter d'un service de lutte contre les incendies et qu'elle a exercé ce pouvoir en prenant la décision politique de le faire. Elle a effectivement acquis les équipements appropriés et y a affecté des pompiers et autres employés qu'elle a jugés nécessaires pour l'opération adéquate de ce service. Nous sommes donc ici à l'étape opérationnelle et non plus à la prise de décision politique de gestion publique.
Nous en tenant uniquement aux principes de droit public applicables à l'espèce tels qu'ils sont énoncés dans les arrêts Anns et Ville de Kamloops, il ne fait pas de doute que toute faute d'exécution entraîne responsabilité s'il y a préjudice ayant un lien de causalité avec la faute.
Ces principes ne s'appliquent toutefois que si la loi habilitante, d'une part, ou la ville elle-même, dans l'exercice de son pouvoir discrétionnaire au niveau de la prise de décision politique, d'autre part, n'ont pas de quelque façon limité les obligations de la corporation publique à cet égard.
La première question qu'il faut donc résoudre dans ce processus a trait à l'immunité législative que, selon la Cour d'appel, la Loi sur les cités et villes confère aux municipalités aux termes de l'art. 442 en ce qui a trait au service d'aqueduc. La seconde étape, si tant est qu'il sera nécessaire d'y parvenir, consistera à scruter la réglementation de la ville de Beauport au regard de son service d'aqueduc et de lutte contre les incendies, de façon à déterminer la portée et l'étendue des obligations entreprises par la ville de Beauport lorsqu'elle a décidé de se doter de ce service. Autrement posée, la question est de savoir si la ville de Beauport a entendu opérer ce service.
E) L'article 452 de la Loi des cités et villes
L'article 452, devenu l'art. 442 de la Loi sur les cités et villes, énonce:
442. La municipalité n'est pas tenue de garantir la quantité d'eau qui doit être fournie; et nul ne peut refuser, à raison de l'insuffisance de l'eau, de payer la taxe spéciale annuelle et la compensation pour l'usage de l'eau.
Cet article de la loi habilitante confère-t-il une immunité à une corporation municipale en matière d'entretien de l'aqueduc? La Cour d'appel a répondu par l'affirmative. En toute déférence, ce n'est pas mon point de vue.
Cet article 442 est apparu pour la première fois dans la Loi des cités et villes, 1922, S.Q. 1922, chap. 65, sanctionnée le 29 décembre 1922. L'article était alors numéroté 441. Il est apparu sous une forme identique mais renuméroté 452 dans une version subséquente de la Loi (S.R.Q. 1925, chap. 102). En fait, le texte de l'article n'a jamais été modifié depuis sa promulgation, sauf qu'il a de nouveau été renuméroté pour se retrouver aujourd'hui sous le numéro 442.
La Cour d'appel, et notamment les juges Vallerand et Chouinard, a invoqué cet article pour écarter la responsabilité de la municipalité. Dans ses motifs, le juge Vallerand achoppe sur l'art. 442 pour écarter l'application de la common law et, en particulier, des arrêts Anns et Ville de Kamloops, précités. À son avis, ces arrêts s'appliqueraient "en l'absence de toute disposition pertinente d'une loi du Québec" (p. 1008). Or, l'article 442 selon lui est une telle "disposition pertinente". Il explique (à la p. 1008):
Mais voilà que là où dans Kamloops le règlement faisait un devoir explicite à l'inspecteur, ici l'article 442 de la Loi sur les cités et villes soustrait celle-ci à toute responsabilité qui aurait trait au manque d'eau.
Le juge Chouinard se rallie à cette opinion (à la p. 1015):
[L]a revue critique de monsieur le juge Vallerand quant aux moyens de responsabilité retenus par le premier juge me convient comme d'ailleurs son interprétation des articles 423 et 442 de la Loi sur les cités et villes.
Le juge Vallerand dès le départ note l'ambiguïté du texte de cet article (aux pp. 1008 et 1009):
La rédaction est, à tout le moins, maladroite; la juxtaposition des propositions, bizarre; l'objet de leur somme, ambigu. S'agit-il d'une seule proposition qui n'intéresse que la fiscalité ou alors de deux propositions bien distinctes l'une de responsabilité civile, l'autre de fiscalité? On peut, je pense, trouver bien des raisons à l'appui d'une thèse ou de l'autre.
Pour la résoudre, il s'en remet à des arguments de texte: la phraséologie de l'article, son contexte, sa ponctuation et la définition des mots.
Quant à la phraséologie, il relie les deux propositions distinctes concernant la responsabilité civile et la taxation en leur attribuant une base commune: "le défaut de fournir l'eau" (p. 1009) pour conclure au double effet de l'art. 442: écarter la responsabilité civile et assurer le paiement des taxes. Le contexte de la section dans laquelle s'inscrit l'art. 442 lui fournit son deuxième argument. Cette section s'intitule "De l'approvisionnement de l'eau" ce qui suggérerait que l'art. 442 viserait plutôt l'approvisionnement d'eau que la taxation comme d'ailleurs le suggéreraient aussi d'autres articles de la même section. Sur l'aspect ponctuation, le juge Vallerand s'attache à la présence du point-virgule (à la p. 1009):
On a, il me semble, voulu distinguer les deux membres de phrase sans pour autant les séparer complètement comme l'auraient fait un point (.) ou mieux encore deux articles distincts.
Il en tire l'argument que le premier membre de phrase n'est pas de ce fait nécessairement relié au second, ce qui donne place à une interprétation distincte de l'un et de l'autre: le premier concernera la responsabilité civile, le second la taxation. Finalement, le juge Vallerand s'attarde au mot "garantir" qui, au Petit Robert, peut signifier "ou de le protéger contre un dommage éventuel; responsabilité découlant de cette obligation", pour conclure (à la p. 1009):
Quitte à être simpliste, je vois mal comment, devant pareil texte, on pourrait retenir la responsabilité de la municipalité au cas de manque d'eau.
Avec grande déférence, aucun de ces arguments ne me convainc non pas que je refuse toute validité aux arguments de texte, mais simplement parce qu'à mon avis, ils ne sauraient ici résoudre l'ambiguïté, que recèle cet article, dans le sens des conclusions de la Cour d'appel.
Je pars du principe qu'une clause de non responsabilité aussi lourde de conséquences pour les contribuables se doit d'être suffisamment claire et je vois mal qu'elle soit escamotée, en une seule ligne ou à peu près, dans un texte qui en contient un peu plus de trois et qui traite dans sa plus grande partie du paiement de la taxe d'eau. Je ne dis pas que c'est là un argument péremptoire mais lorsqu'on se reporte aux dispositions de la loi qui imposent une responsabilité ou qui exonèrent de toute responsabilité, on voit que le législateur l'a fait clairement soit dans un paragraphe, soit dans un article spécialement consacré à cette fin et en utilisant généralement le mot "responsabilité" ou autre synonyme. (Voir, par exemple, l'art. 585(7) de la Loi sur les cités et villes, et les art. 724, 725 et 772 du Code municipal du Québec, L.R.Q., chap. C-27.1).
Comme je l'ai mentionné plus haut, l'art. 442 a été inclus dans chaque refonte de la Loi sur les cités et villes depuis sa promulgation originale en 1922. L'objet véritable de l'article est révélé par son contexte historique.
La situation de la ville de Beauport est probablement la même que celle de plusieurs autres municipalités. L'aqueduc original a été construit et exploité par une compagnie privée. Plus tard, le système a été acheté par la municipalité. La ville s'est rapidement étendue et la demande a fini par excéder la capacité du système. L'agrandissement du réseau est devenu nécessaire et d'autres sources d'eau ont dû être acquises. Cette situation est bien illustrée par plusieurs règlements de la ville de Beauport, dont les préambules contiennent les extraits suivants:
Attendu que l'aqueduc actuel de la Municipalité du Village de Beauport ne s'étend pas à tout son territoire; que son approvisionnement d'eau est insuffisant, et que la Corporation a acquis des sources nouvelles qu'il importe de relier au système actuellement existant; [Règlement no 48, 20 août 1923]
Considérant qu'il est devenu nécessaire de faire des travaux de terrassements et de construire des extensions à la distribution d'eau et au réseau d'égouts, dans la Municipalité de la Ville de Beauport... [Règlement no 110, 5 avril 1948]
Attendu que la Ville de Beauport connaît depuis quelques années un développement constant et un progrès sans cesse croissant, qui l'obligent à encourir régulièrement des dépenses capitales pour satisfaire aux nouvelles exigences; [Règlement no 136, 16 avril 1951]
Ces règlements ont permis l'acquisition de sources d'eau additionnelles ainsi que l'agrandissement du réseau pour faire face à la demande sans cesse croissante. Les démarches exigeant des fonds, les règlements ont créé une "taxe spéciale annuelle" pour défrayer les coûts de développement du réseau d'aqueduc. Considéré sous cet angle, le but de l'art. 442 ne pose plus de problème. La municipalité n'était pas en mesure de garantir la quantité d'eau vu que sa croissance rapide rendait insuffisantes les ressources existantes. D'autre part, l'on ne pouvait permettre aux contribuables de ne pas payer la "taxe spéciale annuelle" au seul motif d'une pénurie d'eau, vu que c'était cette même taxe qui était destinée à assurer le maintien et le développement du réseau. Il ne fait pas de doute, quant à moi, que l'art. 442 vise cette situation. Il ne m'apparaît pas y avoir de motif sérieux de donner à cet article un sens autre que son sens ordinaire, à la lumière de ce contexte historique et législatif.
C'est ici que je reviens aux arguments de texte qui, malgré ce qui précède, pourraient, j'en conviens, s'avérer péremptoires. À mon avis, tel n'est toutefois pas le cas.
Les arguments tirés du texte de l'article 442 reposent essentiellement sur la prémisse que l'art. 442 contient deux propositions distinctes, ce que justifieraient et le contexte et la ponctuation. Or, en ce qui concerne le contexte, sous le titre "De l'approvisionnement de l'eau" se retrouvent, outre l'art. 442 et certains autres articles, les art. 429, 430, 431, 434, 436 et 439 qui traitent directement ou indirectement de la taxation ou de la compensation pour le service d'eau. Dans ce contexte, il n'est pas étonnant que l'art. 442 traite des taxes. En plus, les titres dont sont coiffées les diverses sections de la loi n'empêchent pas que des dispositions visant la taxation co-existent avec celles traitant de l'approvisionnement de l'eau. Cela est apparent si on examine d'autres titres généraux. Par exemple, le titre "De l'éclairage" contient 9 articles ayant trait, en termes généraux, aux pouvoirs de la municipalité de fournir un système d'éclairage. L'article 450 traite expressément de la taxe spéciale et de la compensation. Il est conforme à la logique de la Loi que certains aspects de la taxation soient inclus sous les titres généraux lorsqu'ils se rapportent plus spécialement à ce champ précis. J'estime qu'on ne saurait conclure du contexte que l'art. 442 vise plutôt l'approvisionnement d'eau que la taxation: il vise les deux et je ne vois pas comment on peut en inférer le sens que lui prête la Cour d'appel.
Le débat sur la ponctuation me paraît mettre de côté la conjonction "et" qui suit le point-virgule, conjonction qui se veut, on le sait, une liaison et non pas une rupture. Quelle est la valeur de ce point-virgule dans cette conjoncture? Me paraît tout à fait à propos cette réflexion du juge Pelletier dans l'arrêt Montreal Light, Heat and Power Co. c. Cité de Montréal (1917), 26 B.R. 368, à la p. 375:
Mais il y a ce malheureux point-virgule qui remet tout en question! Et il est peut-être l'erreur d'un correcteur d'épreuves ou de l'imprimeur. Je trouve qu'un point-virgule est une fondation plutôt fragile...
Un débat sur la ponctuation ne saurait se substituer à une interprétation basée sur le contexte législatif et le sens ordinaire des mots. La fiabilité de la ponctuation comme outil d'interprétation a déjà été mise en question et cet extrait de l'opinion du juge Pelletier est cité avec approbation par P. A. Côté dans son ouvrage Interprétation des lois (1982), aux pp. 51 et 52. Le juge Vallerand s'appuie sur une autorité récente. Cependant, comme je l'ai déjà noté, l'article a conservé sa forme originale depuis 1922. De plus, même les autorités modernes sur la ponctuation semblent aller contre l'interprétation du juge Vallerand. Même si elles admettent que le point-virgule sépare deux propositions, elles notent aussi que: "Le plus souvent, les deux propositions ont entre elles une relation logique" (Le nouveau Bescherelle 3: La grammaire pour tous (1980), à la p. 184). Ici, la relation logique entre les deux propositions serait que le paiement des taxes et la compensation pour usage de l'eau sont directement liés au refus de la municipalité d'en garantir la quantité. Il n'existe aucune raison de supposer que le législateur ait voulu exonérer la municipalité de sa responsabilité civile.
Finalement, quant à la définition du mot "garantie" que propose le juge Vallerand, il ne me paraît pas approprié de substituer une définition non juridique à un terme juridique. Côté, op. cit., en offre l'explication suivante (aux pp. 216 et 217):
Enfin, l'usage du dictionnaire peut s'avérer bien souvent un exercice relativement stérile soit parce qu'un mot a plusieurs sens courants qui peuvent être applicables, soit parce que la question qui fait problème ne peut être réglée uniquement par référence au sens courant: ...
En l'espèce, la question va au-delà de savoir quelle définition de dictionnaire peut être donnée au mot "garantie". Ce n'est que parce que le juge Vallerand voit dans l'art. 442 deux propositions distinctes que sa définition de "garantie" est applicable. En l'absence de cette dichotomie, cette interprétation ne se justifie pas et n'est conforme ni avec le contexte de l'art. 442 ni avec le sens ordinaire des mots.
Archambault, loc. cit., 15 R.G.D., discute de la portée de l'art. 442. Il divise l'article en deux parties distinctes, séparées par le tout-puissant point-virgule. Il soutient que la première partie "s'adresse directement à la corporation municipale en limitant clairement la teneur de ses obligations" et qu'elle serait superflue si elle n'était pas interprétée comme une exclusion de responsabilité pour un manque d'eau (p. 112). Ceci résulterait du fait que les moyens de défense généraux du droit civil sont par ailleurs disponibles (c.-à-d. absence de faute, cas fortuit, force majeure et fait des tiers). Archambault écrit (à la p. 113):
Et comme le législateur n'est pas censé avoir parlé inutilement, il a nécessairement voulu déroger au droit commun et réduire les obligations des corporations municipales à ce chapitre en leur octroyant l'immunité civile délictuelle.
En toute déférence, cette interprétation ne découle pas nécessairement de la rédaction de l'art. 442. L'argument du professeur Archambault est basé sur une lecture isolée des deux propositions. Si l'on considère la disposition comme un tout, ce même problème ne se pose pas. L'article peut simplement être interprété comme stipulant que malgré l'insuffisance d'eau, les contribuables ne peuvent refuser de payer les taxes spéciales ou la compensation pour l'usage de l'eau.
C'est l'avis du professeur L'Heureux qui commente l'opinion du juge Vallerand sur ce point, loc. cit., 47 R. du B., aux pp. 170 et 171:
[N]ous ne partageons pas l'opinion du juge Vallerand sur l'interprétation de l'article 442. [Texte de l'art. 442 omis.]
Cet article comprend donc deux parties qui doivent se lire ensemble et s'interpréter l'une par rapport à l'autre. Or, la lecture de l'article dans son ensemble nous paraît démontrer qu'il a pour but, non pas d'exonérer la municipalité de ses fautes dans l'entretien des bornes-fontaines, mais d'empêcher que des contribuables refusent de payer la taxe spéciale et la compensation en alléguant l'insuffisance de l'eau. La première partie de l'article donne simplement le motif de la seconde.
Je suis d'accord.
En conclusion, les arguments tirés du texte de l'art. 442 ne me paraissent pas convaincants. Ils doivent céder le pas devant la logique du contexte particulier des villes, ainsi que devant les raisons historiques et factuelles qui permettent de dégager et l'intention du législateur et la véritable portée de cette disposition. Il n'existe aucune raison de torturer le texte pour y voir une clause de non-responsabilité alors que, lu dans son sens ordinaire, l'art. 442 ne se prête pas à une extrapolation de cette nature. En conséquence, je ne vois pas que la loi habilitante contienne de dispositions de nature à absoudre une municipalité de sa responsabilité pour son défaut d'entretien de son aqueduc.
Si la Loi sur les cités et villes ne confère pas d'immunité aux corporations municipales quant à leur responsabilité extra-contractuelle relative à l'opération de leur service d'aqueduc et d'incendie, il est acquis que cette même loi n'impose pas non plus de responsabilité particulière à cet égard. Par ailleurs, une municipalité ne saurait être dégagée de sa responsabilité civile que si la loi l'en dégageait expressément, ou encore l'autorisait, par une disposition habilitante, à s'en dégager par voie de règlement. Un règlement, source secondaire du droit, portant sur la limitation ou l'exonération de la responsabilité civile d'une municipalité, ne peut valablement modifier le droit commun, source principale du droit, que si une disposition expresse de la loi le permet. Il n'existe pas de telle disposition habilitante dans la Loi sur les cités et villes. C'est donc le "silence statutaire" le plus complet, qui, à mon avis, laisse le champ libre à l'application des principes de droit privé, ce qui est conforme aux principes de common law applicables au Québec comme au Canada, ainsi qu'on l'a déjà vu.
Encore faut-il cependant déterminer l'étendue et la portée des obligations que la ville elle-même s'est imposées lorsqu'elle a décidé de mettre sur pied son réseau d'aqueduc et son service de lutte contre les incendies. C'est dans l'examen des règlements qu'elle a adoptés à cet égard qu'il faut chercher une réponse à cette interrogation.
F) Les règlements
1. Règlements relatifs au système d'aqueduc
La compétence de la ville de Beauport en ce qui concerne l'adoption des règlements tire son origine de l'art. 637 du Code municipal de la province de Québec, S.Q. 1870, 34 Vict., chap. 68, refondu par l'art. 6134 des S.R.Q. 1888, qui habilite les corporations municipales à adopter des règlements visant à:
637. Pourvoir à l'établissement, à la protection et à l'administration d'aqueducs, de puits publics ou de réservoirs, et empêcher que l'eau publique ne soit salie ou dépensée inutilement.
Accorder pour un nombre d'années quelconque, à toute compagnie,personne ou société de personnes, qui se charge de la construction d'un aqueduc, de puits publics ou de réservoirs, ou qui en prend l'administration, un privilège exclusif pour poser des tuyaux pour approvisionnement d'eau dans les limites de la municipalité, ou dans toute partie d'icelle, et effectuer un contrat pour l'approvisionnement de telle eau pour une ou plusieurs années, mais pour une période de pas plus de vingt-cinq années.
Un tel règlement a été adopté par la ville de Beauport le 9 avril 1897. Ce règlement a confié la construction et la gestion du système d'aqueduc de la municipalité à un nommé J. E. Bédard. L'article 1 du règlement explique son double objectif:
I. Attendu qu'il importe, au point de vue de l'hygiène et de la sécurité contre l'incendie, qu'il y ait un aqueduc à Beauport. Et attendu que malgré les difficultés de l'entreprise, un citoyen de cette paroisse, M. J. E. Bédard, avocat, vient de construire pour lui-même et quelques voisins un aqueduc qui approvisionnerait d'eau les arrondissements du Village et de la Côte des Pères s'il recevait l'extension dont il est susceptible et que le dit J. E. Bédard serait disposé à en faire les frais si ce conseil lui octroie un privilège d'aqueduc; le dit J. E. Bédard, ses héritiers et ayants cause sont autorisés à construire et maintenir un aqueduc public dans les limites de cette municipalité, et à faire tous les travaux requis à cet effet, à la condition de tenir cette municipalité indemne de tous les dommages dont elle pourrait se trouver responsable à l'occasion du dit aqueduc. [Je souligne.]
L'article 6 stipule que "La Corporation de Beauport pourra faire placer sur le parcours du dit aqueduc, le nombre d'hydrants qu'elle voudra, en en payant le coût, prix d'achat et installation au propriétaire de l'aqueduc..." Ainsi, la municipalité a prévu que d'autres bornes-fontaines pourront être ajoutées au réseau original, assumant par le fait même la responsabilité pour leur coût et emplacement. Si l'article 8 précise que "Le propriétaire de l'aqueduc ne sera pas responsable des dommages qui pourraient résulter de l'interruption du service du dit aqueduc par gel du maître tuyau ou autre accident", ce type de disposition n'étonne pas vu la réticence de celui qui construit et entretient un réseau d'aqueduc à assurer son rendement ininterrompu. À ce titre, il importe de noter que les dommages exclus par l'art. 8 sont ceux qui pourraient résulter de gel et d'"accidents", et non ceux qui pourraient résulter d'un entretien négligent. L'obligation du propriétaire d'entretenir le réseau demeure. Ceci s'infère de la disposition par laquelle Bédard s'engage à faire tous les travaux requis à cet effet, à la condition de tenir cette municipalité indemne de tous les dommages dont elle pourrait être trouvée responsable à l'occasion du dit aqueduc.
Ce même règlement ou contrat municipal a été révisé le 26 novembre 1906. L'article 5 du règlement de 1906 comporte la même clause de non-responsabilité que le règlement précédent, sauf la réserve additionnelle pour "cas fortuit quelconque". De ceci, il s'infère que la clause de non-responsabilité était à l'origine destinée à exclure la responsabilité provenant d'accidents imprévus et non de celle résultant d'une faute. L'article 3 énonce aussi que la clause de non-responsabilité n'est pas absolue: "Tous les travaux en rapport avec le dit aqueduc seront exécutés par le propriétaire, à ses dépens et sous sa responsabilité..."
Le règlement de 1906 comprend également des articles portant spécifiquement sur les bornes-fontaines.
18. Le Conseil pourra faire ériger par le propriétaire sur le parcours de l'aqueduc, le nombre de bornes-fontaines qu'il désirera en en payant le coût, achat et installation au propriétaire plus une avance de quinze par cent et moyennant un loyer annuel de $10.00 par borne-fontaine.
Ces dispositions et le tarif applicable placent la municipalité sur le même pied que le contribuable en ce qui concerne l'aqueduc. Les contribuables sont responsables du coût d'installation de leur propre service d'aqueduc, incluant le raccordement de leurs tuyaux au réseau principal. L'article 9 met à la charge des contribuables certains devoirs: "Les abonnés devront tenir constamment leurs robinets en bon ordre..." Par analogie, on peut dire que la municipalité assume la responsabilité de l'entretien du réseau d'aqueduc.
Le 29 novembre 1922, la ville de Beauport a adopté un règlement prévoyant l'aquisition du réseau d'aqueduc. Ce règlement prévoit aussi l'acquisition de nouvelles sources d'eau pour le réseau, vu l'accroissement de sa capacité et de la demande. Le préambule déclare qu'il "est d'intérêt public que la Corporation du village de Beauport fasse l'acquisition du dit aqueduc et des dites sources. "Ce règlement porte aussi sur l'utilisation des revenus provenant de l'aqueduc. L'article 7, qui prévoit l'ouverture d'un compte de banque spécial nommé "Compte de l'aqueduc", énonce en termes généraux l'utilisation devant être faite de ces revenus: "À même ce compte seront payés les frais d'administration et d'entretien de l'aqueduc." (Je souligne.) On ne saurait plus clairement assumer l'obligation d'entretenir le réseau d'aqueduc.
L'article 9 permet l'imposition des contribuables au cas où les revenus de l'aqueduc ne seraient pas suffisants pour assumer tous les coûts. Le règlement cite en exemple le coût d'acquisition du réseau et celui des nouvelles sources d'eau. La gestion et l'entretien du système sont aussi mentionnés au chapitre des coûts du réseau. Un autre règlement, portant le numéro 48, a été adopté par la municipalité le 20 août 1923. L'objectif de ce règlement est décrit dans son préambule:
Attendu que l'aqueduc actuel de la Municipalité du Village de Beauport ne s'étend pas à tout son territoire; que son approvisionnement d'eau est insuffisant, et que la Corporation a acquis des sources nouvelles qu'il importe de relier au système actuellement existant;
Attendu qu'il importe d'adapter au dit système d'aqueduc les hydrants et accessoires nécessaires pour en faire une protection contre l'incendie ... [Je souligne.]
Si ce règlement porte essentiellement sur le financement des développements et modifications proposés au réseau, il m'apparaît par ailleurs raisonnable d'en déduire que la municipalité a voulu s'engager à améliorer son réseau d'aqueduc et y a consacré les deniers nécessaires afin de se pourvoir d'un système d'aqueduc adéquat pour lutter contre les incendies.
L'article 16 nous donne un aperçu détaillé du compte de l'aqueduc. L'argent recueilli des contribuables est placé dans ce compte pour les fins suivantes:
À même ce compte seront payés les frais d'administration et d'entretien de l'aqueduc et des égouts, ainsi que les échéances en capitaux, et intérêts des obligations émises pour l'achat de l'aqueduc en vertu du règlement de Novembre 1922. La balance du dit compte sera affectée au paiement des intérêts et du capital des obligations émises en vertu du présent règlement. [Je souligne.]
Cette disposition, qui prévoit donc des utilisations variées des fonds recueillis, les énumère selon un ordre de priorité: la gestion et l'entretien viennent en tout premier lieu. Ceci nous amène à conclure que, non seulement la municipalité s'engage-t-elle à respecter ses obligations, mais qu'elle accorde la plus haute priorité à l'entretien de son réseau d'aqueduc.
L'article 19 énonce de façon expresse que les bornes-fontaines font partie du réseau d'aqueduc. Il précise que:
19o L'Aqueduc Municipal ou Public proprement dit se composera de sources, bassins, et réservoirs des conduites principales et des bornes-fontaines. Les égouts publics consistant dans tous les égouts collecteurs, sur lesquels les égouts privés font raccordement et tous ceux qui transporteront les eaux d'égouts des tuyaux collecteurs vers les grèves du fleuve St-Laurent; l'aqueduc public et les égouts publics, seront à la charge de la Corporation et seront administrés, faits, entretenus et réparés par et aux frais de la Corporation jusqu'aux lignes latérales des chemins publics. [Je souligne.]
L'article 23 comporte une stipulation de non-responsabilité presque identique à celle contenue originalement dans le contrat de Bédard. Cette nouvelle clause dispose que:
23o La Corporation ne sera pas responsable en dommage pour cause d'interruption du service de l'eau ou des égouts par gel des conduites principales, sécheresse, accident ou cas fortuit.
Cette clause, comme dans le cas précédent, est limitée aux "accidents" et autres circonstances exceptionnelles. Il ne s'agit pas d'une exclusion de responsabilité absolue, et certainement pas d'une exclusion de responsabilité pour faute.
La ville de Beauport a été incorporée au moyen de lettres patentes le 11 janvier 1924. À compter de ce jour, elle est soumise à la Loi des cités et villes, 1922.
À cette époque, l'art. 422 de cette loi se lisait comme suit:
422. Le conseil peut faire des règlements pour pourvoir à l'établissement ou à l'acquisition, à l'entretien, à l'administration et à la réglementation d'aqueducs, de puits publics, citernes ou réservoirs, pour fournir de l'eau à la municipalité, pour installer des bornes-fontaines, des fontaines et des abreuvoirs publics et des appareils pour la filtration et la purification de l'eau.
Par la suite, la Loi des cités et villes, 1922 a été modifiée de sorte que dans les S.R.Q. de 1925, la disposition précitée est numérotée 433. Le texte est cependant demeuré identique.
Le 7 février 1938, la municipalité a adopté le règlement numéro 58 concernant une fois de plus le réseau d'aqueduc. Ce règlement modifie le règlement précédent à l'égard des modes de paiement du service d'aqueduc, mais pour les fins de la responsabilité municipale, les textes demeurent les mêmes qu'avant. La réglementation suivante a été adoptée le 5 avril 1948. Le règlement numéro 110 a été adopté afin de permettre une nouvelle expansion du réseau. Ce règlement autorise le prélèvement d'une "taxe spéciale" annuelle pour couvrir les coûts de l'expansion.
Le 14 mars 1951, la charte de la ville de Beauport est consolidée sous le chap. 91 des S.Q. 1950-51. Cette loi modifie certaines dispositions de la Loi des cités et villes, dont seul l'art. 433 est pertinent pour nos fins:
433. Le conseil peut faire des règlements pour pourvoir à l'établissement ou à l'acquisition, à l'entretien, à l'administration et à la réglementation d'aqueducs, de puits publics, citernes ou réservoirs pour fournir de l'eau à la ville, pour installer des bornes-fontaines, des fontaines et des abreuvoirs publics et des appareils pour la filtration et la purification de l'eau; et pour fournir l'eau aux municipalités voisines au compteur suivant tarif fixé par le conseil.
La modification reproduit donc en substance le texte de loi précédent.
Le règlement suivant relatif au réseau d'aqueduc est le numéro 136, portant la date du 16 avril 1951. Ce règlement prévoit le financement de divers projets jugés désirables par le conseil. Un de ces projets est le réseau d'aqueduc:
... la Ville de Beauport connaît depuis quelques années un développement constant et un progrès sans cesse croissant, qui l'obligent à encourir régulièrement des dépenses capitales pour satisfaire aux nouvelles exigences;
Le 19 janvier 1956, le conseil adopte le règlement 211 établissant les tarifs de l'aqueduc. L'article H du règlement qui permet à la municipalité "de suspendre le service de l'eau pendant le temps nécessaire pour effectuer des réparations sur son réseau d'aqueduc, ou en cas d'incendie..." indique que la municipalité s'engage à entretenir et réparer le réseau; à utiliser le réseau pour combattre les incendies, et à assurer une quantité d'eau suffisante pour cette fin; et à s'exonérer de toute responsabilité résultant de telles interruptions du service. Ce dernier élément appuie mon interprétation de la stipulation de non-responsabilité contenue dans l'art. 442 de la Loi sur les cités et villes. Cette stipulation, je le rappelle, exclut la responsabilité résultant de la baisse de la quantité d'eau suite à certains événements. Ces événements semblent être limités aux accidents et cas fortuits, ce qu'appuie l'art. H, vu que le conseil estime nécessaire une clause supplémentaire d'exclusion pour couvrir les autres circonstances.
Le règlement suivant est le numéro 285, adopté le 28 février 1961. Sauf pour les modifications aux tarifs, le texte du règlement numéro 285 est identique à celui de l'ancien règlement. La nouvelle clause q) précise toutefois que:
q) Les tarifs stipulés et imposés dans le présent règlement sont établis pour permettre à la Ville de payer la dette actuellement existante pour le service de l'Aqueduc et pour défrayer les frais d'entretien de ce Service ... [Je souligne.]
Tous les règlements subséquents contiennent des dispositions à peu près identiques, incluant le dernier règlement, portant le numéro 581, qui dispose que les tarifs modifiés sont consacrés à l'entretien du réseau.
Il ressort de cette rétrospective que la ville de Beauport a toujours été habilitée, soit par le Code municipal, soit par la Loi des cités et villes, à adopter des règlements relatifs à la construction d'un réseau d'aqueduc, de même qu'à son entretien. Ce pouvoir a été exercé. Même si les règlements municipaux ne précisent pas de façon spécifique le contenu et la portée des obligations entreprises par la municipalité, les textes des règlements ne laissent pas de doute qu'elle a accepté de voir à l'entretien du réseau. Elle a spécifiquement prévu en outre qu'une partie des fonds recueillis au moyen des tarifs seraient alloués à l'entretien du réseau. Ceci constitue un engagement explicite d'entretenir le réseau d'aqueduc, qui, on l'a vu, comprend les bornes-fontaines.
Dans les faits, la ville de Beauport a ratifié son obligation d'entretenir son système d'aqueduc, comme il appert de la preuve relative à ses budgets et à l'affectation d'employés à l'entretien des bornes-fontaines.
2. Dispositions budgétaires relatives à l'aqueduc
Les budgets de la ville de Beauport appuient l'existence de cette obligation de réparer et d'entretenir l'aqueduc. Les montants suivants apparaissent aux livres sous les rubriques et pour les années indiquées:
1967 Entretien Aqueduc et Egout $ 40,000.00
1968 Entretien Aqueduc et Egout $ 30,000.00
1969 Entretien Aqueduc et Egout $ 32,000.00
1970 Entretien Aqueduc et Egout $ 30,000.00
1971 Entretien Aqueduc et Egout $ 43,000.00
1972 Entretien Aqueduc et Egout $ 43,000.00
Pour les années 1967-1972, des sommes ont été allouées par la municipalité à titre de revenus provenant de l'"abonnement aqueduc", tel qu'indiqué ci-dessous:
1967 $ 111,000.00
1968 $ 111,000.00
1969 $ 161,000.00
1970 $ 174,500.00
1971 $ 175,000.00
1972 $ 225,000.00
En outre, la ville de Beauport a spécifiquement assigné des employés au déneigement des bornes-fontaines comme il appert du témoignage de l'employé de la ville de Beauport chargé de cette tâche, Roger Pascal (d.c. vol. V., aux pp. 886 à 891):
Q.Et comme journalier, votre travail, de soixante-sept ('67) à soixante douze ('72), tout au moins consistait en quels travaux?
R.Tous genres de travaux.
Q.Tous genres de travaux?
R.Oui.
Q.Tous genres de travaux, manuels?
R.Oui.
Q.Qui pouvaient être aussi variables que quoi?
R."Ben", chauffer des camions...
Q.Chauffer des camions. Et puis faire des travaux de menuiserie?
R.Non.
Q.Non. Faire des réparations?
R.Des réparations, des bris d'aqueduc, d'égouts...
. . .
LA COUR:
Q.Le surintendant vous a demandé le lendemain du feu là, c'est-à-dire le matin du feu?
R.Le matin du feu.
Q.Si vous aviez fait quoi la veille?
R.Si j'avais pelleté les bornes-fontaines
. . .
Me GRATIEN BOILY:
Q.A votre souvenir à vous, c'est donc le lundi que vous auriez pelleté?
R.J'ai pelleté le lundi matin.
Q.Vous avez pelleté le lundi matin? Vous vous en rappelez parce que c'était la fin de semaine?
R.Le commencement de la semaine.
Q.Le commencement de la semaine.
R.Le lundi matin, c'est le commencement de la semaine.
3. Règlements relatifs à la protection contre les incendies
En ce qui concerne la lutte contre les incendies, c'est l'art. 412 de la Loi sur les cités et villes qui s'applique (à l'époque numéroté 426), article que je crois utile de reproduire de nouveau ici:
412. Le conseil peut faire des règlements:
. . .
41o Pour organiser, maintenir et réglementer un département des incendies et une brigade de pompiers, et pour les pourvoir de tous les appareils nécessaires, par achat ou louage; pour pourvoir à la construction de postes de pompiers; pour nommer tous les fonctionnaires et employés nécessaires pour éteindre et supprimer les incendies, protéger la propriété contre le feu, et prévenir les accidents par le feu; pour pourvoir à la punition de toute personne qui gêne quelqu'un des membres de la brigade des pompiers dans l'exercice de ses devoirs, ou qui refuse d'obéir aux ordres légaux du chef ou du chef suppléant de la brigade des pompiers, ou qui dérange ou obstrue quelqu'une des boîtes à signaux, ou quelqu'un des fils ou appareils du département des alarmes à incendie, ou qui donne une fausse alarme;
Le règlement 146 a été adopté par la ville de Beauport le 22 mai 1951. Son préambule énonce que la ville de Beauport vient de construire une station de feu, créer un département des incendies et acheter une voiture à boyaux. La municipalité avait, en 1949, acheté une pompe à incendie et d'autres outils pour combattre les incendies. Elle a mis sur pied et entraîné une brigade de pompiers. En 1951, le conseil a reconnu:
... qu'il convient de légaliser la situation en adoptant un règlement sous l'autorité de l'article 426, paragraphes 39 à 44 inclusivement de la Loi des cités et villes ...
Ce règlement crée un département des incendies. Le pouvoir conféré par la Loi sur les cités et villes est effectivement exercé. Certaines dispositions pertinentes du règlement utilisent un langage impératif:
5. L'équipement du département et celui de la brigade devront toujours être disponibles à la station de feu, de manière à pouvoir être utilisés efficacement dès la première alarme. [Je souligne.]
Les articles 6 et 7 prévoient la tenue d'un inventaire de l'équipement. Cet inventaire doit être révisé et soumis au conseil deux fois par année.
8. La dite révision devra comporter, à titre de suggestion pour le conseil, les remplacements projetés et les achats opportuns d'appareils, outillages et accessoires en vue de maintenir le département bien équipé et la brigade bien pourvue des nécessités indispensables pour une lutte efficace contre l'incendie. [Je souligne.]
L'article 10 du règlement énonce les obligations du chef des pompiers. Ces obligations sont décrites en termes impératifs. Elles visent principalement à assurer que l'équipement soit toujours en état et prêt à combattre les incendies.
L'article 11 énonce les devoirs du chef et du sous-chef. Deux de ces devoirs doivent être notés:
d) de disposer de la manière la plus efficace possible les appareils du département et les membres de la brigade en vue de circonscrire et limiter au maximum le foyer de l'incendie et d'arriver à l'éteindre dans le plus court temps;
e) de disposer l'outillage et les pompiers en vue de cerner du plus près possible le foyer de l'incendie en utilisant autant que faire se peut les échelles et autres accessoires propres à en arrêter la marche et à l'éteindre au plus tôt.
L'article 14 permet au chef ou au sous-chef de détruire des bâtiments pour contrôler un incendie:
14. Le chef de la brigade des pompiers, et en son absence le sous-chef, est par le présent règlement autorisé à ordonner la démolition de tous bâtiments, maisons et clôtures, lorsque la chose est jugée nécessaire, pour empêcher le progrès d'un incendie. Advenant leur absence, le maire est autorisé à exercer ce pouvoir.
L'article 16 réfère de façon implicite à une éventuelle responsabilité de la ville pour dommages causés par la brigade des pompiers:
16. Le maire est par le présent règlement autorisé à envoyer la pompe à incendie, la voiture à boyaux et les autres appareils du département ainsi que les membres de la brigade au secours de toute municipalité étrangère qui est mise en danger par le feu, à la condition toutefois que telle municipalité soit responsable des dépenses ou des dommages en résultant.
Dans ce dernier article, la municipalité reconnaît implicitement qu'elle pourrait être poursuivie pour dommages relatifs à la lutte contre l'incendie.
4. Budget du département des incendies
Le tableau ci-dessous, déposé en preuve, fait partie des budgets de la ville de Beauport pour les années y indiquées. Les postes relatifs à la lutte contre les incendies ont été tirés d'une annexe intitulée "Département d'incendie":
Dépenses: 1967 1968 1969 1970 1971 1972
Voitures du Département,
Gaz, Huile et Entretien $ 300 300 300 1 000 2 000 1 000
[Je souligne.]
Salaires des Pompiers $ 2 000 3 000 3 000 4 000 8 000 6 000
N.B. En 1979, les mots "et municipalités" ont été ajoutés au titre "Salaires des Pompiers". En 1972, les mots "et municipalités extérieures" ont été ajoutés.
5. Conclusion
De cette analyse je conclus que la ville de Beauport non seulement a entendu opérer le service d'aqueduc et de lutte contre les incendies qu'elle a mis sur pied, mais elle a explicitement assumé l'obligation de les maintenir et entretenir dans l'esprit et la lettre des règlements qu'elle a adoptés à cet égard ainsi que dans les faits.
Même si on devait en venir à la conclusion contraire sur ce point, je partage l'opinion du juge Chouinard de la Cour d'appel lorsqu'il dit (aux pp. 1015 et 1016):
D'autre part, l'absence d'obligation d'agir à ce sujet dispense une corporation municipale de toute action pertinente, cela va de soi. Dès lors cependant qu'elle a choisi d'exercer une discrétion et d'offrir de tels services municipaux, elle s'est créée volontairement des obligations qu'elle devrait respecter de façon à ne pas causer de dommages, de ce fait à des tiers par un défaut de diligence, une façon d'agir fautive de sa part ou de celle de ses préposés. La mesure de son obligation vis-à-vis les tiers me semble être celle du droit civil (art. 1053, 1054 et 1055 C.C.). C'est ainsi qu'il faut, il me semble interpréter l'article 356 C.C.: . . . [Texte de l'article non reproduit.]
C'est d'ailleurs l'interprétation donnée dans le passé par plusieurs auteurs.
. . .
En somme l'obligation de diligence du droit privé s'applique à une corporation municipale dans la mise en exécution de décisions pourtant discrétionnaires au départ. Ainsi, une telle corporation décide-t-elle de l'établissement d'un service qu'elle s'oblige à le dispenser d'une façon raisonnable, en évitant de causer des dommages aux individus. Par l'application du droit civil aux relations entre les corporations municipales et des personnes (art. 356 C.C.) notre Cour d'Appel en arrivait à un résultat équivalent dans Cité de Pont-Viau c. Gauthier Mfg. Ltd. comme dans quelques autres décisions antérieures.
C'est ce que j'appellerais les implications nécessaires des règlements relatifs aux services d'incendie et d'aqueduc si on tient compte, comme on doit le faire, des objectifs visés par ces règlements, soit une lutte efficace contre les incendies.
En premier lieu, il paraîtrait tout à fait invraisemblable et aller complètement à l'encontre du bon sens qu'une municipalité se dote d'un équipement pour combattre les incendies, y affecte des pompiers, à un coût considérable pour les contribuables, sans avoir l'intention d'en assumer le maintien. Cela va de soi et c'est tellement vrai qu'en créant un service des incendies, la ville n'a cru ni utile ni nécessaire d'adopter un règlement pourvoyant à son entretien. Elle s'est contentée dans les faits d'y voir et d'y affecter les sommes et les employés nécessaires.
À mon avis, dans un cas comme celui-ci où la loi donne le pouvoir à une municipalité de créer un service des incendies et de voir son entretien, l'absence de règlement spécifique et explicite quant à ce qui découle nécessairement et implicitement du règlement adopté ne saurait servir de base à une négation de ses obligations à cet égard. Le "silence statutaire" sera interprété suivant la preuve et les faits de l'espèce.
À ce propos, j'estime qu'une fois prise la décision politique de se doter d'un service des incendies, une municipalité assume implicitement un devoir d'entretien de ce service, sous les réserves suivantes: il doit être tenu compte, d'une part, de l'étendue et de la portée de la décision politique prise par la municipalité et, d'autre part, de la présence dans la loi habilitante de dispositions qui l'exonèrent ou lui permettent expressément de se dégager, par règlement, de sa responsabilité. À cet égard, je suis d'accord avec le professeur L'Heureux quand il écrit (loc. cit., 16 R.G.D., à la p. 148):
À ce sujet, lorsqu'une municipalité a le pouvoir discrétionnaire d'établir et de maintenir un service, il nous paraît aller de soi qu'elle doit, si elle décide de l'établir, prendre les mesures nécessaires pour le maintenir et pour entretenir les installations requises et qu'elle engage sa responsabilité si elle ne le fait pas. Le maintien d'un service et l'entretien des installations requises découlent, en effet, nécessairement et logiquement de sa création. De plus, le maintien d'un service et l'entretien des installations relèvent beaucoup plus de l'exécution d'une politique que de son établissement. Ils découlent de l'exécution de la politique de créer le service.
Par contre, si le pouvoir de maintenir le service et d'entretenir les installations est discrétionnaire en vertu de la loi, la municipalité peut décider de ne pas le maintenir ou de ne pas entretenir les installations. Elle doit, toutefois, prendre alors une décision claire à ce sujet puisque, sauf décision politique contraire, l'obligation de maintien et d'entretien découle de la création du service, comme nous l'avons dit.
Bref, une municipalité engage sa responsabilité civile extra-contractuelle au cas de faute ou négligence de sa part dans l'exécution des obligations qu'elle a ainsi contractées sauf si la loi l'en dégage explicitement ou l'autorise à ce faire par voie réglementaire, et que la municipalité le fait. (Je note en passant qu'évidemment cette obligation en sera une de moyens et non de résultat.) Cette opinion se justifie ici dans les faits mais elle se justifie aussi, même en l'absence de ces faits, par l'expectative qu'elle suscite chez les contribuables qui ont assumé le coût de se doter d'un service d'incendie, et qui, de ce fait, ont tout lieu de croire qu'ils peuvent faire appel à ce service en toute confiance pour combattre l'incendie qui ravage leur propriété. Si aucune expectative n'est créée pour prévenir les incendies, il existe une expectative, soit celle de pouvoir compter sur la municipalité pour combattre le feu le plus efficacement possible. Si aucune responsabilité ne pourra être encourue du fait de l'incendie lui-même, les fautes dans la lutte contre les incendies seront génératrices de responsabilité.
S'il est exact que la municipalité désire s'assurer une protection efficace en cas de conflagration, ce rôle n'est pas unique ni contradictoire avec celui d'assurer une protection efficace aux contribuables en cas d'incendie de leur immeuble. Il ne s'agit pas ici d'une obligation contractuelle envers chacun des contribuables de la ville mais bien plutôt du contenu obligationnel de sa décision discrétionnaire de se doter d'un tel service.
Comment, en effet, pourrait-on justifier l'achat d'équipement dispendieux aux frais des contribuables qui ne servirait qu'en cas de conflagration? Certes, la ville, faute de ressources ou autrement, pourrait restreindre l'étendue de son service, ou même décider de ne pas s'en doter, mais, si telle est sa décision, il s'agira d'une décision politique de gestion publique qu'elle devra entériner dans un règlement spécifique. Les contribuables en seraient ainsi informés, ce qui est le but d'un règlement, et ils n'auraient aucune expectative sauf dans le cadre fixé par le règlement. Ils ne sauraient non plus s'en plaindre, sauf par voie électorale. Tel règlement n'existe pas ici.
Je conclus donc qu'en l'espèce les règlements de la ville de Beauport de se doter d'un service d'aqueduc et d'un service des incendies impliquent nécessairement sinon spécifiquement un devoir d'entretien de ce service, devoir ratifié dans les faits. Cette conclusion nous ramène nécessairement au véritable débat qui est de déterminer les règles applicables dans un tel contexte opérationnel à la responsabilité des corporations municipales au Québec en matière de lutte contre les incendies, face au silence statutaire le plus complet à cet égard et compte tenu que le droit public régit les corps publics au Québec.
C'est ici qu'à mon avis il y a lieu de déterminer la portée de l'art. 356 C.c.B.-C.
G) L'article 356 C.c.B.-C.
Cet article, qu'il y a lieu de reproduire ici de nouveau, rappelle que, de façon générale, le droit public régit les corps publics:
356. Les corporations séculières se subdivisent encore en politiques et en civiles. Les politiques sont régies par le droit public, et ne tombent sous le contrôle du droit civil que dans leurs rapports, à certains égards, avec les autres membres de la société individuellement.
Les corporations civiles étant par le fait de l'incorporation rendues personnes morales ou fictives, sont comme telles, régies par les lois affectant les individus, sauf les privilèges dont elles jouissent et les incapacités dont elles sont frappées.
Même si l'art. 356 C.c.B.-C. prévoit qu'en certains cas le droit public ne sera pas applicable aux corporations publiques ce même article ne fait état d'aucun critère susceptible de déterminer à quels égards le droit privé
s'applique.
Cet article a été introduit lors de la codification du droit civil au Québec en 1866 et il n'a pas été modifié depuis. En règle générale, les Commissaires chargés de la codification se sont inspirés du Code Napoléon comme source principale de leurs recommandations, le modifiant et l'adaptant au besoin, selon leur mandat. Ils ont toutefois puisé à l'occasion à d'autres sources. C'est le cas du Titre Onzième de leur Rapport, titre intitulé: "Des Corporations" (Code Civil du Bas Canada: Premier, Second et Troisième Rapports (1865)). "Ce titre est tout nouveau; il ne se trouve pas au Code Napoléon" (p. 228), disent-ils en exorde, le Code Napoléon considérant, semble-t-il que les corporations "ne feraient pas partie du droit civil proprement dit; elles dépendraient donc de cette partie du droit public dénommé droit administratif" (p. 228), selon un auteur que citent les Commissaires. Ces derniers commentent (aux pp. 228 et 230):
Cette assertion a paru incorrecte. Il est vrai que les corporations doivent leur existence légale à l'autorité publique (royale ou législative). Une fois créées et organisées, elles deviennent personnes morales et fictives, capables de certains droits et privilèges et tenues à certains devoirs et obligations; mais ces droits et ces devoirs ne sont pas à tous égards ceux des personnes ordinaires; la nature même des corporations, leur objet et leur destination, sont les causes nécessaires de plusieurs de ces différences, tandis que d'autres procèdent des précautions que l'intérêt public a fait prendre contre les envahissements et les empiétements auxquels sont naturellement portés les corps en général, dont la responsabilité partagée entre les membres est moins fortement sentie par chacun d'eux.
Il fallait donc, par des règles particulières, pourvoir à ces objets exceptionnels, dont plusieurs ne peuvent tomber sous l'action directe du droit public. Ces règles tendant à organiser les rapports de ces êtres fictifs avec les autres membres de la société, ont dû être empruntées au droit civil, dont elles font partie tout aussi bien que celles qui régissent les droits, les obligations, les incapacités et les privilèges des mineurs, des absents, des insensés, etc.
L'omission au Code Napoléon de toutes dispositions sur le sujet est due probablement au peu de cas que l'on faisait autrefois en France des corporations ... [Je souligne.]
Plus loin, les Commissaires expliquent (à la p. 230):
Pour remédier à la lacune qui y est ainsi laissée, les Commissaires ont préparé et soumettent le présent titre intitulé: "Des Corporations", à l'instar de celui qui se trouve au Code de la Louisiane, dont, au reste, ils n'ont pu s'aider que médiocrement.
L'on sent bien qu'il a fallu se contenter de traiter uniquement des corporations qui tombent sous le contrôle du droit civil; celles régies par le droit public et administratif n'étant pas du ressort des Commissaires; l'on a dû également se restreindre à poser les règles générales, sans entrer dans les détails, ni dans l'énumération de celles qui sont particulières à chaque corporation, qui se trouvent dans le titre de création de chacune d'elles, et qui varient suivant les circonstances, la nature et l'objet de leur destination.
C'est à ces fins que l'on proclame d'abord en principe que chaque corporation est avant tout tenue de se conformer aux conditions qui lui ont été imposées par son titre de création, et aussi aux lois générales faites pour réglementer les corporations de toutes espèces, et cet autre principe, que, comme personnes morales, les corporations sont, dans leurs rapports avec les autres membres de la société, revêtues des mêmes pouvoirs et tenues aux mêmes obligations que les personnes naturelles, en autant qu'elles n'en sont pas empêchées ou exemptées, soit par la nature de leur constitution, soit par une loi particulière ou générale.
Les corporations municipales, qui jouent maintenant dans la province un si grand rôle, n'y ont été introduites que depuis un petit nombre d'années (1840); l'acte qui l'en a dotée (4 Vict. ch. 4) a souvent été modifié par plusieurs lois différentes, qui toutes se trouvent réunies et mises en ordre dans le chap. 61 des Statuts Refondus du Bas Canada. C'est dans cet acte, qui est la charte non de création mais du moins de régie de toutes les corporations municipales existantes et futures, qu'il faut chercher les règles d'après lesquelles elles se forment, s'organisent et se conduisent. [Je souligne.]
C'est donc au Code civil de Louisiane que les Commissaires ont emprunté certaines données de nature générale en la matière. Or, même si on retrouve au Titre Onzième plusieurs articles analogues à ceux du Code civil de Louisiane, celui-ci ne contient pas de disposition similaire à celle de l'art. 356 C.c.B.-C. Les commentaires sur cet article au Rapport des Commissaires, Second rapport, 22 mai 1862, sont les suivants (à la p. 232):
Les séculières se subdivisent en politiques et en civiles; les premières, régies par le droit public, ne tombent sous le contrôle du droit civil que dans leurs rapports avec les autres membres de la société, tandis que les civiles, étant personnes jouissant de l'état civil, sont régies par les lois applicables aux personnes naturelles, sauf certains privilèges et certaines incapacités.
On remarque que les mots "à certains égards" et "individuellement" ne s'y trouvent pas. Toutefois le texte qu'ils proposent les contient (p. 348). Malgré des recherches intensives, il n'a pas été possible de retracer d'explication de la part des Commissaires sur cet ajout. On peut spéculer sur l'intention des auteurs à cet égard mais une chose est certaine, les Commissaires n'entendaient pas par cette disposition soustraire les corporations publiques aux obligations normales de tout citoyen en vertu du droit civil "en autant qu'elles n'en sont pas empêchées ou exemptées, soit par la nature de leur constitution, soit par une loi particulière ou générale". (Pour expliquer l'absence de disposition similaire au Code civil de Louisiane, le professeur Archambault, loc. cit., 16 R.G.D., aux pp. 107 à 109, réfère à l'état du droit existant en Louisiane à l'époque.)
L'arrêt Langelier c. Giroux (1932), 52 B.R. 113, auquel réfère Me Pigeon dans l'extrait que j'ai cité plus haut, après avoir statué que l'immunité d'un témoin devant une cour de justice relevait du droit public, ajoutait que "les préceptes de la loi commune d'Angleterre peuvent intervenir [...] dans le jeu de notre article 1053, mais sans contrecarrer la doctrine française de la faute et de la responsabilité délictuelle" (p. 126). Cet arrêt s'inscrit dans la lignée de la jurisprudence antérieure unanime ou presque à reconnaître l'autorité du droit civil lorsqu'il s'agit de la responsabilité civile contractuelle et extra-contractuelle des corps publics (Doolan, précité; Brown c. Corporation de Montréal (1871), 4 R.L. 7 (C.S.), à la p. 10).
Comme le mentionne le professeur Archambault, loc. cit., 41 R. du B., (aux pp. 15 et 16):
Nous pouvons affirmer, pour la poursuite de notre démarche, que "à certains égards" englobe généralement le champ de la responsabilité civile délictuelle des corporations municipales. Dès 1871, s'inspirant tant des sources américaines et de Common Law que du Code civil, le juge Beaudry soumettait les corporations municipales à la "règle ordinaire" de responsabilité. La même année, dans un litige engagé contre une corporation municipale pour les actes posés par des employés, la Cour d'appel statua que le droit français devait décider de la responsabilité des corporations municipales. Sauf certaines hésitations, la jurisprudence a, depuis, constamment reconnu l'autorité du droit civil dans la solution de tels conflits. La doctrine en a fait autant. [Je souligne.]
Il cite une nombreuse jurisprudence et doctrine à l'appui, dont Mignault, Langelier, Nadeau, Tremblay et Savoie, Dussault, Garant, L'Heureux et McNicoll.
Mignault, Le droit civil canadien (1896), t. 2, écrivait à propos de l'art. 356 C.c.B.-C. (à la p. 335):
L'article 356 énonce une disposition d'une grande importance en parlant du contrôle que les lois civiles peuvent exercer quant aux corporations politiques. En tant que politique, la corporation ne tombe pas sous le coup des lois civiles. Mais toute politique qu'elle est, elle ne laisse pas d'avoir certains rapports, je pourrais dire privés, avec les citoyens et ces rapports sont régis par le droit civil. Ainsi, une ville gouverne ses citoyens, exerce des pouvoirs législatifs; elle est régie en cela par le droit public, elle est indépendante du droit civil. Mais l'un de ses agents se rend coupable d'une faute au préjudice d'un tiers, la ville elle-même abuse de ses pouvoirs et force un citoyen à lui payer une somme qu'il ne lui doit pas: le droit civil lui imposera la réparation du tort commis ou le remboursement de la somme payée indûment. Cette distinction ressort très clairement de l'arrêt qui a été rendu dans la cause de Brown v. La cité de Montréal (4 R.L., p. 7 et 17 L.C.J., p. 46). [Je souligne.]
Langelier, Cours de droit civil de la province de Québec (1906), t. 2, dix ans plus tard, le formulait ainsi (à la p. 65):
Beaucoup de corporations tiennent, comme l'Etat, plus au droit public qu'au droit privé: telles sont les corporations municipales et les corporations scolaires. Ce sont des personnes capables d'avoir des droits et des obligations en droit civil, mais c'est là le côté le moins important de leur existence comme corporation. Comme vous le verrez lorsque vous étudierez cette partie du droit public, elles constituent comme des espèces de petits états dans l'Etat, elles ont leur constitution et leur gouvernement autonomes. Comme l'Etat, elles ne rentrent dans le droit civil qu'en tant que personnes juridiques, c'est-à-dire, en tant qu'êtres capables d'avoir des droits et des obligations.
Le dernier alinéa de notre article pose une règle très importante: c'est que, dès qu'une corporation est créée, elle devient une personne exactement comme les personnes physiques, et qu'elle a les mêmes droits que les personnes physiques, en l'absence de lois qui disent le contraire, ou d'incompatibilité entre leur nature et certains droits. [Je souligne.]
Le Conseil privé (Citizens Insurance Co. of Canada v. Parsons (1881), 7 App. Cas. 96), dira même que les citoyens de la province de Québec (à la p. 111):
[TRADUCTION] ... peuvent jouir de leur propriété, de leurs coutumes et de leurs autres droits civils comme auparavant et que, dans tous les litiges relatifs à la propriété et aux droits civils, on doit recourir aux lois du Canada pour trancher ces questions conformément à leurs dispositions. Dans [l'Acte de Québec], les mots "propriété" et "droits civils" sont nettement employés dans leur sens le plus large.
Deux aspects de cette jurisprudence et doctrine dominantes constantes me paraissent significatifs. D'une part, elles trouvent leur source dans l'art. 356 C.c.B.-C., ainsi que chez les auteurs contemporains à l'adoption du Code civil de 1866 et rejoignent les commentaires des Commissaires eux-mêmes. D'autre part, elles partent du postulat qu'en "l'absence de lois qui disent le contraire" (Langelier, op. cit., à la p. 65) ou qu'en "autant qu'elles n'en sont pas empêchées ou exemptées, soit par la nature de leur constitution, soit par une loi particulière ou générale" (Rapport des Commissaires, op. cit., à la p. 230) le droit civil sera applicable aux corporations publiques dans leurs rapports "avec les autres membres de la société individuellement". C'est donc ce que certains auteurs ont qualifié de "silence statutaire" qui rendra applicable le droit civil.
La thèse que défend le professeur Archambault part du postulat contraire, soit qu'il n'y aura de responsabilité civile délictuelle qu'en présence d'un texte législatif prévoyant telle responsabilité, (par exemple, l'art. 2.1 de la Loi de police, L.R.Q., chap. P-13) ou d'une obligation légale imposée à la municipalité ou qu'elle s'est elle-même imposée.
Le professeur Archambault, loc. cit., 41 R. du B., a par ailleurs raison de poser le problème en ces termes (aux pp. 5 et 6):
Tandis que les corporations municipales tirent de leur caractère public et politique une parenté certaine avec le droit public anglais, la responsabilité civile délictuelle descend en droite ligne du Code civil québécois, lui-même héritier des principes généraux du droit civil français.
Les commissaires chargés de la codification projetaient sans doute une union idyllique lorsqu'ils marièrent les deux régimes juridiques sous un même texte. L'article 356 C.C. énonce en effet que les corporations municipales, de caractère politique, "sont régies par le droit public, et ne tombent sous le contrôle du droit civil que dans le (sic) rapport, à certains égards, avec les autres membres de la société individuellement".
Il fallut bien peu de temps toutefois pour que les tribunaux et la doctrine, comme nous le verrons, ne s'engagent dans d'orageux débats sur la détermination de l'autorité prépondérante: faut-il, en matière de responsabilité civile délictuelle municipale, appliquer le droit civil et jusqu'où ce dernier peut-il faire reculer le droit anglais souvent incompatible? [Je souligne.]
Ce sont tout particulièrement les expressions "à certains égards" et "individuellement" de l'art. 356 C.c.B.-C. qui sont à l'origine de cette controverse.
La doctrine et la jurisprudence se sont penchées sur la signification de ces expressions. Le juge Beetz en parle brièvement dans l'arrêt Adricon Ltée c. Ville d'East Angus, [1978] 1 R.C.S. 1107, dans un contexte tout à fait différent où il s'agissait de déterminer la responsabilité de la ville d'East Angus en matière contractuelle (à la p. 1120):
Une municipalité est un corps politique qui tombe sous le contrôle du droit civil dans ses rapports, à certains égards, avec les autres membres de la société individuellement: article 356 C.c. La réserve faite par cet article et exprimée par les mots "à certains égards" réfère à des dispositions particulières comme celles que l'on peut trouver dans la Loi des cités et villes. Le paragraphe 26(1) de cette loi porte qu'une municipalité a, sous son nom corporatif, succession perpétuelle et qu'elle peut, entre autres "contracter, transiger, s'obliger et obliger les autres envers elle dans les limites de ses attributions". Il ne prescrit pas qu'elle ne peut contracter que par un acte explicite émanant d'elle-même, contrairement par exemple à l'art. 988 C.c. Le paragraphe 26(2) de la Loi des cités et villes confère aux municipalités des pouvoirs additionnels qu'elles peuvent exercer par résolution de leur conseil. Mais c'est là une disposition habilitante et, il ne s'agit pas de ces pouvoirs additionnels dans la présente cause.
Les anciens auteurs ont d'emblée conclu, comme je l'ai déjà mentionné, que par "certains égards" il fallait entendre ceux qui n'étaient pas couverts par le droit public ou les lois, chartes et statuts particuliers des corps publics. Certes, comme le souligne le juge Nichols, le Rapport des Commissaires fait état de ces restrictions. Quid toutefois du "silence statutaire"? Doit-on lui attribuer le poids que lui donne le professeur Archambault ou plutôt considérer que ce silence établit la prépondérance du droit civil? C'est cette dernière thèse que défend Me McNicoll, loc. cit., 24 C. de D., à la p. 401:
Par contre, face au "silence statutaire", c'est le droit civil qui s'applique. Dans les cas qui nous occupent, tous les pouvoirs exercés par les autorités municipales, sont de ceux que l'on qualifie de "discrétionnaires", aucune obligation statutaire ne leur étant imposée; de plus, le silence est le plus total sur l'éventualité de la responsabilité que la municipalité pourrait encourir en choisissant d'exercer certains pouvoirs.
Le professeur Garant, loc. cit., commente sur l'expression "à certains égards" dans cette note sur l'arrêt de la Cour d'appel en l'espèce (à la p. 265):
D'abord l'article 356 oppose "droit public" à "droit civil", mais suivant le sens qu'avaient ces concepts en 1866, comme nous l'avons démontré plus haut. Puis, l'article 356 oppose les "rapports individuels" aux "rapports collectifs". Les rapports qu'une corporation publique entretient avec les membres de la société collectivement sont régis par le droit public c'est-à-dire par des règles exorbitantes du droit commun, qu'on retrouvera soit dans les lois statutaires locales soit dans le droit anglais. En revanche, les rapports avec les membres de la société "individuellement" seront régis par le droit civil, mais "à certains égards".
Pourquoi cette dernière restriction? Parce que dans certains cas, ou sous certains aspects, les rapports qu'entretiennent les corps publics avec un individu continuent d'être régis par le droit public; ils ne peuvent pas l'être par le droit civil pour diverses raisons faciles à comprendre, dont le cadre de la légalité à respecter.
Selon le professeur L'Heureux, loc. cit., 16 R.G.D., à la p. 138:
Les mots "à certains égards" sont ambigus. À notre avis, toutefois, ils ne peuvent que référer aux questions qui relèvent du droit civil et ne sont pas touchées par des dispositions législatives contraires. En conséquence, les municipalités ne sont pas régies par les règles de droit civil dans leurs rapports avec les membres de la société individuellement dans les matières ne relevant pas du droit civil.
De même, le terme "individuellement" a fait l'objet de commentaires divergents.
Archambault, loc. cit., 41 R. du B., aux pp. 16 et 17:
Il ne suffit pas de fixer l'étiquette "responsabilité civile délictuelle" sur un litige opposant une corporation municipale à une personne pour que ce litige soit entièrement résoluble par le droit civil. L'article 356 C.C. précise bien que le droit civil ne régit que les rapports entre la corporation publique et une autre personne individuellement. Cela nécessite plus amples explications.
Pour Archambault, le mot "individuellement" indique une opposition, soit "l'individualité au caractère collectif, public ou social des mêmes personnes." Selon lui (à la p. 17):
Une personne physique ou morale sera parfois considérée individuellement (mariage, filiation, vente, hypothèque) tout en étant, à d'autres heures, considérée publiquement (maire exerçant ses pouvoirs, juge tranchant un litige, société d'état entreprenant des travaux, etc.). L'une et l'autre facettes d'une même personne peuvent évidemment s'être manifestées simultanément lors de la naissance d'un litige. Les protagonistes peuvent également, pour l'un, faire état de ses droits de personne "individuelle", pour l'autre, de ses droits de personne "publique".
L'Heureux, loc. cit., 16 R.G.D., à la p. 141:
À notre avis, les mots "avec les autres membres de la société individuellement" signifient "avec les autres personnes individuelles". D'une part les mots "membres de la société" signifient les personnes physiques et morales, comme nous l'avons vu. D'autre part, le mot "individuellement" se rapporte à "les autres membres de la société", comme nous l'avons vu aussi. Enfin, le mot "individuellement" ne peut avoir pour but de distinguer les actes individuels des actes publics des autres membres de la société puisque les actes de ceux-ci sont des actes individuels, sauf les cas exceptionnels que nous avons vu. Ce mot ne peut viser, à notre avis, que "les autres membres individuels de la société", c'est-à-dire "les autres personnes individuelles".
La jurisprudence a presque unanimement reconnu l'application du droit civil dans des litiges opposant les personnes individuelles aux corporations publiques, même en l'absence de texte établissant la responsabilité civile ou légale des corporations municipales, interprétant le terme "individuellement" comme s'appliquant aux personnes individuelles dans leurs rapports avec les corps publics.
Le juge Nichols ne l'entend pas ainsi. Pour lui, lorsque la corporation municipale agit pour le bien commun des contribuables, ce qui serait le cas ici, elle n'entretient pas de rapports individuels avec eux. Il écrit (à la p. 988):
L'article nous dit donc que les corporations municipales, "à certains égards", sont régies par le droit civil "dans leurs rapports avec les autres membres de la société individuellement".
De quels "égards" s'agit-il? Les commissaires n'en ont fait aucune énumération.
La rédaction de l'article permet cependant d'affirmer que même dans leurs rapports avec les autres membres de la société individuellement les corporations municipales ne sont pas toujours régies par le droit civil car ce n'est qu'à certains égards qu'elles le sont.
Je ne m'arrête pas davantage à spéculer sur l'étendue de l'exception que laissent sous-entendre les mots "à certains égards". Pour les fins du présent litige le membre de phrase qui me paraît le plus important est en effet celui où il est dit que les corporations municipales sont régies par le droit civil "dans leurs rapports avec les autres membres de la société individuellement". En anglais le texte proposé par les commissaires omet le mot "autres": "in their relations ... to individual members of society".
Or une municipalité qui organise un réseau d'aqueduc et de bornes-fontaines et un service d'incendie n'établit pas de rapports individuels avec ses ressortissants.
Ces services s'adressent à toute la communauté municipale sans distinction.
Je suppose que rien ne s'opposerait en droit à ce qu'une municipalité fasse avec un de ses contribuables une entente exclusive pour lui fournir un service d'approvisionnement en eau en vue de combattre les incendies dont ce contribuable pourrait être victime, mais tel n'est pas le cas qui nous occupe ici. [Les italiques sont du juge Nichols].
Le juge Nichols en conclut que le droit public s'applique par "application littérale de l'article 356". En cela, il rejoint le professeur Archambault.
Finalement, on a prétendu que la phraséologie même de l'art. 356 C.c.B.-C. laissait inférer une subordination du droit civil au droit public. Le professeur Archambault, loc. cit., 41 R. du B., l'exprime ainsi (à la p. 12):
De là peut-on tenter de cerner la portée de l'article 356 C.C. Celui-ci, d'entrée, énonce la règle de la soumission des corporations municipales au droit public. Subsidiairement, poursuit l'article, les corporations tomberont sous le contrôle du droit civil et ce, uniquement dans leurs rapports à certains égards, avec les personnes individuellement.
Les Commissaires semblent lui donner tort (op. cit., à la p. 230):
C'est à ces fins que l'on proclame d'abord en principe que chaque corporation est avant tout tenue de se conformer aux conditions qui lui ont été imposées par son titre de création, et aussi aux lois générales faites pour réglementer les corporations de toutes espèces, et cet autre principe, que, comme personnes morales, les corporations sont, dans leurs rapports avec les autres membres de la société, revêtues des mêmes pouvoirs et tenues aux mêmes obligations que les personnes naturelles, en autant qu'elles n'en sont pas empêchées ou exemptées, soit par la nature de leur constitution, soit par une loi particulière ou générale. [Je souligne.]
Au delà de ces diverses interprétations, ce qui m'apparaît fondamental dans la thèse du professeur Archambault, c'est sa conception des sources de l'art. 356 C.c.B.-C. Il affirme que l'art. 356 C.c.B.-C. ne crée "aucun droit nouveau" affirmation qui contredit carrément les Commissaires. Ceux-ci précisent, en effet, que tout le chapitre des corporations est de droit nouveau. Cette affirmation du professeur Archambault, loc. cit., 41 R. du B., repose sur la prémisse que (aux pp. 12 et 13):
Même sans l'article 356 C.C., il serait juste d'affirmer aujourd'hui que les corporations politiques, municipales incluses, sont régies par le droit public. Inexistantes sous le Régime français, lancées et perfectionnées après la Conquête, tributaires de l'Acte de Québec et postérieures à l'expression Property and Civil Rights, les corporations municipales étaient, avant la lettre du Code civil, juridiquement régies par les institutions publiques anglaises. L'article 356 C.C. constate un droit plutôt qu'il ne l'impose. C'est pourquoi en droit municipal et en droit public généralement, le droit anglais constitue, après le droit statutaire, une importante source juridique.
Or, et cela les Commissaires le notent, il n'existe pas au Québec de corporations municipales légalement organisées au Canada avant 1840. Personne ne conteste qu'elles étaient alors régies par le droit public. Toutefois, et c'est là à mon avis la pierre d'achoppement, ce qui est de droit nouveau, c'est l'incorporation au Code civil de dispositions concernant les corporations publiques, ignorées jusque-là par le Code Napoléon. Ce qui est aussi de droit nouveau, c'est leur assujettissement au droit civil, "à certains égards" dans leurs rapports avec "les autres membres de la société individuellement" que reflète le deuxième membre de phrase du premier paragraphe de l'art. 356 C.c.B.-C., "égards" dont les Commissaires discutent d'ailleurs lorsqu'ils affirment que "ces droits et ces devoirs ne sont pas à tous égards ceux des personnes ordinaires" (p. 228).
C'est la prétention implicite du professeur Archambault que, parce que les corporations publiques étaient alors soumises au droit public, les rédacteurs du Code civil n'avaient pas le pouvoir de les rendre tributaires du droit civil sauf "à certains égards" lesquels, dans cette optique, doivent s'entendre très restrictivement; c'est du moins ce que je comprends de son affirmation (41 R. du B., aux pp. 14 et 15):
Lors de la rédaction de la loi, les commissaires n'ont pu ignorer au moins deux restrictions inéluctables à l'application du droit civil aux corporations publiques.
La première, imposée par la loi britannique, soit l'Acte de Québec, plus précisément l'article 8 précité, limite l'autorité du droit civil canadien aux seuls Property and Civil Rights. La codification ne pouvait contredire cette loi. Quelque formulation qu'on lui ait imposée, l'article 356 C.C. devait accorder au droit civil une autorité d'exception sur les corporations publiques qui n'outrepasse pas les impératifs de l'Acte de Québec. Dans sa plus large acception, "à certains égards" ne peut inclure plus que le contenu de Property and Civil Rights sans violer l'Acte de Québec et verser dans l'illégalité. En d'autres termes les corporations publiques seront régies par le droit civil que dans des matières où ce droit civil peut, par ailleurs, légalement faire autorité. Le droit civil déborde le Code civil mais se restreint aux Property and Civil Rights. Tout excédent est nécessairement soumis au droit public anglais.
En deuxième lieu, les commissaires ont dû savoir que le législateur canadien, redevenu québécois à partir de 1867, procéderait, selon son bon vouloir, à des modifications d'importance variable du régime gouvernant les rapports de droit civil entre les corporations publiques et les personnes individuellement. L'article 8 de l'Acte de Québec ne dit-il pas que les règles de droit civil d'alors font autorité [TRADUCTION] "jusqu'à ce qu'elles soient changées ou altérées par quelques ordonnances qui seront passées à l'avenir dans la dite province". Dans l'esprit des commissaires, la législature pourrait donc retrancher de l'autorité du droit civil certaines dimensions des rapports visés à l'article 356 C.C. Ce qui fut fait notamment en matière de poursuites contre la corporation municipale.
. . .
Conséquemment les commissaires avaient des motifs suffisants de tempérer prudemment la portée du régime d'exception de l'article 356 C.C. L'expression "à certains égards" n'était peut-être pas des plus heureuse mais elle incitait sûrement à la réserve. Les corporations publiques ne sont soumises exceptionnellement au droit civil dans leurs rapports avec les personnes individuellement que dans la mesure où ces rapports portent sur des matières incluses dans Property and Civil Rights et non retirées du droit civil par une disposition statutaire. [Je souligne.]
Même si on peut être d'accord avec certaines de ces remarques, pour ma part, je ne fais pas d'équation entre la réserve "à certains égards" et la source de l'exception qu'en tire le professeur Archambault. Les Commissaires étaient libres de proposer du droit nouveau et ils l'ont fait en d'autres occasions. (Par exemple, le Code Napoléon ne contenait pas d'articles concernant l'emphytéose, les substitutions, les fiducies et l'enregistrement des droits réels.) La législature provinciale a adopté l'art. 356 C.c.B.-C. tel qu'il a été proposé et jamais sa constitutionnalité n'a été mise en doute. Les corporations publiques existant à l'époque en Angleterre étaient soumises à la common law qui ne faisait pas alors de distinction entre le droit privé applicable aux corporations et aux individus. Or, force était ici de distinguer puisque la propriété et les droits civils, de par l'Acte de Québec, relevaient du droit civil. En effet, la common law d'Angleterre s'appliquait tant au droit public qu'au droit privé. La citation qu'emprunte le juge Nichols à lord Denning maître des rôles, (O'Reilly v. Mackman, [1982] 3 W.L.R. 604 (C.A.), à la p. 619) confirme que ce n'est que récemment que cette distinction a vu le jour:
[TRADUCTION] De nos jours, nous en sommes venus à reconnaître deux domaines distincts du droit; le droit privé et le droit public. Le droit privé régit les affaires des personnes entre elles. Le droit public régit les affaires des personnes en rapport avec l'administration.
Il est évident que les Commissaires ont apprécié ce facteur et ils s'en sont d'ailleurs très bien exprimés dans l'extrait de leur rapport que j'ai déjà cité.
Au risque de m'ingérer dans une controverse doctrinale, je trouve utile de résumer mes conclusions sur ce point.
L'article 356 C.c.B.C. sert à déterminer le droit applicable aux corporations municipales: soit le droit public, soit le droit privé. Pour décider quel droit s'applique, la nature de chaque domaine, et non pas les sources du droit, constitue le critère. Comme le professeur L'Heureux le note (16 R.G.D., (à la p. 136):
Dans la détermination du droit applicable, l'important est, en effet, de considérer la nature de chaque domaine et non l'origine de telle ou telle disposition.
La règle générale est que les corporations municipales sont régies par le droit public. Cependant, "à certains égards", elles sont régies par le droit civil, l'expression "droit civil" devant être interprétée dans son sens le plus large. On peut déduire du second alinéa de l'art. 356 C.c.B.C. que le droit civil comprend les "lois affectant les individus". Les règles de la responsabilité civile sont de cette catégorie. Ces règles s'appliqueront aux corporations municipales, à moins qu'elles n'en soient modifiées ou exclues par le droit public.
À ce propos, le juge Beetz, Procureur général du Québec c. Labrecque, [1980] 2 R.C.S. 1057, aux pp. 1081 et 1082, dans un litige impliquant un fonctionnaire et la Couronne et où il s'agissait de déterminer si le droit public ou le droit civil était applicable, droit civil qu'il applique d'ailleurs, formule ce caveat:
Par ailleurs, il importe de ne pas perdre de vue les principes et l'esprit du droit public anglo-canadien. Il y va du droit positif.
Dans ce droit anglo-canadien, faut-il le rappeler, le droit administratif ne constitue pas un système complet et autonome, distinct du droit commun et administré par des tribunaux spécialisés. C'est au contraire le droit commun administré par les tribunaux judiciaires qui est reçu en droit public et dont les dispositions régissent la puissance publique, à moins qu'elles ne soient remplacées par des dispositions législatives incompatibles, ou supplantées par les règles particulières à la prérogative royale, cet ensemble de pouvoirs et de privilèges qui n'appartiennent qu'à la Couronne. [Je souligne.]
Avant de conclure sur ce point, j'ajouterai deux remarques. Il n'est pas interdit de spéculer sur le fait que les Commissaires chargés de la codification du droit civil aient voulu, même en ce qui concerne les corps publics, affirmer l'autorité du droit civil au Québec dans le domaine que l'Acte de Québec lui réservait.
Par ailleurs, indépendamment de la phraséologie de l'art. 356 C.c.B.-C., il m'apparaît plutôt que les Commissaires ont reconnu que, dans leurs fonctions de gestion publique, législative, juridictionnelle et administrative (policy-making), les corporations publiques sont régies par le droit public tandis que, dans leur fonction de gestion privée et leurs relations avec les citoyens, elles soient assujetties au droit privé. Ce qu'on qualifie d'exception et de subordination du droit civil au droit public n'est, à mon avis, que le reflet du rôle de gestion publique des corporations, en principe plus considérable que celui de gestion privée. Ce sont donc les fonctions, publiques ou privées, qui sont subordonnées l'une à l'autre, et non le droit applicable à l'une ou à l'autre de ces fonctions: deux domaines d'activité auxquels s'appliquent deux domaines du droit, chacun étant autonome dans son propre domaine, en autant toujours que les règles de droit public permettent d'avoir recours au droit privé.
Les termes "à certains égards" trouvent leur explication dans ce contexte. S'ils sont restrictifs, ce n'est que dans la mesure où les chartes, les lois particulières ou générales sont venues modifier le droit privé, ce qui est le cas par exemple en matière de prescription, d'avis, et, sous certains aspects, de responsabilité. De même, le mot "individuellement", qui règle les activités des personnes, morales ou non, dans leurs rapports individuels avec les corporations publiques. Si les corporations publiques n'ont pas, sauf exception, généralement de rapports individuels avec les personnes individuelles, celles-ci par contre entretiennent des rapports individuels avec les corps publics. C'est à mon avis ce qu'a voulu régler l'art. 356 C.c.B.-C.
En conclusion sur ce point, j'estime que, sujet aux règles de droit public, l'art. 356 C.c.B.-C. assujettit les corporations publiques au droit civil du Québec dans tout ce qui touche à la propriété et aux droits civils, avec la seule restriction d'une disposition contraire de leur charte, loi particulière ou générale. Ceci, à mon avis, ressort du texte même de l'art. 356 C.c.B.-C., des commentaires des Commissaires, des sources de cet article, de l'état du droit, ainsi que de la doctrine et jurisprudence de l'époque et depuis dominantes.
En ce qui concerne la responsabilité d'un corps public pour les fautes de ses préposés dans l'exercice de leurs fonctions, la jurisprudence et la doctrine ont, à peu d'exceptions près, constamment reconnu l'autorité du droit civil en la matière (McLeave v. City of Moncton (1902), 32 R.C.S. 106, à la p. 110; Vallières c. Cité de Montréal (1908), 33 C.S. 250 (C. rév.), à la p. 254; Harper c. Cité de Montréal (1908), 16 R. de J. 229 (C.S.), à la p. 231; Levinson c. Cité de Montréal (1911), 39 C.S. 259, à la p. 261; Chevalier, précité, à la p. 109). C'est la règle ordinaire de la responsabilité civile délictuelle qui s'applique (Brown, précité; Doolan, précité; Mignault, op. cit., à la p. 335; Archambault, loc. cit., 41 R. du B., à la p. 28, note 81). Je ne crois pas utile de m'attarder longuement sur cet aspect du litige qui ne semble pas faire problème. De même, je ne toucherai que brièvement à la question de l'immunité des corps publics, fondement de l'immunité relative des corporations publiques. Cette immunité trouve sa source dans la maxime The King can do no wrong à l'époque où la royauté détenait tous les pouvoirs. La reconnaissance de la primauté du droit comme régulateur des actes de l'administration a eu pour conséquence l'érosion du principe de l'immunité absolue de la Couronne. Il est reconnu aujourd'hui que l'État est soumis au contrôle de la légalité de ses actes et au régime de responsabilité extra-contractuelle pour la réparation de ses actes fautifs. (Garant, Droit administratif (2e éd. 1985), à la p. 883; Dussault, Traité de droit administratif canadien et québécois (1974), t. 2, aux pp. 1468 et suiv.; art. 94 C.p.c.). Selon Dussault (aux pp. 1468 et 1469):
Notre système de responsabilité ne reconnaît effectivement aucune différence entre la faute de l'Etat et la faute des particuliers. Comme l'indique le professeur Garant: "Au Québec, le problème de la responsabilité publique a traditionnellement été considéré comme rattaché au droit civil195."
Et, à sa note 195:
Cette affirmation est encore plus vraie relativement aux corporations municipales. La jurisprudence, en effet, a maintes fois affirmé que leur responsabilité civile délictuelle était régie par les articles 1053 et suivants du Code civil et que les principes de base de cette responsabilité étaient ceux du droit civil français. Voir Chevalier v. Corporation de la Cité de Trois-Rivières, (1913) 20 R. de J. 100 (C. rev.); Larivière v. Cité de Montréal, (1941) 47 R.L. (n.s.) 505 (C.S.). Les corporations municipales sont considérées par le Code civil comme des "corps politiques régis par le droit public et ne tombant sous le contrôle du droit civil que dans leurs rapports, à certains égards, avec les autres membres de la société individuellement" (art. 356 C.C.). Mais alors elles sont considérées comme des personnes civiles, lorsque leur responsabilité est engagée. Voir André Nadeau, Traité de droit civil du Québec, p. 65; Magario v. Cité de Montréal, [1956] R.L. 449 (C.S.).
Walton, Le domaine et l'interprétation du Code civil du Bas-Canada (1980), écrit (à la p. 54):
Pour ce qui est de la souveraineté et des prérogatives de la Couronne, il faut distinguer entre les droits à proprement parler constitutionnels et les droits de nature patrimoniale appartenant à la Couronne. Les premiers relèvent du droit public et sont régis par le droit anglais depuis la cession. Les seconds relèvent du droit privé et sont réglementés dans cette province par le droit civil français. On retrouve la distinction chez les anciens auteurs qui divisent les prérogatives de la Couronne en prérogatives majeures et prérogatives mineures.
Le Conseil privé a été du même avis: Exchange Bank of Canada v. The Queen (1886), 11 App. Cas. 157, aux pp. 164 et 166:
[TRADUCTION] Leurs seigneuries sont d'avis, non seulement que la Couronne est liée par les Codes, mais que les sujets d'importance y sont traités de façon exhaustive.
. . .
Les rédacteurs du Code travaillaient à partir du fondement existant de droit français, et ils ont principalement codifié un système de droit français.
Notre Cour a fréquemment d'ailleurs appliqué à l'administration les dispositions du Code civil (Banque de Montréal c. Procureur général du Québec, [1979] 1 R.C.S. 565; J. E. Verreault & Fils Ltée c. Procureur général du Québec, [1977] 1 R.C.S. 41; Joseph Investment Corp., précité).
En conclusion sur cet aspect de la question, le droit civil s'applique en matière de responsabilité d'une municipalité au Québec dans la mesure où le droit public ne l'a pas écarté. Or, la common law, telle qu'interprétée par les arrêts Anns et Ville de Kamloops et par les arrêts subséquents en la matière, n'écarte pas la responsabilité extra-contractuelle que pourrait encourir une corporation municipale dans l'exercice, au niveau opérationnel, des fonctions d'entretien et de vérification du service de lutte contre les incendies. De même, la loi habilitante, ici la Loi sur les cités et villes, n'écarte pas la responsabilité des municipalités en cette matière.
Depuis l'Acte de Québec, le droit privé, dans la province de Québec, tire son origine du droit civil. Il n'y a donc pas lieu de retenir les critères de responsabilité utilisés en common law dans les arrêts Anns et Ville de Kamloops. Les principes de droit privé ici en cause se retrouvent au Code civil du Bas- Canada au chapitre des délits et quasi-délits (art. 1053 et suiv.) Ces dispositions stipulent la responsabilité civile de quiconque cause par sa faute un préjudice à autrui, responsabilité à laquelle il n'est permis de déroger que par voie conventionnelle (non contraire à l'ordre public et aux bonnes moeurs selon l'art. 13 C.c.B.-C.) ou législative, dans le cas qui nous occupe.
Comme l'exprime de façon lapidaire le juge Vallerand (à la p. 1005):
Il faut, aux fins de déterminer... [TRADUCTION] "s'il y a une obligation à leur égard"... quitter le droit civil et passer au droit public.
. . .
Mais attention! dès le problème de droit public résolu, il faut bien vite rentrer au bercail sans s'attarder aux effets juridiques sur la responsabilité que retiennent la Common Law ou le droit statutaire d'autres juridictions.
Cette conclusion est en harmonie avec les dispositions de l'art. 356 C.c.B.-C., le rapport des Commissaires ainsi qu'avec la jurisprudence et la doctrine dominantes au Québec dès l'adoption du Code civil de 1866.
Cela nous amène à discuter du deuxième moyen d'appel qui a trait aux fautes reprochées par la Cour supérieure, fautes de nature à engager la responsabilité de la ville de Beauport, fautes que la majorité de la Cour d'appel n'a ni retenues ni jugées causales.
II. Les fautes
Pour une meilleure compréhension de ce qui va suivre, un sommaire des faits les plus pertinents s'impose.
Les appelants exploitaient un hôtel, un restaurant et une boutique dans un ensemble de bâtiments situés dans la ville de Beauport. Dans la nuit du 24 au 25 février 1972, un client du motel, Gérard Tremblay, s'endort en laissant brûler sa cigarette. Alertés par une odeur de fumée, les occupants d'une chambre voisine enfoncent la porte de la chambre de Tremblay et tentent d'éteindre le matelas en feu. On alerte le préposé à la réception et vers 2 h 45, un camion-citerne de la ville de Beauport arrive sur les lieux. Sitôt arrivés, les pompiers déversent l'eau du camion-citerne sur le feu, en arrosant de l'extérieur vers l'intérieur. C'est alors que l'eau vient à manquer, faute d'un raccordement aux bornes-fontaines. Celles-ci sont difficiles d'accès et enneigées. Deux d'entre elles sont gelées et l'une d'elles est brisée. Vers 3 h, le chef des pompiers appelle la brigade de Giffard et, un peu plus tard, celle de Courville. La première arrive au bout d'une vingtaine de minutes et déverse le contenu de son camion-citerne sur le feu sans toutefois parvenir à le contrôler. Ce n'est que vers 3 h 40 que l'on parvient enfin à obtenir de l'eau des bornes-fontaines, après une pénurie d'une quarantaine de minutes. L'on constatera après coup qu'une borne-fontaine en état de fonctionner se trouvait de l'autre côté de la rue. L'incendie ravage une grande partie du complexe hôtelier.
A) Les jugements
1. Cour supérieure
En première instance, le juge Roberge retient tout d'abord la responsabilité de la municipalité pour sa négligence dans la vérification et l'entretien des bornes-fontaines: (1980), 9 M.P.L.R. 184. Il estime que la ville a manqué à son devoir de bon père de famille de voir à ce que ses bornes-fontaines soient en état de rendre les services auxquels elles étaient destinées. Il conclut de la preuve (aux pp. 202 et 203):
Sur ce point le Tribunal conclut donc qu'il y a faute, négligence et incurie de la part de Beauport à ce sujet; il ne s'agit pas ici d'imperfection dans le système mais d'un défaut majeur d'entretien et de vigilance.
Le premier juge reproche, en outre, aux préposés de la ville un certain nombre de fautes dans l'exécution de leurs fonctions, en particulier son chef des pompiers, fautes qu'il estime causales. Il isole, entre autres, le défaut de faire un coupe-feu en temps utile, l'arrosage contraire aux normes de prudence en l'espèce, le délai indu à faire appel aux brigades d'incendie des villes voisines, son imprévoyance et incurie relativement à l'utilisation des bornes-fontaines. Il s'exprime en ces termes (à la p. 204):
Tous ces manquements indiquent une incurie, une inhabileté de la part du chef Côté; cela indique aussi que ses pompiers n'étaient pas instruits comme ils auraient dû l'être; tous ces manquements, de la part du chef Côté surtout, ne sont pas des erreurs de jugement.
Son attitude, vis-à-vis Loupret, vis-à-vis Keet, Pouliot et O'Brien indique même une bonne dose d'orgueil; c'est lui qui est le maître et on ne saurait lui donner d'ordre, ni même de conseil.
Sur le tout, le premier juge conclut (aux pp. 204 et 205):
Dans l'ensemble, le Tribunal en vient à la conclusion que Beauport doit encourir une responsabilité certaine dans cet incendie; mauvais entretien du réseau d'aqueduc et des bornes-fontaines; mauvaises décisions du chef Côté; mauvaise façon d'arroser; indécision grave.
. . .
[D]e toutes façons, le Tribunal doit rechercher, compte tenu de toutes les circonstances de temps et de lieux, la ou les causes efficientes de l'incendie et de sa propagation; les causes retenues ont été mentionnées plus haut.
2. Cour d'appel
Seul le juge Vallerand se livre à un examen de la preuve relative aux fautes reprochées à la ville de Beauport. Le juge Nichols discute toutefois brièvement de la faute d'entretien des bornes-fontaines.
Si le juge Vallerand ne retient pas la faute de la municipalité pour défaut d'entretien de son réseau d'aqueduc, c'est principalement parce qu'il en vient à la conclusion en droit qu'en l'absence de devoir d'entretien autrement imposé à la ville de Beauport, l'art. 442 de la Loi sur les cités et villes lui confère une immunité totale quant à l'insuffisance et au manque d'eau: [1986] R.J.Q. 981. En ses mots (à la p. 1014):
Il n'est pas impossible qu'on eût pu dès lors, à partir des bornes-fontaines, achever d'éteindre l'incendie. Seule une analyse soignée de la preuve sur la question pourrait peut-être permettre d'en venir à pareille conclusion. Mais, je le rappelle, l'eau ne fut disponible aux bornes que quarante-cinq minutes plus tard sans que, pour motifs de droit que j'ai longuement expliqués, on puisse en tenir la Ville responsable.
En ce qui concerne les fautes des pompiers, le juge Vallerand estime soit qu'elles ne sont pas causales, soit qu'elles ne sont tout simplement pas établies par la preuve. Notamment, à l'endroit de la méthode d'arrosage, il ré-évalue la preuve et accepte des témoignages rejetés par le premier juge pour conclure que la méthode employée ne présentait qu'une "simple possibilité" de propagation de l'incendie, ce à quoi "la loi ne s'arrête pas" (p. 1011). À l'endroit du défaut de faire un coupe-feu, il rappelle les contradictions entre les divers témoignages et souligne l'aspect aléatoire du résultat de cette manoeuvre. En ce qui concerne l'entêtement du chef des pompiers relativement aux bornes-fontaines gelées, le juge Vallerand estime que le défaut de tenter d'obtenir de l'eau de la borne-fontaine en état de fonctionner située de l'autre côté de la rue, ne constitue pas une faute. Il conclut (à la p. 1014):
Il revenait, faut-il le rappeler, aux demandeurs ici intimés d'établir qu'il était certain ou probable que n'eût été de la négligence des pompiers, l'incendie aurait été maîtrisé. Je ne puis, pour ma part, devant les faits constants que je viens de relater, retenir que, quelle qu'eût été par ailleurs la négligence des pompiers et de leur chef, ils auraient probablement, lorsqu'ils purent enfin s'approvisionner aux bornes-fontaines, maîtrisé l'incendie lequel, selon toute probabilité, il faut bien le dire, s'était déjà largement répandu dans l'entretoit et ailleurs. Quant aux diverses manifestations du progrès de l'incendie, au moment précis de chacune, à la nature et à l'effet de l'intervention de chacun, on pourrait retenir de la preuve à peu près n'importe quoi et on le comprend. Il appartenait aux demandeurs intimés de faire voir pourquoi seuls devaient être retenus ces témoignages qui appuient leur thèse. Le jugement entrepris ne permet pas de déceler, quant à bien des questions essentielles et surtout celle de la causalité à laquelle il ne s'arrête guère, de déceler donc que le juge du procès aurait cru certains témoins et pas d'autres. Siégeant en appel, sans le secours du comportement des témoins, nous ne pouvons que constater que la preuve soutient tout autant la thèse de la défenderesse appelante que celle des demandeurs intimés.
Sur le tout, sa conclusion est particulièrement fonction du lien de causalité (à la p. 1014):
C'est ainsi que j'en suis venu à la conclusion que la Ville appelante ne saurait en droit être tenue responsable de la défaillance des bornes-fontaines et que, quant à son service des incendies, le moins qu'on puisse dire est que si tant est qu'il y eut défaillance face à l'obligation d'être compétent, les intimés n'ont pas su se libérer du fardeau d'établir qu'elle fut causale.
B) Analyse
Je crois qu'il y a lieu au départ de signaler que le procès a été d'une longue durée, ainsi que le note le premier juge (aux pp. 186 et 187):
En fait, l'enquête débuta le 7 mars 1977 pour se continuer à différentes époques et se terminer effectivement le 9 avril 1979; les plaidoiries commencèrent le 30 avril 1979 et se terminèrent le 7 mai 1979; sauf erreur dans la compilation des dates où le Tribunal a siégé, l'enquête a duré quarante-huit (48) jours et les plaidoiries six (6) jours.
La preuve a été scindée en deux (2) grandes parties, tant en demande qu'en défense et en contre-preuve, pour englober d'abord toute la responsabilité et ensuite toute la question du quantum: la traduction des notes sténographiques de la preuve sur la responsabilité couvre quarante-six (46) volumes, alors que la traduction des notes sur le quantum en couvre quarante-trois (43);les plaidoiries ont également été prises en sténographie et traduites; il y a cinq (5) volumes.
. . .
Dans une cause de cette amplitude, il est impossible au Tribunal de résumer le témoignage de chaque témoin ou de suivre pas à pas le déroulement de la preuve; dans le choix des méthodes, le Tribunal a adopté celle qui consiste à se poser toutes sortes de questions qu'il croyait pertinentes et à tenter d'y répondre, en se basant, évidemment sur la preuve entendue; en suivant la même méthode, le Tribunal se posera certaines questions de droit auxquelles il apportera des réponses, pour ensuite faire état de la preuve applicable à la réponse donnée. [Je souligne.]
J'estime que la méthode qu'a adoptée le premier juge dans les circonstances est non seulement adéquate mais conforme à la ligne de conduite tracée par les tribunaux à plusieurs reprises (Joseph Brant Memorial Hospital c. Koziol, [1978] l R.C.S. 491, aux pp. 502 et 503). Dans le domaine de l'appréciation juridique des faits par le juge du procès, ce qui importe c'est que ses conclusions soient basées par la preuve c'est-à-dire conformes à la preuve et qu'aucune preuve essentielle à l'issue du litige n'ait été ignorée. (Maryland Casualty Co. c. Roland Roy Fourrures Inc., [1974] R.C.S. 52; Chartier c. Procureur général du Québec, [1979] 2 R.C.S. 474; Schreiber Brothers Ltd. c. Currie Products Ltd., [1980] 2 R.C.S. 78. Au même effet, en doctrine, M. Morin, "La Cour suprême et les motifs d'intervention d'une cour d'appel sur des questions de faits," [1985] R.D.J. 121, aux pp. 131 à 134).
Pour ce qui est de la détermination des faits, qui est du domaine souverain du juge du procès, une cour d'appel, et à fortiori une deuxième cour d'appel, n'interviendra que s'il lui est démontré une erreur manifeste, c'est-à-dire palpable de la part du premier juge. C'est presque une vérité de La Palice aujourd'hui que d'affirmer que la détermination des faits relève de l'appréciation souveraine du juge de première instance qui a vu et entendu les témoins et qui est en mesure d'apprécier la crédibilité à accorder au témoignage de chacun. Récemment, dans l'affaire Lensen c. Lensen, [1987] 2 R.C.S. 672, le juge en chef Dickson rappelait de nouveau les limites d'intervention d'une cour d'appel sous cet aspect: erreur manifeste et dominante. Le Juge en chef écrit (à la p. 683):
C'est un principe bien établi que les constatations de fait d'un juge de première instance, fondées sur la crédibilité des témoins, ne doivent pas être infirmées en appel à moins qu'il ne puisse être établi que le juge de première instance "a commis une erreur manifeste et dominante qui a faussé son appréciation des faits": ...
Ce principe a souvent été réitéré par notre Cour: Pelletier v. Shykofsky, [1957] R.C.S. 635; St-Pierre v. Tanguay, [1959] R.C.S. 21; Dorval v. Bouvier, [1968] R.C.S. 288; Métivier c. Cadorette, [1977] 1 R.C.S. 371; Beaudoin-Daigneault c. Richard, [1984] 1 R.C.S. 2.
C'est à la lumière de ces principes qu'il y a lieu d'examiner les reproches que formulent les appelants à l'encontre de l'intervention de la Cour d'appel dans la détermination et l'appréciation des faits par le juge du procès. Selon les appelants, le premier juge n'a ni commis d'erreur manifeste ni négligé de tenir compte d'une preuve pertinente. De même, selon eux, ses conclusions sont basées sur les faits qu'il a retenus comme prouvés et ce faisant il n'a commis aucune erreur ayant une portée sur l'issue du litige. La Cour d'appel n'était donc pas justifiée de substituer son opinion à celle du premier juge dont le jugement devrait être rétabli.
J'ai aussi examiné la preuve à la lumière des reproches que formule l'intimée à l'égard du juge de première instance, tant en ce qui concerne sa détermination des faits que les conclusions qu'il en a tirées. Je réfère ici aux motifs d'erreur énumérés au mémoire de l'intimée. En ce qui concerne la faute de la municipalité, l'intimée reproche au juge de première instance ses conclusions quant à l'état d'enneigement et de gel des bornes-fontaines BF-2 et BF-3, et la difficulté d'ouvrir la borne-fontaine BF-3. Relativement aux fautes commises par les pompiers, l'intimée prétend que le juge de première instance a tiré des conclusions erronées des conséquences de l'arrosage depuis l'extérieur du motel et, en particulier, des décisions du chef des pompiers relativement à la nécessité de faire une brèche avec une chargeuse, d'appeler plus tôt les autres brigades et d'ouvrir les bornes-fontaines BF-2 et BF-3 au lieu d'aller à la BF-5. Par ailleurs, l'intimée reproche au premier juge d'avoir mal apprécié la preuve relativement au rôle qu'ont pu jouer dans la propagation de l'incendie la construction du complexe hôtelier, la défectuosité d'une porte coupe-feu, les agissements du personnel et des clients, ainsi que la température.
Sous prétexte de s'attaquer uniquement aux conclusions du juge du procès, l'intimée s'en prend en réalité à sa détermination des faits. Mon examen de la preuve m'a convaincue sans difficulté que la détermination des faits, dans cette longue preuve contradictoire, repose essentiellement sur la crédibilité que le premier juge a accordée au témoignage des uns et des autres. Il s'en est d'ailleurs exprimé ouvertement à plusieurs reprises (aux pp. 200 à 204):
Le Tribunal doit dire que les policiers de Beauport, qui ont été entendus, nous parlent de certaines difficultés qu'ils ont eues aux bornes-fontaines et personne ne veut admettre de façon catégorique qu'elles étaient enneigées, sauf Leblanc; le Tribunal est prêt à accepter, sans aucune hésitation et sans équivoque, le témoignage de personnes indépendantes comme Forest Keet et Edmond Loupret; ces personnes n'ont aucun intérêt dans toute cette affaire.
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Grenier, le supérieur de Pascal, prend la peine de convoquer ce dernier le matin du 25 février et l'interroge pour son travail relatif au déneigement des bornes-fontaines; avait-il des doutes sur la situation d'enneigement de celles-ci? lui avait-on fait rapport qu'elles étaient enneigées? avait-on discuté de cette situation? cette demande et ces questions laissent voir que les témoignages retenus par le Tribunal à ce sujet sont plus que plausibles.
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Ce que voyant, le chef Côté ordonne aux pompiers d'aller à la BF-3; même résultat; difficulté à ouvrir et pas d'eau; un des pompiers Magella Prévost admet franchement qu'une bouche s'est brisée, qu'elle était gelée;
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Il faut se reporter au témoignage de l'expert David Matte, ingénieur, qui a une grande expérience en prévention d'incendie, ayant travaillé au commissariat provincial des incendies, en installation d'équipement de combat contre le feu, ayant déjà lui-même participé à l'installation de réseaux de bornes-fontaines; au surplus, il a fait certaines expériences autour des bornes-fontaines en question.
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Il n'y a donc rien de surprenant que le Tribunal décide, avec l'aide de cet expert, que la BF-3 était gelée; d'ailleurs on ne s'en est pas servi durant tout le sinistre parce qu'on a pas réussi à s'en servir.
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... de l'avis de l'expert Matte et de Charles Blinkstead, expert en prévention d'incendie, officier retraité de la Ville de Montréal, il aurait été possible d'agir ainsi, sans danger à ce moment; le chef réplique à Keet que c'est lui qui est en charge du feu et qu'il est capable de le contrôler; était présent à ce moment, Loupret.
Ce n'est que plus tard, lorsque le feu se sera étendu aux unités voisines de l'unité quinze (15), que Patrick O'Brien, le surintendant de Laurentide, donnera ordre à Keet, malgré le chef, de défoncer; mais il était trop tard; le succès espéré n'a pas été obtenu; le feu était trop avancé pour qu'on puisse défoncer sans danger pour des vies humaines, surtout pour celle de l'opérateur.
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Le Tribunal estime que le chef a montré qu'il était malhabile en ne prenant pas une décision affirmative à ce sujet; il a aimé mieux tergiverser et prendre une chance.
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Son attitude, vis-à-vis Loupret, vis-à-vis Keet, Pouliot et O'Brien indique même une bonne dose d'orgueil; c'est lui qui est le maître et on ne saurait lui donner d'ordre, ni même de conseil.
Même au cours de l'enquête, le juge de première instance a donné certaines indications qui sont de nature à appuyer ses conclusions sur la crédibilité de certains témoignages. J'en retiens deux illustrations.
La première provient du témoignage de Roger Pascal. Celui-ci était le man{oe}uvre qui, sur les ordres de son patron Armand Grenier, était chargé de déneiger les bornes-fontaines. Contre-interrogé à l'enquête, il a été incapable de dire à quand remontait sa dernière visite aux bornes-fontaines du motel. Un extrait du contre-interrogatoire est fort éloquent à cet effet (d. c., vol. V, aux pp. 891 à 893):
Me GRATIEN BOILY:
Sous la cote P-29 (vingt-neuf).
Q.Monsieur Pascal, si votre souvenir est à l'effet que le feu, l'événement en question qu'on vous a appris, est arrivé un mardi, ce serait donc le lundi que vous auriez fait des activités ou du travail de déneigement de bornes-fontaines, c'est ça?
R.Non.
Q.Bien, si c'est la veille du feu, si le feu c'est un mardi en votre souvenir...
LA COUR:
D'après lui.
Me GRATIEN BOILY:
Q.A votre souvenir à vous, c'est donc le lundi que vous auriez pelleté?
R.J'ai pelleté le lundi matin.
Q.Vous avez pelleté le lundi matin? Vous vous en rappelez parce que c'était la fin de semaine?
R.Le commencement de la semaine.
Q.Le commencement de la semaine.
R.Le lundi matin, c'est le commencement de la semaine.
LA COUR:
Q.Alors, ou de deux (2) choses l'une monsieur. Vous avez pelleté trois (3) jours avant le feu ou quatre (4) jours avant. Vous avez pelleté le lundi matin...
Me GRATIEN BOILY:
Q.Quatre (4) jours avant.
LA COUR:
Q.Le vingt-huit (28)... vingt-sept (27), vingt-huit (28)...
Me GRATIEN BOILY:
Q.Le lundi matin, c'est le vingt et un (21).
LA COUR:
Qui précède.
Me GRATIEN BOILY:
Q.Et le feu a lieu le vingt-cinq (25).
LA COUR:
Alors, soit le lundi matin, vingt et un (21), soit le lundi matin le vingt-huit (28). Alors, faites-vous une idée monsieur.
Me GRATIEN BOILY:
Q.Alors, monsieur Pascal, c'est quoi votre réponse?
LA COUR:
Ne regardez pas de ce côté-là, regardez par là ou bien par ici.
R.Bien "moé" j'ai...
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Q.Dans l'hiver soixante-douze ('72)?
R.Le lundi.
Q.Le lundi, et quel lundi? Du mois de février? Il y en a quatre (4).
R.Je peux pas vous le dire.
Q.En février là...
R.Je peux pas vous dire, je fais...
Q.Soixante-douze ('72) et...
R.Je fais pas de rapport de ça.
Q.Puis lundi, puis il y en a quatre (4). Le sept (7), quatorze (14), le vingt et un (21), et puis le vingt-huit (28).
Je vous demande, monsieur Pascal, lequel de ces quatre lundis là vous avez pelleté des bornes-fontaines? Si vous en avez pelleté...
R.Je vous le dis, je ne sais pas.
Q.Vous ne savez pas.
Je n'ai pas d'autres questions. [Je souligne.]
La conclusion suivante du premier juge n'étonne pas (à la p. 200):
[I]l suffit de lire [le] témoignage [de Pascal] pour se rendre compte qu'il ne sait nullement s'il est passé à cet endroit les jours précédant l'incendie.
Quant au second incident, il s'est produit lors du contre-interrogatoire de l'expert Genest relativement au calcul des dommages (d.c., vol. XVI, à la p. 2924):
CONTRE-INTERROGÉ PAR Me GRATIEN BOILY
pour la demande Laurentide:
Q.Monsieur Genest, où dans le rapport D-75, avez-vous tenu compte de l'enseigne néon qu'il y avait sur le toit du Motel des Laurentides?
R.On n'en a pas tenu compte.
Q.Vous n'en avez pas tenu compte. Savez-vous que cette enseigne néon avait une valeur de quelque trente-deux mille dollars ($32,000)?
R.Sûrement pas.
LA COUR:
Q.Monsieur Genest, je viens de voir un regard furtif fait à votre associé en arrière et le signe de tête de votre associé en arrière. Je n'aime pas ça. C'est à vous à témoigner actuellement, et à nul autre. D'accord?
R.Evidemment, je ne savais pas la valeur, ça découle, je le savais pas. [Je souligne.]
Dans ce contexte, une cour d'appel qui n'a ni vu ni entendu les témoins et, à ce titre, est incapable d'apprécier leurs gestes, regards, hésitations, tremblements, rougeurs, surprise ou bravade, ne saurait substituer son opinion à celle du juge du procès dont c'est précisément la tâche difficile de séparer l'ivraie du bon grain, de scruter les reins et les c{oe}urs pour tenter de découvrir la vérité. S'il arrive que le juge du procès néglige de faire part de ses conclusions à cet égard ou ne les étaye pas de façon concluante, il est possible qu'une cour d'appel soit obligée de former ses propres conclusions. Ce n'est toutefois pas le cas ici où l'on voit que le juge a très souvent noté ses impressions et a étayé ses conclusions.
Je ne saurais donc être d'accord avec le juge Vallerand lorsqu'il écrit (à la p. 1014):
Quant aux diverses manifestations du progrès de l'incendie, au moment précis de chacune, à la nature et à l'effet de l'intervention de chacun, on pourrait retenir de la preuve à peu près n'importe quoi et on le comprend. Il appartenait aux demandeurs intimés de faire voir pourquoi seuls devaient être retenus ces témoignages qui appuient leur thèse. Le jugement entrepris ne permet pas de déceler, quant à bien des questions essentielles et surtout celle de la causalité à laquelle il ne s'arrête guère, de déceler donc que le juge du procès aurait cru certains témoins et pas d'autres. Siégeant en appel, sans le secours du comportement des témoins, nous ne pouvons que constater que la preuve soutient tout autant la thèse de la défenderesse appelante que celle des demandeurs intimés.
J'estime que le reproche de l'intimée à l'endroit du premier juge n'est pas fondé, comme je crois l'avoir démontré. Celui-ci s'est prononcé sur la crédibilité des témoignages des témoins-clés, il a motivé ses préférences pour un témoin plutôt qu'un autre, et mon propre examen de la preuve ne me permet pas d'affirmer que, ce faisant, il a commis une erreur manifeste dans la détermination des faits ni une erreur qui pourrait avoir une portée sur l'issue du litige dans les conclusions qu'il en a tirées. Loin d'être déraisonnables, ses conclusions prennent appui sur la preuve. Je cite à titre d'exemple quatre des principaux reproches de l'intimée à l'égard du premier juge.
1. Le début de l'incendie
L'intimée conteste le récit des événements retenus par le juge Roberge. Dans son mémoire, l'intimée s'en rapporte aux témoignages, entre autres, de Jacques Pouliot (d.c., vol. VIII, à la p. 1468), Claudette Duclos (d.c., vol. V, à la p. 976), Ghislaine Belisle (d.c., vol. VI, à la p. 1018), Clément Cantin (d.c., vol. VI, à la p. 1159) et Gertrude Lévesque (d.c., vol. VII, à la p. 1199). Selon l'intimée, une "preuve importante" établit que le feu a pu commencer aussi tôt que 1 h, que les clients s'en seraient aperçu vers 1 h 15, et que le téléphoniste du motel en aurait été averti vers 1 h 50, de telle sorte qu'à l'heure où sont arrivés les pompiers, le feu était déjà bien avancé et n'était plus un simple feu de matelas.
Or, de tous ces témoins, le premier juge a préféré d'autres témoins, dont Edmond Loupret, de qui le juge dira plus loin qu'il n'a "aucun intérêt dans toute cette affaire" (p. 200), témoins qui contredisent la version des premiers que le premier juge n'ignore pas lorsqu'il écrit (aux pp. 196 et 197):
On a vu que, quelques minutes après deux (2) heures et vingt-cinq (25), l'existence d'un feu a été signalée au bureau d'enregistrement dans le hall d'entrée; reprenons à ce stade le récit chronologique des événements survenus par la suite.
Dès réception de cet appel, le commis de nuit a fait l'une (1) de deux (2) choses; ou il a immédiatement avisé les serveuses au bar de l'existence d'un incendie, ou il a immédiatement avisé la centrale de police et pompier; il est impossible de déterminer quel est l'acte en premier lieu posé, mais on sait qu'il les a posés tous deux (2).
Par ailleurs, le régistre des appels reçus à la centrale de police indique un appel de Laurentide à deux (2) heures et trente-quatre (34); l'exactitude de cette heure a été mise en doute, parce qu'elle n'a pas été entrée au régistre dans son ordre chronologique; le témoin Fleury, en charge ce soir-là à la centrale, explique qu'il y a eu erreur de sa part, que cette entrée de deux (2) heures et trente-quatre (34) a été faite par lui, ce soir-là, mais après une certaine entrée de deux (2) heures et quarante-cinq (45); oubli, distraction, énervement? toujours est-il que le Tribunal doit accepter cette heure de deux (2) heures et trente-quatre (34) comme l'heure véritable de la réception par Fleury de l'appel de Laurentide; ayant décidé ce point, il faut alors décider que l'avis aux serveuses a été donné antérieurement à l'appel fait à la centrale.
Et plus loin (aux pp. 197 et 198):
On a déjà vu que certains clients ou invités de Laurentide avaient découvert l'incendie, et ils ont essayé de l'éteindre avec des moyens de fortune; ils ont également essayé de sortir le matelas en feu, fumée ou flammes peu importe, mais n'y réussirent pas; ils ont aussi fait montre de jugement en s'empressant d'aviser tous les clients, autant que possible, unité par unité; cet empressement d'évacuer les clients a continué après l'arrivée des deux (2) premiers pompiers; comme question de fait, il n'y eut heureusement aucune perte de vie.
De ce récit du début de l'incendie et de l'analyse de la preuve, le premier juge conclut qu'après le déversement des 500 gallons d'eau par Coulombe, vers 3 h, le feu était presque éteint (à la p. 198):
Force est au Tribunal de constater que, selon la preuve, le feu était presque éteint par les efforts de LeBlanc, Coulombe et Loupret, lorsque l'eau vint à manquer dans le camion-pompe de Beauport, faute d'un raccordement aux bornes-fontaines;
Le juge Vallerand met en doute cette conclusion après avoir fait état de divers témoignages dont ceux des pompiers et de l'expert de l'intimée (à la p. 1014):
Il n'est pas impossible qu'on eût pu dès lors, à partir des bornes-fontaines, achever d'éteindre l'incendie. Seule une analyse soignée de la preuve sur la question pourrait peut-être permettre d'en venir à pareille conclusion. Mais, je le rappelle, l'eau ne fut disponible aux bornes que quarante-cinq minutes plus tard sans que, pour motifs de droit que j'ai longuement expliqués, on puisse en tenir la Ville responsable.
Il est évident que le premier juge a plutôt retenu une version différente donnée par d'autres témoins. Entre autres, il a rejeté les témoignages des pompiers et, par voie de conséquence, celui de l'expert de l'intimée, sur lesquels le juge Vallerand s'appuie en partie pour leur préférer celui de témoins indépendants comme je l'ai déjà souligné. Je ne vois pas que, compte tenu du facteur crédibilité, ici présent, la Cour d'appel ait eu raison de former des conclusions différentes de celles auxquelles en est arrivé le juge du procès qui a entendu et analysé cette longue preuve contradictoire.
2. L'état du bâtiment et la défectuosité des portes coupe-feu
En second lieu, selon l'intimée, le bâtiment était construit de façon à accélérer la propagation de l'incendie. Plusieurs témoins ont été entendus à ce sujet: Olivier Larue (d.c., vol. VI, à la p. 1161), Émile Turgeon (d.c., vol. VII, à la p. 1354), Bernard Péclet (d.c., vol. VI, à la p. 1183) et Dominique Gonthier (d.c., vol. VIII, à la p. 1456). D'après ces témoins, l'entretoit formait une sorte de cheminée incendiaire. Ils ont ajouté qu'en l'absence de porte coupe-feu, cette construction favorisait la propagation de l'incendie. D'autres témoins ont révélé qu'une des deux portes coupe-feu ne s'était pas fermée automatiquement comme elle aurait dû: le chef Côté (d.c., vol. IV, à la p. 636), André Larue (d.c., vol. VI, à la p. 1069) et Paul Bélanger (d.c., vol. II, à la p. 294).
Or, cette preuve a été considérée par le juge de première instance. Celui-ci la rejette au motif que la bâtisse a été construite conformément aux normes et que, de toute façon, il n'a pas été démontré que cette construction ait constitué une cause efficiente de la propagation du feu. Le juge écrit (à la p. 205):
On veut également prétendre contre les demandeurs que la bâtisse était mal conçue; le Tribunal ne peut retenir cet argument; cette bâtisse, on l'a vu au début du présent jugement, a été bâtie selon les règles de l'art et selon les normes existant à l'époque; la défenderesse a fait grand état du fait que l'entretoit, où couraient des tuyaux d'aération ou de ventilation, formait, en quelque sorte, une cheminée horizontale et qu'il n'y avait pas de coupe-feu de place en place; on sait, en effet, qu'il y avait un coupe-feu entre le hall principal et le début de la section des unités de logement; Beauport aurait voulu qu'il y eut des murs coupe-feu à divers endroits pour diviser les unités de logement; l'expert Blinkstead et même Matte nous disent qu'il n'est pas d'usage de ce faire dans ce genre de construction; de toutes façons, le Tribunal doit rechercher, compte tenu de toutes les circonstances de temps et de lieux, la ou les causes efficientes de l'incendie et de sa propagation; les causes retenues ont été mentionnées plus haut.
On ne m'a pas convaincue que cette conclusion doive être modifiée.
3. L'enneigement des bornes-fontaines
De nombreux témoins ont été entendus par le juge Roberge relativement à l'état d'enneigement des bornes-fontaines BF-2 et BF-3. Certains d'entre eux, soit Armand Grenier (d.c., vol. III, aux pp. 539 et 542), le chef Eugène Côté (d.c., vol. IV, à la p. 635), Magella Prévost (d.c., vol. II, aux pp. 302, 309 et 310) et Roger Pascal (d.c., vol. V, aux pp. 878 et 902) affirment que les bornes-fontaines étaient dégagées le soir de l'incendie. D'autres, soit Ovila Leblanc (d.c., vol. II, à la p. 265), Edmond Loupret (d.c., vol. III, à la p. 518), Forest Keet (d.c., vol. II, aux pp. 344 à 348) et Pat O'Brien (d.c., vol. III, aux pp. 390, 407 et 408) ont témoigné au contraire que les bornes-fontaines BF-2 et BF-3 étaient, au moment de l'arrivée des pompiers, enfouies sous la neige et ne pouvaient pas être repérées.
L'intimée, dans son mémoire, souligne le caractère contradictoire de la preuve, sans aucun doute dans le but d'inviter cette Cour à considérer l'état d'enneigement des bornes-fontaines le soir de l'incendie. Or, ici comme dans les autres cas, le premier juge avait justement pour tâche d'évaluer les témoignages à cet égard comme à l'égard de tous les faits mis en preuve dont peu n'ont pas fait l'objet d'un débat contradictoire. Le premier juge a apprécié cette preuve lorsqu'il dit (aux pp. 199 et 200):
... le Tribunal est prêt à accepter, sans aucune hésitation et sans équivoque, le témoignage de personnes indépendantes comme Forest Keet et Edmond Loupret; ces personnes n'ont aucun intérêt dans toute cette affaire.
. . .
Il semblerait que Marcel Coulombe se soit rendu, même avant l'arrivée du chef Côté, vers la BF-3 et qu'il aurait eu des difficultés à la trouver, c'est du moins l'opinion de LeBlanc.
La même chose s'est produite pour la BF-2; Patrick O'Brien, le surintendant à l'entretien, a vu des gens pelleter lors de son arrivée, vers trois (3) heures, autour de la BF-2; le chef Côté a fait venir une chargeuse de Beauport; cette chargeuse a servi à repérer la BF-2, à enlever de la neige dure ou gelée qui s'y trouvait; en témoigne Forest Keet particulièrement; disons dès maintenant que Forest Keet est propriétaire du motel voisin, Motel Hélène, et qu'il était sur les lieux avant même le chef Côté; Ovila Leblanc lui-même, un policier de Beauport à l'époque, témoigne que les bornes-fontaines étaient enterrées ou enneigées; Edmond Loupret en parle.
Ceci suffit, à mon avis, pour démontrer que l'intimée ne saurait réussir dans ses prétentions, de même que dans celles qui ont trait à l'usage par les employés de l'hôtel des bornes-fontaines, ce qui les aurait rendues inutilisables.
Le juge de première instance n'a pas, avec raison, retenu cet argument et il s'en explique (à la p. 202):
On essaye d'attribuer la difficulté d'ouverture des bornes-fontaines au fait que les employés de Laurentide et de la Bastogne se seraient servis de celles-ci durant l'été et les auraient ouvertes non pas avec la clef régulière fournie par Beauport mais bien avec d'autres outils dentelés, comme la clef anglaise ou une clef à tuyau et enfin les auraient ainsi endommagées; si, en fait, l'écrou de man{oe}uvre ou la noix était endommagé par ce genre de clef, les employés de Beauport, en faisant leur inspection comme ils devaient la faire, s'en seraient aperçu; si tel était le cas et s'ils avaient été vigilants après s'en être aperçus, ils auraient dû changer ces noix ou écrous de man{oe}uvre; ils n'en ont rien fait, selon la preuve; le Tribunal rejette cette prétention de Beauport.
L'intimée soumet que le juge de première instance a erré en exigeant de la municipalité "une surveillance de tous les instants". À mon avis, ce reproche est mal fondé. Le premier juge a correctement déterminé l'objet et l'intensité de l'obligation d'entretien qui incombait à la municipalité, s'en reportant aux critères de l'art. 1053 C.c.B.-C., lorsqu'il écrit (à la p. 202):
Les réseaux d'aqueduc et de prévention contre le feu par les bornes-fontaines n'étaient donc pas en bon état d'entretien et ne pouvaient rendre les services attendus de ce réseau; les autorités de Beauport devaient agir à ce sujet en bons pères de famille; c'est Beauport et ses employés qui avaient la responsabilité de voir à ce que ces bornes-fontaines soient constamment visibles et déneigées et de voir également à ce que ces bornes-fontaines ne gèlent pas.
La preuve et notamment le témoignage du préposé chargé du déneigement des bornes-fontaines, Roger Pascal, a révélé qu'un délai d'au moins quatre jours s'était écoulé avant l'incendie sans que la municipalité ne vérifie l'état des bornes-fontaines enneigées et défectueuses. Ce même préposé n'était pas en mesure de dire à quelle date du mois de février il avait inspecté les bornes-fontaines. Aucun horaire, ni aucun registre des inspections n'a été mis en preuve. À mon avis, ce n'est pas, dans ces circonstances, "une surveillance de tous les instants" qui a fait défaut, comme le prétend l'intimée, mais bien la surveillance qu'aurait effectuée une personne soucieuse d'apporter à la vérification et à l'entretien du système de bornes-fontaines des soins raisonnablement diligents.
4. La négligence des employés
L'intimée fait valoir devant cette Cour les témoignages des témoins Paul Bélanger (d.c., vol. II, à la p. 292), David Matte (d.c., vol. X, à la p. 1897) et Roger Potvin (d.c., vol. VIII, à la p. 1558), selon lesquels il aurait été possible pour les employés de maîtriser le feu dès son début avec les extincteurs chimiques qui se trouvaient sur les lieux. D'autres témoignages sont invoqués par l'intimée à l'effet que les employés ne savaient pas où se trouvaient les extincteurs.
De cette preuve, le juge de première instance a tiré la conclusion suivante (à la p. 205):
La défenderesse voudrait faire rejeter la responsabilité de ce feu, du moins en partie, sur les employés, et même sur les clients de Laurentide, parce qu'ils n'auraient pas su où étaient les extincteurs chimiques dans les corridors; il n'est pas surprenant qu'un client ne sache pas où sont les extincteurs; cela n'est pas nécessairement la responsabilité du patron, et pourtant, un client, Loupret, a tenté, sans succès, à cause de la fumée, d'aller en chercher un dans le corridor; si l'on veut pousser au bout le raisonnement, il faudrait dire que les pompiers eux-mêmes, qui ont la responsabilité de la protection de l'incendie, auraient dû, eux, savoir qu'il y avait des extincteurs et auraient pu s'en servir.
Le juge Vallerand a implicitement rejeté cette conclusion lorsqu'il écrit (à la p. 1004):
Les appelants n'avaient-ils pas, avant même l'intervention du Service des intimés le devoir de tenter d'éviter la catastrophe; peut-on présumer à l'encontre de la preuve que j'ai dite que s'ils s'y étaient appliqués ils auraient néanmoins échoué et sont-ils recevables à reprocher à la Ville ces mêmes fautes d'omission qu'ils auraient eux-mêmes commises antérieurement et sans lesquelles on peut croire qu'on aurait éteint le feu bien avant qu'il fasse des ravages et bien avant que la conduite de la Ville de Beauport ne fut mise en cause.
En toute déférence, on ne m'a pas démontré d'erreur dans l'appréciation du juge de première instance.
Après un examen des trente volumes de transcription des notes sténographiques qu'on a reproduits et déposés devant cette Cour, et après étude des reproches adressés par l'intimée au juge de première instance, je demeure convaincue de la justesse de ses conclusions relativement à la responsabilité, en autant que je respecte, comme une cour d'appel se doit, sa décision sur la crédibilité des témoignages. Je conclus donc que l'intimée n'a pas réussi à démontrer à ma satisfaction que l'intervention de la Cour d'appel dans les conclusions de fait du juge de première instance était justifiée non plus que ce dernier a commis une erreur manifeste dans la détermination des faits ou une erreur de nature à affecter l'issue du litige dans les conclusions qu'il a tirées des faits qu'il a tenus pour prouvés.
On ne saurait toutefois conclure à la responsabilité de la ville de Beauport sans disposer de la causalité entre les fautes retenues et les dommages subis.
III. Le lien de causalité
On sait, et ce n'est plus à démontrer, que, pour être génératrice de responsabilité civile, une faute doit avoir été la cause efficiente du dommage, c'est-à-dire que le dommage doit avoir été la conséquence directe et immédiate de la faute (Volkert v. Diamond Truck Co., [1940] R.C.S. 455; Morin c. Blais, [1977] 1 R.C.S. 570; Baudouin, La responsabilité civile délictuelle (1985), nos 336 et 353).
Si, comme le juge Vallerand le souligne, le juge de première instance ne semble pas s'être attardé longuement à discuter de cet aspect du litige, il ne l'a cependant pas ignoré lorsqu'il dit (aux pp. 205 et 206):
[L]e Tribunal doit rechercher, compte tenu de toutes les circonstances de temps et de lieux, la ou les causes efficientes de l'incendie et de sa propagation; les causes retenues ont été mentionnées plus haut.
. . .
En matière d'incendie, comme dans le cas qui nous occupe, il faut faire une distinction entre la faute d'origine de l'incendie et la faute entraînant la propagation de l'incendie; cette distinction a été faite il y a quelques mois dans un jugement de l'Honorable Juge Jacques Boucher de la Cour Supérieure du district de Hull; le jugement a été rendu le 25 janvier 1979, dans une cause de la Cour Supérieure du district de Hull, portant le numéro 17115, Sabourin v. Jahno; l'Honorable Juge Boucher souligne cette distinction à faire entre une faute causale d'un incendie, à son origine, et la faute causale de la propagation de l'incendie; il cite à ce sujet l'arrêt de la Cour Suprême du Canada, dans l'affaire DesBrisay et Al. v. Canadian Government Merchant Marine Ltd. et Al. (1941 R.C.S. 230) ...
C'est là, à mon avis, l'important.
La conclusion du juge de première instance est d'ailleurs claire: le feu était presque éteint par le déversement du premier camion-citerne (à la p. 207):
On sait par la preuve déjà analysée plus haut que le feu avait passablement diminué d'intensité après que fut complètement déversé le contenu d'eau du camion-pompe [...]; la preuve révèle qu'il n'y avait plus de flamme dans l'unité de logement quinze (15), mais qu'il y avait encore de la fumée; on sait aussi qu'il y a eu manque d'eau.
Dès le moment où l'on accepte que le juge de première instance a eu raison de tirer cette conclusion de la preuve, comme je le fais, le lien de causalité entre le manque d'eau et la propagation de l'incendie devient évident. Des mesures subséquentes auraient peut-être pu arrêter le progrès de l'incendie et, de ce fait, rompre le lien de causalité pour tout ou partie des dommages. Or, le défaut de prendre des mesures adéquates, que retient le juge du procès, n'a pas eu ce résultat, bien au contraire.
En ce qui concerne les fautes commises par les pompiers, le juge Vallerand reproche au juge de première instance son choix de mots qui, selon lui, semble indiquer que celui-ci se serait basé, pour asseoir ses conclusions, sur une simple possibilité et non sur une probabilité, ce qui lui fait dire que les appelants n'auraient pas satisfait aux exigences du fardeau de la preuve prépondérante. Il est exact que le juge de première instance eût pu s'exprimer autrement mais, à mon avis, le reproche ne saurait tenir lorsqu'on replace ses remarques dans leur contexte et qu'on apprécie la conviction avec laquelle il en arrive à déterminer que la pénurie d'eau jointe aux autres fautes qu'il reproche aux employés de la Ville ont, selon toute probabilité, causé l'excédent des dommages. Si le juge écrit qu'"il est plausible également de conclure, pour une autre raison, que ces bornes-fontaines étaient enneigées ou du moins recouvertes d'une certaine quantité de neige qui en rendait l'accès difficile" (je souligne)(p. 200), et qu'"Il est bien sûr que l'utilisation d'une chargeuse, pour contrôler un feu, n'est pas une man{oe}uvre ordinaire, mais dans les circonstances telles que celles où le chef Côté était, il lui aurait fallu prendre la décision de tenter cette expérience" (je souligne)(p. 204), sa conviction ressort par contre du passage suivant (à la p. 204):
Dans l'ensemble, le Tribunal en vient à la conclusion que Beauport doit encourir une responsabilité certaine dans cet incendie; [Je souligne.]
Si le juge Vallerand avait retenu quelque responsabilité de la Ville pour l'entretien des bornes-fontaines, comme je le fais, sa conclusion en aurait peut-être été modifiée si on en juge par cet extrait de son opinion (à la p. 1014):
Il n'est pas impossible qu'on eût pu dès lors, à partir des bornes-fontaines, achever d'éteindre l'incendie. Seule une analyse soignée de la preuve sur la question pourrait peut-être permettre d'en venir à pareille conclusion. Mais, je le rappelle, l'eau ne fut disponible aux bornes que quarante-cinq minutes plus tard sans que, pour motifs de droit que j'ai longuement expliqués, on puisse en tenir la Ville responsable.
À tout événement, vu ma conclusion selon laquelle le juge de première instance a eu raison de retenir la négligence de la ville de Beauport dans le maintien et l'entretien de son réseau d'aqueduc, entre autres de ses bornes-fontaines, cause efficiente de la propagation de l'incendie, les fautes subséquentes des pompiers dans l'exécution de leurs fonctions n'ont pu que contribuer à l'aggravation des dommages en résultant.
Causale, la négligence de la ville de Beauport et de ses proposés dans l'exercice de leurs fonctions entraîne sa responsabilité pour les dommages subis par les appelants. Le juge Roberge a établi la part de ces dommages attribuable à la ville de Beauport à 2 542 732,83 $ . Les appelants ne s'en plaignent pas et la Cour d'appel n'a pas eu à se prononcer sur cet aspect du litige ayant conclu au rejet de l'action.
C'est l'intimée qui soulève devant nous certains griefs à cet égard qu'il y a maintenant lieu d'examiner.
IV. Le quantum des dommages
Ce point ne faisant pas l'objet de l'appel, l'intimée a obtenu la permission de notre Cour de produire un mémoire sur cet aspect du débat, mémoire auquel les appelants ont répondu en temps utile et sans objection. On comprend facilement l'intérêt de l'intimée à faire valoir ses moyens à cet égard, la Cour d'appel n'ayant pas eu à débattre le point puisqu'elle a rejeté l'action. Compte tenu que l'argumentation relative aux dommages ne semble pas avoir pris les parties au dépourvu, ni avoir imposé à l'une d'entre elles un avantage indu, et vu qu'elles se sont montrées prêtes à débattre la question devant nous, je suis d'avis de considérer cet aspect du litige comme étant régulièrement soumis à cette Cour.
Ce que j'ai dit au sujet du pouvoir d'intervention d'une cour d'appel dans la détermination des faits vaut doublement lorsqu'il s'agit d'intervenir au niveau de l'estimation des dommages, compte tenu en particulier de la marge de discrétion dont jouit le juge de première instance dans ce domaine.
La règle veut qu'une cour d'appel ne doit pas modifier le quantum des dommages établi par le juge du fait pour le simple motif qu'elle aurait accordé un montant différent si elle avait elle-même siégé en première instance. Pour modifier le quantum, il doit être démontré à une cour d'appel que le juge du procès a appliqué un principe de droit erroné ou que la somme accordée constitue une indemnisation manifestement incorrecte du préjudice subi. À défaut d'une telle erreur de droit ou d'un telle erreur manifeste dans l'indemnisation, il n'y a pas lieu pour la cour d'appel d'intervenir (Nance v. British Columbia Electric Railway Co., [1951] A.C. 601, aux pp. 613 et 614 (C.P.); Proctor v. Dyck, [1953] 1 R.C.S. 244; Watt v. Smith, [1968] R.C.S. 177; Industrial Teletype Electronics Corp. c. Ville de Montréal, [1977] 1 R.C.S. 629; Hamel c. Brunelle, [1977] 1 R.C.S. 147; Andrews c. Grand & Toy Alberta Ltd., [1978] 2 R.C.S. 229; Hôpital général de la région de l'amiante Inc. c. Perron, [1979] C.A. 567; Woelk c. Halvorson, [1980] 2 R.C.S. 430; Snyder c. Montreal Gazette Ltd., [1988] 1 R.C.S. 494).
Ces critères étant solidement établis, il y a lieu de faire une revue des conclusions du juge de première instance, au regard de la méthode utilisée et de la preuve.
A) Le jugement de première instance
Le juge Roberge a divisé la réclamation en trois éléments distincts: les bâtiments, leur contenu, ainsi que la perte de profits et les frais incidents, et j'en traiterai dans le même ordre.
1. Les bâtiments
Pour établir la valeur des dommages causés au motel, au restaurant et à la boutique, les appelants ont fait entendre l'expert Paul Michaud. Celui-ci a utilisé la méthode de remplacement déprécié, c'est-à-dire qu'il s'est demandé ce qu'il en coûterait pour reconstruire des bâtiments identiques, en tenant compte d'un facteur de dépréciation pour les matériaux neufs, ainsi que de la récupération du résidu de l'incendie. Il a considéré les plans et devis originaux et, au terme de consultations avec des entrepreneurs et marchands, a établi le coût de chacun des matériaux originalement utilisés, ainsi que le coût des travaux qui seraient exigés pour refaire le complexe. Sa formule inclut, en outre, des postes à titre de coût d'administration, frais d'entrepreneurs et honoraires d'architectes et d'ingénieurs. Il propose enfin deux façons d'évaluer la perte des bâtiments: la première postule la reconstruction à partir de zéro, alors que la seconde tient compte du résidu et envisage la reconstruction à partir des fondations et autres éléments ayant survécu à l'incendie. Ce deuxième montant totalise l 315 047,93 $, ce qui, vu le partage de responsabilité avec le défendeur Tremblay, donne 1 267 098,93 $ à titre d'indemnité pour dommages-intérêts dus par l'intimée.
La ville de Beauport, quant à elle, a fait entendre plusieurs experts. Le premier, Germain Genest, a aussi utilisé la méthode de remplacement déprécié, sauf qu'au lieu de calculer un coût de reconstruction, il a proposé d'utiliser la "méthode Boeckh". Cette méthode est utilisée en matière d'évaluation foncière. Plutôt que d'effectuer le remplacement "pièce par pièce", la méthode Boeckh effectue un remplacement "fonctionnel" en permettant, non pas la reconstruction dans tous ses détails du motel détruit, mais bien la construction d'un nouveau motel ayant la même grandeur et jouant le même rôle. En appliquant cette méthode, l'expert Genest opine que la perte équivaut à 1 081 629 $. Cet expert passe très mal l'épreuve du contre-interrogatoire (d.c., vol. XVI, à la p. 2898 et surtout à la p. 2924). Le second expert est Gérard Burns. Celui-ci utilise les valeurs portées au rôle d'évaluation avant et après l'incendie, et à l'aide de certaines projections, il estime à 803 938 $ la valeur totale, en 1973, des bâtiments incendiés. Les trois autres experts de la ville de Beauport, MM. Marcel Audisio, Jacques Gosselin et Roch Girard, utilisent la méthode de la valeur marchande des bâtiments. M. Audisio se fonde sur les transactions immobilières effectuées sur le marché qui se rapprochent le plus des bâtiments incendiés, effectue certains ajustements et évalue de la sorte la perte subie par les appelants à 844 302 $. Monsieur Gosselin, pour sa part, a recours aux états financiers. Il estime le plus haut prix qu'aurait payé un acheteur pour le complexe hôtelier, en soustrait la valeur du résidu et opine qu'une somme de 765 000 $ compenserait adéquatement la perte. Enfin, M. Girard utilise la technique de capitalisation. Selon lui, le montant de 695 000 $ représente le plus haut prix qu'aurait payé un acheteur soucieux de récupérer sa mise de fonds pour produire les mêmes revenus d'investissement.
Au terme de l'enquête, le juge Roberge, a rejeté les méthodes de l'évaluation municipale et de la valeur marchande au profit de celle de la valeur de remplacement dépréciée. Le juge s'est exprimé comme suit (à la p. 210):
La méthode de la valeur économique est une méthode qui existe et qui est parfois acceptée par les tribunaux, mais de façon supplétive seulement; cette méthode est aussi appelée la méthode basée sur la capitalisation des revenus nets d'un immeuble.
. . .
La défenderesse Beauport a aussi soulevé la question de l'évaluation municipale; le Tribunal ne peut tenir compte de la méthode retenue pour cette évaluation, dans la présente cause.
De l'avis du juge soussigné, l'une des méthodes les plus usuelles est bien celle employée pour obtenir la valeur de remplacement quand cela est possible.
Le juge Roberge adopte à cet égard "sans réserve" l'évaluation de l'expert Michaud, dont les qualités d'expert ont manifestement impressionné le tribunal et il motive son choix comme suit (aux pp. 213 à 216):
Les demandeurs ont fait entendre monsieur Paul Michaud pour établir la valeur de la perte de la bâtisse; Paul Michaud a été autrefois contracteur et est maintenant évaluateur; tous reconnaissent sa grande expérience dans ces domaines; le Tribunal a d'ailleurs pu constater son caractère d'expert aussi bien par son témoignage que par le travail qu'il a abattu dans la préparation de ces évaluations, comme en fait foi la pièce P-53.
L'expert Michaud avait l'avantage de connaître, un tant soit peu, le complexe hôtelier dont il s'agit, pour avoir fréquenté cet endroit de temps à autre comme client; il connaissait donc déjà, au moins superficiellement, la qualité et l'étendue de ce complexe.
. . .
Le Tribunal fait remarquer que, même si tous les plans désirés n'ont pas été produits dans cette cause, parce qu'introuvables ou perdus, la qualité de la preuve faite par Michaud au sujet des plans, devis et travaux faits, est impressionnante et cette preuve doit être acceptée telle quelle.
De ces plans, devis et spécifications, Michaud a tiré les diverses quantités nécessaires à la reconstruction de ce complexe, avec des matériaux de même qualité que ceux originairement employés; il a obtenu des prix de divers fournisseurs de divers matériaux; il a consulté non seulement ces fournisseurs mais également les architectes, les ingénieurs et même les propriétaires.
. . .
Il donne même deux (2) possibilités pour établir l'évaluation de la perte encourue par les demandeurs.
D'un côté, il établit une valeur de remplacement de la propriété incendiée, comme s'il fallait tout recommencer à neuf, à partir d'un terrain en friche; en somme, il construit sur papier et en détail un nouveau complexe hôtelier à partir de l'excavation jusqu'à la remise des clefs au propriétaire; il ajoute les pourcentages ordinairement alloués pour frais d'administration, honoraires de contracteurs, honoraires des professionnels, architectes et ingénieurs; ces chiffres lui donnent la valeur totale de remplacement.
De l'autre côté, il nous donne cette valeur de remplacement, mais cette fois, il ne part pas d'un terrain en friche mais son point de départ se trouve dans la propriété telle qu'elle est immédiatement après l'incendie, avec des débris qu'il faut enlever, avec des matériaux qui sont récupérables ou avec des parties bâtiments qui sont récupérables, en tenant compte de certaines réparations nécessaires avant d'asseoir une nouvelle construction sur ces débris; forcément, cette valeur de remplacement donne ce que Michaud appelle le coût de dommages; à ce coût il ajoute encore les pourcentages ordinaires de frais d'administration, d'honoraires de contracteurs et d'honoraires de professionnels.
. . .
Entre les deux (2) modes d'obtention de chiffres mis devant le Tribunal, celui-ci choisit celui qui donne le coût des dommages c'est-à-dire la valeur de remplacement, moins la valeur de récupération, plus le coût des réparations des biens récupérables.
L'expert Michaud a prévu, pour le cas où le Tribunal en aurait besoin, un indice de dépréciation; il a établi cette dépréciation à certains pourcentages selon la vétusté de la partie considérée, selon la possibilité d'existence future et également selon l'utilisation faite; c'est ainsi que les parties les plus vieilles sont dépréciées à 12%, une autre à 10% et que la partie la plus récente n'est dépréciée que de 6%; c'est ainsi aussi que l'enseigne néon à l'extérieur est dépréciée à 29%.
. . .
Le Tribunal accepte, sans réserve, les chiffres établis par l'expert Michaud dans son rapport P-53 et également dans les corrections à ce rapport établies à P-58 et P-57; le Tribunal s'arrête particulièrement à P-58, qu'il est inutile de résumer ici; il apparaît suffisant d'indiquer le total dans le présent jugement; ce total, après considération de tous les chiffres, s'établit à $1,315,047.93; c'est là la valeur des dommages réellement encourus par Laurentide, qui était propriétaire des bâtisses.
. . .
La défenderesse Beauport, qui porte la responsabilité dans la mesure déjà indiquée, ne doit pas payer cette somme; il faut donc la déduire du montant mentionné de $1,315,047.93, ce qui donne une somme de $1,267,098.93; Beauport est responsable de ce montant.
2. Le contenu des bâtiments
Les appelants ont établi la valeur de la perte du contenu du motel, du restaurant et de la boutique, par leur expert Alphonse Roy. Celui-ci a proposé la méthode de remplacement déprécié. Il a par conséquent considéré un inventaire des biens se situant dans les locaux le soir du sinistre et, au terme de consultations avec des marchands, a établi ce qu'il en coûterait pour racheter ce matériel. Il a appliqué à la somme ainsi obtenue un facteur de dépréciation et a soustrait de ce montant une certaine valeur pour les biens récupérés du résidu. La ville de Beauport s'est objectée au témoignage de l'expert Roy, au motif que ce dernier n'était pas personnellement au courant du contenu des bâtiments le soir du sinistre. Le juge Roberge a rejeté cette objection, sous réserve que Laurentide fasse la preuve de la présence de ces biens par un autre témoin (d.c., vol. XIII, aux pp. 2463 à 2469). Cette preuve a par la suite été faite par Paul Bélanger, un ancien gérant de l'hôtel. De son côté, la ville de Beauport a produit Roch Girard qui a opté pour la valeur économique du contenu des bâtiments. En se servant des états financiers, cet expert a établi les coûts amortis d'acquisition du contenu des bâtiments. Le juge Roberge a adopté le témoignage de l'expert Roy (p. 220). Ce dernier en arrive, tenant compte de la responsabilité partagée, à un montant de 178 452,58 $ pour le contenu de l'hôtel, par comparaison avec 87 093 $, montant retenu par l'expert Girard. En ce qui concerne les pertes du contenu du restaurant et du contenu de la boutique, M. Roy estime qu'elles totalisent respectivement 296 597,15 $ et 22 157,l7 $ alors que M. Girard évalue les mêmes pertes à l35 661,41 $ et à 13 904,17 $.
3. Les profits et frais incidents
Quant à la réclamation à titre de perte de profits, Laurentide a fait entendre les experts Gaston Blais et André Pruneau. L'expert Blais s'est fondé sur le postulat que le temps de reconstruction, pendant lequel aucun revenu ne serait généré, s'étendrait sur une période de 18 mois. De plus, il a accordé 50 p. 100 des revenus usuels pendant une période additionnelle de six mois. Il a par la suite calculé la perte de revenus prévue pour cette période, et en soustrayant les dépenses non effectuées, en est arrivé à la valeur de la perte de profits de 481 983 $ pour le motel, 181 745 $ pour le restaurant et 3 700 $ pour la boutique. Dans son évaluation des dommages, le premier juge retient un montant additionnel de 64 000 $ à titre d'honoraires professionnels d'experts en sinistre et de comptables. Ces frais d'experts ont été jugés nécessaires pour permettre aux appelants d'établir le montant de leur perte et sont recouvrables en vertu de l'arrêt de cette Cour dans l'affaire de Hôpital Notre-Dame de l'Espérance c. Laurent, [1978] l R.C.S. 605. Ce montant de 64 000 $ a été partagé dans les proportions suivantes: 44 800 $ dû à Laurentide, 16 640 $ au restaurant et 2 560 $ à la boutique. Enfin, une dernière somme a été allouée à titre de frais incidents pour publicité de pré-ouverture, soit 15 000 $ pour Laurentide; publicité, réception d'ouverture et renouvellement de permis d'alcool, soit 52 000 $ pour le restaurant; ainsi que frais d'entraînement de nouveau personnel, soit 10 000 $ pour la boutique.
La ville de Beauport a, à cet égard, fait témoigner Roch Girard qui a établi la perte de profits à partir d'une projection économique basée sur les états financiers et les profits réalisés lors des exercices précédents. Quant à la période de reconstruction, deux témoins avaient déjà fait état d'une période de 11 mois (Michaud, d.c., vol. XII, à la p. 2169, et Roy, d.c., vol. XIX, à la p. 3527). Le juge Roberge a cependant préféré la période de 18 mois. Il a aussi retenu la méthode de calcul et les montants proposés par les experts des appelants. Le juge écrit (à la p. 221):
Il résulte, de cette courte analyse, que la prépondérance de la preuve des demandeurs indique qu'est raisonnable une période de dix-huit (18) mois, pendant laquelle une perte de revenus, sans qualificatif, fut totale; selon l'avis du Tribunal, le contre-interrogatoire de ces témoins à ce sujet et la preuve apportée en défense n'ont pas été suffisants pour détruire cette prépondérance; le Tribunal accepte donc cette période de dix-huit (18) mois.
B) Analyse
La ville de Beauport invoque plusieurs motifs d'erreur à l'encontre de l'évaluation retenue par le juge de première instance. Je les ai examinés dans l'ordre où ils ont été soulevés, sauf certains regroupements qui me sont apparus nécessaires pour une meilleure solution du problème.
1. La valeur de remplacement dépréciée
La ville de Beauport reproche au juge Roberge d'avoir retenu la valeur de remplacement dépréciée de la perte, au détriment des autres méthodes préconisées par l'intimée, telle la valeur de remplacement normalisée, la valeur portée au rôle d'évaluation, la valeur marchande et la valeur de capitalisation.
Les principes applicables en vertu des art. 1073 et suiv. C.c.B.-C. sont bien connus. La victime d'une faute a droit à une compensation monétaire qui, une fois entrée dans son patrimoine, est censée la remettre, ou lui permettre de se remettre, dans l'état où elle se trouvait avant l'accident, ici l'incendie.
Plusieurs méthodes sont évidemment disponibles pour fixer cette compensation. Ces diverses méthodes sont généralement plaidées à l'aide de témoins experts, surtout dans des causes aussi importantes que celle-ci. Les experts préconisent l'emploi d'une méthode en particulier et émettent l'opinion que cette méthode correspond à la juste valeur de la perte subie. Quand un juge, guidé par le principe de la réparation intégrale, arrête son choix sur l'une des méthodes proposées, il s'appuie nécessairement sur le degré d'expertise des témoins qu'il a entendus, attachant plus ou moins de crédibilité à leur témoignage selon les divers facteurs habituels d'appréciation des témoignages. Ceux-ci jouent un rôle aussi important dans l'évaluation de la preuve des dommages que dans la détermination des faits sur l'aspect responsabilité. Dans notre cas, un des experts entendus par le premier juge, Paul Michaud, a préconisé une estimation fondée sur le coût de reconstruction de la partie détruite. Comme je l'ai déjà indiqué, le juge a été fortement impressionné par la sincérité et la crédibilité de son témoignage et sa connaissance préalable des lieux. Un grand poids a donc été accordé à son opinion selon laquelle la méthode proposée correspond le plus adéquatement possible à la valeur de la perte et je me dois de respecter cette appréciation du premier juge.
À plusieurs reprises dans son mémoire, l'intimée reproche au juge de première instance de ne pas avoir tenu compte des éléments mis en preuve par ses propres témoins. Mon analyse de la preuve démontre qu'au contraire le juge Roberge a écouté attentivement les témoignages des experts produits par l'intimée, et qu'il était entièrement justifié d'accorder un poids moindre à leur opinion. Les témoignages de ces experts sont truffés d'hésitations ou d'incidents que le juge n'a pas été sans noter. À titre d'illustration, j'ai retenu deux extraits de la preuve, que je considère représentatifs à cet égard. Le premier est un extrait du témoignage de l'expert Burns qui préconise, je le rappelle, la valeur portée au rôle d'évaluation (d.c., vol. XVI, aux pp. 2976 et 2977):
Me GRATIEN BOILY:
Q.Monsieur Burns, voulez-vous répondre une fois pour toutes à ma question? Voulez-vous me dire, selon le détail du rôle d'évaluation de soixante-huit ('68), quel prix, quelle valeur au rôle d'évaluation était attribuée à chacune des bâtisses? C'est ça ma question, ce n'est pas d'autres choses. Je veux que vous me donniez une liste de chiffres en regard d'une liste de bâtiments. Bon. Et dans l'ordre! Vous avez commencé tantôt par me dire B-1, n'est-ce pas?
N'exhibez pas ça à votre avocat et ne parlez pas à votre avocat! Répondez à la question! Vous avez commencé par me dire tantôt: bâtisse B-1, quatre-vingt-six (86) motels dans l'aile C et dans l'aile L, pour deux cent quatre-vingt-sept mille zéro trente-deux (287,032).
Vous êtes passé ensuite avec les bâtisses avant, trois cent quarante-huit mille huit cent quatre-vingt-quinze dollars ($348,895), et vous avez dit: on arrive à un total de un million cent sept mille trois cent quatre dollars ($1,107,304).
Je vous demande...
LA COUR:
Le grand total!
Me GRATIEN BOILY:
Le total total des bâtisses.
Q.Alors, je vous demande de me dire si c'est ça le détail des bâtisses apparaissant au rôle d'évaluation, tel qu'adopté en soixante-huit ('68)?
R.Voici, pour vous, ça peut paraître très simple. Moi, j'aurais peut-être une petite remarque. Moi, j'ai pas touché à ce dossier-là depuis à peu près, pour la question des bâtisses, depuis dix-neuf cent soixante-treize (1973). D'accord.
Q.Oui.
R.Si vous voulez me laisser un peu de temps...
Q.Je vous laisse tout le temps, monsieur Burns.
R.Je vais répondre à la question.
Q.Je veux que vous me répondiez intelligemment et je sais que vous êtes capable de le faire.
R.Les chiffres que j'ai donnés, je me suis trompé de chiffres; j'ai donné les chiffres que j'étais en train de confectionner avant le feu, pour le rôle, pour prendre effet le premier (1er) janvier soixante-treize ('73).
Q.Ah! Bon!
R.D'accord? C'est pour ça que là, je me suis rétracté; je vous donne les nouveaux chiffres, là. Je vous dis que ça, c'est au rôle. Asteur, vous voulez avoir la balance?
Q.Non. En détails?
R.Je vais vous donner la balance.
Q.Vous ne comprenez pas la question, monsieur Burns! Ecoutez ma question attentivement.
R.Je vous dis que les bâtisses qui ont passé au feu, c'est ça.
Q.Je ne vous demande pas la valeur des bâtisses qui ont passé au feu! Ecoutez ma question! Je vous demande de me dire, en vous référant au rôle d'évaluation de soixante-huit ('68), le détail des valeur attribuées à chacune des bâtisses. [Je souligne.]
L'extrait suivant du témoignage du même expert est au même effet (d.c., vol. XVI, à la p. 2993):
Me GRATIEN BOILY:
Q.C'est ça, garage et bureau là, ou entrepôt, si vous voulez?
R.Exactement. Et après ça, la piscine.
Q.C'est ça. Alors, au fond, les mêmes item que ceux pour lesquels, en soixante-huit ('68), vous attribuiez une valeur de trois cent quatorze mille quatre cent quatre-vingt-quinze dollars ($314,395)(sic), vous leur attribuez une valeur de cinq cent vingt-trois mille six cent soixante-quinze dollars ($523,675) au rôle de soixante-douze ('72)?
R.(Le témoin fait un signe affirmatif).
Q.C'est ça?
R.C'était des chiffres de base. Ça veut pas nécessairement dire que j'aurais déposé les chiffres exacts, mais...
LA COUR:
Q.Vous ne répondez pas encore à la question! [Je souligne.]
La crédibilité du témoignage d'un témoin expert n'est évidemment pas le seul élément d'appréciation d'un témoignage, même s'il est un élément très important. Dans le cas qui nous occupe, la méthode proposée par l'expert pour l'évaluation des dommages doit être la plus apte à représenter adéquatement la valeur de la perte. À cet égard, l'intimée avance certains arguments à l'appui de l'opinion de l'expert Burns. Elle prétend qu'il serait absurde que les citadins soient liés par le rôle pour fins de taxes, montants dûs à la ville, mais non en matière de responsabilité, montants dûs par la ville.
Je ne puis accepter cette prétention de l'intimée. Les méthodes utilisées pour établir la valeur d'un immeuble pour fins d'évaluation municipale comportent nombre de composantes dictées par la loi qui ne représentent pas nécessairement la juste valeur d'un immeuble pour d'autres fins. On sait pertinemment, par exemple, que l'évaluation pour fins de taxes foncières et autres représente rarement 100 p. 100 de la valeur réelle d'un immeuble. De plus, en l'espèce, la valeur préconisée a dû subir de nombreux ajustements pour tenir compte du temps écoulé depuis la dernière évaluation avant l'incendie, du temps nécessaire à la reconstruction et de la perte additionnelle de ce fait ainsi que de la valeur du résidu des biens incendiés. La valeur portée au rôle pourrait peut-être servir dans d'autres situations, mais dans les circonstances présentes, compte tenu de la preuve, je suis d'accord avec le juge de première instance que cette méthode n'est pas adéquate.
Un autre extrait de la preuve est indicatif de la valeur probante que le juge a pu attacher au témoignage de l'expert Genest qui préconisait la méthode Boeckh, soit une estimation normalisée de la valeur de remplacement (d.c., vol. XVI, à la p. 2924). J'ai déjà cité ce passage, mais je crois utile de le répéter:
CONTRE-INTERROGÉ PAR Me GRATIEN BOILY
pour la demande Laurentide:
Q.Monsieur Genest, où dans le rapport D-75, avez-vous tenu compte de l'enseigne néon qu'il y avait sur le toit du Motel des Laurentides?
R.On n'en a pas tenu compte.
Q.Vous n'en avez pas tenu compte. Savez-vous que cette enseigne néon avait une valeur de quelque trente-deux mille dollars ($32,000)?
R.Sûrement pas.
LA COUR:
Q.Monsieur Genest, je viens de voir un regard furtif fait à votre associé en arrière et le signe de tête de votre associé en arrière. Je n'aime pas ça. C'est à vous à témoigner actuellement, et à nul autre. D'accord?
R.Evidemment, je ne savais pas la valeur, ça découle, je le savais pas. [Je souligne.]
Ces incidents lors des témoignages ne sont pas isolés et il ressort de la preuve versée au dossier que la crédibilité des témoignages des experts a joué un rôle important dans la détermination de la méthode la plus appropriée pour réparer la perte des bâtiments. Sans me prononcer sur l'applicabilité de la méthode Boeckh dans d'autres circonstances, je suis d'avis qu'en l'espèce le juge au procès était justifié de ne pas la retenir parce qu'elle s'avère inadéquate pour évaluer le plus justement la perte subie.
Le juge Roberge, outre les témoignages d'experts, s'est appuyé sur une certaine jurisprudence selon laquelle la valeur de reconstruction est fréquemment utilisée comme méthode pour arriver à une juste compensation dans des cas similaires. Dans l'affaire Royal Insurance Co. c. Rourke, [1973] C.A. 1046, un assuré poursuivait son assureur après qu'un incendie eut ravagé un hôtel. Même si la question principale était de savoir si un avenant permettant qu'on laisse l'immeuble vacant, ajouté à l'insu de l'assureur lors du transfert de la police, avait pour effet de réduire la "valeur réelle" de l'immeuble, se soulevait aussi la question de la méthode d'évaluation de la "valeur réelle" de l'immeuble. Sur ce point, tout en souscrivant à l'opinion de ses collègues, le juge Gagnon ajoute (à la p. 1051):
La police émise par l'appelante est une police à découvert et non une police évaluée (art. 2480 C.C.), de sorte qu'il appartenait aux intimés d'établir le montant de leur perte. Je suis d'avis que la preuve de la demande, demeurée sans contradiction, est suffisante pour démontrer que la perte a excédé le montant de l'assurance. Je retiens surtout la déposition de Masson, constructeur et évaluateur d'expérience, qui a établi la valeur réelle de la maison par le procédé du coût de remplacement et qui a tenu compte de la dépréciation physique et de la valeur de récupération de certains débris tels que les fondations.
Dans Colomba c. Madill, [1979] C.S. 17, où il s'agissait encore d'une réclamation fondée sur une police d'assurance, la cour avait à déterminer l'actual cash value d'une grange détruite par un incendie. Comme en fait foi l'extrait des motifs reproduits ci-dessous, la crédibilité des témoignages d'experts a joué dans cette cause un rôle important et la méthode de la valeur de remplacement "pièce par pièce" dépréciée a été retenue (à la p. 21):
Pour déterminer la valeur de sa grange au moment de l'incendie, en septembre 1976, le demandeur fit appel aux mêmes évaluateurs qui, cette fois, dépêchèrent leur président sur les lieux, en octobre 1978. N'ayant lui-même jamais vu la grange avant sa destruction et n'ayant observé que des débris vieux de deux ans, il en est arrivé à une valeur "assurable" de $118,850 en 1976, en utilisant les quantités utilisées par Lemire combinées avec de nouveaux prix unitaires empruntés à Marshall & Swift. Or, on a vu que Lemire n'avait dans ses notes aucune mesure quantitative, si ce n'est les dimensions de la grange. La Cour ne peut accorder aucune valeur à cette preuve échafaudée sur des données sans fondement que la Cour a déjà rejetées. La Cour doit donc s'en remettre à l'évaluation des dommages fournie par les défendeurs.
. . .
Sans entrer dans tout le détail, la Cour est satisfaite que l'enquête de monsieur Daigneault fut beaucoup plus consciencieuse et réaliste que celles de Cooper Appraisal Limited et nous donne un devis adéquat de la reconstruction de la grange à l'époque de l'incendie, avec des matériaux neufs; pour $86,079.31 le demandeur aurait eu une grange neuve. Evidemment comme la grange détruite avait été construite vers 1970-71, monsieur, Daigneault a suggéré une dépréciation de 2% par année, ce qui semble raisonnable.
Il n'est évidemment pas possible d'inférer de ces arrêts une règle générale selon laquelle la valeur de reconstruction ou de remplacement dépréciée est la seule méthode valable. D'une part, ces décisions ne s'appliquent pas directement à notre cas, puisque l'estimation de la "valeur réelle" de la perte, au sens des contrats d'assurance, n'obéit pas nécessairement aux mêmes critères que ceux qui gouvernent la compensation du préjudice selon les art. 1073 et suiv. C.c.B.-C. D'autre part, une méthode particulière n'est pas à priori plus appropriée qu'une autre pour évaluer la perte d'un immeuble. De toutes les méthodes mises en preuve, le juge, dans un premier temps, rejettera celles qui ne lui semblent pas appropriées à l'espèce, c'est-à-dire celles qui ne sont pas de nature à opérer une réparation intégrale du préjudice ou qui reposent sur des éléments complètement étrangers à la perte subie. Dans un deuxième temps, le juge évaluera laquelle des méthodes proposées est la plus appropriée, prenant en considération le poids relatif des opinions des experts et les circonstances de chaque espèce.
Un exemple de méthode ou d'élément inapproprié nous est donné par l'intimée. Elle allègue que la vente des résidus de l'hôtel en 1975, trois ans après l'incendie, est de nature à déterminer la juste mesure des dommages. La preuve a, en effet, révélé qu'à cette date l'ensemble des terrains, améliorations aux terrains, bâtiments et équipements mobiliers, ainsi que l'entreprise elle-même ont été vendus pour un prix total de 875 000 $. L'intimée soutient dans son mémoire que ce prix constitue le "meilleur indice de la valeur de la propriété" et que le juge Roberge a erré en ne la considérant pas dans l'estimation des dommages. J'estime que l'intimée a tort, car la vente en question n'a trait qu'au résidu des biens incendiés et ne saurait à cet égard représenter la valeur de ceux qui ont été détruits lors de l'incendie. Par ailleurs, si l'argument vaut, il tend plutôt à démontrer que la valeur totale du complexe hôtelier avant l'incendie ne pouvait être que de beaucoup supérieure aux prétentions de l'intimée. Il me semble donc que le juge de première instance était justifié de ne pas considérer cet élément.
Sur la question du choix de la méthode la plus appropriée, j'ai déjà formulé des remarques sur le rôle des témoignages d'experts. En ce qui concerne les circonstances de l'espèce, elles me semblent militer en faveur de la solution retenue par le juge du procès. Les appelants étaient propriétaires d'un complexe hôtelier composé d'une centaine d'unités, d'un restaurant et d'une boutique. La preuve indique que ces installations étaient exploitées avec profit depuis un certain nombre d'années. La preuve démontre également que le résidu du complexe hôtelier a continué d'être exploité après l'incendie, générant même certains profits. Ceci est de nature à indiquer que la valeur de reconstruction dépréciée est ici plus appropriée que la valeur commerciale de l'entreprise. La première postule l'exploitation continue de l'entreprise, ce qui a été le cas pendant les trois premières années après l'incendie. La seconde, par contre, repose sur l'hypothèse d'une vente, libre ou forcée, ce qui ne représente pas la réalité en l'espèce. La valeur marchande aurait pu être une méthode adéquate si, par exemple, le motel avait été à vendre ou sur le point d'être vendu avant l'incendie, ou encore si l'exploitation n'était que purement spéculative. Sous ce dernier aspect, la ville de Beauport a cherché à établir qu'un ensemble de circonstances subséquentes à l'incendie, incluant la vente de 1975, démontrent que les propriétaires avaient l'intention, peu de temps après l'incendie, de ne pas reconstruire. Sous réserve de commentaires additionnels plus loin, pour le moment il suffit de remarquer qu'en ce qui concerne la perte matérielle des bâtiments et de leur contenu, par contraste avec l'évaluation des dommages futurs, seuls les faits prouvés à la date de l'incendie sont pertinents.
La valeur retenue par le juge de première instance tient compte des coûts nécessaires pour déblayer les débris et asseoir sur les fondations et autres résidus un hôtel, identique aux installations incendiées, déprécié selon les standards reconnus. Cette compensation me semble tout à fait appropriée car elle vise la remise en état intégrale en permettant de reconstruire les biens détruits. L'intimée n'a pas démontré à ma satisfaction que le juge de première instance a eu tort de retenir cette méthode d'évaluation du préjudice, compte tenu de la preuve et notamment de la preuve d'experts et des circonstances particulières de l'espèce.
2. L'indemnité pour dommages futurs
L'intimée s'attaque à la somme accordée par le premier juge à titre de perte de profits et de frais incidents. Elle s'appuie à cette fin sur certains événements survenus après l'incendie, événements qui seraient de nature à indiquer que, peu de temps après l'incendie, les appelants auraient décidé de ne pas reconstruire. La preuve révèle que le complexe n'a effectivement pas été reconstruit. L'argument de l'intimée voudrait qu'en l'absence d'intention de reconstruire, il n'y a eu aucune perte de profits et qu'à défaut de reconstruction, les frais incidents pour dépenses de réouverture, publicité et renouvellement de permis d'alcool n'ont pas été encourus et, en conséquence, ne devraient pas être compensés.
Sur le premier point, l'art. 1073 C.c.B.-C. donne expressément à la victime le droit d'exiger "le gain dont il a été privé" par l'auteur de la faute:
1073. Les dommages-intérêts dus au créancier sont, en général, le montant de la perte qu'il a faite et du gain dont il a été privé; sauf les exceptions et modifications contenues dans les articles de cette section qui suivent. [Je souligne.]
Comme je l'ai mentionné précédemment, la preuve révèle que le résidu du complexe hôtelier a continué à être exploité pendant une période de près de trois ans après l'incendie. Des profits ont été réalisés pendant cette période, profits que les experts de l'intimée ont déduits de leur évaluation à ce chapitre et dont le juge de première instance a aussi tenu compte dans la valeur qu'il a attribuée au poste de perte de revenus (p. 222). Ces faits sont indicatifs de l'importance des gains que les appelants avaient tout lieu d'espérer retirer de l'exploitation du complexe hôtelier s'il n'avait pas été incendié.
L'intimée accorde une certaine importance à une résolution adoptée par le conseil d'administration de Laurentide Motels Inc. le 25 août 1972, soit environ six mois après l'incendie. Cette résolution, déposée en preuve, autorise le rachat des actions privilégiées à leur valeur nominale plus les dividendes accrus, et transfère toutes les actions communes aux livres. Selon l'intimée, cette résolution démontre qu'à compter du 25 août 1972, il avait été décidé de ne pas reconstruire. Elle ajoute que, le 24 mai 1972, soit trois mois après l'incendie, l'estimateur des assureurs a complété son évaluation et que celle-ci a été acceptée par l'assurée. Elle conclut de ce fait qu'à cette date les appelants étaient au courant des montants qu'ils retireraient des assurances et étaient donc en mesure de décider s'ils construiraient ou non. L'intimée en conclut que, dès cette époque, il a été décidé de ne pas reconstruire, ce qui serait corroboré par la vente du résidu, trois ans plus tard, avec la conséquence que les appelants, selon eux, n'auraient pas droit à une indemnité pour perte de profits.
Le juge de première instance n'a pas retenu cet argument. Il a écarté les faits invoqués par l'intimée au motif qu'ils étaient survenus après l'incendie. Le juge écrit (à la p. 220):
Un premier problème doit retenir l'attention du Tribunal; on sait déjà que les bâtisses perdues lors de l'incendie n'ont pas été reconstruites et qu'il y a eu vente d'une partie du résidu; la défenderesse Beauport soumet, en quelque sorte, que le calcul de la perte ne doit pas s'étendre au-delà de l'époque où il fut décidé de ne pas reconstruire; il n'y a pas lieu de s'arrêter à déterminer cette date, en raison de la décision suivante du Tribunal.
Dans son étude de la réclamation des dommages aux bâtisses, le Tribunal a référé à la cause de Royal Insurance Company -vs- Rourke et à la cause de Delarosbil et als. -vs- La Prévoyance Compagnie d'Assurance et als; on a vu, en somme, qu'il n'y a pas lieu, dans l'évaluation des dommages, de s'occuper de l'intention des propriétaires quant à la disposition de leurs propriétés, mais bien de la réparation des dommages selon leur valeur intrinsèque; le Tribunal croit donc qu'il faut appliquer le même principe dans le calcul de la perte des revenus; il importe peu de savoir ce que les propriétaires ont fait ou voulaient faire avec leurs choses; ce qui importe, c'est de replacer les propriétaires dans l'état où ils étaient, de façon à opérer le rétablissement de l'équilibre rompu par le fait dommageable.
Dans l'affaire Rourke que cite le juge Roberge, comme je l'ai déjà dit, la Cour d'appel avait à décider si un avenant ajouté subséquemment à la conclusion de la police devait entrer en ligne de compte au moment d'évaluer la "valeur réelle" de la perte, conformément aux termes de la police. La Cour avait aussi à déterminer l'importance à accorder au fait que les propriétaires avaient placé devant l'immeuble une affiche "à vendre pour démolition". Le juge Gagnon écrit (à la p. 1051):
Les velléités des intimés de vendre la maison à un démolisseur étaient restées à l'état de projet et ils ont droit à la valeur intrinsèque de leur propriété.
Le juge Rinfret, qui souscrit à l'opinion de ses collègues, écrit (à la p. 1048):
C'est la valeur physique au moment de l'incendie qu'il faut considérer et non celle qu'elle aurait pu avoir, dans un sens ou dans un autre, dans un avenir plus ou moins prochain.
Dans Delarosbil c. Prévoyance, Cie d'assurance, [1978] C.S. 363, il s'agissait aussi d'une réclamation fondée sur une police d'assurance, suite à l'incendie de l'immeuble assuré. Le juge Nadeau adopte comme l'un de ses considérants le dictum de l'affaire Rourke (à la p. 365):
Considérant que "lors d'un incendie c'est la valeur intrinsèque qu'il faut considérer et non pas l'intention des propriétaires, même l'intention de démolir";
Ces deux arrêts illustrent, dans le contexte d'une action en indemnité d'assurance, il est vrai, la règle selon laquelle que les événements postérieurs à la date du préjudice n'entrent généralement pas en ligne de compte dans l'évaluation du quantum des dommages. Cette règle n'est pas différente lorsqu'il s'agit de l'évaluation du préjudice en matière délictuelle ou quasi délictuelle. La règle n'est cependant pas absolue et elle souffre exception particulièrement dans le cas d'évaluation du préjudice pour dommages futurs.
L'arrêt de cette Cour dans Findlay v. Howard (1919), 58 R.C.S. 516, nous fournit une première illustration de la règle et de l'exception. Dans cette affaire, un associé avait illégalement mis fin à une société avant le terme stipulé au contrat. L'autre associé a intenté une action en recouvrement des profits qu'il aurait réalisés si la société avait continué d'exister jusqu'à la fin du terme. L'action a été intentée en 1913. Le contrat prévoyait que la société se continuerait jusqu'en 1915. Or, en 1914, la guerre a éclaté ce qui a eu pour effet de réduire considérablement le cours des affaires. La question qui se posait était donc de savoir s'il fallait tenir compte de l'événement postérieur -- la guerre -- dans l'évaluation de la perte de profits, ou si, au contraire, la Cour pouvait simplement appliquer, pour la durée prévue au contrat, la moyenne du rendement des années précédant la rupture. La Cour s'est majoritairement rangée du côté de la première branche de l'alternative. Souscrivant à l'opinion de la majorité, le juge Mignault explique (aux pp. 543 et 544):
[TRADUCTION] C'est-à-dire que Howard demande réellement des dommages-intérêts futurs et je ne peux suivre le raisonnement du juge de première instance lorsqu'il évalue la valeur des profits futurs de la société en ne tenant compte que des profits qu'elle a réalisés, comme s'ils étaient assurés de continuer, et qu'il ne tient pas compte des événements qui se sont produits depuis que l'action a été intentée, mais avant le procès, et qui ont démontré que ses profits à venir n'auraient nullement été comparables à ceux qui ont été réalisés avant la date de la violation. Lorsque des dommages-intérêts futurs sont réclamés, on doit nécessairement tenir compte des événements postérieurs et existe-t-il une meilleure preuve des événements, qui étaient dans l'avenir au moment de la violation, que le récit, à la date du procès, de ce qui s'est réellement produit depuis la violation du contrat? [Je souligne.]
Le juge en chef Davies, qui est du même avis, a approuvé les motifs du juge Lamothe en Cour de révision qui avait posé (1917), 51 C.S. 385 (à la p. 388):
L'action a été intentée en décembre 1913; et la Cour supérieure a posé en principe qu'elle ne devait pas prendre connaissance des faits postérieurs à cette date. Ce principe existe; il doit recevoir son application dans toutes les causes où la réclamation est basée purement sur des faits arrivés ayant fixé d'une manière définitive la responsabilité des parties. Mais dans les cas où la réclamation est faite pour des dommages futurs, dommages basés sur des faits futurs et probables (savoir sur la continuation présumée d'une certaine série de faits et de circonstances), la Cour doit s'éclairer à la lumière des faits survenus subséquemment, et, alors, au lieu de simples probabilités, la Cour a devant elle des faits certains. [Je souligne.]
Une deuxième illustration nous est donnée dans l'arrêt Pratt v. Beaman, [1930] R.C.S. 284. Il s'agissait, là encore, de dommages futurs, en l'espèce de dommages à titre de perte de revenus anticipés. Le juge de première instance avait retenu une évaluation fixant l'expectative de vie du demandeur à seize ans et demi, malgré le fait prouvé que le demandeur était décédé des suites de l'accident avant la fin du procès, soit un an et neuf mois après l'accident. Notre Cour a estimé qu'il fallait tenir compte du décès de la victime, même s'il s'agissait d'une événement postérieur à la demande en justice.
La Cour d'appel du Québec s'est prononcée à quelques reprises dans le même sens. Dans l'affaire Golden Eagle Canada Ltd. c. Ray Gas Bar Inc., [1973] C.A. 680, la Cour était confrontée à une réclamation pour perte de profits suite à la violation d'un contrat. Le terme non expiré du contrat était de plus de huit ans mais il était en preuve que, dix semaines après le bris, le commerce du demandeur avait cessé de fonctionner. La Cour n'a accordé de perte de profits que pour la durée plus courte de dix semaines.
L'arrêt de la Cour d'appel dans l'affaire Procureur général du Québec c. Dugal, J.E. 82-1169, est au même effet. Le premier juge avait accordé un certain montant vu l'impuissance du demandeur qui, selon la preuve, résultait directement de l'accident. La preuve de la naissance subséquente d'un enfant au demandeur et à son épouse fut, lorsque l'affaire vint en appel, jugée pertinente aux fins de réduire les dommages accordés en première instance à titre de perte non pécuniaire. Ces arrêts apportent des nuances, dans le cas d'indemnités pour dommages futurs, au principe général que les dommages s'évaluent au jour de la perte ou du préjudice subi. Cette jurisprudence applique le principe énoncé aux art. 1073 et suiv. C.c.B.-C. dont le but est d'indemniser tout, mais rien que le préjudice subi. On doit se rappeler que l'évaluation de dommages futurs se fait sur la base de prédictions ou d'extrapolations, méthodes qui présentent nécessairement certains aléas. Si, au lieu de ces projections, il est possible d'établir la perte réellement subie, il ne saurait y avoir de meilleure preuve.
En l'espèce, la perte de profits et les frais incidents sont des dommages futurs, puisqu'ils ne s'étaient pas matérialisés à la date de l'incendie. En ce qui concerne l'indemnité pour perte totale de profits, cette perte s'est matérialisée dès le lendemain de l'incendie et s'est échelonnée sur une période que le premier juge a fixée à 18 mois. Il a accordé une indemnité pour perte partielle de profits (50 p. 100) pour une période additionnelle de six mois. Les profits réalisés par l'exploitation du résidu pendant cette période sont de nature à confirmer que les profits correspondant à une exploitation de l'hôtel à pleine capacité ont été perdus. Ces faits prouvés priment, à mon avis, sur l'inférence que cherche à tirer l'intimée du rapport de l'estimateur des assureurs et la résolution de rachat. Pour ce qui est de la vente, elle a lieu trois ans après l'incendie. Le premier juge n'alloue d'indemnité pour perte de profits que pour une période totale de deux ans. La vente de 1975 ne me paraît pas avoir ce rapport de connexité nécessaire pour qu'on puisse en déduire que, n'eût été de l'incendie, les appelants auraient vendu leur commerce florissant et qu'à tout événement ils aient eu l'intention de le vendre. La vente subséquente peut être attribuable par ailleurs à nombre de facteurs tout à fait indépendants, tels les conditions du marché, etc. Le juge de première instance a eu, à mon avis, raison de conclure comme il l'a fait sur ce point. La période de 18 mois suivie de six mois additionnels qu'il a retenue ne m'apparaît pas déraisonnable au point de justifier notre intervention. Elle est d'ailleurs fondée sur la preuve selon laquelle cette période correspond à la durée de reconstruction et de reprise des affaires d'un hôtel de ce type. Ce postulat est loin d'être déraisonnable en l'espèce, vu que pendant les mois qui ont suivi l'incendie, l'hôtel était toujours exploité.
L'intimée nous demande de considérer ce qu'elle conçoit comme un motif d'erreur supplémentaire sur la question de l'indemnité accordée à titre de perte de profits. Elle allègue que le juge Roberge s'est trompé en accordant une indemnité pour perte de revenus plutôt que pour perte de profits et cite à ce propos cet extrait du jugement (à la p. 221):
[L]e Tribunal ne fait pas ici la distinction entre revenus bruts et revenus nets;
Une lecture le moindrement attentive de la preuve et du jugement révèle que c'est bel et bien une indemnité pour perte de revenus nets, ou perte de profits, qui a été octroyée par le jugement (à la p. 222):
Dans le cas de la réclamation de Laurentide, ces experts-comptables ont analysé les trois (3) dernières années d'opération selon les états financiers vérifiés; ils ont également eu accès au grand livre, qu'ils ont étudié et analysé; cette analyse a été faite mois par mois; à partir de cette analyse, ils ont fait une projection pour obtenir les revenus prévisionnels pour une période de douze (12) mois commençant le 25 février 1972; pour obtenir les revenus prévisionnels pour la période de six (6) mois qui suit, ils ont fait une analyse des six (6) mois prévisionnels antérieurs correspondant, avec une majoration selon une augmentation normale anticipée;
. . .
Cependant, Laurentide continuait, pendant cette période, à exploiter les unités de logement qui continuaient à exister et certains autres services; Laurentide a donc gagné des revenus; il faut en conséquence déduire ces revenus; c'est ce que les experts ont fait, après avoir trouvé ces revenus réels par l'analyse des revenus gagnés, selon les livres du client et en excluant les revenus extraordinaires.
Selon ces experts, il fallait encore déduire, du chiffre trouvé, toutes les dépenses non encourues, car autrement on aurait une perte brute et non une perte nette; ces dépenses encourues ont été groupées sous des vocables de dépenses commerciales, dépenses administratives et dépenses financières.
Le résultat de ces opérations est l'établissement de la perte nette de profits pour cette période de dix-huit (18) mois, au montant de $421,441,00. [Je souligne.]
Je confirmerais donc le dispositif du jugement de première instance sur cette question.
Au chapitre des frais incidents pour dépenses d'ouverture, toutefois, je suis d'avis que le premier juge n'a pas eu raison de les accorder. La même vente de 1975 élimine prospectivement l'hypothèse de la reconstruction et de la réouverture du motel par les appelants. Les postes de frais de pré-ouverture, de publicité et de renouvellement sont des frais qui n'ont jamais été, et ne seront jamais, encourus. Par ailleurs, ces frais, s'ils avaient été encourus par suite de la reconstruction du complexe, auraient nécessairement réduit les profits nets d'autant et devaient être pris en ligne de compte dans l'évaluation de la perte de profits, ce dont le premier juge ne semble pas avoir tenu compte. En conséquence, je retrancherais la somme de 77 000 $ accordée à ce chef par le premier juge, soit 15 000 $ pour Laurentide, 52 000 $ pour La Bastogne et 10 000 $ pour l'appelant Lévesque.
3. L'admission d'une preuve de ouï-dire
Comme je l'ai déjà noté dans le résumé de la preuve, la ville de Beauport fait reproche au juge Roberge d'avoir admis le témoignage de l'expert Roy au motif que celui-ci n'avait pas une connaissance personnelle de l'inventaire des biens détruits par le feu, inventaire sur lequel il s'est pourtant basé pour faire son expertise.
Le juge écrit (à la p. 211):
[L]es experts ont une certaine latitude pour puiser leurs informations et pour trouver la valeur des biens perdus qu'ils ont à évaluer; s'agissant, par exemple, de déterminer la valeur de 1 000 briques, un jour donné, ils peuvent obtenir des informations de vendeurs de briques; [...] le Tribunal ne saurait considérer qu'il s'agit là de ouï-dire; on ne peut demander à un expert qu'il soit un catalogue ambulant; si, pour un expert, il s'agit là d'une preuve de ouï-dire, ce genre de ouï-dire peut être permis; la même règle doit s'appliquer lorsqu'un expert doit, pour en arriver à ses évaluations, référer à des factures, à des comptes, à des inventaires; c'est par nécessité qu'il doit référer à ce genre de documents, puisqu'il ne peut pas considérer le bien physiquement et visuellement, celui-ci ayant été détruit.
Le choix des termes n'est peut-être pas le plus heureux, mais la substance est conforme au droit positif. Le professeur Ducharme, (L'administration de la preuve (1986), no 318) explique que l'opinion de l'expert peut porter sur des faits qui sont prouvés par un autre témoin, ainsi que sur des hypothèses fondées sur ces mêmes faits. L'expert peut même fonder son opinion sur du ouï-dire, quitte à affecter la valeur probante de son témoignage si les faits sur lesquels l'opinion est fondée ne sont pas mis en preuve par un procédé régulier de preuve. En l'espèce, les appelants ont fait entendre subséquemment le témoin Bélanger sur le contenu des bâtiments le soir du sinistre, et le juge de première instance a, avec raison, considéré que l'expertise était basée sur des faits prouvés.
4. L'enrichissement sans cause
En quatrième lieu, la ville de Beauport prétend que l'indemnité octroyée par le premier juge constitue un enrichissement sans cause pour Laurentide, car celle-ci aurait déjà reçu, en 1972, une indemnité d'assurance de l'ordre de l 800 000 $ qui aurait été investie par Laurentide et dont elle retire les intérêts.
Consciente de la faiblesse de son argument, l'intimée remarque à son mémoire (à la p. 70):
Il ne s'agit pas pour nous de mettre de côté le principe de l'ancien article 2468 C.c.B.-C. [...] à l'effet que "la responsabilité civile n'est aucunement atténuée ou modifiée par l'effet des contrats d'assurance".
Il est reconnu que le fait par une victime de se prémunir contre les risques de la vie à ses frais ne saurait jouer au profit de l'auteur des dommages. De toute façon, la preuve soumise par la ville de Beauport relativement aux paiements d'assurance et à la subrogation est trop incomplète pour nous permettre d'intervenir, à supposer même qu'il soit permis de le faire.
5. L'indemnité additionnelle
En dernier lieu, je note que le juge de première instance a accordé l'indemnité additionnelle prévue à l'art. 1056c C.c.B.-C. en spécifiant qu'elle devrait être "calculée à 5% l'an sur ce montant [de la condamnation] à compter du 7 novembre 1978". (Je souligne.) Les appelants concluent, dans leur mémoire, au maintien du jugement de première instance, "y inclus l'indemnité additionnelle de l'article 1056c du Code Civil à être actualisée". L'intimée, pour sa part, répond brièvement que "les appelants ne peuvent évidemment pas demander que cette indemnité soit actualisée [. . .] puisqu'ils n'ont pas formé de contre-appel à ce sujet". La question n'a pas été débattue à l'audience.
L'article 1056c C.c.B.-C. énonce:
1056c. Le montant accordé par jugement pour dommages résultant d'un délit ou d'un quasi-délit porte intérêt au taux légal depuis la date de l'institution de la demande en justice.
Il peut être ajouté au montant ainsi accordé une indemnité calculée en appliquant à ce montant, à compter de ladite date, un pourcentage égal à l'excédent du taux d'intérêt fixé suivant l'article 53 de la Loi du ministère du revenu (Statuts refondus, 1964, chapitre 66) sur le taux légal d'intérêt.
L'excédent du taux d'intérêt fixé suivant l'art. 53 de la Loi du ministère du revenu, S.R.Q. 1964, chap. 66 (devenu l'art. 28 de la Loi sur le ministère du Revenu, L.R.Q., chap. M-31) sur le taux légal d'intérêt, qui était de 5 p. 100 au moment où le jugement de première instance a été rendu, a fluctué à de nombreuses reprises depuis lors, s'établissant successivement à 10 p. 100 (à compter du 1er avril 1980, (1980) 112 G.O. II 1937), 14 p. 100 (à compter du 1er janvier 1982, (1981) 113 G.O. II 5358), 11 p. 100 (à compter du 1er janvier 1983, (1983) 115 G.O. II 163), 10 p. 100 (à compter du 1er mai 1983, (1983) 115 G.O. II 1915), 9 p. 100 (à compter du 1er janvier 1984, (1984) 116 G.O. II 71), 7 p. 100 (à compter du 1er juillet 1985, (1985) 117 G.O. II 3308) et 6 p. 100 (à compter du 1er avril 1987, (1987) 119 G.O. II 1766). En vertu de l'art. 250 de la Loi modifiant la Loi sur les impôts et d'autres dispositions législatives et prévoyant certaines dispositions concernant l'impôt sur la vente en détail, L.Q. 1989, chap. 5, entrée en vigueur et sanctionnée le 6 avril 1989, l'excédent est porté de façon rétroactive à 7 p. 100, à compter du 1er juillet 1988, et à 8 p. 100, pour la période du 1er novembre 1988 au 31 décembre 1988. Il n'est pas indifférent, vu l'importance des sommes en jeu en l'espèce, que l'indemnité additionnelle accordée par le juge du procès soit calculée en appliquant chacun de ces taux pour les périodes pendant lesquelles ils ont été en vigueur, plutôt qu'en utilisant le taux de 5 p. 100 auquel réfère le jugement de première instance.
Comme cette Cour est autorisée à se considérer régulièrement saisie de la question des dommages compensatoires, dans les circonstances que l'on connaît, il découle naturellement que la Cour est aussi saisie de la question des dommages moratoires additionnels prévus à l'art. 1056c C.c.B.-C.
Cette Cour a déjà eu l'occasion de se prononcer sur la nature de l'indemnité additionnelle dans l'affaire Compagnie d'assurance Travelers du Canada c. Corriveau, [1982] 2 R.C.S. 866. Au nom de la majorité, le juge Chouinard a alors écrit que cette indemnité "ne [pouvait] être autre chose qu'un dommage dû au retard" (p. 875). Le juge Chouinard a fait sien l'extrait suivant des motifs du juge Mayrand, qui se prononçait au nom de la Cour d'appel:
L'indemnité supplémentaire autorisée à l'article 1056c du Code civil est pour ainsi dire une indemnité accessoire et secondaire. Elle ne correspond évidemment pas au préjudice matériel ou corporel subi par la victime comme conséquence directe du délit ou quasi-délit. Elle a plutôt pour but d'indemniser la victime pour le retard apporté à lui payer l'indemnité première et principale. Tout comme l'intérêt légal auquel elle s'ajoute, son montant variera selon la durée de ce retard.
([1980] C.A. 4, à la p. 6)
Le juge Mayrand avait ajouté (aux pp. 6 et 7):
Si, dès l'assignation, l'auteur du délit avait payé à la victime l'indemnité pour le préjudice matériel ou corporel, l'indemnité supplémentaire n'aurait pas été due. Le Législateur a simplement estimé que l'indemnité forfaitaire fixée à l'article 1077 du Code civil ne correspondait plus à la réalité et que, sans une évaluation plus réaliste des "dommages-intérêts résultant du retard", les débiteurs d'une somme d'argent auraient avantage à retarder le plus possible l'exécution de leur obligation.
Comme l'indemnité cherche à réparer un préjudice dû au retard dans le paiement de la condamnation, il est logique de conclure que l'excédent d'intérêt autorisé par l'art. 1056c C.c.B.-C. doit courir jusqu'à la date du paiement final des dommages-intérêts. La Cour d'appel avait déjà statué dans ce sens dans l'affaire Girard c. Lavoie, [1975] C.A. 904. Le juge Bernier y a considéré les critères d'exercice de la discrétion conférée aux tribunaux avant de conclure que la majoration des taux d'intérêts s'applique en principe "du jour de "l'institution de la demande en justice" au jour de l'acquittement de la condamnation" (p. 908). Ce résultat, comme le souligne le juge Bernier, est conforme à la règle générale applicable à l'intérêt (art. 1077 C.c.B.-C.), selon laquelle "le jour ad quem [. . .] est celui de l'extinction de l'obligation résultant de la condamnation" (p. 908). Comme l'indique le libellé de l'art. 1056c C.c.B.-C., bien que le juge de première instance jouisse d'une discrétion d'accorder ou non l'indemnité, aucune discrétion ne lui est laissée quant au calcul de cette indemnité, celle-ci étant nécessairement calculée "en appliquant au montant accordé par jugement à compter de la date de l'institution de la demande en justice un pourcentage égal à l'excédant du taux d'intérêt fixé suivant l'art. 53 de la Loi du ministère du revenu, S.R.Q. 1964, chap. 66, sur le taux légal d'intérêt".
En faisant défaut de verser au demandeur le montant de la condamnation, le défendeur prive celui-ci des fruits que pourrait porter la somme si elle était investie aux taux du marché. Bien que les taux d'intérêt varient d'une époque à l'autre, le législateur a établi comme mesure les taux d'intérêt que portent les créances de la Couronne. Cette mesure, qui n'est pas nécessairement la mesure des marchés monétaires, demeure quand même une estimation de la perte subie par un demandeur du fait que le débiteur de dommages-intérêts "retarde le plus possible" à acquitter sa condamnation. Limiter l'indemnité additionnelle à 5 p. 100 reviendrait à priver les appelants de la pleine compensation de la perte monétaire qu'ils ont encourue du fait d'être privés de la somme due depuis le jugement de première instance. Appliquant à l'espèce les dispositions de l'art. 1056c C.c.B.-C., compte tenu de la décision du juge de première instance d'exercer sa discrétion d'accorder l'indemnité, je suis d'avis de corriger le dispositif du jugement de première instance en remplaçant les mots "et l'indemnité additionnelle prévue à l'art. 1056(c) du Code civil calculée à 5% l'an sur ce montant à compter du 7 novembre 1978" par "et l'indemnité additionnelle calculée conformément aux dispositions de l'article 1056c du Code civil à compter du 7 novembre 1978", ce qui implique nécessairement l'application des taux établis par règlement sous l'autorité de l'art. 28 de la Loi sur le ministère du Revenu.
En conclusion sur la question du quantum des dommages, au regard des principes qui doivent gouverner une cour d'appel en cette matière, et au regard de la preuve au dossier, je suis d'avis que l'intimée n'a pas réussi à démontrer qu'il y a lieu pour cette Cour d'intervenir, sauf en ce qui concerne les postes de frais incidents, pour un total de 77 000 $, qui n'auraient pas dû être accordés. Par ailleurs, il y a lieu de modifier le dispositif en ce qui concerne le calcul de l'indemnité additionnelle.
V. Conclusion
En résumé, mes conclusions sont les suivantes:
-- Les corporations municipales au Québec sont régies par le droit public. Celui-ci trouve son origine dans la common law.
-- Les arrêts Anns et Ville de Kamloops, ainsi que les arrêts de common law subséquents en la matière, énoncent les principes de droit public trouvant application au Canada comme au Québec.
-- En vertu de ces principes, le fait qu'une corporation municipale prenne ou refuse de prendre une décision politique (policy decision) ne peut entraîner sa responsabilité civile. Si, toutefois, la corporation municipale exerce ses pouvoirs, discrétionnaires ou non, de façon à rendre sa décision exécutoire (operational decision), elle engagera sa responsabilité pour tout préjudice causé à autrui par sa faute, ou celle de ses préposés dans l'exécution de leurs fonctions, à moins que la loi habilitante n'écarte expressément cette responsabilité ou n'autorise la corporation municipale à s'en dégager.
-- Les critères de droit privé de common law énoncés dans les arrêts Anns et Ville de Kamloops et les arrêts subséquents ne sauraient trouver application au Québec. En effet, depuis l'Acte de Québec et conformément à la constitution canadienne, la compétence en matière de propriété et droits civils relève des provinces.
-- Conformément à l'art. 356 C.c.B.-C., en l'absence de dispositions à l'effet contraire dans leur charte ou loi habilitante, et sujet au droit public, les corporations municipales sont régies, "à certains égards", en matière de droit privé, par le Code civil du Bas-Canada.
-- La Loi sur les cités et villes n'écarte ni expressément ni implicitement la responsabilité civile des corporations municipales dans l'exécution de leurs décisions politiques ni ne les autorise à s'en dégager.
-- En l'espèce, la ville de Beauport a exercé son pouvoir discrétionnaire d'établir un service de lutte contre les incendies (policy decision) et, à la lumière des règlements adoptés à cet égard et des autres faits mis en preuve, la municipalité a entrepris, à tout le moins de façon implicite, d'entretenir ce service et de le maintenir en bon état de fonctionnement (operational decision).
-- En vertu des critères énoncés aux art. 1053 et 1054 C.c.B.-C., la ville de Beauport doit être tenue responsable pour l'excédent des dommages causés par l'incendie, ceux-ci étant dus à sa faute dans l'entretien de son réseau d'aqueduc et de lutte contre les incendies et à celle de ses préposés dans l'exécution de leurs fonctions, ces fautes ayant un lien de causalité avec le préjudice subi par les appelants et en étant la suite directe et immédiate.
-- Le premier juge n'ayant pas commis d'erreur dans la détermination des faits ni dans les conclusions qu'il en a tirées relativement à la responsabilité, la Cour d'appel n'était pas justifiée d'intervenir.
-- Le quantum des dommages et intérêts fixé par le premier juge à la somme de 2 542 732,83 $ doit être légèrement modifié en en soustrayant le montant de 77 000 $ pour un total de 2 465 732,83 $. L'indemnité additionnelle doit être calculée conformément aux dispositions de l'art. 1056c C.c.B.-C.
En conséquence, j'accueillerais l'appel, j'infirmerais le jugement de la Cour d'appel et je rétablirais le jugement de la Cour supérieure, sauf à retrancher du montant de la condamnation de la ville de Beauport envers les appelants la somme de 77 000 $ de la façon déjà indiquée, de sorte que le dispositif se lise maintenant:
Condamne la défenderesse Ville de Beauport à payer à la demanderesse Laurentide Motels Ltd. la somme de $1,972,334.51 avec intérêts au taux légal depuis l'assignation et l'indemnité additionnelle calculée conformément aux dispositions de l'article 1056c du Code civil à compter du 7 novembre 1978.
Condamne la défenderesse Ville de Beauport à payer à la demanderesse Restaurant La Bastogne Inc. la somme de $464,982.15 avec intérêts au taux légal depuis l'assignation et l'indemnité additionnelle calculée conformément aux dispositions de l'article 1056c du Code civil à compter du 7 novembre 1978.
Condamne la défenderesse Ville de Beauport à payer au demandeur Thomas R. Lévesque la somme de $28,416.17 avec intérêts au taux légal depuis l'assignation et l'indemnité additionnelle calculée conformément aux dispositions de l'article 1056c du Code civil à compter du 7 novembre 1978.
Condamne la défenderesse Ville de Beauport aux dépens d'une action de $2,465,732.83, les frais de prise et de traduction des notes sténographiques et sténotypiques étant de quarante-neuf cinquantièmes (49/50).
le tout avec dépens dans toutes les cours, l'intimée ayant droit à ses frais devant notre Cour d'un appel de 77 000 $.
Pourvoi accueilli.
Procureurs des appelants: Gagné, Letarte, Sirois, Beaudet & Associés, Québec.
Procureurs de l'intimée: Jean‑Charles Lord, Beauport; Raymond Bélanger, Lévis; Gagnon, De Billy & Associés, Québec.
* Le juge Le Dain n'a pas pris part au jugement.
** Voir Erratum, [1989] 1 R.C.S. iv