Black c. Law Society of Alberta, [1989] 1 R.C.S. 591
The Law Society of AlbertaAppelante
c.
Robert G. Black, G. Patrick H. Vernon,
Basil R. Cheeseman, L. Thomas Forbes,
James C. McCartney, Douglas S. Ewens,
D. Murray Paton, Richard A. Shaw,
Edward P. Kerwin, G. Blair Cowper-Smith et
Peter D. Quinn pratiquant le droit sous
la raison sociale de Black & Company Intimés
et
Le procureur général du Québec Intervenant
répertorié: black c. law society of alberta
No du greffe: 19889.
1988: 22, 23 mars; 1989: 20 avril.
Présents: Le juge en chef Dickson et les juges Estey*, McIntyre, Wilson, Le Dain*, La Forest et L'Heureux‑Dubé.
en appel de la cour d'appel de l'alberta
Droit constitutionnel -- Charte des droits -- Liberté de circulation et d'établissement -- Emploi -- Cabinet d'avocats multiprovincial -- Avocats membres à la fois d'un cabinet situé dans la province et d'un autre cabinet situé à l'extérieur de la province -- Cabinet provincial comprenant des avocats non résidants -- Règlements du barreau interdisant aux membres de s'associer avec des avocats non résidants et de se joindre à plus d'un cabinet d'avocats --Ces règlements portent-ils atteinte à la liberté de circulation et d'établissement garantie par la Charte? -- Dans l'affirmative, sont-ils sauvegardés en vertu de l'article premier de la Charte? -- Charte canadienne des droits et libertés, art. 1, 6.
Droit constitutionnel -- Charte des droits -- Liberté d'association Emploi -- Cabinet d'avocats multiprovincial -- Avocats membres à la fois d'un cabinet situé dans la province et d'un autre cabinet situé à l'extérieur de la province -- Cabinet provincial comprenant des avocats non résidants -- Règlements du barreau interdisant aux membres de s'associer avec des avocats non résidants et de se joindre à plus d'un cabinet d'avocats -- Ces règlements portent‑ils atteinte à la liberté de circulation et d'établissement garantie par la Charte? -- Dans l'affirmative, sont-ils sauvegardés en vertu de l'article premier de la Charte? -- Charte canadienne des droits et libertés, art. 1, 2d).
Les intimés comptaient établir un cabinet d'avocats multiprovincial. Un cabinet d'avocats, établi à Calgary, devait être composé exclusivement de personnes membres de la Law Society of Alberta. Certains membres demeuraient à Calgary, d'autres à Toronto. À titre de membres, ils devaient remplir toutes les conditions requises pour être membre de la Law Society et ils étaient assujettis à son code de déontologie. Tous les associés du cabinet de Calgary étaient également membres d'un cabinet de Toronto.
La Law Society of Alberta a adopté deux règlements pour remédier à cette situation. Le règlement 154 interdit aux membres de la Law Society qui résident ordinairement en Alberta de s'associer avec quelqu'un qui n'est pas un membre actif qui réside ordinairement en Alberta. Le règlement 75B interdit aux membres de la Law Society de s'associer à plus d'un cabinet d'avocats. C'est la validité de ces règlements qui est en cause.
Les intimés ont intenté contre la Law Society une action dans laquelle ils contestent la validité des deux règlements en invoquant des motifs de droit administratif et des moyens fondés sur la Charte canadienne des droits et libertés. Pendant l'instruction de l'action, les intimés ont demandé et obtenu une injonction interlocutoire visant à empêcher la Law Society d'appliquer ces règlements à leur égard. La Law Society n'a pas contesté l'injonction concernant le règlement 154, mais elle a réussi à faire infirmer l'ordonnance visant à empêcher la mise en application du règlement 75B.
Le juge de première instance a conclu à la validité des règlements, mais la Cour d'appel a jugé qu'ils violaient la Charte et n'était pas sauvegardés par l'article premier. Les questions constitutionnelles formulées par la Cour sont les suivantes: (1) les règlements portent-ils atteinte à la liberté de circulation et d'établissement garantie par l'al. 6(2)b) de la Charte? (2) Dans l'affirmative, sont-ils justifiés en vertu de l'article premier? (3) Les règlements portent-ils atteinte à la liberté d'association garantie par l'al. 2d) de la Charte? Et, (4) dans l'affirmative, sont-ils justifiés en vertu de l'article premier?
Arrêt (les juges McIntyre et L'Heureux-Dubé sont dissidents en partie): Le pourvoi est rejeté. La première question constitutionnelle reçoit une réponse affirmative, la deuxième une réponse négative.
Le juge en chef Dickson et les juges Wilson et La Forest: Avant l'avènement de la Charte, la liberté de circulation et d'établissement bénéficiait d'une certaine protection découlant des éléments structuraux du fédéralisme. Toutefois, l'art. 6 est formulé en fonction des droits des citoyens. La citoyenneté comporte le droit inhérent de résider n'importe où dans le pays et de gagner sa vie sans égard aux frontières provinciales. À l'instar des autres droits garantis par la Charte, les droits garantis par l'art. 6 doivent recevoir une interprétation libérale fondée sur l'objet visé.
Une interprétation de la Charte fondée sur l'objet visé oblige à adopter une interprétation générale de la liberté de circulation. Le paragraphe 6(2) protège le droit d'un citoyen (et celui d'un résident permanent) de se déplacer à l'intérieur du pays, d'établir sa résidence à l'endroit de son choix et de gagner sa vie sans égard aux frontières provinciales. Les provinces peuvent réglementer ces droits, mais sous réserve de l'article premier et de l'art. 6 de la Charte, elles ne peuvent le faire en fonction des frontières provinciales. Ce serait déroger aux droits que possède le citoyen, en sa qualité même de citoyen, d'être traité également partout au Canada. Cette interprétation est conforme aux droits reconnus traditionnellement au citoyen et au texte de la Charte.
Le droit, garanti au par. 6(2), "de gagner [sa] vie dans toute province" n'exige pas le déplacement physique de l'individu vers une province. Une personne peut gagner sa vie dans une province sans s'y trouver personnellement. Cette interprétation est conforme à la rubrique "Liberté de circulation et d'établissement" qui précède l'art. 6. Le texte de l'al. 6(3)a) laisse croire, lui aussi, que l'al. 6(2)b) devrait avoir ce sens.
Les règlements 154 et 75B violent tous les deux l'al. 6(2)b) de la Charte. L'effet conjugué des règlements compromet sérieusement la capacité des intimés de gagner leur vie en pratiquant le droit en Alberta.
Le paragraphe 6(2) est subordonné au par. 6(3) et aux restrictions de l'article premier. L'article premier et le par. 6(3) sont très différents. Le paragraphe 6(3) ne fait que nuancer le par. 6(2); il ne s'approprie pas le rôle de l'article premier et ne constitue par une transcription législative de la façon dont l'article premier doit être interprété dans le contexte du par. 6(2).
L'alinéa 6(3)a) de la Charte déclare valides les lois d'application générale, mais seulement si elles n'établissent aucune distinction fondée principalement sur la province de résidence. Le règlement 154 n'est pas visé par l'al. 6(3)a) de la Charte puisqu'il établit nettement une distinction fondée sur la province de résidence de l'avocat. Les règlements 75B et 154 sont intimement liés. Ils ont pour objet d'interdire aux résidents de s'associer avec des non-résidents pour pratiquer le droit. Le règlement 75B a pour effet d'établir une distinction fondée sur la résidence puisque les plus durement touchés par ce règlement sont ceux qui voudraient maintenir un cabinet multiprovincial. Très peu d'avocats résidants auraient la possibilité de faire partie de plus d'une association.
Les règlements 154 et 75B ne sont pas non plus justifiés en vertu de l'article premier. Bien que la réglementation des normes de compétence et d'éthique des membres de la profession juridique constitue un objectif législatif légitime, les restrictions apportées aux droits contenus au par. 6(2) en raison du règlement 154 sont tout à fait disproportionnées à l'objectif législatif poursuivi. Des problèmes comme l'attribution de responsabilité pour le travail effectué par un non-membre, la compétence d'un membre non résidant dans les affaires locales ou la discipline ne sont pas accrus, dans le cas de cabinets multiprovinciaux, au point de justifier d'interdire aux membres résidants de s'associer avec des membres non résidants en vue de pratiquer le droit. Il existe plusieurs autres moyens raisonnables qui ne porteraient pas atteinte si radicalement à la liberté de circulation et d'établissement. Le règlement 75B est lui aussi beaucoup plus général que nécessaire pour régler les problèmes notamment de secret professionnel et de conflits qui, dit-on, sont visés par ce règlement.
Les juges McIntyre et L'Heureux-Dubé (dissidents en partie): Les règlements 154 et 75B portent atteinte au droit à la liberté d'association garanti par l'al. 2b) de la Charte. Le règlement 154 empêche les membres résidants de s'associer avec des membres non résidants. Le règlement 75B empêche la formation de plus d'une association pour pratiquer le droit. Ni l'un ni l'autre cependant ne porte atteinte à la liberté de circulation et d'établissement garantie par l'art. 6 de la Charte. Il n'est interdit à personne d'entrer en Alberta, d'y pratiquer le droit ou d'y former une association.
Les deux règles visent un objectif législatif légitime -- la réglementation et le contrôle de la profession juridique. Le règlement 154 ne peut néanmoins pas être justifié en vertu de l'article premier de la Charte car il contrevient à un bon nombre d'objectifs légitimes de la Law Society plutôt que de les appuyer. Les inquiétudes relatives à des matières telles que les coutumes locales et la connaissance des affaires locales, la discipline et le fonds d'indemnisation seraient plus facilement dissipées en permettant la formation d'associations composées de résidents et de non‑résidents. Le règlement 75B est toutefois justifié en vertu de l'article premier car il vise à assurer une pratique du droit conforme à l'éthique en prévenant les conflits d'intérêts et il porte le moins possible atteinte à la liberté d'association.
Jurisprudence
Citée par le juge La Forest
Arrêts examinés: Cunningham v. Homma, [1903] A.C. 151; Winner v. S.M.T. (Eastern) Ltd., [1951] R.C.S. 887; Law Society of Upper Canada c. Skapinker, [1984] 1 R.C.S. 357, infirmant (1983), 145 D.L.R. (3d), 502; Malartic Hygrade Gold Mines Ltd. c. La Reine du chef du Québec, [1982] C.S. 1146, 142 D.L.R. (3d) 512; Basile v. Attorney-General of Nova Scotia (1984), 11 D.L.R. (4th) 219; Re Mia and Medical Services Commission of British Columbia (1985), 17 D.L.R. (4th) 385; Supreme Court of New Hampshire v. Piper, 470 U.S. 274 (1985); arrêts mentionnés: Reference Re Compulsory Arbitration (1984), 57 A.R. 268; R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103; R. c. Big M Drug Mart Ltd., [1985] 1 R.C.S. 295; Lawson v. Interior Tree Fruit and Vegetable Committee of Direction, [1931] R.C.S. 357; Murphy v. Canadian Pacific Railway Co., [1958] R.C.S. 626; Procureur général du Manitoba c. Manitoba Egg and Poultry Association, [1971] R.C.S. 689; Union Colliery Company of British Columbia v. Bryden, [1899] A.C. 580; Toomer v. Witsell, 334 U.S. 385 (1948); Wilson v. Medical Services Commission of British Columbia (1987), 9 B.C.L.R. (2d) 350; Kerr v. Superintendent of Income Tax, [1942] R.C.S. 435; Supreme Court of Virginia v. Friedman, 56 U.S.L.W. 4669 (1988); Ordre des Avocats au Barreau de Paris v. Klopp, [1985] 1 C.M.L.R. 99 (C.E.J. 1984); R. c. Edwards Books and Art Ltd., [1986] 2 R.C.S. 713; Frazier v. Heebe, 96 L.Ed. 2d 557 (1987).
Citée par le juge McIntyre (dissident en partie)
Law Society of Upper Canada c. Skapinker, [1984] 1 R.C.S. 357; R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103.
Lois et règlements cités
Charte canadienne des droits et libertés, art. 1, 2a), b), c), d), 6(2)b), 6(3)a), 7.
Constitution des États-Unis d'Amérique, art. IV, art. 2(1).
Law Society Act, R.S.O. 1980, chap. 233, art. 28c).
Legal Profession Act, R.S.A. 1980, chap. L‑9, art. 93, 96.
Loi constitutionnelle de 1867, art. 91(25), 121.
Loi constitutionnelle de 1982, art. 52(1).
Loi sur le Barreau du Québec, L.R.Q. 1977, chap. B‑1, art. 59.
Rules of the Law Society of Alberta, art. 75B, 129, 154.
Rules of the Supreme Court of New Hampshire, art. 42.
Doctrine citée
Association du Barreau canadien. Comité sur la Constitution. Vers un Canada nouveau. Montréal: Fondation du Barreau canadien, 1978.
Canada. Bureau du Premier ministre. [P. E. Trudeau.] Le temps d'agir: Jalons du renouvellement de la fédération canadienne. Ottawa: Ministre des Approvisionnements et Services, 1978.
Canada. Groupe de travail sur l'unité canadienne, Se retrouver: observations et recommandations. Ottawa: Ministre des Approvisionnements et Services, 1970.
Chrétien, Jean. Pouvoirs touchant l'économie: fondements constitutionnels de l'union économique canadienne. Ottawa: Ministre des Approvisionnements et Services, 1980.
Creighton, D. British North America Act at Confederation: A Study Prepared for the Royal Commission on Dominion‑Provincial Relations, Appendix 2. Ottawa: King's Printer, 1939.
Hogg, Peter W. Canada Act 1982 Annotated. Toronto: Carswells, 1982.
Lee, Tanya and Michael J. Trebilcock. "Economic Mobility and Constitutional Reform" (1987), 37 U. of T. L.J. 268.
Parti Libéral du Québec. Comité constitutionnel. Une nouvelle fédération canadienne. Montréal: Comité constitutionnel du parti libéral du Québec, 1980.
Safarian, A. E. Canadian Federalism and Economic Integration. Ottawa: Privy Council Office, 1974.
Trebilcock, Michael J., et al., eds. Federalism and the Canadian Economic Union. Toronto: University of Toronto Press for the Ontario Economic Council, 1983.
POURVOI contre un arrêt de la Cour d'appel de l'Alberta (1986), 44 Alta. L.R. 1, 68 A.R. 259, 27 D.L.R. (4th) 527, [1963] 3 W.W.R. 590, qui a accueilli l'appel d'une décision du juge Dea (1984), 33 Alta. L.R. (2d) 214, 57 A.R. 1, 13 D.L.R. (4th) 436, [1984] 6 W.W.R. 385. Pourvoi rejeté, les juges McIntyre et L'Heureux-Dubé sont dissidents en partie. La première question constitutionnelle reçoit une réponse affirmative, la deuxième une réponse négative.
R. A. McLennan, c.r., B. R. Burrows et J. P. Rossall, pour l'appelante.
J. E. Redmond, c.r., et T. W. Wakeling, pour les intimés.
Yves deMontigny et Julien Frenette, pour l'intervenant.
//Le juge La Forest//
Version française du jugement du juge en chef Dickson et des juges Wilson et La Forest rendu par
LE JUGE LA FOREST -- Cette affaire porte sur la validité de deux règlements adoptés par l'appelante The Law Society of Alberta. Le premier, le règlement 154, interdit aux membres de la Law Society qui résident et pratiquent ordinairement en Alberta de s'associer avec une personne qui n'est pas un membre actif résidant ordinairement en Alberta. Le deuxième, le règlement 75B, interdit aux membres de la Law Society de se joindre à plus d'un cabinet d'avocats. La question en litige est de savoir si ces règlements violent le droit de gagner sa vie dans toute province ou le droit à la liberté d'association garantis respectivement par les al. 6(2)b) et 2d) de la Charte canadienne des droits et libertés. La Law Society prétend que les règlements ne violent pas ces dispositions ou, subsidiairement, que s'il y a violation à première vue, les règlements sont sauvegardés à titre de lois ou d'usages d'application générale au sens de l'al. 6(3)a) ou de limites raisonnables au sens de l'article premier de la Charte.
Les faits
En février 1981, le cabinet d'avocats McCarthy & McCarthy, dont le siège social est à Toronto, a soumis un projet à la Law Society appelante dans lequel il déclarait son intention d'ouvrir un bureau à Calgary (Alberta) dans le cadre de son objectif plus général de devenir un cabinet d'avocats à l'échelle nationale qui aurait des bureaux un peu partout au Canada. Selon le projet initial, le bureau de Calgary serait une succursale de McCarthy & McCarthy et ferait affaires sous la raison sociale de McCarthy & McCarthy. Le bureau de Calgary ne serait composé que d'associés compétents pour pratiquer le droit en Alberta bien que certains d'entre eux résideraient en Alberta et d'autres en Ontario. Il était clair que seuls les associés compétents pour pratiquer en Alberta seraient réputés faire partie du cabinet de Calgary.
L'affaire a été soumise au comité d'éthique de la Law Society et examinée par les membres de son conseil au cours de plusieurs réunions. Le projet initial de McCarthy a été modifié pendant qu'il était à l'étude. L'une des questions majeures qui semblait préoccuper la Law Society concernait l'emploi de la raison sociale McCarthy & McCarthy en Alberta. Le projet modifié prévoyait donc la constitution d'un cabinet distinct qui ferait affaires à Calgary sous la raison sociale de "Black and Associates". Le 9 avril 1981, avant que le nouveau projet soit soumis à la Law Society, les membres du conseil ont adopté une résolution visant à faire examiner par un comité le principe de l'interdiction faite aux membres de la Law Society, qui résident dans la province, de s'associer avec des personnes qui n'en sont pas membres. Un comité fut constitué pour examiner cette résolution.
Dans une lettre en date du 23 avril 1981, Me Black a demandé à la Law Society l'autorisation de constituer un cabinet sous le nom de "Black & Partners", qui serait composé seulement d'avocats autorisés à pratiquer en Alberta. Le comité d'éthique a soumis cette demande aux membres du conseil qui l'ont étudiée à diverses réunions. Au mois de juin 1981, les membres du conseil ont donné leur accord de principe au règlement antérieur au règlement 154 qui prévoyait que les membres résidants ne pouvaient pratiquer le droit avec des non-membres. À l'origine, le règlement n'interdisait pas aux membres résidants de s'associer avec des membres non résidants pour pratiquer le droit.
Le 1er septembre 1981, le cabinet Black & Co. était constitué et commençait ses activités à Calgary. Il était composé uniquement de membres de la Law Society of Alberta, dont certains résidaient à Calgary et d'autres à Toronto. À titre de membres, ils devaient remplir toutes les conditions requises pour être membre de la Law Society et ils étaient assujettis à son code de déontologie.
Tous les associés de Black & Co. étaient également associés de McCarthy & McCarthy. Peu de temps après que Black & Co. eut commencé ses activités, W. Code, un membre du conseil de la Law Society, a déposé contre Me Black, l'un des intimés, une plainte selon laquelle il ne convenait pas que ce dernier soit membre de plus d'un cabinet. La plainte a cependant été rejetée puisqu'à l'époque aucun règlement n'empêchait une personne de faire partie de plus d'un cabinet.
En octobre 1981, le comité de la législation de la Law Society a déposé un avant-projet de règlement 154 qui visait à interdire les cabinets composés de membres résidants et de membres non résidants, en remplacement du règlement antérieur qui interdisait aux membres de s'associer à des non‑membres. Les membres du conseil ont adopté le règlement 154 lors d'une réunion tenue au mois de février 1982. Le règlement prévoit:
[TRADUCTION] 154. Un membre actif qui réside ordinairement en Alberta et y pratique le droit ne peut s'associer ou se joindre de quelque autre manière à quelqu'un qui n'est pas un membre actif qui réside ordinairement en Alberta, pour pratiquer le droit en Alberta, ni continuer de le faire.
Le règlement 154 devait entrer en vigueur le 1er mai 1982. Lors d'une réunion des membres du conseil tenue en novembre 1982, après l'examen d'une opinion juridique concernant le règlement 154 (le contenu de cette opinion n'ayant pas été produit en preuve parce qu'un privilège a été invoqué), il a été convenu que la mise en vigueur du règlement 154 serait reportée au 1er janvier 1983. Lors de la même réunion, on a adopté une résolution visant à faire ajouter le règlement 75B aux règlements et à le faire entrer en vigueur le 31 mars 1983. Ce règlement se lit ainsi:
[TRADUCTION] 75B. Nul membre ne doit s'associer à plus d'un cabinet d'avocats en vue de pratiquer le droit.
Au cours de cette réunion, les membres du conseil ont convenu d'inviter l'avocat représentant Black & Co. à leur présenter des observations concernant les règlements 154 et 75B. La Law Society avait avisé tous ses membres actifs de l'adoption du règlement 154, mais seul l'avocat de Black & Co. a été officiellement informé de l'adoption du règlement 75B.
Les intimés ont intenté une action contre la Law Society en affirmant que les deux règlements étaient ultra vires, invalides et inopérants. Pendant l'instruction de l'action, les intimés ont demandé une injonction interlocutoire visant à empêcher la Law Society d'appliquer ces règlements à leur égard. Le juge McDonald de la Cour du Banc de la Reine de l'Alberta a accordé l'injonction (publié à (1983), 144 D.L.R. (3d) 439). La Law Society n'a pas constesté l'injonction concernant le règlement 154, mais elle a réussi à faire infirmer l'ordonnance visant à empêcher la mise en application du règlement 75B (publié à (1983), 8 D.L.R. (4th) 346).
Les tribunaux d'instance inférieure
La Cour du Banc de la Reine de l'Alberta (1984), 33 Alta. L.R. 214
Devant les tribunaux d'instance inférieure, les deux règlements ont été contestés pour des motifs fondés à la fois sur le droit administratif et sur la Charte. En première instance, le juge Dea a confirmé la validité des règlements 154 et 75B. Il a d'abord rejeté les arguments fondés sur les principes de droit administratif. Il a conclu que les règlements étaient de la compétence de la Law Society parce qu'ils relevaient des pouvoirs de réglementation que lui délègue la Legal Profession Act, R.S.A. 1980, chap. L‑9. Il a statué de plus que la Law Society n'avait pas usé de son pouvoir de façon irrégulière ou abusive en adoptant lesdits règlements.
Quant aux questions de droit administratif, le juge Dea a conclu que les règlements n'étaient ni arbitraires, ni discriminatoires, ni rédigés en des termes trop généraux. À son avis, ils visaient à protéger le public. Il a laissé entendre qu'il était illogique d'appliquer à la législation déléguée le principe de la restriction à la liberté de commerce, surtout lorsque la loi de base apporte elle‑même clairement des restrictions à la liberté de commerce. Le juge Dea s'est dit d'avis que, dans le cas où ce principe s'appliquerait à cette législation déléguée, les règlements, même s'ils apportaient clairement une restriction à la liberté de commerce, constitueraient une restriction raisonnable et donc permise.
Le juge Dea a ensuite analysé la constitutionnalité des deux règlements. Il a d'abord traité de la question de savoir si les règlements 75B et 154 violaient la "liberté de circulation et d'établissement" garantie aux demandeurs (maintenant intimés) par le par. 6(2) de la Charte canadienne des droits et libertés. Il a conclu que les règlements violaient leur droit de gagner leur vie en Alberta puisqu'ils restreignaient leur capacité de s'associer et donc de pratiquer le droit à la manière traditionnelle de la profession juridique. À son avis, l'al. 6(3)a) de la Charte sauvegardait cependant le règlement 75B parce que celui-ci constituait une loi d'application générale qui n'établissait aucune distinction fondée principalement sur la résidence. D'autre part, le règlement 154 ne constituait pas une restriction appropriée au droit de gagner sa vie, permise par l'al. 6(3)a), puisqu'il établissait une distinction fondée principalement sur la province de résidence. Par conséquent, pour que le règlement 154 soit maintenu, il devait résister à l'examen fondé sur l'article premier de la Charte.
Le juge Dea a ensuite examiné si les règlements violaient la liberté d'association garantie par l'al. 2d) de la Charte. Puisque la Law Society, tout en n'admettant pas qu'il y avait violation, n'avait pas contesté vigoureusement le projet, mais avait plutôt insisté sur son argument que les règlements constituaient une limite raisonnable au sens de l'article premier de la Charte, le juge Dea a abordé les règlements en tenant pour acquis qu'ils violaient l'al. 2d). Il a cependant expliqué que la liberté d'association a pour but de favoriser les libertés énumérées aux al. 2a), b) et c) de la Charte. À son avis, elle n'avait pas pour but [TRADUCTION] "de viser des situations qui restreignent la capacité des gens de conclure des contrats commerciaux entre eux à moins que l'on puisse affirmer que cette restriction porte sur la liberté de religion, de parole ou de réunion des personnes".
Abordant l'article premier de la Charte, le juge Dea a pris en considération trois facteurs: a) le fondement objectif ou rationnel de la restriction (rationalité); b) l'étendue de la restriction qui doit être soupesée en fonction de sa rationalité (proportionnalité); c) les lois et usages d'autres ressorts qui sont généralement considérés comme des sociétés libres et démocratiques (comparaison). Il a accepté que les règlements avaient pour objectif de permettre à la Law Society de contrôler la conduite professionnelle de ses membres en raison de son mandat officiel qui est d'assurer au public l'accès à des avocats compétents, respectueux de l'éthique et responsables financièrement, et il a également accepté que cet objectif était rationnel. Quant à la question de la proportionnalité, le juge Dea a exprimé l'avis que les règlements apportaient une solution raisonnable à des risques raisonnablement perçus. Enfin, il a conclu qu'une analyse comparative n'était d'aucune utilité vu l'absence, au Canada, de cabinets d'avocats à l'échelle nationale et compte tenu de la rareté de la preuve provenant d'autres ressorts. À partir de cette analyse, il a conclu que la justification des règlements pouvait se démontrer dans le cadre d'une société libre et démocratique, et qu'ils étaient donc valides.
La Cour d'appel de l'Alberta (1986), 44 Alta. L.R. 1
En Cour d'appel, les juges Kerans et Stevenson ont rédigé des motifs de jugement distincts, le juge Lieberman ayant souscrit à ceux du juge Stevenson. Tous ont convenu que l'appel devait être accueilli pour le motif que les deux règlements violaient la Charte et qu'ils n'étaient pas sauvegardés par l'article premier.
Le juge Kerans a convenu avec le juge Dea que les règlements relevaient des pouvoirs de réglementation de la Law Society et qu'ils ne constituaient pas un exercice abusif de ce pouvoir. Bien qu'il ait accepté la conclusion du juge de première instance que les règlements avaient été adoptés pour régir la conduite des membres en regard de certaines questions éthiques et administratives précises, le juge Kerans a exprimé de sérieuses réserves quant à l'objet véritable de ces règlements. Il était préoccupé par le fait que la Law Society avait tenté de les justifier par la volonté de protéger le barreau local et par le fait que le juge de première instance était manifestement d'avis qu'il fallait décourager toute pratique par des non-résidents.
Quant à la question de savoir si les règlements violaient le par. 6(2) de la Charte, le juge Kerans était d'accord avec le juge de première instance pour dire que le règlement 154 violait le par. 6(2) de la Charte, mais que le règlement 75B était une loi d'application générale qui, à première vue, ne visait pas les non-résidents et constituait donc une restriction appropriée au droit de gagner sa vie, permise par le par. 6(3).
Il a cependant conclu que les deux règlements violaient la liberté d'association garantie par l'al. 2d) puisqu'ils limitaient la formation même d'une association entre deux individus. Il a fait une distinction d'avec l'arrêt Reference Re Compulsory Arbitration (1984), 57 A.R. 268 (C.A.), en affirmant qu'il était question, dans cette affaire, des actions concertées d'une association plutôt que de sa formation. Il a souligné que le fait de gagner sa vie en exerçant une profession ou un métier est une activité vitale et fondamentale de l'être humain. Il a ensuite laissé entendre que le droit de travailler comme avocat, notamment, peut être fondamental puisque l'accès aux avocats, et par voie de conséquence le maintien d'une profession juridique, est essentiel à la primauté du droit. Il a conclu que les avocats ont le droit de s'associer entre eux et avec d'autres à l'intérieur et à l'extérieur de l'Alberta.
Le juge Kerans a ensuite examiné si les règlements pouvaient être maintenus en vertu de l'article premier de la Charte. Il a rejeté l'analyse en trois étapes effectuée par le juge Dea. Avant d'adopter son propre cadre d'analyse, le juge Kerans a examiné en détail la nature et l'objet de l'article premier et le rôle du pouvoir judiciaire. À son avis, l'article premier va à l'encontre de l'idée que les tribunaux devraient respecter la suprématie du Parlement et des législatures provinciales sur la Charte.
Le juge Kerans a adopté, à la p. 38, l'analyse suivante qui comporte quatre étapes et qui, selon lui, [TRADUCTION] "compléterait et respecterait" le critère établi par le juge en chef Dickson dans l'arrêt R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103:
[TRADUCTION]
(1) La restriction doit être raisonnablement claire ou vérifiable et établie par une autorité reconnue.
(2) Elle doit avoir un lien rationnel avec un objectif gouvernemental régulier. Cela implique a) l'identification de l'objet de la loi contestée; b) une décision quant au caractère régulier de l'objet; c) une décision quant à l'existence d'un lien rationnel entre cet objet et la restriction proposée.
(3) Dans les circonstances de l'espèce, la restriction doit maintenir et favoriser une société libre et démocratique davantage que ne le ferait l'affirmation du droit. La question peut parfois devoir être formulée sous la forme négative: la restriction serait-elle moins préjudiciable à une société libre et démocratique que le tort que causerait l'affirmation d'un droit garanti par la Charte? Dans un cas comme dans l'autre, cela implique a) une détermination de l'importance que revêt le droit que l'on cherche à restreindre pour une société libre, b) un examen de l'importance que la violation même revêt pour le détenteur du droit dans le cas examiné, c) un examen de l'importance que revêt l'objet de la restriction pour une société libre, et finalement, d) une évaluation permettant de déterminer laquelle de l'affirmation ou de la restriction maintient d'une manière plus efficace une société libre.
(4) Il n'existe aucune mesure moins envahissante qui répondrait tout aussi bien au même objet que la restriction proposée.
Appliquant ce critère, le juge Kerans a conclu que les règlements étaient prescrits par une loi et suffisamment précis. Quant au deuxième volet de son analyse, il a encore une fois accepté la conclusion du juge de première instance que les règlements avaient pour objet de contrôler les membres de la Law Society et donc [TRADUCTION] "d'assurer l'accès à des avocats "compétents, respectueux de l'éthique et responsables financièrement"". Il a conclu qu'il s'agissait là d'un objectif régulier puisqu'il a considéré que l'existence d'une profession juridique plus compétente, plus accessible et plus fiable est [TRADUCTION] "essentielle à la primauté du droit". Le juge Kerans a exprimé certaines réserves sur la question de savoir si l'objet de la mesure législative avait un lien rationnel avec la restriction. Il a néanmoins accepté les conclusions du juge de première instance et confirmé l'existence de ce lien rationnel.
Les règlements ont également franchi avec succès la troisième étape de l'analyse du juge Kerans. Bien qu'il ait estimé que les droits visés étaient [TRADUCTION] "d'une importance primordiale dans notre société" et que leur violation, surtout en raison du règlement 154, était grave, il a accepté que l'objet de la restriction était suffisamment important pour justifier une certaine restriction. Soupesant le droit en fonction de la restriction, il a conclu que la réglementation visant les non-résidents pouvait être permise afin d'éviter des conflits d'intérêts, pour exiger une compétence continue et une saine gestion des fonds en fiducie lorsque des problèmes particuliers surgissent.
Ce n'est qu'à la quatrième et dernière étape que le juge Kerans a conclu que les règlements ne résistaient pas à son analyse. Il a préconisé une certaine mesure de respect judiciaire à la quatrième étape de l'analyse et a souligné énergiquement que [TRADUCTION] "la mesure législative ne devrait pas être annulée comme étant "envahissante" ou "disproportionnée" à moins qu'il n'existe un autre solution claire et persuasive".
Le juge Kerans a conclu que le juge Dea avait commis une erreur en ne se demandant pas si la Law Society l'avait convaincu qu'il n'existait pas une mesure moins envahissante mais tout aussi efficace. À son avis, la Law Society disposait de moyens tout aussi efficaces mais moins draconiens pour parvenir à ses fins. Il en a examiné un certain nombre dans le passage suivant, aux pp. 59 et 60:
[TRADUCTION] Premièrement, une condition cruciale pourrait consister à exiger que le non-résident soit aussi membre en règle d'une société du barreau apparentée. Deuxièmement, la Law Society pourrait obliger un non-résident à suivre des cours de formation permanente. Ironiquement, elle pourrait également l'obliger à faire partie d'une association locale! Je ne vois pas pourquoi, si des problèmes de ce genre existent, la solution est d'empêcher carrément le non‑résident de s'associer avec des membres résidants, une association qui profiterait au non‑résident en lui permettant de tenir ses connaissances à jour et à la Law Society en lui permettant d'exercer un contrôle sur la situation. Je ne vois absolument pas comment ces préoccupations peuvent conduire à la règle contraire.
Troisièmement, la Law Society pourrait effectivement exiger que tous les documents et sommes appartenant à des clients albertains soient conservés en Alberta. Quatrièmement, elle pourrait envoyer ses représentants exercer leurs fonctions à l'extérieur de la province et faire payer les non‑résidents en conséquence. Quoi qu'il en soit, elle devrait pouvoir exercer ses pouvoirs d'exécution dans d'autres provinces.
On affirme ensuite que "tout arrangement en matière de pratique multiprovinciale pourrait engendrer de la confusion quant au fonds d'indemnisation auquel on pourrait légitimement recourir pour remédier à des détournements de fonds", un problème qui se pose évidemment pour tous les membres non résidants. La Law Society a fait valoir avec succès qu'elle a le pouvoir discrétionnaire d'accueillir ou de rejeter les réclamations relatives à ce fonds. Voir l'arrêt Petrashuyk v. Law Soc. of Alta. 35 Alta. L.R. (2d) 259, [1985] 2 W.W.R. 549, 10 Admin. L.R. 117, 8 C.C.L.J. 27, 16 D.L.R. (4th) 22, 58 A.R. 94 (C.A.) Dans l'exercice de ce pouvoir, elle peut adopter des règlements concernant cette question.
Examinant ensuite le problème des conflits d'intérêts soulevé pour justifier les règlements, le juge Kerans a conclu qu'en ce qui concerne le règlement 75B les risques découlant d'une association de différents cabinets sont équivalents à ceux que connaissent les grands cabinets qui possèdent des succursales. Vu qu'il n'y avait aucune preuve de conflits sérieux dans de grands cabinets, on a considéré que la crainte exprimée par la Law Society au sujet des conflits d'intérêts était non fondée. Le juge Kerans s'est également appuyé sur le fait que les demandeurs avaient employé des techniques destinées précisément à régler ces problèmes de conflits. Il était d'avis qu'il fallait absolument que la Law Society démontre que ces techniques étaient inadéquates, ce qu'elle n'avait pas fait. Il a conclu que les violations de l'al. 2d) et de l'art. 6 de la Charte n'étaient pas sauvegardées par l'article premier. Les deux règlements furent donc déclarés invalides.
Le juge Stevenson de la Cour d'appel s'est dit d'accord avec la conclusion du juge Kerans, mais il a rédigé des motifs distincts. Il a convenu que le règlement 154 violait l'al. 6(2)b) de la Charte et que les deux règlements violaient l'al. 2d). Il a rejeté catégoriquement la proposition du juge Dea portant que l'al. 2d) a pour seul objet de favoriser les libertés garanties par les al. 2a) et b). Les règlements touchaient la formation même d'associations et violaient donc l'al. 2d). Aucun des règlements n'était sauvegardé par l'article premier. Le juge Stevenson a souligné que les préoccupations soulevées par la Law Society à l'appui du règlement 154 concernaient expressément les praticiens non résidants. Interdire aux avocats résidants de s'associer avec des avocats non résidants était considéré comme une solution irrationnelle aux problèmes perçus. Quant au règlement 75B et aux conflits d'intérêts, le juge Stevenson a exprimé des sentiments semblables à ceux du juge Kerans. Il n'était pas convaincu que le problème des conflits d'intérêts en l'espèce était différent de ceux relatifs aux grands cabinets qui ont des bureaux à différents endroits dans la province. Ce règlement ne portait cependant pas sur la taille ou l'emplacement des cabinets, mais constituait plutôt une interdiction absolue et injustifiable. Les règlements ne portaient pas "le moins possible" atteinte aux droits garantis aux demandeurs par la Charte, tel que prescrit par le juge en chef Dickson dans les arrêts R. c. Big M Drug Mart Ltd., [1985] 1 R.C.S. 295, et R. c. Oakes, précité.
Les questions en litige
Le 3 juillet 1986, le juge en chef Dickson a formulé les questions constitutionnelles suivantes:
1.Les règlements 154 ou 75B de la Law Society of Alberta portent‑ils atteinte à la liberté de circulation et d'établissement garantie par l'al. 6(2)b) de la Charte canadienne des droits et libertés?
2.À supposer que les règlements 154 ou 75B de la Law Society of Alberta portent atteinte à la liberté de circulation et d'établissement garantie par l'al. 6(2)b) de la Charte canadienne des droits et libertés, ces règlements 154 et 75B sont-ils justifiés par l'article premier de la Charte canadienne des droits et libertés et, par conséquent, compatibles avec la Loi constitutionnelle de 1982?
3.Les règlements 154 ou 75B de la Law Society of Alberta portent‑ils atteinte à la liberté d'association garantie par l'al. 2d) de la Charte canadienne des droits et libertés?
4.À supposer que les règlements 154 ou 75B de la Law Society of Alberta portent atteinte à la liberté d'association garantie par l'al. 2d) de la Charte canadienne des droits et libertés, ces règlements 154 et 75B sont-ils justifiés par l'article premier de la Charte canadienne des droits et libertés et, par conséquent, compatibles avec la Loi constitutionnelle de 1982?
Le procureur général du Québec est intervenu à l'appui de la Law Society appelante. Les procureurs généraux du Canada et de l'Alberta sont intervenus à l'origine, mais ils se sont retirés avant l'audition de ce pourvoi.
Les intimés ont également soulevé la question de savoir si les règlements 154 et 75B étaient déraisonnables ou constituaient une restriction déraisonnable à la liberté de commerce et excédaient la compétence de la Law Society. Ils n'ont cependant pas présenté d'argument sur ce point.
L'article 6 de la Charte
L'article 6 de la Charte prévoit:
Liberté de circulation et d'établissement
6. (1) Tout citoyen canadien a le droit de demeurer au Canada, d'y entrer ou d'en sortir.
(2) Tout citoyen canadien et toute personne ayant le statut de résident permanent au Canada ont le droit:
a) de se déplacer dans tout le pays et d'établir leur résidence dans toute province;
b) de gagner leur vie dans toute province.
(3) Les droits mentionnés au paragraphe (2) sont subordonnés:
a) aux lois et usages d'application générale en vigueur dans une province donnée, s'ils n'établissent entre les personnes aucune distinction fondée principalement sur la province de résidence antérieure ou actuelle;
b) aux lois prévoyant de justes conditions de résidence en vue de l'obtention des services sociaux publics.
(4) Les paragraphes (2) et (3) n'ont pas pour objet d'interdire les lois, programmes ou activités destinés à améliorer, dans une province, la situation d'individus défavorisés socialement ou économiquement, si le taux d'emploi dans la province est inférieur à la moyenne nationale.
La Law Society appelante prétend que l'al. 6(2)b) protège non pas le droit de gagner sa vie, mais seulement le droit de se déplacer dans une autre province (et, je présume, d'y établir sa résidence) en vue d'y gagner sa vie. Selon elle, les deux règlements touchent la liberté de circulation des services juridiques et non la liberté de circulation des personnes. Elle soutient que seule la dernière liberté est protégée par l'art. 6.
Il faut d'abord déterminer si les règlements 154 ou 75B violent l'al. 6(2)b) de la Charte et, dans l'affirmative, si la violation est justifiée par le par. 6(3) ou l'article premier.
Historique
Un bref examen de l'historique de la protection de la liberté de circulation interprovinciale au Canada facilite l'analyse de la portée et de l'effet de l'al. 6(2)b) dans le cadre de la présente affaire.
L'une des intentions dominantes des rédacteurs de l'Acte de l'Amérique du Nord britannique, 1867 (maintenant la Loi constitutionnelle de 1867) était d'établir [TRADUCTION] "une nouvelle identité politique" et de créer à titre de contrepartie à l'unité nationale, une économie nationale: D. Creighton, British North America Act at Confederation: A Study Prepared for the Royal Commission on Dominion-Provincial Relations (1939), à la p. 40. La réalisation d'une intégration économique occupait une place de premier plan dans le programme. [TRADUCTION] "Il s'agissait d'une initiative adoptée consciemment et mise en {oe}uvre volontairement.": Creighton, précité; voir également l'arrêt Lawson v. Interior Tree Fruit and Vegetable Committee of Direction, [1931] R.C.S. 357, à la p. 373. La création d'un gouvernement central, le pouvoir en matière d'échanges et de commerce, l'art. 121 et la construction d'un chemin de fer transcontinental devaient permettre de réaliser cette union économique. L'idée d'un Canada formant un seul pays comportant ce que l'on appellerait aujourd'hui un marché commun était fondamentale aux arrangements de la Confédération et les rédacteurs de l'Acte de l'Amérique du Nord britannique ont tenté de supprimer les barrières internes existantes qui limitaient les déplacements à l'intérieur du pays.
L'article 121 de la Loi constitutionnelle de 1867 constituait l'un des piliers du pacte confédératif qui permettrait de réaliser l'union économique recherchée par les Pères de la Confédération. En voici le texte:
121. Tous articles du crû, en provenance d'une province ou qui y sont produits ou fabriqués, seront, à dater de l'Union, admis en franchise dans chacune des autres provinces.
Dans l'arrêt Murphy v. Canadian Pacific Railway Co., [1958] R.C.S. 626, à la p. 638, le juge Rand s'est prononcé sur la portée de l'art. 121:
[TRADUCTION] Si l'on excepte les matières d'un intérêt purement local ou privé, ce pays constitue une entité économique; sur le plan de la liberté de la circulation des marchandises, le monde des affaires canadien déborde le cadre des provinces et, en particulier, il est profondément impliqué dans le commerce et les échanges entre les provinces et à l'extérieur du pays.
Il a été conclu que l'expression "admis en franchise", figurant à l'art. 121, s'entendait comme [TRADUCTION] "ne devant pas faire obstacle au libre passage des frontières provinciales".
Le juge Laskin (alors juge puîné) exprime les mêmes sentiments dans l'arrêt Procureur général du Manitoba c. Manitoba Egg and Poultry Association, [1971] R.C.S. 689. Le juge Laskin affirme, à la p. 717, que:
. . . permettre à chaque province de rechercher son propre avantage, pour ainsi dire, par la fermeture (au sens figuré) de ses frontières dans le but d'interdire l'entrée des marchandises venant des autres provinces, serait aller à l'encontre de l'un des objets de la Confédération, que font ressortir la liste des pouvoirs fédéraux et l'art. 121, savoir, faire de l'ensemble du Canada une seule unité économique: voir l'arrêt Lawson.
Cependant, avant l'adoption de la Charte, il n'y avait aucune disposition constitutionnelle précise qui garantissait la libre circulation des personnes mais une telle liberté est fondamentalement liée à la nationalité, et il existe des preuves, bien que limitées, que pendant les premières années de la Confédération, les tribunaux auraient été prêts, si nécessaire, à considérer que certains droits étaient fondamentalement liés au statut de citoyen canadien d'une personne et découlaient naturellement de ce statut. Dans l'arrêt Union Colliery Company of British Columbia v. Bryden, [1899] A.C. 580, le Conseil privé devait se prononcer sur la validité d'une loi de la Colombie-Britannique qui interdisait l'embauche de personnes d'origine ou de descendance chinoise pour travailler dans les mines. Le Conseil privé a conclu que la disposition excédait la compétence de la législature provinciale et était donc illégale. Lord Watson a fondé ses motifs sur le par. 91(25) de l'Acte de l'Amérique du Nord britannique qui confère au Parlement du Canada le pouvoir exclusif de légiférer concernant "la naturalisation et les aubains". On a décidé, à la p. 586, que la "naturalisation" comprenait [TRADUCTION] "le pouvoir de fixer . . . les droits et privilèges des résidents du Canada après leur naturalisation". Il était donc interdit à la province de porter atteinte au droit d'un résident de s'établir et de travailler dans la province; voir également l'arrêt Cunningham v. Homma, [1903] A.C. 151, à la p. 157.
C'est le juge Rand qui a dû formuler toutes les incidences de l'affaire Bryden sur la citoyenneté canadienne dans l'arrêt Winner v. S.M.T. (Eastern) Ltd., [1951] R.C.S. 887. Le juge Rand explique clairement que la citoyenneté canadienne comporte certains droits inhérents, notamment un droit à la liberté de circulation. Il a affirmé que les attributs essentiels de la citoyenneté, dont le droit d'entrer dans une province et d'y travailler, ne peuvent être supprimés par les législatures provinciales. Et, pour des raisons pratiques, il a étendu ce droit à d'autres résidents du Canada. C'est ainsi qu'il affirme, aux pp. 919 et 920:
[TRADUCTION] Ce que signifie ceci, c'est qu'une province ne peut, en le privant des moyens d'y travailler, forcer un Canadien à quitter son territoire; qu'elle ne peut le dépouiller de son droit ni de sa capacité d'y séjourner et d'y travailler: cette capacité constitue un élément inhérent à son statut de citoyen et est hors de portée d'une action provinciale visant à l'annuler. Si l'on adoptait un point de vue contraire, on arriverait à cette anomalie que la Colombie‑Britannique, qui ne peut pas priver un étranger naturalisé de ses moyens d'existence par une simple interdiction, pourrait le faire dans le cas d'un Canadien né au pays. Ce citoyen peut bien entendu se priver lui-même de l'exercice de sa capacité, de même qu'une loi provinciale valide peut à d'autres égards venir en réglementer l'exercice. Mais cet attribut de la citoyenneté est en dehors du domaine des droits civils confiés à la province et est analogue à la capacité d'une société à charte fédérale, que la province ne peut paralyser.
À fortiori, il s'ensuit qu'une province ne peut empêcher un Canadien d'entrer sur son territoire sauf, comme on peut le présumer, dans des circonstances particulières et pour des motifs d'ordre local comme, par exemple, des raisons de santé. S'il existait un tel pouvoir d'interdiction, le pays pourrait être transformé en une série d'enclaves et "l'union" qu'ont recherchée et obtenue les provinces d'origine serait annihilée. Le sujet d'un pays étranger ami se trouve dans une situation semblable: à toutes fins pratiques, il bénéficie de tous les droits du citoyen.
Tel est donc le statut national, comprenant certains caractères inhérents ou constitutifs qui lui sont propres, des membres de la communauté canadienne, et seul le Parlement peut, par exemple au moyen de la mise hors la loi, le modifier, l'annuler ou le détruire.
Au cours du débat constitutionnel qui a abouti à l'adoption de la Charte, il y a eu une vague de préoccupations de la part des politiciens et des théoriciens concernant l'établissement de nombreux obstacles à l'activité économique interprovinciale. Il y avait aussi un net sentiment que l'intégration économique canadienne, qui n'avait été que partiellement réalisée sous le régime de l'Acte de l'Amérique du Nord britannique, devait être complétée. Le gouvernement fédéral était particulièrement préoccupé par l'effritement croissant de l'union économique canadienne; voir Safarian, Canadian Federalism and Economic Integration (1974); Trebilcock, Federalism and the Canadian Economic Union (1983); Trudeau, Le temps d'agir: Jalons du renouvellement de la fédération canadienne (1978); Association du Barreau canadien, comité sur la Constitution, Vers un Canada nouveau (1978); Comité constitutionnel du parti libéral du Québec, Une nouvelle fédération canadienne, (1980); Groupe de travail sur l'unité canadienne, Se retrouver: observations et recommandations (1970); Chrétien, Pouvoirs touchant l'économie: fondements constitutionnels de l'union économique canadienne (1980).
Ces préoccupations économiques ont sans doute contribué à l'enchâssement constitutionnel, au par. 6(2) de la Charte, de la liberté de circuler dans tout le pays et de s'établir dans toute province. Mais la citoyenneté et les droits et obligations qui lui sont inhérents ne sont pas seulement pertinents en ce qui concerne le souci de l'État de bien structurer l'économie. La citoyenneté définit les rapports des citoyens avec leur pays et les droits qui leur échoient à cet égard, un facteur qui n'avait pas échappé au juge Rand comme il ressort de l'extrait déjà reproduit. Cette interprétation se dégage du texte de l'art. 6 de la Charte qui n'est pas formulé en fonction des éléments structuraux du fédéralisme, mais en fonction des droits des citoyens et des résidents permanents du Canada. Il y a corrélation entre citoyenneté et nationalité. La citoyenneté comporte le droit inhérent de résider n'importe où dans le pays et de gagner sa vie sans égard aux frontières provinciales. La Charte rend ce droit expressément applicable aux citoyens de même qu'aux résidents permanents. Ce droit, comme les autres droits individuels garantis par la Charte, doit être interprété de façon libérale pour réaliser son objectif qui est d'accorder à tous les Canadiens et résidents permanents les droits qui découlent du fait d'appartenir à un pays uni ou d'y résider en permanence.
Cette conception me semble tout à fait conforme à l'interprétation de la Charte "fondée sur l'objet visé" que le juge en chef Dickson a formulée dans le passage suivant de l'arrêt R. c. Big M Drug Mart Ltd., précité, à la p. 344:
À mon avis, il faut faire cette analyse et l'objet du droit ou de la liberté en question doit être déterminé en fonction de la nature et des objectifs plus larges de la Charte elle-même, des termes choisis pour énoncer ce droit ou cette liberté, des origines historiques des concepts enchâssés et, s'il y a lieu, en fonction du sens et de l'objet des autres libertés et droits particuliers qui s'y rattachent selon le texte de la Charte. Comme on le souligne dans l'arrêt Southam, l'interprétation doit être libérale plutôt que formaliste et viser à réaliser l'objet de la garantie et à assurer que les citoyens bénéficient pleinement de la protection accordée par la Charte. En même temps, il importe de ne pas aller au delà de l'objet véritable du droit ou de la liberté en question et de se rappeler que la Charte n'a pas été adoptée en l'absence de tout contexte et que, par conséquent, comme l'illustre l'arrêt de cette Cour Law Society of Upper Canada c. Skapinker, [1984] 1 R.C.S. 357, elle doit être située dans ses contextes linguistique, philosophique et historique appropriés.
Vu les ressemblances générales de la structure fédérale des deux pays, il n'est pas sans intérêt de constater qu'on a également conclu à l'existence de la liberté de circulation et d'établissement dans la Constitution américaine. Il est vrai que la position américaine découle d'un fondement constitutionnel différent de l'art. 6 de la Charte mais, à mon avis, elle peut quand même nous éclairer sur certains points que soulève l'art. 6.
La Constitution américaine n'a pas de disposition précise portant sur "la liberté de circulation et d'établissement", mais les tribunaux ont déjà considéré que certaines de ses dispositions garantissaient cette liberté. Cela a été fait principalement par l'article IV, par. 2(1), de la Constitution américaine qui prévoit que: [TRADUCTION] "Les citoyens de chaque État auront droit à toutes les immunités et à tous les privilèges de citoyens dans les divers États". Dans l'arrêt Toomer v. Witsell, 334 U.S. 385 (1948), la Cour suprême des États-Unis a affirmé que la disposition sur les immunités et privilèges avait pour but [TRADUCTION] "de réunir en une seule nation une série d'États souverains et indépendants". Mais il convient de souligner que, tout comme dans le cas de la Charte, on est parvenu à réaliser cet objectif en accordant des droits aux citoyens. Les buts de l'article IV sont semblables à ceux de l'art. 6 de la Charte et les tribunaux américains ont considéré que l'article IV protégeait des droits semblables à ceux du par. 6(2). Les mêmes préoccupations économiques de l'État et le droit du citoyen sont intimement liés.
L'alinéa 6(2)b) -- La jurisprudence existante
Les considérations précédentes ressortent des quelques décisions qui ont été rendues jusqu'à maintenant sous le régime du par. 6(2) et elles ont été reprises dans le seul arrêt rendu par cette Cour au sujet de cette disposition, savoir l'arrêt Law Society of Upper Canada c. Skapinker, [1984] 1 R.C.S. 357.
L'affaire Skapinker portait sur la validité de l'al. 28c) de la Law Society Act, R.S.O. 1980, chap. 233, qui exigeait que tous les membres du barreau de l'Ontario soient citoyens canadiens. M. Skapinker, un citoyen sud‑africain résidant au Canada, remplissait toutes les conditions requises pour être membre du barreau, à l'exception de celle de la citoyenneté exigée par l'al. 28c). Il a soutenu que conformément à l'al. 6(2)b) il avait, à titre de résident permanent, un droit "distinct" au travail et que, par conséquent, l'al. 28c) était incompatible avec l'al. 6(2)b) de la Charte et donc inopérant en vertu du par. 52(1) de la Loi constitutionnelle de 1982. Il convient de souligner que l'argument n'était pas fondé sur la résidence; M. Skapinker était déjà résident de l'Ontario.
Le juge Estey, qui a rédigé l'arrêt unanime de la Cour, a confirmé la validité de l'al. 28c). Il a analysé la corrélation entre les al. 6(2)a) et b) pour conclure que même si les al. 6(2)a) (le droit de se déplacer et d'établir sa résidence) et b) (le droit de gagner sa vie) ne devaient pas être interprétés comme étant strictement inséparables, l'al. 6(2)b) ne pouvait pas être entièrement dissocié des droits garantis au par. 6(1) et à l'al. 6(2)a). L'alinéa 6(2)b) comportait un élément de liberté de circulation. Il ne pouvait donc justifier le droit "distinct" au travail invoqué par Skapinker.
Les alinéas 6(2)a) et b) ont été interprétés comme conférant des droits distincts mais non dissociés, conformément à la rubrique "Liberté de circulation et d'établissement" qui précède l'article. Selon le juge Estey, "Il y a une distinction de rôle et d'objet" (p. 380) entre les deux dispositions. L'élément de circulation et d'établissement inhérent à l'al. b) ne va pas jusqu'à exiger d'une personne qu'elle se déplace dans une autre province et devienne résidente de cette province avant de pouvoir y gagner sa vie. Comme l'a affirmé le juge Estey à la p. 382 : "Les deux droits (à l'al. a) et à l'al. b)) se rapportent au déplacement dans une autre province, soit pour y établir sa résidence, soit pour y travailler sans y établir sa résidence".
Le juge Estey a examiné spécifiquement la situation de celui qui traverse une frontière interprovinciale pour se rendre à son travail. Il a conclu que cette personne n'a pas à établir sa résidence dans la province où elle travaille pour que l'al. b) lui garantisse un droit au travail.
Dans l'arrêt Skapinker, cette Cour n'avait pas à s'attaquer à la question de la nature précise de l'élément de "liberté de circulation". Ce qui est clair cependant, c'est que les questions doivent être clarifiées par des facteurs concernant la citoyenneté comme ceux que j'ai examinés précédemment. Cela ressort clairement de la façon dont le juge Estey a traité la décision rendue par le juge en chef Deschênes dans Malartic Hygrade Gold Mines Ltd. c. La Reine du chef du Québec, [1982] C.S. 1146, 142 D.L.R. (3d) 512, qu'il a qualifiée d'instructive.
L'affaire Malartic Hygrade portait sur l'art. 59 de la Loi sur le Barreau du Québec, L.R.Q. 1977, chap. B-1, qui permettait à un membre du barreau d'une autre province d'occuper occasionnellement mais seulement devant les tribunaux québécois exerçant une juridiction dans une matière de compétence fédérale et seulement si l'autre province accordait les mêmes privilèges aux avocats du Québec. La disposition a été contestée à la fois en vertu de l'art. 2 et de l'al. 6(2)b) de la Charte. Traitant de cette dernière disposition, le juge en chef a accordé un sens large à l'al. 6(2)b). Dans un passage cité par le juge Estey (à la p. 381), il a affirmé aux pp. 520 et 521:
Cette disposition vise sans doute à donner à la citoyenneté canadienne son sens véritable et à prévenir l'érection de murailles artificielles entre les provinces.
. . .
En principe la Charte veut donc assurer la mobilité interprovinciale.
Le juge en chef Deschênes a également ajouté, à la p. 521, que l'al. 6(2)b) devrait être interprété de façon à empêcher les restrictions provinciales fondées sur "l'extra-provincialité", c.-à-d. celles qui font de la résidence un critère d'exclusion. À son avis, toute restriction à la liberté de circulation interprovinciale doit satisfaire au critère de l'al. 6(3)a) pour être valide. Il a estimé que c'est au moyen de l'al. 6(3)a) que les caractéristiques régionales devraient être prises en compte. Il a ensuite conclu que l'al. 28c) était valide en vertu de cette disposition. Qu'il suffise de dire ici que je suis d'accord avec la portée générale accordée à l'al. 6(2)b) et que je n'ai pas à examiner ses conclusions quant à l'al. 6(3)a). Je traiterai cependant plus loin des questions que soulève cette disposition en l'espèce.
La nature de l'élément de "liberté de circulation" nécessaire a été soulignée dans l'arrêt Basile v. Attorney-General of Nova Scotia (1984), 11 D.L.R. (4th) 219 (C.S.N.-É.D.A.) Un règlement de la Nouvelle‑Écosse empêchait les non‑résidents d'obtenir un permis de ventes à domicile. Le demandeur qui travaillait pour une maison d'édition québécoise a présenté une demande de permis qui lui a été refusée parce qu'il n'était pas un résident permanent de la Nouvelle‑Écosse. Il a alors contesté la disposition en invoquant l'al. 6(2)b) de la Charte. La cour a décidé que le règlement violait l'al. 6(2)b) et qu'il n'était sauvegardé ni par le par. 6(3) ni par l'article premier.
Le juge Jones qui a rendu le jugement de la cour a adopté une interprétation large de l'al. 6(2)b). Il a conclu, à la p. 224, que [TRADUCTION] ". . . la Charte confère le droit de gagner sa vie dans toute province sans égard à la résidence". Bien qu'il ait accepté l'opinion des juges formant la majorité de la Cour d'appel de l'Ontario dans l'arrêt Re Skapinker and Law Society of Upper Canada (1983), 145 D.L.R. (3d) 502, que cette Cour a infirmé par la suite, il a carrément fondé ses motifs sur le fait que l'interdiction en question établissait à l'égard des non-résidents une distinction qui violait les droits du citoyen et non simplement la liberté de circulation. Voici ce qu'il affirme, à la p. 224:
[TRADUCTION] En toute déférence pour la Cour d'appel de l'Ontario, il faudrait insister sur les droits de citoyenneté et non simplement sur la liberté de circulation. L'article 19 du règlement interdit aux non‑résidents de travailler comme vendeurs à domicile en Nouvelle‑Écosse. La disposition établit clairement une distinction à l'écart des non‑résidents et le juge de première instance a conclu qu'il en était ainsi. Un non‑résident se voit dans l'impossibilité d'obtenir un permis pour ce seul motif. À première vue, l'article viole donc l'al. 6(2)b) de la Charte.
Je m'étendrai davantage sur ce point en analysant le règlement 154. Quoi qu'il en soit, si l'on tient pour acquis que la liberté de circulation d'un non‑résident est nécessaire pour invoquer la protection accordée par l'al. 6(2)b), cela me semble conforme à l'esprit des exemples donnés dans l'arrêt Skapinker, précité. Un non‑résident qui désire obtenir un permis de vente à domicile de la Nouvelle‑Écosse devra obligatoirement établir une certaine communication avec la Nouvelle-Écosse pour se servir du permis et ce, même s'il retourne régulièrement à son lieu de résidence au Québec. Cette communication semble suffisante pour remplir toute condition relative à la liberté de circulation personnelle. Il ressort à tout le moins d'une interprétation libérale de la Charte que cet élément de liberté de circulation n'a pas à constituer un aspect régulier ou marquant si l'on garde à l'esprit que l'al. 6(2)a) ne fait qu'aider à interpréter l'al. 6(2)b) et qu'aucun des alinéas ne dépend entièrement de l'autre.
Une autre question ressort de la jurisprudence, celle de savoir si une demande particulière est protégée par l'expression "de gagner leur vie". Le juge Arnup, dissident en Cour d'appel dans l'arrêt Skapinker, précité, fait allusion à cela, aux pp. 514 et 515. [TRADUCTION] "Le résident permanent qui se rend dans une autre province", dit-il, "a le droit d'y gagner sa vie qu'il soit avocat ou mécanicien de classe "A", mais il doit se conformer aux lois de cette province concernant les qualités requises de tous les avocats et les mécaniciens (à l'exception des lois qui établissent une distinction fondée sur la province de résidence actuelle ou antérieure)". Je partage cet avis. À mon sens, l'al. 6(2)a) garantit non seulement le droit de gagner sa vie mais, plus précisément, le droit de gagner sa vie selon la profession ou le métier de son choix tout en étant assujetti aux mêmes conditions que les résidents.
Aux fins de l'al. 6(2)b), on ne peut excuser le refus aux non‑résidents de l'accès à certains domaines par le fait que certains emplois leur sont encore accessibles. Le droit de gagner sa vie selon la profession ou le métier de son choix doit demeurer un droit viable et les provinces ne peuvent le rendre pratiquement sans effet et essentiellement illusoire. Ce point peut être illustré par l'affaire Re Mia and Medical Services Commission of British Columbia (1985), 17 D.L.R. (4th) 385 (C.S.C.-B.), où la Medical Services Commission de la Colombie‑Britannique avait refusé d'accorder à un médecin compétent un numéro de facturation qui lui permettrait d'exercer la médecine générale à l'endroit de son choix. Il a été décidé que la Commission n'avait pas compétence pour refuser un numéro de facturation à la requérante. Bien qu'un argument de droit administratif fût suffisant pour statués sur la requête, le juge en chef McEachern de la Cour suprême (maintenant juge en chef de la Colombie‑Britannique) a poursuivi l'examen de l'affaire en fonction des art. 6 et 7 de la Charte. En ce qui concerne l'art. 6, il a laissé entendre qu'il n'est pas nécessaire qu'une personne soit complètement privée d'un gagne-pain particulier pour qu'il y ait violation. Il suffit qu'elle soit défavorisée dans l'exercice de sa profession ou de son métier. Une préférence fondée sur la résidence et la pratique antérieure avait été accordée à d'autres membres relativement aux numéros de facturation. La requérante avait donc été défavorisée. L'argument selon lequel le refus d'accorder un numéro de facturation n'avait pas défavorisé la requérante puisqu'elle pouvait exiger que les patients la paient directement a été rejeté rapidement et à juste titre selon moi. Il est irréaliste de s'attendre à ce que des patients qui bénéficient d'une assurance-maladie aillent consulter un médecin dont les services ne sont pas couverts par le régime médical. Le refus d'accorder un numéro de facturation à la requérante l'a effectivement empêchée de gagner sa vie à l'endroit de son choix. On a interprété l'expression "gagner leur vie" à l'al. 6(2)b) comme signifiant [TRADUCTION] "le droit de pratiquer sur une base économique viable" (p. 408): voir également la décision Wilson v. Medical Services Commission of British Columbia (1987), 9 B.C.L.R. (2d) 350.
Il est important que les tribunaux examinent le contenu de dispositions qui, à première vue, ne semblent pas nuire au droit de gagner sa vie et s'assurent qu'elles ne sont pas, à toutes fins pratiques, rendues inopérantes.
L'application de l'al. 6(2)b) de la Charte aux règlements 154 et 75B
Je suis d'avis que les règlements 154 et 75B violent tous les deux l'al. 6(2)b) de la Charte. L'effet conjugé de ces règlements compromet sérieusement la capacité des intimés de maintenir une association viable pour gagner leur vie et rend un tel arrangement commercial tout à fait impossible.
Examinant d'abord le règlement 154, les juges des tribunaux d'instance inférieure ont tous convenu que ce règlement violait à première vue l'al. 6(2)b). Le règlement 154 n'interdit pas aux avocats non résidants de pratiquer le droit en Alberta. Il leur interdit plutôt de s'associer avec des résidents en vue de pratiquer le droit. Il est loisible aux membres non résidants de la Law Society de pratiquer le droit en Alberta seuls ou avec d'autres membres non résidants. Les non‑résidents, bien qu'ils ne soient pas privés du droit de pratique en Alberta, sont sévèrement restreints dans l'exercice de leur pratique. Ils ne peuvent s'associer avec des avocats résidants. Les associations constituent le mode d'organisation le plus courant des cabinets d'avocats et le règlement 154 empêche les non-résidents de s'associer avec les gens qui constitueraient leur lien le plus précieux avec la communauté juridique albertaine, les avocats résidants. En l'absence de véritables liens en Alberta, les membres non résidants verraient leur capacité de gagner leur vie en Alberta sérieusement limitée.
En supposant que la liberté de circulation personnelle soit requise pour qu'entre en jeu la protection de l'al. 6(2)b), le règlement 154 est formulé de façon à restreindre cette liberté de circulation. Dans l'arrêt Skapinker, précité, le juge Estey a affirmé que l'art. 6 protégeait le droit d'une personne de travailler dans une autre province sans y établir sa résidence. En vertu du règlement 154, il est pratiquement impossible pour quiconque de pratiquer le droit en Alberta sans s'y établir. Il faut se rappeler que, même si les faits particuliers de cette affaire nous offrent un contexte précieux pour examiner les règlements, c'est la mesure législative qui est en cause et c'est cette mesure qui doit être examinée pour déterminer si elle a pour objet ou pour effet de compromettre la liberté de circulation.
J'accepte le sens que le juge Kerans de la Cour d'appel a attribué à la disposition et je ne crois pas qu'elle puisse être interprétée de façon atténuée, comme la Law Society et le procureur général du Québec le prétendent, pour exclure une personne qui ne réside pas en Alberta mais qui pratique personnellement dans cette province. Cependant, même si je devais interpréter la disposition de cette façon, j'aurais cru que toute liberté de circulation pertinente que protège l'al. 6(2)b) serait suffisante pour permettre de gagner sa vie. Les visites irrégulières que les associés torontois des intimés effectueraient en Alberta seraient donc suffisantes. Cela découle de ce que j'ai dit précédemment au sujet de l'affaire Basile, précitée. À mon avis, pour reprendre l'expression du juge Estey dans l'arrêt Skapinker, précité, de tels déplacements confèrent un "minimum de pertinence" suffisant à l'élément de liberté de circulation. Ce serait imposer aux tribunaux une tâche impossible que d'exiger qu'ils contrôlent précisément le nombre de déplacements interprovinciaux qu'un individu devrait effectuer pour être protégé par l'al. 6(2)b). Ce facteur indique d'ailleurs que l'al. 6(2)b) devrait être abordé de façon plus large.
En réalité, une interprétation de la Charte fondée sur l'objet visé nous oblige à aborder de manière plus globale la liberté de circulation. Le paragraphe 6(2) était destiné à protéger le droit d'un citoyen (et par extension celui d'un résident permanent) de se déplacer à l'intérieur du pays, d'établir sa résidence à l'endroit de son choix et de gagner sa vie sans égard aux frontières provinciales. Les provinces peuvent évidemment réglementer ces droits (selon l'arrêt Skapinker). Cependant, sous réserve des exceptions contenues à l'article premier et à l'art. 6 de la Charte, elles ne peuvent le faire en fonction des frontières provinciales. Ce serait déroger aux droits que possède le citoyen, en sa qualité même de citoyen, d'être traité également partout au Canada. Ces droits s'appliquent maintenant à ceux qui ont le statut de résident permanent au Canada. Cette interprétation est conforme aux droits reconnus traditionnellement au citoyen, tel qu'exposé dans l'arrêt Winner, précité, aux préoccupations exprimées lors des négociations entourant la Charte et au texte de la Charte. Elle est également conforme à l'interprétation libérale et fondée sur l'objet visé qu'exige la Charte.
Le texte de l'al. 6(2)b) est certainement assez clair. Il accorde aux citoyens et aux résidents permanents le droit "de gagner leur vie dans toute province". Il convient de signaler que la dernière expression n'implique pas le déplacement physique de l'individu vers la province. L'expression "travailler dans la province" qui est utilisée dans certaines décisions peut se prêter plus facilement à cette interprétation. Mais ce ne sont pas les termes que la Charte emploie. Il ne fait cependant aucun doute qu'une personne peut gagner sa vie dans une province sans s'y trouver personnellement. Cela est conforme au droit applicable dans d'autres domaines. Il a déjà été décidé qu'un non‑résident était assujetti au paiement d'un impôt personnel pour le revenu gagné dans une province même s'il n'y avait fait des affaires que par l'intermédiaire d'un mandataire. On a considéré que cet impôt avait été prescrit [TRADUCTION] "dans la province"; voir, par exemple, l'arrêt Kerr v. Superintendent of Income Tax, [1942] R.C.S. 435. Comme le souligne le juge Estey dans l'arrêt Skapinker, précité, à la p. 379, la rubrique "Liberté de circulation et d'établissement" qui précède l'art. 6 n'est pas déterminante mais vise peut-être seulement à écarter un sens qui ne concorde pas avec cette rubrique. La rubrique me semble donner une bonne description générale des dispositions de l'art. 6 et une interprétation qui permet à une personne de gagner sa vie partout au Canada ne me paraît pas constituer un sens incompatible avec la liberté de circulation et d'établissement. Qui plus est, le texte de l'al. 6(3)a) laisse croire que l'al. 6(2)b) devrait avoir le sens que je lui ai attribué; voir la décision Re Mia, précitée, à la p. 404. Je répète ici les propos tenus par le juge Estey à la p. 380 de l'arrêt Skapinker, précité:
Les derniers mots de l'al. 6(3)a), que je viens tout juste de citer, étayent la conclusion que l'al. 6(2)b) vise la "liberté de circulation et d'établissement" et non pas à établir un droit distinct au travail. L'interprétation de l'al. 6(2)b) en fonction des exceptions énoncées à l'al. 6(3)a) permet également d'expliquer pourquoi les mots "dans toute province" sont utilisés: en vertu de l'al. 6(2)b), les citoyens et les résidents permanents ont le droit de gagner leur vie dans toute province, mais ce droit est subordonné aux lois et usages "d'application générale" dans cette province qui n'établissent aucune distinction fondée principalement sur la province de résidence.
Il est vrai que plusieurs des remarques contenues dans l'arrêt Skapinker visent la situation d'individus qui traversent personnellement la frontière. Il faut cependant garder en tête que ce que l'on cherchait à distinguer dans cette affaire était une loi qui ne visait pas du tout les non‑résidents. Skapinker était déjà résident de l'Ontario et la disposition en cause ne constituait pas une barrière provinciale favorisant les résidents. Par conséquent, la mention de ceux qui traversent une frontière pour se rendre à leur travail constituait un moyen approprié d'y arriver, surtout si l'on tient compte du fait que cet exemple avait été expressément soulevé dans l'argumentation (voir p. 370). À mon avis, le droit d'un citoyen ou d'un résident permanent de gagner sa vie en offrant ses services n'importe où au Canada confère un "minimum de pertinence" tout à fait suffisant à la rubrique "Liberté de circulation et d'établissement" qui précède l'art. 6.
Il est significatif que la disposition de la Constitution américaine sur les privilèges et immunités (qui, nous l'avons vu, a un objet semblable à celui du par. 6(2) de la Charte) a été interprétée de façon à accorder aux citoyens de ce pays des droits semblables à ceux expliqués dans les présents motifs. La Cour suprême des États‑Unis a récemment annulé l'obligation d'être résident du New Hampshire pour être admis au barreau de cet État pour le motif qu'elle
violait la disposition de la Constitution sur les privilèges et immunités: Supreme Court of New Hampshire v. Piper, 470 U.S. 274 (1985). Dans l'affaire Piper, une résidente du Vermont avait été autorisée à se présenter aux examens d'admission du barreau du New Hampshire et elle les avait passés avec succès. On ne lui a cependant pas permis d'être assermentée en raison de la règle 42 des Rules of the Supreme Court of New Hampshire qui limitait l'admission aux résidents ou aux personnes qui avaient l'intention de devenir résidentes. Le juge Powell a affirmé, au nom de la cour, que la disposition sur les privilèges et immunités [TRADUCTION] "avait pour but de créer une union économique nationale" (p. 280). On a considéré que la pratique du droit était importante pour l'économie nationale. On a statué que priver un citoyen d'un État du droit de faire des affaires dans un autre État selon des conditions essentiellement identiques à celles qui étaient imposées aux citoyens de ce second État revenait à le priver d'un privilège garanti par l'article IV. Examinant les faits particuliers de cette affaire, le juge Powell a conclu qu'il n'y avait aucune raison sérieuse d'établir une distinction à l'égard des requérants non résidants et qu'on avait pas montré que les pratiques discriminatoires avaient un lien étroit avec les objectifs recherchés. La Cour suprême des États-Unis a eu recours à un raisonnement analogue pour annuler une disposition des Supreme Court Rules de la Virginie qui imposait l'obligation d'être résident pour être admis au barreau de l'État: Supreme Court of Virginia v. Friedman, 56 U.S.L.W. 4669 (1988).
Une situation semblable s'est présentée même dans la Communauté économique européenne. Dans la décision Ordre des Avocats au Barreau de Paris v. Klopp, [1985] 1 C.M.L.R. 99 (C.E.J. 1984), la Cour européenne de justice a décidé que le Conseil du barreau de Paris ne pouvait refuser d'admettre un ressortissant allemand qui désirait ouvrir des bureaux à Paris et à D{lut}sseldorf, contrairement à un règlement du barreau de Paris qui interdisait à un avocat d'avoir plus d'un bureau.
Je vais maintenant examiner brièvement le règlement 75B. Celui-ci viole également l'al. 6(2)b) pour des raisons semblables à celles énoncées quant au règlement 154. Comme je l'ai déjà affirmé, l'effet conjugé des deux règlements rend impossible l'établissement de cabinets d'avocats multiprovinciaux et il ressort clairement des faits que c'était ce qu'ils visaient. L'établissement d'associations multiples constitue l'une des formes les plus viables d'organisation d'un cabinet multiprovincial. Le règlement a été ajouté pour renforcer le règlement 504 et ne visait aucun autre problème. Je reviendrai sur cette question au moment d'examiner l'al. 6(3)a).
Restrictions au droit garanti par le par. 6(2)
Puisque j'ai conclu que les règlements 154 et 75B violent l'al. 6(2)b) de la Charte, il faut maintenant décider s'ils peuvent être maintenus en vertu de l'al. 6(3)a) ou de l'article premier qui circonscrivent tous les deux les droits garantis par le par. 6(2). Il est vrai que certains glossateurs ont laissé entendre que les par. 6(3) et (4) équivalent à une détermination législative complète des limites justifiables relatives au par. 6(2) et rendent ainsi superflu le recours à l'article premier: Hogg, Canada Act 1982 Annotated (1982), aux pp. 25 et 26; Lee et Trebilcock, "Economic Mobility and Constitutional Reform" (1987), 37 U. of T. L.J. 268, à la p. 301. Je ne suis pas d'accord avec cette thèse. Le paragraphe 6(2) est subordonné au par. 6(3) et à l'article premier. Les deux dispositions sont très différentes et le par. 6(3) ne constitue aucunement une transcription législative de la façon dont l'article premier doit être interprété dans le contexte du par. 6(2). Le paragraphe 6(3) sert plus ou moins à expliquer le par. 6(2). Il ne fait que nuancer le par. 6(2); il ne s'approprie pas le rôle de l'article premier. L'évaluation importante de divers intérêts qui s'effectue en vertu de l'article premier ne peut être écartée si aisément.
L'alinéa 6(3)a)
Le paragraphe 6(3) de la Charte prévoit:
6. . . .
(3) Les droits mentionnés au paragraphe (2) sont subordonnés:
a) aux lois et usages d'application générale en vigueur dans une province donnée, s'ils n'établissent entre les personnes aucune distinction fondée principalement sur la province de résidence antérieure ou actuelle;
b) aux lois prévoyant de justes conditions de résidence en vue de l'obtention des services sociaux publics.
L'alinéa 6(3)a) déclare valides les lois d'application générale, mais seulement si elles n'établissent aucune distinction fondée principalement sur la province de résidence.
Je n'ai pas à examiner en détail le sens d'"une loi d'application générale" parce que, même si l'on peut affirmer que les règlements sont visés par cette expression, l'al. 6(3)a) ne leur est pas applicable puisque, à mon avis, "ils établissent entre les personne [une] distinction fondée principalement sur la province de résidence antérieure ou actuelle". Cela est certainement évident en ce qui concerne le règlement 154. Ce règlement fait directement état de la province de résidence d'un avocat. La Law Society a décidé qui pouvait pratiquer avec qui en fonction de la résidence. Je puis difficilement imaginer un exemple plus clair d'une disposition qui établit une distinction fondée principalement sur la résidence.
La situation n'est cependant pas aussi claire dans le cas du règlement 75B. Les juges Dea et Kerans ont tous les deux semblé accepter que, parce que l'objet reconnu du règlement était de supprimer les conflits d'intérêts en général, il n'établissait pas de distinction fondée sur la province de résidence. Cela me pose un problème sérieux. En outre, ils paraissent avoir négligé de déterminer l'effet de la loi et non simplement son objet. Dans l'arrêt R. c. Big M Drug Mart Ltd., précité, le juge en chef Dickson a affirmé que si l'objet ou l'effet d'une loi est inconstitutionnel, la loi est alors insconstitutionnelle. La même norme d'examen s'applique à l'égard du deuxième volet de l'al. 6(3)a).
Il faut d'abord examiner l'objet du règlement 75B. Je suis convaincu que les règlements 154 et 75B sont intimement liés. Immédiatement après que la Law Society eut examiné une opinion juridique concernant le règlement 154, le règlement 75B a été ajouté aux règlements et l'avocat des intimés a été invité à présenter des observations au sujet des deux règlements. Selon celui qui était alors vice-président de la Law Society, le règlement 75B a été adopté au cours de la seule réunion où il en a été question. Me Virtue, un membre du conseil, a affirmé que les considérations qui ont incité à adopter le règlement 75B étaient [TRADUCTION] "peut-être intimement liées aux considérations relatives au règlement 154". Il a ensuite déclaré que le règlement 75B avait pour objet d'éviter les conflits d'intérêts, particulièrement ceux qui résulteraient [TRADUCTION] "si les deux cabinets associés [étaient] très éloignés géographiquement". Le même membre du conseil a admis que le règlement 154 avait pour but d'interdire l'existence de cabinets d'avocats à l'échelle nationale. Comme le règlement 154, le règlement 75B avait pour but d'interdire aux membres résidants et aux membres non résidants de s'associer pour pratiquer le droit.
Il est également manifeste que le règlement 75B aurait pour effet d'établir une distinction fondée sur la résidence. Me Virtue a reconnu qu'à l'époque où les membres du conseil examinaient le règlement 75B, [TRADUCTION] "il était clair pour tous, à tout le moins pour moi, que le règlement 75B aurait un effet sur ceux qui voulaient essayer d'établir des cabinets d'avocats à l'échelle nationale . . ." Il a poursuivi en déclarant qu'il était souhaitable que le règlement 75B porte atteinte à la création de cabinets d'avocats à l'échelle nationale parce que l'appelante pourrait plus facilement exercer ses fonctions en leur absence. Dans son analyse fondée sur l'article premier, le juge Kerans a reconnu que le règlement 75B avait pour effet d'empêcher l'association de membres résidants avec des membres non résidants. Il a affirmé que [TRADUCTION] "très peu d'avocats résidants auraient la possibilité de faire partie de plus d'une association . . . cette forme de cabinet à deux niveaux rend davantage possible l'établissement d'un cabinet multiprovincial". Ce ne sont pas les membres des cabinets locaux qui seront les plus durement touchés par le règlement 75B mais ceux qui veulent établir et maintenir des liens interprovinciaux. Le règlement 75B n'est donc pas sauvegardé par l'alinéa 6(3)a) de la Charte. C'est en vertu de l'article premier qu'il faudra décider si l'appelante était justifiée d'établir une distinction fondée sur la résidence en raison de ses préoccupations relatives aux conflits d'intérêts.
L'article premier
Ayant déterminé que les règlements 154 et 75B violent l'al. 6(2)b) de la Charte et ne sont pas justifiés aux termes de l'al. 6(3)a), il est maintenant nécessaire de décider si ces règlements imposent des limites raisonnables dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d'une société libre et démocratique au sens de l'article premier de la Charte. À cette étape-ci, c'est à la partie qui tente de maintenir la restriction, en l'espèce, la Law Society, qu'il appartient d'établir cela: R. c. Oakes, précité, aux pp. 136 et 137.
L'examen fondé sur l'article premier comporte deux étapes. La première consiste à évaluer l'importance des objectifs qui sous-tendent la loi contestée. L'objet de la loi doit être "suffisamment important [. . .] pour justifier la suppression d'un droit ou d'une liberté garantis par la Constitution": R. c. Big M Drug Mart Ltd., précité, à la p. 352. L'objectif doit se rapporter à des préoccupations "urgentes et réelles dans une société libre et démocratique": R. c. Oakes, précité, à la p. 139.
La Law Society Act et ses règlements d'application visent manifestement un objectif législatif légitime, savoir la réglementation et le contrôle de la profession juridique. La profession juridique joue un rôle important dans la société et le gouvernement a donc un intérêt valable dans la réglementation des normes de compétence et d'éthique de ses membres.
La deuxième étape de l'examen fondé sur l'article premier comporte une évaluation de la proportionnalité des moyens utilisés pour atteindre l'objectif poursuivi. Évidemment, la nature de ce critère de proportionnalité va forcément varier selon les circonstances. Nous devons garder à l'esprit les propos tenus par le juge en chef Dickson dans l'arrêt R. c. Edwards Books and Art Ltd., [1986] 2 R.C.S. 713, aux pp. 768 et 769:
Tant dans son élaboration de la norme de preuve que dans sa description des critères qui comprennent l'exigence de proportionnalité, la Cour a pris soin d'éviter de fixer des normes strictes et rigides.
Il faut accorder au législateur suffisamment de latitude pour lui permettre d'atteindre son objectif. Comme je l'ai souligné dans l'arrêt R. c. Edwards Books and Art Ltd., à la p. 795, "le législateur doit disposer d'une marge de man{oe}uvre raisonnable . . ." lorsqu'il affronte des questions de politique sociale et tente de répondre aux pressions opposées. L'expression "limites raisonnables" est utilisée à l'article premier et il faut lui donner un sens. La notion de souplesse est inhérente au terme "raisonnables". L'article premier n'exige pas la perfection. Je tenterai cependant de démontrer qu'aussi souple que l'on puisse être, les présents règlements ne sont pas acceptables en vertu de l'article premier.
En ce qui concerne d'abord le règlement 154, la Law Society a prétendu que le fait d'interdire l'existence de cabinets d'avocats multiprovinciaux se justifie par un bon nombre de raisons. Je traiterai de chacune de ces justifications alléguées séparément.
1. La pratique par des non-membres
La Law Society prétend que les services juridiques offerts au public albertain seraient compromis par l'existence de cabinets d'avocats multiprovinciaux parce que ces services seraient finalement offerts en Alberta par des avocats qui ne sont pas membres du barreau de cette province. À mon avis, cette crainte n'est pas fondée. Il se peut fort bien que les associés de Black & Co. recourent aux connaissances spécialisées des associés de McCarthy & McCarthy qui ne sont pas membres de l'appelante. Cela est tout à fait compréhensible puisque de nombreux problèmes dépassent les frontières provinciales et exigent la coopération pour leur règlement. Les avocats font souvent appel aux ressources de gens qui ne font pas partie du même barreau et ils recourent d'ailleurs souvent aux services d'individus qui ne sont pas avocats, comme par exemple des techniciens juridiques, et ce, même pour des questions qui comportent une dimension juridique.
Ce genre de conduite n'a jamais été perçu comme une menace à la qualité des services juridiques. Un avocat ne peut être expert dans tous les domaines ni connaître suffisamment les lois de divers ressorts. Il serait insensé et voire même négligent de la part d'un avocat d'essayer de régler tous les problèmes complexes qui se présentent à lui sans faire appel aux conseils et à l'aide d'une personne mieux informée en la matière. Il faut se rappeler qu'un avocat membre est entièrement responsable du travail effectué par un non‑membre, que celui-ci soit étudiant, technicien juridique ou avocat d'un autre ressort, et que pour respecter ses obligations envers la Law Society, l'avocat membre doit superviser adéquatement tout le travail accompli en son nom. Si une personne se livre à l'exercice illégal de la profession, il existe des sanctions: Legal Profession Act, R.S.A. chap. L‑9, art. 93 et 96.
2. La compétence et les connaissances spécialisées dans la province
La crainte de la Law Society que l'existence de cabinets d'avocats multiprovinciaux ait pour effet de diminuer la compétence et les connaissances spécialisées dans la province n'est pas convaincante. Cet argument semble constituer une justification de la protection d'un barreau local plutôt qu'une justification valable de l'interdiction contenue dans le règlement 154. Ce "problème", si cela en est vraiment un, existe à l'égard de tous les membres non résidants, parmi lesquels il en existe un bon nombre, et l'association de résidents avec des non‑résidents ne l'aggrave aucunement. En fait, en s'associant avec des membres résidants, les membres non résidants conservent un lien précieux avec l'Alberta et maintiennent à jour leur connaissance des règles et de la procédure locales. Le fait de séparer les membres résidants des membres non résidants ne remédie pas au problème perçu.
Il n'y a aucune preuve que les membres non résidants sont moins compétents pour traiter d'affaires locales ni aucune raison de croire qu'il en est effectivement ainsi. Comme l'a souligné la Cour suprême des États-Unis dans l'arrêt Supreme Court of New Hampshire v. Piper, précité, à la p. 285, un avocat non résidant aura vraisemblablement, sur le plan pratique, un très grand intérêt à se familiariser avec les règles locales s'il veut pratiquer de quelque façon dans le ressort ou y maintenir sa réputation.
Dans l'arrêt Frazier v. Heebe, 96 L.Ed. 2d 557 (1987), à la p. 566, le juge Brennan a souligné que les non‑résidents qui ont réussi aux examens du barreau local ont démontré leur compétence dans les affaires locales. Le processus d'examen devait être conçu pour assurer que ceux qui n'ont pas de compétence dans les affaires locales soient empêchés de devenir membres de ce barreau.
3. Le fonds d'indemnisation et l'assurance-responsabilité
La Law Society prétend que le fonds d'indemnisation de l'Alberta sera soumis à des risques plus élevés en raison de la prolifération de cabinets d'avocats à l'échelle nationale. On prétend qu'il y aurait confusion quant à la question de savoir si, en cas de détournement de fonds, le client pourrait adresser une réclamation portant sur le fonds d'indemnisation de l'Alberta ou sur celui d'une autre province. Les membres non résidants versent des cotisations au fonds de l'Alberta au même titre que les membres résidants et de tels fonds existent dans la plupart des autres provinces. Il est donc peu probable que le fonds de l'Alberta sera soumis à des risques plus élevés. Le risque de confusion n'est pas important au point de requérir une interdiction aussi absolue. Pour pouvoir adresser une réclamation portant sur le fonds d'indemnisation de l'Alberta, la perte doit être directement reliée à la pratique d'un membre à l'intérieur de la province. Une enquête est habituellement tenue pour déterminer si la réclamation est valide. Même lorsqu'un cabinet multiprovincial est en cause, les documents devraient être facilement accessibles pour déterminer de façon appropriée si le détournement de fonds est relié à la pratique à l'intérieur de la province. Je reconnais qu'il se peut que le lieu de la pratique ne soit pas aussi clair dans le cas où un membre non résidant est associé à des membres résidants et qu'une enquête plus approfondie soit nécessaire, mais cela ne crée pas d'obstacles insurmontables quant au maintien et à la gestion du fonds d'indemnisation.
Des préoccupations au sujet de la couverture d'assurance ont également été exprimées. Il est dans l'intérêt public que les avocats soient protégés par une assurance-responsabilité. La façon la plus claire dont un barreau peut garantir qu'un membre, résidant ou non, est assuré convenablement consiste à adopter des règlements rendant l'assurance obligatoire. C'est d'ailleurs ce que la Law Society appelante a fait. Les membres non résidants ne sont pas couverts par le régime d'assurance-groupe qu'elle administre mais, en vertu du règlement 129, un non-résident doit prouver qu'il est assuré contre les réclamations en matière de responsabilité professionnelle qui découlent de sa pratique en Alberta dans une mesure équivalant essentiellement à l'indemnité accordée aux membres résidants. Un membre qui n'est pas convenablement assuré peut être suspendu. Il n'y a aucune raison de craindre que ce règlement ne soit pas adéquat pour garantir que les membres sont suffisamment assurés.
4. La discipline
À première vue, la prétention de la Law Society que son pouvoir disciplinaire ne serait pas aussi efficace à l'égard des membres non résidants qui font partie d'un cabinet d'avocats multiprovincial semble convaincante. Un examen plus attentif révèle cependant que cette crainte n'est pas fondée. On prétend relativement à cette crainte que le non-résident associé à un résident n'aurait plus de respect pour la gestion de la profession par la Law Society.
La Law Society peut définir les normes d'éthique appropriées pour ses membres et leur imposer des mesures disciplinaires sans égard à leur lieu de résidence. Les sanctions peuvent être exécutoires même au-delà des frontières de la province. Le problème n'est pas aggravé du simple fait qu'un non-résident s'associe à un résident. Les mêmes préoccupations existent en ce qui concerne tout membre non résidant. Dans le cas d'une association avec un membre résidant, la Law Society peut en fait exercer un plus grand contrôle sur le membre non résidant puisque celui-ci va entretenir, avec les membres de la profession locale, des relations importantes qui risquent d'être coupées complètement s'il ne respecte pas les sanctions qu'impose la Law Society. Pour les mêmes raisons, ces relations peuvent dans les faits susciter un plus grand respect des membres pour l'autorité de la Law Society. Les membres résidants peuvent également faire pression pour que le non-résident respecte la discipline afin que soient maintenues l'intégrité des autres avocats et la réputation du cabinet auprès du public.
Un non-résident qui investit les premières sommes requises pour établir un cabinet multiprovincial et qui se donne la peine de faire toutes les démarches voulues pour pouvoir pratiquer dans une autre province a véritablement intérêt à se conformer aux exigences du barreau local. Par exemple, la seule suspension porterait sérieusement atteinte à ce membre, même s'il pouvait toujours pratiquer dans un autre ressort, parce qu'un lien qu'il aurait jugé suffisamment important d'exploiter serait rompu. Il est probable qu'une suspension nuise davantage au non-résident associé avec un résident qu'à un non‑résident qui n'a aucune association de ce genre.
5. Programmes de maintien de la compétence
La Law Society appelante dispose d'un certain nombre de programmes optionnels qui visent à maintenir la compétence de la profession, comme des colloques sur la prévention des pertes, les services d'un conseiller en pratique et de "mentors". On prétend que les membres non résidants ne peuvent profiter de ces programmes et l'on insinue que les avocats non‑résidents sont donc moins compétents. J'ai déjà fait part de mon opinion sur ces préoccupations relatives à la compétence et je ne la répéterai pas ici. Je doute que tous les membres résidants ou même la plupart d'entre eux profitent de ces programmes. Si ces programmes étaient essentiels au maintien de la compétence, la Law Society devrait les rendre obligatoires.
Il est possible que les non‑résidents profitent des programmes de la Law Society ou des programmes équivalents offerts dans leur province de résidence. Les avocats voyagent souvent pour assister à des conférences et à des colloques. Les services d'un conseiller en pratique ou d'un mentor bénévole peuvent être obtenus par téléphone. Il est également probable que le barreau de la province de résidence de la personne offre des programmes semblables.
6. Éthique -- partage d'honoraires
Le dernier motif invoqué par la Law Society pour interdire l'existence de cabinets d'avocats à l'échelle nationale est que de tels arrangements peuvent donner lieu à un partage d'honoraires qu'elle juge inadmissible sur le plan éthique. Cependant, malgré cela, la Law Society avait abrogé antérieurement le règlement interdisant ce partage des honoraires. Si le partage d'honoraires représente une conduite inadmissible sur le plan éthique et doit être évité à tout prix, logiquement, on serait en droit de s'attendre à ce que l'appelante adopte un règlement en ce sens. Mais elle n'a pas jugé nécessaire de le faire.
Sans me prononcer sur la question de savoir si le partage d'honoraires est fondamentalement inadmissible sur le plan éthique, j'estime qu'un partage d'honoraires ne résultera pas forcément de l'établissement de cabinets multiprovinciaux. Un exemple utile est l'arrangement qui existe entre Black & Co. et McCarthy & McCarthy. Les profits de Black & Co. ne sont partagés qu'entre les associés de Black & Co. S'il survenait un partage d'honoraires contraire à un règlement de la Law Society, les membres concernés pourraient faire l'objet de sanctions en conséquence.
En définitive, je trouve que les restrictions apportées aux droits contenus au par. 6(2) en raison du règlement 154 sont tout à fait disproportionnées aux objectifs législatifs poursuivis. Le fait que l'appelante n'ait envisagé rien de moins qu'une interdiction générale est, à mon avis, révélateur. Il existe plusieurs autres moyens raisonnables de réaliser l'objectif législatif qui était poursuivi sans porter atteinte si radicalement à la liberté de circulation et d'établissement. Le règlement n'est pas raisonnablement justifié comme l'exige l'article premier et il est donc inopérant.
En ce qui concerne le règlement 75B, l'appelante prétend qu'il est justifié parce qu'il 1) vise à supprimer les violations du secret professionnel et les conflits d'intérêts et 2) atténue le problème éthique concernant la sollicitation de clientèle et le rabattage.
Il est sûrement important qu'un avocat évite les conflits d'intérêts. Lorsqu'un cabinet prend de l'expansion et ouvre d'autres bureaux, des moyens plus perfectionnés de détection et de prévention des conflits d'intérêts doivent être mis en place. En cette ère des ordinateurs, il existe de tels systèmes de détection. Le système informatisé que Black & Co. utilise avec McCarthy & McCarthy s'est révélé très efficace pour éviter les conflits d'intérêts. De grands cabinets d'experts-comptables à l'échelle nationale et internationale utilisent avec succès des systèmes semblables. Aux États-Unis, où il existe d'innombrables cabinets ayant des bureaux dans divers États, il n'y a aucune preuve que ces cabinets aient connu de graves problèmes en matière de conflits d'intérêts.
Les problèmes de secret professionnel et de conflits sont en grande partie fonction de la taille d'un cabinet. Lorsqu'un cabinet commence à prendre de l'expansion, la communication devient plus difficile et il faut mettre sur pied un moyen systématique de prévenir les conflits d'intérêts. Le règlement 75B interdit de manière générale les associations d'avocats peu importe la taille des cabinets ou l'endroit où ils se trouvent. Encore une fois, c'est un moyen draconien d'éviter un problème qui pourrait être résolu plus facilement. La Law Society exige déjà que ses membres évitent les situations de conflits d'intérêts. Si un membre ne respecte pas cette exigence, la Law Society peut lui infliger des mesures disciplinaires, qu'il réside ou non dans la province.
Plusieurs de mes observations au sujet du partage des honoraires s'appliquent également aux préoccupations de la Law Society concernant la sollicitation de clientèle et le rabattage. La sollicitation de clientèle et le rabattage ne sont pas expressément interdits par les règlements de la Law Society. Si cette conduite n'est particulièrement pas souhaitable, elle devrait être régie par des moyens plus directs que le règlement 75B. Le règlement 75B n'est pas sauvegardé par l'article premier de la Charte et est donc lui aussi inopérant.
Compte tenu de la conclusion à laquelle je suis parvenu en ce qui concerne l'al. 6(2)b) de la Charte, il ne m'est pas nécessaire d'examiner si les règlements 154 et 75B violent l'al. 2d) de la Charte ou s'ils constituent une limite déraisonnable à la liberté de commerce, et je m'abstiendrai donc de le faire.
Conclusion
Par conséquent, je suis d'avis de rejeter le pourvoi avec dépens dans toutes les cours et de répondre ainsi aux questions constitutionnelles:
1.Les règlements 154 ou 75B de la Law Society of Alberta portent‑ils atteinte à la liberté de circulation et d'établissement garantie par l'al. 6(2)b) de la Charte canadienne des droits et libertés?
Oui.
2.À supposer que les règlements 154 ou 75B de la Law Society of Alberta portent atteinte à la liberté de circulation et d'établissement garantie par l'al. 6(2)b) de la Charte canadienne des droits et libertés, ces règlements 154 et 75B sont‑ils justifiés par l'article premier de la Charte canadienne des droits et libertés et, par conséquent, compatibles avec la Loi constitutionnelle de 1982?
Non.
Il n'est pas nécessaire de répondre aux questions 3 et 4.
//Le juge McIntyre//
Version française des motifs des juges McIntyre et L'Heureux-Dubé rendus par
LE JUGE MCINTYRE (dissident en partie) — J'ai eu l'avantage de lire les motifs de jugement rédigés en l'espèce par mon collègue le juge La Forest. Il a exposé les faits essentiels et tracé l'historique de ces procédures et il ne me sera pas nécessaire de les reprendre en détail. Avec déférence pour l'opinion exprimée par mon collègue, je ne puis accepter le résultat auquel il arrive et je me sens obligé d'exprimer mon opinion.
Les deux règlements adoptés par la Law Society of Alberta et contestés en l'espèce sont: le règlement 154 qui prévoit:
[TRADUCTION] 154. Un membre actif qui réside ordinairement en Alberta et y pratique le droit ne peut s'associer ou se joindre de quelque autre manière à quelqu'un qui n'est pas un membre actif qui réside ordinairement en Alberta, pour pratiquer le droit en Alberta, ni continuer de le faire.
et le règlement 75B dont voici le texte:
[TRADUCTION] 75B. Nul membre ne doit s'associer à plus d'un cabinet d'avocats en vue de pratiquer le droit.
Personne n'a suggéré que ces règlements seraient inconstitutionnels en vertu du partage des pouvoirs énoncé dans la Loi constitutionnelle de 1867 et, par conséquent, s'ils doivent être annulés ils doivent l'être aux termes des dispositions de la Charte canadienne des droits et libertés. Mon collègue le juge La Forest a conclu que les deux règlements contreviennent aux dispositions de l'al. 6(2)b) de la Charte, qui concernent la liberté de circulation et d'établissement, et que ni l'un ni l'autre règlement ne peut être justifié en vertu de l'article premier. Ayant conclu à l'inconstitutionnalité de ces règlements, il a refusé de se prononcer sur les troisième et quatrième questions constitutionnelles formulées par le Juge en chef qui soulèvent la question de savoir si ces deux règlements violent la liberté d'association garantie par l'al. 2d) de la Charte.
Il m'est tout à fait impossible de conclure que le règlement 154 touche ou porte atteinte à la liberté de circulation et d'établissement garantie à l'art. 6 de la Charte. La Cour a examiné l'al. 6(2)b) dans l'arrêt Law Society of Upper Canada c. Skapinker, [1984] 1 R.C.S. 357. Le juge Estey, s'exprimant au nom de la Cour, a conclu que même s'il ne crée pas un droit distinct au travail qui n'a rien à voir avec la notion de liberté de circulation et d'établissement sous‑jacente à cet article, l'al. 6(2)b) de la Charte garantit effectivement le droit de se déplacer dans une autre province pour y gagner sa vie, sans avoir nécessairement à y établir sa résidence. Aux termes du règlement 154, il est interdit à un résident, membre actif de la Law Society, de s'associer, pour pratiquer le droit, avec quelqu'un qui n'est pas un membre actif résident en Alberta. Le règlement s'arrête là. Il n'est interdit à personne d'entrer en Alberta ou encore de pratiquer le droit ou de s'associer en Alberta. La seule restriction qu'impose le règlement porte sur la capacité de membres résidents de s'associer avec des membres non résidants. Quoiqu'il ne fasse pas de doute que cette restriction est contraire aux dispositions de l'al. 2d) de la Charte, qui garantit la liberté d'association, je ne puis voir comment l'art. 6 ou l'un ou l'autre de ses alinéas est de quelque façon transgressé. J'estime donc que la disposition constitutionnelle qui est ici en jeu est l'al. 2d) et non pas l'art. 6.
Quant au règlement 75B, il semblerait clair, d'après ses termes, qu'il ne présente aucune possibilité de conflit avec la liberté de circulation et d'établissement garantie à l'art. 6. Il ne fait qu'interdire la formation de plus d'une association pour pratiquer le droit. Personne ne se voit interdire l'entrée dans la province de l'Alberta, personne non plus ne se voit interdire de pratiquer le droit. Cependant, là encore, il y a violation de la liberté garantie à l'al. 2d). À mon avis, la question en litige consiste alors uniquement à se demander si, en vertu de l'article premier de la Charte, l'un ou l'autre règlement, ou les deux à la fois, peuvent être considérés comme une limite raisonnable prescrite par une règle de droit et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d'une société libre et démocratique.
Je suis d'accord avec mon collègue le juge La Forest pour dire que l'objet de la loi attaquée ou, en l'espèce, du règlement attaqué "doit être suffisamment important pour justifier la suppression d'un droit garanti par la Constitution". Je suis également d'accord pour dire que la Legal Profession Act, R.S.A. 1980, chap. L‑9, modifiée par S.A. 1981, chap. 53, art. 4, et ses règlements d'application visent un objectif législatif légitime, soit la réglementation et le contrôle de la profession juridique. Cela m'amène à la deuxième étape de l'examen fondé sur l'article premier qui comporte une évaluation de la proportionnalité. Le règlement 154, comme je l'ai déjà indiqué, n'interdit pas l'entrée en Alberta des avocats non résidants, pas plus qu'il n'interdit la pratique du droit dans cette province par ces avocats. Ce règlement vise la présence en Alberta de non‑résidents qui pratiquent le droit et les associations composés de telles personnes. Il est difficile de voir comment l'un ou l'autre des objectifs légitimes de la Law Society peuvent être atteints en interdisant à des non‑résidents de s'associer avec des résidents. En fait, il semblerait qu'en obligeant les non‑résidents à faire bande à part, en exerçant seuls ou en faisant partie de cabinets exclusivement composés de non‑résidents, cela contreviendrait à un bon nombre des objectifs légitimes de la Law Society. Les inquiétudes au sujet de matières telles que les coutumes locales et la connaissance des affaires locales, la discipline, le contrôle et la gestion du fonds d'indemnisation et de l'assurance‑responsabilité seraient plus facilement dissipées en permettant la formation d'associations composés de résidents et de non‑résidents. Cela contribuerait à réunir les deux groupes ainsi qu'à encourager les non‑résidents à se familiariser avec les lois et procédures locales et à se conformer à la réglementation et au contrôle de la profession par la Law Society. De manière générale, je souscris à ce que mon collègue le juge La Forest a dit au sujet de l'application de l'article premier au règlement 154 et j'estime que ce règlement n'est pas justifié en vertu de l'article premier de la Charte.
Je considère que la situation est différente en ce qui concerne le règlement 75B. Ce règlement porte simplement sur la réglementation de la pratique du droit en Alberta, que le praticien soit ou non résidant. Il établit simplement qu'aucun membre de la Law Society ne saurait pratiquer le droit en association avec plus d'un cabinet d'avocats à la fois. Il ne fait aucune distinction entre les résidents et les non‑résidents et il n'écarte nullement la possibilité de cabinets d'avocats multiprovinciaux, pourvu qu'un praticien ne soit associé qu'à un seul de ces cabinets. La violation de la liberté d'association des intimés est justifiable en vertu de l'article premier de la Charte, comme mesure visant à assurer une pratique du droit conforme à l'éthique et, en particulier, à éviter ou à prévenir les conflits d'intérêts. Il s'agit là nettement d'un "objectif suffisamment important", pour reprendre l'expression du Juge en chef dans l'arrêt R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103, à la p. 139. Les membres de la profession juridique se doivent plus que toute autre personne d'éviter les conflits d'intérêts. En aucun cas, un avocat ne peut‑il être justifié de conseiller ou de représenter un client dont les intérêts sont opposés à ceux d'un autre client. Les barreaux qui régissent la profession juridique dans les différentes provinces ont légitimement intérêt à tenter d'assurer que des conflits d'intérêts ne surviennent pas. La disposition adoptée au règlement 75B de la Law Society constitue une tentative rationnelle d'atteindre cet objectif. En interdisant aux membres de s'associer à plus d'un cabinet à la fois, la gamme des possibilités de conflit d'intérêts s'en trouve diminuée et il n'est nécessaire de consulter qu'une seule série de livres et de dossiers pour déterminer l'existence ou la possibilité de conflits. En outre, les moyens choisis par la Law Society sont de nature à porter le moins possible atteinte à la liberté d'association. Un membre demeure libre de pratiquer seul ou en société, pourvu qu'il ne s'associe pas à plus d'un cabinet à la fois. Le règlement n'empêche pas un membre de quitter un cabinet en aucun temps pour s'associer à un autre cabinet, pas plus qu'il n'interdit la création d'un cabinet entièrement provincial comportant plusieurs bureaux, ou la création d'un cabinet multiprovincial ou national. L'atteinte au droit est minime si on la compare à l'objectif législatif visé.
Il est possible d'affirmer qu'en cette ère de l'informatique, il serait facile de conserver des dossiers toujours disponibles immédiatement qui permettraient d'écarter toute possibilité de conflit, même dans le cas où l'association à plusieurs cabinets est permise. Quoiqu'il en soit, l'Assemblée législative a délégué à la Law Society le pouvoir de trancher cette question. Comme l'a reconnu le juge La Forest, les assemblées législatives et les organismes habiles à légiférer ont droit à une liberté de man{oe}uvre suffisante. En l'espèce, le législateur a porté son choix sur le règlement 75B. À mon avis, bien qu'elle s'avère une restriction à la liberté d'association garantie à l'al. 2d) de la Charte, cette restriction n'est pas disproportionnée à l'objectif poursuivi et elle constitue une mesure raisonnable en vue de réaliser un objectif d'importance. J'estime donc qu'il s'agit d'une limite raisonnable prescrite par une règle de droit et dont la justification peut se démontrer dans le cadre d'une société libre et démocratique.
En conséquence, je suis d'avis d'accueillir le pourvoi en partie et de répondre ainsi aux questions constitutionnelles:
1.Les règlements 154 ou 75B de la Law Society of Alberta portent-ils atteinte à la liberté de circulation et d'établissement garantie par l'al. 6(2)b) de la Charte canadienne des droits et libertés?
Non.
2.À supposer que les règlements 154 ou 75B de la Law Society of Alberta portent atteinte à la liberté de circulation et d'établissement garantie par l'al. 6(2)b) de la Charte canadienne des droits et libertés, ces règlements 154 et 75B sont‑ils justifiés par l'article premier de la Charte canadienne des droits et libertés et, par conséquent, compatibles avec la Loi constitutionnelle de 1982?
Ne s'applique pas.
3.Les règlements 154 ou 75B de la Law Society of Alberta portent‑ils atteinte à la liberté d'association garantie par l'al. 2d) de la Charte canadienne des droits et libertés?
Oui.
4.À supposer que les règlements 154 ou 75B de la Law Society of Alberta portent atteinte à la liberté d'association garantie par l'al. 2d) de la Charte canadienne des droits et libertés, ces règlements 154 et 75B sont‑ils justifiés par l'article premier de la Charte canadienne des droits et libertés et, par conséquent, compatibles avec la Loi constitutionnelle de 1982?
Le règlement 154 n'est pas justifié par l'article premier de la Charte canadienne des droits et libertés. Le règlement 75B l'est.
Pourvoi rejeté, les juges MCINTYRE et L'HEUREUX‑DUBÉ sont dissidents en partie. La première question constitutionnelle reçoit une réponse affirmative, la deuxième une réponse négative.
Procureurs de l'appelante: McLennan Ross, Edmonton.
Procureurs des intimés: Milner & Steer, Edmonton.
Procureur de l'intervenant: Le procureur général du Québec, Ste-Foy.
* Les juges Estey et Le Dain n'ont pas pris part au jugement.