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03/12/1987 | CANADA | N°[1987]_2_R.C.S._672

Canada | Lensen c. Lensen, [1987] 2 R.C.S. 672 (3 décembre 1987)


Lensen c. Lensen, [1987] 2 R.C.S. 672

George Cornelius Lensen Appelant

c.

Keith Gary Lensen Intimé

répertorié: lensen c. lensen

No du greffe: 19150.

1986: 15 décembre; 1987: 3 décembre.

Présents: Le juge en chef Dickson et les juges Beetz, Estey, McIntyre, Chouinard*, Lamer et Wilson.

*Le juge Chouinard n'a pas pris part au jugement.

en appel de la cour d'appel de la saskatchewan

POURVOI contre un arrêt de la Cour d'appel de la Saskatchewan (1984), 35 Sask. R. 48, 14 D.L.R. (4th) 611, [1984] 6 W.W.R. 673, qui a accuei

lli l'appel d'un jugement du juge Maher (1982), 35 Sask. R. 63. Pourvoi accueilli.

R. H. McKercher, c.r., et B. H...

Lensen c. Lensen, [1987] 2 R.C.S. 672

George Cornelius Lensen Appelant

c.

Keith Gary Lensen Intimé

répertorié: lensen c. lensen

No du greffe: 19150.

1986: 15 décembre; 1987: 3 décembre.

Présents: Le juge en chef Dickson et les juges Beetz, Estey, McIntyre, Chouinard*, Lamer et Wilson.

*Le juge Chouinard n'a pas pris part au jugement.

en appel de la cour d'appel de la saskatchewan

POURVOI contre un arrêt de la Cour d'appel de la Saskatchewan (1984), 35 Sask. R. 48, 14 D.L.R. (4th) 611, [1984] 6 W.W.R. 673, qui a accueilli l'appel d'un jugement du juge Maher (1982), 35 Sask. R. 63. Pourvoi accueilli.

R. H. McKercher, c.r., et B. H. Rossmann, pour l'appelant.

D. E. Gauley, c.r., et R. G. Kennedy, pour l'intimé.

Version française du jugement de la Cour rendu par

1.

Le Juge en chef—Ce pourvoi fait suite à une action intentée par un fils contre son père. L'action intentée par le fils visait à obtenir (i) un jugement déclaratoire portant qu'un prétendu contrat verbal, ayant pour objet la vente de certains terrains agricoles, intervenu entre le père, à titre de vendeur, et le fils, à titre d'acheteur, est valide et exécutoire, et (ii) un autre jugement déclaratoire portant que le fils a droit à une ordonnance rendant exécutoire la donation d'un quart de section de terre et en faisant passer le titre à son nom. Le fils a été débouté en première instance, mais l'appel, interjeté à la Cour d'appel de la Saskatchewan, a été accueilli et l'exécution intégrale du contrat a été ordonnée. La seule question qu'il faut aborder porte sur le rôle d'une juridiction d'appel intermédiaire en ce qui concerne les constatations de fait d'un juge de première instance.

I

Les faits

2. Le père appelant, George Cornelius Lensen, est né en 1904 à la ferme familiale, en Saskatchewan. Il s'est marié en 1926. Environ un an plus tard, ses parents quittaient la ferme et déménageaient à Saskatoon. À cette époque, George Lensen a acheté de son père le matériel agricole qu'il a payé en quelques années. Il a vécu à la ferme jusqu'en 1963, date à laquelle il s'est retiré avec sa femme à Saskatoon, tout comme ses parents l'avaient fait auparavant.

3. Le fils intimé, Keith Gary Lensen, né en 1937, est l'un des onze enfants survivants de l'appelant et de sa femme. Il a quitté l'école en 1952, à l'âge de seize ans, et est resté à la ferme pour aider ses parents. À l'exception de brefs intervalles pendant lesquels il a travaillé à l'extérieur pour arrondir son ordinaire, il a passé toute sa vie à travailler à la ferme. En 1955, il a loué de sa tante un quart de section de terre qu'il cultive encore conformément à ce fermage. Quatre ans plus tard, le 11 avril 1959, il a conclu avec son père un bail écrit d'un an, pour une part représentant la moitié de la récolte de deux quarts de section de terre. Le bail fut reconduit par écrit d'année en année, jusqu'en 1963. En 1962, le fils s'est marié. Un an plus tard, comme on l'a dit, le père et la mère se retiraient à Saskatoon, laissant leur fils et sa femme à la ferme. En avril 1964, le père et le fils signaient un autre bail, visant d'autres quarts de section de terre, pour une part d'un tiers de la récolte et, la même année, le père vendait le matériel agricole à son fils pour la somme de 15 000 $, laquelle somme était entièrement acquittée en juin 1970.

4. En première instance, le fils est venu témoigner qu'il avait attendu que le matériel ait été entièrement payé avant de discuter avec son père de la possibilité d'acheter la terre. Il a déclaré qu'après de nombreuses discussions son père lui avait dit qu'il lui donnerait le quart de section où était érigée la maison familiale et qu'il devrait payer le reste 100 000 $. Les conditions de paiement n'avaient pas été précisées, si ce n'est qu'il avait été convenu oralement, d'après le fils, que le père devrait être payé au complet lorsqu'il choisirait de demander paiement. Au cas où cette demande ne serait pas faite du vivant du père, le prix d'achat devrait être versé à sa succession. D'après le témoignage du fils, le père aurait insisté pour qu'il en soit convenu ainsi parce qu'il voulait conserver le titre de propriété comme sûreté pour lui‑même et sa femme. Le fils a affirmé qu'aucun tiers n'avait assisté à ces discussions.

5. Vers la fin des années 70, le fils a apporté des améliorations substantielles à la ferme en installant un réseau d'égout, un réservoir d'essence souterrain et une pompe, deux greniers et un abri pour le bétail, et en refaisant tout le système électrique de la maison. Le fils a également témoigné qu'il avait eu aussi, à deux occasions, la possibilité d'acheter du terrain de fermiers voisins, mais qu'il ne l'avait pas fait, après avoir consulté son père qui l'avait rassuré que la terre lui appartiendrait un jour. Toujours selon son témoignage, il n'aurait pas sollicité de prêts à faible taux d'intérêt du gouvernement pour acheter la terre de son père parce que celui‑ci l'avait assuré qu'elle lui reviendrait de toute façon.

6. De 1964 à 1980, le père et le fils ont continué de fonctionner selon un arrangement d'une part d'un tiers de la récolte, mais sans baux écrits. En 1980, un différend est apparemment survenu entre les parties au sujet de la part de la récolte due au père. Suite à cela, les avocats du père ont envoyé au fils une lettre en date du 22 septembre 1980, mettant fin aux arrangements locatifs existants. Au procès, la question suivante a été posée au fils:

[TRADUCTION]

Q....pourquoi n'avez‑vous pas demandé à vos avocats d'écrire aux avocats de votre père pour leur dire, j'ai conclu avec mon père une convention d'achat de la terre, et voici les conditions de cette entente?

R.Mes avocats s'en occupaient. Ils me conseillaient et je me suis conformé à ce qu'ils me disaient.

Des négociations en vue de conclure un nouveau bail, avec paiement comptant plutôt qu'en nature, s'ensuivirent, mais sans succès. L'action qui a mené au pourvoi a été intentée le 27 avril 1981.

7. Le premier témoin cité par la défense a été le père lui‑même. Il a catégoriquement nié avoir jamais discuté avec son fils de la possibilité de lui vendre la ferme. Selon lui, il avait seulement convenu de louer la terre à son fils. Quant aux améliorations et aux ajouts apportés à la ferme, le père a témoigné qu'ils avaient pour but d'accroître la capacité de rendement de la ferme, de réduire ou d'éliminer certains travaux manuels ou, simplement, qu'ils avaient été effectués pour le confort de son fils et de sa femme. Grâce à l'élevage et à l'exploitation de la ferme, le fils avait accumulé un patrimoine propre dont la valeur dépassait 250 000 $ et les améliorations qu'il avait apportées l'avaient été dans son propre intérêt uniquement et elles étaient négligeables lorsqu'on les comparait aux avantages dont il jouissait. Le père soutient que les circonstances dans lesquelles les améliorations ont été apportées sont tout autant compatibles avec un arrangement locatif qu'avec toute convention d'achat de la terre. Le père a aussi déclaré avoir dit à son fils, à deux reprises, lorsque des terres voisines furent mises en vente, de ne pas se gêner et de les acheter, et que c'est lui qui a dit à son fils, au moment où il était possible d'obtenir des prêts à faible taux d'intérêt du gouvernement, que sa terre n'était pas à vendre.

II

Les jugements

La Cour du Banc de la Reine de la Saskatchewan

8. Le juge Maher de la cour de première instance a tranché en faveur du père et a rejeté l'action. Il n'était pas convaincu que les actes, qui auraient été accomplis à titre d'exécution partielle d'une convention verbale, étaient suffisants pour exempter de la nécessité d'avoir un contrat écrit, comme le prescrit l'art. 4 du Statute of Frauds. Il a affirmé que les actes qu'on invoque à titre d'exécution partielle [TRADUCTION] "doivent avoir, de par leur nature même et de façon non équivoque, un rapport avec une convention du genre de celle qui est alléguée" et qu'ils doivent [TRADUCTION] "se rapporter de façon non équivoque à quelque opération relative au bien‑fonds en question". Le juge Maher s'est dit d'avis qu'il n'en n'était pas ainsi dans l'affaire dont il était saisi. D'après lui, on ne pouvait dire, selon la prépondérance des probabilités, que les actes qui auraient été accomplis à titre d'exécution partielle d'une convention entre les parties [TRADUCTION] "ont un rapport non équivoque avec la convention alléguée". Il a écrit:

[TRADUCTION] Ils sont tout aussi compatibles avec les arrangements locatifs en vigueur entre les parties, lorsqu'on les envisage dans un contexte où le demandeur avait toutes les raisons de croire que la terre lui serait léguée par testament, de la même manière que le défendeur avait acquis une partie de la même terre de son père.

À son avis, il n'y avait pas non plus de [TRADUCTION] "preuve qui laisse supposer que le demandeur était obligé en quelque sorte par contrat envers le défendeur d'apporter des améliorations".

9. Ayant jugé que les actes qui auraient été accomplis à titre d'exécution partielle étaient insuffisants pour écarter l'application du Statute of Frauds, le juge Maher a estimé qu'il était inutile de déterminer si les parties s'étaient vraiment entendues pour que la terre soit vendue au fils. Néanmoins, il en est venu à conclure à l'inexistence de quelque convention de ce genre.

La Cour d'appel de la Saskatchewan

10. Le juge Tallis, s'exprimant au nom de la Cour d'appel de la Saskatchewan, a accueilli l'appel interjeté par le fils et a ordonné l'exécution intégrale de la convention. Quant à savoir s'il y avait un contrat verbal de vente et de cession de la terre, le juge Tallis était d'avis que le juge de première instance ne s'était pas prononcé sur l'existence d'un contrat de vente. Il a donc jugé que la Cour d'appel, en vertu de l'art. 8 de The Court of Appeal Act, R.S.S. 1978, chap. C‑42, était [TRADUCTION] "libre de se fonder sur [sa] propre conception de la preuve soumise, de faire des déductions de fait et de statuer sur cette question". Après avoir examiné les éléments de preuve soumis, il a conclu à l'existence d'une telle convention.

11. Se demandant ensuite si les actes qui auraient été accomplis à titre d'exécution partielle du contrat ont pour effet d'écarter l'exigence de l'art. 4 du Statute of Frauds, le juge Tallis a procédé à l'étude de la jurisprudence pertinente pour conclure:

[TRADUCTION] Les éminents avocats font valoir que la jurisprudence dit, sans aller plus loin, que les actes doivent nécessairement se rapporter à l'intérêt dans le bien‑fonds ou au contrat invoqué. Je n'interprète pas la jurisprudence récente de la Cour suprême du Canada comme allant jusqu'à appliquer un critère à ce point strict que les actes doivent nécessairement se rapporter soit à l'intérêt dans le bien‑fonds, soit au contrat invoqué. Si les actes que l'on fait valoir ont "de par leur nature même, un rapport non équivoque avec quelque opération relative au bien‑fonds", le critère applicable est respecté.

12. Le juge Tallis a ensuite étudié la décision du juge de première instance portant que les actes d'exécution partielle doivent être obligatoires pour qu'on puisse les considérer comme accomplis en vertu des conditions du contrat verbal. Citant les arrêts de cette Cour Brownscombe v. Public Trustee of Province of Alberta, [1969] R.C.S. 658, et Thompson c. Guaranty Trust Co., [1974] R.C.S. 1023, le juge Tallis a conclu que le critère du ""lien contractuel" ou de "l'obligation" n'ont plus cours aujourd'hui".

13. Appliquant la règle énoncée ci‑dessus, le juge Tallis a conclu que [TRADUCTION] "les améliorations et ajouts substantiels ne pouvaient se rapporter en l'espèce qu'à un contrat d'achat des terres et qu'il ne pouvait s'agir des actes posés par un locataire sous le régime d'un bail annuel". Il a ajouté que le fils a agi à son détriment sur la foi du prétendu contrat et a conclu que celui‑ci devait avoir gain de cause en appel. L'exécution intégrale de la convention a été ordonnée, sauf pour ce qui est du [TRADUCTION] "quart de section où était érigée la maison familiale", qui était assujetti aux droits d'insaisissabilité de l'épouse du défendeur.

III

La question en litige

14. La question soulevée en l'espèce est de savoir si le juge de première instance a effectivement constaté qu'il n'existait aucun contrat verbal entre les parties et, dans l'affirmative, si la Cour d'appel a commis une erreur en substituant sa propre version des faits?

IV

Examen par une juridiction d'appel

15. Cette question fait suite à la conclusion du juge Tallis que le juge de première instance a [TRADUCTION] "rejeté l'action pour ce motif [c.‑à‑d. que les actes d'exécution partielle n'étaient pas suffisants pour écarter l'application du Statute of Frauds], sans constater effectivement si un contrat verbal de vente du bien‑fonds était intervenu entre les parties". Toutefois, comme on l'a déjà dit, bien qu'il ait été d'avis qu'il n'était pas nécessaire de faire une telle constatation de fait, le juge Maher a, en réalité, abordé précisément cette question:

[TRADUCTION] Outre le témoignage de Boyd Lensen, trois autres témoins sont venus affirmer que le défendeur leur avait laissé entendre que son fils Keith aurait la ferme. Je n'ai aucune raison de ne pas croire ces témoins et l'ensemble de la preuve soumise me convainc que des discussions ont eu lieu entre le défendeur et son fils Keith, mais je ne suis nullement persuadé, selon la prépondérance des probabilités, que ces discussions sont parvenues au stade de la conclusion d'un accord sur la vente du bien‑fonds. [Je souligne.]

On ne saurait prétendre non plus que cette constatation a été faite en l'absence de tout contexte. L'échange suivant, par exemple, est intervenu entre l'avocat du demandeur et le père:

[TRADUCTION]

Q....Lorsque Keith eut fini de payer la machinerie, avez‑vous jamais discuté avec lui de l'achat qu'il pourrait éventuellement faire du quart de section où est érigée la maison familiale?

R.Non, non.

Q.Avez‑vous jamais discuté à l'époque avec Keith de l'achat du reste de la ferme, pour la somme de cent mille dollars?

R.Non. Je n'ai jamais entendu parler de cela avant, je pense [...] 1980, je crois. C'est la première fois que j'ai entendu parler de ce marché de cent mille dollars. Et c'est Lyle et Blayne [les frères de Keith Gary Lensen] qui l'ont mentionné, lorsqu'ils sont venus pour essayer de régler cette affaire de bail avec paiement comptant.

Lorsqu'on lui a demandé ce qu'il a pensé quand on lui a parlé du marché, il a répondu:

[TRADUCTION] Je me suis contenté d'en rire. Absurde, ai‑je pensé. Je n'en n'avais jamais entendu parler auparavant.

Le père a aussi nié avoir révélé le contenu de son testament:

[TRADUCTION]

Q....Avez‑vous jamais parlé avec Keith de lui léguer, par testament, la totalité ou une partie de votre terre?

R.Non. Je n'ai jamais révélé le contenu de mon testament à aucun membre de ma famille.

...

Q....Keith vous a‑t‑il jamais demandé si vous alliez lui léguer le quart de section où se trouve la maison?

R.Pas que je me souvienne. Il ne m'a pas demandé directement si j'allais faire cela.

...

Q.Avez‑vous jamais, à aucun moment, laissez entendre à Keith qu'à votre avis les sept autres quarts de section valaient cent mille dollars?

R.Non.

Q.Avez‑vous jamais dit à Keith que vous lui vendriez les sept autres quarts de section pour cent mille dollars?

R.Non.

Q.Avez‑vous jamais dit à Keith que vous rédigeriez un testament en lui laissant la chance d'acheter le reste de la ferme pour cent mille dollars?

R.Non, je n'ai pas révélé le contenu de mon testament.

16. Huit autres témoins ont déposé pour le père. Lyle Lensen, le frère de Keith, a déclaré:

[TRADUCTION]

R.Le seul arrangement, si j'ai bien compris, qui soit intervenu entre papa et Keith n'était qu'un arrangement pour un tiers‑deux tiers de la récolte. C'est le seul arrangement dont j'ai jamais entendu parler.

Linda Speidel, la soeur de Keith, a témoigné qu'à l'automne de 1980 Keith lui avait dit que son père ne voulait pas lui laisser acheter la terre. Elle a affirmé que Keith n'avait jamais mentionné aucune convention d'achat de la terre ni aucun accord de "donation". Elmer Irvine, le gendre du père, est venu déposer que Keith s'était souvent plaint que son père ne voulait pas vendre la terre. Nada Irvine, la soeur de Keith, a aussi témoigné que Keith lui avait dit que son père ne voulait pas lui vendre la terre et que lui, Keith, discutant de la possibilité d'acheter une autre terre, avait indiqué qu'il ne voulait que la terre de son père. D'après elle, Keith n'avait jamais mentionné l'existence d'aucun accord de vente ou de donation de la terre. Doris Lensen, la mère de Keith, a déposé qu'elle n'avait jamais envisagé de renoncer aux droits d'insaisissabilité qu'elle avait sur la maison familiale et que ce n'est qu'en mars 1981 qu'elle avait entendu parler pour la première fois d'une convention de vente quelconque. Carole Steiner, la soeur de Keith, a elle aussi affirmé dans son témoignage que Keith lui avait dit, à l'automne de 1980, que son père ne voulait pas lui vendre sa terre, et qu'il n'avait jamais mentionné que la terre lui serait donnée. Blayne Lensen, le frère de Keith, a témoigné que Keith lui avait dit, à plusieurs reprises avant septembre 1980, qu'il voulait acheter la ferme mais qu'il en était incapable. Blayne Lensen a déclaré qu'on lui a parlé d'une convention pour la première fois en mars 1981, alors qu'il assistait à une tentative de négociation d'un bail avec paiement comptant entre Keith et son père. Enfin, Iris Stack, la soeur de Keith, a déposé qu'au fil des ans Keith ne lui avait jamais mentionné que son père lui donnerait ou vendrait la terre. Une grande partie du propre témoignage de Keith Lansen à cet égard a été réfutée par les témoins précités.

17. D'autres éléments de la preuve soumise au procès permettent d'ajouter foi à la conclusion du juge de première instance. Le juge Maher a souligné que les actes accomplis par le fils, prétendument à titre d'exécution partielle de la convention, étaient [TRADUCTION] "également compatibles avec les arrangements locatifs intervenus entre les parties." Il est clair qu'il existait des éléments de preuve en vertu desquels un juge de première instance pourrait, à bon droit, conclure que, contrairement à ce qui était allégué, aucune convention n'était intervenue entre le père et le fils. Il est aussi clair que le juge Maher a effectivement tiré cette conclusion.

18. Se pose donc la question de savoir si la Cour d'appel peut à bon droit infirmer une constatation de fait du juge de première instance. L'article 8 de The Court of Appeal Act, R.S.S. 1978, chap. C‑42, porte:

[TRADUCTION] 8. En cas d'appel interjeté, ou de requête déposée, contre l'ordonnance, la décision, le verdict ou le jugement d'un juge de première instance, ou à la nouvelle audition d'une cause, d'une demande ou d'une affaire, la cour n'est pas tenue d'ordonner un nouveau procès ni d'adopter l'interprétation donnée à la preuve par le juge de première instance, mais elle doit se fonder sur sa propre conception de ce que la preuve démontre à son avis et elle peut faire des déductions de fait et rendre le verdict, la décision ou l'ordonnance qu'elle estime que le juge saisi de l'affaire aurait dû rendre.

Malgré sa formulation apparemment générale, l'art. 8 a reçu une interprétation relativement étroite. Dans l'arrêt Board of Education of the Long Lake School Division No. 30 of Saskatchewan v. Schatz (1986), 49 Sask. R. 244, à la p. 248, la Cour d'appel de la Saskatchewan elle‑même, par l'intermédiaire du juge Sherstobitoff, traite des raisons pour lesquelles on devrait donner à l'art. 8 une interprétation étroite:

[TRADUCTION] Si, à première vue, l'art. 8 paraît conférer non seulement le pouvoir, mais aussi l'obligation de procéder à une "nouvelle audition" ou à une "nouvelle instruction" d'une affaire, la simple équité et la justice la plus élémentaire requièrent d'un tribunal d'appel qu'il reconnaisse que le juge de première instance a l'immense avantage de pouvoir apprécier les témoignages et de constater les faits, par opposition à un tribunal d'appel, confiné à l'étude froide, sans nuance, du dossier de la première instance, dénué de la tension, de l'émotion, du pittoresque et de l'atmosphère qui ont imprégné le procès et qui sont tous des facteurs incommensurablement importants et si utiles au juge de première instance pour arriver à ses conclusions. C'est pour ces raisons qu'un tribunal d'appel doit traiter avec une grande déférence les constatations de fait du juge de première instance. La Cour suprême du Canada a examiné la question à de nombreuses occasions et ces principes ressortent de ses arrêts.

Une justification similaire de la limitation de l'étendue du contrôle, en appel, des constatations de fait d'un juge de première instance a été fournie par le juge Lamer dans l'arrêt Beaudoin‑Daigneault c. Richard, [1984] 1 R.C.S. 2, aux pp. 8 et 9:

Quant aux critères d'intervention d'une première cour d'appel dans les déterminations de fait d'un juge de première instance, quelle que soit, à mon avis, l'incertitude de la règle en regard de certaines de nos décisions ces dernières années [...] la règle est certaine en ce qui a trait aux déterminations mettant à contribution la crédibilité des témoins: une cour d'appel ne doit pas intervenir à moins d'être certaine que sa divergence d'opinions avec le premier juge résulte d'une erreur de celui‑ci. Comme il a eu l'avantage de voir et d'entendre les témoins, cette certitude ne sera possible que si la Cour d'appel peut identifier la raison de cette divergence d'opinions afin de pouvoir s'assurer qu'elle tient d'une erreur et non pas de sa position privilégiée de juge des faits. Si la Cour d'appel ne peut ainsi identifier l'erreur déterminante elle doit s'abstenir d'intervenir à moins, bien sûr, que la détermination de fait ne puisse tenir de cet avantage parce que quoi qu'ait pu voir et entendre le juge, rien n'aurait pu justifier sa conclusion; elle identifiera cette dernière catégorie du fait que la conclusion du premier juge sera déraisonnable...

C'est un principe bien établi que les constatations de fait d'un juge de première instance, fondées sur la crédibilité des témoins, ne doivent pas être infirmées en appel à moins qu'il ne puisse être établi que le juge de première instance "a commis une erreur manifeste et dominante qui a faussé son appréciation des faits": Stein c. "Kathy K" (Le navire), [1976] 2 R.C.S. 802, à la p. 808; voir aussi Métivier c. Cadorette, [1977] 1 R.C.S. 371, Jaegli Enterprises Ltd. c. Taylor, [1981] 2 R.C.S. 2, Doerner c. Bliss & Laughlin Industries Inc., [1980] 2 R.C.S. 865, Schreiber Brothers Ltd. c. Currie Products Ltd., [1980] 2 R.C.S. 78, Lewis c. Todd, [1980] 2 R.C.S. 694, et Wire Rope Industries of Canada (1966) Ltd. c. B.C. Marine Shipbuilders Ltd., [1981] 1 R.C.S. 363. Certes, l'art. 8 de la Court of Appeal Act de la Saskatchewan autorise la Cour d'appel à [TRADUCTION] "faire des déductions de fait", mais cela doit être accompli en fonction des faits constatés par le juge de première instance. À moins que le juge de première instance n'ait commis quelque "erreur manifeste et dominante" à cet égard, l'art. 8 ne doit pas être interprété de manière à modifier le rôle joué traditionnellement par la Cour d'appel en ce qui concerne ces constatations.

19. En l'espèce, le juge de première instance était en droit d'ajouter foi aux dépositions du père défendeur et de ses témoins, et de rejeter celles du fils et des siens, concernant l'existence d'un contrat verbal entre les parties. Malgré tout le respect que je lui dois, la Cour d'appel a tort à deux égards: premièrement, en présumant que le juge de première instance n'avait tiré aucune conclusion à ce sujet; et, en second lieu, en substituant effectivement sa version des faits à celle du juge de première instance. Comme on ne peut dire que le juge de première instance a commis une erreur manifeste et dominante qui a faussé son appréciation des faits, on ne saurait, en toute justice, considérer qu'une telle substitution est conforme au rôle que l'art. 8 attribue à la Cour d'appel. À mon avis, le pourvoi devrait être accueilli sur ce fondement. L'affaire devrait être renvoyée à la Cour du Banc de la Reine pour qu'elle examine la demande reconventionnelle, non abordée par le juge Maher, visant à obtenir une reddition de comptes et une ordonnance de mise en possession du bien‑fonds.

V

20. Je suis d'avis d'accueillir le pourvoi, d'annuler l'arrêt de la Cour d'appel, de renvoyer l'affaire à la Cour du Banc de la Reine et d'accorder des dépens à l'appelant, en cette Cour et devant les cours d'instance inférieure.

Pourvoi accueilli avec dépens.

Procureurs de l'appelant: McKercher, McKercher, Stack, Korchin & Laing, Saskatoon.

Procureurs de l'intimé: Gauley & Co., Saskatoon.


Sens de l'arrêt : Le pourvoi est accueilli

Analyses

Tribunaux - Examen par une juridiction d'appel - Allégation de contrat verbal de cession de bien‑fonds - Constatation de l'inexistence d'un contrat par le juge de première instance infirmée par la juridiction d'appel - Le juge de première instance a‑t‑il conclu à l'inexistence d'un contrat verbal? - La Cour d'appel a‑t‑elle commis une erreur en substituant sa propre version des faits - Court of Appeal Act, R.S.S. 1978, chap. C‑42, art. 8.

Ce pourvoi fait suite à une action intentée par un fils contre son père. L'action intentée par le fils intimé visait à obtenir (i) un jugement déclaratoire portant qu'un prétendu contrat verbal, ayant pour objet la vente de certains terrains agricoles, intervenu entre l'appelant, à titre de vendeur, et l'intimé, à titre d'acheteur, était valide et exécutoire, et (ii) un autre jugement déclaratoire portant que le fils avait droit à une ordonnance rendant exécutoire la donation d'un quart de section de terre et en faisant passer le titre à son nom. L'intimé a été débouté en première instance, mais l'appel, interjeté à la Cour d'appel de la Saskatchewan, a été accueilli et l'exécution intégrale du contrat a été ordonnée. La question en litige dans la présente affaire porte sur le rôle joué par une juridiction d'appel intermédiaire en ce qui concerne les constatations de fait d'un juge de première instance.

Arrêt: Le pourvoi est accueilli.

Il existait des éléments de preuve en vertu desquels un juge de première instance pourrait, à bon droit, conclure que, contrairement à ce qui était allégué, aucune convention n'était intervenue entre le père et le fils. C'est un principe bien établi que les constatations de fait d'un juge de première instance, fondées sur la crédibilité des témoins, ne doivent pas être infirmées en appel à moins qu'il ne puisse être établi que le juge de première instance "a commis une erreur manifeste et dominante qui a faussé son appréciation des faits". Certes, l'art. 8 de la Court of Appeal Act de la Saskatchewan autorise la Cour d'appel à "faire des déductions de fait", mais cela doit être accompli en fonction des faits constatés par le juge de première instance. En l'absence de quelque "erreur manifeste et dominante" à cet égard, l'art. 8 ne doit pas être interprété de manière à modifier le rôle joué traditionnellement par la Cour d'appel en ce qui concerne ces constatations. Comme le juge de première instance n'a commis aucune erreur de ce genre qui ait faussé son appréciation des faits, on ne saurait, en toute justice, considérer qu'une telle substitution est conforme au rôle que l'art. 8 attribue à la Cour d'appel.


Parties
Demandeurs : Lensen
Défendeurs : Lensen

Références :

Jurisprudence
Arrêts mentionnés: Brownscombe v. Public Trustee of Province of Alberta, [1969] R.C.S. 658
Thompson c. Guaranty Trust Co., [1974] R.C.S. 1023
Board of Education of the Long Lake School Division No. 30 of Saskatchewan v. Schatz (1986), 49 Sask. R. 244
Beaudoin‑Daigneault c. Richard, [1984] 1 R.C.S. 2
Stein c. "Kathy K" (Le navire), [1976] 2 R.C.S. 802
Métivier c. Cadorette, [1977] 1 R.C.S. 371
Jaegli Enterprises Ltd. v. Taylor, [1981] 2 R.C.S. 2
Doerner c. Bliss & Laughlin Industries Inc., [1980] 2 R.C.S. 865
Schreiber Brothers Ltd. c. Currie Products Ltd., [1980] 2 R.C.S. 78
Lewis c. Todd, [1980] 2 R.C.S. 694
Wire Rope Industries of Canada (1966) Ltd. c. B.C. Marine Shipbuilders Ltd., [1981] 1 R.C.S. 363.
Lois et règlements cités
Court of Appeal Act, R.S.S. 1978, chap. C‑42, art. 8.
Statute of Frauds (Angl.), 29 Car. 2., chap. 3, art. 4.

Proposition de citation de la décision: Lensen c. Lensen, [1987] 2 R.C.S. 672 (3 décembre 1987)


Origine de la décision
Date de la décision : 03/12/1987
Date de l'import : 06/04/2012

Numérotation
Référence neutre : [1987] 2 R.C.S. 672 ?
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;1987-12-03;.1987..2.r.c.s..672 ?
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