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24/03/1988 | CANADA | N°[1988]_1_R.C.S._494

Canada | Snyder c. Montreal Gazette Ltd, [1988] 1 R.C.S. 494 (24 mars 1988)


snyder c. montreal gazette ltd., [1988] 1 R.C.S. 494

Gerald M. Snyder Appelant

c.

The Montreal Gazette Limited Intimée

répertorié: snyder c. montreal gazette ltd.

No du greffe: 17888.

1987: 8 juin; 1988: 24 mars.

Présents: Le juge en chef Dickson et les juges Beetz, McIntyre, Lamer et Wilson.

en appel de la cour d'appel du québec

POURVOI contre un arrêt de la Cour d'appel du Québec, [1983] C.A. 604, 5 D.L.R. (4th) 206, qui a accueilli en partie l'appel de l'intimée contre un jugement de la Cour supérieure, [1978] C.S. 628,

87 D.L.R. (3d) 5, qui avait entériné le verdict d'un jury qui accordait une indemnité de 135 000 $ à l'appela...

snyder c. montreal gazette ltd., [1988] 1 R.C.S. 494

Gerald M. Snyder Appelant

c.

The Montreal Gazette Limited Intimée

répertorié: snyder c. montreal gazette ltd.

No du greffe: 17888.

1987: 8 juin; 1988: 24 mars.

Présents: Le juge en chef Dickson et les juges Beetz, McIntyre, Lamer et Wilson.

en appel de la cour d'appel du québec

POURVOI contre un arrêt de la Cour d'appel du Québec, [1983] C.A. 604, 5 D.L.R. (4th) 206, qui a accueilli en partie l'appel de l'intimée contre un jugement de la Cour supérieure, [1978] C.S. 628, 87 D.L.R. (3d) 5, qui avait entériné le verdict d'un jury qui accordait une indemnité de 135 000 $ à l'appelant. Pourvoi accueilli, les juges McIntyre et Lamer sont dissidents en partie.

1. Claude‑Armand Sheppard, pour l'appelant.

2. Daniel H. Tingley et Mark Bantey, pour l'intimée.

Le jugement du juge en chef Dickson et des juges Beetz et Wilson a été rendu par

3. Le juge Beetz—J'ai eu l'avantage de lire les motifs de jugement de mon collègue le juge Lamer et je m'en rapporte à son exposé des faits, des jugements d'instance inférieure et des questions en litige.

4. Comme le juge Lamer, je suis d'avis que les motifs retenus par la majorité en Cour d'appel pour conclure que l'indemnité accordée par le jury est déraisonnable sont des motifs entachés d'erreurs.

5. Mais, avec égards pour l'opinion contraire, je suis incapable de dire que cette indemnité est déraisonnable pour d'autres motifs.

6. Quoique l'indemnité me paraisse élevée et qu'elle ne corresponde pas nécessairement à celle que j'aurais fixée, l'intimée ne m'a pas persuadé que le premier juge a erré en décidant comme suit:

[TRADUCTION] Cette cour n'est pas prête à dire que l'évaluation du jury était exorbitante au point d'être qualifiée de déraisonnable, compte tenu de toutes les circonstances de l'espèce.

([1978] C.S. 628, aux pp. 635 et 636)

7. Je suis d'accord en substance avec les motifs du juge L'Heureux‑Dubé, dissidente en Cour d'appel, et particulièrement avec les suivants:

...je n'irais chercher ni en France, ni aux États‑Unis, ni même dans les pays du Commonwealth, des mesures de comparaison en cette matière. Les moeurs, les usages, le droit y sont tellement différents que ces comparaisons ne sauraient, à mon avis, servir de guides utiles à nos Tribunaux.

([1983] C.A. 604, à la p. 623)

8. Pour ces raisons, j'accueillerais le pourvoi, j'infirmerais l'arrêt de la Cour d'appel et je rétablirais le jugement de la Cour supérieure, y compris l'ordonnance de publication du jugement susdit, sauf si l'appelant renonce à cette ordonnance. Le tout avec dépens dans toutes les cours.

Les motifs des juges McIntyre et Lamer ont été rendus par

9. Le juge Lamer (dissident en partie)—De l'avis d'un jury, The Montreal Gazette Limited a porté atteinte à la réputation de M. Gerald Snyder en publiant un article diffamatoire. Le présent jugement a pour effet de condamner The Montreal Gazette Limited à payer à M. Snyder, résident de Montréal, la somme de 35 000 $, avec intérêts au taux annuel de 10 pour 100 à compter du 27 mai 1975, ainsi que les dépens.

Les faits

10. En 1975, l'appelant était membre du Conseil municipal de la ville de Montréal, charge qu'il occupait depuis 1957, ainsi que vice‑président Revenu du Comité d'organisation des Jeux olympiques (COJO). Également membre du conseil d'administration et du comité exécutif du COJO, il exerçait d'importantes fonctions qui en faisaient une personnalité connue nationalement.

11. Le 13 mars 1975, The Gazette, quotidien montréalais, publiait à la une un article de M. Steve Kowch intitulé «Former city official called member of «Jewish Mafia» ». Sans nommer l'appelant, mais en l'identifiant de façon non équivoque, cet article relatait le témoignage rendu par un agent de la Sûreté du Québec dans le cadre d'une enquête de la Commission de police du Québec sur une affaire totalement étrangère à l'appelant. L'article mentionnait que l'appelant était considéré comme le représentant de la mafia juive et soupçonné d'avoir des contacts dans le milieu du crime organisé.

12. Le témoignage de l'agent a été rendu dans l'après‑midi du 12 mars; le même soir, une station de radio diffusait la nouvelle et une agence de presse la transmettait à ses membres pendant la nuit. Dans la matinée du lendemain, l'article en cause paraissait dans The Gazette, et deux autres quotidiens publiaient des articles de teneur analogue. Le même jour, une deuxième station de radio diffusait une entrevue avec le reporter Kowch et une autre agence de presse transmettait la rumeur à l'échelle du pays. À la suite de ces événements, l'appelant a intenté huit actions en diffamation contre l'agent de police et les divers journaux, stations de radio et agences de presse en cause, y compris l'intimée. Seule l'action contre cette dernière a été entendue par les tribunaux, les sept autres ayant été suspendues dans l'intervalle.

Les jugements

13. En première instance, le procès a eu lieu devant juge et jury, en vertu des art. 332 à 381 du Code de procédure civile (abrogés depuis par L.Q. 1976, chap. 9, art. 56). Le jury a conclu qu'aucune des allégations mentionnées dans l'article en cause n'était vraie et que l'appelant avait été victime de diffamation. Le juge en chef Deschênes a admis la preuve des sept autres actions intentées par l'appelant, mais il a clairement indiqué au jury de n'évaluer que le préjudice causé par l'intimée, abstraction faite du préjudice éventuel découlant des actes des autres médias. Il a également précisé que le jury ne devait pas imposer des dommages punitifs, mais bien accorder au demandeur une indemnité juste et équitable pour le préjudice subi. Rejetant les revendications de l'appelant en matière de dommages matériels, le jury lui a néanmoins accordé une indemnité de 135 000 $ au titre des dommages moraux.

14. Dans son jugement écrit entérinant le verdict du jury ([1978] C.S. 628), le juge en chef Deschênes confirme que la preuve justifiait la conclusion relative à la diffamation et l'absence d'indemnisation en matière de dommages matériels; seule l'indemnité pour dommages moraux doit être examinée. Selon lui, le caractère raisonnable de cette indemnité dépend principalement de la valeur que la société attribue à la réputation des individus, surtout ceux qui occupent une charge publique. Ayant passé en revue la jurisprudence française, britannique, canadienne et québécoise, le juge déclare qu'un jury est particulièrement apte à déterminer la valeur que la société attribue à la réputation d'un honnête homme. Compte tenu de toutes les circonstances, il est d'avis que l'estimation du jury n'est pas exagérée au point d'être déraisonnable et que le verdict doit être confirmé. Donnant suite aux voeux du jury, le juge condamne la défenderesse à publier à ses frais le texte intégral du jugement, dans un endroit du journal aussi en vue que l'article diffamatoire.

15. Par une décision majoritaire, la Cour d'appel du Québec ([1983] C.A. 604) a modifié le verdict du jury, fixé à 13 500 $ l'indemnité relative au préjudice moral et annulé l'ordonnance de publication du jugement. Pour le juge Owen, une indemnité de 135 000 $ pour dommages moraux causés par l'appelante, indépendamment du préjudice découlant de la publication de déclarations analogues par d'autres médias, est nettement déraisonnable. Dans un arrêt contemporain au jugement (Andrews c. Grand & Toy Alberta Ltd., [1978] 2 R.C.S. 229), la Cour suprême du Canada a établi à 100 000 $ l'indemnité pour préjudice non pécuniaire accordée à un jeune homme devenu tétraplégique à la suite d'un accident. Comme les souffrances morales d'une personne dont la réputation a été attaquée, mais rétablie par un jugement déclarant ces attaques injustifiées, sont loin d'être comparables au préjudice moral subi par un tétraplégique, le juge Owen est d'avis que l'indemnité accordée en l'espèce doit être considérablement inférieure à 100 000 $. Selon lui, compte tenu des sept autres actions intentées par le demandeur, le jury doit avoir estimé que le préjudice moral total se chiffrait à près d'un million de dollars, ce qui démontre le caractère déraisonnable du verdict. Dans ses huit actions, le demandeur revendique un montant qui équivaut à plus de 27 fois le plafond de 100 000 $ fixé par la Cour suprême du Canada; comme le montant de 13 500 $ proposé par l'appelante correspond à 1/27 du montant revendiqué à son encontre, le juge Owen considère que cette proposition est raisonnable. Il disposerait donc de l'appel de la même façon que le juge Monet.

16. Tout en souscrivant aux motifs du juge Owen, le juge Monet souligne que le demandeur n'a pas réussi à prouver le moindre dommage matériel et exprime sa désapprobation à l'égard du montant auquel le demandeur chiffre le préjudice qu'il a subi du fait de la diffamation. Après avoir revu la preuve présentée au jury, il conclut que le juge de première instance n'a pas suffisamment expliqué au jury que certains facteurs étaient susceptibles d'atténuer le préjudice moral subi. En vertu du Code de procédure civile, la Cour d'appel dispose d'un vaste pouvoir discrétionnaire pour réformer le verdict du jury; selon le juge Monet, ce serait une erreur en droit et en équité de ne pas le réformer en l'espèce. La jurisprudence démontre que les tribunaux font preuve de modération en matière de dommages moraux dans les cas de diffamation. En pratiquant le jeu de la surenchère, les tribunaux ne contribuent pas à l'évolution du droit. La publication du jugement est un excellent mode de réparation du préjudice moral, mais comme la Cour ne saurait ordonner que la publication de son propre jugement, cette fonction réparatrice est limitée en l'espèce. Le montant de 13 500 $ proposé par l'appelante est aussi valable qu'un autre. En conséquence, le juge Monet accueille l'appel, condamne l'appelante à payer 13 500 $ avec intérêts au taux de 10 pour 100 depuis le 27 mai 1975 et retranche du dispositif du jugement de première instance l'ordonnance de publication.

17. Pour sa part, le juge L'Heureux‑Dubé, dissidente, reconnaît que l'indemnité accordée par le jury est considérable et dépasse largement les sommes accordées en matière de diffamation au Canada. Toutefois, la seule question qui se pose est de déterminer si ce verdict est déraisonnable au point où la Cour d'appel doive substituer son opinion à celle du jury. Elle constate que le juge a bien exposé au jury les facteurs de nature à mitiger les dommages accordés; si le jury n'en a pas tenu compte comme le voudrait l'appelante, cela ne suffit pas pour que la Cour intervienne. La mesure du préjudice est nécessairement subjective; on ne peut reprocher à quiconque d'évaluer chèrement son honneur. À l'instar du juge de première instance, le juge L'Heureux‑Dubé estime que le jury est bien placé pour déterminer la valeur que la société accorde à la réputation d'une personne qui accepte d'occuper une charge publique. Elle refuserait donc de substituer son opinion à celle du jury.

Les questions en litige

18. Le présent pourvoi soulève essentiellement deux questions: 1) le verdict du jury accordant à l'appelant une indemnité de 135 000 $ pour dommages moraux est‑il déraisonnable? 2) l'appelant a‑t‑il droit à une ordonnance de publication en vertu de l'art. 13 de la Loi sur la presse, L.R.Q. 1977, chap. P‑19?

I— Le verdict du jury est‑il déraisonnable?

19. En matière de procès par jury, les pouvoirs du juge de première instance et ceux de la Cour d'appel étaient définis respectivement aux anciens art. 380 et 381 du Code de procédure civile ainsi libellés:

380. Le juge doit rendre jugement suivant le verdict, à moins que celui‑ci ne lui paraisse déraisonnable.

...

381. Le jugement est sujet à appel, comme tout autre jugement final de la Cour supérieure, et la Cour d'appel peut soit le confirmer, soit le réformer, soit ordonner un nouveau procès, appliquant le remède qui lui paraît le plus propre à remplir les fins de la justice, même s'il n'a pas été spécialement demandé.

20. Pour que la Cour d'appel puisse intervenir dans le jugement a quo, et substituer son évaluation des dommages à celle du jury, il faut que le juge de première instance ait commis une erreur. Celle‑ci peut être de deux ordres: soit que le juge a donné au jury des directives erronées, soit qu'il a entériné un verdict déraisonnable. Dans l'un ou l'autre cas, la Cour d'appel peut alors déterminer l'indemnité qu'elle estime raisonnable dans les circonstances.

21. En l'espèce, le juge Monet relève certaines erreurs dans les propos que le juge en chef Deschênes a adressés au jury. À mon avis, ce dernier a, de façon générale, convenablement instruit le jury. Les directives d'un juge doivent s'apprécier dans leur ensemble; si le jury est bien instruit sur le devoir qui lui incombe, sur les limites de sa compétence et sur le droit applicable, les directives sont alors en principe à l'abri de tout reproche. Il n'y a pas lieu de se pencher sur le moindre détail. Ce n'est pas parce que les directives auraient pu, de l'avis de la Cour d'appel, être mieux formulées que cela justifie son intervention.

22. La majorité de la Cour d'appel a en outre conclu que le montant accordé par le jury était déraisonnable et que le juge de première instance a commis une erreur en confirmant ce verdict. Quoiqu'elle ait raison sur ce point, j'estime cependant, avec respect, qu'elle a fondé cette conclusion sur des motifs erronés. Elle a en effet tenu pour acquis la responsabilité des autres personnes qui ne sont pas parties au présent litige, mais qui sont poursuivies par l'appelant dans des actions distinctes. Or, aucune preuve n'a été présentée en première instance quant à la faute de ces tiers et quant aux dommages que ces derniers auraient causés. Le juge Owen écrit, aux pp. 622 et 623:

[TRADUCTION] En fixant à 135 000 $ la part de The Gazette dans l'indemnité totale réclamée par M. Snyder au titre du préjudice moral, le jury a dû conclure que le montant total des dommages moraux subis par M. Snyder à cause de la diffamation allait nettement dépasser cette somme. Dans l'action qu'il a intentée contre The Gazette, M. Snyder a demandé 367 680 $ à titre de dommages‑intérêts pour le préjudice moral et, dans les sept autres actions, un total de 2 312 855 $. Donc, en évaluant à 135 000 $ la part de The Gazette dans l'indemnité à payer en raison du préjudice moral subi par M. Snyder, le jury, s'il a agi raisonnablement, a dû estimer que celui‑ci a en fait subi un préjudice moral s'élevant à près de 1 000 000 $.

...

Dans les huit actions qu'il a intentées, M. Snyder réclame au total 2 680 535 $ pour le préjudice moral. Or, pour les raisons déjà exposées, j'estime que le plafond en ce qui concerne l'indemnité totale pouvant être accordée au titre du préjudice moral dans les huit actions est inférieur à 100 000 $. En d'autres termes, M. Snyder réclame dans les huit actions au moins 27 fois ce plafond. En effet, si l'on divise par 27 la somme totale de 2 680 535 $ réclamée dans les huit actions, cela donne 99 279 $. En divisant également par 27 la somme de 367 680 $ réclamée dans l'action contre The Gazette, on obtient un quotient de 13 618 $. Voilà donc une raison de plus de croire que la somme de 13 500 $ constitue une indemnité raisonnable.

23. Il est manifeste que, dans ses calculs, le juge Owen présume que l'appelant obtiendra gain de cause dans chacune des actions intentées. Toutefois, la preuve des autres poursuites ne permet pas de déterminer si les fautes alléguées par l'appelant dans chaque cas sont distinctes, conjointes ou contributives. Il est également impossible d'établir si ces mêmes fautes ont entraîné un préjudice distinct de celui causé par l'intimée, ou si elles ont simplement contribué à la réalisation de ce préjudice. À mon avis, il est prématuré pour un tribunal de se prononcer sur l'issue d'autres actions lorsque les parties en cause ne sont pas devant lui. Il ne peut régler le litige dont il est saisi en s'appuyant sur de telles conclusions.

24. Je ne suis pas insensible aux préoccupations du juge Owen quant à l'impact des autres poursuites intentées par l'appelant sur le calcul des dommages causés par The Gazette. Mais, compte tenu du choix de l'appelant d'instituer des recours distincts et de la décision de l'intimée de ne pas mettre en cause les tiers ainsi poursuivis, la compétence du tribunal est limitée à ne statuer que sur les dommages causés exclusivement par The Gazette.

25. Le juge de première instance a déclaré admissibles en preuve les sept autres actions intentées par l'appelant. Alors que la Cour d'appel a eu tort de se servir de cette preuve comme elle l'a fait, il était loisible au juge, dans l'exercice de sa discrétion, de l'admettre afin de donner au jury une vue d'ensemble de la situation et de lui permettre de mieux évaluer l'importance relative de la faute commise par l'intimée. Le juge a cependant pris soin de préciser au jury que le montant accordé par ce dernier ne devait refléter que le préjudice causé à l'appelant par l'intimée. Le verdict rendu par le jury est sûrement le fruit d'une décision éclairée, puisqu'il a bénéficié de directives appropriées et qu'il avait en main toutes les données pertinentes. Avec égards, la majorité de la Cour d'appel a eu tort de conclure au caractère déraisonnable du verdict en présumant de la responsabilité éventuelle de tiers au litige dont elle était saisie, pour ensuite réduire la part de l'intimée de façon proportionnelle à l'ensemble du dédommagement réclamé par l'appelant.

26. L'indemnité octroyée est‑elle néanmoins déraisonnable pour d'autres motifs? Selon le jury, l'appelant n'a prouvé aucun dommage matériel du fait de la diffamation et n'a donc rien reçu à ce titre. La somme de 135 000 $ allouée à l'appelant ne représente ainsi que les dommages moraux qu'il a subis. Ces dommages constituent la réparation offerte à la victime pour l'humiliation, les souffrances, le mépris, l'embarras, le ridicule qu'elle a ressentis à la suite de la diffamation. Comme cette réparation ne peut, en principe, s'effectuer en nature, elle consiste généralement en une somme d'argent. Rendre justice dans ce domaine est loin d'être aisé. En effet, le montant accordé est forcément arbitraire, vu la difficulté de mesurer objectivement un tel préjudice en termes pécuniaires, surtout qu'il s'agit de la réputation d'un autre. C'est précisément parce qu'il s'agit davantage d'un exercice fondé sur des données empiriques que d'une opération mathématique et scientifique, qu'il faut éviter de faire droit à des réclamations extravagantes sous ce chef.

27. Le jugement de la Cour d'appel laisse d'ailleurs entrevoir le souci de cette dernière de modérer les indemnités accordées pour dommages moraux. Afin d'étayer son opinion sur le caractère déraisonnable du verdict, le juge Owen fait référence au plafond établi en 1978 par cette Cour dans la "trilogie": Andrews c. Grand & Toy Alberta Ltd., précité; Thornton c. School District No. 57 (Prince George), [1978] 2 R.C.S. 267; Arnold c. Teno, [1978] 2 R.C.S. 287. Dans ces arrêts, le juge Dickson, alors juge puîné, établit qu'un maximum de 100 000 $ peut être octroyé pour compenser le préjudice moral découlant d'une atteinte à l'intégrité corporelle.

28. D'après le juge Owen, les montants adjugés pour dommages moraux en matière de diffamation ne devraient pas, eux non plus, excéder cette limite. Ce rapprochement est certes concevable, car il s'agit dans les deux cas de préjudices moraux difficilement appréciables de façon objective. Toutefois, le juge Owen ne donne aucune raison qui justifierait l'application de ce plafond à l'indemnité pour atteinte à la réputation. Y a‑t‑il lieu en droit québécois de reconnaître un plafond en matière de dommages moraux pour diffamation?

29. En droit civil québécois, le principe général de l'attribution des dommages s'exprime par le brocard restitutio in integrum. En d'autres termes, la réparation doit être intégrale, c'est‑à‑dire qu'il faut replacer la victime dans la situation dans laquelle elle aurait été si l'incident ne s'était pas produit. Elle a droit à compensation tant pour ses dommages moraux que pour ses dommages matériels. L'indemnité doit ainsi réparer tout le préjudice subi; c'est pourquoi la notion d'un plafond est incompatible avec le principe de la réparation intégrale. Il est évident qu'on ne pourrait refuser la réparation d'une partie du préjudice subi ou encore limiter le montant en argent accordé à titre d'indemnité pour les dommages matériels, qui se calculent de façon objective, dans la mesure où ces dommages sont prouvés. De la même façon, on doit indemniser intégralement le préjudice moral, même si celui‑ci est moins facile à déterminer que le préjudice matériel. Toutefois, comme l'évaluation du montant de l'indemnité servant à compenser le préjudice moral fait appel à l'arbitraire et à la subjectivité, il convient de fixer un point de repère qui facilite la détermination de ce montant. Aussi, cette décision de politique judiciaire ne fait‑elle pas violence, à mon avis, au principe restitutio in integrum.

30. Il n'est surtout pas question, soulignons‑le, d'un plafond qui empêcherait les tribunaux de compenser tous les dommages moraux effectivement prouvés. Il s'agit plutôt de fixer des paramètres auxquels les juges peuvent se référer lorsqu'ils doivent ensuite chiffrer en argent l'indemnité à accorder. Dans un domaine aussi arbitraire, il faut en effet s'entendre sur des lignes directrices afin d'assurer une certaine égalité de traitement d'un cas à l'autre.

31. À cette fin, j'estime qu'en pratique, extrêmement rares seront les cas où il faudra verser à la victime d'une diffamation un montant supérieur à 50 000 $ pour lui assurer une réparation pleine et entière de son préjudice moral. Naturellement, comme nous devons nous replacer à l'époque du jugement de première instance pour apprécier le caractère raisonnable du verdict, ce montant est exprimé en dollars de 1978. À l'heure actuelle, compte tenu de l'inflation, il se chiffre à environ 100 000 $ (Statistique Canada, Indices d'ensemble des prix à la consommation, décembre 1987).

32. Il ne s'agit pas ici d'emprunter le plafond de la trilogie, établi dans le cadre du système de common law. Je tiens cependant à préciser que je ne me prononce pas sur l'opportunité d'adopter également un point de repère dans les cas de dommages moraux à la suite d'une atteinte à l'intégrité corporelle. Je considère simplement qu'il y a lieu de fixer, en droit québécois, des balises pour guider la magistrature dans l'évaluation des dommages moraux en matière de diffamation.

33. On ne peut nier que le tribunal qui fixe une somme d'argent pour compenser les souffrances morales de la victime d'une diffamation prend une décision purement arbitraire. Le juge peut‑il, objectivement, attribuer un prix à la douleur, à l'humiliation et à l'angoisse? Comme cette évaluation ne repose sur aucun calcul mathématique, il peut aisément se laisser emporter et accorder une indemnité dépassant toute commune mesure. Bien que la victime ait droit à une réparation intégrale, il faut tout de même veiller à ne pas la "surindemniser". La compensation ne doit pas être pour elle une source d'enrichissement au détriment du fautif.

34. Je suis d'ailleurs enclin à me méfier des montants élevés qui visent à compenser le préjudice moral subi, car il est difficile de savoir si, dans une certaine mesure, ces montants ne recèleraient pas une dimension punitive. Or, sauf exception, tel l'art. 49 de la Charte des droits et libertés de la personne, L.R.Q. 1977, chap. C‑12, le droit civil québécois n'admet pas l'attribution de dommages punitifs:

Les dommages accordés à la victime d'un délit ou quasi‑délit ont uniquement une fonction compensatoire. L'indemnité est calculée de façon à tenir compte de la perte effectivement subie et du gain manqué. Elle doit être évaluée en fonction de la réparation due et non de la sanction d'une conduite répréhensible ou insouciante de la part de l'auteur du délit. Il ne peut donc être question, en principe, de dommages punitifs ou exemplaires. Le caractère volontaire ou involontaire de l'acte qui a causé le dommage n'entre pas non plus en ligne de compte. Ce principe, appliqué par la jurisprudence québécoise, a d'ailleurs été sanctionné par un arrêt de la Cour suprême du Canada.

(Baudouin, La responsabilité civile délictuelle (1985), p. 108, no 187.)

35. Cependant, parmi les critères d'appréciation sur lesquels se fonde la jurisprudence québécoise pour évaluer le préjudice moral en matière de diffamation, on retrouve notamment la gravité de l'acte, la bonne ou mauvaise foi et l'intention de l'auteur de la faute, qui sont autant de critères à connotation punitive: voir Bissonnette, La diffamation civile en droit québécois (Thèse de maîtrise en droit, Université de Montréal, 1983) à la p. 400. En général, si ces facteurs sont présents, le tribunal est porté à majorer ce chef de dommages: voir Baudouin, op. cit., aux pp. 160 et 161. Il y a donc lieu de croire que plus le montant de l'indemnité est élevé, plus il est susceptible de comporter une dimension punitive. À mon avis, cette dimension doit disparaître dans notre système, où le principe est de compenser la victime et non de punir le fautif.

36. Par ailleurs, le préjudice moral que subit la victime de diffamation est généralement de nature temporaire, puisque les souffrances qu'elle ressent s'atténuent avec le passage du temps. Quelque grave que soit la diffamation, les gens finissent par oublier les propos humiliants prononcés ou écrits sur la victime et la peine qui l'afflige perd peu à peu son acuité. Ce caractère temporaire est une considération additionnelle qui justifie, à mes yeux, l'octroi d'une somme maximale de 50 000 $ pour réparer pleinement les dommages causés à ce titre.

37. De surcroît, la personne diffamée qui se pourvoit en justice avec succès obtient un jugement qui rétablit sa réputation; la publicité qui entoure tant le procès que son dénouement, ainsi que la publication éventuelle du jugement, laquelle est autorisée par la Loi sur la presse, sont autant de moyens qui constituent une réparation, partielle ou totale, du préjudice moral. En d'autres termes, l'action en justice permet à la victime de laver son honneur et verse un baume sur ses souffrances morales.

38. On constate également, à la lumière de la jurisprudence, que les tribunaux québécois ont toujours fait preuve de retenue dans l'évaluation des dommages moraux en matière de diffamation. Ils accordent en général des montants qui varient entre 500 $ et 5 000 $: Imprimerie Populaire Ltée c. Hon. L. A. Taschereau (1922), 34 B.R. 554—1 000 $, ou publication du jugement et 500 $; Langlois c. Drapeau, [1962] B.R. 277—2 000 $; Flamand c. Bienvenue, [1971] R.P. 49 (C.S.)—2 000 $; Lachapelle c. Véronneau, [1980] C.S. 1136—2 000 $; Blanchet c. Corneau, [1985] C.S. 299—4 500 $; Trahan c. Imprimerie Gagné Ltée, [1987] R.J.Q. 2417 (C.S.)—2 000 $. D'autre part, les indemnités les plus élevées dépassent rarement 20 000 $: Flamand c. Bonneville, [1976] C.S. 1580—12 000 $ (appel interjeté; règlement extrajudiciaire); Desrosiers c. Publications Claude Daigneault Inc., [1982] C.S. 613—20 000 $; Goupil c. Publications Photo‑Police Inc., [1983] C.S. 875—15 000 $ (appel interjeté; règlement extrajudiciaire); Poirier c. Leblanc, [1983] C.S. 1214—10 000 $; Côté c. Syndicat des travailleuses et travailleurs municipaux de la ville de Gaspé, J.E. 87‑720 (C.S.)—10 000 $; McGregor c. Montreal Gazette Ltd., [1982] C.S. 900—50 000 $ (appel interjeté; règlement extrajudiciaire); Dimanche‑Matin Ltée c. Fabien, J.E. 83‑971 (C.A.)—35 000 $. Sauf de rares exceptions, les montants octroyés se situent à l'intérieur d'un cadre assez limité. L'évaluation du préjudice moral étant arbitraire, les juges semblent s'imposer d'instinct une limite qu'ils ne sont pas prêts à franchir. Cette limite est, en général, peu élevée.

39. En common law toutefois, les tribunaux se sont montrés plus généreux à cet égard. En l'espèce, le juge de première instance a passé en revue les montants accordés par les tribunaux dans les cas de diffamation. Outre des arrêts du Québec et de la France, il a consulté la jurisprudence de l'Angleterre et des autres provinces canadiennes. À mon avis, il suffit de s'attarder aux indemnités octroyées par les tribunaux québécois, puisqu'en common law, les dommages moraux s'apprécient selon des facteurs différents. En plus des dommages compensatoires, la common law permet d'accorder des dommages aggravés et des dommages punitifs (Gatley, Gatley on Libel and Slander (7th ed. 1974), aux pp. 1356 à 1361). Or, comme nous l'avons vu, les dommages en droit civil ont une fonction purement compensatoire. L'indemnité étant souvent accordée sous forme de somme forfaitaire, il est alors impossible, dans un jugement de common law, de savoir quelle fraction de cette somme est compensatoire ou punitive. Toute comparaison entre les deux systèmes s'avère donc difficile.

40. Quoiqu'il s'agisse d'une considération secondaire, il reste un autre facteur dont il faut tenir compte dans les affaires de diffamation. Souvent, celles‑ci mettent en cause des journaux, des agences de presse, des stations de radio ou de télévision. La justice qui vient en aide à la victime d'une diffamation ne doit pas oublier que la presse écrite et parlée est indispensable et constitue une valeur essentielle dans une société libre et démocratique. D'ailleurs, les Chartes québécoise et canadienne en reconnaissent l'importance (art. 3 de la Charte des droits et libertés de la personne et art. 2 de la Charte canadienne des droits et libertés). En condamnant un organe d'information à verser une somme considérable à la suite d'une diffamation, on risque d'en paralyser le fonctionnement, voire, dans certains cas, de mettre en péril son existence même. Bien que la société attache sans doute une grande valeur à la réputation de ses membres, cette valeur, comme elle est subjective, ne peut être élevée au point de menacer le bon fonctionnement, sinon l'existence des organes de presse essentiels à la sauvegarde d'un droit garanti par les Chartes.

41. En résumé, étant donné la nature arbitraire de l'indemnité accordée pour dommages moraux, le risque qu'elle comporte une dimension punitive, le caractère temporaire du préjudice subi, l'effet réparateur du jugement obtenu et la modération manifestée par les tribunaux québécois, je crois que, sauf dans les cas vraiment exceptionnels, il ne sera pas nécessaire d'accorder un montant supérieur à 50 000 $ (aujourd'hui 100 000 $) pour compenser intégralement le préjudice moral découlant d'une atteinte à la réputation. Certes, la jurisprudence québécoise n'a jamais accordé d'indemnité pour dommages moraux en matière de diffamation qui approche, même de loin, cette limite. Mais il ne faudrait pas, par souci de modération, sous‑estimer la valeur intrinsèque de la réputation. Nombreux sont ceux qui préféreraient essuyer de lourdes pertes matérielles plutôt que de se sentir diminués dans l'estime de leur entourage. Le point de repère établi par le présent jugement me paraît donc équitable et raisonnable, parce que, tout en voulant servir de frein à l'octroi de réclamations extravagantes, il est suffisamment élevé pour inciter les tribunaux à tenir compte de l'importance indiscutable de la réputation.

42. Comme l'indemnité de 135 000 $ accordée en l'espèce dépasse considérablement le point de repère, soit 50 000 $ en 1978, force nous est de conclure que le verdict du jury est nettement déraisonnable. En conséquence, je suis d'avis que le juge de première instance a commis une erreur en entérinant ce verdict. Les erreurs du juge de première instance et de la Cour d'appel autorisent donc cette Cour à substituer son appréciation à celle du jury pour déterminer le montant raisonnable auquel l'appelant a droit.

43. L'importance du montant octroyé à l'appelant en Cour supérieure démontre qu'aux yeux du jury, le préjudice causé par l'intimée était très grave. Dans son jugement, la Cour d'appel a réduit cette indemnité en acceptant simplement le montant de 13 500 $ proposé par The Gazette; la majorité considérait que cette estimation était aussi valable qu'une autre, mais elle s'est fondée sur une extrapolation injustifiée dont nous avons déjà fait mention. À mon avis, il y a eu une diffamation grave, mais les dommages subis ne sont pas tels qu'il s'agirait d'un cas exceptionnel justifiant une indemnité supérieure au point de repère, ni non plus d'un cas où ce point de repère devrait être atteint. Je crois donc que, eu égard au point de repère de 50 000 $, la somme de 35 000 $ représente en l'instance un dédommagement raisonnable et suffisant. Cette indemnité porte intérêt depuis le 27 mai 1975 au taux annuel de 10 pour 100 convenu par les parties.

44. Ce montant compense uniquement le préjudice causé par l'intimée. Quant aux autres poursuites intentées par l'appelant, en l'absence de preuve et des parties en cause, je ne puis me prononcer ici sur la responsabilité éventuelle de ces dernières. Si tant est que plusieurs fautes ont contribué au préjudice causé par l'intimée, il appartiendra à celle‑ci de rechercher le partage par une action en récursoire. Le cas échéant, les autres parties poursuivies par l'appelant pourront opposer à ce dernier, avec ou sans succès selon les circonstances, la compensation déjà obtenue d'un tiers (autre qu'un tiers tenu contractuellement à cette indemnisation). Enfin, si des fautes distinctes ont causé un préjudice additionnel, il incombera aux tribunaux saisis d'en déterminer l'étendue.

II—La publication du jugement

45. L'appelant demande que soit rétabli dans son entier le jugement de première instance, y compris l'ordonnance de publication de la décision intégrale du juge en chef Deschênes. Cette ordonnance est autorisée par l'art. 13 de la Loi sur la presse, qui se lit comme suit:

13. Tout jugement portant condamnation doit être publié dans le journal incriminé, et à ses frais, sur l'ordre du tribunal qui l'a prononcé, sous peine d'outrage au tribunal.

Comme la présente décision ne confirme pas toutes les conclusions du juge de première instance, il ne convient pas d'ordonner la publication de son jugement. Cependant, j'estime que, dans les circonstances, l'appelant a le droit d'obtenir une ordonnance de publication. J'ai d'ailleurs tenu compte de l'effet réparateur de la publication pour déterminer le montant de l'indemnité raisonnable que l'appelant doit recevoir en l'espèce. J'ordonne donc à l'intimée de publier la version anglaise du présent jugement dans un endroit aussi en vue que l'article ayant donné lieu au litige.

Conclusion

46. Pour ces motifs, j'accueillerais l'appel en partie avec dépens et condamnerais l'intimée à payer à l'appelant la somme de 35 000 $, avec intérêts au taux annuel de 10 pour 100 à compter du 27 mai 1975. Je lui ordonnerais en outre de publier, à ses frais et dans les 30 jours, le texte intégral de la version anglaise du présent jugement, dans un endroit aussi en vue que l'article du reporter Steve Kowch daté du 13 mars 1975.

Pourvoi accueilli, les juges McIntyre et Lamer sont dissidents en partie.

Procureurs de l'appelant: Robinson, Sheppard, Borenstein, Shapiro, Montréal.

Procureurs de l'intimée: Lafleur, Brown, de Grandpré, Montréal.


Sens de l'arrêt : Le pourvoi est accueilli

Analyses

Responsabilité civile - Diffamation - Dommages moraux - Évaluation - L'indemnité de 135 000 $ accordée par le jury était‑elle déraisonnable? - Publication du jugement.

L'appelant, une personnalité connue nationalement, a intenté des actions en diffamation contre un agent de police et divers médias à la suite de la publication et de la diffusion d'une nouvelle l'identifiant comme un représentant de la mafia juive soupçonné d'avoir des contacts dans le milieu du crime organisé. Seule l'action contre l'intimée a été entendue par les tribunaux, les autres ayant été suspendues dans l'intervalle. Au procès, le juge a admis en preuve les sept autres actions intentées par l'appelant, mais il a clairement indiqué au jury de n'évaluer que le préjudice causé par l'intimée, abstraction faite du préjudice éventuel découlant des actes des autres médias. Le jury a conclu que l'appelant avait été victime de diffamation et lui a accordé une indemnité de 135 000 $ au titre des dommages moraux. Le juge du procès a entériné le verdict et a ordonné la publication du jugement. En appel, la majorité de la Cour d'appel a jugé que le montant accordé par le jury était déraisonnable, a fixé l'indemnité à 13 500 $ et a annulé l'ordonnance de publication du jugement. Le présent pourvoi vise à déterminer (1) si le verdict du jury accordant à l'appelant une indemnité de 135 000 $ pour dommages moraux était déraisonnable; et (2) si l'appelant avait droit à une ordonnance de publication en vertu de l'art. 13 de la Loi sur la presse.

Arrêt (les juges McIntyre et Lamer sont dissidents en partie): Le pourvoi est accueilli.

Le juge en chef Dickson et les juges Beetz et Wilson: Les motifs retenus par la majorité de la Cour d'appel pour conclure que l'indemnité accordée par le jury est déraisonnable sont des motifs entachés d'erreurs. Quoique l'indemnité paraisse élevée, le juge de première instance n'a pas erré en droit en décidant que l'évaluation du jury n'était pas exorbitante au point d'être qualifiée de déraisonnable, compte tenu de toutes les circonstances de l'espèce. Le jugement de première instance est donc rétabli, y compris l'ordonnance de publication, sauf si l'appelant renonce à cette ordonnance.

Les juges McIntyre et Lamer (dissidents en partie): En droit civil québécois, la victime d'une diffamation a droit à une réparation intégrale du préjudice subi, tant pour ses dommages moraux que pour ses dommages matériels. Toutefois, comme l'évaluation des dommages moraux est arbitraire, vu la difficulté de mesurer objectivement un tel préjudice en termes pécuniaires, il convient de fixer, en droit québécois, un point de repère pour guider les tribunaux dans leur évaluation et pour éviter l'octroi de sommes extravagantes. Sauf circonstances exceptionnelles, il ne sera donc pas nécessaire d'accorder un montant supérieur à 50 000 $ (en dollars de 1978, année du jugement de première instance, aujourd'hui 100 000 $) pour compenser intégralement le préjudice moral découlant d'une atteinte à la réputation. Cette décision de politique judiciaire ne fait pas violence au principe de la réparation intégrale du préjudice subi. Le point de repère ne constitue pas un plafond qui empêcherait les tribunaux de compenser tous les dommages moraux effectivement prouvés. Mais il faut quand même veiller à ne pas "surindemniser". La compensation ne doit pas non plus receler une dimension punitive. Le caractère temporaire du préjudice subi, l'effet réparateur du jugement obtenu et la modération manifestée par les tribunaux québécois dans l'évaluation des dommages moraux en matière de diffamation sont d'autres considérations qui justifient l'octroi d'une somme maximale de 50 000 $.

En l'espèce, l'indemnité de 135 000 $ accordée par le jury dépasse considérablement la somme de 50 000 $ et est nettement déraisonnable. Le juge du procès a donc commis une erreur en entérinant le verdict. La majorité de la Cour d'appel a toutefois eu tort de conclure au caractère déraisonnable du verdict en présumant de la responsabilité éventuelle de tiers au litige dont elle était saisie, pour ensuite réduire la part de l'intimée de façon proportionnelle à l'ensemble du dédommagement réclamé par l'appelant. Il est prématuré pour un tribunal de se prononcer sur l'issue d'autres actions lorsque les parties en cause ne sont pas devant lui. Il ne peut régler le litige dont il est saisi en s'appuyant sur de telles conclusions. Compte tenu du choix de l'appelant d'instituer des recours distincts et de la décision de l'intimée de ne pas mettre en cause les tiers ainsi poursuivis, le tribunal ne pouvait statuer que sur les dommages causés par l'intimée.

Les erreurs du premier juge et de la Cour d'appel autorisent cette Cour à substituer son appréciation à celle du jury pour déterminer le montant raisonnable auquel l'appelant a droit. Il ne fait aucun doute que l'appelant a subi un préjudice grave par la faute de l'intimée. Mais il ne s'agit pas d'un cas exceptionnel justifiant une indemnité supérieure à 50 000 $, ni non plus d'un cas où ce montant devrait être atteint. En l'espèce, la somme de 35 000 $ représente un dédommagement raisonnable et suffisant.

Étant donné que la présente décision ne confirme pas toutes les conclusions du juge de première instance, il ne convient pas d'ordonner la publication de son jugement. Cependant, dans les circonstances, l'appelant a le droit d'obtenir une ordonnance de publication. L'intimée devra donc publier la version anglaise du présent jugement dans un endroit aussi en vue que l'article ayant donné lieu au litige.


Parties
Demandeurs : Snyder
Défendeurs : Montreal Gazette Ltd

Références :

Jurisprudence
Citée par le juge Lamer (dissident en partie)
Andrews c. Grand & Toy Alberta Ltd., [1978] 2 R.C.S. 229
Thornton c. School District No. 57 (Prince George), [1978] 2 R.C.S. 267
Arnold c. Teno, [1978] 2 R.C.S. 287
Imprimerie Populaire Ltée c. Hon. L. A. Taschereau (1922), 34 B.R. 554
Langlois c. Drapeau, [1962] B.R. 277
Flamand c. Bienvenue, [1971] R.P. 49
Lachapelle c. Véronneau, [1980] C.S. 1136
Blanchet c. Corneau, [1985] C.S. 299
Trahan c. Imprimerie Gagné Ltée, [1987] R.J.Q. 2417
Flamand c. Bonneville, [1976] C.S. 1580
Desrosiers c. Publications Claude Daigneault Inc., [1982] C.S. 613
Goupil c. Publications Photo‑Police Inc., [1983] C.S. 875
Poirier c. Leblanc, [1983] C.S. 1214
Côté c. Syndicat des travailleuses et travailleurs municipaux de la ville de Gaspé, J.E. 87‑720
McGregor c. Montreal Gazette Ltd., [1982] C.S. 900
Dimanche‑Matin Ltée c. Fabien, J.E. 83‑971.
Lois et règlements cités
Charte canadienne des droits et libertés, art. 2.
Charte des droits et libertés de la personne, L.R.Q. 1977, chap. C‑12, art. 3, 49.
Code de procédure civile, S.Q. 1965, chap. 80, art. 332 à 381.
Loi sur la presse, L.R.Q. 1977, chap. P‑19, art. 13.
Loi sur les jurés, L.Q. 1976, chap. 9, art. 56.
Doctrine citée
Baudouin, Jean‑Louis. La responsabilité civile délictuelle. Cowansville: Yvon Blais, 1985.
Bissonnette, Christine. La diffamation civile en droit québécois. Thèse de maîtrise en droit, Université de Montréal, 1983.
Gatley, Clement Carpenter. Gatley on Libel and Slander, 7th ed. By Sir Robert McEwen and Philip Lewis. London: Sweet & Maxwell, 1974.

Proposition de citation de la décision: Snyder c. Montreal Gazette Ltd, [1988] 1 R.C.S. 494 (24 mars 1988)


Origine de la décision
Date de la décision : 24/03/1988
Date de l'import : 06/04/2012

Numérotation
Référence neutre : [1988] 1 R.C.S. 494 ?
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;1988-03-24;.1988..1.r.c.s..494 ?
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